Le Monde entre deux guerres (1919-1939)

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DU MEME AUTEUR
dans cette collection
LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Tome 1 1939-1942
Tome II 1942-1945
HISTOIRE MONDIALE DE L'APRÈS-GUERRE
Tome 1 - Tome II
A 10 000 JOURS DE L'AN 2000
LES 50 AMÉRIQUES
en collaboration avec Stephane Groueff
L'HOMME ET LA MER
RAYMOND CARTIER
LE MONDE
ENTRE DEUX GUERRES
(1919-1939)
PRESSES DE LA CITÉ
PARIS
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41,
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Code Pénal.
@ L i b r a i r i e L a r o u s s e , et « P a r i s - M a t c h » 1974.
@ P r e s s e s d e la C i t é , 1977, p o u r la p r é s e n t e é d i t i o n , a b r é g é e .
I S B N 2-258-00316-4
PRÉFACE
L'entre-deux-guerres, c'est le nom que Charles Maurras avait
donné à la période s'étendant de 1871 à 1914. L'expression est un
passe-partout, puisque toutes les nations du monde n'ont jamais
cessé d'être entre deux guerres. Elle avait, cependant, un sens
spécifique. Entre la guerre qui s'est achevée au traité de Francfort
et la guerre qui a commencé quarante-quatre ans plus tard sur les
champs de bataille de Lorraine et de Belgique, il existe un
enchaînement constituant un lien de continuité.
L'enchaînement est encore plus net entre 1914-18 et 1939-45. La
période racontée par le présent ouvrage ne fut en réalité qu'une
trêve dans une nouvelle guerre de Trente Ans.
Pourtant, la tragédie de 1914-18 s'était achevée dans une grande
espérance. Les survivants avaient posé les armes avec la conviction
que l'humanité ne connaîtrait plus jamais les horreurs qu'ils avaient
vécues.
La paix universelle est probablement une chimère. Ce qu'il eût
été possible d'éviter, c'était une seconde grande guerre européenne.
Le moyen d'y parvenir était une réconciliation franco-allemande.
La dureté des traités de paix, l'arbitraire des clauses territoriales,
l'irréalisme des clauses .financières, la méfiance de la France devant
la démocratie allemande s'y opposèrent.
Partant de l'insignifiance, la .figure de Hitler grandit au fil de ce
récit. Les convulsions de l'immédiat après-guerre, l'occupation de
la Ruhr, l'inflation monstrueuse furent les premiers moteurs de son
ascension. Le putsch manqué de 1923 l'amena à comprendre que la
conquête du pouvoir par un coup de main était impossible, et à
mettre au service de son totalitarisme le suffrage universel, principe
sacré de la démocratie. Les historiens ne peuvent plus l'étudier sans
reconnaître l'astuce, la patience, l'intelligence politique profonde
d'un personnage dans lequel on n'a voulu voir longtemps qu'un
frénétique.
Toutefois, Hitler n'aurait probablement jamais conquis l'Allemagne sans la grande crise économique de 1930-1933.
Avec l'erreur des traités de paix, elle domine le dernier aprèsguerre. Elle amena au pouvoir, dans un parallélisme saisissant,
dans un synchronisme presque parfait, Hitler et Roosevelt. Mais le
premier était le produit d'une démocratie bien vertébrée, alors que
le second survenait dans un pays déconcerté, tourmenté et
malheureux.
Hitler maître de l'Allemagne, la guerre devenait fatale. Il la
portait en lui comme une nécessité. Elle seule permettait la pleine
expression de sa personnalité. Il avait accumulé des connaissances
militaires qui devaient étonner tous les professionnels par leur
étendue et leur précision. Il avait étudié les classiques de la
stratégie et connaissait toutes les grandes campagnes du passé. Il
imposa, dans la reconstitution de l'armée allemande, des préceptes
révolutionnaires qui effrayèrent la plupart de ses généraux. Il ne
pouvait échapper à la tentation d'utiliser l'instrument qu'il avait
forgé, ni à la griserie de commander en chef sur les champs de
bataille.
On n'aurait pu échapper à la Seconde Guerre mondiale qu'en
provoquant la chute d'Adolf Hitler.
Etait-ce possible? Peut-être. Si la France avait riposté à la
remilitarisation de la Rhénanie en 1936, ou si Chamberlain n avait
pas volé à Berchtesgaden en 1938, les oppositions intérieures
auraient eu une chance de renverser un dictateur au prestige
ébranlé par une reculade. Mais la faiblesse des démocraties
occidentales assura à Hitler une succession de triomphes qui lui
conféra une auréole d'infaillibilité aux yeux de son peuple et, ce qui
fut plus fatal encore, à ses propres yeux.
Hitler, sans contredit, domine l'époque racontée dans les pages
qui suivent. Sa personnalité à la fois élémentaire et complexe
confère à celle-ci son unité intense et tragique. Son destin,
cependant, s'intègre dans une signification globale que des noms
comme Mussolini, Staline, Franco, ou même Mustafa Kemal et
Pilsudski, suffisent à caractériser.
La « Grande Illusion » de 1918 n 'était pas uniquement une foi
ingénue dans la paix perpétuelle. Elle nourrissait également la
croyance dans l'avènement universel de la démocratie. Le grand
conflit de 1914-18 avait été voulu et couvé dans les cours
européennes imprégnées de féodalisme, de militarisme et de secret.
Les trois principales, celle de Romanov, celle des Habsbourg, celle
des Hohenzollern, s'étaient effondrées. Le XXe siècle, qui commence réellement au cessez-le-feu de 1918, allait parachever l'ère
des émancipations politiques que le Siècle des lumières, le XVIIIe,
avait commencée.
Ce qu'on vit fut, au contraire, une épidémie de dictatures. La
Russie orienta tout de suite sa révolution vers la tyrannie, éleva
Staline pour ainsi dire sur le cadavre de Lénine. Mussolini
s'empara de Rome dix ans avant que Hitler s'empare de Berlin.
La raison d'État remplaça le libéralisme sur une grande partie de
la terre. Les démocraties ne furent plus que des structures
chancelantes en face de l'édifice arrogant des fascismes. Ils
parurent l'avenir viril et dur, ensevelissant un passé de mollesse et
d'abandon.
C'est vrai qu'ils s'effondrèrent dans l'immense incendie de la
Seconde Guerre mondiale. Mais au prix de leur alliance avec le
totalitarisme soviétique, qui garda comme butin impie la moitié de
l'Europe et cent millions d'Européens.
Une page d'histoire amère, telle est au total l'entre-deux-guerres
1918-1939 qui laisse un goût de cendre. Pour un Français, elle
représente spécialement l'une des époques de déclin les plus
désolantes dans l'histoire de son pays. Il est intéressant et utile de
la connaître, mais elle ne peut pas être proposée aux générations
actuelles comme exemplaire par la clairvoyance et le courage des
bergers de l'humanité.
CHAPITRE PREMIER
1918. CHUTE D'UN EMPIRE
DÉFAITE ET RÉVOLUTION ALLEMANDES
L'AGONIE MILITAIRE ALLEMANDE. —
GUILLAUME II
S'ENFUIT EN HOLLANDE. — LES PRINCIPES DE WILSON.
— DRAPEAU ROUGE SUR KIEL, MUNICH ET BERLIN. —
L'ERREUR DE RETHONDES ET LA LÉGENDE DU COUP DE
POIGNARD.
L'agonie commence. L'Allemagne a perdu l'initiative sur le
front occidental le 18 juillet. Le 26 septembre, une offensive
générale des Alliés fait craquer les os de l'armée allemande. Trois
jours plus tard, Hindenburg et Ludendorff infonnent le gouvernement impérial qu'un armistice immédiat est indispensable
um eine Katastrophe vorzubeugen, « pour prévenir une catastrophe ». Le vieux chancelier Hertling démissionne. Le prince
héritier de Bade, Max, que les réactionnaires appellent der rote
Prinz, « le Prince rouge », forme, pour négocier avec Wilson, le
premier cabinet parlementaire de l'Allemagne, avec la participation des sociaux-démocrates Ebert et Scheidemann. Il reçoit, le
jour de son entrée en fonctions, le major von der Bussche qui, au
nom de la Direction suprême, lui apporte le message suivant :
« Les troupes tiennent encore, mais nul ne peut prévoir ce qui se
passera demain. Le front peut être percé d'un moment à l'autre.
Le général Ludendorff a le regret de faire connaître à Votre
Altesse grand-ducale que les armées ne peuvent plus attendre
quarante-huit heures de plus... »
Au front, les soldats luttent, la faim au ventre, contre un
ennemi dont la supériorité est renforcée de jour en jour par
l'afflux des jeunes troupes américaines. Autour de l'Allemagne,
les Alliés s'effondrent. La Bulgarie a signé sa capitulation, la
Turquie négocie la sienne et l' Autriche-Hongrie se déclare à bout
de souffle. A l'intérieur, la population ne reçoit plus qu'une
ration de 1200 calories par jour, l'on fait du linge avec du papier,
l'on remplace les pneus par des bandes métalliques montées sur
des ressorts à boudin, l'on emmaillote les bébés dans des
journaux, et l'on enterre les morts à même le sol, faute de bois
pour les cercueils. L'Allemagne impériale est entrée dans la
guerre grasse et reposée, ses conquêtes de l'Est et de l'Ouest lui
ont apporté des ressources considérables, mais la longueur du
conflit et l'action asphyxiante du blocus maritime l'ont quand
même réduite à la dernière extrémité. La grippe espagnole et la
tuberculose déciment les masses sous-alimentées. La mortalité
infantile a quadruplé. Pourtant, l'agonie se prolonge. Les
échanges de notes avec Wilson s'éternisent. Les désastres
s'accumulent. L'armée autrichienne vole en éclats sous le choc
d'une offensive italienne débouchant du Piave. L'Empire austrohongrois se décompose. L'indépendance est proclamée à Budapest. La république est proclamée à Prague. La réusion des
Serbes, Croates et Slovènes est proclamée à Agram, qui devient
Zagreb. Ludendorff fait volte-face, affirme qu'on peut atteindre
le répit de l'hiver, rédige pour les armées un ordre de lutte à
outrance — sur quoi Max de Bade met l'empereur en demeure de
choisir entre son quartier-maître général et son chancelier.
Ludendorff est congédié, Guillaume, ne se sent plus en sûreté
dans un Berlin qui commence à fermenter. Il part pour le siège de
la Direction suprême, à Spa.
L'amiral Reinhard Scheer et l'amiral Franz von Hipper ont
conduit les escadres navales dans la glorieuse mêlée navale du
Jutland. Ils apprennent que les pourparlers d'armistice en cours
entraîneront la livraison de leurs bâtiments à l'ennemi. Ils
décident que la marine impériale mourra plutôt dans un suprême
combat. Informé de leur résolution, et tout en sachant qu'il s'agit
d'un geste désespéré, Max de Bade donne secrètement son
assentiment.
Le 29 octobre, les chefs des différentes fractions de la flotte
sont réunis à bord du cuirassé amiral Friedrich der Grosse,
mouillé dans la baie de la Jade, devant Wilhelmshaven.
On vient les avertir que, sur les cuirassés Helgoland et
Thuringen, les équipages éteignent les feux et jettent les munitions
à la mer. La mutinerie se propage sur les grands bâtiments de la
lre et de la 3e escadre. Les destroyers et les sous-marins restent
dans le devoir, mais les équipages qui, pendant toute la guerre,
n'ont combattu qu'un jour ou deux refusent de mourir pour
l'honneur.
Hipper se cabre. Il menace de faire couler les navires rebelles
par ses torpilleurs. Une centaine de mutins sont arrêtés par un
bataillon de fusiliers marins. Mais il n'est plus question d'aller
chercher une fin glorieuse en mer du Nord. La flotte repasse le
canal, revient à Kiel où, les dépôts, l'arsenal réclament la paix à
tout prix. Le dimanche 3 novembre, un cortège se forme sur les
quais pour demander la libération des mutins arrêtés. Une
fusillade, devant le Kaiserkaffje, fait 8 morts et 22 blessés. Le
lendemain, les autorités navales capitulent. Des conseils de
marins, de soldats et d'ouvriers prennent possession des navires
et des édifices publics. L'amiral Souchon, commandant du port,
est saisi comme otage. L'amiral prince Henri de Prusse, frère du
Kaiser, s'enfuit.
A Berlin, le chancelier, victime de la grippe espagnole, est alité.
Le vice-chancelier, Friedrich von Payer, donne connaissance au
cabinet de ce qu'il appelle euphémiquement « les regrettables
incidents de Kiel ». Le ministre de la Marine, l'amiral von Mann,
demande le bombardement du port. Le ministre sans portefeuille
Erzberger réclame une répression énergique. Le ministre socialdémocrate Scheidemann s'y oppose avec fébrilité. On décide
d'envoyer à Kiel le secrétaire d'État Conrad Hausmann en le
faisant accompagner par le député Noske.
Ses ennemis appellent Gustav Noske « socialiste du Kaiser ».
Brandebourgeois, fils d'ouvrier, ouvrier lui-même, tête carrée,
voix retentissante, volonté de fer, il s'est placé à l'aile droite de la
social-démocratie et n'a cessé de soutenir l'effort de guerre de
l'Empire. A Kiel, il se fait élire gouverneur par les conseils. Des
ordres d'une sécheresse militaire prescrivent le respect de l'ordre,
la livraison des munitions, l'organisation d'un service de
patrouilles. Kiel redevient calme sous le drapeau rouge. Mais
celui-ci se propage, gagne Lübeck, Hambourg, Brême, Rostock,
Hanovre, Brunswick, recouvre l'Allemagne du Nord. Noske sent
combien sa situation est précaire, avise Berlin qu'il faut à tout
prix faire la paix.
Une étrange perplexité, faite d'une angoisse concrète et d'une
espérance confuse, a saisi la capitale. Wilson, d'ordinaire si
prolixe, se tait. La note allemande acceptant « toutes ses
conditions en vue d'un armistice » remonte au 21 octobre. Elle
n'a pas encore reçu de réponse. On relit la dernière note du
président des États-Unis. Elle dit, dans son style sentencieux, que
« le régime de l'Allemagne appartient à la catégorie de ceux qui
ont la possibilité d'attenter en secret à la paix du monde, et qu'il
dépend du peuple allemand de le changer ». Wilson, conclut-on,
attend l'abdication de Guillaume II pour ouvrir les portes de la
paix.
Sur l'ordre du chancelier, le ministre de l'Intérieur de Prusse,
Drews, s'est présenté à Spa le 2 novembre pour la réclamer.
Guillaume lui a répondu par un mot à effet : « Un successeur de
Frédéric II n'abdique pas. »
Max de Bade revient à la charge : « Ton bon renom dans
l'histoire exige que Tu Te sacrifies de Ton plein gré. » Max
menaçant de quitter son poste, Guillaume repousse encore cette
supplique, mais lui interdit de démissionner : « Tu as demandé
l'armistice; c'est à toi d'en recevoir les conditions. »
Wilhelm Groener succède à Ludendorff le 26 octobre 1918. Il
arrive à Berlin le 5 novembre. Ebert lui expose que l'abdication
du Kaiser et la renonciation du Kronprinz sont inévitables.
