Les cultures jeunes, arène de politisation dans la Suisse du début

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Pierre Raboud Historiales 2015
Les cultures jeunes, arène de politisation dans la Suisse du début
des années 80
Au début des années 80, les différentes grandes villes de Suisse connurent de
nombreuses manifestations, ce alors même que les différents mouvements sociaux sont alors
en baisse en Europe. Dans cette présentation, je souhaite questionner ce processus de
politisation étonnant d’un point de vue historique, prenant son essor au sein de la sphère dite
des cultures jeunes. Comment peut-on expliquer ce phénomène ? Quelles sont les spécificités
de la situation helvétique qui permettent de comprendre cette mobilisation ? Après avoir
défini l’objet de ma recherche en spécifiant la signification donnée ici aux notions de culture
et de jeunesse, je me demanderai comment et pourquoi cette sphère sociale a pu amener une
partie de la société à se politiser. Quels rôles jouent les cultures jeunes dans les grandes villes
de Suisse ? Comment s’exprime cette politisation de la jeunesse ? Les revendications portentelles sur des éléments strictement culturels ou est-ce que des enjeux plus généraux sont
concernés ? En arrière-plan, ma présentation souhaite également démêler les liens qui existent
entre pratiques culturelles et mobilisations politiques et poser la question de la signification
du terme politique lorsqu’il est appliqué à ce type d’objet de recherche.
Dans l’expression « cultures jeunes », se trouvent deux objets historiques complexes.
Pour la culture, je m’inscris dans la suite des Cultural Studies du Centre for Contemporary
Cultural Studies de Birmingham qui la définissent comme « that level at which social groups
develop distinct patterns of life, and give expressive form to their social and material lifeexperience. Culture is the way, the forms, in which groups handle the raw material of their
social and material existence »1. Cette approche aborde la culture dans son ensemble, incluant
non pas seulement les productions artistiques reconnues ou légitimes mais aussi l’ensemble
des rites et interactions qui se développent dans le monde social, tout en les insérant fortement
dans le contexte social et historique. Par culture, je ne désigne donc pas uniquement des
œuvres mais un ensemble de pratiques articulant des représentations de la société.
1
John Clarke, Stuart Hall, Tony Jefferson et Brian Roberts, « Subcultures, cultures and class », in Stuart Hall et
Tony Jefferson (éd.), Resistance through rituals., Youth subcultures in post-war Britain, Londres, Hutchinson
University Library, 1976, p.11
1 Pierre Raboud Historiales 2015
La notion de jeunesse pose également problème2. Elle reste une catégorie aux
frontières vagues et mouvantes. La jeunesse est d’abord conçue socialement comme un âge
problématique : celui du passage difficile à l’âge adulte avec ses révoltes et ses hésitations3.
La jeunesse représente également un groupe fortement hétérogène sous différents points de
vues (social, genre, race, etc.). L’historien John R. Gillis désigne les années 50 et 60 comme
celles où advient la jeunesse4. La singularité de cette jeunesse des années 50-70 s’explique
d’abord par de nombreux changements sociaux. Parmi les principaux processus avancés, on
peut tout d’abord noter le poids démographique de la jeunesse qui devient beaucoup plus
élevé du fait du baby-boom et des pertes humaines liées aux deux Guerres mondiales5.
L’éducation et notamment le nombre d’inscrit à l’université connaissent également une forte
croissance6.
