DU MEME AUTEUR dans cette collection LA SECONDE GUERRE MONDIALE Tome 1 1939-1942 Tome II 1942-1945 HISTOIRE MONDIALE DE L'APRÈS-GUERRE Tome 1 - Tome II A 10 000 JOURS DE L'AN 2000 LES 50 AMÉRIQUES en collaboration avec Stephane Groueff L'HOMME ET LA MER RAYMOND CARTIER LE MONDE ENTRE DEUX GUERRES (1919-1939) PRESSES DE LA CITÉ PARIS La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l'Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal. @ L i b r a i r i e L a r o u s s e , et « P a r i s - M a t c h » 1974. @ P r e s s e s d e la C i t é , 1977, p o u r la p r é s e n t e é d i t i o n , a b r é g é e . I S B N 2-258-00316-4 PRÉFACE L'entre-deux-guerres, c'est le nom que Charles Maurras avait donné à la période s'étendant de 1871 à 1914. L'expression est un passe-partout, puisque toutes les nations du monde n'ont jamais cessé d'être entre deux guerres. Elle avait, cependant, un sens spécifique. Entre la guerre qui s'est achevée au traité de Francfort et la guerre qui a commencé quarante-quatre ans plus tard sur les champs de bataille de Lorraine et de Belgique, il existe un enchaînement constituant un lien de continuité. L'enchaînement est encore plus net entre 1914-18 et 1939-45. La période racontée par le présent ouvrage ne fut en réalité qu'une trêve dans une nouvelle guerre de Trente Ans. Pourtant, la tragédie de 1914-18 s'était achevée dans une grande espérance. Les survivants avaient posé les armes avec la conviction que l'humanité ne connaîtrait plus jamais les horreurs qu'ils avaient vécues. La paix universelle est probablement une chimère. Ce qu'il eût été possible d'éviter, c'était une seconde grande guerre européenne. Le moyen d'y parvenir était une réconciliation franco-allemande. La dureté des traités de paix, l'arbitraire des clauses territoriales, l'irréalisme des clauses .financières, la méfiance de la France devant la démocratie allemande s'y opposèrent. Partant de l'insignifiance, la .figure de Hitler grandit au fil de ce récit. Les convulsions de l'immédiat après-guerre, l'occupation de la Ruhr, l'inflation monstrueuse furent les premiers moteurs de son ascension. Le putsch manqué de 1923 l'amena à comprendre que la conquête du pouvoir par un coup de main était impossible, et à mettre au service de son totalitarisme le suffrage universel, principe sacré de la démocratie. Les historiens ne peuvent plus l'étudier sans reconnaître l'astuce, la patience, l'intelligence politique profonde d'un personnage dans lequel on n'a voulu voir longtemps qu'un frénétique. Toutefois, Hitler n'aurait probablement jamais conquis l'Allemagne sans la grande crise économique de 1930-1933. Avec l'erreur des traités de paix, elle domine le dernier aprèsguerre. Elle amena au pouvoir, dans un parallélisme saisissant, dans un synchronisme presque parfait, Hitler et Roosevelt. Mais le premier était le produit d'une démocratie bien vertébrée, alors que le second survenait dans un pays déconcerté, tourmenté et malheureux. Hitler maître de l'Allemagne, la guerre devenait fatale. Il la portait en lui comme une nécessité. Elle seule permettait la pleine expression de sa personnalité. Il avait accumulé des connaissances militaires qui devaient étonner tous les professionnels par leur étendue et leur précision. Il avait étudié les classiques de la stratégie et connaissait toutes les grandes campagnes du passé. Il imposa, dans la reconstitution de l'armée allemande, des préceptes révolutionnaires qui effrayèrent la plupart de ses généraux. Il ne pouvait échapper à la tentation d'utiliser l'instrument qu'il avait forgé, ni à la griserie de commander en chef sur les champs de bataille. On n'aurait pu échapper à la Seconde Guerre mondiale qu'en provoquant la chute d'Adolf Hitler. Etait-ce possible? Peut-être. Si la France avait riposté à la remilitarisation de la Rhénanie en 1936, ou si Chamberlain n avait pas volé à Berchtesgaden en 1938, les oppositions intérieures auraient eu une chance de renverser un dictateur au prestige ébranlé par une reculade. Mais la faiblesse des démocraties occidentales assura à Hitler une succession de triomphes qui lui conféra une auréole d'infaillibilité aux yeux de son peuple et, ce qui fut plus fatal encore, à ses propres yeux. Hitler, sans contredit, domine l'époque racontée dans les pages qui suivent. Sa personnalité à la fois élémentaire et complexe confère à celle-ci son unité intense et tragique. Son destin, cependant, s'intègre dans une signification globale que des noms comme Mussolini, Staline, Franco, ou même Mustafa Kemal et Pilsudski, suffisent à caractériser. La « Grande Illusion » de 1918 n 'était pas uniquement une foi ingénue dans la paix perpétuelle. Elle nourrissait également la croyance dans l'avènement universel de la démocratie. Le grand conflit de 1914-18 avait été voulu et couvé dans les cours européennes imprégnées de féodalisme, de militarisme et de secret. Les trois principales, celle de Romanov, celle des Habsbourg, celle des Hohenzollern, s'étaient effondrées. Le XXe siècle, qui commence réellement au cessez-le-feu de 1918, allait parachever l'ère des émancipations politiques que le Siècle des lumières, le XVIIIe, avait commencée. Ce qu'on vit fut, au contraire, une épidémie de dictatures. La Russie orienta tout de suite sa révolution vers la tyrannie, éleva Staline pour ainsi dire sur le cadavre de Lénine. Mussolini s'empara de Rome dix ans avant que Hitler s'empare de Berlin. La raison d'État remplaça le libéralisme sur une grande partie de la terre. Les démocraties ne furent plus que des structures chancelantes en face de l'édifice arrogant des fascismes. Ils parurent l'avenir viril et dur, ensevelissant un passé de mollesse et d'abandon. C'est vrai qu'ils s'effondrèrent dans l'immense incendie de la Seconde Guerre mondiale. Mais au prix de leur alliance avec le totalitarisme soviétique, qui garda comme butin impie la moitié de l'Europe et cent millions d'Européens. Une page d'histoire amère, telle est au total l'entre-deux-guerres 1918-1939 qui laisse un goût de cendre. Pour un Français, elle représente spécialement l'une des époques de déclin les plus désolantes dans l'histoire de son pays. Il est intéressant et utile de la connaître, mais elle ne peut pas être proposée aux générations actuelles comme exemplaire par la clairvoyance et le courage des bergers de l'humanité. CHAPITRE PREMIER 1918. CHUTE D'UN EMPIRE DÉFAITE ET RÉVOLUTION ALLEMANDES L'AGONIE MILITAIRE ALLEMANDE. — GUILLAUME II S'ENFUIT EN HOLLANDE. — LES PRINCIPES DE WILSON. — DRAPEAU ROUGE SUR KIEL, MUNICH ET BERLIN. — L'ERREUR DE RETHONDES ET LA LÉGENDE DU COUP DE POIGNARD. L'agonie commence. L'Allemagne a perdu l'initiative sur le front occidental le 18 juillet. Le 26 septembre, une offensive générale des Alliés fait craquer les os de l'armée allemande. Trois jours plus tard, Hindenburg et Ludendorff infonnent le gouvernement impérial qu'un armistice immédiat est indispensable um eine Katastrophe vorzubeugen, « pour prévenir une catastrophe ». Le vieux chancelier Hertling démissionne. Le prince héritier de Bade, Max, que les réactionnaires appellent der rote Prinz, « le Prince rouge », forme, pour négocier avec Wilson, le premier cabinet parlementaire de l'Allemagne, avec la participation des sociaux-démocrates Ebert et Scheidemann. Il reçoit, le jour de son entrée en fonctions, le major von der Bussche qui, au nom de la Direction suprême, lui apporte le message suivant : « Les troupes tiennent encore, mais nul ne peut prévoir ce qui se passera demain. Le front peut être percé d'un moment à l'autre. Le général Ludendorff a le regret de faire connaître à Votre Altesse grand-ducale que les armées ne peuvent plus attendre quarante-huit heures de plus... » Au front, les soldats luttent, la faim au ventre, contre un ennemi dont la supériorité est renforcée de jour en jour par l'afflux des jeunes troupes américaines. Autour de l'Allemagne, les Alliés s'effondrent. La Bulgarie a signé sa capitulation, la Turquie négocie la sienne et l' Autriche-Hongrie se déclare à bout de souffle. A l'intérieur, la population ne reçoit plus qu'une ration de 1200 calories par jour, l'on fait du linge avec du papier, l'on remplace les pneus par des bandes métalliques montées sur des ressorts à boudin, l'on emmaillote les bébés dans des journaux, et l'on enterre les morts à même le sol, faute de bois pour les cercueils. L'Allemagne impériale est entrée dans la guerre grasse et reposée, ses conquêtes de l'Est et de l'Ouest lui ont apporté des ressources considérables, mais la longueur du conflit et l'action asphyxiante du blocus maritime l'ont quand même réduite à la dernière extrémité. La grippe espagnole et la tuberculose déciment les masses sous-alimentées. La mortalité infantile a quadruplé. Pourtant, l'agonie se prolonge. Les échanges de notes avec Wilson s'éternisent. Les désastres s'accumulent. L'armée autrichienne vole en éclats sous le choc d'une offensive italienne débouchant du Piave. L'Empire austrohongrois se décompose. L'indépendance est proclamée à Budapest. La république est proclamée à Prague. La réusion des Serbes, Croates et Slovènes est proclamée à Agram, qui devient Zagreb. Ludendorff fait volte-face, affirme qu'on peut atteindre le répit de l'hiver, rédige pour les armées un ordre de lutte à outrance — sur quoi Max de Bade met l'empereur en demeure de choisir entre son quartier-maître général et son chancelier. Ludendorff est congédié, Guillaume, ne se sent plus en sûreté dans un Berlin qui commence à fermenter. Il part pour le siège de la Direction suprême, à Spa. L'amiral Reinhard Scheer et l'amiral Franz von Hipper ont conduit les escadres navales dans la glorieuse mêlée navale du Jutland. Ils apprennent que les pourparlers d'armistice en cours entraîneront la livraison de leurs bâtiments à l'ennemi. Ils décident que la marine impériale mourra plutôt dans un suprême combat. Informé de leur résolution, et tout en sachant qu'il s'agit d'un geste désespéré, Max de Bade donne secrètement son assentiment. Le 29 octobre, les chefs des différentes fractions de la flotte sont réunis à bord du cuirassé amiral Friedrich der Grosse, mouillé dans la baie de la Jade, devant Wilhelmshaven. On vient les avertir que, sur les cuirassés Helgoland et Thuringen, les équipages éteignent les feux et jettent les munitions à la mer. La mutinerie se propage sur les grands bâtiments de la lre et de la 3e escadre. Les destroyers et les sous-marins restent dans le devoir, mais les équipages qui, pendant toute la guerre, n'ont combattu qu'un jour ou deux refusent de mourir pour l'honneur. Hipper se cabre. Il menace de faire couler les navires rebelles par ses torpilleurs. Une centaine de mutins sont arrêtés par un bataillon de fusiliers marins. Mais il n'est plus question d'aller chercher une fin glorieuse en mer du Nord. La flotte repasse le canal, revient à Kiel où, les dépôts, l'arsenal réclament la paix à tout prix. Le dimanche 3 novembre, un cortège se forme sur les quais pour demander la libération des mutins arrêtés. Une fusillade, devant le Kaiserkaffje, fait 8 morts et 22 blessés. Le lendemain, les autorités navales capitulent. Des conseils de marins, de soldats et d'ouvriers prennent possession des navires et des édifices publics. L'amiral Souchon, commandant du port, est saisi comme otage. L'amiral prince Henri de Prusse, frère du Kaiser, s'enfuit. A Berlin, le chancelier, victime de la grippe espagnole, est alité. Le vice-chancelier, Friedrich von Payer, donne connaissance au cabinet de ce qu'il appelle euphémiquement « les regrettables incidents de Kiel ». Le ministre de la Marine, l'amiral von Mann, demande le bombardement du port. Le ministre sans portefeuille Erzberger réclame une répression énergique. Le ministre socialdémocrate Scheidemann s'y oppose avec fébrilité. On décide d'envoyer à Kiel le secrétaire d'État Conrad Hausmann en le faisant accompagner par le député Noske. Ses ennemis appellent Gustav Noske « socialiste du Kaiser ». Brandebourgeois, fils d'ouvrier, ouvrier lui-même, tête carrée, voix retentissante, volonté de fer, il s'est placé à l'aile droite de la social-démocratie et n'a cessé de soutenir l'effort de guerre de l'Empire. A Kiel, il se fait élire gouverneur par les conseils. Des ordres d'une sécheresse militaire prescrivent le respect de l'ordre, la livraison des munitions, l'organisation d'un service de patrouilles. Kiel redevient calme sous le drapeau rouge. Mais celui-ci se propage, gagne Lübeck, Hambourg, Brême, Rostock, Hanovre, Brunswick, recouvre l'Allemagne du Nord. Noske sent combien sa situation est précaire, avise Berlin qu'il faut à tout prix faire la paix. Une étrange perplexité, faite d'une angoisse concrète et d'une espérance confuse, a saisi la capitale. Wilson, d'ordinaire si prolixe, se tait. La note allemande acceptant « toutes ses conditions en vue d'un armistice » remonte au 21 octobre. Elle n'a pas encore reçu de réponse. On relit la dernière note du président des États-Unis. Elle dit, dans son style sentencieux, que « le régime de l'Allemagne appartient à la catégorie de ceux qui ont la possibilité d'attenter en secret à la paix du monde, et qu'il dépend du peuple allemand de le changer ». Wilson, conclut-on, attend l'abdication de Guillaume II pour ouvrir les portes de la paix. Sur l'ordre du chancelier, le ministre de l'Intérieur de Prusse, Drews, s'est présenté à Spa le 2 novembre pour la réclamer. Guillaume lui a répondu par un mot à effet : « Un successeur de Frédéric II n'abdique pas. » Max de Bade revient à la charge : « Ton bon renom dans l'histoire exige que Tu Te sacrifies de Ton plein gré. » Max menaçant de quitter son poste, Guillaume repousse encore cette supplique, mais lui interdit de démissionner : « Tu as demandé l'armistice; c'est à toi d'en recevoir les conditions. » Wilhelm Groener succède à Ludendorff le 26 octobre 1918. Il arrive à Berlin le 5 novembre. Ebert lui expose que l'abdication du Kaiser et la renonciation du Kronprinz sont inévitables. Allemand du Sud, réputé pour un général de gauche, le nouveau quartier-maître général n'éprouve pas pour la maison de Hohenzollern le loyalisme passionnel des militaires prussiens. Il n'en déclare pas moins qu'il n'est pas possible de priver l'armée de son chef, alors