Allemand du Sud, réputé pour un général de gauche, le nouveau
quartier-maître général n'éprouve pas pour la maison de Hohenzollern le loyalisme passionnel des militaires prussiens. Il n'en
déclare pas moins qu'il n'est pas possible de priver l'armée de son
chef, alors qu'elle est engagée dans un suprême combat.
Face à un Max de Bade sortant de trente-six heures d'un
sommeil soporifique, il déclare qu'il n'est pas possible d'attendre
plus longtemps la réponse du président Wilson : si elle ne
parvient pas incessamment, on sera réduit à demander un
armistice sous le drapeau blanc. « Notre dernière limite est
samedi 9 novembre. » Si la réponse du président des États-Unis
avait été différée encore de quatre jours, l'armée allemande se
serait présentée aux avant-postes alliés pour capituler.
La réponse arrive un peu avant minuit. Wilson se borne à faire
connaître que le maréchal Foch est autorisé à communiquer aux
représentants du gouvernement allemand les conditions auxquelles un armistice peut leur être accordé. Max de Bade désigne
aussitôt le chef du parti du centre, Erzberger, pour prendre la
tête de la délégation qui va se rendre auprès du généralissime
victorieux.
Berlin est encore calme, mais Cologne hisse à son tour le
drapeau rouge. Le front de bataille n'est pas rompu, mais une
fermentation alarmante se développe sur les arrières. Les
permissionnaires ne rejoignent plus leurs unités. Les renforts
montant au feu sont hués : « Cochons, vous prolongez la
guerre! » Un conseil de soldats a été constitué au camp de
Beverloo. Une pellicule de braves contient encore l'avance
ennemie, mais, derrière elle, l'armée et le pays se liquéfient. Le
9 novembre, c'est sur l'État le plus conservateur de l'Empire, la
Bavière, que le drapeau rouge surgit.
Celui qui l'y arbore, Kurt Eisner, n'est pas un Bavarois, mais
un Juif berlinois. Il appartient au groupe des socialistes indépendants qui, l'année précédente, se sont séparés de la socialdémocratie en refusant de voter les crédits de guerre. Il porte une
longue barbe, cultive les études nietzschéennes, la musique et les
beaux-arts. Ses partisans, une poignée, occupent les ministères.
Eisner, au balcon du palais royal, proclame la république
démocratique et sociale de Bavière. Le roi Louis III s'est enfui à
Anif, en territoire autrichien. Le roi de Saxe, le roi de
Wurtemberg, le grand-duc de Bade, les princes ou ducs de SaxeAltenburg, Saxe-Meiningen, Saxe-Cobourg, Hesse-Cobourg,
Lippe-Detmold, Lippe-Biesterfeld, etc. — au total vingt-deux
représentants de maisons théoriquement souveraines — disparaissent de la même manière. Aucun n'est molesté. Émondé par
Napoléon, réduit par Bismarck à un rôle figuratif, le passé féodal
de l'Allemagne s'abolit dans les jours révolutionnaires de 1918.
L'Allemagne trouve dans sa défaite le couronnement de son
unité.
Il reste le Hohenzollern. Berlin harcèle Spa au téléphone : « At-il abdiqué? — Noch nicht! Pas encore ! »
Dans la matinée du 8, conseil à la villa Fraineuse. Guillaume
s'est adossé à la cheminée. Le vieil Hindenburg, la langue
épaissie par le chagrin, donne la parole au quartier-maître
général Groener en le priant de ne rien cacher à Sa Majesté.
Groener s'exécute. Un fait nouveau grave s'est produit : l'occupation des ponts du Rhin par des détachements de marins arrivés
de Wilhelmshaven pour renforcer les révolutionnaires locaux.
Coupée de l'Allemagne, l'armée n'a pas huit jours de vivres.
Trois divisions ont été mises en route pour rouvrir les communications, mais l'une d'elles, la 52e de réserve, s'est déjà ralliée à la
révolution. L'insubordination gagne d'heure en heure. L'empereur doit comprendre et se résigner. En face du Seigneur de la
guerre, l'Allemand du sud Groener prononce ces paroles que la
Prusse militaire ne lui pardonnera jamais : « Sous le commandement de ses généraux, l'armée battra en retraite en bon ordre,
mais elle n'obéira plus à Votre Majesté. »
Guillaume se débat. Hindenburg, le loyalisme fait homme,
parle : « Je suis contraint de me rallier aux conclusions du
général Groener. » Guillaume demande alors que le jugement des
deux grands chefs soit confirmé par tous les généraux ayant rang
de commandants de corps d'armée. On lui promet de faire
l'impossible pour les toucher.
Nul n'y songe. Il faudrait plusieurs jours pour consulter tous
ces chefs en campagne de la Suisse à la mer du Nord. En hâte, on
appelle une quarantaine d'officiers supérieurs des secteurs les
plus proches. Ils arrivent au petit matin du samedi 9 novembre,
après des parcours éreintants sur des routes impossibles, à mille
lieues de soupçonner la raison pour laquelle on les convoque
dans ce saint des saints, le G.Q.G. Guillaume II est encore
empereur et roi. Il prend son breakfast dans son train, fait sa
promenade accoutumée et arrive à la Fraineuse à 10 heures.
Midi approche. Le Kronprinz arrive à son tour. Son père,
Hindenburg, Groener, Plessen, Hintze sont sortis dans le jardin
noyé de brume, groupe d'hommes flétris au milieu des parterres
fanés. Guillaume discute encore, spécifie que son abdication
comme empereur est subordonnée à sa confirmation comme roi
de Prusse. Le colonel Heye, chef du bureau des opérations, se
présente alors. Il apporte le résultat de la consultation des
officiers du front réunis à l'hôtel Britannique. Un seul a déclaré
qu'il croyait à la possibilité pour l'empereur de rentrer en
Allemagne à la tête de ses troupes pour écraser la révolution.
On passe à table. Rien n'est altéré à l'ordinaire du service. La
salle à manger est décorée de fleurs fraîches. Au moment où le
repas s'achève, Hintze, appelé au téléphone, revient, bouleversé.
Le prince Max lui a fait savoir qu'il vient d'annoncer purement
et simplement l'abdication de Guillaume II comme roi et comme
empereur. Il est bien tard, au reste, pour que ce coup d'énergie
change le cours des événements. La grève générale a éclaté à
Berlin. Une foule menaçante envahit le quartier gouvernemental.
On arrache les épaulettes des officiers. Des camions hérissés de
marins accourus de Kiel et de Wilhelmshaven parcourent les
rues. Les images qui furent celles du Petrograd de 1917 surgissent
dans la capitale du Reich.
A la fin de l'après-midi, Max de Bade est démissionnaire. Le
nouveau gouvernement se compose de trois socialistes majoritaires, Ebert, Scheidemann, Landsberg, et de trois socialistes
indépendants, Haase, Dittmann et Barth. Il prend le titre de
Conseil des commissaires du peuple : Rat der Volksbeaufiragten.
En transmettant ses pouvoirs à l'ancien ouvrier bourrelier qu'est
Ebert, le prince d'Empire Max de Bade lui dit : « Je vous remets
le destin du Reich. » Ebert répond : « Pour ce Reich, j'ai donné
deux fils. » Le Kronprinz est retourné à son quartier général.
Le Kaiser, après avoir épanché contre Max de Bade une fureur
impuissante, s'est retiré dans son appartement de la Fraineuse.
Hindenburg parvient à forcer la porte. Il ne peut, dit-il, garantir
que l'empereur ne sera pas saisi par les mutins et traîné à Berlin
pour être livré aux révolutionnaires. La révolution allemande
commence comme la révolution russe. La Hollande est à côté.
Le train impérial est sous pression. Sans perdre une heure, pour
épargner à l'Allemagne un crime odieux, l'empereur doit partir.
Guillaume commence par refuser. Il se fait reconduire à son
train où le dîner est servi comme à l'accoutumée. Des armes ont
été distribuées à l'entourage. Les vieux généraux, les vieux
chambellans jurent de mourir en défendant leur seigneur. Mais
celui-ci accepte de recevoir un dernier émissaire de Hintze et de
Hindenburg, le secrétaire de légation von Grünau. A l'issue de
l'entretien, le Kaiser déclare qu'il cède à la pression de ceux qui
l'ont abandonné. Il n'exige plus que de passer encore une nuit sur
le sol allemand. A l'aube du lendemain, le lourd convoi vert
bouteille commence à glisser sur les rails luisants de pluie.
ARBITRE DE LA PAIX, WILSON EST DÉSAVOUÉ PAR L'AMÉRIQUE.
La raison pour laquelle la dernière réponse du président
Wilson s'est fait attendre provient des discussions entre l'Amérique et ses alliés sur les bases de la paix.
Les principes wilsoniens ne procèdent pas d'une connaissance
directe du monde, Wilson n'ayant jamais quitté les États-Unis,
mais d'une conception abstraite du bien et du mal, associée à la
conviction que l'Amérique est porteuse d'une moralité politique
transcendante. Ils furent énoncés dans un message au Congrès, le
8 janvier 1918, au moment où la fortune des Alliés était à son
plus bas, sous la fonne des « quatorze points ». Clemenceau ne
s'y méprit pas : « Il y a là-dedans, dit-il au général Mordacq, un
certain nombre d'articles qui tombent dans l'utopie. Ils rendront
le traité de paix long et délicat à arrêter d'abord, à imposer
ensuite. Mais, dans la situation où nous nous trouvons, il n'y a
pas autre chose à faire qu'à accepter purement et simplement le
programme de M. Wilson. »
Dix mois plus tard, la situation est transformée. La victoire est
en marche. Le 29 octobre, une grande réunion interalliée se
déroule au Quai d'Orsay. Clemenceau attaque. Il déclare que la
France n'a jamais été consultée sur les quatorze points. La
Grande-Bretagne l'a-t-elle été? Et l'Italie? Lloyd George et
Sonnino répondent non. Clemenceau demande alors que lecture
en soit donnée, avec toutes les explications nécessaires à leur
interprétation.
L'homme qui représente le président Wilson, Edward Mandell
House, est un Texan qui est le contraire d'un Texan. Petit de
taille, frêle de stature, fragile de santé, il a choisi de vivre comme
un dilettante européen. Il a connu Woodrow Wilson, alors
gouverneur du New Jersey, en 1911, un an avant son élection à la
présidence des États-Unis, et une intimité de pensée s'est établie
entre le rentier de Galveston et le professeur de Princeton. House
a accompli pour Wilson deux missions en Europe, l'une en 1914
pour voir s'il était encore possible d'éviter la guerre, l'autre en
1915, pour voir s'il était possible de s'arrêter. Il y retourne pour
s'assurer que l'issue du conflit sera conforme aux principes de
son président et ami.
Clemenceau s'en prend au premier point exigeant que tous les
traités soient publics et établis publiquement; au huitième, qui
n'assure pas une base assez large aux réparations dont l'Allemagne devra s'acquitter; au quatorzième concernant une Ligue
des Nations dont la conception lui paraît brumeuse. Lloyd
George critique le cinquième point relatif aux règlements
coloniaux et repousse le deuxième qui prétend établir la liberté
absolue de la navigation en temps de guerre comme en temps de
paix. « Le blocus maritime est, dit-il, l'une des armes qui ont
réduit l'Allemagne à merci. Pas un seul Premier ministre de
Grande-Bretagne ne consentira à se l'interdire. »
L'affrontement se poursuit le lendemain. Les Anglais et les
Français ont entrepris de rédiger leurs objections aux quatorze
points. House les met en garde : Wilson ne tolérera pas que les
principes wilsoniens soient récrits. Un câble de Washington
confirme son dire. « Je crois, dit Wilson, qu'il est de mon devoir
de faire savoir solennellement que je ne participerai pas à des
négociations de paix qui n'incluraient pas la liberté des mers et la
Ligue des Nations. Ce n'est pas seulement le militarisme prussien
que nous avons juré d'abattre, mais le militarisme où qu'il soit. »
Le message se termine par une menace : « J'espère que je n'aurai
pas à rendre cette décision publique. »
Le premier diktat du traité de paix est celui de l'Amérique à
ses compagnons, d'armes. George a beau s'écrier : « Nous
continuerons de combattre » et Clemenceau l'approuver, l'Amérique retirant ses soldats, ses navires, ses matières premières, son
or, cela signifierait un retournement de la situation en faveur de
l'Allemagne, en même temps qu'un choc intérieur aux consé-
quences incalculables. La France et l'Angleterre se résignent, se
contentent de deux faibles réserves sur les réparations et sur la
liberté des mers. Le mardi 5 novembre, sur l'ordre du président,
le secrétaire d'État Robert Lansing notifie à Berlin que le
gouvernement allemand peut envoyer ses plénipotentiaires au
maréchal Foch pour recevoir les conditions de l'armistice. Jamais
Woodrow Wilson n'a été aussi haut. Entré tardivement et avec
répugnance dans la guerre, il est le chef du pays dont
l'intervention a fait pencher d'une manière décisive la balance des
armes. Le monde entier attend maintenant de lui une paix de
justice et de raison, rendant à jamais impossible le retour d'une
calamité qui décime l'humanité depuis plus de quatre ans :
9 millions d'hommes sont morts sur les champs de bataille;
22 millions ont été blessés. La grippe espagnole, qui sévit avec
impartialité dans les deux camps, double ou triple ces pertes
gigantesques. Les États se sont couverts de dettes immenses. La
stabilité dans laquelle plusieurs générations ont vécu est détruite,
peut-être à jamais. Un vœu ardent monte vers le président des
Etats-Unis d'Amérique. Il est l'homme par lequel on espère que
les épreuves démesurées de la Grande Guerre n'auront pas été
souffertes en vain.
Dramatiques coïncidences de l'histoire, cette même journée du
5 novembre, qui élève si haut le président Wilson, est aussi la
journée au cours de laquelle le peuple américain lui déchire son
mandat.
Les républicains s'assurent la Chambre des représentants par
234 sièges contre 200. Ils gagnent les sièges sénatoriaux du
Colorado, du Delaware, de l'Illinois, du Kansas et du New
Hampshire, transforment la majorité de 8 voix précédemment
détenue par le parti démocrate en minorité de 2 voix. La
présidence du Comité des affaires étrangères du Sénat, poste
décisif pour la conduite de la politique internationale, revient à
l'isolationniste Henry Cabot Lodge. Il devient improbable qu'un
traité de paix établi d'après les principes wilsoniens puisse
obtenir la majorité des deux tiers nécessaire à sa ratification.
Une voix s'élève, un avertissement retentit, celui de Theodore
Roosevelt : « Nos Alliés, comme nos ennemis, doivent comprendre que M. Wilson n'a plus d'autorité pour parler au nom
du peuple américain... »
Mais l'Atlantique d'alors est large. Ce qui se passe aux ÉtatsUnis est inconnu ou incompris en Europe. L'événement électoral
du 5 novembre, d'ailleurs assourdi par la censure, n'éveille aucun
écho. L'avertissement de Roosevelt tombe dans le vide. Pour les
masses européennes, Wilson est plus que jamais le héros du
Nouveau Monde préparant pour l'Ancien une paix de justice et
de réparation.
