DOSSIER THÉMATIQUE Les lignes de vie du bipolaire Trouble bipolaire de l’enfant et de l’adolescent : diagnostics différentiels et comorbidités Bipolar disorder in childhood and adolescence: differential diagnoses and comorbidities B. Rolland*, P.A. Geoffroy* B. Rolland * Pôle de psychiatrie, CHRU de Lille. L es troubles bipolaires de l’enfant et de l’adolescent (TBEA) constituent un ensemble complexe et hétérogène de pathologies où se mélangent les formes classiques du trouble bipolaire de l’adulte, c’est-à-dire les troubles bipolaires de types I et II, mais aussi des troubles bipolaires plus indifférenciés, habituellement regroupés au sein de la catégorie assez imprécise des “troubles bipolaires ; sans autre précision”. Une approche complète de ces aspects nosologiques est proposée dans ce numéro, dans l’article intitulé “Le trouble bipolaire de l’enfant et de l’adolescent : caractéristiques cliniques et traitement” (page 6). Outre la complexité sémiologique intrinsèque aux différents types de TBEA pouvant survenir à cet âge, un niveau de complexité s’ajoute lorsque l’on envisage les diagnostics différentiels. Il existe en effet de nombreux recoupements avec d’autres types de tableaux cliniques, lesquels sont susceptibles de s’exprimer par de l’agitation, de l’excitation ou des comportements inadaptés. La survenue de tels troubles peut alors être limitée dans le temps, et l’intensité de leur expression, modérée ; ils restent ainsi dans le cadre d’un fonctionnement adolescent non pathologique, c’est-à-dire qu’ils ne s’inscrivent dans aucun trouble psychiatrique constitué. Au contraire, ils peuvent correspondre à un trouble psychiatrique à part entière, qui s’intègre alors le plus souvent à la catégorie des troubles dits d’externalisation. Les troubles d’externalisation regroupent le trouble des conduites (TC), le trouble oppositionnel avec provocation (TOP) et le trouble déficit de l’attention/hyperactivité (TDAH). Enfin, les prises de substances psychoactives pourront également poser des problèmes de confusion diagnostique lors de l’évaluation d’un enfant ou d’un adolescent. 12 | La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 1 - janvier-février 2013 Ces différents troubles, cliniquement proches du TBEA, et susceptibles d’être confondus avec ce dernier, peuvent être considérés comme des diagnostics différentiels. Toutefois, il faut également tenir compte du fait qu’en pratique de nombreuses situations de comorbidité existent, formant d’ailleurs parfois avec le TBEA des entités à part entière, dont les enjeux pronostiques et thérapeutiques sont bien spécifiques. Principaux diagnostics différentiels à éliminer à l’adolescence Nous présentons dans le tableau (page 14) le schéma que nous proposons de suivre dans le cadre d’une démarche diagnostique. Le processus adolescent lui-même L’adolescence est une période de la vie qui peut être associée de façon non pathologique à la survenue d’une impulsivité susceptible d’aboutir à des conduites de mise en danger, de recherche de sensations et de transgression de l’autorité (1). La présence de tels comportements à cet âge ne traduit pas forcément l’existence d’un réel trouble sous-jacent, et ne relève ainsi pas automatiquement d’une prise en charge psychiatrique au long cours. Toutefois, c’est lorsque l’on aura éliminé les autres diagnostics possibles que l’on pourra légitimement évoquer un trouble du comportement passager ou occasionnel et sans pathologie associée. C’est pourquoi, lors de l’évaluation initiale d’un adolescent présentant une Mots-clés Points forts »» L’hétérogénéité clinique du trouble bipolaire de l’enfant et de l’adolescent (TBEA) rend son approche diagnostique difficile. Le recoupement sémiologique avec d’autres troubles du comportement est fréquent. »» Les consommations de substances peuvent modifier le comportement et faire diagnostiquer à tort un TBEA ou, au contraire, le masquer. L’interrogatoire addictologique doit donc faire partie intégrante de l’évaluation initiale. »» Les troubles d’externalisation constituent les principaux diagnostics différentiels du TBEA, en particulier le trouble déficit de l’attention/hyperactivité (TDAH). »» Certains critères cliniques ont été proposés pour différencier TBEA et TDAH. »» Les tableaux mixtes de TDAH et de TBEA semblent ceux dont le traitement est le plus difficile et le pronostic psychiatrique, le plus péjoratif, ce qui rend d’autant plus nécessaire un diagnostic précis. impulsivité, le clinicien doit rechercher la présence de certains éléments cliniques ou anamnestiques qui font suspecter l’existence d’un trouble du comportement ou d’un trouble psychiatrique caractérisé. Ces éléments sont la notion de rupture rapide dans le comportement du sujet, l’impact scolaire ou familial direct des troubles du comportement (2), ou