qu'elle est engagée dans un suprême combat. Face à un Max de Bade sortant de trente-six heures d'un sommeil soporifique, il déclare qu'il n'est pas possible d'attendre plus longtemps la réponse du président Wilson : si elle ne parvient pas incessamment, on sera réduit à demander un armistice sous le drapeau blanc. « Notre dernière limite est samedi 9 novembre. » Si la réponse du président des États-Unis avait été différée encore de quatre jours, l'armée allemande se serait présentée aux avant-postes alliés pour capituler. La réponse arrive un peu avant minuit. Wilson se borne à faire connaître que le maréchal Foch est autorisé à communiquer aux représentants du gouvernement allemand les conditions auxquelles un armistice peut leur être accordé. Max de Bade désigne aussitôt le chef du parti du centre, Erzberger, pour prendre la tête de la délégation qui va se rendre auprès du généralissime victorieux. Berlin est encore calme, mais Cologne hisse à son tour le drapeau rouge. Le front de bataille n'est pas rompu, mais une fermentation alarmante se développe sur les arrières. Les permissionnaires ne rejoignent plus leurs unités. Les renforts montant au feu sont hués : « Cochons, vous prolongez la guerre! » Un conseil de soldats a été constitué au camp de Beverloo. Une pellicule de braves contient encore l'avance ennemie, mais, derrière elle, l'armée et le pays se liquéfient. Le 9 novembre, c'est sur l'État le plus conservateur de l'Empire, la Bavière, que le drapeau rouge surgit. Celui qui l'y arbore, Kurt Eisner, n'est pas un Bavarois, mais un Juif berlinois. Il appartient au groupe des socialistes indépendants qui, l'année précédente, se sont séparés de la socialdémocratie en refusant de voter les crédits de guerre. Il porte une longue barbe, cultive les études nietzschéennes, la musique et les beaux-arts. Ses partisans, une poignée, occupent les ministères. Eisner, au balcon du palais royal, proclame la république démocratique et sociale de Bavière. Le roi Louis III s'est enfui à Anif, en territoire autrichien. Le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le grand-duc de Bade, les princes ou ducs de SaxeAltenburg, Saxe-Meiningen, Saxe-Cobourg, Hesse-Cobourg, Lippe-Detmold, Lippe-Biesterfeld, etc. — au total vingt-deux représentants de maisons théoriquement souveraines — disparaissent de la même manière. Aucun n'est molesté. Émondé par Napoléon, réduit par Bismarck à un rôle figuratif, le passé féodal de l'Allemagne s'abolit dans les jours révolutionnaires de 1918. L'Allemagne trouve dans sa défaite le couronnement de son unité. Il reste le Hohenzollern. Berlin harcèle Spa au téléphone : « At-il abdiqué? — Noch nicht! Pas encore ! » Dans la matinée du 8, conseil à la villa Fraineuse. Guillaume s'est adossé à la cheminée. Le vieil Hindenburg, la langue épaissie par le chagrin, donne la parole au quartier-maître général Groener en le priant de ne rien cacher à Sa Majesté. Groener s'exécute. Un fait nouveau grave s'est produit : l'occupation des ponts du Rhin par des détachements de marins arrivés de Wilhelmshaven pour renforcer les révolutionnaires locaux. Coupée de l'Allemagne, l'armée n'a pas huit jours de vivres. Trois divisions ont été mises en route pour rouvrir les communications, mais l'une d'elles, la 52e de réserve, s'est déjà ralliée à la révolution. L'insubordination gagne d'heure en heure. L'empereur doit comprendre et se résigner. En face du Seigneur de la guerre, l'Allemand du sud Groener prononce ces paroles que la Prusse militaire ne lui pardonnera jamais : « Sous le commandement de ses généraux, l'armée battra en retraite en bon ordre, mais elle n'obéira plus à Votre Majesté. » Guillaume se débat. Hindenburg, le loyalisme fait homme, parle : « Je suis contraint de me rallier aux conclusions du général Groener. » Guillaume demande alors que le jugement des deux grands chefs soit confirmé par tous les généraux ayant rang de commandants de corps d'armée. On lui promet de faire l'impossible pour les toucher. Nul n'y songe. Il faudrait plusieurs jours pour consulter tous ces chefs en campagne de la Suisse à la mer du Nord. En hâte, on appelle une quarantaine d'officiers supérieurs des secteurs les plus proches. Ils arrivent au petit matin du samedi 9 novembre, après des parcours éreintants sur des routes impossibles, à mille lieues de soupçonner la raison pour laquelle on les convoque dans ce saint des saints, le G.Q.G. Guillaume II est encore empereur et roi. Il prend son breakfast dans son train, fait sa promenade accoutumée et arrive à la Fraineuse à 10 heures. Midi approche. Le Kronprinz arrive à son tour. Son père, Hindenburg, Groener, Plessen, Hintze sont sortis dans le jardin noyé de brume, groupe d'hommes flétris au milieu des parterres fanés. Guillaume discute encore, spécifie que son abdication comme empereur est subordonnée à sa confirmation comme roi de Prusse. Le colonel Heye, chef du bureau des opérations, se présente alors. Il apporte le résultat de la consultation des officiers du front réunis à l'hôtel Britannique. Un seul a déclaré qu'il croyait à la possibilité pour l'empereur de rentrer en Allemagne à la tête de ses troupes pour écraser la révolution. On passe à table. Rien n'est altéré à l'ordinaire du service. La salle à manger est décorée de fleurs fraîches. Au moment où le repas s'achève, Hintze, appelé au téléphone, revient, bouleversé. Le prince Max lui a fait savoir qu'il vient d'annoncer purement et simplement l'abdication de Guillaume II comme roi et comme empereur. Il est bien tard, au reste, pour que ce coup d'énergie change le cours des événements. La grève générale a éclaté à Berlin. Une foule menaçante envahit le quartier gouvernemental. On arrache les épaulettes des officiers. Des camions hérissés de marins accourus de Kiel et de Wilhelmshaven parcourent les rues. Les images qui furent celles du Petrograd de 1917 surgissent dans la capitale du Reich. A la fin de l'après-midi, Max de Bade est démissionnaire. Le nouveau gouvernement se compose de trois socialistes majoritaires, Ebert, Scheidemann, Landsberg, et de trois socialistes indépendants, Haase, Dittmann et Barth. Il prend le titre de Conseil des commissaires du peuple : Rat der Volksbeaufiragten. En transmettant ses pouvoirs à l'ancien ouvrier bourrelier qu'est Ebert, le prince d'Empire Max de Bade lui dit : « Je vous remets le destin du Reich. » Ebert répond : « Pour ce Reich, j'ai donné deux fils. » Le Kronprinz est retourné à son quartier général. Le Kaiser, après avoir épanché contre Max de Bade une fureur impuissante, s'est retiré dans son appartement de la Fraineuse. Hindenburg parvient à forcer la porte. Il ne peut, dit-il, garantir que l'empereur ne sera pas saisi par les mutins et traîné à Berlin pour être livré aux révolutionnaires. La révolution allemande commence comme la révolution russe. La Hollande est à côté. Le train impérial est sous pression. Sans perdre une heure, pour épargner à l'Allemagne un crime odieux, l'empereur doit partir. Guillaume commence par refuser. Il se fait reconduire à son train où le dîner est servi comme à l'accoutumée. Des armes ont été distribuées à l'entourage. Les vieux généraux, les vieux chambellans jurent de mourir en défendant leur seigneur. Mais celui-ci accepte de recevoir un dernier émissaire de Hintze et de Hindenburg, le secrétaire de légation von Grünau. A l'issue de l'entretien, le Kaiser déclare qu'il cède à la pression de ceux qui l'ont abandonné. Il n'exige plus que de passer encore une nuit sur le sol allemand. A l'aube du lendemain, le lourd convoi vert bouteille commence à glisser sur les rails luisants de pluie. ARBITRE DE LA PAIX, WILSON EST DÉSAVOUÉ PAR L'AMÉRIQUE. La raison pour laquelle la dernière réponse du président Wilson s'est fait attendre provient des discussions entre l'Amérique et ses alliés sur les bases de la paix. Les principes wilsoniens ne procèdent pas d'une connaissance directe du monde, Wilson n'ayant jamais quitté les États-Unis, mais d'une conception abstraite du bien et du mal, associée à la conviction que l'Amérique est porteuse d'une moralité politique transcendante. Ils furent énoncés dans un message au Congrès, le 8 janvier 1918, au moment où la fortune des Alliés était à son plus bas, sous la fonne des « quatorze points ». Clemenceau ne s'y méprit pas : « Il y a là-dedans, dit-il au général Mordacq, un certain nombre d'articles qui tombent dans l'utopie. Ils rendront le traité de paix long et délicat à arrêter d'abord, à imposer ensuite. Mais, dans la situation où nous nous trouvons, il n'y a pas autre chose à faire qu'à accepter purement et simplement le programme de M. Wilson. » Dix mois plus tard, la situation est transformée. La victoire est en marche. Le 29 octobre, une grande réunion interalliée se déroule au Quai d'Orsay. Clemenceau attaque. Il déclare que la France n'a jamais été consultée sur les quatorze points. La Grande-Bretagne l'a-t-elle été? Et l'Italie? Lloyd George et Sonnino répondent non. Clemenceau demande alors que lecture en soit donnée, avec toutes les explications nécessaires à leur interprétation. L'homme qui représente le président Wilson, Edward Mandell House, est un Texan qui est le contraire d'un Texan. Petit de taille, frêle de stature, fragile de santé, il a choisi de vivre comme un dilettante européen. Il a connu Woodrow Wilson, alors gouverneur du New Jersey, en 1911, un an avant son élection à la présidence des États-Unis, et une intimité de pensée s'est établie entre le rentier de Galveston et le professeur de Princeton. House a accompli pour Wilson deux missions en Europe, l'une en 1914 pour voir s'il était encore possible d'éviter la guerre, l'autre en 1915, pour voir s'il était possible de s'arrêter. Il y retourne pour s'assurer que l'issue du conflit sera conforme aux principes de son président et ami. Clemenceau s'en prend au premier point exigeant que tous les traités soient publics et établis publiquement; au huitième, qui n'assure pas une base assez large aux réparations dont l'Allemagne devra s'acquitter; au quatorzième concernant une Ligue des Nations dont la conception lui paraît brumeuse. Lloyd George critique le cinquième point relatif aux règlements coloniaux et repousse le deuxième qui prétend établir la liberté absolue de la navigation en temps de guerre comme en temps de paix. « Le blocus maritime est, dit-il, l'une des armes qui ont réduit l'Allemagne à merci. Pas un seul Premier ministre de Grande-Bretagne ne consentira à se l'interdire. » L'affrontement se poursuit le lendemain. Les Anglais et les Français ont entrepris de rédiger leurs objections aux quatorze points. House les met en garde : Wilson ne tolérera pas que les principes wilsoniens soient récrits. Un câble de Washington confirme son dire. « Je crois, dit Wilson, qu'il est de mon devoir de faire savoir solennellement que je ne participerai pas à des négociations de paix qui n'incluraient pas la liberté des mers et la Ligue des Nations. Ce n'est pas seulement le militarisme prussien que nous avons juré d'abattre, mais le militarisme où qu'il soit. » Le message se termine par une menace : « J'espère que je n'aurai pas à rendre cette décision publique. » Le premier diktat du traité de paix est celui de l'Amérique à ses compagnons, d'armes. George a beau s'écrier : « Nous continuerons de combattre » et Clemenceau l'approuver, l'Amérique retirant ses soldats, ses navires, ses matières premières, son or, cela signifierait un retournement de la situation en faveur de l'Allemagne, en même temps qu'un choc intérieur aux consé- quences incalculables. La France et l'Angleterre se résignent, se contentent de deux faibles réserves sur les réparations et sur la liberté des mers. Le mardi 5 novembre, sur l'ordre du président, le secrétaire d'État Robert Lansing notifie à Berlin que le gouvernement allemand peut envoyer ses plénipotentiaires au maréchal Foch pour recevoir les conditions de l'armistice. Jamais Woodrow Wilson n'a été aussi haut. Entré tardivement et avec répugnance dans la guerre, il est le chef du pays dont l'intervention a fait pencher d'une manière décisive la balance des armes. Le monde entier attend maintenant de lui une paix de justice et de raison, rendant à jamais impossible le retour d'une calamité qui décime l'humanité depuis plus de quatre ans : 9 millions d'hommes sont morts sur les champs de bataille; 22 millions ont été blessés. La grippe espagnole, qui sévit avec impartialité dans les deux camps, double ou triple ces pertes gigantesques. Les États se sont couverts de dettes immenses. La stabilité dans laquelle plusieurs générations ont vécu est détruite, peut-être à jamais. Un vœu ardent monte vers le président des Etats-Unis d'Amérique. Il est l'homme par lequel on espère que les épreuves démesurées de la Grande Guerre n'auront pas été souffertes en vain. Dramatiques coïncidences de l'histoire, cette même journée du 5 novembre, qui élève si haut le président Wilson, est aussi la journée au cours de laquelle le peuple américain lui déchire son mandat. Les républicains s'assurent la Chambre des représentants par 234 sièges contre 200. Ils gagnent les sièges sénatoriaux du Colorado, du Delaware, de l'Illinois, du Kansas et du New Hampshire, transforment la majorité de 8 voix précédemment détenue par le parti démocrate en minorité de 2 voix. La présidence du Comité des affaires étrangères du Sénat, poste décisif pour la conduite de la politique internationale, revient à l'isolationniste Henry Cabot Lodge. Il devient improbable qu'un traité de paix établi d'après les principes wilsoniens puisse obtenir la majorité des deux tiers nécessaire à sa ratification. Une voix s'élève, un avertissement retentit, celui de Theodore Roosevelt : « Nos Alliés, comme nos ennemis, doivent comprendre que M. Wilson n'a plus d'autorité pour parler au nom du peuple américain... » Mais l'Atlantique d'alors est large. Ce qui se passe aux ÉtatsUnis est inconnu ou incompris en Europe. L'événement électoral du 5 novembre, d'ailleurs assourdi par la censure, n'éveille aucun écho. L'avertissement de Roosevelt tombe dans le vide. Pour les masses européennes, Wilson est plus que jamais le héros du Nouveau Monde préparant pour l'Ancien une paix de justice et de réparation. UNE QUESTION