UNE QUESTION NAÎT : « FALLAIT-IL SIGNER L'ARMISTICE A BERLIN? »
L'armée allemande reflue. Le temps la talonne. La convention
d'armistice signée le 11 novembre à Rethondes lui accorde
quinze jours pour libérer les territoires qu'elle occupe encore en
France, en Belgique, dans le Luxembourg et pour évacuer
l'Alsace-Lorraine. Seize jours supplémentaires lui sont consentis
pour qu'elle se retire à cinquante kilomètres à l'est du Rhin. Les
troupes attardées seraient prisonnières de guerre. Ce n'est pas
une vaine menace. « Les prisonniers, dit le dixième paragraphe
de l'armistice, seront restitués sans réciprocité. »
Ces troupes en retraite précipitée laissent derrière elles un
matériel immense. Une partie n'est pas transportable. Une autre
partie représente les livraisons massives exigées par les vainqueurs: 5000 canons, dont 2500 lourds; 3000 Minenwerfer;
25000 mitrailleuses; 1700 avions, dont tous les chasseurs modernes et tous les bombardiers; 5000 locomotives; 150000 wagons...
Le caporal Adolf Hitler, du 16e régiment d'infanterie de réserve
bavarois, n'est pas dans le torrent des vaincus. Sujet autrichien,
techniquement insoumis à l'égard de l'armée impériale et royale,
il combattait sur le front occidental depuis le 29 octobre 1914,
sans autre interruption que le temps nécessaire pour se guérir
d'une blessure à la jambe reçue en 1916. La croix de fer de
deuxième classe en décembre 1914, la croix de fer de première
classe — distinction rare pour un homme de troupe — en août
1918 ont attesté son courage. Gazé et évacué le 14 octobre, il a
appris la signature de l'armistice alors qu'il gisait sur un lit de
l'hôpital de Pasewalk, en Poméranie, les yeux bandés, momentanément aveugle. « J'enfouis la tête sous mon oreiller, raconterat-il, et je réfléchis aux causes originelles du désastre. Je compris
qu'il n'était pas possible de pactiser avec les Juifs, que c'était
avec eux tout ou rien. Je résolus de devenir un politicien... »
Les forces alliées attendent six jours pour s'ébranler. L'armée
belge marche sur Aix-la-Chapelle. Les IIe et IVe armées britanniques se dirigent vers Cologne. La IIIe armée américaine prend
pour direction Coblence. Les Xe, VIlle, IVe et IIe armées
françaises ont respectivement pour destination Mayence, Landau, Strasbourg et Colmar. A Cologne, Coblence et Mayence, les
soldats alliés franchissent le Rhin pour établir les trois têtes de
pont de trente kilomètres de rayon prévues par la convention
d'armistice. Tous ces mouvements s'effectuent sans encombre,
malgré les destructions et l'engorgement des transports.
Le 21 novembre, une marée de navires envahit Scapa Flow :
74 bâtiments allemands, ayant à leur tête le croiseur de bataille
Seydlitz, entrent, prisonniers de guerre, dans la grande rade
écossaise. Un signal de l'amiral Beatty notifie aux commandants
que le pavillon allemand sera amené au coucher du soleil et qu'il
ne pourra être hissé à nouveau sans autorisation. A 15 h 57,
74 pavillons à croix noire glissent le long de leurs drisses et
viennent mourir entre les bras des matelots. Sur terre, la marche
rétrograde de l'armée allemande s'est accomplie dans des
conditions exemplaires. Les délégués des conseils de soldats ont
reconnu que l'état-major seul pouvait assumer la tâche colossale
de ramener l'armée en Allemagne dans les courts délais impartis
par l'armistice. Ses ordres sont exécutés à la lettre. Aucune unité
ne restera captive. Pendant un mois, 2 millions d'hommes
s'écoulent comme un flot ordonné, et non comme une armée
défaite. Beaucoup de régiments rentrent dans la mère patrie
musique en tête, portant sur le visage de leurs soldats l'orgueil
d'une lutte valeureuse et infortunée.
La conscience d'une victoire incomplète, après une lutte si
dure, fait déjà naître chez les Alliés la question qui va emplir les
années suivantes : « N'a-t-on pas accordé l'armistice prématurément? Ne fallait-il pas aller signer la paix à Berlin? »
La question a suscité une querelle entre Clemenceau et
Poincaré. Envisageant une demande d'armistice de l'Allemagne,
le premier a déclaré qu'il avait l'intention de se montrer
« prudent et modéré ». Poincaré, qui n'envisageait pas de poser
les armes ailleurs que sur le sol ennemi, s'est élevé contre tout
armistice qui, « si court qu'il soit, couperait les jarrets de nos
soldats ». Clemenceau lui a répondu par sa démission. On a
arrangé l'affaire, mais les rancœurs restent, mûriront dans
l'avenir en accusations.
Pour les conditions de l'armistice, Wilson s'en est remis au
jugement des militaires. Le 24 octobre, Foch a réuni à son Q.G.
de Senlis le maréchal Haig, le général Pershing et le général
Pétain. Pétain a demandé l'occupation de la rive droite du Rhin
et le désarmement total de l'armée allemande. Pershing a
acquiescé. Haig a soutenu que la guerre durerait encore un an si
l'on prétendait exiger de l'armée allemande autre chose que
l'évacuation des territoires occupés. Aucun n'a jugé nécessaire de
poursuivre les hostilités en territoire allemand, à plus forte raison
d'aller prendre Berlin.
Foch disposait alors de 205 divisions. L'arrivée mensuelle de
250000 Américains entretenait la supériorité numérique des
Alliés. En face, les 185 divisions allemandes atteignaient un haut
degré d'usure, la classe 1920 était tout entière incorporée et
l'infériorité des moyens matériels n'autorisait pas le moindre
espoir de retourner la situation militaire. La défaite allemande
n'était pas consommée. Elle était certaine.
A cette date du 25 octobre, Mangin s'était retiré sur la pointe
des pieds de la région de Laon pour regrouper sa Xe armée à l'est
de la Moselle : 28 divisions françaises, servies par un puissant
matériel, allaient tomber sur 7 ou 8 vieilles divisions allemandes
étirées sur un front démesuré. Le commandement allemand
n'avait pas décelé les préparatifs de l'offensive. Elle devait
commencer le 14 novembre, avec la Sarre pour premier objectif.
Cette offensive de Lorraine, devancée de trois jours par
l'armistice, a été pleurée par une génération de généraux et de
nationalistes français. Ils voyaient en elle le coup fulgurant
achevant la guerre par une victoire totale, saisissant de haute
lutte les ponts du Rhin, encerclant les armées allemandes
attardées en Belgique, les contraignant à une capitulation en rase
campagne, vengeant Sedan au décuple.
Les Alliés n'ont pas agi sagement en accordant un armistice à
une nation dont la capacité combative n'était pas brisée, dont le
front de bataille se trouvait encore intégralement chez l'ennemi.
La théorie du nationalisme allemand suivant laquelle l'armée
allemande n'a pas été vaincue, mais poignardée dans le dos est
fausse au regard d'une situation militaire qui, à brève échéance,
devait entraîner sa défaite totale. Mais elle est assez spécieuse
pour être soutenue. Elle a fait des ravages dans les cerveaux. Elle
a porté Hitler.
Le maréchal Foch a commis une autre erreur en n'exigeant pas
que l'armistice, convention militaire, soit signé par le commandement en chef de l'armée allemande, c'est-à-dire par le maréchal
von Hindenburg. Le peuple allemand ignorera que le grand chef
prestigieux l'avait réclamé d'une manière presque désespérée dès
le 29 septembre. Il ne retiendra que le nom du politicien,
Erzberger, qui mit son nom au bas de l'aveu de la défaite
allemande et qui le paya de sa vie.
La sagesse — retrouvée tardivement en 1945 — consistait à
infliger à l'Allemagne une défaite militaire indiscutable pour
rechercher ensuite une paix de réconciliation. On fit l'inverse.
D'une victoire incomplète, on tira une paix d'extrême contrainte.
La tragédie de l'entre-deux-guerres commence par cette fatale
erreur.
LE CANON
LAUME II.
ALLEMAND TONNE CONTRE LE CHÂTEAU
DE
GUIL-
Les troupes allemandes firent leur rentrée à Berlin le 11 décembre, un mois après l'armistice. L'ordonnance du défilé était
celle d'une armée victorieuse. Couverts de décorations, le général
Lequis et son état-major ouvraient la marche. Tous les casques
d'acier étaient couronnés de feuilles de chêne. A la porte de
Brandebourg, le président des commissaires du peuple, Friedrich
Ebert, reçut les troupes en leur disant : « Je vous salue, vous
qu'aucun ennemi n'a vaincu sur les champs de bataille. » Il
comprit après coup qu'il venait de faire endosser à la révolution,
d'endosser lui-même la responsabilité du désastre allemand.
Sous les Linden, des marins faisaient la haie, la tenue
débraillée, le regard mauvais, le canon de leurs fusils tourné vers
le sol. Ils constituaient la division populaire de la marine venue
des ports de guerre pour fournir à la révolution sa garde d'élite.
Installés dans l'énorme château impérial et dans ses écuries
monumentales du Marstall, ils voyaient arriver avec inquiétude
ces soldats du front, si martiaux derrière leurs chefs.
Dès le 10 novembre, le quartier-maître général Groener avait
appelé Ebert par le fil spécial reliant Spa à la chancellerie. Il lui
avait donné l'assurance que, loin de songer à renverser le régime
républicain, l'armée se mettait à sa disposition pour maintenir
l'ordre. Ebert avait remercié avec effusion. Embarqué dans une
aventure révolutionnaire qui le terrorisait, il avait au moins pour
appui l'homme le plus populaire d'Allemagne, le maréchal von
Hindenburg, et l'institution la plus respectée des Allemands,
l'armée. Repliée de Spa à Cassel, installée dans le château de
Wilhelmshôhe, où Napoléon III fut prisonnier en 1870, la
Direction suprême comptait rassembler à Berlin 7 divisions,
150000 hommes, devant lesquels les milices de la révolution
n'eussent pas pesé lourd.
Mais la parade du 11 décembre est une façade. La tête de la
colonne est impressionnante, mais la queue marche comme un
troupeau. Les colonnes qui pénètrent dans Berlin les jours
suivants, entre de maigres haies de Berlinois silencieux, sont
composées d'hommes débandés, au bras desquels s'accrochent
des femmes et des enfants. Irréprochables jusqu'au Rhin, les
régiments se démobilisent d'eux-mêmes en approchant de leurs
dépôts. Beaucoup de soldats sans foyer et sans emploi errent
dans les grandes villes, vivant de rapines, terrorisant les civils,
arrachant les épaulettes des officiers. A Berlin seulement, on
estime à 300000 le nombre de ces déserteurs. La déception est
lourde. La décomposition inattendue de l'armée ruine les chances
d'une transition paisible de la monarchie à la république. Le
Reichstag a disparu dans la tourmente. 'Le Conseil des commissaires du peuple est paralysé par la discorde entre les trois
socialistes majoritaires et les trois socialistes indépendants.
Siégeant à la Chambre des seigneurs de la diète prussienne, le
comité exécutif des conseils de soldats et d'ouvriers de Berlin
s'est institué dépositaire de la souveraineté nationale, en attendant la réunion générale des conseils de toute l'Allemagne.
L'extrême aile gauche, le groupe spartakiste, joue sa partie dans
la rue. Son meneur, Karl Liebknecht a formé un conseil des
insoumis et déserteurs, d'où il s'efforce de tirer une milice de
• choc. Le commandant militaire de Berlin — un civil, le
majoritaire Otto Wels — s'efforce de réprimer ses excès, mais le
préfet de police, l'extrémiste Emil Eichhom, lui est acquis.
Peu de peuples connurent une plongée plus brutale d'un ordre
majestueux dans l'anarchie. Des patrouilles à brassard rouge
courent Berlin, arrêtent et perquisitionnent au hasard. Des balles
1 sifflent dans la Wilhelmstrasse et sur la Pariser Platz. Un torrent
de nouvelles vraies ou fausses ébranle les nerfs détraqués par la
faim.
Le congrès des conseils se réunit le 16 décembre au Landtag de
Prusse. Une lutte fondamentale est ouverte entre ceux qui
demandent l'élection d'une Assemblée constituante et ceux qui
reprennent le cri de la révolution russe : « Tout le pouvoir aux
Soviets. » L'avenir de l'Allemagne, le destin de l'Europe sont
suspendus à la décision. A Moscou, les événements d'Allemagne
sont suivis avec un frémissement d'espérance. Tous les chefs
bolchevistes croient à la nécessité et à la possibilité d'une
propagation foudroyante de la révolution prolétarienne. La chute
du Kaiser et le gouvernement Ebert correspondent à la chute du
tsar et à la période Kerenski. Il est indispensable que le
parallélisme se poursuive jusqu'au bout
La délégation envoyée pour orienter le congrès des conseils
dans la voie soviétique est dirigée par Boukhanne. Elle comprend
l'économiste Rakovski, l'ancien ambassadeur des soviets à Berlin
Joffe et l'agitateur judéo-polonais Karl Radek. Leur surprise est
grande quand leur train spécial est, sur l'ordre du Conseil des
commissaires, arrêté par des soldats allemands et refoulé sous la
menace des armes. Radek s'en échappe, revêt la capote d'un
prisonnier rapatrié et arrive à Berlin en compagnie d'un
communiste allemand, Reuter-Friesland, qui devait devenir,
trente ans plus tard, le maire anticommuniste de Berlin-Ouest.
L'adresse vers laquelle ils se dirigent est celle du journal
spartakiste Die Rote Fahne. On les réconforte avec la maigre
chère de l'époque, mais une vive discussion s'engage entre Radek
et la rédactrice en chef, Rosa Luxemburg, qui finit par crier que
Karl Marx était allemand et que les marxistes allemands ne se
mettront jamais à la remorque d'un pays plus arriéré que le leur.
Radek est arrivé trop tard. Le congrès des conseils, dominé par
les sociaux-démocrates, s'est prononcé pour une Assemblée
constituante élue au suffrage universel. La date de l'élection est
fixée au 19 janvier. Radek démontre que cette décision est un
coup de poignard pour la révolution. On ne peut y parer qu'en
imposant au congrès la loi des spartakistes.
Le 19 décembre, les marins de la division populaire envahissent le Landtag, portent à la présidence leur chef, le matelot
Dorrenbach, font adopter l'abolition de tous les grades et
l'élection des officiers par les soldats.
Le lendemain, 20 décembre, deux officiers en grande tenue,
revers écarlates et pantalons à double bande de l'état-major, se
présentent à la chancellerie. L'un est le général-lieutenant
Wilhelm Groener. L'autre est le major Kurt von Schleicher. Ils
viennent dire au gouvernement socialiste que le feld-maréchal
von Hindenburg préfère mourir plutôt que d'arracher ses
épaulettes et que le corps des officiers allemands luttera jusqu'au
bout contre la décision anarchique des conseils.
