Introduction générale par l’équipe du CETCOPPRA Le CETCOPRA : 20 ans d’exploration du monde aéronautique Les cadres de la recherche : la modernité à hauteur d’homme Les travaux de recherche du CETCOPRA depuis une vingtaine d’années, dans le domaine de l’aéronautique, ont permis de constater que l’implémentation des nouveaux automates dans les divers milieux professionnels, aussi bien dans les postes de pilotage que dans les salles de contrôle en route, chez les ingénieurs électroniciens des systèmes de la sécurité aérienne ou encore chez les policiers aux frontières qui interviennent dans les aéroports, était toujours l’occasion d’un affrontement entre deux logiques de travail : une logique de type analogique reposant sur des savoir-faire pour ainsi dire « bricolés » et néanmoins efficaces, forgés au plus près du réel, impossibles à mettre en algorithmes et en procédures, et une logique de type digital embarquée dans les systèmes informatisés. La ligne de fracture apparaît clairement, elle est politique : d’un côté, des pratiques professionnelles solidement établies mais peu contrôlables par des instances extérieures, parce que peu formalisables et peu traçables, ce qui signifie une grande autonomie opérationnelle dans les équipes ; de l’autre côté, une mainmise des instances dirigeantes sur les équipes par le biais de procédures imposées, par le biais aussi de systèmes techniques rendant l’activité des opérateurs transparente et donc contrôlable. On se méprendrait complètement si l’on comprenait cet affrontement comme un face à face : en réalité il a toujours lieu, non pas entre deux forces extérieures l’une à l’autre qui finissent par se télescoper, mais à l’intérieur même du cadre de référence imposé par la logique des automates. Les opérateurs ne « résistent pas au changement », comme on dit souvent à tort, ce qui supposerait chez eux la possibilité de conserver une position d’extériorité par rapport à la logique des automates : c’est de l’intérieur même de cette logique qu’ils s’efforcent de maintenir vivante, sinon intacte, les conditions d’une autre voie possible. Disons-le franchement, cet effort a souvent l’air d’un combat d’arrière-garde, perdu d’avance donc, même s’il dessine des lignes de fracture, des fragmentations possibles dans une logique qui, il faut le dire, n’est pas forcément celle des systèmes techniques eux-mêmes mais qui est plutôt une logique de calibrage de toutes les activités humaines selon les critères du management. C’est cette situation que pointe la notion de macro-système technique, qui a servi de référence conceptuelle forte aux travaux des chercheurs du centre. L’aéronautique civile possède la particularité de s’être construite dès l’origine sur ce modèle général, cette gigantesque machine à gérer les flux, née avec le chemin de fer couplé au télégraphe. Tout en reliant ce point de vue global à l’observation de la manière dont l’acteur ressent les contraintes et participe à la gestion du système dans sa pratique professionnelle. Rappelons comment se définit grossièrement un macro-système technique qui est : a- un système technique hétérogène ; b- composé de machines complexes et de structures physiques organisées sous formes de réseaux (le contrôle, les balises et satellites, les radiocommunications, etc.) en relation par un ensemble d'interfaces avec d'autres systèmes qui constituent son environnement (l'électricité fournit l'énergie aux systèmes de communications, le pétrole arrive par un ensemble complexe jusque dans les réservoirs, etc.) ; c- qui comporte un territoire interne fait de flux où les flux matériels (même ceux d'une matière subtile telle l'électricité) y sont gérés à distance tandis que le contrôle s'exerce au moyen d'un appareil de surveillance généralisée sur l'ensemble de ce territoire. Le MST aéronautique correspond très exactement à la phase contemporaine de l'évolution sociale que Zygmund Bauman décrit comme « monde liquide » ou mieux il en est la forme institutionnelle. Il représente ainsi la machine la plus en connivence avec le désir contemporain de « mobilité infinie », selon le mot du philosophe allemand Peter Sloterdijk. Ceci est un fait et toute l’histoire de l’aviation civile depuis 1944 se comprend sur ce modèle. La création de l’OACI permet l’existence d’un premier instrument de régulation qui se donne vocation à réguler les échanges sur la planète entière. Certes, le modèle se complexifie et prend diverses formes, par exemple celle du « hub and spoke » depuis une quinzaine