NAÎT : « FALLAIT-IL SIGNER L'ARMISTICE A BERLIN? » L'armée allemande reflue. Le temps la talonne. La convention d'armistice signée le 11 novembre à Rethondes lui accorde quinze jours pour libérer les territoires qu'elle occupe encore en France, en Belgique, dans le Luxembourg et pour évacuer l'Alsace-Lorraine. Seize jours supplémentaires lui sont consentis pour qu'elle se retire à cinquante kilomètres à l'est du Rhin. Les troupes attardées seraient prisonnières de guerre. Ce n'est pas une vaine menace. « Les prisonniers, dit le dixième paragraphe de l'armistice, seront restitués sans réciprocité. » Ces troupes en retraite précipitée laissent derrière elles un matériel immense. Une partie n'est pas transportable. Une autre partie représente les livraisons massives exigées par les vainqueurs: 5000 canons, dont 2500 lourds; 3000 Minenwerfer; 25000 mitrailleuses; 1700 avions, dont tous les chasseurs modernes et tous les bombardiers; 5000 locomotives; 150000 wagons... Le caporal Adolf Hitler, du 16e régiment d'infanterie de réserve bavarois, n'est pas dans le torrent des vaincus. Sujet autrichien, techniquement insoumis à l'égard de l'armée impériale et royale, il combattait sur le front occidental depuis le 29 octobre 1914, sans autre interruption que le temps nécessaire pour se guérir d'une blessure à la jambe reçue en 1916. La croix de fer de deuxième classe en décembre 1914, la croix de fer de première classe — distinction rare pour un homme de troupe — en août 1918 ont attesté son courage. Gazé et évacué le 14 octobre, il a appris la signature de l'armistice alors qu'il gisait sur un lit de l'hôpital de Pasewalk, en Poméranie, les yeux bandés, momentanément aveugle. « J'enfouis la tête sous mon oreiller, raconterat-il, et je réfléchis aux causes originelles du désastre. Je compris qu'il n'était pas possible de pactiser avec les Juifs, que c'était avec eux tout ou rien. Je résolus de devenir un politicien... » Les forces alliées attendent six jours pour s'ébranler. L'armée belge marche sur Aix-la-Chapelle. Les IIe et IVe armées britanniques se dirigent vers Cologne. La IIIe armée américaine prend pour direction Coblence. Les Xe, VIlle, IVe et IIe armées françaises ont respectivement pour destination Mayence, Landau, Strasbourg et Colmar. A Cologne, Coblence et Mayence, les soldats alliés franchissent le Rhin pour établir les trois têtes de pont de trente kilomètres de rayon prévues par la convention d'armistice. Tous ces mouvements s'effectuent sans encombre, malgré les destructions et l'engorgement des transports. Le 21 novembre, une marée de navires envahit Scapa Flow : 74 bâtiments allemands, ayant à leur tête le croiseur de bataille Seydlitz, entrent, prisonniers de guerre, dans la grande rade écossaise. Un signal de l'amiral Beatty notifie aux commandants que le pavillon allemand sera amené au coucher du soleil et qu'il ne pourra être hissé à nouveau sans autorisation. A 15 h 57, 74 pavillons à croix noire glissent le long de leurs drisses et viennent mourir entre les bras des matelots. Sur terre, la marche rétrograde de l'armée allemande s'est accomplie dans des conditions exemplaires. Les délégués des conseils de soldats ont reconnu que l'état-major seul pouvait assumer la tâche colossale de ramener l'armée en Allemagne dans les courts délais impartis par l'armistice. Ses ordres sont exécutés à la lettre. Aucune unité ne restera captive. Pendant un mois, 2 millions d'hommes s'écoulent comme un flot ordonné, et non comme une armée défaite. Beaucoup de régiments rentrent dans la mère patrie musique en tête, portant sur le visage de leurs soldats l'orgueil d'une lutte valeureuse et infortunée. La conscience d'une victoire incomplète, après une lutte si dure, fait déjà naître chez les Alliés la question qui va emplir les années suivantes : « N'a-t-on pas accordé l'armistice prématurément? Ne fallait-il pas aller signer la paix à Berlin? » La question a suscité une querelle entre Clemenceau et Poincaré. Envisageant une demande d'armistice de l'Allemagne, le premier a déclaré qu'il avait l'intention de se montrer « prudent et modéré ». Poincaré, qui n'envisageait pas de poser les armes ailleurs que sur le sol ennemi, s'est élevé contre tout armistice qui, « si court qu'il soit, couperait les jarrets de nos soldats ». Clemenceau lui a répondu par sa démission. On a arrangé l'affaire, mais les rancœurs restent, mûriront dans l'avenir en accusations. Pour les conditions de l'armistice, Wilson s'en est remis au jugement des militaires. Le 24 octobre, Foch a réuni à son Q.G. de Senlis le maréchal Haig, le général Pershing et le général Pétain. Pétain a demandé l'occupation de la rive droite du Rhin et le désarmement total de l'armée allemande. Pershing a acquiescé. Haig a soutenu que la guerre durerait encore un an si l'on prétendait exiger de l'armée allemande autre chose que l'évacuation des territoires occupés. Aucun n'a jugé nécessaire de poursuivre les hostilités en territoire allemand, à plus forte raison d'aller prendre Berlin. Foch disposait alors de 205 divisions. L'arrivée mensuelle de 250000 Américains entretenait la supériorité numérique des Alliés. En face, les 185 divisions allemandes atteignaient un haut degré d'usure, la classe 1920 était tout entière incorporée et l'infériorité des moyens matériels n'autorisait pas le moindre espoir de retourner la situation militaire. La défaite allemande n'était pas consommée. Elle était certaine. A cette date du 25 octobre, Mangin s'était retiré sur la pointe des pieds de la région de Laon pour regrouper sa Xe armée à l'est de la Moselle : 28 divisions françaises, servies par un puissant matériel, allaient tomber sur 7 ou 8 vieilles divisions allemandes étirées sur un front démesuré. Le commandement allemand n'avait pas décelé les préparatifs de l'offensive. Elle devait commencer le 14 novembre, avec la Sarre pour premier objectif. Cette offensive de Lorraine, devancée de trois jours par l'armistice, a été pleurée par une génération de généraux et de nationalistes français. Ils voyaient en elle le coup fulgurant achevant la guerre par une victoire totale, saisissant de haute lutte les ponts du Rhin, encerclant les armées allemandes attardées en Belgique, les contraignant à une capitulation en rase campagne, vengeant Sedan au décuple. Les Alliés n'ont pas agi sagement en accordant un armistice à une nation dont la capacité combative n'était pas brisée, dont le front de bataille se trouvait encore intégralement chez l'ennemi. La théorie du nationalisme allemand suivant laquelle l'armée allemande n'a pas été vaincue, mais poignardée dans le dos est fausse au regard d'une situation militaire qui, à brève échéance, devait entraîner sa défaite totale. Mais elle est assez spécieuse pour être soutenue. Elle a fait des ravages dans les cerveaux. Elle a porté Hitler. Le maréchal Foch a commis une autre erreur en n'exigeant pas que l'armistice, convention militaire, soit signé par le commandement en chef de l'armée allemande, c'est-à-dire par le maréchal von Hindenburg. Le peuple allemand ignorera que le grand chef prestigieux l'avait réclamé d'une manière presque désespérée dès le 29 septembre. Il ne retiendra que le nom du politicien, Erzberger, qui mit son nom au bas de l'aveu de la défaite allemande et qui le paya de sa vie. La sagesse — retrouvée tardivement en 1945 — consistait à infliger à l'Allemagne une défaite militaire indiscutable pour rechercher ensuite une paix de réconciliation. On fit l'inverse. D'une victoire incomplète, on tira une paix d'extrême contrainte. La tragédie de l'entre-deux-guerres commence par cette fatale erreur. LE CANON LAUME II. ALLEMAND TONNE CONTRE LE CHÂTEAU DE GUIL- Les troupes allemandes firent leur rentrée à Berlin le 11 décembre, un mois après l'armistice. L'ordonnance du défilé était celle d'une armée victorieuse. Couverts de décorations, le général Lequis et son état-major ouvraient la marche. Tous les casques d'acier étaient couronnés de feuilles de chêne. A la porte de Brandebourg, le président des commissaires du peuple, Friedrich Ebert, reçut les troupes en leur disant : « Je vous salue, vous qu'aucun ennemi n'a vaincu sur les champs de bataille. » Il comprit après coup qu'il venait de faire endosser à la révolution, d'endosser lui-même la responsabilité du désastre allemand. Sous les Linden, des marins faisaient la haie, la tenue débraillée, le regard mauvais, le canon de leurs fusils tourné vers le sol. Ils constituaient la division populaire de la marine venue des ports de guerre pour fournir à la révolution sa garde d'élite. Installés dans l'énorme château impérial et dans ses écuries monumentales du Marstall, ils voyaient arriver avec inquiétude ces soldats du front, si martiaux derrière leurs chefs. Dès le 10 novembre, le quartier-maître général Groener avait appelé Ebert par le fil spécial reliant Spa à la chancellerie. Il lui avait donné l'assurance que, loin de songer à renverser le régime républicain, l'armée se mettait à sa disposition pour maintenir l'ordre. Ebert avait remercié avec effusion. Embarqué dans une aventure révolutionnaire qui le terrorisait, il avait au moins pour appui l'homme le plus populaire d'Allemagne, le maréchal von Hindenburg, et l'institution la plus respectée des Allemands, l'armée. Repliée de Spa à Cassel, installée dans le château de Wilhelmshôhe, où Napoléon III fut prisonnier en 1870, la Direction suprême comptait rassembler à Berlin 7 divisions, 150000 hommes, devant lesquels les milices de la révolution n'eussent pas pesé lourd. Mais la parade du 11 décembre est une façade. La tête de la colonne est impressionnante, mais la queue marche comme un troupeau. Les colonnes qui pénètrent dans Berlin les jours suivants, entre de maigres haies de Berlinois silencieux, sont composées d'hommes débandés, au bras desquels s'accrochent des femmes et des enfants. Irréprochables jusqu'au Rhin, les régiments se démobilisent d'eux-mêmes en approchant de leurs dépôts. Beaucoup de soldats sans foyer et sans emploi errent dans les grandes villes, vivant de rapines, terrorisant les civils, arrachant les épaulettes des officiers. A Berlin seulement, on estime à 300000 le nombre de ces déserteurs. La déception est lourde. La décomposition inattendue de l'armée ruine les chances d'une transition paisible de la monarchie à la république. Le Reichstag a disparu dans la tourmente. 'Le Conseil des commissaires du peuple est paralysé par la discorde entre les trois socialistes majoritaires et les trois socialistes indépendants. Siégeant à la Chambre des seigneurs de la diète prussienne, le comité exécutif des conseils de soldats et d'ouvriers de Berlin s'est institué dépositaire de la souveraineté nationale, en attendant la réunion générale des conseils de toute l'Allemagne. L'extrême aile gauche, le groupe spartakiste, joue sa partie dans la rue. Son meneur, Karl Liebknecht a formé un conseil des insoumis et déserteurs, d'où il s'efforce de tirer une milice de • choc. Le commandant militaire de Berlin — un civil, le majoritaire Otto Wels — s'efforce de réprimer ses excès, mais le préfet de police, l'extrémiste Emil Eichhom, lui est acquis. Peu de peuples connurent une plongée plus brutale d'un ordre majestueux dans l'anarchie. Des patrouilles à brassard rouge courent Berlin, arrêtent et perquisitionnent au hasard. Des balles 1 sifflent dans la Wilhelmstrasse et sur la Pariser Platz. Un torrent de nouvelles vraies ou fausses ébranle les nerfs détraqués par la faim. Le congrès des conseils se réunit le 16 décembre au Landtag de Prusse. Une lutte fondamentale est ouverte entre ceux qui demandent l'élection d'une Assemblée constituante et ceux qui reprennent le cri de la révolution russe : « Tout le pouvoir aux Soviets. » L'avenir de l'Allemagne, le destin de l'Europe sont suspendus à la décision. A Moscou, les événements d'Allemagne sont suivis avec un frémissement d'espérance. Tous les chefs bolchevistes croient à la nécessité et à la possibilité d'une propagation foudroyante de la révolution prolétarienne. La chute du Kaiser et le gouvernement Ebert correspondent à la chute du tsar et à la période Kerenski. Il est indispensable que le parallélisme se poursuive jusqu'au bout La délégation envoyée pour orienter le congrès des conseils dans la voie soviétique est dirigée par Boukhanne. Elle comprend l'économiste Rakovski, l'ancien ambassadeur des soviets à Berlin Joffe et l'agitateur judéo-polonais Karl Radek. Leur surprise est grande quand leur train spécial est, sur l'ordre du Conseil des commissaires, arrêté par des soldats allemands et refoulé sous la menace des armes. Radek s'en échappe, revêt la capote d'un prisonnier rapatrié et arrive à Berlin en compagnie d'un communiste allemand, Reuter-Friesland, qui devait devenir, trente ans plus tard, le maire anticommuniste de Berlin-Ouest. L'adresse vers laquelle ils se dirigent est celle du journal spartakiste Die Rote Fahne. On les réconforte avec la maigre chère de l'époque, mais une vive discussion s'engage entre Radek et la rédactrice en chef, Rosa Luxemburg, qui finit par crier que Karl Marx était allemand et que les marxistes allemands ne se mettront jamais à la remorque d'un pays plus arriéré que le leur. Radek est arrivé trop tard. Le congrès des conseils, dominé par les sociaux-démocrates, s'est prononcé pour une Assemblée constituante élue au suffrage universel. La date de l'élection est fixée au 19 janvier. Radek démontre que cette décision est un coup de poignard pour la révolution. On ne peut y parer qu'en imposant au congrès la loi des spartakistes. Le 19 décembre, les marins de la division populaire envahissent le Landtag, portent à la présidence leur chef, le matelot Dorrenbach, font adopter l'abolition de tous les grades et l'élection des officiers par les soldats. Le lendemain, 20 décembre, deux officiers en grande tenue, revers écarlates et pantalons à double bande de l'état-major, se présentent à la chancellerie. L'un est le général-lieutenant Wilhelm Groener. L'autre est le major Kurt von Schleicher. Ils viennent dire au gouvernement socialiste que le feld-maréchal von Hindenburg préfère mourir plutôt que d'arracher ses épaulettes et que le corps des officiers allemands luttera jusqu'au bout contre la décision