Paul KRUGMAN : Enfin la récompense d’un remarquable économiste à la pensée robuste, diversifiée, compréhensible et engagée. Professeur Moustapha Kassé, Kassé, Président de l’Ecole de Dakar www.mkasse.com La presse foisonnent de questions comme : Pourquoi des économistes universitaires et à quoi servent leurs théories toujours divergentes? Expertise et ambiguïté de la science économique ? Rhétorique et idéologie masquée par un formalisme inapte à l’explication et à l’action suite à l’irréalisme des hypothèses ? La pensée économique dominante est-elle pertinente du fait que les économistes arrivent bien souvent après la bataille (Daniel COHEN). Que signifie ce questionnement : la fin ou alors l’existence d’une crise larvée ou un malaise profond d’une science arrivée à maturité et qui de surcroît est à la fois carrefour et boulimique. Pourtant, quelque soit l’angle d’analyse, la science économique s’est forgée une identité très forte, des principes, des instruments et des méthodes d’investigation à la fois propres et puissants. Elle est soutenue par une solide communauté de chercheurs et de professionnels qui animent des Ecoles de pensée et élaborent des théories servant de référentiel à l’interprétation de la réalité et /ou à l’action. Dans cette optique, les questions évoquées ne doivent point être esquivées : elles reflètent l’ampleur des débats en cours dans une science caractérisée par la diversité des opinions, l’évolution rapide des faits et la confusion de ce qui est et ce qu’il faut faire (G.DEBERNIS). Les économistes apprennent la modestie et commencent à se spécialiser tout en continuant à s’interroger sur les fondements de leur science. La preuve est apportée par les travaux de recherche récompensés par le Prix NOBEL qui se structurent en 7 thèmes : Economie internationale (LEONTIEF, OHLIN, MEADE, SAMUELSON, TOBIN, MUNDELL), Finance et la monnaie (HAYEK, MYRDAL, FRIEDMAN MODIGLIANI, ALLAIS, MILLER, SCHARPE, MARKOWITZ), Entreprises (STIGLER, COASE), Système global (FRISCH, SAMUELSON, KUZNETS, ARROW, HICKS, HAYEK, SOLOW, BOUCHANAN, LEWIS, NORTH, SEN), Les individus (SIMON, SCHULTZ, BECKER, LUCAS, MIRRLEES, VICKREY), Les marchés (KOOPMANS, DEBREU, ALLAIS, COASE, HICKS, SAMUELSON), L’Etat (FRISH,KANTOROWICH, HAAVELMO). Aujourd’hui, la science économique est devenue une vaste entreprise scientifique remarquable par l’ampleur des ressources humaines et matérielles qui lui sont consacrées. Elle connaît d’importantes réalisations en termes de volume de recherches et de publication même s’il est vrai que 5 universités américaines HARVARD, le MIT (Massachussets Institute of Technology), CHICAGO, STRANTFORD et YALE constituent les pôles les plus actif dans la production des théories économiques. En paraphrasant KUHN et LAKATOS une science ne saurait se définir seulement en fonction de son contenu ou de sa méthodologie empirique mais plutôt selon la vision qu’en a la « communauté » des scientifiques. Alors comme l’écrit EICHNER « la science est ce que font les savants » regroupés dans une communauté scientifique d’économistes qui se structure en Ecoles de Pensée évoluant chacune autour d’un référentiel théorique qui n’a pas toujours une prétention à l’universalité. A Abidjan, j’avais posé cette question à feu J.J. LAFFONT qui était incontestablement le meilleur nobélisable français «à quand votre tour », il m’avait répondu avec une humilité déconcertante : « il y a encore beaucoup de monde bien 1 méritant et qui attend toujours ». Pour une fois, la communauté académique peut parfaitement se retrouver dans le choix de Paul KRUGMAN. Plusieurs raisons justifient cet accord dont deux semblent déterminantes : d’abord, les qualités intrinsèques du lauréat et ensuite, les changements d’attitude de l’Académie Norvégienne qui a osé primer un auteur iconoclaste et engagé. Ce choix reflète parfaitement bien les mutations contemporaines de la science économique. Les atouts de l’interdisciplinarité, notamment, semblent maintenant un acquis dans les recherches en sciences économiques : l’exploration du champ sociologique par Gary BECKER, du champ juridique par Ronald