Corps du sujet, corps de devoir, de la relation à la

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Corps du sujet, corps de devoir,
de la relation à la rencontre.
Alors que nous cherchions un titre pour cette journée, ma pensée
dansait sur une ritournelle juvénile « corps du sujet, corps du devoir… corps du
sujet, corps du devoir… », injonction professorale pour tenter d’articuler notre
réflexion d’étudiantes autour d’une thématique proposée.
Ainsi avons-nous, nous aussi, tout au long de cette journée, tenté d’avancer
dans nos réflexions conjointes, vers l’appréhension de ce corps, langage et
médiateur de la demande de la personne malade. Nos multiples regards ont
affirmé, chacun dans son domaine, que ce corps éprouvé, est certes le chemin
obligé vers une compréhension de l’affection et de son évolution, qu’il sera
l’espace de nos actes de soins, mais n’est pas que cela.
La démarche de soin est bien dirigée vers le corps malade et en fin de vie,
projetant de l‘apaiser, en s’éloignant du cri, de la douleur, de l’affolement,
parfois du chaos lié à la proximité de la mort. Le Pr Leriche définissait la santé
en termes de « vie dans le silence des organes ». A défaut de redonner la
santé, nous avons l’ambition de participer au « silence des organes » pour le
confort du patient.
En face du corps du sujet malade se trouve le corps du sujet soignant,
et nous pouvons entendre cette réalité à deux niveaux :
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Le corps du soignant, par sa proximité, est à l’épreuve sensorielle de
ce corps abîmé, hors contrôle. « Parfois, c’est dur d’entrer dans la
chambre, témoignait Florence Haond, aide soignante dans une unité
de soins palliatifs. Cela me fait éprouver de la culpabilité, le fait
d’hésiter à faire des soins. Il m’est aussi arrivé de vomir à la vue d’un
patient, et là c’est son regard qui m’a fait dépasser ma répulsion. A
travers ses yeux, j’ai vu cette personne autrement que ce que la
brutalité de la maladie me proposait. », et de poursuivre : « Je sens
que quelque chose se passe en moi, alors dans un premier temps,
j’écoute mon ressenti, puis je réfléchis à une ”posture d’aide
soignante” pour pouvoir y aller. »
Le soutien des apprentissages spécifiques de chaque corps
professionnel, que j’ai intitulé ici corps de devoir, vient donc étayer,
au titre de cette compétence spécifique, le fonctionnement individuel.
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En soins palliatifs cela n’altère théoriquement pas, une attitude
commune au regard de ces situations particulières. Ce corps soignant
formé à la prise en soin palliative, dont certains ironisent sur son
souci permanent d’échanges et de partage, se trouve cependant
dans l’obligation d’assumer ses différences structurelles, de projets
de soins, de modes de fonctionnement, de lieux d’exercice. Cela n’est
pas sans soulever quelques questionnements.
Entre ces deux mondes, celui de la personne soignée et celui du soin, réside le
désir de bien faire : de correspondre à l’attente du soignant pour le soigné, ce
qui n’exclue en rien un soupçon de défiance à l’égard du projet thérapeutique;
de « faire bien » pour l’équipe soignante, décider et faire au mieux, ce qui
n’exclue pas un soupçon de défiance à l’égard de l’acceptation de la personne
malade. Entre eux, réside le lien thérapeutique, relation construite traduite par
la main qui se tend vers le corps, avec les aléas d’une relation inégale dans le
temps, et fondamentalement asymétrique. Le désir réciproque de bien faire, et
la confiance minimale qui le sous-tend, « pacte de confiance » élémentaire et
indispensable, selon P. Ricœur, sont à la base de la relation de soin.
Le corps, sujet et vecteur de la relation de soin.
Tout ce qui affecte le corps de cette personne malade va polariser
l’attention de chaque acteur de soin. C’est son corps malade qui est sur le
devant de la scène, lui qui est interrogé, mais aussi lui qui trahit la confiance de
la personne dans sa vitalité, et le souci de bienfaisance du corps professionnel.
Voici celui que G. Leblanc nomme « le vivant dérangé, falsifié, dont l’ordre
organique est troublé, [ ] faisant l’expérience de la maladie par la double
expérience de l’intrusion et de la perte », bref voici le malade. Inscrit dans une
demande de soins, il devient alors un patient, étymologiquement défini par sa
souffrance et sa patience, partenaire vulnérable de la relation thérapeutique.
C’est un euphémisme que d’affirmer une relation obligatoire dans le cadre des
soins. Je ne peux m’occuper de la personne malade sans établir un lien
minimal avec le corps que je soigne… Quoique…quoique…
Dans un échange récent où j’évoquais cette évolution du soin qui dilue peu à
peu le corps de la personne malade dans la technicité des gestes de soins
prodigués, enviant finalement la proximité du corps infirmier, il me fut répondu
que ces intervenants aussi s’éloignaient progressivement du corps. L’évolution
technologique des gestes infirmiers polarise toute leur attention, et peut altérer
leur regard sur le patient. Les aides soignants seraient aujourd’hui ceux qui
s’approchent le plus de celui-ci, confrontés en première ligne à sa dépendance
qui suscite des gestes de toucher très intimes.