anarchique des conseils. La discussion est violente. Le commissaire Barth demande l'arrestation de Groener et de Schleicher. Ils tiennent tête, repartent avec la promesse que le décret de la veille ne sera pas appliqué. Quarante-huit heures plus tard, le téléphone secret de la chancellerie sonne dans le bureau du major von Schleicher. Ebert appelle à l'aide. Les matelots ont envahi la Wilhelmstrasse. Ils réclament un bonus de Noël de 50000 mark et il se sont saisis comme otage d'Otto Wels. Groener donne l'ordre à la garnison de Potsdam de marcher sur Berlin et d'en finir avec la division des marins. L'aube du 24 décembre ne pointe pas encore quand les troupes prennent position devant le château. La décomposition de la gigantesque armée impériale est telle que le général Lequis n'a pu amener de Potsdam que le régiment de la garde à cheval, une batterie d'artillerie et un petit millier d'hommes à moitié sûrs qu'il a laissés en soutien dans le Tiergarten. Retranchés dans le Schloss, les marins ont la supériorité du nombre, mais la réputation des gardes à cheval survit à la perte de leurs montures et au remplacement de leurs brillants uniformes par le feldgrau. Des pourparlers s'engagent. Le socialiste indépendant Ledebour parvient à pénétrer dans le château d'où il ramène Wels, les vêtements en lambeaux, la figure tuméfiée, racontant qu'il a été collé trois fois au mur. Ebert survient à son tour et tente vainement de haranguer les marins. Le capitaine de cavalerie Waldemar Pabst s'avance alors sur la Schlossplatz et, d'une voix retentissante, donne aux assiégés dix minutes pour se retirer dans le Marstall. Ils répondent par des coups de feu. A sept heures, le canon tonne. Ramenée des champs de bataille, l'artillerie allemande tire sur le château de Guillaume II, démolit le balcon d'où il a appelé son peuple à la guerre, brise une colonne du monument de Guillaume Ier, égueule les fenêtres, couvre les salons des lustres pulvérisés. Les marins évacuent le château par un passage souterrain, laissant derrière eux une cinquantaine de morts. Le canon les poursuit dans le Marstall. A 9 h 30, ils montrent le drapeau blanc. Lequis leur accorde vingtcinq minutes pour faire leur reddition. Délai malencontreux. L'étrange préfet de police Eichhorn a fait battre le rappel des milices révolutionnaires. Une foule à moitié armée envahit la Schlossplatz, se mêle aux soldats pour les exhorter ou les menacer. Ils abandonnent leur victoire, suivent les civils, laissent la place jonchée d'équipements et de caisses de munitions. Les officiers s'ouvrent un passage et regagnent Potsdam. Ce faux pas de l'armée aurait dû avoir des conséquences funestes. Ebert les entrevoit, quitte la Wilhelmstrasse, va- se cacher chez des amis. « Par bonheur, dit Groener, les spartakistes eux-mêmes voulaient fêter Noël. » Le calme se prolonge les jours suivants. Les 70 victimes du 24 décembre sont portées en terre sans incidents. Mais Haase, Barth et Dittmann démissionnent du Conseil des commissaires du peuple en déclarant qu'ils refusent de siéger aux côtés des responsables du « bain de sang ». Le remplacement des démissionnaires n'est pas facile. Brûlant ses vaisseaux, Ebert rappelle de Kiel Gustav Noske, le charge du rétablissement de l'ordre et de la lutte contre le bolchevisme. La cause est en bonnes mains. WILSON EXIGE DE VENIR PERSONNELLEMENT A PARIS. La dernière des années sanglantes, 1918, s'achève. Pendant que les vaincus se débattent dans les affres de la révolution, les vainqueurs se préparent à construire la paix. Un point est acquis : il n'y aura pas de négociations, pas de congrès, comme ceux de Vienne ou de Westphalie. Les puissances alliées et associées se réuniront pour établir les traités de paix dont elles dicteront les termes. L'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie, la Bulgarie, la Turquie n'auront que la latitude d'accepter ou de refuser. Pour siège de la conférence, les Anglais et les Américains auraient voulu Genève, Lausanne, ou, à défaut, Bruxelles. Clemenceau est intraitable. C'est la France qui a consenti les plus lourds sacrifices et connu les souffrances les plus terribles. La conférence de la Paix siégera donc à Paris et c'est lui, Clemenceau, qui en assumera la présidence. Un autre point est acquis : le président des États-Unis, Woodrow Wilson, conduira en personne la délégation américaine. Les quatorze points ont jeté les bases d'une paix de justice. Il est absolument indispensable que leur auteur soit sur la brèche pour en assurer le respect. Le moindre sens politique conseillait d'associer les républicains, majoritaires au Sénat, à la préparation de la paix. Les deux plus fortes personnalités du parti, l'ex-secrétaire d'État Elihu Root et l'ex-président William Howard Taft, font connaître leur désir de prendre place dans la délégation américaine. Wilson écarte leurs avances. Il déteste les républicains. Il veut être seul. Les quatre plénipotentiaires qui, avec lui, composent la délégation, le colonel House, le secrétaire d'État Lansing, le général Bliss et le diplomate de carrière White, ne sont que ses reflets. Dès le 14 décembre, Wilson débarque à Brest du paquebot George Washington. Le gouvernement français lui avait organisé une visite dans les régions dévastées, il la décline en disant : « Les Français veulent me faire voir rouge... » L'arrivée de Wilson est prématurée. Rien n'est prêt pour l'ouverture de la conférence. Il tue le temps dans des visites et des réceptions, avec le soupçon que les Européens font traîner les préparatifs pour le décourager. Wilson se trompe en s'imaginant que les peuples européens sont pour une paix de justice, alors que les dirigeants essaient de s'en tenir à une paix d'avidité. La guerre a laissé des haines nationales violentes. Contrairement à Clemenceau, qui prolonge une Chambre épuisée, Lloyd George a brusqué les élections anglaises. Elles se déroulent le 14 décembre, dans une fantastique surenchère antiallemande. « Pendons le Kaiser! » « Pressons l'Allemagne comme un citron jusqu'à ce que nous entendions craquer le dernier pépin ! » Sur ces deux slogans, Lloyd George se taille un succès éclatant. ÉCRASEMENT DE LA COMMUNE DE BERLIN. ÉLECTION DE SEMBLÉE DE WEIMAR. L'AS- Le gouvernement Ebert a pris la décision de se débarrasser du préfet de police rouge Emil Eichhorn. Le ministre d'État de Prusse Paul Hirsch lui signifie qu'il est remplacé par l'ancien ministre de l'Intérieur Eugène Ernst. Eichhorn répond qu'il est le préfet du peuple et que le peuple seul peut lui retirer son mandat. Le même jour, 4 janvier, à Zossen, banlieue de Berlin, le général Georg von Maercker présente à Ebert le corps franc qu'il a tiré de son ancienne 214e division d'infanterie : 3 compagnies, 1 batterie, 1 unité de mitrailleuses et de mortiers, troupes d'élite. On voit encore dans les rangs, sur les épaules et sur les manches, les emplacements des insignes de grades auxquels les volontaires ont renoncé. Le corps franc Maercker fait école. Des noyaux de fidélité ont subsisté dans la décomposition de l'armée impériale. Groener a compris qu'il ne retrouverait une force militaire effective qu'en abandonnant le troupeau débandé, en rassemblant l'élite dont la résistance à l'anarchie prouve la force d'âme. Wilhelmshôhe devient le ministère occulte des corps francs. Une dizaine sont transportés dans la région de Berlin et groupés sous le commandement d'un des meilleurs généraux de la guerre, le baron Walter von Lüttwitz. Noske a accepté cette renaissance militaire. « Entre lui et nous, dit Groener, ce n'était pas un mariage d'amour, mais une alliance de raison. Cependant, nous apprîmes de part et d'autre à nous respecter et la coopération fut pleinement satisfaisante. » Le dimanche 5 janvier, une grande manifestation en faveur d'Eichhorn se déroule devant la préfecture de police. A l'intérieur de l'édifice, une centaine de chefs révolutionnaires délibèrent. L'insurrection est votée dans une atmosphère fébrile. Un comité révolutionnaire de trente-mois membres est constitué sous trois présidents égaux en droits, le spartakiste Liebknecht, l'indépendant Ledebour et un ouvrier des usines Knorr-Bremse, Paul Scholze. Le soir même, le journal socialiste V orwiirts et les journaux bourgeois Berliner Tageblatt, Morgen Zeitung, Lokal Anzeiger, Der Tag sont occupés. La nuit est traversée de coups de feu et d'explosions de grenades. Des porteurs de torches parcourent la ville en proclamant la grève générale et en appelant le peuple en annes à la porte de Brandebourg. Le comité révolutionnaire se perdra en délibérations toute la journée du 6 janvier, donnant au gouvernement Ebert un répit sauveur. Il délibérait, lui aussi, à la chancellerie, derrière un rempart de fidèles occupant la Wilhelmstrasse. On hésitait sur le choix d'un homme pour prendre le commandement de toutes les forces armées. Noske insista sur l'urgence d'une décision. Une voix cria : « Charge-t'en toi-même! — Meinetwegen! (Eh bien, soit!) Quelqu'un doit servir de molosse. Je ne me déroberai pas devant mes responsabilités. » Nommé Oberbefehlshaber, il sortit par le jardin de la chancellerie et gagna l'immeuble du grand état-major. La foule armée des spartakistes occupait tout le quartier, mettait en batterie des mitrailleuses sur la porte de Brandebourg et dans la Siegesallee. « S'ils avaient eu des chefs résolus, reconnaît Noske, ils auraient été les maîtres de Berlin, et nous étions perdus... » Lui, Noske, n'avait sous la main que quelques centaines d'hommes rassemblés dans Charlottenbourg. Sans être reconnu, il parvient à gagner Dahlen où il installe son P.C. et se met aussitôt à réunir les forces nécessaires pour reconquérir Berlin. Dès le 7 janvier, la situation des insurgés se détériore. Cinq mille volontaires défendent les édifices publics et reprennent la porte de Brandebourg. Le socialiste majoritaire Anton Fischer se rend au Marstall et, malgré Dorrenbach, obtient la neutralité de la division populaire des marins. Le lendemain, le corps franc Reinhard, le corps franc Roder, la division des gardes à cheval du général von Hoffmann entrent en action dans le quartier de Belle-Alliance Platz. Le samedi 11, Noske part de Dahlen à la tête de 3000 hommes. Sa petite colonne est acclamée dans toutes les artères conduisant au centre de Berlin. Elle dégage le Tiergarten, la Wilhelmstrasse, Unter der Linden, remonte jusqu'à l'Alexanderplatz, source du soulèvement. Retranchés dans la préfecture de police, d'où Eichhorn s'est bravement enfui, 150 spartakistes livrent un dernier combat. Le 13, toute résistance cesse. La Commune de Berlin a été beaucoup plus brève et moins sanglante — 400 morts — que la Commune de Paris. Ledebour s'est livré. Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont arrêtés le 15 janvier au soir. Après un interrogatoire sommaire, Liebknecht est conduit à l'entrée de service de l'hôtel pour être transféré, lui dit-on, à la prison de Moabit. Le soldat Runge l'assomme au passage d'un coup de crosse. Il est jeté pantelant dans une voiture où montent le Kapitânleutnant von PflugeHartung et cinq autres officiers de marine. La voiture ne dépassera pas la Neu See, dans le Tiergarten. Achevé d'un coup de revolver, Liebknecht est jeté dans l'étang à travers la couche de glace qui la recouvre. Une demi-heure plus tard, Rosa Luxemburg descend le grand escalier donnant sur la Budapesterstrasse. Le même soldat Runge l'assomme à son tour. Le lieutenant Vogel l'achève. La voiture tourne dans le Lützow Ufer et le corps est jeté dans le Landwehr Kanal. La reconquête de Berlin ne signifie pas que la révolution est totalement jugulée. Les conseils demeurent les maîtres à Brême, Hambourg, Leipzig, dans toute la Ruhr. En Bavière, Kurt Eisner a procédé à des élections le 12 janvier. Son parti n'a obtenu que 2,5 % des voix et 3 sièges sur 180 — et", cependant, Eisner refuse d'abandonner le pouvoir. Encouragé par la France, il proclame l'indépendance diplomatique de la Bavière et rompt toutes relations avec l'Auswartiges Amt. Élire une Assemblée constituante dans de telles conditions est un pari. Il est gagné. La journée électorale du 19 janvier s'écoule dans toute l'Allemagne, rive gauche du Rhin comprise, sans incident grave : 85 % des électeurs se rendent aux urnes. 