De plus, le pouvoir d’achat de cette catégorie augmente avec la généralisation de la
pratique de l’argent de poche7. Enfin, la Seconde Guerre mondiale va amener les jeunes à
chercher à se distancier des adultes discrédités par leurs associations avec la guerre. Cette
constitution de la jeunesse comme un groupe indépendant aura pour conséquence de faire
émerger une culture spécifiquement dédiée à la jeunesse, que ce soit autour de vêtements, de
disques ou d’autres formes de loisirs8. Des notions comme celle de « contre-culture », mise en
place par Theodore Roszak9, ou celle de « hipster » chez Norman Mailer10, cherchent à
nommer l’apparition d’une nouvelle culture jeune dont la portée politique tient à la
distanciation avec la culture des anciennes générations et la mise en avant de nouvelles façons
de vivre, individuellement comme collectivement. En plus du discrédit de la société et de la
culture des adultes déjà mentionné, cette culture jeune se construit également contre la
consommation de masse11, perçue comme responsable de l’uniformisation de la société12, ce
qui renforce la recherche d’une culture propre. Au sein de cette culture, la musique occupe le
premier rôle. En 1976, écouter de la musique était classé comme première activité de loisir
2
Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, A. Colin, 2006 (1967)
Raphaël Logier, « La jeunesse n’est pas une classe sociale », Sociétés, n°90, 2005/4, p.26
4
John R. Gillis, Youth and History. Tradition and Change in European Age Relations, 1770-Present, New York,
Academic Press, 1981, p. 185-209
5
Detlef Siegfried « Understanding 1968 : Youth Rebellion, Generational Change and Postindustrial Society », in
Between Marx and Coca-cola. Youth Subcultures in Changing European Societies, 1960-1980, New York,
Berghahn Books, 2006, p.64
6
Idem
7
Ibid., p.56
8
John R. Gillis, Youth and History, op.cit., p.204
9
Theodore Roszak, Vers une contre-culture, réflexion sur la société technocratique et l’opposition de la
jeunesse, Paris, Stock, 1980
10
Norman Mailer, The White Negro, San Francisco, City Lights Books, 1967
11
John Clarke, Stuart Hall, Tony Jefferson et Brian Robert, « Subcultures, Cultures and Class », op.cit, p.18
12
Mike Brake, The Sociology of youth culture and youth subculture, Londres, Routledge, 1980, p.155
3
2 Pierre Raboud Historiales 2015
par 70% des jeunes de 17 à 23 ans en Allemagne, Grande-Bretagne et France, bien avant la
télévision et les sorties13.
La jeunesse suisse a connu cette émergence d’un marché spécifique dans lequel la
musique joue un rôle majeur avec l’apparition de groupes locaux dès les années 60, comme
les Aiglons ou Krokodil. Mais qu’en est-il précisément de cet héritage en 1980, au moment où
les différentes manifestations sont sur le point de débuter en Suisse. Avant d’analyser cette
« culture jeune » en Suisse dans une perspective socio-historique, un dernier concept est
nécessaire, celui de scène défini par le sociologue Will Straw comme l’espace où se
regroupent plusieurs acteurs en fonction de différents aspects comme la localisation, le type
de production culturelle ou encore les activités sociales qui y sont pratiquées14. Ici la scène
représente l’unité spatiale où se cristallise une culture, identifiable à travers divers éléments
comme l’existence d’un lieu de rassemblement ou de groupes phare. A noter que pour la
Suisse du début des années 1980, cette scène ne se focalise pas sur un seul genre musical. Du
fait de son aspect relativement réduit et, comme nous le préciserons par la suite, du peu
d’occasion de se produire pour ce type de cultures, les artistes et publics de rock, de punk, de
reggae se concentrent dans une même scène commune.
Un autre aspect de la scène suisse est que, contrairement aux autres pays européens et
notamment à la Grande-Bretagne, elle ne connait pas de changement drastique sur le plan
économique suite à la crise des années 1970. En effet, en 1982, son PIB ne connaitra qu’une
baisse de 1,1%. Même à la fin de période de crise, en 1984, son taux de chômage ne dépassera
jamais les 1,2%15, alors qu’il est de 7,2% en France à la même époque16. Par contre, la
situation suisse se rapproche de la tendance européenne quant à la baisse tendancielle des
contestations sociales17. Après avoir atteint son apogée en Suisse en 1975, les mobilisations
baissent drastiquement à la fin des années 70 pour retomber à un niveau similaire à celui
d’avant 1967 en 197818.
13
Detlef Siegfried, « Understanding 1968 », op. cit.., p.15
Will Straw, « Cultural Scenes », Loisir et société/Society and Leisure, no. 2, 2004, p.412
15
Werner Rein et al. (dir.), Economie suisse 1946-1986 : chiffres, faits, analyses, Zürich, Union des banques
suisses, 1987, p.22, 51
16
Jean-Marcel Jeanneney et Georges Pujals, Les économies de l’Europe occidental et leur environnement
international de 1972 à nos jours, Paris, Fayard, 2005, p.358-359
17
Hanspeter Kriesi, René Levy, Gilbert Ganguillet, Heinz Zwicky (éd.), Politische Aktivierung in der Schweiz,
Diessenhofen, Verlag Ruegger, 1981
18
Jean-Marcel Jeanneney et Georges Pujals, Les économies de l’Europe occidental, op.cit., p.358-359
14
3 Pierre Raboud Historiales 2015
Cette baisse des mobilisations s’inscrit elle-même dans un conservatisme fortement
ancré. Sans rentrer ici dans une recherche des origines de ce conservatisme, il est du moins
nécessaire de mentionner la politique de défense spirituelle nationale. Mise en place avant la
seconde guerre mondiale, officiellement pour se protéger des influences de l’Allemagne nazie
et de l’Italie fasciste à ses frontières, cette politique eut avant tout pour conséquences de
renforcer le consensus national, sans hésiter à user de la censure et de la criminalisation des
opposants, pour assurer un ordre social fortement contrôlé19.
