Bactéries et cancer dossier thématique Carcinogenèse colorectale : impact des bactéries toxinogènes ou pro-inflammatoires Colorectal carcinogenesis: impact of toxigenic or pro-inflammatory bacteria Guillaume Dalmasso1,2, Marie-Agnès Bringer1,2, Jennifer Raisch1,2, Antony Cougnoux1,2, Mathilde Bonnet1,2, Denis Pezet1,2,3, Richard Bonnet1,2,3, Arlette Darfeuille-Michaud1,2,3 pour le rôle longtemps négligé du microbiote intestinal dans le développement du carcinome colorectal (CCR). Les techniques de séquençage à haut débit ont révélé des dysbioses intestinales chez les patients atteints d’un CCR. Des bactéries accélèrent la tumorigenèse colique en ayant une activité pro-inflammatoire ou en produisant des toxines. Ces bactéries sont capables d’accélérer l’apparition des tumeurs et d’augmenter leur taille/nombre et leur caractère invasif dans des modèles murins de cancer intestinal, renforçant l’idée que les bactéries joueraient un rôle significatif dans le CCR. Summary RÉSUMÉ » Nous assistons depuis quelques années à un regain d’intérêt Mots-clés : Cancer colorectal − Microbiote − Toxine − Cyclomoduline − Inflammation. Keywords: Colorectal cancer − Microbiota − Toxin − Cyclomodulin − Inflammation. M algré des mesures préventives efficaces et une sensibilisation accrue de la population, le cancer colorectal (CCR) reste le deuxième cancer le plus fréquent quel que soit le sexe (1). Le nombre de nouveaux cas diagnostiqués annuellement dans le monde est estimé à 1,2 million, et il est responsable d’environ 600 000 décès chaque année (1). Plus de 90 % des cas de CCR sont d’origine sporadique et surviennent chez des personnes ayant peu ou pas d’antécédents familiaux, ce qui montre l’importance des facteurs environnementaux dans sa genèse. 1. UMR 1071 Inserm/ université d’Auvergne, Clermont-Ferrand. 2. Inra, USC 2018, Clermont-Ferrand. 3. Centre hospitalier universitaire, Clermont-Ferrand. 58 Neglected for a long time, intestinal microbiota is thought to be involved in colorectal carcinoma (CRC). High throughput sequencing has revealed gut dysbiosis, i.e. a change in microbiota composition, in CRC patients. Bacteria increase tumorigenesis via a proinflammatory activity or by the production of toxins. In animal models of intestinal cancer, those microbes accelerate the formation of tumors as well as their size/number and invasive behavior, emphasizing the hypothesis that microbiota might be a key player in CRC. Carcinogenèse colorectale et microbiote intestinal Par son rôle clé dans l’homéostasie intestinale, en particulier dans la régulation de la réponse inflammatoire et le maintien d’un équilibre entre prolifération, différenciation et mort cellulaire, le microbiote intestinal, aussi appelé “flore intestinale”, est soupçonné d’être un facteur étiologique du CCR. Il est principalement composé de bactéries, dont le nombre est 10 fois supérieur à celui des cellules humaines, et stable chez l’individu sain avec une alimentation diversifiée. Le répertoire génétique correspondant est au moins 150 fois plus important que celui du génome humain et a donc une influence importante sur la physiologie de l’hôte. Les échanges qui régissent les relations entre le microbiote intestinal et son hôte sont habituellement d’ordre symbiotique et s’inscrivent dans le cadre d’une coopération avec un avantage partagé. Cependant, en cas de dysbiose, c’est-à-dire de changement de composition ou de stabilité des populations bactériennes de l’intestin, le microbiote peut être associé à des troubles intestinaux ou extra-intestinaux. L’étude du microbiote intestinal dans le contexte du CCR suscite actuellement un regain d’intérêt. La densité bactérienne augmente tout au long du tractus digestif pour atteindre une densité maximale dans le côlon Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014 Carcinogenèse colorectale : impact des