d’années, mais il reste sous-tendu par cette obligation première de gérer des flux dans lesquels les électrons libres que sont les avions doivent être relativement dépendants du sol. Sophie Poirot-Delpech a inventé pour qualifier ce mode de fonctionnement l’image de « Icare et l’oiseau mécanique ». Cette dialectique se reproduit sans cesse sous diverses formes et l’automatisation présentée comme un moyen de soulager le pilote des tâches fastidieuses est aussi un moyen de faire monter le sol à bord tandis que les projets d’avenir qui, au nom de la « fluidification » enchaînent la machine et l’asservissent dans toutes les phases du vol (par exemple le projet ITARS), sont d’autres éléments du mécano aéronautique. Il n’y pas là une volonté de critiquer mais simplement l’illustration de la manière dont l’avenir de l’objet avion est surdéterminé par des contraintes systémiques Mais on peut aussi comprendre le macro-système technique comme une organisation sociotechnique capable d’intégrer, sans toutefois les dissoudre complètement, les éléments de « résistance » susceptibles de la menacer du dehors. On peut penser par exemple à l’importance que les interfaces informatiques, labellisées « interfaces naturelles », accordent aux « retours sensoriels », intégrant du coup des éléments susceptibles de venir perturber le fonctionnement d’automates qui seraient demeurés trop étrangers aux logiques propres du corps. Le point capital est le suivant : l’individu n’est pas un sujet formé à l’extérieur du macrosystème et susceptible d’entrer, du dehors, en résistance contre lui ; il est façonné par les logiques macro-systémiques (on comprend la raison pour laquelle les travaux du centre pointent en direction des origines même de la sociologie : la sociologie durkheimienne repose déjà sur la conviction que l’individu est au point de convergence de forces, qu’il est la résultante de forces qui se télescopent ; en outre, Durkheim avait compris que l’exercice d’une contrainte ne suffit pas pour maintenir l’ordre : le macro-système repose aussi sur des stratégies de séduction, de fascination, de captation des consciences, ce que les travaux du CETCOPRA n’ont pas cessé de souligner). Le macro-système est donc avant tout un dispositif d’individuation, de subjectivation comme disait Foucault. La sociologie des usages pratiquée au CETCOPRA est une voie d’entrée dans ces dispositifs de subjectivation qui font intervenir des mécanismes de pouvoir traversant les individus (et les constituant du même coup, on pense par exemple à la façon dont les logiciels d’identification biométrique requalifient les individus comme unités de flux, c’est-à-dire de manière purement opératoire), des stratégies de catégorisation (les « vieux » qui « résistent au changement » et qui polluent les plus « jeunes », récemment sortis des écoles et mieux disposés à l’égard des systèmes informatisés etc.), mais aussi des savoirs sur les individus (on peut de ce point de vue considérer que les chercheurs en sciences humaines impliqués dans les projets de développement industriel ont un rôle qui est requis par le dispositif lui-même : la production du savoir n’est pas l’irruption d’une critique « du dehors » dans l’ordonnancement du dispositif, elle est un élément fonctionnel du dispositif). En expliquant ce que Foucault entendait par « dispositif », Deleuze confiait à la fin des années 80 que la tâche léguée par Foucault à ses successeurs était en définitive de poursuivre l’investigation des nouveaux modes de subjectivation dans les sociétés de contrôle. Les travaux du CETCOPRA peuvent aussi être lus comme des contributions à cette investigation. Un monde en mutation : la question des limites Il y a une vingtaine d’années, au début de nos travaux sur l’aviation civile, une automatisation totale du système était annoncée, elle semblait à portée de main, presque imminente. La figure de l’automate s’incarnait en particulier dans les glass-cockpits et les pilotes de ces avions qu’on appelait alors de « nouvelle génération » se présentaient parfois à nous comme « une espèce en voie de disparition ». Ce moment d’innovation favorisait une dramatisation de la situation, une polarisation des imaginaires. L’automatisation signifiait, pour les uns, la perspective d’une sécurité accrue, elle annonçait pour, les autres, la fin d’un monde, celui où les hommes gouvernaient les machines. Les fameuses courbes de Boeing attribuant 70% des accidents au facteur humain, c’est-à-dire à la faillibilité humaine, renforçaient