evidence-based medicine vers un risque de dérive normative de la relation

publicité
Soins de support en oncologie
S oins de support en oncologie
Prise en charge de la douleur et evidence-based medicine :
vers un risque de dérive normative de la relation
médecin-patient et de la décision médicale ? 1
●
●
G. Moutel*
“L’homme est un apprenti, la douleur est son maître.”
A. de Musset
C
omme tous les symptômes pathologiques ressentis par
les patients, la douleur est paradoxale, car elle demande
à être traitée objectivement, alors que, par ailleurs, elle
est un phénomène subjectif, vécu par la personne, et relève ainsi
de sa perception, de sa sensibilité propre. Par ailleurs, la douleur
existe selon deux modalités : celle du malade, qui doit la décrire,
et par là l’objectiver en la décrivant, et celle du médecin, qui,
pour l’objectiver et donc la soigner, doit l’aborder aux confins
de la subjectivité à laquelle il est, au départ, étranger. La douleur
cristallise la limite d’appréhension et de compréhension entre
deux individus qui sont dans un monde commun, mais qui ne
peuvent partager leurs expériences qu’en se référant au rapport
individuel et très personnel qu’ils ont eux-même au monde, aux
autres et à leur propre corps. Face à ce paradoxe se pose alors
la question de savoir comment le médecin a accès à l’individu
douloureux et pas seulement à la douleur de l’individu. Dans ce
contexte il est intéressant de s’interroger sur la pertinence de
l’approche du terme d’“evidence-based medicine” (EBM), dans
le cadre de la prise en charge de la douleur.
Acquis et limites de l’EBM
dans la prise en charge des patients
À l’exemple des données publiées dans l’EBM Journal, l’EBM a
pour principe d’analyser régulièrement (tous les mois ou tous
les trimestre) le contenu de plus de 50 périodiques médicaux
référencés, et de sélectionner tous les articles (couvrant les
domaines du diagnostic, du pronostic, de la thérapeutique) qui
soient à la fois utiles pour la pratique quotidienne et rigoureux
quant à leurs standards méthodologiques. À partir de cette
sélection, des recommandations sont proposées aux cliniciens
sous forme d’algorithmes décisionnels et de conduites à tenir.
Un grand courant international a œuvré en faveur de l’EBM
pendant les années 1990, avec de nombreuses publications
recommandant ses mérites et visant à instruire les médecins en
formation initiale ou continue en utilisant cette technique.
1 © Le Courrier de l’éthique médicale (5), 2005.
* Faculté de médecine, université Paris-5, laboratoire d’éthique médicale et de médecine
­légale, 75006 Paris.
Pour plus d’informations sur l’évolution de la relation médecin-patient et les droits des
patients, consultez : www.ethique.inserm.fr
La Lettre du Cancérologue - Vol. XVII - n° 3 - mars 2008
LK 3-2008(ok).indd
113
C’est ainsi que l’EBM Journal, publié en français, affichait dès
1996 son objectif dans un éditorial intitulé “De la nécessité d’une
médecine basée sur des faits prouvés”.
Mais, si l’EBM a validé par des publications sa capacité à modifier le niveau de connaissance ainsi que le comportement de
certains médecins, aucun travail de grande ampleur ne montre
que l’EBM améliore réellement l’état de santé de la population et
permet de répondre aux réelles attentes des patients : le manque
de données “prouvées” sur ces deux points constitue le talon
d’achille de l’EBM !
Les innovations de la faculté canadienne – reprises telles quelles
ou adaptées par de nombreux autres établissements anglophones, puis francophones – posent tout d’abord la question de
leur efficacité en termes d’incidence sur la prise en charge des
patients. Elles posent, par ailleurs, la question de leur pertinence
en termes d’amélioration, non seulement de la prise en charge,
mais également des réponses apportées aux aspirations des
patients, ces derniers n’attendant pas des médecins une réponse
uniquement technique.
