Le retour de l`économie de la dépression

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44∑PENSéE éCONOMIQUE 6/7
dessins originaux denis kormann
profil
PAUL
KRUGMAN
Naissance le 28 février
1953 à New York. Prix
Nobel d’économie
en 2008 pour son
«analyse des modèles
du commerce mondial
et de la localisation de
l’activité économique».
Professeur d’économie
à l’Université de
Princeton. Auteur de
nombreux ouvrages
dont Les crises
reviennent toujours
qui semblait prédire,
il y a dix ans, l’actuelle
crise économique.
Chroniqueur émérite
au New York Times.
A exercé des fonctions
de conseiller auprès
de politiciens.
Paul Krugman. Dans un livre prémonitoire rédigé en janvier
1999, il relève que les récentes crises financières posent
la question d’une demande insuffisante.
Le retour de l’économie
de la dépression
GENEVIÈVE BRUNET
Mieux comprendre
«J
e pense être un réaliste qui, dans
ses analyses, fait preuve d’un certain pessimisme.» Paul Krugman se
définit lui-même ainsi dans une récente
interview donnée à Londres, à l’occasion
du Salon du Credit suisse. Un pessimiste
visionnaire: dans un petit livre rédigé en
janvier 1999 – intitulé Pourquoi les crises
reviennent toujours – le lauréat du prix
Nobel d’économie 2008, et célèbre chroniqueur au New York Times, écrit que «le
risque le plus imminent avec le retour
de l’économie de la dépression est évidemment la possibilité de propagation
du malaise (…) que la déflation en Europe
ou un krach aux Etats-Unis créent des
conditions semblables à celles du Japon
dans l’ensemble du monde développé».
Analyse apparaissant pour le moins prémonitoire, dix ans après, à l’heure où la
production diminue dans de nombreux
pays et où le malheureux Japon s’enlise
dans la déflation avec un recul record en
juin de 1,7% de ses prix à la consommation, hors produits périssables.
La crise en cours est suffisamment sévère
pour forcer chacun à reconnaître que le
consensus des économistes des années
80 péchait par excès d’optimisme. «Nous
étions sûrs que les dangers économiques
à venir présenteraient peu de similitudes
avec ceux des années 20 et 30», relève
l’auteur. Et pour cause: banques centrales
et gouvernements avaient appris à éviter
de concert les récessions par une baisse
des taux d’intérêt et de puissants stimulants budgétaires pour substituer une
demande publique à une demande privée anémique. Exactement ce que tentent actuellement de nombreux pays
et… ce que se sont employées à faire
sans succès les autorités japonaises
depuis les années 90.
Le piège de la trappe à liquidité. Qu’est-
ce qui peut bien avoir poussé cette
grande économie, jusque-là considérée
comme très efficace, dans la «trappe à
liquidité»? Cette situation prédéflationniste où ménages et entreprises préfèrent conserver des liquidités pour profiter de futures baisses de prix, plutôt
que de miser sur des placements ou
investissements que l’on espère plus
rentables que le cash? «Même avec un
taux d’intérêt nul – constate Paul Krugman en 1999 – la population japonaise
ne semble pas disposée à dépenser suffisamment pour utiliser toutes les capacités de l’économie.» Une constatation
qui pourrait s’appliquer aujourd’hui à de
nombreux Américains et Européens
traumatisés par la fonte de leur épargne
et la menace du chômage. Pour sortir de
ce piège, il suggère «le recours à l’attente
inflationniste». Si les agents économiques nippons avaient été persuadés que
leur gouvernement et la Banque centrale étaient fermement décidés à créer
une inflation de 3 à 4% par an, ils
auraient été convaincus que le yen vaudrait moins un an plus tard et auraient
changé de comportement. Encore faudrait-il trouver le moyen d’inciter les
ménages à craindre l’inflation plutôt
que la déflation…
Les déclarations de la BNS sur sa ferme
volonté de ne pas laisser s’apprécier le
franc ou celles des participants au G20
évoquant déjà des stratégies de «sortie
de crise» pourraient bien relever de cette
méthode Coué, destinée à convaincre
tout un chacun que l’inflation reviendra
tôt ou tard. Plutôt tard que tôt, pourtant,
L’Hebdo 13 août 2009
karl
marx
Nikolaï
Kondratieff
John Maynard
Keynes
Joseph
Schumpeter
John Kenneth
Galbraith
si l’on en croit le brillant chroniqueur du
nous y sommes. Et les fameuses tentations protectionnistes se font pressanNew York Times dans son interview de
tes, même dans des pays considérés il y
début juin: «Actuellement, nous ne
sommes certainement pas menacés par
a peu comme des parangons du toutl’inflation et je ne pense pas que la situamarché. Dans son analyse des crises
tion soit susceptible de changer à court
asiatiques et sud-américaines des
terme.» A long terme, disait Keynes,
années 90, le professeur d’économie
nous serons tous morts. Dans l’attente,
s’essaie avec humour à éviter la «clairil convient de lutter avec pragmatisme
voyance rétrospective». Les économiscontre les effets délétères de l’économie
tes sont généralement reconnus pour
de la dépression. «Les seuls obstacles
leur habileté à avoir raison après. Celuiimportants à la prospérité du monde
ci est convaincu que «pour arriver à
sont les doctrines obsolètes qui
comprendre des phénomènes
encombrent l’esprit des hom- «Les seuls
nouveaux et complexes, on
mes», affirme encore le profes- obstacles
devrait être prêt à jouer avec des
seur d’économie à Princeton
idées».
importants
dans son livre sur les crises.
