D O S S I E R T H É M A T I Q U E Pancréatite chronique et adénocarcinome du pancréas : y a-t-il un rapport ? ● P. Lévy* P O I N T S F O R T S P O I N T S F O R T S ■ Entre 5 et 10 % des tumeurs pancréatiques se révèlent par une poussée de pancréatite aiguë. ■ Si une pancréatite aiguë n’est ni alcoolique ni biliaire, et en l’absence d’autre cause évidente, elle doit être considérée comme tumorale jusqu’à preuve du contraire. ■ Le terrain, le caractère segmentaire des lésions inflammatoires et de la dilatation canalaire doivent faire suspecter une tumeur. ■ La pancréatite chronique s’accompagne d’un risque relatif de cancer pancréatique de l’ordre de 14. Ce risque est peut-être plus élevé en cas de pancréatite familiale lorsque la mutation est transmise par le père. ■ Moins de 5 % des pancréatites chroniques se compliquent d’un adénocarcinome. La difficulté d’un diagnostic précoce et la rareté de la dégénérescence rendent illusoire et inutile toute stratégie de dépistage. ■ Les signes cliniques qui doivent faire suspecter l’apparition d’un adénocarcinome pancréatique au cours de la pancréatite chronique sont la réapparition des douleurs après une longue période d’indolence, une altération de l’état général non expliquée, l’apparition d’un ictère et surtout d’un prurit. es rapports unissant pancréatite chronique et adénocarcinome pancréatique sont bivalents. En effet, un adénocarcinome pancréatique peut se révéler par des symptômes évoquant au moins initialement une pancréatite chronique. Réciproquement, la pancréatite chronique est considérée comme un facteur de risque d’adénocarcinome pancréatique. L * Fédération médico-chirurgicale d’hépato-gastroentérologie, hôpital Beaujon, Clichy. 66 ADÉNOCARCINOME PANCRÉATIQUE RÉVÉLÉ PAR UNE PANCRÉATITE Mécanismes et fréquence Une tumeur pancréatique peut entraîner une pancréatite d’amont par plusieurs mécanismes. Le plus fréquent est une obstruction canalaire par la prolifération endocanalaire ou par simple compression du canal pancréatique par la tumeur. Il s’agit alors d’une compression chronique se traduisant pas des signes cliniques et d’imagerie pouvant être confondus avec ceux d’une pancréatite chronique. Dans le cas particulier des tumeurs intracanalaires papillaires et mucineuses, c’est la sécrétion mucoïde de la tumeur qui peut à elle seule provoquer une pancréatite d’amont. Dans la mesure où cette obstruction peut être intermittente et parfois aiguë, une véritable pancréatite aiguë est possible. La recherche des tumeurs intracanalaires papillaires et mucineuses doit être une préoccupation constante chez les malades ayant des poussées itératives de pancréatite sans cause évidente. Plus rarement, la pancréatite est due à des phénomènes ischémiques liés à l’envahissement et à la thrombose vasculaire provoquée par la tumeur. Dans des cas exceptionnels, la tumeur entraîne une rupture canalaire en amont à l’origine d’une fuite enzymatique. La fréquence de l’adénocarcinome pancréatique se révélant par une pancréatite est très variée dans la littérature. Dans les séries occidentales, elle va de 0 à 10 %. Dans une série récente, un adénocarcinome pancréatique était mis en évidence chez 2,2 % des malades ayant une première poussée de pancréatite (1). Dans des séries japonaises, l’incidence de la pancréatite aiguë chez des malades ayant un adénocarcinome pancréatique pouvait atteindre 38 % (2). Cette différence peut être due à un problème de définition, le critère diagnostique de la pancréatite pouvant ne reposer que sur une élévation des enzymes pancréatiques sériques. Quand y penser ? Le diagnostic d’adénocarcinome pancréatique doit être évoqué systématiquement en cas de pancréatite survenant au-delà de 50 ans (l’âge médian de diagnostic de l’adénocarcinome pancréatique étant entre 65 et 70 ans), en l’absence d’alcoolisme chronique et de lithiase biliaire. Le caractère récurrent des poussées, la présence de douleurs entre les poussées, l’altération de l’état général et surtout la survenue d’un ictère sont autant de La lettre de l’hépato-gastroentérologue - no 2 - vol. IV - avril 2001 signes d’alarme. Rappelons aussi qu’au cours des obstacles sur la voie biliaire principale dus à la pancréatite chronique, un prurit est exceptionnel. Les raisons de l’absence de prurit dans cette situation sont inconnues. Sa seule présence doit donc faire évoquer un obstacle tumoral. En imagerie, c’est le caractère segmentaire des signes de pancréatite qui doit alerter. La dilatation du canal pancréatique dans la partie gauche du pancréas disparaissant au niveau