163 sièges sur 421 vont aux socialistes. Les progressistes, les nationaux-libéraux, le centre, le parti populaire chrétien fonnent une masse de 207 voix ralliées à la république. Ces premières élections allemandes sont satisfaisantes. La fureur antiallemande régnant dans les pays de l'Entente refuse de le reconnaître. L'Allemagne doit être incorrigible. Sa démocratie ne peut être qu'un camouflage pour tromper le vainqueur, échapper au châtiment et préparer la revanche. Scheidemann et Noske auraient voulu que l'Assemblée constituante siégeât à Berlin, symbole de l'unité allemande. Les militaires objectent qu'ils ne peuvent répondre de sa tranquillité dans la grande ville tumultueuse. Au reste, le nom de Weimar exerce une fascination. Ce fut la ville de Schiller et de Goethe, le haut lieu de l'humanisme allemand. Lç 21 janvier, Ebert signe le décret convoquant les députés à Weimar pour le 6 février. A cette date du 21 janvier, la conférence de la Paix siège à Paris depuis trois jours. CHAPITRE II 1919. FAILLITE D'UN GRAND ESPOIR VERSAILLES ET WEIMAR L'ÉNORME CONFÉRENCE DE PARIS. — QUATRE EMPIRES A REMPLACER. — FRANCE ET ALLEMAGNE. — LES PRINCIPES WILSONIENS EN LAMBEAUX. — LE TRAITÉ DE VERSAILLES. — L'AMÉRIQUE LE RÉPUDIE. Trente nations se trouvaient coalisées, à la fin de la guerre, contre les Empires centraux. La renaissance de la Pologne et de la Tchécoslovaquie porta à trente-deux le nombre des délégations qui accoururent à la conférence de la Paix. L'idéologie wilsonienne voulait que toutes les nations fussent égales. Le Conseil suprême, composé des États-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne et de l'Italie, établit néanmoins une distinction entre les puissances à intérêts limités et les puissances à intérêts généraux, c'est-à-dire elles-mêmes, plus le Japon. Composé de Wilson et de Lansing, de Clemenceau et de Pichon, de Lloyd George et de Balfour, d'Orlando et de Sonnino, de Saionji et de Makino, le conseil des Dix serait l'organe des arbitrages et des décisions. L'ambassadeur de France à Washington, Jules Jusserand, avait proposé un plan de travail, mais Wilson soupçonna une tentative de la vieille diplomatie pour renvoyer indéfiniment à la suite sa Ligue des Nations, et il repoussa le plan Jusserand. L'autorité de Wilson, en ce printemps de la conférence, est irrésistible. Clemenceau rentre son scepticisme, accepte le plan wilsonien. Le 25 janvier, la deuxième séance plénière décide que le Pacte, ou Covenant de la Ligue des Nations sera incorporé au traité de paix comme une partie intégrante. Wilson, à la fin d'un discours messianique, prend son poignet gauche dans sa main droite en disant : « Le pouls du monde bat dans notre entre- prise. » Puis il se fait nommer président de la commission chargée de rédiger le Covenant. Cinquante-sept autres commissions sont au travail. Elles fouillent tous les problèmes. Elles explorent tous les pays. Elles tiendront plus de 1500 séances et leurs rapports constituent une somme phénoménale du monde en 1919. Les décisions, malheureusement, ne peuvent pas toujours attendre la fin des investigations. La conférence est réunie; il faut qu'elle marche, qu'elle avance au milieu d'une nuée de problèmes mal connus, environnés de mauvaise foi, compliqués par les soubresauts quotidiens d'un monde en convulsions. Le tocsin de 1914 a réellement sonné le glas d'une époque. Les hommes qui devront refaire la paix, après la Seconde Guerre mondiale, se trouveront devant des ruines matérielles plus grandes, mais devant des ruines politiques moindres que les négociateurs de 1919. Fils d'une longue époque de stabilité, ceux-ci se trouvent projetés dans un univers d'inconnu et de chaos. L'EMPIRE DES ROMANOV SE DÉSAGRÈGE. Quatre empires ont disparu. Tous les quatre jouaient un rôle essentiel dans l'équilibre du monde. Sur leurs architectures brisées prolifère une végétation d'anarchie. Au début de 1919, ce qui fut l'empire des Romanov est en pleine désagrégation. Lénine a ramené sa capitale de Petrograd à Moscou, mais la périphérie s'insurge contre le centre. La question d'une participation russe à la conférence de Paris s'est posée dès 1918. Maxime Litvinov, alors en Suède, s'est précipité pour faire savoir au président Wilson que le gouvernement bolcheviste était désireux de coopérer à l'établissement de la paix et prêt, pour cela, à donner des assurances sur les dettes contractées par l'ancien régime et sur la propriété des entreprises étrangères en Russie. Lloyd George a proposé de lancer une invitation à Moscou. Clemenceau s'y est opposé. La Russie a trahi la cause des Alliés, conclu une paix séparée avec l'Allemagne, prolongé la guerre d'un an, fait couler des flots de sang français. La Russie est indigne de s'asseoir à la table des vainqueurs. La controverse se poursuit. Lloyd George maintient qu'un véritable règlement de la paix ne saurait laisser en dehors l'immense pays. Wilson acquiesce. Clemenceau fléchit. Une invitation est adressée « à tous les groupes constitués exerçant ou prétendant exercer une autorité politique en Sibérie ou en Russie d'Europe ». La tentative n'aura pas de suite. Moscou répond que « les groupes organisés » invités en même temps que lui sont des rebelles avec qui il refuse tout contact. Les insurgés déclarent que les bolchevistes sont des criminels d'État et de droit commun qu'ils se refusent à côtoyer. La Russie restera absente de la conférence de la paix. RUÉE DE CONVOITISES SUR L'EMPIRE OTTOMAN. De l'Empire ottoman, les principes wilsoniens avaient disposé avec une élégante simplicité. Les régions turques devaient conserver une souveraineté plénière. Les nationalités asservies devaient être émancipées. Mais sur cet Empire ottoman — 1' « Homme malade » — des hypothèques ont été prises, elles se chevauchent. L'accord Hussein-Macmahon sur la nation arabe est incompatible avec l'accord Sykes-Picot sur le partage de l'Orient. L'émir Faysal, fils du roi Hussein, protégé de Lawrence, est entré à Damas avec les troupes du général Allenby et s'est empressé de proclamer un royaume de Syrie indépendant. Il déclare qu'il n'acceptera jamais de subir la loi des Français, oppresseurs du Maghreb. Les Français accusent la perfide Albion, qui déchire l'accord SykesPicot et tente de les déposséder de leurs droits historiques en Orient. D'autres démembrements menacent l'Empire ottoman. Les Kurdes s'insurgent. Les Arméniens qui ont subi pendant la guerre le premier génocide du XXC siècle, 1 million de morts, demandent un État indépendant, qu'ils cherchent à placer sous le protectorat américain. Les Grecs, surtout, se posent en successeurs de la Sublime Porte. Ils exigent Smyrne et le littoral de l'Egée, grecs depuis Homère. Ils veulent rattacher à la Grèce les populations qui ont maintenu l'hellénisme le long de la mer Noire, du Bosphore au Caucase. La Russie étant hors de cause, ils ne doutent pas que Constantinople soit à eux. Un quart de million de Grecs vivent à Péra et à Galata, et le Phanar, qui fut l'égal du Vatican, est resté la tête spirituelle de l'orthodoxie. Non seulement l'Empire turc, mais la Turquie elle-même paraît avoir vécu. DÉTRESSE ET ANARCHIE DANS L'EMPIRE DES HABSBOURG. Le troisième des empires évanouis, celui des Habsbourg, était le plus nécessaire. Il réunissait dans une unité politique et économique les peuples bigarrés et enchevêtrés du Danube. Il leur permettait de cultiver leurs animosités sans qu'elles fussent mortelles. Il conciliait l'indulgence et le despotisme. Le détruire eût été une faute impardonnable. On doit reconnaître qu'il ne fut pas détruit, qu'il s'effondra. « L'Autriche-Hongrie, dit un mémorandum du Foreign Office, n'est plus. Il est impossible de négocier avec elle, pour la bonne raison que tout ce qui la constituait, la dynastie, l'armée, la diplomatie, la bureaucratie, a totalement disparu. » Deux groupes ethniques, les 9 950 000 Allemands et les 9450000 Magyars constituaient les noyaux de la double monarchie. Ils sont, aux yeux des Alliés, les seuls vaincus de la guerre, ils doivent en expier la responsabilité. En Autriche règne une misère abominable. La capitale d'un grand empire devient brusquement la tête hydrocéphale d'une petite république. Le Parlement, la Hofburg, d'où le dernier des Habsbourg s'est enfui, ne sont plus que des catacombes, pleines de fantômes, vides de vivants. La loi qui a renversé la monarchie se composait de deux articles lapidaires. « ARTICLE PREMIER. — L'Autriche allemande est une république démocratique. ART. 2. — La république allemande d'Autriche est une partie intégrante de la République allemande. » Plongée dans un abîme par la destruction de son empire, l'Autriche exerçait son droit wilsonien d'autodétermination pour se rattacher à la vie. Ce rattachement, cet Anschluss, la diplomatie américaine fait valoir qu'il contrebalancerait le prussianisme en renforçant dans l'Allemagne nouvelle les influences sudistes et catholiques. Mais la voix impérieuse de Clemenceau s'élève. Il serait intolérable que l'Allemagne compensât les pertes territoriales qu'elle doit subir en s'étendant dans la vallée du Danube. Le droit de libre disposition concédé aux Autrichiens par les principes wilsoniens leur est retiré par les considérations classiques de la diplomatie. L'Autriche est encore en cause dans l'un des traités secrets dénoncés avec horreur par Wilson. Le 26 avril 1915, à Londres, la France et l'Angleterre ont entraîné l'Italie dans la guerre en lui promettant la frontière du Brenner, soit le transfert sous la souveraineté italienne de 500000 Tyroliens qui furent les sujets les plus indéfectiblement fidèles des Habsbourg. Le problème des Sudètes est similaire. Au nombre de 3,5 millions, Allemands de race, de langue et de cœur, ils. habitent le pourtour du quadrilatère bohémien, constituent l'élément d'équilibre que l'astucieuse politique autrichienne opposait aux Tchèques. Ils demandent à ne pas être séparés de l'Autriche, sinon pour être rattachés à l'Allemagne. Les Tchèques répondent que leur seule frontière concevable est la frontière naturelle et historique de la Bohême, et qu'ils ne souffriraient pas qu'elle leur soit refusée. Les Tchèques se sont saisis de 2 millions de Slovaques, fort arriérés, fort illettrés. Au nom de l'accès au Danube, ils ont mis la main sur Presbourg, ville hongroise, qu'ils ont rebaptisée Bratislava. Insatiables, ils réclament la Silésie de Teschen, peuplée de Polonais — ils ont besoin de ses mines pour leur industrie — et la pauvre région dite Ruthénie, ou Russie subcarpatique, pour établir un contact territorial avec la Roumanie. Ils voudraient encore, aux dépens de l'Autriche, un corridor territorial qui les joindrait à la Yougoslavie et leur assurerait un accès direct à la mer. Au total, les hommes d'État de Prague, Masaryk et Benes, prétendent constituer, autour de 6 millions de Tchèques, une nation de 14 millions d'habitants, composée de six nationalités se détestant et se méprisant en six langues. Mais Masaryk et Benes sont habiles et revêtus des scapulaires de la démocratie. Hormis l'accès de l'Adriatique, ils obtiendront tout ce qu'ils demandent. Budapest ne connaît pas la détresse alimentaire de Vienne. Mais une agitation révolutionnaire se conjugue avec le désespoir patriotique pour créer un climat de folie. Le comte Kârolyi, dit le Comte rouge, gouverne démagogiquement et faiblement. A la couronne austro-hongroise, la Pologne a pris la Galicie avec ses deux grandes villes, Cracovie et Lemberg, et sa difficile minorité ukrainienne. Le quatrième des États successeurs, le royaume des Serbes, Croates et Slovènes, a détaché du vieux tronc habsbourgeois la Slovénie, la Croatie et la Dalmatie. Il se querelle avec la Roumanie pour le banat de Temesvâr, avec l'Autriche pour le bassin de Klagenfurt, avec l'Italie surtout. Outre Trieste, le traité de Rome attribue à celle-ci l'Istrie, la plupart des îles dalmates et une enclave continentale englobant les villes de Zara et de Sibenico. Elle étend ses revendications sur Fiume, que le traité de Londres, en 1916, laissait expressément aux Croates, mais dont elle proclame l'italianité. Wilson découvre avec consternation que les petites nations sont encore plus avides et plus impérialistes que les grandes puissances. Lloyd George ne mâche pas ses mots pour parler des Danubiens déchaînés : « Ce sont tous des petits peuples brigands qui ne songent qu'à voler des territoires. » Mais, obsédée par la nécessité de construire une coalition anti-allemande, la France a jeté ses dés avec ces mineurs turbulents de la famille européenne. Très peu d'efforts seront faits, au cours de la conférence, pour les contenir dans les limites de la raison. BOLCHEVISME ET DÉMOCRATIE DANS L'EMPIRE DES HOHENZOLLERN. Dans l'ancien empire des Hohenzollern, un processus légal et un processus révolutionnaire se poursuivent côte à côte. Au moment où les élections se déroulaient d'une manière paisible, Brême se constituait en république soviétique. Hambourg et Cuxhaven armaient 40000 travailleurs pour aller au secours de Brême. Le conseil des ouvriers d'Essen ordonnait la nationalisation des mines de la Ruhr. Un congrès réuni à Leipzig appelait tous les conseils à la lutte aux côtés des insurgés de Brême « pour ne pas voir la défaite irrémédiable du prolétariat et le retour à la domination de la caste des officiers. » L'insurrection spartakiste de Berlin venait à peine d'être brisée. Le péril renaissait de toutes parts. Noske fut admirable. Il disposait de 22000 hommes avec lesquels il devait garder Berlin, protéger Weimar et renforcer les milices luttant contre la pénétration polonaise dans les provinces de l'Est. A Brême, la bourgeoisie terrorisée suppliait le gouvernement de renoncer à une action de force. Noske passa outre, dirigea sur Brême le petit corps franc Gestenberg. Le 4 février, après un combat sanglant, l'insurrection était brisée. Le surlendemain, sous la neige, l'Assemblée constituante se réunit dans le théâtre très classique de Weimar. Ebert met en garde les vainqueurs contre la tentation d'une paix trop dure. La question de l'Autriche est évoquée par une lettre du président de l'Assemblée nationale autrichienne exprimant l'espoir que « le lien rompu en 1866 par la force pourra être renoué et que l'Autriche allemande sera unie pour toujours à la patrie allemande ». Les applaudissements qui saluent le vœu de la « nation soeur » sont interprétés à Paris comme une manifestation inadmissible de pangermanisme. Ebert est élu président de la République par 277 voix sur 379. Il nomme chancelier Philipp Scheidemann. Le cabinet est mis sur pied par une coalition de la social-démocratie et du Zentrum, avec le plénipotentiaire de Rethondes, Matthias Erzberger, comme ministre d'État. La constitution est aussitôt mise en chantier. Mais la violence n'est pas étanchée. Kurt Eisner, se rendant au Landtag de Bavière, est tué raide, le 21 février. Une heure plus tard, d'autres coups de feu crépitent dans la salle même du Landtag. Le social-démocrate Auer, que la voix publique désigne comme l'instigateur de l'attentat, tombe à son tour. Le député Osten et le major Jahreis sont tués par des balles perdues. Le vengeur d'Eisner est le jeune ouvrier boucher Alois Lindner. L'assassin d'Eisner est le jeune comte tyrolien Anton Arco-Valley. Il introduit dans son récit des noms qui n'en sortiront plus : la comtesse Westarp, Alfred Rosenberg, Rudolf Hess, camarades d'Arco-Valley dans un petit groupement antisémite et nationaliste, la Société de Thulé. Ils ignorent encore l'existence d'Adolf Hitler. Ayant quitté son lazaret poméranien, celui-ci s'attarde dans l'armée, au camp bavarois de Traustein. La victoire de Brême n'a pas été décisive. L'agitation révolutionnaire persiste dans toute l'Allemagne. Au début de mars, Berlin se soulève pour la troisième fois. La préfecture de police de l'Alexanderplatz est prise d'assaut, ainsi que trente-deux commissariats. Les insurgés s'emparent du métro et l'utilisent comme réseau de transmissions. Des bandes à brassard rouge pillent le quartier résidentiel du Tiergarten. L'avantage se retourne le 7. Noske signe un ordre d'un laconisme terrible : « Tout individu combattant les armes à la main contre le gouvernement sera immédiatement