d’ailleurs simultanément ces deux points de vue. Au fur et à mesure que les usages s’installaient, cet horizon d’une automatisation totale reculait —sans jamais, pour autant, s’effacer complètement— et la place de l’homme se redéfinissait. Les recherches labellisées « facteur humain » y ont largement contribué, y compris sur le plan réglementaire : l’humain n’est plus seulement celui qui commet des fautes ou des erreurs, il est aussi celui qui rattrape les situations dangereuses. La figure de l’automate fait son retour à chaque fois que l’innovation technique se glisse dans des dispositifs nouveaux, et contraint à une recomposition du macro-système y compris dans sa trame la plus locale. Ainsi, aujourd’hui, le drone apparaît-il comme l’une des figures radicales ouvrant sur de nouveaux possibles et réactualisant l’imaginaire d’une automatisation globale. Le drone est un objet volant dont les applications sont aussi bien militaires que civiles et qui présente une caractéristique essentielle par rapport à l’avion : il n’y a pas d’humain à bord. Le drone est piloté à distance depuis un centre de commandement. Cet « oiseau mécanique » est-il —encore— un avion ? Dans quelle catégorie d’objets doit-il être placé ? L’enjeu est de taille, comme dans tout processus de classification, car intégrer ou non le drone dans la classe des avions —ce qui semble être en train de se produire— revient à décider d’admettre (ou à le refuser) que la présence humaine à bord pour conduire le dispositif n’est pas un élément déterminant de sa définition. Banaliser l’idée d’un avion sans pilote devient alors non seulement possible, mais probable. On pourrait interroger avec intérêt ce retour récurrent de la perspective d’une automatisation totale, de la vision du monde qu’il porte et de la situation sociale ultime qu’il décrit. Et d’abord, quelle est cette totalité supposée ? Quels sont les fondements imaginaires qui, dans le monde aéronautique, nourrissent cette perspective ? Qu’est-ce qui plus précisément dans le processus d’innovation produit le fait que son horizon se rapproche ou s’éloigne ? Cet horizon constitue-t-il un moteur pour l’action ? Agit-il différemment selon les groupes sociaux qui l’investissent ? Quelle place occupe-t-il dans la cohésion des collectifs ? Les visions du futur qui alimentent aujourd’hui les discours des acteurs du transport aérien renvoient par exemple à des imaginaires opposés, Icare ou « oiseau mécanique ». Dans les projets d'évolution du service de contrôle du trafic aérien, Icare a peut-être pris une longueur d'avance. Cependant, au-delà des batailles qui opposent encore les uns et les autres, nous voudrions plutôt insister maintenant sur une caractéristique commune : ces visions se projettent dans un futur qui refuse de penser vraiment une limite à la croissance du trafic aérien. Si les problèmes environnementaux sont évoqués, ils semblent cependant ne pas être à même d'infléchir une augmentation du trafic dont on ne modifie pas les prévisions depuis longtemps annoncées. Dans la plupart des écrits, des plus officiels aux rapports les plus techniques, produits par les chercheurs et les ingénieurs du domaine, une croissance régulière du trafic aérien est annoncée. On lit régulièrement, par exemple, que « l'on peut s'attendre à une augmentation de trafic de 4 à 5 % par an jusqu'à 2025 » Le projet SESAR se donne l'objectif de répondre à une « augmentation de 73 % du trafic d'ici à 2020 ». Les aspects environnementaux sont pourtant évoqués : comment pourraient-ils être totalement ignorés lorsque l'on sait le poids du transport aérien dans les Le Macro-Système-Technique est, ne l’oublions-pas, une mégamachine thermique, et outre les réacteurs de l’avion, les autres éléments du système consomment une grande quantité d’énergie en raison même des exigences de sécurité, de la régulation des flux au sol et du contrôle d’approche ? La crise de l’énergie ne va donc pas frapper seulement le gros gourmand qu’est l’avion mais elle va aussi imposer de nouveaux modes de fonctionnement au sol dont pour l’instant personne ne semble se soucier. Peut-être aussi des répercussions se feront-elles sentir sur les relations sol-bord aussi bien que sur les formes d’organisation commerciale fondées sur le captage des flux de passagers pour les redistribuer, le « hub and spoke» ? Il parait difficile de croire que quelles que soient les évolutions du marché du pétrole ce sera seulement l’avion en tant que tel qui changera en conséquence, c’est bien sûr