bactéries toxinogènes ou pro-inflammatoires (~1011 bactéries/g de matière). L’augmentation de la densité bactérienne est corrélée à une augmentation du risque de cancer intestinal, qui est maximal dans le côlon (2). Des souris traitées par des agents carcinogènes ou génétiquement modifiées pour développer spontanément un cancer intestinal (APCMin/+) développent significativement moins de tumeurs et des tumeurs de plus petite taille en conditions axéniques qu’en présence du microbiote intestinal (3). De plus, il a été montré que le transfert d’un microbiote dysbiotique provenant de souris ayant développé un CCR favorise l’émergence du CCR chez les animaux inoculés (4). L’ensemble des études visant à analyser les bactéries associées aux tumeurs de patients atteints de CCR comparativement à celles retrouvées au niveau de la muqueuse colique de patients témoins montre l’existence d’un microbiote dysbiotique associé au CCR. Même si aucun microbiote dysbiotique “type” n’a pu Épithélium Normal Microbiote Microbiote normal Streptococcus gallolyticus Enterococcus faecalis Hyperprolifératif c-myc Bcl2 PCNA COX-2 Adénome Carcinome Microbiote dysbiotique Fusobacterium nucleatum FadA E-cadhérine ROS 4-HNE être à ce jour relié au CCR, une abondance anormale de certaines espèces bactériennes a été relevée. Des études indépendantes fondées sur des cultures bactériennes traditionnelles ont ainsi mis en évidence que 71 % des adénocarcinomes de CCR sont colonisés par Escherichia coli contre seulement 42 % des tissus sains (5) et que le nombre de ces bactéries augmente avec l’avancement du stade tumoral (6). Les méthodes moléculaires ont également montré la présence d’un microbiote différent au niveau des adénocarcinomes, avec une surreprésentation de Fusobacterium nucleatum et/ou du groupe Bacteroides/Prevotella (3, 7). Il est toutefois difficile de définir si l’émergence de microbiotes dysbiotiques est la cause ou la conséquence du CCR. Un modèle proposé pour expliquer le rôle des bactéries dans le CCR est le modèle “driver-passenger” (3) [figure]. Selon ce modèle, sous l’influence de facteurs environnementaux ou génétiques, la muqueuse colique de patients Wnt/β-caténine Bacteroides fragilis BFT Escherichia coli Rho GTPases Spermine oxydase ROS Wnt MAPK NF-κB TK Stat3 p53SUMO Inflammation Dommages à l’ADN M G2 c-myc cycline D1 NF-κB SENP1 miR S Cytokines COX-2/PGE2 CNF Colibactine Cytokines COX-2/PGE2 Cytokines/Th17 COX-2/PGE2 Prolifération Dédifférenciation G1 Facteurs de croissance Résistance à l’apoptose S cycline D1 CIP p21 p27KII Bcl2 G2 M G1 COX-2/PGE2 Sénescence Figure. La séquence “adénome-carcinome” associée à la carcinogenèse colique et les rôles possibles des bactéries du microbiote intestinal dans ce processus. Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014 59 Bactéries et cancer dossier thématique à risque de développer un CCR serait colonisée par des bactéries dites “driver”, c’est-à-dire capables d’initier la carcinogenèse. Les altérations cellulaires et tissulaires qui s’opèrent au niveau de la muqueuse colique entraîneraient alors des modifications des conditions environnementales locales, favorisant l’émergence de bactéries opportunistes dites “passenger”. L’expansion, au niveau du site tumoral, de bactéries ayant des propriétés oncogéniques au détriment de bactéries aux propriétés “suppresseur de tumeurs” pourrait ainsi participer à la promotion tumorale (figure). Carcinogenèse colorectale et bactéries productrices de cyclomodulines Les adénocarcinomes coliques sont souvent colonisés par des souches de E. coli produisant des toxines appelées “cyclomodulines” car affectant le cycle cellulaire. Deux d’entre elles, la colibactine et CNF, sont particulièrement prévalentes chez les E. coli associées au CCR (8). La colibactine est produite à partir d’enzymes codées par l’îlot génomique pks (9). Des études