La discussion est violente. Le commissaire Barth demande
l'arrestation de Groener et de Schleicher. Ils tiennent tête,
repartent avec la promesse que le décret de la veille ne sera pas
appliqué. Quarante-huit heures plus tard, le téléphone secret de
la chancellerie sonne dans le bureau du major von Schleicher.
Ebert appelle à l'aide. Les matelots ont envahi la Wilhelmstrasse.
Ils réclament un bonus de Noël de 50000 mark et il se sont saisis
comme otage d'Otto Wels. Groener donne l'ordre à la garnison
de Potsdam de marcher sur Berlin et d'en finir avec la division
des marins.
L'aube du 24 décembre ne pointe pas encore quand les troupes
prennent position devant le château. La décomposition de la
gigantesque armée impériale est telle que le général Lequis n'a pu
amener de Potsdam que le régiment de la garde à cheval, une
batterie d'artillerie et un petit millier d'hommes à moitié sûrs
qu'il a laissés en soutien dans le Tiergarten. Retranchés dans le
Schloss, les marins ont la supériorité du nombre, mais la
réputation des gardes à cheval survit à la perte de leurs montures
et au remplacement de leurs brillants uniformes par le feldgrau.
Des pourparlers s'engagent. Le socialiste indépendant Ledebour parvient à pénétrer dans le château d'où il ramène Wels, les
vêtements en lambeaux, la figure tuméfiée, racontant qu'il a été
collé trois fois au mur. Ebert survient à son tour et tente
vainement de haranguer les marins. Le capitaine de cavalerie
Waldemar Pabst s'avance alors sur la Schlossplatz et, d'une voix
retentissante, donne aux assiégés dix minutes pour se retirer dans
le Marstall. Ils répondent par des coups de feu.
A sept heures, le canon tonne. Ramenée des champs de
bataille, l'artillerie allemande tire sur le château de Guillaume II,
démolit le balcon d'où il a appelé son peuple à la guerre, brise
une colonne du monument de Guillaume Ier, égueule les fenêtres,
couvre les salons des lustres pulvérisés. Les marins évacuent le
château par un passage souterrain, laissant derrière eux une
cinquantaine de morts. Le canon les poursuit dans le Marstall. A
9 h 30, ils montrent le drapeau blanc. Lequis leur accorde vingtcinq minutes pour faire leur reddition.
Délai malencontreux. L'étrange préfet de police Eichhorn a
fait battre le rappel des milices révolutionnaires. Une foule à
moitié armée envahit la Schlossplatz, se mêle aux soldats pour les
exhorter ou les menacer. Ils abandonnent leur victoire, suivent
les civils, laissent la place jonchée d'équipements et de caisses de
munitions. Les officiers s'ouvrent un passage et regagnent
Potsdam.
Ce faux pas de l'armée aurait dû avoir des conséquences
funestes. Ebert les entrevoit, quitte la Wilhelmstrasse, va- se
cacher chez des amis. « Par bonheur, dit Groener, les spartakistes eux-mêmes voulaient fêter Noël. » Le calme se prolonge les
jours suivants. Les 70 victimes du 24 décembre sont portées en
terre sans incidents. Mais Haase, Barth et Dittmann démissionnent du Conseil des commissaires du peuple en déclarant
qu'ils refusent de siéger aux côtés des responsables du « bain de
sang ».
Le remplacement des démissionnaires n'est pas facile. Brûlant
ses vaisseaux, Ebert rappelle de Kiel Gustav Noske, le charge du
rétablissement de l'ordre et de la lutte contre le bolchevisme. La
cause est en bonnes mains.
WILSON EXIGE DE VENIR PERSONNELLEMENT A PARIS.
La dernière des années sanglantes, 1918, s'achève. Pendant que
les vaincus se débattent dans les affres de la révolution, les
vainqueurs se préparent à construire la paix.
Un point est acquis : il n'y aura pas de négociations, pas de
congrès, comme ceux de Vienne ou de Westphalie. Les puissances alliées et associées se réuniront pour établir les traités de
paix dont elles dicteront les termes. L'Allemagne, l'Autriche, la
Hongrie, la Bulgarie, la Turquie n'auront que la latitude
d'accepter ou de refuser. Pour siège de la conférence, les Anglais
et les Américains auraient voulu Genève, Lausanne, ou, à défaut,
Bruxelles. Clemenceau est intraitable. C'est la France qui a
consenti les plus lourds sacrifices et connu les souffrances les plus
terribles. La conférence de la Paix siégera donc à Paris et c'est
lui, Clemenceau, qui en assumera la présidence.
Un autre point est acquis : le président des États-Unis,
Woodrow Wilson, conduira en personne la délégation américaine. Les quatorze points ont jeté les bases d'une paix de justice.
Il est absolument indispensable que leur auteur soit sur la brèche
pour en assurer le respect.
Le moindre sens politique conseillait d'associer les républicains, majoritaires au Sénat, à la préparation de la paix. Les deux
plus fortes personnalités du parti, l'ex-secrétaire d'État Elihu
Root et l'ex-président William Howard Taft, font connaître leur
désir de prendre place dans la délégation américaine. Wilson
écarte leurs avances. Il déteste les républicains. Il veut être seul.
Les quatre plénipotentiaires qui, avec lui, composent la délégation, le colonel House, le secrétaire d'État Lansing, le général
Bliss et le diplomate de carrière White, ne sont que ses reflets.
Dès le 14 décembre, Wilson débarque à Brest du paquebot
George Washington. Le gouvernement français lui avait organisé
une visite dans les régions dévastées, il la décline en disant :
« Les Français veulent me faire voir rouge... »
L'arrivée de Wilson est prématurée. Rien n'est prêt pour
l'ouverture de la conférence. Il tue le temps dans des visites et des
réceptions, avec le soupçon que les Européens font traîner les
préparatifs pour le décourager.
Wilson se trompe en s'imaginant que les peuples européens
sont pour une paix de justice, alors que les dirigeants essaient de
s'en tenir à une paix d'avidité. La guerre a laissé des haines
nationales violentes. Contrairement à Clemenceau, qui prolonge
une Chambre épuisée, Lloyd George a brusqué les élections
anglaises. Elles se déroulent le 14 décembre, dans une fantastique
surenchère antiallemande. « Pendons le Kaiser! » « Pressons
l'Allemagne comme un citron jusqu'à ce que nous entendions
craquer le dernier pépin ! » Sur ces deux slogans, Lloyd George
se taille un succès éclatant.
ÉCRASEMENT DE LA COMMUNE DE BERLIN. ÉLECTION DE
SEMBLÉE DE WEIMAR.
L'AS-
Le gouvernement Ebert a pris la décision de se débarrasser du
préfet de police rouge Emil Eichhorn. Le ministre d'État de
Prusse Paul Hirsch lui signifie qu'il est remplacé par l'ancien
ministre de l'Intérieur Eugène Ernst. Eichhorn répond qu'il est le
préfet du peuple et que le peuple seul peut lui retirer son mandat.
Le même jour, 4 janvier, à Zossen, banlieue de Berlin, le
général Georg von Maercker présente à Ebert le corps franc qu'il
a tiré de son ancienne 214e division d'infanterie : 3 compagnies,
1 batterie, 1 unité de mitrailleuses et de mortiers, troupes d'élite.
On voit encore dans les rangs, sur les épaules et sur les manches,
les emplacements des insignes de grades auxquels les volontaires
ont renoncé.
Le corps franc Maercker fait école. Des noyaux de fidélité ont
subsisté dans la décomposition de l'armée impériale. Groener a
compris qu'il ne retrouverait une force militaire effective qu'en
abandonnant le troupeau débandé, en rassemblant l'élite dont la
résistance à l'anarchie prouve la force d'âme. Wilhelmshôhe
devient le ministère occulte des corps francs. Une dizaine sont
transportés dans la région de Berlin et groupés sous le commandement d'un des meilleurs généraux de la guerre, le baron
Walter von Lüttwitz.
Noske a accepté cette renaissance militaire. « Entre lui et nous,
dit Groener, ce n'était pas un mariage d'amour, mais une alliance
de raison. Cependant, nous apprîmes de part et d'autre à nous
respecter et la coopération fut pleinement satisfaisante. »
Le dimanche 5 janvier, une grande manifestation en faveur
d'Eichhorn se déroule devant la préfecture de police. A l'intérieur
de l'édifice, une centaine de chefs révolutionnaires délibèrent.
L'insurrection est votée dans une atmosphère fébrile. Un comité
révolutionnaire de trente-mois membres est constitué sous trois
présidents égaux en droits, le spartakiste Liebknecht, l'indépendant
Ledebour et un ouvrier des usines Knorr-Bremse, Paul Scholze.
Le soir même, le journal socialiste V orwiirts et les journaux
bourgeois Berliner Tageblatt, Morgen Zeitung, Lokal Anzeiger,
Der Tag sont occupés. La nuit est traversée de coups de feu et
d'explosions de grenades. Des porteurs de torches parcourent la
ville en proclamant la grève générale et en appelant le peuple en
annes à la porte de Brandebourg.
Le comité révolutionnaire se perdra en délibérations toute la
journée du 6 janvier, donnant au gouvernement Ebert un répit
sauveur.
Il délibérait, lui aussi, à la chancellerie, derrière un rempart de
fidèles occupant la Wilhelmstrasse. On hésitait sur le choix d'un
homme pour prendre le commandement de toutes les forces
armées. Noske insista sur l'urgence d'une décision. Une voix
cria : « Charge-t'en toi-même! — Meinetwegen! (Eh bien, soit!)
Quelqu'un doit servir de molosse. Je ne me déroberai pas
devant mes responsabilités. » Nommé Oberbefehlshaber, il sortit
par le jardin de la chancellerie et gagna l'immeuble du grand
état-major. La foule armée des spartakistes occupait tout le
quartier, mettait en batterie des mitrailleuses sur la porte de
Brandebourg et dans la Siegesallee. « S'ils avaient eu des chefs
résolus, reconnaît Noske, ils auraient été les maîtres de Berlin, et
nous étions perdus... » Lui, Noske, n'avait sous la main que
quelques centaines d'hommes rassemblés dans Charlottenbourg.
Sans être reconnu, il parvient à gagner Dahlen où il installe son
P.C. et se met aussitôt à réunir les forces nécessaires pour
reconquérir Berlin.
Dès le 7 janvier, la situation des insurgés se détériore. Cinq
mille volontaires défendent les édifices publics et reprennent la
porte de Brandebourg. Le socialiste majoritaire Anton Fischer se
rend au Marstall et, malgré Dorrenbach, obtient la neutralité de
la division populaire des marins. Le lendemain, le corps franc
Reinhard, le corps franc Roder, la division des gardes à cheval
du général von Hoffmann entrent en action dans le quartier de
Belle-Alliance Platz.
Le samedi 11, Noske part de Dahlen à la tête de
3000 hommes. Sa petite colonne est acclamée dans toutes les
artères conduisant au centre de Berlin. Elle dégage le Tiergarten,
la Wilhelmstrasse, Unter der Linden, remonte jusqu'à l'Alexanderplatz, source du soulèvement. Retranchés dans la préfecture
de police, d'où Eichhorn s'est bravement enfui, 150 spartakistes
livrent un dernier combat. Le 13, toute résistance cesse. La
Commune de Berlin a été beaucoup plus brève et moins
sanglante — 400 morts — que la Commune de Paris.
Ledebour s'est livré. Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont
arrêtés le 15 janvier au soir. Après un interrogatoire sommaire,
Liebknecht est conduit à l'entrée de service de l'hôtel pour être
transféré, lui dit-on, à la prison de Moabit. Le soldat Runge
l'assomme au passage d'un coup de crosse. Il est jeté pantelant
dans une voiture où montent le Kapitânleutnant von PflugeHartung et cinq autres officiers de marine. La voiture ne
dépassera pas la Neu See, dans le Tiergarten. Achevé d'un coup
de revolver, Liebknecht est jeté dans l'étang à travers la couche
de glace qui la recouvre.
Une demi-heure plus tard, Rosa Luxemburg descend le grand
escalier donnant sur la Budapesterstrasse. Le même soldat Runge
l'assomme à son tour. Le lieutenant Vogel l'achève. La voiture
tourne dans le Lützow Ufer et le corps est jeté dans le Landwehr
Kanal.
La reconquête de Berlin ne signifie pas que la révolution est
totalement jugulée. Les conseils demeurent les maîtres à Brême,
Hambourg, Leipzig, dans toute la Ruhr. En Bavière, Kurt Eisner
a procédé à des élections le 12 janvier. Son parti n'a obtenu que
2,5 % des voix et 3 sièges sur 180 — et", cependant, Eisner
refuse d'abandonner le pouvoir. Encouragé par la France, il
proclame l'indépendance diplomatique de la Bavière et rompt
toutes relations avec l'Auswartiges Amt.
Élire une Assemblée constituante dans de telles conditions est
un pari. Il est gagné. La journée électorale du 19 janvier s'écoule
dans toute l'Allemagne, rive gauche du Rhin comprise, sans
incident grave : 85 % des électeurs se rendent aux urnes.
163 sièges sur 421 vont aux socialistes. Les progressistes, les
nationaux-libéraux, le centre, le parti populaire chrétien fonnent
une masse de 207 voix ralliées à la république.
Ces premières élections allemandes sont satisfaisantes. La
fureur antiallemande régnant dans les pays de l'Entente refuse
de le reconnaître. L'Allemagne doit être incorrigible. Sa démocratie ne peut être qu'un camouflage pour tromper le vainqueur,
échapper au châtiment et préparer la revanche.
Scheidemann et Noske auraient voulu que l'Assemblée constituante siégeât à Berlin, symbole de l'unité allemande. Les
militaires objectent qu'ils ne peuvent répondre de sa tranquillité
dans la grande ville tumultueuse. Au reste, le nom de Weimar
exerce une fascination. Ce fut la ville de Schiller et de Goethe, le
haut lieu de l'humanisme allemand. Lç 21 janvier, Ebert signe le
décret convoquant les députés à Weimar pour le 6 février.
A cette date du 21 janvier, la conférence de la Paix siège à
Paris depuis trois jours.
CHAPITRE II
1919. FAILLITE D'UN GRAND ESPOIR
VERSAILLES ET WEIMAR
L'ÉNORME CONFÉRENCE DE PARIS. — QUATRE EMPIRES A
REMPLACER. — FRANCE ET ALLEMAGNE. — LES PRINCIPES WILSONIENS EN LAMBEAUX. — LE TRAITÉ DE
VERSAILLES. — L'AMÉRIQUE LE RÉPUDIE.
Trente nations se trouvaient coalisées, à la fin de la guerre, contre
les Empires centraux. La renaissance de la Pologne et de la
Tchécoslovaquie porta à trente-deux le nombre des délégations
qui accoururent à la conférence de la Paix. L'idéologie wilsonienne
voulait que toutes les nations fussent égales. Le Conseil suprême,
composé des États-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne et
de l'Italie, établit néanmoins une distinction entre les puissances
à intérêts limités et les puissances à intérêts généraux, c'est-à-dire
elles-mêmes, plus le Japon. Composé de Wilson et de Lansing, de
Clemenceau et de Pichon, de Lloyd George et de Balfour,
d'Orlando et de Sonnino, de Saionji et de Makino, le conseil des
Dix serait l'organe des arbitrages et des décisions.