le macro-système tout entier qui devra s’adapter. Or pour l’instant prise dans l’euphorie de la croissance la réflexion sur la totalité se fait peu dans l’aéronautique civile. Cette situation n’est jamais évoquée comme un facteur limitatif pouvant porter un véritable coup d'arrêt ou mener à un infléchissement net et structurel à la croissance du trafic. Le projet SESAR par exemple définit « un objectif politique de permettre une réduction de 10% des effets que les vols ont sur l'environnement ». Mais aucun horizon temporel ne semble indiqué, et les mesures associées sont plutôt floues. Ainsi, à une vision souvent autonome de la technique (dans laquelle les choix opérés sont toujours parés d'un caractère d'inéluctabilité), se combine l'autonomie d'un trafic aérien qui semble désormais augmenter sans intervention humaine, en tout cas en dehors de toute volonté humaine. Le trafic aérien paraît dans ces discours souvent quasiment naturalisé : une nature bien sûr ici pensée comme pure extériorité, une nature autonome, qui suit ses lois propres. En face de cette croissance inéluctable, l'action humaine se réduit à une pure réponse à ces exigences : il faut mettre en place des solutions organisationnelles, techniques capables de répondre à cette demande de trafic, capables de faire décoller, voler, atterrir un nombre d'avions toujours plus important. Ainsi, lorsque la notion de limite est évoquée, elle n'est pas envisagée comme un point au delà duquel il ne sera plus possible de faire voler davantage d'avions. Elle est toujours celle du service de gestion du trafic aérien qui se voit assigner la tâche de « répondre » purement et simplement à la demande des compagnies aériennes. Dans les attentes des utilisateurs du futur système de gestion du trafic aérien, on lit par exemple :”le futur système ATM devrait fournir la capacité de répondre à la demande quand et où cela est nécessaire ”. Le rapport d'études d'Eurocontrol « Challenges to growth » suggère que, dans les circonstances les plus optimistes, la capacité aéroportuaire en Europe est capable d'absorber au maximum deux fois la demande de trafic de l'année 2003. A ces taux, la barrière de capacité serait atteinte autour de 2017. Il faut repousser cette barrière, permettre à toujours plus d'avions de voler. Pourtant, peut-on sérieusement penser que le nombre d'avions volant dans nos cieux pourrait croître infiniment ? Ne peut-on imaginer le moment où l'on décidera : pas un de plus dans cette portion d'espace ? Formulé de cette façon, la réponse paraît frappée du sceau de l'évidence. On peut imaginer beaucoup plus d'avions. Les imaginaires du futur qui s'offrent à nous vont de la vision un tant soit peu cauchemardesque d'aéroports tentaculaires d'où s'envoleraient et atterriraient des avions, jour et nuit, dans un mouvement sans fin, toutes les quelques minutes, à des images aimables d'un futur high tech, d'un petit train d'avions se touchant presque : ce sera alors un futur qui pensera avec condescendance à cette époque post moyenâgeuse où les turbulences de sillage existaient encore … Mais pour gigantesque qu'il devienne, on ne peut imaginer un nombre infini d'avions. En miroir de ce monde virtuellement sans limites, l'homme, lui, est souvent figuré comme seul porteur de limites. Les approches « Facteurs Humains » d'inspiration Anglo Saxonne insistent particulièrement sur les limites cognitives du cerveau humain, qui ne peut traiter qu'un nombre fini d'informations à la fois. « Nos ressources cognitives sont limitées » martèlent les formations à la sécurité destinées aux pilotes et aux contrôleurs : il importe donc de ne pas oublier cette limite dans l'approche de prise de conscience des mécanismes mentaux mis en jeux lors de ces tâches complexes exercées par ces professionnels qui sont souvent les derniers garants de la sécurité du macro système aéronautique. Tous en conviennent. Mais n'est-il pas frappant de voir peu à peu se dessiner la figure d'un humain avant tout doté de limites ? A.Koyré nous a montré comment nous étions passés du « monde clos » et fini aristotélicien, à l'univers infini de la modernité. Mais si l'univers est désormais infini, le ciel où peuvent voler les avions, est, lui, bien fini : les avions volent à des niveaux de vol liés à leurs performances leur niveau de vol demandé correspond à un optimum pour leur motorisation). Au niveau des zones TMA près des aéroports, les avions se concentrent peu à peu pour terminer par se grouper dans un espace très limité : les zones