Si la défense spirituelle nationale ne connaît plus en 1980 le même statut semi-officiel
que dans les années 50 à 6020, nous devons être attentif au fait que, comme le prévenait
l’historien Hans-Ulrich Jost, cette crispation culturelle allait laisser des traces sur la société
suisse. Il affirmait ainsi en 1983 : « Une grande majorité des citoyens sont aujourd’hui encore
influencés par des valeurs qui se sont constituées alors et qui reflètent ce repli de hérisson,
cette étroitesse d’esprit, cette conscience patriotique pleine de préjugés de la période de la
guerre »21. Les valeurs d’ordre et de tranquillité et la construction d’un consensus fort
perdurent dans la société helvétique du début des années 1980 même si les signes les plus
évidents de cette politique ont disparu, comme la censure d’œuvres ordonnés par le conseil
fédéral22. Néanmoins, on n’assiste pas pour autant à un changement structurel. Le
gouvernement ne met pas d’arrêt à sa politique secrète de fichage des opposants politiques23.
La Suisse ne connaît pas non plus de renouvellement de ses élites, qui restent
étroitement liées à l’armée, 41,5% des parlementaires étant des officiers en 198024. La
situation reste donc bien marquée par cette étroitesse d’esprit. Selon l’historien Mario König,
les différentes élites du pays partagent alors une volonté de mener une politique consensuelle
basée sur un compromis basé dans les années 70-80 sur un mélange entre idéologie libérale,
valorisation de la modernisation des technologies d’un côté, et de l’autre un conservatisme
19
Hans Ulrich Jost, Kurt Imhof, « Geistige Landesverteidigung : helvetischer Totalitarismus oder antitotalitären
Basiskompromiss ? Ein Streitgespräch », in Die Erfindung der Schweiz 1848-1998. Bildentwürfe einer Nation,
Zürich, Chronos, 1998, p.365
20
Luc van Dongen, « La Suisse dans les rets de l’anticommunisme transnational durant la Guerre froide :
réflexions et jalons », in Sandra Bott, Janick Marina Schaufelbuehl, Sacha Zala (dir.), Relations internationales
de la Suisse durant la Guerre froide, Bâle, Schwabe Verlag, 2011, pp.26-27
21
Hans Ulrich Jost, « Menace et repliement. 1914-1945 », in Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses,
Lausanne, Payot, 1983, p.121
22
Hadrien Buclin, « Stanley Kubrick entre la France et la Suisse : le film Les Sentiers de la gloire
interdit », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 253, 2014, p. 113
23
Hans Ulrich Jost et al., Cent ans de police politique en Suisse (1889-1989), Lausanne, Editions d’En Bas,
1992
24
André Mach et al., « La fragilité des liens nationaux », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 190,
p. 84
4 Pierre Raboud Historiales 2015
moral et culturel hérité la défense spirituelle nationale et laissé tel quel depuis.25 La société
suisse se retrouve dans une situation paradoxale, dans une tension entre progrès économique
et conservatisme, qui finira, comme nous le verrons, par déboucher sur des affrontements.
Cette situation se traduit par un champ culturel extrêmement peu diversifié et réservé
aux pratiques liées aux traditions ou à l’élite. Le conservatisme a donc des conséquences pour
la scène des cultures jeunes. Comme nous l’avons déjà mentionné, cette dernière est bien
apparue dans les années 60-70. Au début des années 80, c’est le punk qui joue un rôle central.
Apparu en Suisse dès fin 1976, sa logique du DIY (fais-le toi-même), enjoignant chacun à
monter son propre groupe et à produire par soi-même26 apporte un souffle à la scène des
cultures jeunes, de nombreux groupes apparaissant : le livre Hot Love sur le punk suisse entre
1976 et 1980 en dénombre ainsi plus d’une cinquantaine27. De plus ce genre culturel s’étant
construit sur une forte critique de la commercialisation de la musique, la scène sera marquée
par la volonté de rompre avec la culture des stars et des virtuoses des solo de guitare qui est
alors dominante, en exigeant une musique autogérée.