fusillé. » Les soldats et les volontaires font un large usage de cette consigne. Un oberleutnant fait fusiller, dans la Franzôzischerstrasse, 29 marins qui venaient de se rendre. L'amant de Rosa Luxemburg, successeur de Liebknecht à la tête des spartakistes, Jôgiches, et le meneur des marins révolutionnaires Dorrenbach sont tués par le même policier. Les insurgés se replient par la Frankfurterstrasse, couverts par des tirs de mitrailleuses partant des toits. Les derniers combats se déroulent le 13 dans le quartier ouvrier de Lichtenberg. Cette fois, les pertes sont sérieuses. Noske évalue le nombre des morts à 1200; les vaincus à plus de 3000. Mais la leçon est décisive. Le spartakisme est bien vaincu. Paradoxalement, c'est la pieuse et conservatrice Bavière qui, après la mort d'Eisner, demeure le dernier foyer du bolchevisme allemand. Le 6 avril, dans la chambre à coucher de l'ex-reine, les socialistes indépendants proclament une république des conseils, présidée par l'auteur dramatique Toller. Son gouvernement est une collection d'anarchistes, d'ivrognes et de demi-fous, plus un fou intégral, le commissaire aux Affaires étrangères Lipp, qui déclare la guerre à la Suisse. Les communistes refusent de prendre part à cette mascarade, mais, huit jours plus tard, deux envoyés soviétiques, les nommés Levin et Lewien se substituent au gouvernement Toller. Lénine les a munis d'un vade-mecum dans lequel il leur recommande de tripler les salaires, d'attribuer des rations alimentaires plus fortes aux ouvriers qu'aux membres de la bourgeoisie et de prendre des otages parmi ces derniers. Un matelot de vingt-six ans, Rudolf Egelhofer, recrute une armée révolutionnaire, dont il se nomme général en chef. Réfugié à Bamberg, le gouvernement social-démocrate dut faire violence à son particularisme bavarois pour demander l'aide de Berlin. Noske s'empressa. Une petite armée commandée par le général prussien Burghard von Osten se joignit au faible corps franc bavarois du colonel von Epp, ayant pour chef d'état-major le capitaine Ernst Rohm. L'armée révolutionnaire, convoquée pour marcher à sa rencontre, fusille aussitôt 22 otages dans le Luitpold Gymnasium, puis se dispersa. Quelques combats eurent lieu à l'intérieur de Munich, dans la gare et le palais de justice. Egelhofer fut tué en s'enfuyant. Levin, capturé, fut fusillé. Lewien parvint à regagner la Russie. Une page est tournée; un point est acquis : l'Allemagne ne sera pas rouge. Elle n'apportera pas à la Russie une force sous laquelle l'Europe aurait infailliblement succombé. Certains Allemands espèrent que ce service rendu à l'Occident parlera en leur faveur dans le règlement de la paix. Ils se paient d'illusions. Les vainqueurs ont à peu près ignoré la lutte que la social-démocratie allemande a dû soutenir contre les forces de subversion. Ils ne voient dans les corps francs qu'une résurgence du militarisme allemand. Leur vindicte est intacte : l'Allemagne ne peut s'attendre qu'à une paix de fer. NAISSANCE DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS. Le 14 février, le salon de l'Horloge retrouve son assemblée plénière. Le président Wilson donne lecture des vingt-six articles longs et verbeux du Covenant. Les membres de la Ligue des Nations se garantiront mutuellement leur intégrité territoriale et s'engageront à considérer une agression contre l'un d'eux comme une agression contre tous. L'organe exécutif de celle-ci, le Conseil, se composera en permanence des cinq grandes puis- sances, États-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie, Japon, et, par roulement, de quatre autres nations. Dans toutes les discussions, Wilson s'est montré dogmatique et impatient. Il n'a cédé que sur un point : l'Allemagne ne sera pas automatiquement admise dans la Ligue après la signature du traité. Le soir même, Wilson quitte Paris. L'inauguration du nouveau Congrès — du Congrès républicain — l'appelle. Il part plein d'inquiétudes et rongé de soupçons. La bataille de la Ligue des Nations est gagnée, mais elle ne suffit pas pour assurer cette « paix sans victoire » qu'il recommande pour l'avenir du monde et le repos du genre humain. Wilson a mesuré la violence de la haine et l'intensité de la peur dans lesquelles baigne l'Europe. Il a dans l'oreille les accents passionnés de Clemenceau réclamant la sécurité de la France. Il connaît les intentions françaises sur la Rhénanie; la demande d'annexion de la Sarre; le mémoire de Loucheur conseillant l'occupation pennanente de la Ruhr; les chiffres de Klotz dressant contre l'Allemagne une créance gigantesque. Il a déjà consenti à faire fléchir son principe de libre détermination en interdisant la réunion de l'Autriche à l'Allemagne; en laissant les Sudètes sous la domination des Tchèques; en admettant le rattachement à l'Italie d'un demi-million de Tyroliens; en permettant qu'on arrache à la Hongrie des territoires peuplés de Magyars; en acceptant les exigences polonaises sur des provinces allemandes, lituaniennes ou ukrainiennes. Il sait que ces concessions douloureuses à sa conscience sont très loin de satisfaire aux avidités nationalistes déchaînées. Wilson voit s'esquisser une paix qui, placée sous l'égide de son idéalisme, sera en définitive plus impitoyable, plus grosse de revanches, que les paix cyniques de la vieille diplomatie. L'absence de Wilson doit durer quatre semaines. Il sera représenté en son absence par le colonel House — mais Wilson soupçonne House de se laisser trop facilement convaincre par les hommes d'État européens et sa confiance, déjà, se meurt. UN ANARCHISTE TIRE SUR CLEMENCEAU. Le George Washington était au milieu de l'Atlantique, le 19 février, lorsque l'anarchiste Émile Cottin, vingt-trois ans, dit Milou, déchargea son revolver sur la limousine de Clemenceau tournant le coin de la rue Franklin et du boulevard Delessert. Le chauffeur vira autour d'un refuge et ramena le président devant sa porte. Clemenceau descendit sans aide, s'assit sur une chaise de paille et attendit les soins. Wilson, Lloyd George, Orlando avaient déjà été rappelés par les affaires internes de leurs pays. Le public vit les délibérations de Paris s'enfoncer dans le sable, désespéra de la paix. Wilson utilisera son passage à Washington pour réunir à dîner les trente-quatre leaders du Congrès afin de les gagner à la cause de la Ligue des Nations. Il s'y montra moins disert et moins persuasif qu'à l'accoutumée. Quatre jours après le dîner de la Maison-Blanche, Lodge demande au Sénat de voter une résolution en vertu de laquelle le Covenant de la Ligue des Nations devait être disjoint du traité de paix. Le président objecta que la question n'était pas à l'ordre du jour. Mais 37 membres avaient signé la résolution et 33 voix suffisaient à empêcher la formation de la majorité des deux tiers nécessaire pour la ratification du traité. Le Wilson qui se rembarque pour la France est un homme malade, amer et courroucé. Il se renforce dans son messianisme, répète que l'immense majorité du peuple américain est pour la Ligue des Nations et que le Sénat n'osera pas se dresser contre la conscience universelle. House attend à Brest. Premier mot de Wilson : « Votre dîner a été un désastre. » Les deux hommes s'enferment. L'entretien est orageux. Le crime de House consistait dans une demi-adhésion à un projet franco-britannique de préliminaires de la paix qui eussent englobé l'essentiel des clauses territoriales et laissé en dehors la Ligue des Nations. Une telle attitude, en un tel domaine, ne pouvait paraître qu'une défection à son exigeant ami. L'intimité, la confiance ne se rétabliront jamais. FOCH DEMANDE LA FRONTIÈRE DU RHIN. Un mémorandum du maréchal Foch attendait Wilson lorsqu'il regagna Paris, le 14 mars au matin. Il partait du postulat que l'Allemagne ne pouvait pas ne pas rester une nation de proie. Il se poursuivait par un procès-verbal de faiblesse : à 65 ou 70 millions d'Allemands, la France et la Belgique ne pouvaient opposer que 49 millions d'habitants. L'alliance russe, qui avait permis de résister au choc de 1914, était détruite, sinon retournée. La Société des Nations n'était, au mieux, qu'une espérance. L'unique manière de compenser l'infériorité française consistait à donner à l'ensemble des peuples pacifiques la seule frontière stratégique solide de l'Europe occidentale : le Rhin. La conscience de la supériorité allemande hantait les Français. La victoire n'en dissipait pas l'obsession. Le monde était venu combattre sur le sol de France pour vaincre une Allemagne presque seule. Le monde allait repartir; la France allait se retrouver en tête à tête avec la redoutable puissance dont quatre ans de batailles avaient prouvé le courage et la vigueur. Foch se défendait de réclamer l'annexion des pays rhénans. Mais il demandait qu'ils fussent détachés de l'Allemagne et appelés à constituer de « nouveaux États autonomes ». Devant eux, la ligne du Rhin et plusieurs têtes de pont seraient occupées par des forces interalliées. La coalition victorieuse devait survivre à la victoire pour prévenir le retour d'une agression. Une autre question franco-allemande, celle de la Sarre, était tombée sur Wilson à l'improviste. Il avait garanti, par le huitième point, « la réparation du tort fait à la France en 1871 » — donc la restitution de l'Alsace-Lorraine, mais non celle des territoires enlevés en 1815 comme châtiment de Waterloo. La France de 1918 réclamait la Sarre à la fois comme une compensation économique pour ses mines détruites et comme une réparation historique. Wilson ne voyait dans la demande française qu'une application de la vieille méthode consistant à plumer le vaincu. Dès l'après-midi du 14 mars, Clemenceau, Lloyd George et Wilson sont réunis au troisième étage de l'hôtel Crillon. La conversation est rigoureusement secrète, sans même un interprète, Clemenceau possédant l'anglais. Wilson repousse le mémorandum de Foch qui ne fait reposer que sur la force l'exécution des traités. Clemenceau répond que la France a droit à une autre sécurité que celle qui découle de principes abstraits. Dialogue sans issue... C'est alors que Lloyd George intervient. M. Wilson et lui, ditil, sont prêts à signer un traité qui garantirait à la France, au cas d'une agression allemande non provoquée, l'intervention à ses côtés de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Rien n'avait préparé Clemenceau à une telle offre. Il fut ébloui. La proposition conjointe de Lloyd George et de Wilson apportait la garantie, non seulement de la Grande-Bretagne, mais aussi d'une Amérique dont l'intervention avait assuré la défaite allemande. Elle était d'une hardiesse insigne. L'Angleterre renonçait au splendide isolement et l'Amérique s'affranchissait du testament de Washington. « Je fus sceptique, remarqua le colonel House, sur les chances de faire ratifier un pareil traité par le Congrès. » Mais, après la scène de Brest, il garda ses doutes pour lui. Dans l'esprit de Lloyd George et de Wilson, le traité de garantie était un substitut à l'occupation permanente du Rhin. Foch, mis au courant, protesta qu'un traité ne remplace pas un fleuve. Clemenceau répondit que le gouvernement était seul juge. Weygand assistait à l'entretien. « De ce jour, écrit-il, la rupture des deux hommes était consommée. » Foch courut à l'Élysée. Poincaré lui déclara qu'il partageait totalement son opinion, qu'il jugeait indispensable le démembrement de l'Allemagne et la barrière stratégique du Rhin, mais que sa fonction le réduisait à l'impuissance. Foch se procura un exemplaire de la Constitution et revint le doigt sur le paragraphe disant : « Le président de la République négocie les traités. » Poincaré répondit que la pratique avait établi que les traités étaient négociés par le gouvernement, et qu'il ne pouvait rien. Le lendemain et le surlendemain, de longues conversations se déroulent rue Saint-Dominique. L'intelligence rapide d'André Tardieu va droit au cœur du problème. « On nous offre, dit-il, le pacte de garantie en échange de l'occupation; à nous d'obtenir le pacte de garantie et l'occupation. » La note qu'il rédige maintient que la frontière militaire du Rhin constituerait le rempart le plus solide de la paix. Toutefois, considérant le fait nouveau de la proprosition anglo-américaine, la France accepte une occupation temporaire, au lieu de l'occupation définitive qu'elle préconisait. Les territoires de la rive gauche et les têtes de pont du Rhin ne seraient conservés que jusqu'à l'exécution intégrale par l'Allemagne du traité de paix. Exécution intégrale du traité? Cela veut dire en pratique extinction des obligations financières que les Alliés ont l'intention d'imposer à l'Allemagne. La frontière militaire du Rhin, envisagée dans le mémorandum de Foch comme l'un des traités permanents de la nouvelle Europe, se trouve liée à la question des réparations. Énorme et indéfinie, la dette allemande ne pourra être éteinte qu'au prix de longs délais. Les premières prévisions françaises envisageaient des versements échelonnés jusqu'en 1975. Trente ans furent considérés ensuite comme un minimum. Lier la présence française sur le Rhin à l'exécution intégrale des obligations financières revenait à maintenir pendant une génération au moins la frontière militaire de Foch. Lui-même se rallie à cette solution. L'enchevêtrement des discussions, l'intempérance des discours au conseil des Dix ont exaspéré Clemenceau. Le 24 mars, l'ère du conseil des Quatre commence. Toutes les décisions seront prises désormais entre Wilson, Lloyd George, Orlando et Clemenceau. Les Quatre sont tout en contrastes. Orlando, harcelé en Italie, souvent absent, joue un rôle épisodique. La pétulance, l'éloquence, la versatilité appartiennent à Lloyd George. Wilson parle en logicien et Clemenceau en sanglier, avec des coups de boutoir, des éclats de colère et aussi des tirades dans lesquelles la pensée divague un peu. Il souffre. Ses mains galeuses lui font mal. La balle de Cottin n'a pas été extraite du poumon, et c'est à elle qu'il attribue ses longues quintes de toux suivies parfois d'inquiétantes somnolences. Wilson se domine mieux, mais souffre davantage. Une inflammation de la prostate le torture, le prive de sommeil. Les problèmes se multiplient et s'enchevêtrent. La querelle