Grey zones et risques de dérives
Plusieurs critiques sont formulées sur l’EBM. Tout d’abord, elle
ne semble pas applicable à une médecine qui, comme dans le
cas de la douleur dans certaines situations complexes, aborde
des patients présentant des problèmes multiples et intriqués
interagissant fortement souvent dans un cadre polypathologique
et, où se mêlent les dimensions sanitaire, sociale et familiale.
Ainsi, l’EBM n’apparait pas adaptée au concept de prise en charge
globale des personnes algiques, puisqu’elle est fondée sur une
approche souvent monopathologique et ne prend pas toujours
en compte le contexte de vie, ni les dimensions complexes de
la personne et des comportements humains.
Naylor, dans le Lancet, a formulé un seconde critique fondamental
sur l’EBM qu’il appelle les “grey zones”. Il explique que, pour de très
nombreux domaines de l’activité clinique, il n’existe pas d’études
ou de données scientifiques, ou qu’elles ne sont pas représentatives
des malades auxquels elles prétendent s’appliquer. Dès lors, “ce qui
peut être présenté comme blanc ou noir dans un article d’une revue
scientifique peut rapidement devenir gris dans la pratique”.
Ces réserves sur l’EBM sont réaffirmées par une école française de
grands cliniciens qui insistent sur la nécessité d’une pratique médicale fondée sur l’expérience individuelle, sur le compagnonnage
dans le cadre d’une approche talentueuse de la médecine clinique.
113
27/03/08
13:00:44
Soins de support en oncologie
S oins de support en oncologie
C’est pourquoi la question de la non application de la norme ou
de la règle de prescription prédéfinie (celle d’un consensus) est
une attitude tout à fait défendable (dès lors qu’elle est faite avec
responsabilité et compétence). Cela est, de ce fait, l’attitude dans
des services tout à fait rigoureux, où des traitements connus pour
être efficaces dans certaines pathologies sont prescrits dans d’autres
indications de manière empirique ou compassionnelle, suivant le
sens clinique du médecin, en dehors des indications “réglementaires” validées par l’autorisation de mise sur le marché (AMM).
Ce point de vue est défendu dans les travaux du doyen Ph. Even
et de B. Guiraud-Chaumeil :
“Le principe même de l’EBM témoigne de l’abandon d’un système
dominé par la confiance en l’intelligence, la formation et l’expérience des médecins, en faveur d’une politique de codification et
de contrôle de la pratique médicale. Au lieu de parier, en amont,
sur la qualité de médecins ayant initialement acquis à l’université
savoir, savoir-faire, expérience clinique, aptitude au raisonnement…, la politique des guidelines vise, en aval, à encadrer et
contrôler, a posteriori, l’activité médicale. Au nom de ce que
la médecine est un art autant qu’une science… beaucoup, en
effet, n’acceptent pas la prétendue supériorité d’une connaissance
factuelle, statistique, impersonnelle et soi-disant objective sur les
connaissances acquises, l’intuition, l’expérience individuelle et la
qualité idiosyncrasique du raisonnement clinique, seuls capables,
à leurs yeux, de répondre à des myriades de situations cliniques
différentes, qui ne peuvent être mécaniquement résolues à partir
de guidelines simplificatrices”.
La prise en charge de la douleur recouvre
un champ plus vaste et plus subtil
que le concept de l’EBM
Il convient de rappeler (ce que reconnaissent d’ailleurs les promoteurs de l’EBM) que les études randomisées cliniques, présentées
comme le standard méthodologique de la recherche clinique
et de l’EBM, ne parviennent pas toujours à convaincre tous les
praticiens, ni à imposer leurs conclusions, ni même à s’entourer
d’un consensus sur les questions posées.
Les travaux sur la douleur, particulièrement sur la relation
médecin-patient dans ce cadre, menés dans le laboratoire
d’éthique médicale de la faculté Necker montrent que plusieurs
points fondamentaux ressortent dans la réalité de la décision
médicale.
Tout d’abord, l’importance de la conviction dans la pratique
médicale.