récentes et indépendantes ont montré que les E. coli porteurs de l’îlot pks sont plus fréquemment isolés à partir d’adénocarcinomes coliques que de tissus contrôles (55-67 % versus 19-21 %, respectivement) [8, 10]. Ces bactéries induisent des cassures double brin et une instabilité de l’ADN eucaryote entraînant in vitro un blocage du cycle cellulaire (9, 10). Chez la souris, les E. coli pks seuls sont incapables d’induire spontanément un CCR. Cependant, les E. coli pks augmentent le nombre d’adénocarcinomes coliques et leur caractère invasif dans des modèles murins de CCR associés à l’inflammation (10, 11). Ces résultats peuvent paraître contradictoires puisque la colibactine induit un arrêt de la prolifération cellulaire in vitro. Une étude récente propose l’hypothèse d’une action indirecte de la colibactine qui réconcilie ces 2 observations (11). Cette toxine modifie, dans les cellules épithéliales intestinales, l’expression du microARN-20a-5p, qui affecte l’expression de l’enzyme SENP1 impliquée dans la stabilisation de p53 via sa modification post-traductionnelle par les peptides SUMO (Small Ubiquitin-like Modifier). Ainsi, les bactéries orientent les cellules vers la sénescence, un état physiologique caractérisé par un arrêt du cycle cellulaire et la production de facteurs de croissance, notamment l’HGF (Hepatocyte Growth Factor) capable d’induire la prolifération de cellules non infectées. D’une manière intéressante, des biopsies humaines de CCR colonisées par des E. coli pks présentent des taux élevés de microARN-20a-5p et l’activation de la voie HGF (11). Les E. coli isolés d’adénocarcinomes produisent fréquemment la cyclomoduline CNF1. Ces souches sont observées 60 dans 40 % des adénocarcinomes contre seulement 13 % dans des tissus contrôles (8). CNF1 active des Rho GTPases et ainsi dérégule de nombreux processus cellulaires (12). Elle stimule le cycle cellulaire comme la protéine CagA de H. pylori, l’un des meilleurs exemples de toxines carcinogènes. Elle entraîne l’apparition d’altérations du fuseau mitotique, de la cytocinèse, de la ségrégation des chromosomes, une aneuploïdie, la rupture des jonctions cellulaires et la motilité cellulaire (12). CNF1 bloque aussi la différenciation des cellules et augmente l’expression des protéines anti-apoptotiques Bcl-2 et Bcl-XL. Dans des cellules épithéliales, CNF1 induit de plus une activation prolongée du facteur de transcription NF-κB et de la voie COX-2/PGE2, des facteurs pro-inflammatoires reconnus de la carcinogenèse colorectale. D’autres cyclomodulines de E. coli pourraient affecter le développement du CCR. Cependant, peu d’études spécifiques ont été menées à ce jour et leur prévalence semble faible dans le contexte du CCR. Des E. coli producteurs de la cyclomoduline CDT (Cytolethal Distending Toxin) ont été isolés dans 16 % des biopsies de tumeurs collectées chez des patients atteints de CCR contre 0 % dans des tissus contrôles (8). CDT porte une activité enzymatique DNase, qui provoque des cassures double brin de l’ADN et in fine un blocage du cycle cellulaire (12). Une exposition prolongée à une dose faible de CDT augmente la fréquence des mutations génétiques et des aberrations chromosomiques dans des cellules en culture et permet aux cellules de pousser en agar mou, un signe de transformation maligne (13). Les E. coli entéropathogènes (ECEP) et entérohémorragiques (ECEH) peuvent produire la cyclomoduline Cif. Ces pathovars ont été détectés dans 8 à 25 % des adénocarcinomes coliques, contre 0 % dans des tissus sains (8). Cif inactive l’enzyme E2 du système d’ubiquitination et entraîne ainsi une inhibition de la voie ubiquitine/protéasome (12). Cette activité suggère une action pléïotropique pouvant affecter des protéines clés de la cancérogenèse. Les conséquences sont le blocage de l’apoptose et du cycle cellulaire à la suite de l’accumulation