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Au niveau médical, l’acte thérapeutique ne repose plus aujourd’hui
exclusivement, voire même plus du tout, sur l’examen clinique. L’exercice
médical actuel permet de se tenir loin du corps réel, parfois si bavard qu’il
brouille son propre message, et de s’approcher bien plus du corps virtuel porté
par l’imagerie et la biologie, dont la crédibilité paraît plus objective. Le corps
virtuel interprété devient alors le corps réel, autorisant la mise à distance. Celleci permet ainsi de ne pas croiser le regard, de ne pas lire l’angoisse, de
demeurer dans une relation thérapeutique exigeante sur le plan scientifique,
soucieuse de compétence et d’efficacité, éloignée nous dit-on, pour la qualité
de son objectivité, de l’être qui souffre.
Le Dr Anne Laure Boch, neurochirurgienne, dans son ouvrage Médecine
technique, médecine tragique, balaye d’un revers de main les états d’âme à ce
propos. Qu’importe donc cette absence de regard sur le patient, l’absence de
toucher. La passion de la qualité professionnelle l’emporte sur l’empathie, mais
suffit largement à l’objectif de soin qui est d’être efficace, pour le patient. « Tout
le monde se rend bien compte aujourd’hui nous dit-elle que la médecine du
malade n’est pas celle du médecin, admettant que « la disparition du contact
corporel direct est un drame pour le patient qui se voit dépouillé des seules
marques de sollicitudes qui soient irréfutables ». Il faudrait donc aimer les
patients ? Mais choisit-on le soin comme métier par empathie, sollicitude,
amour éventuellement ? Point du tout répond notre neurochirurgienne qui
admet avoir embrassé la carrière médicale par curiosité intellectuelle, et encore
plus pour cette raison la carrière de neurochirurgienne, en dépit de son peu
d’attirance pour les malades. Et pourtant dit-elle, en pratiquant la médecine,
« une affection se crée qui est déjà plus qu’un intérêt scientifique. Le médecin
s’interroge alors sur le lien en train de se créer » et j’ajoute, au-delà du métier,
en quelque sorte.
En fait, l’évènement qui survient dans cette relation est au-delà d’une
relation vite advenue, promptement oubliée, une espèce d’obligation de
présence réciproque. Inévitablement dès que le soignant, quel qu’il soit,
s’approche du corps de la personne malade, son corps et son regard sont
interpellés, faisant surgir la possibilité d’une reconnaissance de l’altérité. P.
Ricœur le rappelle tout simplement : « cette priorité reconnue au corps est de la
plus grande importance pour la notion de Personne ». Nous pourrions ajouter
que la notion de Personne intégrée à ma pratique soignante, est de la plus
grande importance pour m’approcher de son corps.
La rencontre.
La rencontre se situe donc vous l’aurez compris à un autre niveau. Pour
la définir, je redirai que la rencontre est reconnaissance de l’altérité. Elle inscrit
la relation dans un désir d’échange, dans une densité, dans une épaisseur et
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un souci. Dans le sujet qui nous concerne, elle est mise en scène dans le
décor de la maladie et de la proximité de la mort, dans le discours particulier de
ce moment-là.
Cette altérité est donc matérialisée en premier lieu par le corps, corps réel et
non corps interprété ou reconstruit virtuellement, mais bien le corps réel qui en
fait est corps-esprit, et pas seulement la maladie qu’il porte. Dans la prise en
soin de cette Personne, nous sommes en permanence obligés d’osciller entre
la Personne dans sa globalité et le corps organe.
A l’opposé du regard indifférent ou las, qui peut rapidement devenir négligent,
ni fusion, ni amour bien qu’E. Fiat nous pose la question de l’impossibilité du
soin sans amour, ni amitié bien qu’Aristote pense qu’elle est absolument
nécessaire au soin, la rencontre est « l’éthique de la relation entre le même et
l’autre, entre le soignant et le soigné » nous dit P.Ricoeur. La rencontre serait
donc à la relation, ce que l’éthique est à la morale, un choix et une
volonté. Elle est volonté du regard adressé, de la responsabilité assumée sans
contrepartie. Elle est le cadre sensible de l’exercice d’un devoir de soin.
Le corps ne peut être obstacle à cette rencontre, car elle s’en
émancipe. Le corps par le biais du regard en est souvent le lieu même.
Il suffit de penser à ces phrases qui nous racontent le désir de la rencontre et
parfois la résistance qu’il induit : « faites dormir maman, son regard me parle
trop », « il a un regard terriblement angoissé, c’est insupportable », et que dire
de celui qui à 20 ans, à choisi d’arrêter tout traitement antalgique et
anxiolytique, quelques heures avant sa mort, sans doute pour pouvoir nous dire
encore ce désir de rencontre qui l’habitait, malgré le terrible inconfort qui en est
advenu.