En plus des groupes, l’activité de la scène est également marquée alors par l’édition de
nombreux fanzines. Contractions de magazines et de fan, ces journaux autoédités de plusieurs
feuillets et de divers formats rassemblent informations sur les différentes activités de la scène,
interview et présentation de groupes locaux ou internationaux et divers collages ou
expérimentations graphiques. Pour chaque grande ville de Suisse, on compte un nombre
important de fanzines, dont les principaux sont Eisbrecher, No Fun, Punk Rules, Soilant,
Dräcksblatt, Les lolos de lolas, Secousses sismiques ou encore Swiss Wave, distribués à
hauteur de 100 à 1000 exemplaires entre 1977 et 1980.28
Mais malgré cette activité en hausse à partir de la fin des années 70, il n’existe
néanmoins quasiment aucune salle dévouée aux cultures jeunes en Suisse. Dans l’annuaire
des clubs constitué par l’association Petzi qui fédère les clubs de musiques actuelles, on
observe que parmi les huitante salles présentes en Suisse actuellement, seuls trois existaient
avant 198029. Les jeunes n’ont à disposition que des grands complexes destinés à accueillir
les tournées de stars internationales ou des « centres de la jeunesse » contrôlés par l’Etat et
généralement peu enclins à permettre l’organisation de concerts rock. Les grands festivals, tel
25
Mario König et al. (dir.), Dynamisierung und Umbau : die Schweiz in den 60er und 70er Jahren, Zurich,
Chronos,1998 , p.12
26
Fabien Hein « Le DIY comme dynamique contre-culturelle ? L'exemple de la scène punk rock », Volume !, 9,
2012, p. 105-126
27
Lurker Grand (dir.), Hot Love, Swiss Punk&Wave. 1976-1980, Allemagne, Edition Patrick Frey, 2006
28
Fanzines partiellement disponibles aux Sozial Archiv de Zurich : Dokumentation 80er Jugendunruhen
201.209.4
29
Petzi club guide : annuaire des clubs suisses de musiques actuelles, Lausanne, 2010
5 Pierre Raboud Historiales 2015
que Paléo, apparaissent bien en 1976, mais restent des initiatives privées. Dans leur préface à
Heute und Danach, livre revenant sur les scènes musicales underground en Suisse dans les
années 80, Lurker Grand et André P. Tschan, tout deux acteurs de la scène punk zurichoise de
l’époque, abondent dans le même sens : « la culture jeune, on ne savait pas ce que c’était, et
on pouvait compter les espaces de liberté dont disposaient les jeunes sur les doigts d’une seule
main. »30
Dans le détail, la ville de Zürich possède bien un club destiné aux musiques jeunes, le
club Bellevue, mais ce dernier est uniquement une discothèque et peu de concerts peuvent y
être organisé31. La ville de Bâle ne possède elle aucune salle de musiques indépendante.
Genève se démarque par une plus grande ouverture à ce type de culture et de concerts, non
pas par l’ouverture de salles destinées à cet usage mais par une plus grande tolérance vis-à-vis
de l’utilisation des salles communales.32 La situation s’avère plus difficile dans les villes de
Berne et de Lausanne où la vie nocturne reste très peu développée. Pire à Lausanne, les jeunes
se voient ainsi interdits d’entrer dans les quelques établissements publics existants33.