franco-britannique en Orient n'a pas été aplanie par une concesssion de Clemenceau renonçant à Mossoul et se contentant d'une part de 23,75 % dans les pétroles de Mésopotamie. Toutes les revendications s'exaspèrent dans l'attente. En Hongrie, le comte Karolyi a démissionné. L'agitateur communiste Béla Kun, sorti de prison la veille, s'empare du pouvoir, se place sous la souveraineté de la République des soviets. Des combats s'engagent en Transylvanie avec les Roumains et en Slovaquie avec les Tchèques. Foch s'autorise de l'aggravation du péril rouge pour proposer une intervention générale contre la Russie, afin d'écraser le bolchevisme à sa source. Wilson s'y oppose. Les deux divisions françaises de l'armée d'Orient poussées jusqu'à Odessa sont rappelées et le conseil des Quatre décide de remplacer l'offensive de Foch par un cordon sanitaire tendu autour de la Russie. En Pologne, Pilsudski s'est emparé de Vilna, capitale historique de la Lituanie. Il a pris Lemberg, au milieu d'un pays entièrement ukrainien, et il rêve de Kiev. Ses milices sont contenues par les corps francs en Silésie et en Posnanie, mais la contre-offensive montée par Otto von Below est stoppée par un ultimatum de Foch menaçant de rouvrir les hostilités à l'Ouest si l'Allemagne essaie de reprendre ses provinces de l'Est. Foch insiste ensuite pour que l'armée polonaise Haller, tardivement formée en France, soit envoyée en Pologne par Dantzig. Les Allemands protestent, le sort de Dantzig n'étant pas fixé. Les Quatre décident alors que l'armée Haller sera rapatriée par voie ferrée : 350 trains militaires polonais, convoyés par des soldats français, traversent sans incident une Allemagne qu'on dit assoiffée de revanche et encore armée jusqu'aux dents. La discorde alliée éclate le 23 mars. Lloyd George adresse à Clemenceau une lettre le mettant en garde contre une paix trop dure et spécialement contre le transfert de populations allemandes sous des dominations étrangères. Clemenceau fait rédiger par Tardieu une réponse mordante : l'Angleterre s'est emparée de toute la flotte marchande et de toute la marine militaire de l'Allemagne; elle a détruit son commerce et lui a arraché ses colonies, et elle se permet de donner des conseils de modération à une France qui n'a rien obtenu pour la garantie de sa sécurité! Lloyd George réplique qu'il n'est pas mécontent d'apprendre que M. Clemenceau compte pour rien le pacte tripartite, que, lui, Lloyd George, a offert. Il se dispensera volontiers de soutenir devant les Communes une proposition qui a contre elle une partie très importante de l'opinion britannique. Les esprits s'échauffent. Clemenceau accuse Wilson d'être « un ami de l'Allemagne, de vouloir détruire la France » et quitte en fureur la salle des délibérations. Le dernier jour de mars, Foch défend devant les Quatre sa solution rhénane. Les commandants en chef alliés, sir Henry Wilson, Taker Bliss, Armando Diaz, convoqués en même temps que le maréchal, n'ouvrent pas la bouche pour le soutenir et, quelques jours plus tard, le roi Albert déclare aux Quatre que la Belgique ne souhaite pas une occupation prolongée de la Rhénanie. La France est bien seule à la réclamer. Avril commence dans une atmosphère anxieuse. Les lenteurs de la conférence, le silence officiel et les bruits qu'il entretient provoquent une inquiétude universelle. Le public français est épouvanté par la hausse vertigineuse des prix. En moyenne, ils ont triplé depuis 1913. Le secrétaire au Ravitaillement Vilgrain fait ouvrir des baraques, qui prennent son nom, pour contenir la hausse en concurrençant le commerce libre; l'échec est total. Les événements de Hongrie donnent l'impression que le bolchevisme approche. On apprend par bribes, malgré la censure postale, que des mutineries ont éclaté, devant Odessa, dans l'escadre française de la mer Noire. Les noms des deux principaux meneurs, l'officier mécanicien André Marty et le matelot Charles Tillon, sortiront de l'ombre après coup. Brisé, Wilson s'alite. House le supplée, mais le conseil des Quatre s'enfonce dans la même impuissance que le conseil des Dix. Lorsque Wilson reparaît, le 8 avril, pâle et hagard, la paupière gauche agitée d'un tremblement convulsif, il se heurte encore à Clemenceau sur la question de la Sarre. En rentrant au ministère de la Guerre, le Tigre annonce au général Mordacq qu'il est décidé à rompre le lendemain : « Il n'y a décidément rien à faire avec Wilson. Nous établirons le traité avec les Anglais et les Italiens. Les Américains feront ce qu'ils voudront... » Au moment où Clemenceau profère cette menace, une rumeur circule dans les salles de rédaction, toujours bâillonnées par la censure : le président Wilson a donné l'ordre d'envoyer à Brest le George Washington pour le ramener aux Etats-Unis. La rumeur est fondée. « Je ne veux plus rien discuter avec Clemenceau », a dit Wilson à ses collaborateurs. En Amérique, le télégramme de Wilson produit un effet de consternation. Le fidèle secrétaire laissé à la Maison-Blanche, Joseph P. Tumulty, s'alarme, s'émeut, câble en des termes d'une singulière hardiesse : The ordering of the « George Washington » to return to France is looked here as an act of petulance... La sensation à Paris, en Europe est beaucoup plus forte encore. La menace de Clemen,ceau, faire la paix sans les Américains, est creuse. Wilson partant, c'est la coalition rompue, l'Allemagne retrouvant ses chances, le monde s'enfonçant dans le chaos... En fait, c'est impossible. Le point de rupture est atteint, mais la rupture ne se produit pas. Le George Washington revient, mais les séances des Quatre se poursuivent. Succédant à la phase des oppositions, l'ère des compromis commence. CRÉATION DU CORRIDOR DE DANTZIG. Le premier compromis est celui de la Sarre. Il est convenu que l'État français recevra les mines en toute propriété, et que le district dira par un plébiscite, quinze ans après l'entrée en vigueur du traité, s'il veut être allemand, français ou demeurer sous la souveraineté de la Société des Nations. Clemenceau lutte pied à pied pour une occupation de la Rhénanie jusqu'à l'exécution intégrale du traité par l'Allemagne. Lloyd George s'y oppose de toutes ses forces. House s'entremet et concilie. Le 14 avril, Clemenceau lui fait connaître qu'il accepterait une occupation prévoyant trois tranches d'évacuation : la zone de Cologne au bout de cinq ans; la zone de Coblence au bout de dix ans; la zone de Mayence au bout de quinze ans. « Je portai aussitôt la nouvelle au président, dit House. Il fit la grimace devant la longueur des délais, mais donna son assentiment. » Celui de Lloyd George fut arraché après de véhémentes protestations. Dès le 17 avril, les Quatre jugent les travaux de la conférence assez avancés pour inviter le gouvernement allemand à envoyer des plénipotentiaires à Versailles afin de recevoir les conditions de la paix. Le 25 avril, Foch, à sa demande, comparaît devant le conseil des ministres pour le supplier de ne pas accepter l'occcupation limitée et l'évacuation fractionnée. Clemenceau interdit toute discussion en sa présence et l'invite sèchement à se retirer dès qu'il a achevé son exposé. Dans la cour de l'Elysée, Foch ameute les journalistes : « Nous passerons en Haute Cour pour avoir transformé la victoire en faillite nationale. » Mais le gouvernement adopte à l'unanimité le compromis rhénan. Cinq jours plus tard, les vaincus arrivent. Les Allemands doivent attendre sous l'orme. Mais le traité est loin d'être prêt. Les Quatre siègent deux ou trois fois par jour, ne progressent qu'au milieu des plus extrêmes difficultés. Sur le châtiment des coupables, la passion de Lloyd George finit par l'emporter. L'extradition de Guillaume de Hohenzollern sera demandée à la Hollande, afin qu'il soit mis en accusation publique pour « offense suprême à la moralité internationale ». En outre, et malgré les scrupules de Wilson, l'Allemagne devra s'engager à livrer aux tribunaux militaires alliés toutes les personnes accusées d'actions contraires aux lois de la guerre. Sur le désarmement de l'Allemagne, les Français soutenaient le principe d'un service militaire à très court terme. Les Anglais font prévaloir la formule d'une armée de métier recrutée par des engagements de douze ans. L'effectif ne pourra dépasser 100000 hommes, dont 4000 officiers, et le nombre des grandes unités sera limité à 7 divisions d'infanterie et 3 divisions de cavalerie. La marine de guerre ne pourra comprendre que 6 cuirassés et 6 croiseurs d'un tonnage maximum de 10000 et 6000 tonnes. Toute espèce d'arme sous-marine, d'artillerie lourde, de chars, d'aviation militaire sera interdite. Il est entendu qu'une commission des Réparations survivra à la conférence de la paix et qu'elle fixera, au plus tard le 1er mai 1921, et le montant de la dette allemande, et les conditions de son extinction. L'Allemagne s'engage à payer, avant cette date, 20 milliards de mark-or. La réintégration de l'Alsace-Lorraine dans la France est un fait accompli depuis l'armistice. La Belgique obtient la réunion des petits districts frontaliers d'Eupen, de Malmédy et de Moresnet. Le Schleswig dira dans plusieurs plébiscites s'il veut redevenir danois ou rester allemand. Questions mineures, à côté du dramatique problème des frontières de l'Allemagne à l'est. La sagesse parle par les lèvres de Lloyd George. « J'ai les plus grandes craintes. Nous allons donner à la Pologne 2 millions d'Allemands. Ce qui m'a le plus frappé, lors de mon premier voyage à Paris, c'est la statue de Strasbourg dans son voile de deuil. Il ne faut pas que l'Allemagne puisse élever de telles statues... » Wilson, de son côté, est conscient du caractère démentiel des revendications polonaises. Mais la France persiste à soutenir les exigences polonaises les plus démesurées. La France l'emporte. Les concessions faites à la gloutonnerie polonaise sont immenses. L'Allemange devra, sans plébiscite, renoncer à toute la province de Posen et à la Silésie jusqu'à l'Oder. Elle devra céder une partie de la Prusse-Occidentale et le littoral de la Baltique depuis les bouches de la Vistule jusqu'aux lagunes de la Leba. Seul Lloyd George fait des réserves sur des frontières coupant en deux le territoire allemand, créant ce corridor de Dantzig d'où la guerre surgira vingt ans plus tard. ,La Prusse-Orientale, que le corridor sépare de la masse de l'Allemagne, donna aux Hohenzollern, électeurs de Brandebourg, le titre de roi. Admirablement cultivée, elle est peuplée par une race terrienne dont les junkers sont l'élite puissante et austère. Les Polonais soutiennent que son caractère allemand est le fruit d'une germanisation impitoyable et que la cession de toute la province ne serait qu'une réparation historique. Les Quatre ne peuvent admettre une revendication aussi radicale. Mais ils acceptent de soumettre à un plébiscite les cercles de Marienwerder et d'Allenstein, réclamés par la Pologne au nom des communications ferroviaires et de l'ethnographie. Dantzig, purement allemande, mais débouché de la Vistule, fleuve polonais, est constituée en ville libre sous l'égide de la Société des Nations. Vaille que vaille, les dispositions du traité avec l'Allemagne sont arrêtées. On croit toucher au but. Mais Orlando et Sonnino exigent que les revendications de l'Italie sur l'Adriatique soient examinées et satisfaites avant la séparation des Quatre. Le baron Sohino et le vicomte Chinda déclarent qu'ils rompront s'ils n'obtiennent pas le transfert immédiat au Japon des établissements allemands au Chan-tong. La conférence est rejetée dans une crise presque aussi violente que celle de mars. Des séances orageuses se déroulent du 19 au 23 avril. Wilson a étudié le dossier italo-yougoslave avec un scrupule extraordinaire, faisant dresser de grandes cartes en relief, se penchant sur la géographie, l'économie, l'ethnographie des régions disputées. Il essaie de faire admettre un tracé donnant l'Istrie à l'Italie, laissant la Dalmatie au royaume des Serbes, Croates et Slovènes. En vain. Orlando repart pour Rome en déclarant que l'Italie ne signera pas le traité. Poursuivant l'illusion que les peuples sont pour lui, contre leurs gouvernements, Wilson adresse un appel à la nation italienne. La réponse est une vague de manifestations antiaméricaines de la Sicile au Piémont. Mais l'Italie et le Japon ont forcé leur main. Wilson, Clemenceau et Lloyd George décident de poursuivre sans eux la préparation des traités. Les plénipotentiaires autrichiens sont convoqués à leur tour à Saint-Germain-en-Laye. Orlando comprend et, discrètement, regagne Paris. Les Japonais ne sont pas partis. La conférence est au complet; le 6 mai, lorsqu'elle se réunit en séance plénière au Quai d'Orsay. Le lendemain 7 mai, elle se transporte dans le salon inondé de soleil du Trianon-Palace. Lorsque les trente-deux délégations ont pris place, l'huissier annonce : « Les plénipotentiaires allemands! » Ils entrent, funèbres, Brockdorff-Rantzau précédant Landsberg, Giesberts, Schüchking et Leinert. Tout le monde, spontanément, se lève. « Quoi qu'on fasse, dit un témoin, il n'est pas possible de ne pas se mettre à la place de ces cinq hommes et de compatir... » Debout, face aux Allemands, Clemenceau parle. Brièvement et rudement : « Vous avez demandé la paix ; vous allez recevoir la paix. Un volume va vous être remis qu'on vous laissera le temps d'étudier et sur lequel vous pourrez présenter vos observations par écrit. Mais vous devez savoir que ce second traité de Versailles nous coûte trop cher pour que nous ne l'entourions pas de toutes les garanties... » Clemenceau se rassied. Le secrétaire général de la conférence, l'ambassadeur Dutasta, place devant le chef de la délégation allemande une épaisse brochure blanche sur laquelle, sans la regarder, Brockdorff pose ses gants noirs. Puis, assis, il commence à lire une déclaration dont il passe les feuillets à son interprète, lequel traduit phrase par phrase, péniblement. L'Allemagne n'a aucune illusion sur l'étendue de sa défaite et de son impuissance. Elle sait la force de la haine en face de laquelle elle se trouve. Elle a adhéré aux principes du président Wilson; elle est prête à accepter les sacrifices qui en découlent, mais elle ne pourra souscrire avec une bonne conscience