bien les répercussions judiciaires répétées (3) ou encore les comportements de mise en danger importante comme les tentatives de suicide (4) ou les comportements sexuels à risques (5). Tous ces éléments doivent donc être recherchés à l’interrogatoire par le psychiatre ou le pédopsychiatre. En pratique, ils sont souvent présents, puisqu’ils sont dans un grand nombre de cas ce qui motive la consultation psychiatrique initiale. Troubles induits par des substances psychoactives Les substances psychoactives peuvent masquer ou mimer certains troubles psychiatriques survenant chez l’enfant ou l’adolescent. C’est en particulier le cas pour les troubles thymiques, ce qui peut parasiter le repérage d’un TBEA (6). La prise aiguë ou chronique de psychostimulants, par exemple de cocaïne ou d’amphétamine, peut entraîner à elle seule l’apparition de comportements impulsifs ou agressifs, voire celle de certains symptômes cardinaux des tableaux maniaques comme l’insomnie, l’élation de l’humeur ou les idées de grandeur (7). De la même façon, les abus d’alcool à l’adolescence peuvent être associés à l’existence d’importants troubles impulsifs (8-9). Il convient d’évaluer systématiquement, et le plus précocement possible, la part jouée par d’éventuelles consommations de substances sur des troubles du comportement. À cette fin, un interrogatoire addictologique précis doit absolument compléter l’entretien psychiatrique d’un adolescent rencontré en consultation. En cas de trouble du comportement évocateur de TBEA ou de tout autre diagnostic psychiatrique, et alors qu’il existe un contexte de consommation de toxiques associés, il est préférable de tenter de convaincre le sujet de se sevrer, évidemment dans un objectif addictologique, mais aussi avec la perspective psychiatrique de pouvoir réévaluer le tableau une fois celui-ci nettoyé de l’effet des substances. Dans tous les cas, aucun diagnostic définitif, qu’il soit addictologique ou psychiatrique, ne devrait être posé lors de la première consultation avec un sujet qui présente de possibles troubles intriqués (10). Troubles d’externalisation ◆◆ Troubles des conduites Malgré son nom peu explicite, le TC fait en réalité référence au fonctionnement d’un enfant ou d’un adolescent lorsque celui-ci se caractérise par une transgression perpétuelle des règles sociales et une volonté de domination des autres (11). Les critères diagnostiques actuels du TC peuvent être consultés dans le tableau. Ce trouble constitue en quelque sorte le pendant infantile et adolescent du diagnostic de personnalité antisociale de l’adulte. D’ailleurs, la transition du TC vers une personnalité antisociale fixée à l’âge adulte survient dans plus de 60 % des cas (12). La prise en charge d’un TC isolé est essentiellement éducative et psychosociale, mais des traitements médicamenteux peuvent avoir leur place en cas de comorbidités (13). Celles-ci sont nombreuses et fréquentes, et le TBEA en fait clairement partie puisqu’il a été évalué que 69 % des TBEA sont associés à la survenue, à un moment ou à un autre, de critères de TC, et que, plus le TBEA est de survenue précoce, plus le risque de TC est élevé (14). La comorbidité trouble bipolaire + TC est par ailleurs caractérisée par la survenue de plus d’agressivité et d’agressions, et par des associations de problèmes addictologiques plus fréquentes que ne le présentent le trouble bipolaire et le TC pris isolément (15). Certains auteurs ont donc proposé que la comorbidité trouble bipolaire + TC constitue un trouble à part entière dont l’évolution, les complications, et la prise en charge spécifique doivent être analysées ou définies séparément (16). Trouble bipolaire Enfant Adolescent Trouble déficit de l’attention/ hyperactivité Trouble lié à l’utilisation de substance Highlights »» Bipolar disorder in childhood and adolescence (BDCA) is a very heterogeneous condition, which makes its diagnosis difficult. In addition there is a frequent semio­logical overlap between BDCA and other impulsive or disruptive behavioral disorders (IDBD). »» For example, IDBD may be induced by substance use, a condition that can both mimic or mask BDCA. Externalization disorders, i.e. conduct disorders, oppositional defiant disorders, and attention deficit/ hyperactivity disorders are the main differential diagnoses of BDCA. »» Subtle clinical differences may sometimes allow distinguishing BDCA from such pathologies. »» However, there are also frequent comorbid states, which may have specific features, notably in terms of outcome. Keywords Bipolar disorder Childhood Adolescence Attention deficit/hyperactivity disorder Substance use disorder ◆◆ Troubles oppositionnel avec provocation Le TOP est un trouble du comportement survenant pendant l’enfance ou en début d’adolescence et se manifestant par des réactions