L'ambassadeur de France à Washington, Jules Jusserand, avait
proposé un plan de travail, mais Wilson soupçonna une tentative
de la vieille diplomatie pour renvoyer indéfiniment à la suite sa
Ligue des Nations, et il repoussa le plan Jusserand.
L'autorité de Wilson, en ce printemps de la conférence, est
irrésistible. Clemenceau rentre son scepticisme, accepte le plan
wilsonien. Le 25 janvier, la deuxième séance plénière décide que
le Pacte, ou Covenant de la Ligue des Nations sera incorporé au
traité de paix comme une partie intégrante. Wilson, à la fin d'un
discours messianique, prend son poignet gauche dans sa main
droite en disant : « Le pouls du monde bat dans notre entre-
prise. » Puis il se fait nommer président de la commission
chargée de rédiger le Covenant.
Cinquante-sept autres commissions sont au travail. Elles
fouillent tous les problèmes. Elles explorent tous les pays. Elles
tiendront plus de 1500 séances et leurs rapports constituent une
somme phénoménale du monde en 1919. Les décisions, malheureusement, ne peuvent pas toujours attendre la fin des investigations. La conférence est réunie; il faut qu'elle marche, qu'elle
avance au milieu d'une nuée de problèmes mal connus, environnés de mauvaise foi, compliqués par les soubresauts quotidiens
d'un monde en convulsions. Le tocsin de 1914 a réellement sonné
le glas d'une époque. Les hommes qui devront refaire la paix,
après la Seconde Guerre mondiale, se trouveront devant des
ruines matérielles plus grandes, mais devant des ruines politiques
moindres que les négociateurs de 1919. Fils d'une longue époque
de stabilité, ceux-ci se trouvent projetés dans un univers
d'inconnu et de chaos.
L'EMPIRE DES ROMANOV SE DÉSAGRÈGE.
Quatre empires ont disparu. Tous les quatre jouaient un rôle
essentiel dans l'équilibre du monde. Sur leurs architectures
brisées prolifère une végétation d'anarchie.
Au début de 1919, ce qui fut l'empire des Romanov est en
pleine désagrégation. Lénine a ramené sa capitale de Petrograd à
Moscou, mais la périphérie s'insurge contre le centre.
La question d'une participation russe à la conférence de Paris
s'est posée dès 1918. Maxime Litvinov, alors en Suède, s'est
précipité pour faire savoir au président Wilson que le gouvernement bolcheviste était désireux de coopérer à l'établissement de
la paix et prêt, pour cela, à donner des assurances sur les dettes
contractées par l'ancien régime et sur la propriété des entreprises
étrangères en Russie. Lloyd George a proposé de lancer une
invitation à Moscou. Clemenceau s'y est opposé. La Russie a
trahi la cause des Alliés, conclu une paix séparée avec l'Allemagne, prolongé la guerre d'un an, fait couler des flots de sang
français. La Russie est indigne de s'asseoir à la table des
vainqueurs. La controverse se poursuit. Lloyd George maintient
qu'un véritable règlement de la paix ne saurait laisser en dehors
l'immense pays. Wilson acquiesce. Clemenceau fléchit. Une
invitation est adressée « à tous les groupes constitués exerçant ou
prétendant exercer une autorité politique en Sibérie ou en Russie
d'Europe ».
La tentative n'aura pas de suite. Moscou répond que « les
groupes organisés » invités en même temps que lui sont des
rebelles avec qui il refuse tout contact. Les insurgés déclarent que
les bolchevistes sont des criminels d'État et de droit commun
qu'ils se refusent à côtoyer. La Russie restera absente de la
conférence de la paix.
RUÉE DE CONVOITISES SUR L'EMPIRE OTTOMAN.
De l'Empire ottoman, les principes wilsoniens avaient disposé
avec une élégante simplicité. Les régions turques devaient
conserver une souveraineté plénière. Les nationalités asservies
devaient être émancipées.
Mais sur cet Empire ottoman — 1' « Homme malade » — des
hypothèques ont été prises, elles se chevauchent. L'accord
Hussein-Macmahon sur la nation arabe est incompatible avec
l'accord Sykes-Picot sur le partage de l'Orient. L'émir Faysal, fils
du roi Hussein, protégé de Lawrence, est entré à Damas avec les
troupes du général Allenby et s'est empressé de proclamer un
royaume de Syrie indépendant. Il déclare qu'il n'acceptera jamais
de subir la loi des Français, oppresseurs du Maghreb. Les
Français accusent la perfide Albion, qui déchire l'accord SykesPicot et tente de les déposséder de leurs droits historiques en
Orient.
D'autres démembrements menacent l'Empire ottoman. Les
Kurdes s'insurgent. Les Arméniens qui ont subi pendant la
guerre le premier génocide du XXC siècle, 1 million de morts,
demandent un État indépendant, qu'ils cherchent à placer sous le
protectorat américain. Les Grecs, surtout, se posent en successeurs de la Sublime Porte. Ils exigent Smyrne et le littoral de
l'Egée, grecs depuis Homère. Ils veulent rattacher à la Grèce les
populations qui ont maintenu l'hellénisme le long de la mer
Noire, du Bosphore au Caucase. La Russie étant hors de cause,
ils ne doutent pas que Constantinople soit à eux. Un quart de
million de Grecs vivent à Péra et à Galata, et le Phanar, qui fut
l'égal du Vatican, est resté la tête spirituelle de l'orthodoxie.
Non seulement l'Empire turc, mais la Turquie elle-même
paraît avoir vécu.
DÉTRESSE ET ANARCHIE DANS L'EMPIRE DES HABSBOURG.
Le troisième des empires évanouis, celui des Habsbourg, était
le plus nécessaire. Il réunissait dans une unité politique et
économique les peuples bigarrés et enchevêtrés du Danube. Il
leur permettait de cultiver leurs animosités sans qu'elles fussent
mortelles. Il conciliait l'indulgence et le despotisme. Le détruire
eût été une faute impardonnable. On doit reconnaître qu'il ne fut
pas détruit, qu'il s'effondra. « L'Autriche-Hongrie, dit un mémorandum du Foreign Office, n'est plus. Il est impossible de
négocier avec elle, pour la bonne raison que tout ce qui la
constituait, la dynastie, l'armée, la diplomatie, la bureaucratie, a
totalement disparu. »
Deux groupes ethniques, les 9 950 000 Allemands et les
9450000 Magyars constituaient les noyaux de la double monarchie. Ils sont, aux yeux des Alliés, les seuls vaincus de la guerre,
ils doivent en expier la responsabilité.
En Autriche règne une misère abominable. La capitale d'un
grand empire devient brusquement la tête hydrocéphale d'une
petite république. Le Parlement, la Hofburg, d'où le dernier des
Habsbourg s'est enfui, ne sont plus que des catacombes, pleines
de fantômes, vides de vivants.
La loi qui a renversé la monarchie se composait de deux
articles lapidaires. « ARTICLE PREMIER. — L'Autriche allemande
est une république démocratique. ART. 2. — La république
allemande d'Autriche est une partie intégrante de la République
allemande. » Plongée dans un abîme par la destruction de son
empire, l'Autriche exerçait son droit wilsonien d'autodétermination pour se rattacher à la vie.
Ce rattachement, cet Anschluss, la diplomatie américaine fait
valoir qu'il contrebalancerait le prussianisme en renforçant dans
l'Allemagne nouvelle les influences sudistes et catholiques. Mais
la voix impérieuse de Clemenceau s'élève. Il serait intolérable que
l'Allemagne compensât les pertes territoriales qu'elle doit subir
en s'étendant dans la vallée du Danube. Le droit de libre
disposition concédé aux Autrichiens par les principes wilsoniens
leur est retiré par les considérations classiques de la diplomatie.
L'Autriche est encore en cause dans l'un des traités secrets
dénoncés avec horreur par Wilson. Le 26 avril 1915, à Londres,
la France et l'Angleterre ont entraîné l'Italie dans la guerre en lui
promettant la frontière du Brenner, soit le transfert sous la
souveraineté italienne de 500000 Tyroliens qui furent les sujets
les plus indéfectiblement fidèles des Habsbourg. Le problème des
Sudètes est similaire. Au nombre de 3,5 millions, Allemands de
race, de langue et de cœur, ils. habitent le pourtour du
quadrilatère bohémien, constituent l'élément d'équilibre que
l'astucieuse politique autrichienne opposait aux Tchèques. Ils
demandent à ne pas être séparés de l'Autriche, sinon pour être
rattachés à l'Allemagne. Les Tchèques répondent que leur seule
frontière concevable est la frontière naturelle et historique de la
Bohême, et qu'ils ne souffriraient pas qu'elle leur soit refusée.
Les Tchèques se sont saisis de 2 millions de Slovaques, fort
arriérés, fort illettrés. Au nom de l'accès au Danube, ils ont mis
la main sur Presbourg, ville hongroise, qu'ils ont rebaptisée
Bratislava. Insatiables, ils réclament la Silésie de Teschen,
peuplée de Polonais — ils ont besoin de ses mines pour leur
industrie — et la pauvre région dite Ruthénie, ou Russie
subcarpatique, pour établir un contact territorial avec la Roumanie. Ils voudraient encore, aux dépens de l'Autriche, un corridor
territorial qui les joindrait à la Yougoslavie et leur assurerait un
accès direct à la mer. Au total, les hommes d'État de Prague,
Masaryk et Benes, prétendent constituer, autour de 6 millions de
Tchèques, une nation de 14 millions d'habitants, composée de six
nationalités se détestant et se méprisant en six langues. Mais
Masaryk et Benes sont habiles et revêtus des scapulaires de la
démocratie. Hormis l'accès de l'Adriatique, ils obtiendront tout
ce qu'ils demandent.
Budapest ne connaît pas la détresse alimentaire de Vienne.
Mais une agitation révolutionnaire se conjugue avec le désespoir
patriotique pour créer un climat de folie. Le comte Kârolyi, dit le
Comte rouge, gouverne démagogiquement et faiblement.
A la couronne austro-hongroise, la Pologne a pris la Galicie
avec ses deux grandes villes, Cracovie et Lemberg, et sa difficile
minorité ukrainienne. Le quatrième des États successeurs, le
royaume des Serbes, Croates et Slovènes, a détaché du vieux
tronc habsbourgeois la Slovénie, la Croatie et la Dalmatie. Il se
querelle avec la Roumanie pour le banat de Temesvâr, avec
l'Autriche pour le bassin de Klagenfurt, avec l'Italie surtout.
Outre Trieste, le traité de Rome attribue à celle-ci l'Istrie, la
plupart des îles dalmates et une enclave continentale englobant
les villes de Zara et de Sibenico. Elle étend ses revendications sur
Fiume, que le traité de Londres, en 1916, laissait expressément
aux Croates, mais dont elle proclame l'italianité.
Wilson découvre avec consternation que les petites nations
sont encore plus avides et plus impérialistes que les grandes
puissances. Lloyd George ne mâche pas ses mots pour parler
des Danubiens déchaînés : « Ce sont tous des petits peuples
brigands qui ne songent qu'à voler des territoires. » Mais,
obsédée par la nécessité de construire une coalition anti-allemande, la France a jeté ses dés avec ces mineurs turbulents de
la famille européenne. Très peu d'efforts seront faits, au cours de
la conférence, pour les contenir dans les limites de la raison.
BOLCHEVISME ET DÉMOCRATIE DANS L'EMPIRE DES HOHENZOLLERN.
Dans l'ancien empire des Hohenzollern, un processus légal et
un processus révolutionnaire se poursuivent côte à côte. Au
moment où les élections se déroulaient d'une manière paisible,
Brême se constituait en république soviétique. Hambourg et
Cuxhaven armaient 40000 travailleurs pour aller au secours de
Brême. Le conseil des ouvriers d'Essen ordonnait la nationalisation des mines de la Ruhr. Un congrès réuni à Leipzig appelait
tous les conseils à la lutte aux côtés des insurgés de Brême « pour
ne pas voir la défaite irrémédiable du prolétariat et le retour à la
domination de la caste des officiers. » L'insurrection spartakiste
de Berlin venait à peine d'être brisée. Le péril renaissait de toutes
parts.
Noske fut admirable. Il disposait de 22000 hommes avec
lesquels il devait garder Berlin, protéger Weimar et renforcer les
milices luttant contre la pénétration polonaise dans les provinces
de l'Est. A Brême, la bourgeoisie terrorisée suppliait le gouvernement de renoncer à une action de force. Noske passa outre,
dirigea sur Brême le petit corps franc Gestenberg. Le 4 février,
après un combat sanglant, l'insurrection était brisée.
Le surlendemain, sous la neige, l'Assemblée constituante se
réunit dans le théâtre très classique de Weimar. Ebert met en
garde les vainqueurs contre la tentation d'une paix trop dure. La
question de l'Autriche est évoquée par une lettre du président de
l'Assemblée nationale autrichienne exprimant l'espoir que « le
lien rompu en 1866 par la force pourra être renoué et que
l'Autriche allemande sera unie pour toujours à la patrie
allemande ». Les applaudissements qui saluent le vœu de la
« nation soeur » sont interprétés à Paris comme une manifestation inadmissible de pangermanisme.
Ebert est élu président de la République par 277 voix sur 379.
Il nomme chancelier Philipp Scheidemann. Le cabinet est mis sur
pied par une coalition de la social-démocratie et du Zentrum,
avec le plénipotentiaire de Rethondes, Matthias Erzberger,
comme ministre d'État. La constitution est aussitôt mise en
chantier.
Mais la violence n'est pas étanchée. Kurt Eisner, se rendant au
Landtag de Bavière, est tué raide, le 21 février. Une heure plus
tard, d'autres coups de feu crépitent dans la salle même du
Landtag. Le social-démocrate Auer, que la voix publique désigne
comme l'instigateur de l'attentat, tombe à son tour. Le député
Osten et le major Jahreis sont tués par des balles perdues.
Le vengeur d'Eisner est le jeune ouvrier boucher Alois
Lindner. L'assassin d'Eisner est le jeune comte tyrolien Anton
Arco-Valley. Il introduit dans son récit des noms qui n'en
sortiront plus : la comtesse Westarp, Alfred Rosenberg, Rudolf
Hess, camarades d'Arco-Valley dans un petit groupement antisémite et nationaliste, la Société de Thulé. Ils ignorent encore
l'existence d'Adolf Hitler. Ayant quitté son lazaret poméranien,
celui-ci s'attarde dans l'armée, au camp bavarois de Traustein.
La victoire de Brême n'a pas été décisive. L'agitation révolutionnaire persiste dans toute l'Allemagne.