de la tête, une atrophie de la queue alors que la tête pancréatique est hypertrophiée, la présence d’un nodule hypodense en scanographie sont des signes directs ou indirects de la présence d’une lésion tumorale. La présence d’une atteinte vasculaire (parfois difficile à différencier d’un œdème péripancréatique), d’adénopathies de grosse taille (> 1 cm) et, a fortiori, de métastases sont encore des signes indiscutables de la présence d’une lésion tumorale. Le dosage du Ca 19-9 plasmatique est de peu d’utilité. En effet, sa sensibilité est faible (< 60 %) pour les petites tumeurs – qui sont les seules dont le diagnostic ait un intérêt pratique pour le malade. Sa spécificité est faible, notamment en cas de cholestase. En effet, il faut dépasser un seuil de huit fois la valeur supérieure de la normale pour que la spécificité atteigne 80 % (3). La recherche des mutations du gène Ki-ras n’est pas encore entrée en pratique courante. Dans le sérum, sa sensibilité est de l’ordre de 50 %. Dans le suc pancréatique recueilli par cathétérisme, sa sensibilité est aussi de l’ordre de 50 %, mais il existe un taux de faux positif de l’ordre de 10 % (25 % dans certaines études (4-7). Certaines observations font état de l’apparition d’une tumeur pancréatique dans les mois suivants la détection d’une mutation du gène Ki-ras dans le suc pancréatique chez des malades qui avaient une pancréatite chronique apparemment non dégénérée (5, 7). ADÉNOCARCINOME COMPLIQUANT UNE PANCRÉATITE CHRONIQUE Y a-t-il un lien entre pancréatite aiguë, pancréatite chronique et cancer pancréatique ? Si le lien entre les deux premiers est fermement établi dans le cadre des pancréatites alcooliques (8), l’hypothèse selon laquelle une maladie inflammatoire chronique aboutirait à une affection tumorale maligne est plus difficile à démontrer. Plusieurs travaux ont abordé cette thématique. Études de cohorte Un premier travail, fort critiquable bien que paru dans le New England Journal of Medicine, a été publié en 1993. Les critiques portaient sur le délai d’inclusion allant de 1945 à nos jours, sur l’absence de scanographie chez tous les malades et sur le caractère multicentrique très éclaté des centres. Néanmoins, le risque relatif de développer un adénocarcinome pancréatique plus de 2 ans après le diagnostic de pancréatite chronique et avec un suivi minimum de 5 ans était de 14,4 par rapport à la population de référence (9). Cependant, 20 ans après le diagnostic de pancréatite chronique, le risque d’adénocarcinome pancréatique n’était que de 4 % (9). Dans la série issue de l’hôpital Beaujon comportant 567 malades suivis 8 ans en moyenne, 3 malades ont eu La lettre de l’hépato-gastroentérologue - no 2 - vol. IV - avril 2001 un adénocarcinome pancréatique après un suivi minimum de 29 mois. Ce chiffre amène à un risque relatif proche du précédent de l’ordre de 14 (10). Études de registre Peu d’études de registre ont été consacrées à ce sujet. Un travail américain a recherché les antécédents d’hospitalisation pour “pancréatite” chez les malades ayant un adénocarcinome pancréatique et en a comparé la fréquence par rapport à un groupe témoin. Même si l’on prenait un seuil de 7 ans avant le diagnostic d’adénocarcinome pancréatique, le risque d’avoir un cancer était doublé chez les malades ayant eu une pancréatite (11). Une autre étude a porté sur toute la population suédoise en liant les registres de pancréatite et de cancer pancréatique. Cette étude a montré un lien entre ces deux affections mais, curieusement, ce lien semblait diminuer avec le temps et les auteurs concluaient que le lien était peut être artificiel (12). Cas particuliers • La pancréatite héréditaire Les malades ayant une pancréatite chronique héréditaire constituent un sous-groupe particulier. Le risque d’adénocarcinome pancréatique est-il différent dans ce sous groupe ? Une étude multicentrique internationale a permis de regrouper 246 malades issus de dix pays avec un suivi total de 8 531 années. Huit adénocarcinomes pancréatiques ont été diagnostiqués alors que 0,15 était attendu donnant un risque relatif de 53. En extrapolant la courbe, le risque cumulé d’adénocarcinome pancréatique à l’âge de 70 ans atteignait 40 % avec un âge moyen de 57 ans au moment du diagnostic de l’adénocarcinome pancréatique (13). Ce chiffre très élevé est peut être dû à l’âge jeune auquel débute la pancréatite héréditaire permettant une durée d’exposition au risque de plus de 40 ans. Curieusement, tous les cas d’adénocarcinome pancréatique ont été décrits lorsque le gène défectif était transmis