colériques anormales associées à une contestation de l’autorité des adultes (tableau) [11]. La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 1 - janvier-février 2013 | 13 DOSSIER THÉMATIQUE Les lignes de vie du bipolaire Trouble bipolaire de l’enfant et de l’adolescent : diagnostics différentiels et comorbidités Tableau. Critère DSM-IV-TR des principaux diagnostiques différentiels de TBEA. Trouble des conduites A. Au moins 3 critères suivants présents au cours des 12 derniers mois : • brutalise, menace ou intimide souvent d’autres personnes • commence souvent les bagarres • a utilisé une arme pouvant blesser sérieusement autrui (par exemple un bâton, une brique, une bouteille cassée, un couteau, une arme à feu) • a fait preuve de cruauté physique envers des personnes • a fait preuve de cruauté physique envers des animaux • a commis un vol en affrontant la victime (par exemple agression, vol de sac à main, extorsion d’argent, vol à main armée) • a contraint quelqu’un à avoir des relations sexuelles • a délibérément mis le feu avec l’intention de provoquer des dégâts importants • a délibérément détruit le bien d’autrui (autrement qu’en y mettant le feu) • a pénétré par effraction dans une maison, un bâtiment ou une voiture appartenant à autrui • ment souvent pour obtenir des biens ou des faveurs ou pour échapper à des obligations (par exemple “arnaque“ les autres) • a volé des objets d’une certaine valeur sans affronter la victime (par exemple vol à l’étalage sans destruction ni effraction ; contrefaçon) • reste dehors tard la nuit en dépit des interdictions de ses parents, et cela a commencé avant l’âge de 13 ans • a fugué et passé la nuit dehors au moins à 2 reprises alors qu’il vivait avec ses parents ou en placement familial (ou a fugué une seule fois sans rentrer à la maison pendant une longue période) • fait souvent l’école buissonnière, et cela a commencé avant l’âge de 13 ans B. La perturbation du comportement entraîne une altération cliniquement significative du fonctionnement social, scolaire ou professionnel. Trouble oppositionnel avec provocation A. Au moins 4 des signes suivants : • se met souvent en colère subitement • conteste et argumente sur les propos des adultes • s’oppose souvent aux demandes et aux règles des adultes • dérange souvent volontairement les autres • reporte souvent sur les autres la responsabilité de son comportement ou de ses erreurs • est souvent susceptible ou facilement agacé par les autres • est souvent fâché et rancunier • est souvent malveillant et vindicatif NB : on considère que 1 critère est rempli quand le comportement est beaucoup plus fréquent que chez la plupart des sujets du même âge mental B. La perturbation du comportement a des effets significatifs aux niveaux social et scolaire et dans le milieu de travail. C. Ces conduites ne surviennent pas lors d’un trouble psychotique ou d’un trouble de l’humeur. Trouble déficit attentionnel/hyperactivité Au moins 6 des signes suivants, ayant persisté sur une durée minimale de 6 mois, à un degré qui correspond mal au développement de l’enfant : • souvent ne parvient pas à prêter attention aux détails ou fait des fautes d’étourderie dans les devoirs scolaires, le travail ou d’autres activités • a souvent du mal à soutenir son attention au travail ou dans les jeux • semble souvent ne pas écouter quand on lui parle personnellement • souvent, ne se conforme pas aux consignes et ne parvient pas à mener à terme ses devoirs scolaires, ses tâches domestiques ou ses obligations professionnelles (sans lien avec des comportements d’opposition ni avec l’incapacité à comprendre les consignes) • rechigne à faire les tâches qui nécessitent un effort mental soutenu (comme le travail scolaire ou les devoirs à la maison) • perd souvent les objets nécessaires à son travail ou ses activités (par exemple jouets, cahiers de devoirs, crayons, livres ou outils) • se laisse facilement distraire par des stimuli externes • remue souvent les mains ou les pieds ou se tortille sur son siège • se lève souvent en classe ou dans d’autres situations où il doit rester assis • court ou grimpe partout, dans des situations peu adéquates (chez les adolescents ou les adultes, ce symptôme peut se limiter à un sentiment subjectif d’impatience motrice) • a souvent du mal à se tenir tranquille dans les jeux ou les activités de loisir • est souvent “sur la brèche” ou agit souvent comme s’il était “monté sur ressorts” • parle beaucoup • laisse souvent échapper la réponse à une question non complète • a souvent du mal à attendre son tour • interrompt souvent les autres ou impose sa présence (par exemple fait irruption dans les conversations ou dans les jeux) 14 | La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 1 - janvier-février 2013 DOSSIER THÉMATIQUE Le TOP comporte une