Au début de mars, Berlin se soulève pour la troisième fois. La
préfecture de police de l'Alexanderplatz est prise d'assaut, ainsi
que trente-deux commissariats. Les insurgés s'emparent du métro
et l'utilisent comme réseau de transmissions. Des bandes à
brassard rouge pillent le quartier résidentiel du Tiergarten.
L'avantage se retourne le 7. Noske signe un ordre d'un
laconisme terrible : « Tout individu combattant les armes à la
main contre le gouvernement sera immédiatement fusillé. » Les
soldats et les volontaires font un large usage de cette consigne.
Un oberleutnant fait fusiller, dans la Franzôzischerstrasse, 29
marins qui venaient de se rendre. L'amant de Rosa Luxemburg,
successeur de Liebknecht à la tête des spartakistes, Jôgiches, et le
meneur des marins révolutionnaires Dorrenbach sont tués par le
même policier. Les insurgés se replient par la Frankfurterstrasse,
couverts par des tirs de mitrailleuses partant des toits. Les
derniers combats se déroulent le 13 dans le quartier ouvrier de
Lichtenberg. Cette fois, les pertes sont sérieuses. Noske évalue le
nombre des morts à 1200; les vaincus à plus de 3000. Mais la
leçon est décisive. Le spartakisme est bien vaincu.
Paradoxalement, c'est la pieuse et conservatrice Bavière qui,
après la mort d'Eisner, demeure le dernier foyer du bolchevisme
allemand. Le 6 avril, dans la chambre à coucher de l'ex-reine, les
socialistes indépendants proclament une république des conseils,
présidée par l'auteur dramatique Toller. Son gouvernement est
une collection d'anarchistes, d'ivrognes et de demi-fous, plus un
fou intégral, le commissaire aux Affaires étrangères Lipp, qui
déclare la guerre à la Suisse. Les communistes refusent de
prendre part à cette mascarade, mais, huit jours plus tard, deux
envoyés soviétiques, les nommés Levin et Lewien se substituent
au gouvernement Toller. Lénine les a munis d'un vade-mecum
dans lequel il leur recommande de tripler les salaires, d'attribuer
des rations alimentaires plus fortes aux ouvriers qu'aux membres
de la bourgeoisie et de prendre des otages parmi ces derniers. Un
matelot de vingt-six ans, Rudolf Egelhofer, recrute une armée
révolutionnaire, dont il se nomme général en chef.
Réfugié à Bamberg, le gouvernement social-démocrate dut
faire violence à son particularisme bavarois pour demander l'aide
de Berlin. Noske s'empressa. Une petite armée commandée par le
général prussien Burghard von Osten se joignit au faible corps
franc bavarois du colonel von Epp, ayant pour chef d'état-major
le capitaine Ernst Rohm. L'armée révolutionnaire, convoquée
pour marcher à sa rencontre, fusille aussitôt 22 otages dans le
Luitpold Gymnasium, puis se dispersa. Quelques combats eurent
lieu à l'intérieur de Munich, dans la gare et le palais de justice.
Egelhofer fut tué en s'enfuyant. Levin, capturé, fut fusillé.
Lewien parvint à regagner la Russie.
Une page est tournée; un point est acquis : l'Allemagne ne sera
pas rouge. Elle n'apportera pas à la Russie une force sous
laquelle l'Europe aurait infailliblement succombé. Certains Allemands espèrent que ce service rendu à l'Occident parlera en leur
faveur dans le règlement de la paix. Ils se paient d'illusions. Les
vainqueurs ont à peu près ignoré la lutte que la social-démocratie
allemande a dû soutenir contre les forces de subversion. Ils ne
voient dans les corps francs qu'une résurgence du militarisme
allemand. Leur vindicte est intacte : l'Allemagne ne peut s'attendre qu'à une paix de fer.
NAISSANCE DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS.
Le 14 février, le salon de l'Horloge retrouve son assemblée
plénière. Le président Wilson donne lecture des vingt-six articles
longs et verbeux du Covenant. Les membres de la Ligue des
Nations se garantiront mutuellement leur intégrité territoriale et
s'engageront à considérer une agression contre l'un d'eux comme
une agression contre tous. L'organe exécutif de celle-ci, le
Conseil, se composera en permanence des cinq grandes puis-
sances, États-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie, Japon, et,
par roulement, de quatre autres nations.
Dans toutes les discussions, Wilson s'est montré dogmatique et
impatient. Il n'a cédé que sur un point : l'Allemagne ne sera pas
automatiquement admise dans la Ligue après la signature du
traité.
Le soir même, Wilson quitte Paris. L'inauguration du nouveau
Congrès — du Congrès républicain — l'appelle. Il part plein
d'inquiétudes et rongé de soupçons. La bataille de la Ligue des
Nations est gagnée, mais elle ne suffit pas pour assurer cette
« paix sans victoire » qu'il recommande pour l'avenir du monde
et le repos du genre humain.
Wilson a mesuré la violence de la haine et l'intensité de la peur
dans lesquelles baigne l'Europe. Il a dans l'oreille les accents
passionnés de Clemenceau réclamant la sécurité de la France. Il
connaît les intentions françaises sur la Rhénanie; la demande
d'annexion de la Sarre; le mémoire de Loucheur conseillant
l'occupation pennanente de la Ruhr; les chiffres de Klotz
dressant contre l'Allemagne une créance gigantesque. Il a déjà
consenti à faire fléchir son principe de libre détermination en
interdisant la réunion de l'Autriche à l'Allemagne; en laissant les
Sudètes sous la domination des Tchèques; en admettant le
rattachement à l'Italie d'un demi-million de Tyroliens; en
permettant qu'on arrache à la Hongrie des territoires peuplés
de Magyars; en acceptant les exigences polonaises sur des provinces allemandes, lituaniennes ou ukrainiennes. Il sait que ces
concessions douloureuses à sa conscience sont très loin de
satisfaire aux avidités nationalistes déchaînées. Wilson voit
s'esquisser une paix qui, placée sous l'égide de son idéalisme, sera
en définitive plus impitoyable, plus grosse de revanches, que les
paix cyniques de la vieille diplomatie.
L'absence de Wilson doit durer quatre semaines. Il sera
représenté en son absence par le colonel House — mais Wilson
soupçonne House de se laisser trop facilement convaincre par les
hommes d'État européens et sa confiance, déjà, se meurt.
UN ANARCHISTE TIRE SUR CLEMENCEAU.
Le George Washington était au milieu de l'Atlantique, le
19 février, lorsque l'anarchiste Émile Cottin, vingt-trois ans, dit
Milou, déchargea son revolver sur la limousine de Clemenceau
tournant le coin de la rue Franklin et du boulevard Delessert. Le
chauffeur vira autour d'un refuge et ramena le président devant
sa porte. Clemenceau descendit sans aide, s'assit sur une chaise
de paille et attendit les soins.
Wilson, Lloyd George, Orlando avaient déjà été rappelés par
les affaires internes de leurs pays. Le public vit les délibérations
de Paris s'enfoncer dans le sable, désespéra de la paix.
Wilson utilisera son passage à Washington pour réunir à dîner
les trente-quatre leaders du Congrès afin de les gagner à la cause
de la Ligue des Nations. Il s'y montra moins disert et moins
persuasif qu'à l'accoutumée.
Quatre jours après le dîner de la Maison-Blanche, Lodge
demande au Sénat de voter une résolution en vertu de laquelle le
Covenant de la Ligue des Nations devait être disjoint du traité de
paix. Le président objecta que la question n'était pas à l'ordre du
jour. Mais 37 membres avaient signé la résolution et 33 voix
suffisaient à empêcher la formation de la majorité des deux tiers
nécessaire pour la ratification du traité.
Le Wilson qui se rembarque pour la France est un homme
malade, amer et courroucé. Il se renforce dans son messianisme,
répète que l'immense majorité du peuple américain est pour la
Ligue des Nations et que le Sénat n'osera pas se dresser contre la
conscience universelle. House attend à Brest. Premier mot de
Wilson : « Votre dîner a été un désastre. » Les deux hommes
s'enferment. L'entretien est orageux.
Le crime de House consistait dans une demi-adhésion à un
projet franco-britannique de préliminaires de la paix qui eussent
englobé l'essentiel des clauses territoriales et laissé en dehors
la Ligue des Nations. Une telle attitude, en un tel domaine, ne
pouvait paraître qu'une défection à son exigeant ami. L'intimité,
la confiance ne se rétabliront jamais.
FOCH DEMANDE LA FRONTIÈRE DU RHIN.
Un mémorandum du maréchal Foch attendait Wilson lorsqu'il
regagna Paris, le 14 mars au matin. Il partait du postulat que
l'Allemagne ne pouvait pas ne pas rester une nation de proie.
Il se poursuivait par un procès-verbal de faiblesse : à 65 ou
70 millions d'Allemands, la France et la Belgique ne pouvaient
opposer que 49 millions d'habitants. L'alliance russe, qui avait
permis de résister au choc de 1914, était détruite, sinon
retournée. La Société des Nations n'était, au mieux, qu'une
espérance. L'unique manière de compenser l'infériorité française
consistait à donner à l'ensemble des peuples pacifiques la seule
frontière stratégique solide de l'Europe occidentale : le Rhin.
La conscience de la supériorité allemande hantait les Français.
La victoire n'en dissipait pas l'obsession. Le monde était venu
combattre sur le sol de France pour vaincre une Allemagne
presque seule. Le monde allait repartir; la France allait se
retrouver en tête à tête avec la redoutable puissance dont quatre
ans de batailles avaient prouvé le courage et la vigueur.
Foch se défendait de réclamer l'annexion des pays rhénans.
Mais il demandait qu'ils fussent détachés de l'Allemagne et
appelés à constituer de « nouveaux États autonomes ». Devant
eux, la ligne du Rhin et plusieurs têtes de pont seraient occupées
par des forces interalliées. La coalition victorieuse devait survivre
à la victoire pour prévenir le retour d'une agression.
Une autre question franco-allemande, celle de la Sarre, était
tombée sur Wilson à l'improviste. Il avait garanti, par le huitième
point, « la réparation du tort fait à la France en 1871 » — donc
la restitution de l'Alsace-Lorraine, mais non celle des territoires
enlevés en 1815 comme châtiment de Waterloo. La France de
1918 réclamait la Sarre à la fois comme une compensation
économique pour ses mines détruites et comme une réparation
historique. Wilson ne voyait dans la demande française qu'une
application de la vieille méthode consistant à plumer le vaincu.
Dès l'après-midi du 14 mars, Clemenceau, Lloyd George et
Wilson sont réunis au troisième étage de l'hôtel Crillon. La
conversation est rigoureusement secrète, sans même un interprète, Clemenceau possédant l'anglais. Wilson repousse le
mémorandum de Foch qui ne fait reposer que sur la force
l'exécution des traités. Clemenceau répond que la France a droit
à une autre sécurité que celle qui découle de principes abstraits.
Dialogue sans issue...
C'est alors que Lloyd George intervient. M. Wilson et lui, ditil, sont prêts à signer un traité qui garantirait à la France, au cas
d'une agression allemande non provoquée, l'intervention à ses
côtés de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
Rien n'avait préparé Clemenceau à une telle offre. Il fut
ébloui. La proposition conjointe de Lloyd George et de Wilson
apportait la garantie, non seulement de la Grande-Bretagne, mais
aussi d'une Amérique dont l'intervention avait assuré la défaite
allemande. Elle était d'une hardiesse insigne. L'Angleterre
renonçait au splendide isolement et l'Amérique s'affranchissait
du testament de Washington. « Je fus sceptique, remarqua le
colonel House, sur les chances de faire ratifier un pareil traité par
le Congrès. » Mais, après la scène de Brest, il garda ses doutes
pour lui.
Dans l'esprit de Lloyd George et de Wilson, le traité de
garantie était un substitut à l'occupation permanente du Rhin.
Foch, mis au courant, protesta qu'un traité ne remplace pas un
fleuve. Clemenceau répondit que le gouvernement était seul juge.
Weygand assistait à l'entretien. « De ce jour, écrit-il, la rupture
des deux hommes était consommée. »
Foch courut à l'Élysée. Poincaré lui déclara qu'il partageait
totalement son opinion, qu'il jugeait indispensable le démembrement de l'Allemagne et la barrière stratégique du Rhin, mais que
sa fonction le réduisait à l'impuissance. Foch se procura un
exemplaire de la Constitution et revint le doigt sur le paragraphe
disant : « Le président de la République négocie les traités. »
Poincaré répondit que la pratique avait établi que les traités
étaient négociés par le gouvernement, et qu'il ne pouvait rien.
Le lendemain et le surlendemain, de longues conversations se
déroulent rue Saint-Dominique. L'intelligence rapide d'André
Tardieu va droit au cœur du problème. « On nous offre, dit-il, le
pacte de garantie en échange de l'occupation; à nous d'obtenir le
pacte de garantie et l'occupation. » La note qu'il rédige maintient
que la frontière militaire du Rhin constituerait le rempart le plus
solide de la paix. Toutefois, considérant le fait nouveau de la
proprosition anglo-américaine, la France accepte une occupation
temporaire, au lieu de l'occupation définitive qu'elle préconisait.
Les territoires de la rive gauche et les têtes de pont du Rhin ne
seraient conservés que jusqu'à l'exécution intégrale par l'Allemagne du traité de paix.
Exécution intégrale du traité? Cela veut dire en pratique
extinction des obligations financières que les Alliés ont l'intention d'imposer à l'Allemagne. La frontière militaire du Rhin,
envisagée dans le mémorandum de Foch comme l'un des traités
permanents de la nouvelle Europe, se trouve liée à la question
des réparations.
Énorme et indéfinie, la dette allemande ne pourra être éteinte
qu'au prix de longs délais. Les premières prévisions françaises
envisageaient des versements échelonnés jusqu'en 1975. Trente
ans furent considérés ensuite comme un minimum. Lier la
présence française sur le Rhin à l'exécution intégrale des
obligations financières revenait à maintenir pendant une génération au moins la frontière militaire de Foch. Lui-même se rallie à
cette solution.
L'enchevêtrement des discussions, l'intempérance des discours
au conseil des Dix ont exaspéré Clemenceau. Le 24 mars, l'ère du
conseil des Quatre commence. Toutes les décisions seront prises
désormais entre Wilson, Lloyd George, Orlando et Clemenceau.
Les Quatre sont tout en contrastes. Orlando, harcelé en Italie,
souvent absent, joue un rôle épisodique. La pétulance, l'éloquence, la versatilité appartiennent à Lloyd George. Wilson parle
en logicien et Clemenceau en sanglier, avec des coups de boutoir,
des éclats de colère et aussi des tirades dans lesquelles la pensée
divague un peu. Il souffre. Ses mains galeuses lui font mal. La
balle de Cottin n'a pas été extraite du poumon, et c'est à elle qu'il
attribue ses longues quintes de toux suivies parfois d'inquiétantes
somnolences. Wilson se domine mieux, mais souffre davantage.
Une inflammation de la prostate le torture, le prive de sommeil.
Les problèmes se multiplient et s'enchevêtrent. La querelle
franco-britannique en Orient n'a pas été aplanie par une
concesssion de Clemenceau renonçant à Mossoul et se contentant
d'une part de 23,75 % dans les pétroles de Mésopotamie. Toutes
les revendications s'exaspèrent dans l'attente.