de roulage et de parking d'un aéroport. Cet imaginaire d'un monde infini est-il tellement fort dans la modernité que nous répugnions désormais à penser la limite de notre monde ? Le trafic aérien qui croit inexorablement serait l'une des figures d'un monde où la limite ne peut plus être pensée. La rupture introduite par l’introduction des technologies numériques est-elle au final responsable de ce qui apparaît comme une démesure échappant à tout contrôle, du sentiment de pouvoir s’émanciper de toute forme de contrainte, y compris sociales ? Une fois encore le recul nous oblige à la prudence en nous incitant à réouvrir d’anciens débats. Cette définition apparaît aujourd’hui problématique et finalement réductrice. Elle montre plus qu’elle n’explique et ne rend que très partiellement compte de ce que la société désigne par « virtuel ». La psychologisation du rapport au travail à laquelle participent les acteurs du système, tout comme l’affirmation, aujourd’hui banale, de l’opposition entre les émotions, l’informel, l’affect d’un côté, et une réglementation de plus en plus tatillonne et abstraite de l’autre, mettent bien l’accent sur l’insuffisance de notre première approche. Cela constitue en même temps la nouvelle topologie à l’intérieur de laquelle la question du virtuel mérite semble-t-il d’être ressaisie. Dans cette perspective, le virtuel ne s’oppose ni au réel ni à l’actuel, comme on l’entend habituellement. Il traduit plutôt un état d’ébranlement, la dilution des frontières symboliques, la menace d’indifférenciation, à l’intérieur même des cadres sociaux et des limites qui permettent à chacun de trouver sa place, de savoir où il se trouve. Il résulte à la fois de règles qui ne donnent plus le sentiment de protéger, mais seulement de contraindre, et d’un besoin inextinguible et indéfini de reconnaissance, qui n’est plus régulé ou encadré par des collectifs. L’attitude qui consiste à dénoncer le risque d’une confusion entre le réel et le virtuel (le monde coproduit par les technologies numériques et l’écran) est bien trop massive et superficielle pour aborder le fond des choses. Fondamentalement, ce qui mérite d’être souligné, c’est la crise qui affecte le statut du réel, de la croyance à laquelle il est adossé et que les nouvelles technologies rendent plus aigu, mais ne créent pas. Anomique, peut-être, incitation à penser et à imaginer, sûrement, ce que cette situation nous enjoint de penser n’est autre que le modèle de la société globale et sans limites incarnée par la logique des flux et les Macro-Système-Techniques. Et cela commence par un retour aux sources, une façon d’interroger les commencements, l’articulation de l’individuel et du collectif. En déléguant à des dispositifs physiques et automatiques le soin de produire et de maintenir la distance entre les individus, afin qu’ils « ne tombent pas les uns sur les autres », suivant la formule idoine d’H.Arendt, l’individualisme moderne a par exemple cherché à résoudre l’une des plus graves apories à laquelle il était confronté : celle d’un conflit entre le souci d’égalité et le besoin non moins impérieux de se distinguer, de tracer des limites, d’établir des distances, de marquer des différences entre soi et autrui. Mais la solution qui consistait à objectiver les cadres de la vie sociale à travers des dispositifs physiques (la société se représentant peu à peu comme un système automatisé de gestion de flux) touche aujourd’hui à sa fin, ne s’adressant qu’à un homme abstrait et général. Ce sont ces limites que la tension entre le formalisme extrême des règles et la poussée de l’informel met en lumière. Le virtuel n’est en ce sens qu’une autre manière de nommer cet état transitoire, cet entre-deux. Il ne vient pas se substituer au monde réel ou aux médiations qui le constituent, il occupe le terrain laissé vacant par leur effacement, comme en une position de retrait. Ce ne sont pas les technologies virtuelles qui conduisent à déréaliser le monde, mais la disparition du monde qui pousse à produire de lui des formes d’ersatz destinés à le retenir. C’est dans ce mince écart, condition de tout monde possible, que se jouent les recompositions de demain. Les questions soulevées sont légions. Une fois de plus le terrain aéronautique offre l’insigne possibilité au chercheur de toucher du doigt les mouvements de fond de la société, les manières dont les humains traduisent dans leur langage et leurs pratiques ces situations anomiques, y font face, les apprivoisent ou au contraire y succombent.