Le savoir théorique, la littérature, le bon sens, l’expérience et
la sensibilité clinique, le partage avec d’autres médecins, tout
cela peut contribuer à donner force à l’acte médical, ainsi que
l’ensemble des valeurs en jeu dans la décision.
Ces travaux tendent à montrer que les médecins adaptent souvent
leurs prescriptions en fonction de leur conviction et des attentes des
patients, et ils évoquent la crainte d’un amenuisement de la relation
médecin-patient, dans une médecine qui ne serait que “scientifique”. Le médecine sera donc, de fait, l’arbitre entre des arguments
114
LK 3-2008(ok).indd
théoriques (fondés sur les publications, les données scientifiques et,
éventuellement, l’EBM) et des arguments pratiques et humains‑: la
facilité d’accéder à un soin, la compliance, l’acceptabilité, l’habitude
d’une équipe sur laquelle repose aussi la compétence. Comme l’a
écrit E. Lucchi : “en choisissant la médecine, les médecins acceptent
d’en porter l’inconfort et parfois la part en apparence irrationnelle
des décisions” (les “états d’âme”). Cette dimension de l’art médical
suppose du temps et une grande disponibilité, et l’acceptation
culturelle d’une médecine qui place la spécificité de chaque individu
et de chaque situation au premier plan.
Ainsi, l’incertitude peut avoir sa place dans une médecine moderne
que ne renie pas pour autant le progrès scientifique et les données
validées de la littérature. Savoir relativiser la science et l’utiliser à
bon escient serait alors le plus grand art du médecin.
Conclusion
L’émergence de l’EBM, en général, et dans le cas particulier de la
prise en charge de la douleur, a le mérite de nous interroger sur la
médecine telle que nous l’apprenons et que nous la pratiquons.
Elle permet d’apporter à des praticiens une actualisation du savoir
scientifique médical, et constitue, de ce fait, un des éléments de
l’arsenal du médecin. Mais le risque d’une utilisation dogmatique
de l’EBM est certain, car celle-ci tendrait à guider de manière
inadaptée l’exercice médical et la relation médecin-patient.
Pour pondérer le courant de pensée lié à une utilisation uniciste
de l’EBM, Greenhalgh constate que même les adeptes de cette
approche se doivent, aujourd’hui, de réaffirmer l’importance du
jugement clinique, qu’il est impératif de sortir des représentations
schématiques, et qu’il doit rester de la place pour la représentation
personnelle du médecin, mais aussi du patient.
Nos travaux sur la relation médecin-patient et sur la douleur
montrent qu’il importe d’envisager les diverses perceptions de
la douleur et de la souffrance que peuvent avoir les médecins
et les patients, et les risques de distorsion entre la demande des
patients et la perception qu’en a le médecin à travers son savoir
académique. C’est pourquoi, aujourd’hui, les nouveaux travaux
sur la douleur s’écartent de la logique de l’EBM, et analysent
le regard porté sur la douleur et la souffrance en fonctions des
cultures, des modes de vie et des représentations, tant des patients
que des médecins.
La distinction entre douleur et souffrance laisse alors place à
l’interprétation, et devrait être appréhendée systématiquement,
d’autant que ces phénomènes sont intriqués avec l’exclusion sociale
et la précarité qui en découlent, et qui confrontent un individu
non seulement à ses limites physiques, mais aussi aux limites des
normes sociales. L’ambiguïté entre souffrance et douleur place le
patient et son médecin devant une nosologie à définir, et face à
des choix de prise en charge qui ne peuvent plus être univoques.
La relation médecin-patient est alors profondément modifiée, et
ne peut rester dans la dualité réductrice d’un schéma traditionnel
qui opposerait la compétence technique et des arbres décisionnels
à une demande faite de subjectivité, mais autour de laquelle la
vie du patient se construit.
■
La Lettre du Cancérologue - Vol. XVII - n° 3 - mars 2008
114
27/03/08
13:00:44
Téléchargement