Le moins que l’on pourrait attenà la prospérité dre des économistes – et, auJouer avec des idées. Lui ne s’indes intellectuels qui font
du monde sont delà,
terdit pas de prôner des remèdes
profession de tenter d’expliquer
peu orthodoxes, tels qu’un les doctrines
le monde – serait qu’ils praticontrôle momentané des capi- obsolètes qui
quent ce jeu avec sérieux: le mantaux dans un pays affaibli par
que d’imagination de ceux supune hémorragie d’argent. Même encombrent
posés savoir ayant entraîné le
s’il «n’aime pas l’idée que les l’esprit
malheur de millions d’autres.
Etats aient à intervenir sur les
Krugman n’hésite pas à
des hommes.» Paul
marchés», il affirme dans cet
prendre le risque de froisser ses
ouvrage, en bon observateur de la réalité:
confrères orthodoxes: «Refuser de
«Il est difficile de concevoir comment
réexaminer le bien-fondé de l’absence
quelqu’un d’attentif pourrait s’entêter,
d’inflation lorsque votre pays se trouve
aujourd’hui, à dire qu’il ne faut rien faire,
au fond ou même au bord d’une trappe
que les marchés récompenseront touà liquidité, refuser d’envisager les
jours la vertu et châtieront le vice.» Les
contrôles sur les capitaux lorsque les
effets conjugués de l’aléa moral (moral
craintes d’un effondrement économihazard) et de l’effet de levier pratiqué par
que, que pressentent les investisseurs,
les hedge funds – déjà évoqués dans ce
se transforment en une prophétie autopetit livre pour expliquer la rapide contaréalisatrice, revient à accorder la préfégion des crises de la fin du XXe siècle –
rence à l’apparence plutôt qu’à la réalité
ont même plutôt provoqué le contraire!
d’une économie saine.» Reste à définir
Comme l’écrivait déjà Krugman à propos
cette réalité. L’auteur s’y est essayé pour
des investissements hasardeux de cerson pays dans un ouvrage récent, L’Amétaines sociétés financières asiatiques
rique que nous voulons.
proches de politiciens locaux au début
Reconnu à la fois pour la pertinence de
des années 90: «Face, je gagne; pile, le
ses travaux académiques, couronnés du
contribuable perd.»
prix Nobel, et la clarté de ses analyses
Qu’on ne s’y trompe pas, le récent Prix
bihebdomadaires de l’actualité, Paul
Nobel d’économie prône le pragmatisme
Krugman souligne volontiers que «l’anapour mieux défendre les marchés: «En
lyse économique n’est en aucune façon
règle générale, les marchés concurrenun ensemble de règles qu’il faudrait suitiels, avec tous les avantages qu’ils
vre en toute occasion; elle s’apparente
apportent, ont peu de chances de surviplutôt à un mode de pensée, à une
vre dans un monde où la demande
démarche qui permet d’élaborer des
insuffisante constitue une menace
réponses nouvelles pour un monde en
constante.» Une décennie plus tard,
perpétuelle transformation.» √
13 août 2009 L’Hebdo
Paul
Krugman
Nassim
Nicholas Taleb
l’ESSENTIEL
¬RÉCESSION Une récession tient
généralement à ce que le public essaie
d’accumuler des liquidités.
¬PRODUCTIVITÉ Dans les années 90,
des économistes ont remis en cause le mythe
asiatique en montrant que la forte croissance
économique ne s‘était pas accompagnée
d’une augmentation de la productivité
globale des facteurs de production.
¬CHANGE Faute de confiance à long
terme des investisseurs, de nombreux pays
émergents ont subi un effondrement de leur
devise alors qu’ils ne souhaitaient qu’une
faible dévaluation par rapport au dollar.
verbatim
«Que signifie l’affirmation: l’économie
de la dépression est de retour? En gros,
cela veut dire que, pour la première fois
en deux générations, des failles sont
apparues du côté de la demande – des
dépenses privées insuffisantes pour
utiliser pleinement la capacité
productive existante –, devenant
des limites évidentes à la prospérité
d’une grande partie de la planète.
Nous n’y étions pas préparés – par nous,
j’entends les économistes, les décideurs et le public averti, au sens large.
Le corpus d’idées creuses qui avait
des prétentions à l’appellation
d’«économie du côté de l’offre»
est une doctrine loufoque qui aurait
eu peu d’influence si elle n’avait pas
fait appel aux préjugés de rédactions
médiatiques et d’hommes riches.
Or, au cours des dernières décennies,
on a constaté un sérieux déplacement
du centre d’intérêt dans la pensée
économique de la demande vers
l’offre.»
Pourquoi les crises reviennent toujours.
Paul Krugman. Le Seuil, p. 191-192.
À LIRE
¬ Pourquoi les crises reviennent toujours?
Le Seuil, 2000.
¬ L’Amérique que nous voulons,
Flammarion, 2008.
¬ Economie internationale, De Boeck
Université, 2009.
¬ http://krugman.blogs.nytimes.com
Mieux comprendre
Ironiquement, avec les crises financière et économique, des auteurs – jadis snobés pour certains d’entre eux – refont surface.
«Le capital» s’arrache en librairie, Keynes a retrouvé droit de cité et les commentateurs usent de leurs bons mots (destruction créatrice,
cycles économiques...). Du 9 juillet au 20 août, «L’Hebdo» évoque ces intellectuels qui, un jour, ont pris le temps de penser la crise.
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