par le père, alors que cette affection est autosomique (13). Si le sur-risque d’adénocarcinome pancréatique était confirmé chez ce type de malades, une surveillance pourrait être mise en place. Ces données ne sont pas confirmées par la série française de pancréatite chronique héréditaire comportant plusieurs centaines de cas sur plusieurs générations colligés par LeBodic et dans laquelle aucun cas d’adénocarcinome pancréatique n’a été décrit (communication personnelle). • La pancréatite tropicale La pancréatite chronique tropicale est exceptionnelle en France. Le risque relatif d’adénocarcinome pancréatique serait de 100 (14). SIGNES CLINIQUES ÉVOCATEURS DE DÉGÉNÉRESCENCE D’UNE PANCRÉATITE CHRONIQUE Les signes cliniques qui doivent faire suspecter l’apparition d’un adénocarcinome pancréatique au cours de la pancréatite chronique sont : 67 D O S S I E R T – la réapparition des douleurs après une longue période d’indolence, a fortiori chez un malade n’ayant pas repris une consommation d’alcool ; – une altération de l’état général non expliquée par d’autres facteurs (diabète, hépatopathie, cancer des voies aéro-digestives supérieures, etc.) ; – l’apparition d’un ictère et surtout d’un prurit chez un malade dont la pancréatite chronique n’était plus évolutive ; En imagerie, il faut rechercher la présence d’une image nodulaire, hypodense, sans calcification pancréatique, une sténose canalaire localisée avec des signes d’infiltration péripancréatique ou des adénopathies. CONCLUSION ET CONSÉQUENCES PRATIQUES Une pancréatite aiguë peut révéler une tumeur pancréatique dans 5 à 10 % des cas. En l’absence de cause évidente, notamment biliaire ou alcoolique, une tumeur doit être recherchée avec tous les moyens diagnostiques disponibles. Au cours de la pancréatite chronique, il existe sans doute un surrisque d’adénocarcinome pancréatique d’un facteur de l’ordre de 14 par rapport à la population générale. Néanmoins, le risque absolu de développer un adénocarcinome pancréatique reste faible (< 5 %), en dehors des sous-groupes particuliers que sont les pancréatites chroniques héréditaires et tropicales. D’un autre point de vue, moins de 5 % des adénocarcinomes pancréatiques peuvent être attribués à une pancréatite chronique sous-jacente, le tabagisme étant un facteur de risque beaucoup plus important. Par ailleurs, diagnostiquer un adénocarcinome pancréatique se développant au cours de l’évolution d’une pancréatite chronique est d’une extrême difficulté, y compris en utilisant les techniques d’imagerie les plus récentes (15). Pour toutes ces raisons, aucune surveillance ne doit être recommandée tant sur le plan biologique qu’en imagerie en l’absence de signe clinique évocateur. ■ Mots clés. Pancréatite aiguë – Pancréatite chronique – Diabète – Tabac. 68 H R É É F É M R E N A C E S T B I B I L I O Q G R A U P H I Q E U E S 1. Appelros S, Borgstrom A. Incidence, aetiology and mortality rate of acute pancreatitis over 10 years in a defined urban population in Sweden. Br J Surg 1999 ; 86 : 465-70. 2. Schmied B, Büchler M, Uhl W, Pour P. Association between acute pancreatitis and pancreatic cancer. In : Büchler M, Uhl W, Friess H, Malfertheiner P, eds. Acute pancreatitis. New concepts in biology and therapy. Oxford : Blackwell Science Ltd, 1999 : 155-61. 3. Nouts A, Lévy P, Voitot H, Bernades P. Valeur diagnostique de l’antigène sérique Ca 19-9 au cours de la pancréatite chronique et de l’adénocarcinome pancréatique : influence de leurs complications. Gastroenterol Clin Biol 1998 ; 22 : 152-9. 4. Watanabe H, Sawabu N, Ohta H et al. Identification of K-ras oncogene mutations in the pure pancreatic juice of patients with ductal pancreatic cancers. Jpn J Cancer Res 1993 ; 84 : 961-5. 5. Van Laethem JL. Ki-ras oncogene mutations in chronic pancreatitis : which discriminating ability for malignant potential ? Ann N Y Acad Sci 1999 ; 880 : 210-8. 6. Theodor L, Melzer E, Sologov M et al. Detection of pancreatic carcinoma: diagnostic value of K-ras mutations in circulating DNA from serum. Dig Dis Sci 1999;44:2014-9. 7. Berthelemy P, Bouisson M, Escourrou J et al. Identification of K-ras mutations in pancreatic juice in the early diagnosis of pancreatic cancer. Ann Intern Med 1995 ; 123 : 188-91. 8. Skinazi F, Lévy P, Bernades P. Les pancréatites aiguës alcooliques révèlent-elles toujours une pancréatite chronique ? Gastroenterol Clin Biol 1995 ; 19 : 266-9. 9. Lowenfels AB, Maisonneuve P, Cavallini G et al. Pancreatitis and the risk of pancreatic cancer. 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