Des groupes et des fanzines existent donc bel et bien en Suisse mais les scènes n’en
font pas moins face à une organisation conservatrice de la ville qui ne leur laisse aucun
territoire. Elles ne peuvent donc pas totalement se réaliser en tant que scène car elles ne
peuvent se cristalliser autour de lieux. En effet, si l’on reprend la définition de scène donnée
par Will Straw, la scène est censée se construire autour d’un territoire. Or c´est pour la Suisse
quasiment impossible. Cette situation paradoxale va entrainer une mobilisation. Celle-ci
débute le 30 mai 1980, alors que la municipalité de Zurich vient d’octroyer un crédit de 60
millions de francs suisses à l’opéra de la ville. Des milliers de jeunes se réunissent devant ce
symbole de la culture bourgeoise pour manifester contre la société conservatrice et l’absence
de tout financement pour des lieux destinés aux cultures jeunes. Ce rassemblement
débouchera sur des affrontements avec la police qui se répèteront jusqu’en 1982, non
seulement à Zurich mais aussi à Berne, Lausanne, Bale, Winterthur et Lucerne, réunissant
entre quelques centaines et plusieurs milliers de manifestants.34 Un lien direct entre l’absence
de lieux pour que les cultures jeunes puissent s’exprimer et les affrontements entre jeunes et
autorités se confirme avec le cas de Genève. Cette dernière représente en effet la seule des
30
Lurker Grand et André P. Tschan (éd.), Heute und Danach. The Swiss Underground Scenes of the 80s, Zurich
Patrick Frey, 2012, p.5
31
Lurker Grand (dir.), Hot Love, op.cit., p.12
32
Valérie Buchs, Nelly Bonnet, Diane Lagier, Cultures en urgence. Mouvements contre-culturels : de
l'alternance à l'intégration, Genève, I.E.S., 1988, p.27, 31
33
Dimitri Marguerat, Lozane bouge « Un vieux rêve… un centre autonome » : un mouvement atypique dans la
culture politique vaudoise, Mémoire de maitrise universitaire, Université de Lausanne, 2011, p. 15
34
Pour un récit et une chronologie détaillée, voir Wir wollen alles, und zwar subito !, op.cit., 2001
6 Pierre Raboud Historiales 2015
grandes villes de Suisse à avoir tolérer et accompagner le développement des scènes
musicales. Et ce sera la seule à être épargnée par cette vague de manifestations.35
Pour décrire ces mobilisations, nous pouvons parler de mouvement social au sens
qu’en donne Erik Neveu, à savoir une action collective dans un agir-ensemble intentionnel
s’exprimant via des revendications et des actions en faveur d’une cause36. Ces actions sont
d’abord identifiables via des manifestations, des occupations de locaux, des squats. Cette
catégorisation indique que ces scènes culturelles adoptent un rôle politique. Pour m’écarter
d’une vision restreignant cette notion aux élections et aux partis, sans pour autant tomber dans
le biais du tout politique, je parle de politique, dans le sens d’une expression sociale d’une
conflictualité car « le politique n’apparaît bien que là où s’expriment des divergences
d’intérêts et donc des rapports de forces »37.
En ce qui concerne les individus qui composent ce mouvement, les chiffres concernant
la manifestation pour Zurich indiquent bel et bien qu’il s’agit une population très jeune qui se
mobilise : sur un échantillon de 754 personnes, on observe que 45% ont moins de 20 ans,
32% entre 20 et 25 ans, et enfin 23% plus de 25 ans38. Nous possédons également les chiffres
données par la police de Lausanne qui corroborent cette prépondérance d’individus
jeunes: sur 326 interpellés, 8.28% ont moins de 16 ans ; 36.80% de 16 à 20 ; 38.35% de 20 à
25 ; 16.56% plus de 2539. Pour compléter ce portrait des individus participant à ces
manifestations, on sait encore que les étudiants ne constituent pas une majorité. A Zürich, on
constate 22% d’étudiants pour 69% de travailleurs et employés40. A Lausanne, ils représentent
32.41% contre 34.36% travailleurs et 12.58% d’apprentis41.
Ces mouvements ne sont néanmoins pas le seul fait des scènes des cultures jeunes, ils
regroupent bien au-delà des seuls membres actifs au sein des scènes rock, punk ou reggae.
Cette présence des scènes culturelles s’explique par une communauté d’intérêts exprimée par
un mot d’ordre, à savoir l’obtention d’une salle pour pouvoir pratiquer et profiter de sa propre
culture. Cette union du culturel et des mobilisations peut se lire à plusieurs niveaux. Certaines
publications issues des protestations s’adressent ainsi directement aux membres des scènes
35
Valérie Buchs, Nelly Bonnet et Diane Lagier, Cultures en urgence, op.cit., p.33
Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2005
37
Sophie Maurer, « Dossiers d'études », Allocations Familiales, n° 16, 2000
38
Hanspeter Kriesi, Die Zürcher Bewegung, Frankfurt, Campus Verlag, 1984, p.264
39
Archives de la ville de Lausanne : Fonds complémentaires/ C1 Corps de police/
7234 Projet de communication au Conseil communal concernant les manifestations de jeune
40
Hanspeter Kriesi, Die Zürcher Bewegung, op.cit., p.264
41
Archives de la ville de Lausanne : Fonds complémentaires/ C1 Corps de police/
7234 Projet de communication au Conseil communal concernant les manifestations de jeune
36
7 Pierre Raboud Historiales 2015
jeunes comme un tract de Lôzane bouge qui appelle ainsi à l’union de tous : « que tu sois
baba, punk, ska, disco ou tout simplement normal »42. C’est également le cas dans un autre
tract zurichois, où ce sont les punks qui sont directement apostrophés: « Punx ! Kriecht mal
aus euren löchern und helft uns eine anständige Szene aufzubauen »43. Cette dernière citation
met de plus en exergue l’importance de la scène comme constitution d’une identité. Pour
Lôzane Bouge, c’est également un punk qui est choisi pour répondre à une interview au
journal 24 heures étant donné sa qualité de « plus représentatif du mouvement » selon les
termes retranscrits via les écoutes téléphoniques de la police44.