En Hongrie, le comte Karolyi a démissionné. L'agitateur
communiste Béla Kun, sorti de prison la veille, s'empare du
pouvoir, se place sous la souveraineté de la République des
soviets. Des combats s'engagent en Transylvanie avec les
Roumains et en Slovaquie avec les Tchèques. Foch s'autorise de
l'aggravation du péril rouge pour proposer une intervention
générale contre la Russie, afin d'écraser le bolchevisme à sa
source. Wilson s'y oppose. Les deux divisions françaises de
l'armée d'Orient poussées jusqu'à Odessa sont rappelées et le
conseil des Quatre décide de remplacer l'offensive de Foch par
un cordon sanitaire tendu autour de la Russie.
En Pologne, Pilsudski s'est emparé de Vilna, capitale historique de la Lituanie. Il a pris Lemberg, au milieu d'un pays
entièrement ukrainien, et il rêve de Kiev. Ses milices sont
contenues par les corps francs en Silésie et en Posnanie, mais la
contre-offensive montée par Otto von Below est stoppée par un
ultimatum de Foch menaçant de rouvrir les hostilités à l'Ouest si
l'Allemagne essaie de reprendre ses provinces de l'Est. Foch
insiste ensuite pour que l'armée polonaise Haller, tardivement
formée en France, soit envoyée en Pologne par Dantzig. Les
Allemands protestent, le sort de Dantzig n'étant pas fixé. Les
Quatre décident alors que l'armée Haller sera rapatriée par voie
ferrée : 350 trains militaires polonais, convoyés par des soldats
français, traversent sans incident une Allemagne qu'on dit
assoiffée de revanche et encore armée jusqu'aux dents.
La discorde alliée éclate le 23 mars. Lloyd George adresse à
Clemenceau une lettre le mettant en garde contre une paix trop
dure et spécialement contre le transfert de populations allemandes sous des dominations étrangères. Clemenceau fait rédiger
par Tardieu une réponse mordante : l'Angleterre s'est emparée de
toute la flotte marchande et de toute la marine militaire de
l'Allemagne; elle a détruit son commerce et lui a arraché ses
colonies, et elle se permet de donner des conseils de modération à
une France qui n'a rien obtenu pour la garantie de sa sécurité!
Lloyd George réplique qu'il n'est pas mécontent d'apprendre que
M. Clemenceau compte pour rien le pacte tripartite, que, lui,
Lloyd George, a offert. Il se dispensera volontiers de soutenir
devant les Communes une proposition qui a contre elle une
partie très importante de l'opinion britannique.
Les esprits s'échauffent. Clemenceau accuse Wilson d'être « un
ami de l'Allemagne, de vouloir détruire la France » et quitte en
fureur la salle des délibérations.
Le dernier jour de mars, Foch défend devant les Quatre sa
solution rhénane. Les commandants en chef alliés, sir Henry
Wilson, Taker Bliss, Armando Diaz, convoqués en même temps
que le maréchal, n'ouvrent pas la bouche pour le soutenir et,
quelques jours plus tard, le roi Albert déclare aux Quatre que la
Belgique ne souhaite pas une occupation prolongée de la
Rhénanie. La France est bien seule à la réclamer.
Avril commence dans une atmosphère anxieuse. Les lenteurs
de la conférence, le silence officiel et les bruits qu'il entretient
provoquent une inquiétude universelle. Le public français est
épouvanté par la hausse vertigineuse des prix. En moyenne, ils
ont triplé depuis 1913. Le secrétaire au Ravitaillement Vilgrain
fait ouvrir des baraques, qui prennent son nom, pour contenir la
hausse en concurrençant le commerce libre; l'échec est total. Les
événements de Hongrie donnent l'impression que le bolchevisme
approche. On apprend par bribes, malgré la censure postale, que
des mutineries ont éclaté, devant Odessa, dans l'escadre française
de la mer Noire. Les noms des deux principaux meneurs,
l'officier mécanicien André Marty et le matelot Charles Tillon,
sortiront de l'ombre après coup.
Brisé, Wilson s'alite. House le supplée, mais le conseil des
Quatre s'enfonce dans la même impuissance que le conseil des
Dix. Lorsque Wilson reparaît, le 8 avril, pâle et hagard, la
paupière gauche agitée d'un tremblement convulsif, il se heurte
encore à Clemenceau sur la question de la Sarre. En rentrant au
ministère de la Guerre, le Tigre annonce au général Mordacq
qu'il est décidé à rompre le lendemain : « Il n'y a décidément rien
à faire avec Wilson. Nous établirons le traité avec les Anglais et
les Italiens. Les Américains feront ce qu'ils voudront... » Au
moment où Clemenceau profère cette menace, une rumeur
circule dans les salles de rédaction, toujours bâillonnées par la
censure : le président Wilson a donné l'ordre d'envoyer à Brest
le George Washington pour le ramener aux Etats-Unis.
La rumeur est fondée. « Je ne veux plus rien discuter avec
Clemenceau », a dit Wilson à ses collaborateurs. En Amérique,
le télégramme de Wilson produit un effet de consternation. Le
fidèle secrétaire laissé à la Maison-Blanche, Joseph P. Tumulty,
s'alarme, s'émeut, câble en des termes d'une singulière hardiesse :
The ordering of the « George Washington » to return to France is
looked here as an act of petulance... La sensation à Paris, en
Europe est beaucoup plus forte encore. La menace de Clemen,ceau, faire la paix sans les Américains, est creuse. Wilson partant,
c'est la coalition rompue, l'Allemagne retrouvant ses chances, le
monde s'enfonçant dans le chaos...
En fait, c'est impossible. Le point de rupture est atteint, mais
la rupture ne se produit pas. Le George Washington revient, mais
les séances des Quatre se poursuivent. Succédant à la phase des
oppositions, l'ère des compromis commence.
CRÉATION DU CORRIDOR DE DANTZIG.
Le premier compromis est celui de la Sarre. Il est convenu que
l'État français recevra les mines en toute propriété, et que le
district dira par un plébiscite, quinze ans après l'entrée en
vigueur du traité, s'il veut être allemand, français ou demeurer
sous la souveraineté de la Société des Nations.
Clemenceau lutte pied à pied pour une occupation de la
Rhénanie jusqu'à l'exécution intégrale du traité par l'Allemagne.
Lloyd George s'y oppose de toutes ses forces. House s'entremet
et concilie. Le 14 avril, Clemenceau lui fait connaître qu'il
accepterait une occupation prévoyant trois tranches d'évacuation : la zone de Cologne au bout de cinq ans; la zone de
Coblence au bout de dix ans; la zone de Mayence au bout de
quinze ans. « Je portai aussitôt la nouvelle au président, dit
House. Il fit la grimace devant la longueur des délais, mais donna
son assentiment. » Celui de Lloyd George fut arraché après de
véhémentes protestations.
Dès le 17 avril, les Quatre jugent les travaux de la conférence
assez avancés pour inviter le gouvernement allemand à envoyer
des plénipotentiaires à Versailles afin de recevoir les conditions
de la paix. Le 25 avril, Foch, à sa demande, comparaît devant le
conseil des ministres pour le supplier de ne pas accepter
l'occcupation limitée et l'évacuation fractionnée. Clemenceau
interdit toute discussion en sa présence et l'invite sèchement à se
retirer dès qu'il a achevé son exposé. Dans la cour de l'Elysée,
Foch ameute les journalistes : « Nous passerons en Haute Cour
pour avoir transformé la victoire en faillite nationale. » Mais le
gouvernement adopte à l'unanimité le compromis rhénan.
Cinq jours plus tard, les vaincus arrivent.
Les Allemands doivent attendre sous l'orme. Mais le traité est
loin d'être prêt. Les Quatre siègent deux ou trois fois par jour, ne
progressent qu'au milieu des plus extrêmes difficultés.
Sur le châtiment des coupables, la passion de Lloyd George
finit par l'emporter. L'extradition de Guillaume de Hohenzollern
sera demandée à la Hollande, afin qu'il soit mis en accusation
publique pour « offense suprême à la moralité internationale ».
En outre, et malgré les scrupules de Wilson, l'Allemagne devra
s'engager à livrer aux tribunaux militaires alliés toutes les
personnes accusées d'actions contraires aux lois de la guerre.
Sur le désarmement de l'Allemagne, les Français soutenaient le
principe d'un service militaire à très court terme. Les Anglais
font prévaloir la formule d'une armée de métier recrutée par des
engagements de douze ans. L'effectif ne pourra dépasser
100000 hommes, dont 4000 officiers, et le nombre des grandes
unités sera limité à 7 divisions d'infanterie et 3 divisions de
cavalerie. La marine de guerre ne pourra comprendre que
6 cuirassés et 6 croiseurs d'un tonnage maximum de 10000 et
6000 tonnes. Toute espèce d'arme sous-marine, d'artillerie
lourde, de chars, d'aviation militaire sera interdite.
Il est entendu qu'une commission des Réparations survivra à
la conférence de la paix et qu'elle fixera, au plus tard le 1er mai
1921, et le montant de la dette allemande, et les conditions de son
extinction. L'Allemagne s'engage à payer, avant cette date,
20 milliards de mark-or.
La réintégration de l'Alsace-Lorraine dans la France est un fait
accompli depuis l'armistice. La Belgique obtient la réunion des
petits districts frontaliers d'Eupen, de Malmédy et de Moresnet.
Le Schleswig dira dans plusieurs plébiscites s'il veut redevenir
danois ou rester allemand. Questions mineures, à côté du
dramatique problème des frontières de l'Allemagne à l'est.
La sagesse parle par les lèvres de Lloyd George. « J'ai les plus
grandes craintes. Nous allons donner à la Pologne 2 millions
d'Allemands. Ce qui m'a le plus frappé, lors de mon premier
voyage à Paris, c'est la statue de Strasbourg dans son voile de
deuil. Il ne faut pas que l'Allemagne puisse élever de telles
statues... » Wilson, de son côté, est conscient du caractère
démentiel des revendications polonaises. Mais la France persiste
à soutenir les exigences polonaises les plus démesurées.
La France l'emporte. Les concessions faites à la gloutonnerie
polonaise sont immenses. L'Allemange devra, sans plébiscite,
renoncer à toute la province de Posen et à la Silésie jusqu'à
l'Oder. Elle devra céder une partie de la Prusse-Occidentale et le
littoral de la Baltique depuis les bouches de la Vistule jusqu'aux
lagunes de la Leba. Seul Lloyd George fait des réserves sur des
frontières coupant en deux le territoire allemand, créant ce
corridor de Dantzig d'où la guerre surgira vingt ans plus tard.
,La Prusse-Orientale, que le corridor sépare de la masse de
l'Allemagne, donna aux Hohenzollern, électeurs de Brandebourg,
le titre de roi. Admirablement cultivée, elle est peuplée par une
race terrienne dont les junkers sont l'élite puissante et austère.
Les Polonais soutiennent que son caractère allemand est le fruit
d'une germanisation impitoyable et que la cession de toute la
province ne serait qu'une réparation historique. Les Quatre ne
peuvent admettre une revendication aussi radicale. Mais ils
acceptent de soumettre à un plébiscite les cercles de Marienwerder et d'Allenstein, réclamés par la Pologne au nom des
communications ferroviaires et de l'ethnographie.
Dantzig, purement allemande, mais débouché de la Vistule,
fleuve polonais, est constituée en ville libre sous l'égide de la
Société des Nations. Vaille que vaille, les dispositions du traité
avec l'Allemagne sont arrêtées.
On croit toucher au but. Mais Orlando et Sonnino exigent que
les revendications de l'Italie sur l'Adriatique soient examinées et
satisfaites avant la séparation des Quatre. Le baron Sohino et le
vicomte Chinda déclarent qu'ils rompront s'ils n'obtiennent pas
le transfert immédiat au Japon des établissements allemands au
Chan-tong. La conférence est rejetée dans une crise presque aussi
violente que celle de mars.
Des séances orageuses se déroulent du 19 au 23 avril. Wilson a
étudié le dossier italo-yougoslave avec un scrupule extraordinaire, faisant dresser de grandes cartes en relief, se penchant sur
la géographie, l'économie, l'ethnographie des régions disputées.
Il essaie de faire admettre un tracé donnant l'Istrie à l'Italie,
laissant la Dalmatie au royaume des Serbes, Croates et Slovènes.
En vain. Orlando repart pour Rome en déclarant que l'Italie ne
signera pas le traité. Poursuivant l'illusion que les peuples sont
pour lui, contre leurs gouvernements, Wilson adresse un appel
à la nation italienne. La réponse est une vague de manifestations
antiaméricaines de la Sicile au Piémont.
Mais l'Italie et le Japon ont forcé leur main. Wilson,
Clemenceau et Lloyd George décident de poursuivre sans eux la
préparation des traités. Les plénipotentiaires autrichiens sont
convoqués à leur tour à Saint-Germain-en-Laye. Orlando comprend et, discrètement, regagne Paris. Les Japonais ne sont pas
partis. La conférence est au complet; le 6 mai, lorsqu'elle se
réunit en séance plénière au Quai d'Orsay.
Le lendemain 7 mai, elle se transporte dans le salon inondé de
soleil du Trianon-Palace. Lorsque les trente-deux délégations ont
pris place, l'huissier annonce : « Les plénipotentiaires allemands! » Ils entrent, funèbres, Brockdorff-Rantzau précédant
Landsberg, Giesberts, Schüchking et Leinert. Tout le monde,
spontanément, se lève. « Quoi qu'on fasse, dit un témoin, il n'est
pas possible de ne pas se mettre à la place de ces cinq hommes et
de compatir... »
Debout, face aux Allemands, Clemenceau parle. Brièvement et
rudement : « Vous avez demandé la paix ; vous allez recevoir la
paix. Un volume va vous être remis qu'on vous laissera le temps
d'étudier et sur lequel vous pourrez présenter vos observations
par écrit. Mais vous devez savoir que ce second traité de
Versailles nous coûte trop cher pour que nous ne l'entourions pas
de toutes les garanties... »
Clemenceau se rassied. Le secrétaire général de la conférence,
l'ambassadeur Dutasta, place devant le chef de la délégation
allemande une épaisse brochure blanche sur laquelle, sans la
regarder, Brockdorff pose ses gants noirs. Puis, assis, il commence à lire une déclaration dont il passe les feuillets à son
interprète, lequel traduit phrase par phrase, péniblement. L'Allemagne n'a aucune illusion sur l'étendue de sa défaite et de son
impuissance. Elle sait la force de la haine en face de laquelle elle
se trouve. Elle a adhéré aux principes du président Wilson; elle
est prête à accepter les sacrifices qui en découlent, mais elle ne
pourra souscrire avec une bonne conscience à des conditions qui
ne lui paraîtraient pas légitimes ou qu'elle ne se croirait pas en
mesure d'exécuter.