à des conditions qui ne lui paraîtraient pas légitimes ou qu'elle ne se croirait pas en mesure d'exécuter. Clemenceau est devenu tout rouge. Lloyd George casse un crayon. Wilson murmure que les Allemands seront toujours stupides. Relu cinquante-huit ans plus tard, le discours de Brockdorff-Rantzau fait l'effet d'un avertissement maladroit, mais plutôt honnête. Dans l'atmosphère de 1919, il paraît un monument de provocation et de jactance. Le fait que Brockdorff ait parlé assis est interprété comme un comble d'insolence, il était si ému que ses genoux s'entrechoquaient et qu'il était physiquement incapable de se tenir debout. Cinq jours plus tard, le 12 mai, l'Assemblée nationale allemande se réunit dans la salle des fêtes de l'université de Berlin. Elle entend un discours du chancelier Scheidemann déclarant le projet de traité « inexécutable et inacceptable », unertrâglich und unannehmbar. De tous les orateurs, un seul, l'indépendant Haase, recommande d'accepter le traité de paix, parce que, dit-il, il est si absurde et si inique que la révolution mondiale en sortira. Les Quatre convoquent Foch, l'invitent à préparer une marche sur Berlin. Le maréchal dispose encore de 39 divisions auxquelles, reconnaît-il, les Allemands n'ont rien à opposer. Il demande quatre semaines pour passer sous la porte de Brandebourg. Le délai accordé aux Allemands pour formuler leurs observations expire le 29 mai. Entre-temps, les Quatre, siégeant matin et soir, achèvent la préparation du traité autrichien qui sera signé discrètement, le 2 juin, à Saint-Germain. Ils transigent avec les Japonais sur le Chan-tong. Mais l'espoir d'en finir avec les traités hongrois, bulgare et turc doit être abandonné. La question de l'Adriatique reste ouverte et le partage de l'Empire ottoman en suspens. Le 28 mai, la délégation allemande remet aux Alliés un volumineux document intitulé Observations sur les conditions de la paix. Elles mettent en contradiction les clauses du traité avec les principes wilsoniens. Elles repoussent l'article 231 par lequel l'Allemagne est astreinte à reconnaître sa responsabilité unilatérale dans le déclenchement de la guerre et l'article 228 en vertu duquel elle devra livrer aux tribunaux militaires alliés les accusés réclamés par ceux-ci. Elles discutent pied à pied les clauses territoriales; concèdent l'Alsace-Lorraine, tout en souhaitant un plébiscite; cèdent Posen et une partie de sa province; mais concentrent leurs critiques sur la haute Silésie, le corridor et le statut de Dantzig. En matière de réparations, l'Allemagne offre une somme globale de 100 milliards de mark-or, ne portant pas intérêts. Elle demande à être admise dans la Société des Nations dès la signature du traité, et que l'occupation prolongée de la Rhénanie lui soit épargnée. Habilement rédigé, le mémorandum allemand coïncide avec un événement qui jette un nouveau trouble dans les relations entre les Alliés. La République rhénane est proclamée le 1er juin dans la zone française. Ses manifestations d'existence se bornent à quelques affiches vite lacérées, et son « gouvernement » ne peut sortir de la villa de Dorten, Hilderstrasse, à Wiesbaden. Les Américains et les Anglais ne prennent pas moins ombrage du soutien que Mangin a accordé à Dorten. Depuis que les clauses en sont connues, l'opinion anglaise se monte contre le traité, blâme la sévérité des amputations territoriales, le gonflement insensé de la Pologne, la durée de l'occupation du Rhin. Les archevêques d'York et de Canterbury déclarent que le projet de traité s'écarte de la paix de justice promise aux peuples. Le général Smuts écrit qu'il est pépinière de guerres et conseille à l'Afrique du Sud de ne pas le signer. Convoqués à Paris, les ministres de Lloyd George lui disent tous que le traité est trop brutal et qu'il doit être adouci. Le 2 juin, la conférence est à nouveau en pleine crise. Lloyd George avertit ses collègues que, si les Allemands ne signent pas, comme il en est convaincu, ils ne doivent compter ni sur l'armée britannique pour marcher sur Berlin ni sur la flotte britannique pour rétablir le blocus. La situation de Clemenceau est pénible. Critiqué par Foch, sapé par Poincaré, attaqué par les nationalistes, qui lui reprochent de saboter la victoire, il voit menacer les résultats de son long combat pour arracher une paix de sécurité. Il fait face aux sorties émotionnelles de Lloyd George avec modération et sangfroid, déclare qu'une rupture entre la France et l'Angleterre à l'orée de la paix serait un désastre, mais soutient qu'il n'est pas possible de remettre le traité en question en faisant litière des engagements pris. A son grand soulagement, Wilson l'appuie. Deux modifications seulement seront consenties. La cession de la haute Silésie à la Pologne sera subordonnée à un plébiscite et il sera constitué dans les territoires rhénans une haute commission interalliée pour empêcher l'usurpation du pouvoir civil par l'occupant français. Hormis ces deux points, la réponse alliée aux « observations » rejette sur un ton sévère l'ensemble des doléances allemandes. Cinq jours sont accordés au gouvernement allemand pour dire s'il accepte ou s'il repousse le projet de traité. Le soir même, Brockdorff- Rantzau et une partie de sa délégation partent pour Weimar par la petite gare de Noisy-le- Roi. Brockdorff tombe à Weimar dans un hourvari de guerre civile. En pleine nuit, des détenus ont brisé leur prison et envahi le château en criant qu'ils veulent pendre Noske. La délibération qui s'engage quelques heures plus tard est encore sous le coup de l'émotion nocturne, s'ajoutant à la détresse patriotique. La journée du 18 juin est commencée et le délai prescrit fixe au 21, à 18 h 30, la limite ultime laissée à l'Allemagne pour qu'elle choisisse entre la lourde paix qui lui est dictée et l'aventure désespérée d'une reprise des hostilités. Le blocus n'a été que desserré. La famine sévit plus que jamais. Les rapports demandés aux autorités civiles et militaires établissent que 80 à 85 % de la population demandent la paix à n'importe quel prix. L'étatmajor reconnaît qu'il est hors d'état de s'opposer à une marche en avant des Alliés. Certains militaires pensent qu'il est possible d'établir un barrage défensif sur l'Elbe, tout en prenant l'offensiye à l'est pour chasser les Polonais des provinces dont ils se sont empares. Groener démontre que cette tentative désespérée entraînerait la sécession de la Rhénanie et de l'Allemagne du Sud. On doit faire passer avant toute autre considération le salut de l'unité allemande — donc signer. Les heures passent. Le cabinet allemand siège jour et nuit. Brockdorff-Rantzau a rédigé pendant son voyage un rapport sur sa mission et, au nom de sa délégation unanime, conclut au rejet du traité. Erzberger et Noske démontrent que refuser de signer aujourd'hui, c'est se condamner à signer demain dans des conditions plus désastreuses. Mais Scheidemann est lié par le unannehmbar qu'il a prononcé le 12 mai. Émis dans la nuit du 18 au 19 juin, le vote du cabinet donne sept voix pour l'acceptation et sept voix contre. Scheidemann ne peut que porter sa démission au président Ebert. D'autres heures s'écoulent. Lloyd George force la porte de Clemenceau pour lui crier qu'il ne se trouvera aucun gouvernement allemand pour signer le traité et qu'il faut le refaire de fond en comble. Foch part pour Kreuznach où le G.Q.G. allié se remet sur pied de guerre. Les troupes commencent à se masser dans les têtes de pont du Rhin. Dans la rade de Scapa Flow, les navires allemands internés dorment inertes. Le samedi 21 juin, à midi, le pavillon impérial prohibé monte aux drisses du cuirassé amiral Kaiser Wilhelm der Grosse, suivi d'une flamme rouge à laquelle tous les bâtiments répondent par le signal « aperçu ». Les équipages se précipitent dans les embarcations. Croyant à une évasion collective, les Anglais tirent, tuent le capitaine de frégate Walther Schumann et sept matelots. Mais ils voient les navires allemands donner de la bande et s'enfoncer dans les eaux calmes de la rade. Certains chavirent. D'autres, comme le croiseur de bataille Hindenburg, se posent sur leur quille, les cheminées et les mâts militaires hors de l'eau. Aux reproches de l'amiral Freemantle, l'amiral von Reuter répond qu'il sait que les hostilités vont être rouvertes et que des marins anglais, dans sa situation, auraient fait comme lui. Au conseil des Quatre, Clemenceau, déchaîné, demande en représailles l'occupation d'Essen. Pour succéder à Scheidemann, Ebert fait appel à un ex.. secrétaire de syndicat, Gustav Bauer. Brockdorff-Rantzau disparaît, remplacé par le social-démocrate Hermann Müller. Le délai pour dire oui ou non a été étendu jusqu'au 23 juin, 18 h 30. Le nouveau gouvernement se présente dans la soirée du dimanche 22 devant l'Assemblée nationale en déclarant qu'il est prêt à signer le traité mais qu'il demande la disjonction des articles 228 et 231, contraires à l'honneur allemand. L'Assemblée approuve par 237 voix contre 138. Le sabordage de la flotte allemande a prédisposé les Alliés à l'intransigeance. Elle est renforcée par l'incinération de quinze vieux drapeaux pris en 1870, à Sedan, dont la France exige la restitution et qu'un détachement de l'ancienne cavalerie de la garde va prendre à l'arsenal de Berlin pour les brûler devant la statue de Frédéric II. A la réunion des Quatre, les deux réserves allemandes sont repoussées unanimement et sans discussion. L'Allemagne est sommée de faire connaître dans les vingt-quatre heures sa décision de signer le traité sans la moindre restriction. Faute de quoi, les hostilités seront rouvertes immédiatement. Attente... Lorsque les Quatre se retrouvent, le lundi 24, à 4 heures de l'après-midi, il reste moins de trois heures avant l'expiration de l'ultimatum. En Allemagne, sous une pluie fine, les troupes alliées se déploient et les batteries prennent position, coffres ouverts... Mais l'Allemagne s'incline... La notification officielle parvient à Paris soixante-dix minutes avant le moment fixé pour rendre la parole au canon. On parvient à transmettre le contrordre aux avant-postes avant qu'un seul coup de feu ait été tiré. La signature du Traité eut lieu cinq jours plus tard, le samedi 28 juin, dans la galerie des Glaces, à l'endroit où l'Empire allemand avait été proclamé quarante-huit ans auparavant. Six heures plus tard, Wilson part pour Brest, nullement conscient d'avoir échoué dans la haute mission qu'il s'était assignée. A la dernière réception de l'hôtel Crillon, un journaliste lui a demandé s'il pensait avoir donné au monde la paix qu'il espérait. Wilson a paru surpris et même offusqué. « Je suis convaincu, a-t-il répondu, que nous avons fait une meilleure paix qu'il n'était possible de l'espérer lorsque je suis arrivé à Paris. » Ce n'est pas vrai. La paix est à peu près aussi mauvaise qu'il était possible de la concevoir. Elle repose sur un jugement prononcé sans procès, la culpabilité unilatérale de l'Allemagne. Elle inflige à celle-ci des blessures insuffisantes pour empêcher sa renaissance et beaucoup trop graves pour ne pas engendrer une rancune brûlante. La France, tremblante dans sa victoire, ne songe qu'à des contraintes et, par la voix d'une élite déplorable, entretient sa haine au lieu de rechercher une réconciliation. Le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a été outrageusement bafoué. Le corridor de Dantzig est une offense que la carte jette au visage, et la nouvelle Pologne, gonflée de populations rebelles, n'est qu'une façade de puissance. L'État tiré des ruines de l'Autriche-Hongrie, les trois États, gorgés de dépouilles et encore insatisfaits, Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie sont, comme la Pologne, des foyers de nationalisme et de militarisme puérils. Wilson emporte avec lui son lourd traité de Versailles, encore alourdi par sa chimère de la Ligue des Nations et par le traité de garantie franco-anglo-américain. Il sait qu'il doit compter avec une rude opposition au Congrès. Mais, dit-il, il ira devant le peuple, et c'est le peuple qui imposera la paix de l'Ordre Nouveau. L'AMÉRIQUE REJETTE LE TRAITÉ. Dix semaines se sont écoulées. Une admirable arrière-saison dore l'Amérique. Woodrow Wilson tient sa parole, part en croisade pour le traité de Versailles et pour la Ligue des Nations. Mais son principal adversaire, le sénateur Lodge, est habile. On a conseillé à Wilson de transiger. Entre les adversaires et les partisans du traité, il y a au Sénat des tièdes susceptibles d'être gagnés par des concessions. Wilson a refusé. « Lodge veut une bataille. I'il give him a belliful! (« je lui en donnerai plein le ventre! ») L'itinéraire du train présidentiel passe par le Middle West, le North West, la Californie, revient vers l'est et s'achève à New York. Wilson compte faire lever sur son passage un vent comme s'il voulait lui reprocher de l'avoir mal informé des réactions des Anglais... Ma tâche étant achevée, je quittai le cabinet du Fùhrer... » L'antichambre était pleine de dignitaires du régime. Schmidt leur annonça que, dans deux heures, les hostilités commenceraient entre l'Angleterre et l'Allemagne. On entendit, dans le silence qui suivit, la voix de tête de Gôring disant : « Si nous perdons cette guerre, Dieu ait pitié de nous! » TABLE DES MATIÈRES I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. PRÉFACE — 1918. CHUTE D'UN EMPIRE. Défaite et révolution allemandes — 1919. FAILLITE D'UN GRAND ESPOIR. Versailles et Weimar — 1918-1920. OMBRE ROUGE SUR L'EUROPE. Dramatique naissance de la Russie soviétique — 1918-1923. HOMMES NOUVEAUX, PAYS RÉNOVÉS. Mussolini, De Valera, Kemal Ataturk — 1920-1923. FAIRE PAYER L'ALLEMAGNE? Briand échoue.; Poincaré revient — 1923-1924. CRISE FRANCO-ALLEMANDE. Poincarré dans la Ruhr, Hitler sort de l'ombre . . . — 1924-1926. LUEUR DE PAIX. Le cartel des gauches, Locarno et le Rif — 1926-1929. ANNÉES D'EUPHORIE. Du vol de Lindbergh au jeudi noir — 1930-1931. HITLER EN MARCHE. La .crise économique ravage le monde .. : — 1924-1933. COMMUNISME D'EUROPE ET D'ASIE. L'ascension de Staline — 1932-1933. TOURNANT FATAL... Hitler au pouvoir — 1933-1935. TEMPS NOUVEAUX. Hitler s'impose. Roosevelt débute .. 7 11 33 59 75 97 119 141 167 185 201 219 239