COASE, du champ historique par FOGEL et NORTH, du champ philosophique par A. K. SEN et de la pensée progressiste avec J. STIGLITZ ; même si dans le même temps, le caractère de plus en plus « scientifique » de l’économie ne paraît plus remis en cause : croissante mathématisation (cf. formule de BLACK et SCHOLES) ; plus grande adéquation au réel (applications parfois immédiates en politiques économiques et politiques publiques) ; meilleures anticipations des conjonctures économiques ; etc. L’Académie Royale s’est posée deux questions déterminantes de l’économie contemporaine à savoir : « Quels sont les effets du libéralisme et de la globalisation? Quelles sont les forces agissant derrière l'urbanisation de toute la planète? Elle trouve que Paul KRUGMAN a formulé une nouvelle théorie qui répond à ces questions », et estime qu'il a « intégré les champs de recherche auparavant dispersés du commerce international et de la géographie économique ». En premier lieu KRUGMAN a élaboré une pensée robuste dans la «nouvelle théorie du commerce international ». Partant de l’écart considérable entre les prédictions de la théorie traditionnelle et les constations empiriques, il remet en cause toutes les idées antérieures. En 1985, avec HELPMAN, il observe trois caractéristiques du commerce international non expliquées par les théories traditionnelles de Ricardo à HOS : d’abord les échanges se développent le plus rapidement entre pays développés qui présentent des dotations factorielles voisines contrairement aux affirmations de théorie HOS ; ensuite, le commerce intrabranche constitue une part croissante des échanges ce qui reste inexpliqué aussi bien par la théorie ricardienne que celle de l’Ecole suédois et enfin les firmes multinationales dans leur forme actuelle ne peuvent s’intégrer dans le champ d’analyse des théories traditionnelles. Les faiblesses de ces théories reposent sur les hypothèses de concurrence alors que les firmes qui sont à l’origine du commerce international sont des oligopoles analysés par les études d’économie industrielle. Dans les années 1980 et 1990, il fut l’un des promoteurs de ce que l’on appelle la « nouvelle économie géographique » (NEG). Cette école de pensée prévoyait, entre autres analyses, une concentration économique autour des pôles à faibles coûts de transaction (grands centres urbains, carrefours logistiques) et un déclin des territoires à faible concentration humaine et économique (villes moyennes et petites, monde rural, régions périphériques). En second lieu KRUGMAN, a produit une littérature et une recherche extrêmement diversifiées et riches. A côté de sa production académique, il s’est attaqué beaucoup d’autres problèmes comme les inégalités et la démocratie américaine. Analysant l'histoire des inégalités sociales aux Etats-Unis, il aboutit à la conclusion que seules des interventions étatiques fortes peuvent permettre de les maîtriser. La rapide accélération des disparités sociales au début du XXe siècle a été résolue par les politiques publiques du président Roosevelt. Or, depuis les années 70, l'éventail des inégalités s'est de nouveau élargi : comment peut-on l'expliquer ? Ni le progrès technique ni l'immigration n'en sont le moteur principal donc l’'explication ne peut être que politique. Alors il plaide pour un nouveau New deal pour lutter 2 contre les inégalités qu’il faut attaquer en amont, au sein et en aval du système productif tout en redonnant un rôle redistributif à la fiscalité. Pour ce qui est de la politique, l’auteur analyse la montée en puissance des néoconservateurs au sein du parti républicain qui a entraîné une polarisation extrême de la vie démocratique américaine. Les républicains et l’administration G.BUDCH ont brisé le « consensualisme libéral » si bien qu’« Aujourd’hui, être libéral c’est être progressiste, et être progressiste implique nécessairement d’être partisan. Mais le but ultime de cette démarche n’est pas d’imposer le règne d’un parti unique. C’est au contraire de permettre le rétablissement d’une démocratie vivante et concurrentielle parce qu’in fine, construire une vraie démocratie