Clemenceau est devenu tout rouge. Lloyd George casse un
crayon. Wilson murmure que les Allemands seront toujours
stupides. Relu cinquante-huit ans plus tard, le discours de
Brockdorff-Rantzau fait l'effet d'un avertissement maladroit,
mais plutôt honnête. Dans l'atmosphère de 1919, il paraît un
monument de provocation et de jactance. Le fait que Brockdorff
ait parlé assis est interprété comme un comble d'insolence, il était
si ému que ses genoux s'entrechoquaient et qu'il était physiquement incapable de se tenir debout.
Cinq jours plus tard, le 12 mai, l'Assemblée nationale allemande se réunit dans la salle des fêtes de l'université de Berlin.
Elle entend un discours du chancelier Scheidemann déclarant le
projet de traité « inexécutable et inacceptable », unertrâglich und
unannehmbar. De tous les orateurs, un seul, l'indépendant Haase,
recommande d'accepter le traité de paix, parce que, dit-il, il est si
absurde et si inique que la révolution mondiale en sortira.
Les Quatre convoquent Foch, l'invitent à préparer une marche
sur Berlin. Le maréchal dispose encore de 39 divisions auxquelles, reconnaît-il, les Allemands n'ont rien à opposer. Il
demande quatre semaines pour passer sous la porte de Brandebourg.
Le délai accordé aux Allemands pour formuler leurs observations expire le 29 mai. Entre-temps, les Quatre, siégeant matin et
soir, achèvent la préparation du traité autrichien qui sera signé
discrètement, le 2 juin, à Saint-Germain. Ils transigent avec les
Japonais sur le Chan-tong. Mais l'espoir d'en finir avec les traités
hongrois, bulgare et turc doit être abandonné. La question de
l'Adriatique reste ouverte et le partage de l'Empire ottoman en
suspens.
Le 28 mai, la délégation allemande remet aux Alliés un
volumineux document intitulé Observations sur les conditions de
la paix. Elles mettent en contradiction les clauses du traité avec
les principes wilsoniens. Elles repoussent l'article 231 par lequel
l'Allemagne est astreinte à reconnaître sa responsabilité unilatérale dans le déclenchement de la guerre et l'article 228 en vertu
duquel elle devra livrer aux tribunaux militaires alliés les accusés
réclamés par ceux-ci. Elles discutent pied à pied les clauses
territoriales; concèdent l'Alsace-Lorraine, tout en souhaitant un
plébiscite; cèdent Posen et une partie de sa province; mais
concentrent leurs critiques sur la haute Silésie, le corridor et le
statut de Dantzig. En matière de réparations, l'Allemagne offre
une somme globale de 100 milliards de mark-or, ne portant pas
intérêts. Elle demande à être admise dans la Société des Nations
dès la signature du traité, et que l'occupation prolongée de la
Rhénanie lui soit épargnée.
Habilement rédigé, le mémorandum allemand coïncide avec un
événement qui jette un nouveau trouble dans les relations entre
les Alliés. La République rhénane est proclamée le 1er juin dans
la zone française. Ses manifestations d'existence se bornent à
quelques affiches vite lacérées, et son « gouvernement » ne peut
sortir de la villa de Dorten, Hilderstrasse, à Wiesbaden. Les
Américains et les Anglais ne prennent pas moins ombrage du
soutien que Mangin a accordé à Dorten.
Depuis que les clauses en sont connues, l'opinion anglaise se
monte contre le traité, blâme la sévérité des amputations
territoriales, le gonflement insensé de la Pologne, la durée de
l'occupation du Rhin. Les archevêques d'York et de Canterbury
déclarent que le projet de traité s'écarte de la paix de justice
promise aux peuples. Le général Smuts écrit qu'il est pépinière de
guerres et conseille à l'Afrique du Sud de ne pas le signer.
Convoqués à Paris, les ministres de Lloyd George lui disent tous
que le traité est trop brutal et qu'il doit être adouci. Le 2 juin, la
conférence est à nouveau en pleine crise. Lloyd George avertit ses
collègues que, si les Allemands ne signent pas, comme il en est
convaincu, ils ne doivent compter ni sur l'armée britannique
pour marcher sur Berlin ni sur la flotte britannique pour rétablir
le blocus.
La situation de Clemenceau est pénible. Critiqué par Foch,
sapé par Poincaré, attaqué par les nationalistes, qui lui reprochent de saboter la victoire, il voit menacer les résultats de son
long combat pour arracher une paix de sécurité. Il fait face aux
sorties émotionnelles de Lloyd George avec modération et sangfroid, déclare qu'une rupture entre la France et l'Angleterre à
l'orée de la paix serait un désastre, mais soutient qu'il n'est pas
possible de remettre le traité en question en faisant litière des
engagements pris. A son grand soulagement, Wilson l'appuie.
Deux modifications seulement seront consenties. La cession de la
haute Silésie à la Pologne sera subordonnée à un plébiscite et il
sera constitué dans les territoires rhénans une haute commission
interalliée pour empêcher l'usurpation du pouvoir civil par
l'occupant français.
Hormis ces deux points, la réponse alliée aux « observations »
rejette sur un ton sévère l'ensemble des doléances allemandes.
Cinq jours sont accordés au gouvernement allemand pour dire
s'il accepte ou s'il repousse le projet de traité.
Le soir même, Brockdorff- Rantzau et une partie de sa
délégation partent pour Weimar par la petite gare de Noisy-le-
Roi. Brockdorff tombe à Weimar dans un hourvari de guerre
civile. En pleine nuit, des détenus ont brisé leur prison et envahi
le château en criant qu'ils veulent pendre Noske. La délibération
qui s'engage quelques heures plus tard est encore sous le coup de
l'émotion nocturne, s'ajoutant à la détresse patriotique. La
journée du 18 juin est commencée et le délai prescrit fixe au 21, à
18 h 30, la limite ultime laissée à l'Allemagne pour qu'elle
choisisse entre la lourde paix qui lui est dictée et l'aventure
désespérée d'une reprise des hostilités. Le blocus n'a été que
desserré. La famine sévit plus que jamais. Les rapports demandés
aux autorités civiles et militaires établissent que 80 à 85 % de la
population demandent la paix à n'importe quel prix. L'étatmajor reconnaît qu'il est hors d'état de s'opposer à une marche
en avant des Alliés. Certains militaires pensent qu'il est possible
d'établir un barrage défensif sur l'Elbe, tout en prenant l'offensiye à l'est pour chasser les Polonais des provinces dont ils se
sont empares. Groener démontre que cette tentative désespérée
entraînerait la sécession de la Rhénanie et de l'Allemagne du
Sud. On doit faire passer avant toute autre considération le salut
de l'unité allemande — donc signer.
Les heures passent. Le cabinet allemand siège jour et nuit.
Brockdorff-Rantzau a rédigé pendant son voyage un rapport sur
sa mission et, au nom de sa délégation unanime, conclut au rejet
du traité. Erzberger et Noske démontrent que refuser de signer
aujourd'hui, c'est se condamner à signer demain dans des
conditions plus désastreuses. Mais Scheidemann est lié par le
unannehmbar qu'il a prononcé le 12 mai. Émis dans la nuit du 18
au 19 juin, le vote du cabinet donne sept voix pour l'acceptation
et sept voix contre. Scheidemann ne peut que porter sa démission
au président Ebert.
D'autres heures s'écoulent. Lloyd George force la porte de
Clemenceau pour lui crier qu'il ne se trouvera aucun gouvernement allemand pour signer le traité et qu'il faut le refaire de fond
en comble. Foch part pour Kreuznach où le G.Q.G. allié se
remet sur pied de guerre. Les troupes commencent à se masser
dans les têtes de pont du Rhin.
Dans la rade de Scapa Flow, les navires allemands internés
dorment inertes. Le samedi 21 juin, à midi, le pavillon impérial
prohibé monte aux drisses du cuirassé amiral Kaiser Wilhelm der
Grosse, suivi d'une flamme rouge à laquelle tous les bâtiments
répondent par le signal « aperçu ». Les équipages se précipitent
dans les embarcations. Croyant à une évasion collective, les
Anglais tirent, tuent le capitaine de frégate Walther Schumann et
sept matelots. Mais ils voient les navires allemands donner de la
bande et s'enfoncer dans les eaux calmes de la rade. Certains
chavirent. D'autres, comme le croiseur de bataille Hindenburg, se
posent sur leur quille, les cheminées et les mâts militaires hors de
l'eau. Aux reproches de l'amiral Freemantle, l'amiral von Reuter
répond qu'il sait que les hostilités vont être rouvertes et que des
marins anglais, dans sa situation, auraient fait comme lui. Au
conseil des Quatre, Clemenceau, déchaîné, demande en représailles l'occupation d'Essen.
Pour succéder à Scheidemann, Ebert fait appel à un ex..
secrétaire de syndicat, Gustav Bauer. Brockdorff-Rantzau disparaît, remplacé par le social-démocrate Hermann Müller. Le délai
pour dire oui ou non a été étendu jusqu'au 23 juin, 18 h 30. Le
nouveau gouvernement se présente dans la soirée du
dimanche 22 devant l'Assemblée nationale en déclarant qu'il est
prêt à signer le traité mais qu'il demande la disjonction des
articles 228 et 231, contraires à l'honneur allemand. L'Assemblée
approuve par 237 voix contre 138. Le sabordage de la flotte
allemande a prédisposé les Alliés à l'intransigeance. Elle est
renforcée par l'incinération de quinze vieux drapeaux pris en
1870, à Sedan, dont la France exige la restitution et qu'un
détachement de l'ancienne cavalerie de la garde va prendre à
l'arsenal de Berlin pour les brûler devant la statue de Frédéric II.
A la réunion des Quatre, les deux réserves allemandes sont
repoussées unanimement et sans discussion. L'Allemagne est
sommée de faire connaître dans les vingt-quatre heures sa
décision de signer le traité sans la moindre restriction. Faute de
quoi, les hostilités seront rouvertes immédiatement. Attente...
Lorsque les Quatre se retrouvent, le lundi 24, à 4 heures de
l'après-midi, il reste moins de trois heures avant l'expiration de
l'ultimatum. En Allemagne, sous une pluie fine, les troupes
alliées se déploient et les batteries prennent position, coffres
ouverts...
Mais l'Allemagne s'incline...
La notification officielle parvient à Paris soixante-dix minutes
avant le moment fixé pour rendre la parole au canon. On parvient à transmettre le contrordre aux avant-postes avant qu'un
seul coup de feu ait été tiré.
La signature du Traité eut lieu cinq jours plus tard, le samedi
28 juin, dans la galerie des Glaces, à l'endroit où l'Empire
allemand avait été proclamé quarante-huit ans auparavant.
Six heures plus tard, Wilson part pour Brest, nullement
conscient d'avoir échoué dans la haute mission qu'il s'était
assignée. A la dernière réception de l'hôtel Crillon, un journaliste
lui a demandé s'il pensait avoir donné au monde la paix qu'il
espérait. Wilson a paru surpris et même offusqué. « Je suis
convaincu, a-t-il répondu, que nous avons fait une meilleure paix
qu'il n'était possible de l'espérer lorsque je suis arrivé à Paris. »
Ce n'est pas vrai. La paix est à peu près aussi mauvaise qu'il
était possible de la concevoir. Elle repose sur un jugement
prononcé sans procès, la culpabilité unilatérale de l'Allemagne.
Elle inflige à celle-ci des blessures insuffisantes pour empêcher sa
renaissance et beaucoup trop graves pour ne pas engendrer une
rancune brûlante. La France, tremblante dans sa victoire, ne
songe qu'à des contraintes et, par la voix d'une élite déplorable,
entretient sa haine au lieu de rechercher une réconciliation. Le
principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a été
outrageusement bafoué. Le corridor de Dantzig est une offense
que la carte jette au visage, et la nouvelle Pologne, gonflée de
populations rebelles, n'est qu'une façade de puissance. L'État tiré
des ruines de l'Autriche-Hongrie, les trois États, gorgés de
dépouilles et encore insatisfaits, Tchécoslovaquie, Roumanie,
Yougoslavie sont, comme la Pologne, des foyers de nationalisme
et de militarisme puérils.
Wilson emporte avec lui son lourd traité de Versailles, encore
alourdi par sa chimère de la Ligue des Nations et par le traité de
garantie franco-anglo-américain. Il sait qu'il doit compter avec
une rude opposition au Congrès. Mais, dit-il, il ira devant le
peuple, et c'est le peuple qui imposera la paix de l'Ordre
Nouveau.
L'AMÉRIQUE REJETTE LE TRAITÉ.
Dix semaines se sont écoulées. Une admirable arrière-saison
dore l'Amérique. Woodrow Wilson tient sa parole, part en
croisade pour le traité de Versailles et pour la Ligue des Nations.
Mais son principal adversaire, le sénateur Lodge, est habile.
On a conseillé à Wilson de transiger. Entre les adversaires et
les partisans du traité, il y a au Sénat des tièdes susceptibles
d'être gagnés par des concessions. Wilson a refusé. « Lodge veut
une bataille. I'il give him a belliful! (« je lui en donnerai plein
le ventre! »)
L'itinéraire du train présidentiel passe par le Middle West, le
North West, la Californie, revient vers l'est et s'achève à New
York. Wilson compte faire lever sur son passage un vent
comme s'il voulait lui reprocher de l'avoir mal informé des
réactions des Anglais... Ma tâche étant achevée, je quittai le
cabinet du Fùhrer... »
L'antichambre était pleine de dignitaires du régime. Schmidt
leur annonça que, dans deux heures, les hostilités commenceraient entre l'Angleterre et l'Allemagne. On entendit, dans le
silence qui suivit, la voix de tête de Gôring disant : « Si nous
perdons cette guerre, Dieu ait pitié de nous! »
TABLE DES MATIÈRES
I.
II.
III.
IV.
V.
VI.
VII.
VIII.
IX.
X.
XI.
XII.
PRÉFACE
— 1918. CHUTE D'UN EMPIRE. Défaite et révolution allemandes
— 1919. FAILLITE D'UN GRAND ESPOIR. Versailles et Weimar
— 1918-1920. OMBRE ROUGE SUR L'EUROPE.
Dramatique naissance de la Russie soviétique
— 1918-1923. HOMMES NOUVEAUX, PAYS RÉNOVÉS. Mussolini, De Valera, Kemal Ataturk
— 1920-1923. FAIRE PAYER L'ALLEMAGNE?
Briand échoue.; Poincaré revient
— 1923-1924. CRISE FRANCO-ALLEMANDE. Poincarré dans la Ruhr, Hitler sort de l'ombre . . .
— 1924-1926. LUEUR DE PAIX. Le cartel des
gauches, Locarno et le Rif
— 1926-1929. ANNÉES D'EUPHORIE. Du vol de
Lindbergh au jeudi noir
— 1930-1931. HITLER EN MARCHE. La .crise économique ravage le monde .. :
— 1924-1933. COMMUNISME D'EUROPE ET D'ASIE.
L'ascension de Staline
— 1932-1933. TOURNANT FATAL... Hitler au
pouvoir
— 1933-1935. TEMPS NOUVEAUX. Hitler s'impose.
Roosevelt débute
..
7
11
33
59
75
97
119
141
167
185
201
219
239
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