La rencontre nous éprouve, elle est un risque et une volonté. Elle nous
oblige à changer de temporalité ;
Mr T… parle avec difficultés, consacrant toute son énergie à rassembler dans
deux à trois mots à peine audibles, le flot d’idées qu’il voudrait communiquer.
Nous sommes, ma collègue psychologue et moi-même, dans une démarche
d’effacement du planning prévu, pour nous accorder au temps si difficile de son
expression. Il ne dit rien nous avait-on prudemment signalé ; il semblerait plus
juste de dire qu’il avait abandonné de dire … Bref nous étions dans un effort
d’oubli d’autres préoccupations, convaincues que notre présence à ces côtés
était, à ce moment là, l’acte le plus impératif. Il tenait, dans sa main tremblante,
un message de son petit-fils, et voulait sans doute nous en parler. De sa
bouche grande ouverte ne sortait aucun son, mais son visage et les larmes qui
l’inondaient nous racontaient, en silence, l’amour, le souci, l’impensable de la
séparation, le désespoir. Ses mains étreignaient les nôtres, son regard vérifiait
notre attention, enjoignait notre présence. Nous demeurerons à ses côtés.
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« L’éthique du soin se doit de prendre en compte la temporalité du soigné et
admettre sa non coïncidence avec celle du soignant… » rappelle très justement
Michel. Geoffroy. La rencontre s’inscrit donc dans un temps donné, mais qui
relève plutôt du kaïros, le bon moment que du chronos, la durée. Car en effet
elle peut relever de l’instant, elle peut accompagner un geste de soin, elle peut
se répéter à des degrés divers ; elle existe souvent parce que la durée est
précisément menacée.
Une collègue psychologue nous racontait ainsi sa dernière rencontre avec
Mme C., qui devait décéder quelques heures plus tard. Les jours précédents
cette personne avait exprimé son désir d’échanger, évoquant sa vie, se
préoccupant de celle de son interlocutrice, établissant des parallèles ironiques.
Ce jour-là, rien de tout cela. Mme C est épuisée, parle avec difficultés, tant son
souffle est défaillant. Les yeux sont clos, et lorsqu’ils s’entrouvrent, le regard est
las et lointain. Notre collègue propose alors de se retirer ; l’ordre claque
aussitôt : « restez ! », et la main de Mme C. saisit la sienne pour ne plus la
quitter pendant de longues minutes.
Dans cette situation le regard n’est même plus au rendez-vous, et le temps est
compté. Seul le « peau à peau » est le lieu de rencontre, et certifie une
présence attentive. La rencontre est une attitude intime de disponibilité à l’autre,
disposition de plus en plus intense au fil de sa vulnérabilité croissante. Elle est
par définition respect et en particulier respect de l’autonomie. Kant nous a
ouvert les portes de la notion de personne, mais finalement encore plus les
portes de ce qui fait l’essence des soins palliatifs, le refus de toute
instrumentalisation de la personne soignée.
La rencontre, en soins palliatifs, peut être encore l’épuisement en
miroir, épuisement à vivre mais aussi épuisement à guérir, à soulager parfois.
Si nous voulons accompagner les patients il nous faut donc nous rencontrer
également entre soignants. Que ce soit à domicile ou dans un service, nous
pouvons être une équipe autour d’une personne en fin de vie, qui ne fait que se
croiser et jamais ne se rencontre. Cette situation altère la qualité de notre
accompagnement, lui fait perdre sens, et génère de l’épuisement. Se rencontrer
entre intervenants, c’est pareil : c’est un risque nécessaire et une volonté. Ne
l’oublions pas.
Pour le chemin du retour, je vais vous faire deux cadeaux : deux phrases
« Encore vivants, voilà le mot important ! » P. Ricoeur, au soir de sa vie.
« Elle (la rencontre) est nourrie et affamée par l’approche de l’autre » Michel
Geoffroy. In La patience et l’inquiétude.
Je vous remercie.
Docteur Maylis Dubasque
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Bibliographie :
Anne Laure Boch, Médecine technique, Médecine tragique, le tragique, sens et
destin de la médecine moderne .Seli Arslan, Paris 2009.
Eric Fiat et Michel Geoffroy, Questions d’amour, De l’amour dans la relation
soignante. Le Thielleux, Paris 2009.
Michel Geoffroy, La patience et l’inquiétude, pour fonder une éthique du soin,
Romillat, 2004.
Florence Haond, interrogée par Sabine Guyard, La proximité avec le corps des
personnes malades, Revue trimestrielle JALMALV, n°109, juin 2012, p. 65-68.
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Nathan, Paris
2010.
Guillaume Le Blanc, in La philosophie du soin, Ethique, médecine et société,
PUF, Paris 2010, p. 301-317.
Paul Ricœur, Vivants jusqu’à la mort suivi de Fragments, Seuil, Paris 2007.
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