est ce qu’il y a de plus important pour un libéral ». C’est cela qui justifie son engagement partisan sans retenue contre l’administration de George BUSCH dont il est un inlassable critique. En troisième lieu P. KRUGMAN, c’est surtout une pensée compréhensible (simple), accessible et engagée. Cette démarche incite à s'interroger sur la portée et les limites des méthodes de l’économie formalisée. Ni SCHUMPETER, ni HAYEK, ni SIMON, ni COASE, ni même WILLIAMSON ou Amartya SEN n'ont eu besoin de mathématiques ou de langage compliqués pour faire accomplir à la science économique des progrès décisifs. Il faut alors être conscient que l'usage optimal des mathématiques à 1'échelle de la profession des économistes implique 1'éclectisme des approches, la reconnaissance du fait que le progrès de la connaissance est un processus partagé. Pour J. KRUGMAN, l'économie n'est pas une science dure et ne le sera jamais. Seulement, elle doit utiliser une démarche scientifique qui repose sur la construction et le test de modèles explicatifs. Mais bien des raisons font que les énoncés dans les sciences économiques n'auront jamais le degré de solidité des lois physiques. Il faut en convenir, car 1'économiste a un contrôle trop imparfait des conditions d'observation des phénomènes qu'il étudie. C’est pourquoi, en plus, de ses activités académiques, il est connu du grand public en écrivant deux fois par semaines une tribune dans le New York Times, plus proche des démocrates que des républicains et s’illustre depuis 2000 comme l'un des critiques les plus virulents de la politique générale et économique en particulier, du président George W. BUSH. C’est dire que le champ d’analyse de Paul KRUGMAN est assez étendu et vérifie bien ce propos d’un autre Prix Nobel progressiste, Joseph STIGLITZ qui observait que « Les frontières entre l'économie et les autres domaines d'action et de réflexion sont moins nettes que ce que l'on pensait ». KRUGMAN donne aux économistes africains une véritable leçon de compréhension de la science économique et de son objet. Je suis de plus en plus affligé en parcourant les quelques écrits de nos collègues englués dans des analyses théoriques abstraites et illisibles trop éloignées des faits ce que dénonçait déjà en 2000 les étudiants français regroupés dans un Mouvement dénommé « Mouvement pour une économie post-autiste » qui ont diffusé sur Internet une pétition dans laquelle, ils contestent avec sévérité la forme et le fond des enseignements dispensés en sciences économiques et qui sont marqués par l’omniprésence des techniques quantitatives. Dans leur manifeste, ils observent : « Nous sommes gênés par la construction permanente de mondes imaginaires : les constructions intellectuelles (les fameux modèles), dont la pertinence reste à démontrer. Nous posons aussi la question du manque manifeste de pluralisme (...). Ce que nous demandons est simple : disposer d'outils théoriques et empiriques nous permettant de comprendre le monde dans lequel nous vivons. Est-ce que les cours d'économie parlent de l'entreprise, de l'Etat ou même du marché ? Non. Nous apprennent-ils comment fonctionne l'économie française, européenne, japonaise ? Non. Est-ce que les cours 3 nous ont mis en mesure de comprendre les récentes crises asiatiques, les fluctuations de l'euro (...). Non ». L’extension de la science économique aux autres corpus scientifiques est une preuve de grande vitalité. Toutefois, en reprenant H. BROCHIER « ce dont souffre principalement le savoir économique de notre temps, c’est un déficit de réalisme : le travail théorique est important…La reconstruction de la science économique qui ne prétendrait pas exclusivement au statut de science positive mais accepterait pleinement ses dimensions normatives passerait par trois démarches : revenir à un contenu descriptif fort, préférer les investigations empiriques aux hypothèses générales de rationalité et enfin concevoir une nouvelle manière d’articuler les dimensions normatives et positives ». C’est cet enseignement que nous pouvons retirer de l’immense travail de recherche de Paul KRUGMAN. Dakar Octobre 2008 4