forte dimension d’irritabilité et d’impulsivité, similaire à celle qui peut s’observer dans le trouble bipolaire, mais il n’existe en théorie pas dans le TOP de tachypsychie, d’excitation psychomotrice ou d’idées de grandeur. Contrairement au TBEA, le TOP est considéré comme un trouble du comportement découlant le plus souvent de facteurs éducatifs et sociaux (17). En revanche, les critères de TOP peuvent être présents de manière associée à un TBEA, et certaines données suggèrent qu’il pourrait y avoir un continuum neurobiologique entre les TBEA et les TOP (18). Dans ce continuum pourrait être également inclus le TDAH. ◆◆ Troubles déficit de l’attention/hyperactivité Le TDAH est évidemment le plus important diagnostic différentiel de TBEA. Les critères diagnostiques du TDAH sont rappelés dans le tableau. La présence d’une excitation idéomotrice avec désinhibition sociale et troubles attentionnels peut être commune aux 2 catégories de troubles (19). Par ailleurs, il n’est pas possible de séparer les 2 pathologies par le rythme de l’expression des symptômes, le caractère cyclique des troubles permettant de caractériser un TBEA tandis que le TDAH s’exprimerait de façon plus constante. En effet, il a été montré que les TBEA s’expriment souvent de manière non phasique (4), ce qui les rend plus difficiles à différencier du TDAH. Des auteurs ont ainsi fait l’hypothèse que certains TBEA, en particulier lorsqu’ils s’expriment sous une forme maniaque, étaient sous-diagnostiqués au profit du TDAH (20). Selon la pédiatre américaine J. Wozniak, il serait néanmoins possible de faire une distinction sémiologique dans ces situations, car on observerait plutôt une hyperactivité simple dans le TDAH, tandis qu’une dimension d’irritabilité serait davantage la marque du TBEA (4). Par ailleurs, les dimensions de mégalomanie et de tachypsychie seraient également plus caractéristiques du TBEA (21). Certains sujets présenteraient en outre des critères mixtes de TBEATDAH. Ces troubles comorbides posséderaient des caractéristiques propres que l’on ne retrouverait ni dans le TBEA seul, ni dans le TDAH seul ; ils auraient en particulier une évolution nettement plus péjorative et des conséquences sociofamiliales très précoces (22). En dépit de ces subtilités nosologiques, les chevauchements cliniques des pathologies sont importants, et certains auteurs ont considéré qu’il s’agissait d’un même type de trouble dont les fines différences dans l’expression clinique individuelles étaient diagnostiquées par 2 termes différents, alors que les données génétiques et neurobiologiques plaident plutôt en faveur d’un continuum (19). Par ailleurs, il faut signaler que la prévalence du TBEA a été évaluée à un taux compris entre 6 et 20 % des enfants et adolescents aux États-Unis, contre 0 à 7 % hors des États-Unis, au profit du TDAH (19). En conséquence, et malgré l’existence des critères nosographiques du DSM-IV, la pratique diagnostique du TBEA et du TDAH semble reposer en partie sur des éléments culturels et géographiques. Ainsi, l’épidémie de TBEA observée spécifiquement aux États-Unis a été présentée par certains auteurs comme le résultat de la communication intensive qui serait faite par certains centres américains de référence travaillant sur le TBEA (19), ainsi que par l’industrie pharmaceutique (23). Ces questions semblent encore d’une vive actualité. Conclusion Les TBEA ont fait l’objet de travaux scientifiques depuis seulement une trentaine d’années (24). Aujourd’hui encore, de nombreux écueils nosologiques persistent donc au sein des TBEA eux-mêmes, mais aussi entre les TBEA et les autres troubles comportementaux de l’enfant et de l’adolescent. Quelques balises sémiologiques ont été proposées dans la littérature et sont rappelées ici. Pourtant, les comorbidités et les recoupements cliniques sont très nombreux, et il est difficile de savoir vers quoi la classification future évoluera, et en particulier si les études à venir permettront progressivement de distinguer plus nettement les différentes entités cliniques entre elles, ou bien si, au contraire, se produira un phénomène de fusion nosographique avec des troubles dépassant le simple cadre du TBEA. ■ Liens d’intérêts. B. Rolland déclare avoir des liens d’intérêts avec AstraZeneca, BMS, Servier et Lundbeck. Références bibliographiques 1. Marcelli D, Braconnier A. Adolescence et psychopathologie. 7e édition. Paris : Masson, 2008. 2. Barkley RA, Fischer M. The unique contribution of emotional impulsiveness to impairment in major life activities in hyperactive children as adults. J Am Acad Child Adolesc Psychiatry 2010;49:503-13. 3. Callahan L, Cocozza J, Steadman HJ, Tillman S. A national survey of US juvenile mental health courts. Psychiatr Serv 2012;63:130-4. 4. 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