>> APO -STROPHES*

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APO -STROPHES*
Par Alain Rey, directeur de rédaction du Robert, Paris
apostrophe fait partie de l’impressionnante cohorte de mots grecs
adoptés par le français de la Renaissance, souvent après un passage en latin,
langue plus familière aux francophones de
jadis (car aujourd’hui, l’un et l’autre de ces
idiomes classiques sont bien négligés !).
grec, d’abord latinisé (apostrophus), atterrit
en français à l’époque où les premiers imprimeurs perfectionnaient leurs caractères :
aujourd’hui encore, nous détournons le e
et le a des articles définis par l’apostrophe
– non pas “la apostrophe”, comme on le voit
et comme on l’entend.
Ce mot ne rime pas avec strophe par hasard.
En effet, le grec strophê ne signifie pas un
groupe de vers, mais une pièce poétique
que le chœur chantait sur la scène antique
en évoluant de gauche à droite – à chaque
demi-tour du chœur, donc, une strophe, car
le verbe strephein désignait un mouvement
tournant.
Apostropher une voyelle fait partie des
règles de l’écriture ; apostropher quelqu’un
dans la rue n’est pas toujours conforme à
celles du savoir-vivre. Mais la rhétorique
a la peau dure, et lorsqu’on lit dans les
aventures du commissaire San Antonio
qu’un grossier personnage “virgule” une
baffe à sa victime ahurie, on est en face de
la même image qui a fait de l’apostrophe
une attaque un peu vive, mais verbale : une
incivilité, dira-t-on aujourd’hui.
Si cette courbe va vers le bas, c’est la
cata-strophe, si elle éloigne ou écarte,
c’est l’apo-strophe, qui fonctionne comme
l’apo-théose, où un héros est comme
projeté hors de l’état d’humain vers celui
d’un dieu (theos). L’apostrophe est une
figure du discours, un détournement, par
lequel on s’éloigne de son thème principal
pour interpeller autrui – l’ apostropher,
dit-on depuis quatre siècles.
Et comme un petit accent servait en latin à
supprimer une voyelle inutile, à la “tourner”
pour l’expédier hors de l’écriture, le mot
Les célèbres Apostrophes télévisées de
Bernard Pivot évoquaient à la fois la
vivacité et la typographie : ce mélange
inattendu n’était pas pour rien dans le
succès de la formule. Et, j’y pense, si on
y tenait, on pourrait considérer comme
“apo-strophe” le geste chirurgical qui
consiste à détourner un tissu ou un organe
de son lieu naturel pour l’expédier vers un
autre organisme. Mais comparaison n’est
pas raison…
* © Le Courrier de la Transplantation 2005;2:86.
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Correspondances en Onco-Urologie - Vol. V - no 1 - janvier-février-mars 2014
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