des protéines CKI p21CIP et p27KIP. Les cellules peuvent cependant continuer à synthétiser de l’ADN, et la teneur en ADN des cellules augmente par endoréduplication. Ce processus pourrait engendrer des anomalies génétiques susceptibles de favoriser le développement tumoral. Carcinogenèse colorectale et bactéries pro-inflammatoires Plusieurs études métagénomiques montrent que F. nucleatum est surreprésenté au niveau des adénocar- Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014 Carcinogenèse colorectale : impact des bactéries toxinogènes ou pro-inflammatoires cinomes coliques. Il vient récemment d’être montré que ces bactéries stimulent la tumorigenèse dans le modèle murin de CCR APCMin/+ en favorisant l’infiltration du tissu tumoral par des cellules immunitaires (14). L’analyse de tissus tumoraux colonisés par la bactérie, en modèle murin et chez l’homme, a montré que ceux-ci présentent une signature d’expression génique pro-inflammatoire et proliférative. Par ailleurs, F. nucleatum exprime une adhésine, FadA, qui, en se fixant sur l’E-cadhérine, active la voie Wnt/β-caténine et la prolifération des cellules épithéliales intestinales (14). Des expériences de xénogreffe ont montré que l’inhibition de FadA permettait de bloquer la prolifération de la masse tumorale. Enfin, ces bactéries produisent la toxine FIP capable de bloquer le cycle cellulaire en milieu de phase G1. Cependant, aucune étude in vivo n’a encore été menée pour évaluer son rôle éventuel dans la tumorigenèse colique. Bacteroides fragilis est une bactérie pathogène opportuniste du microbiote intestinal. Des souches entérotoxiques, habituellement responsables de diarrhées inflammatoires aiguës chez l’enfant, sont retrouvées chez près de 38 % des patients souffrant d’un CCR, contre 12 % des sujets contrôles (15). Ces bactéries sont capables d’induire une colite aiguë qui se transforme en inflammation chronique du côlon pouvant perdurer plusieurs mois (15). Elles accélèrent la transformation oncogénique dans un modèle murin de CCR APCMin/+ (15). En clivant l’E-cadhérine, l’entérotoxine de ces bactéries, appelée “Bacteroides fragilis toxin” (BFT) ou fragilysine, active la voie WNT, qui joue un rôle essentiel dans la prolifération cellulaire et la carcinogènese colique (15). La fragilysine induit également une réponse immunitaire de type Th17 responsable de l’apparition des tumeurs dans le modèle murin APCMin (15). Ainsi, une colonisation prolongée par ces bactéries pourrait entretenir une inflammation colique chronique favorisant la transformation de l’épithélium tumoral. Autres bactéries associées au CCR Par ailleurs, une fréquence anormalement élevée du portage digestif des bactériémies Streptococcus gallolyticus gallolyticus (S. bovis biotype I) et Enterococcus faecalis a été observée chez les patients atteints de CCR. S. gallolyticus gallolyticus induit une inflammation ainsi que la surexpression de l’oncogène c-Myc et de la protéine anti-apoptotique Bcl2. E. faecalis produit des ions superoxydes génotoxiques et induit une instabilité chromosomique in vivo. Ces bactéries pourraient donc elles aussi contribuer au développement du CCR. Conclusion Pour confirmer les données préliminaires suggérant un lien entre certaines bactéries et la carcinogenèse colorectale, des études doivent être menées sur de larges cohortes prospectives capables d’explorer plus avant l’évolution du microbiote intestinal au cours de la maladie. Cependant, si appréhender la composition du microbiote intestinal et du métagénome correspondant est important, les études fonctionnelles semblent être indispensables pour comprendre les impacts cliniques. ■ Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. Références 1. Jemal A, Bray F, Center MM, Ferlay J, Ward E, Forman D. 6. Bonnet M, Buc E, Sauvanet P et al. 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