Au-delà de ces appels, les pratiques de ces mouvements reprennent également des
codes propres aux scènes des cultures jeunes. Ainsi les occupations et les manifestations sont
régulièrement ponctuées de concerts de différents groupes dont les plus connus comme TNT
ou Kleenex à Zurich. Le mouvement en général s’inspire également des pratiques punks et va
ainsi produire de nombreux zines politiques, reprenant le format et l’expérimentation
graphique des fanzines punks, en en laissant tomber presque intégralement l’aspect fan, à
savoir tout ce qui concerne les interviews de groupes et les revues de concerts. Les plus
connus de ces zines sont Brächise, Subito, Intim Spray et Secousse Sismique. Les fanzines
constituant un lieu fort de la cristallisation et de la diffusion de l’identité des scènes45, on
constate un fort impact de la mobilisation sur leur édition. Un des principaux zines militants
zurichois, Eisbrecher se situe ainsi au départ à la jonction entre revendications politiques et
intérêt pour la scène punk. Ainsi la couverture du n°6 en 1980 porte le slogan « Punk rules »
et contient une interview de Knüsel du groupe Crazy46. Il changera ensuite de nom pour
Brächise en janvier 1981 et n’évoquera alors plus du tout le punk pour se focaliser sur des
analyses politiques et des récits de manifestations.
On retrouve ce brouillage des frontières entre scène culturelle et mouvement plus
général dans leur dénomination même, que le nom soit attribué de l’extérieur comme Zuri
brännt pour Zurich qui se réfère au « London Burning » des Clash et à la chanson éponyme
de 1977 de TNT ; ou qu’il soit choisi dans le cadre d’association devant structurer le
mouvement. C’est le cas de Kultur Guerrilla Bern et Rock als Revolte à Zurich. Un des
fondateurs de cette association, Markus Kenner, explique ainsi : « Es gibt so wenig Orte für
42
Cité dans Dimitri Marguerat, Lozane bouge, op.cit., p.18
Das Affengeile anarchisten, Stadt archiv Zürich, Opernhauskrawall und Jugendunruhen in Zürich.
Documentation, V.L.135 :1 Dokumentation der Stadtpolizei und des Rechtskonsulenten
44
Archives de la ville de Lausanne. P 596 (Belilos Marlène). Restranscriptions des écoutes
45
Christian Schmidt, « Meanings of fanzines in the beginning of Punk in the GDR and FRG », Volume !, 5,
2016, p. 32
46
Stadt archiv Zürich, V.L.135 :2 Veröfentlichungen der Jugendbewegung
43
8 Pierre Raboud Historiales 2015
uns Junge. Wir müssen raus auf die Gasse. Deshalb dieser Name « Rock als Revolte », RAR.
Es ging um Musik, aber es ging auch um den Kampf für Freiraüme »47. Cette citation vient
éclairer la jonction entre enjeux culturels (lieu de concert) et revendications plus militantes
(conquête des espaces de liberté) qui explique cette imbrication entre scènes culturelles et le
mouvement en général.
Ce fort caractère culturel des mobilisations souligne bien l’importance du rôle joué par
les scènes culturelles jeunes en tant qu’arène de politisation au sein de la société. Mais au-delà
de l’agir ensemble à travers un répertoire d’actions collectives, quelles sont les intentions
communes, les revendications de ce mouvement ?
La première, déjà mentionnée, concerne l’obtention de territoire pour pouvoir
pratiquer sa propre culture. Ici nous restons sur des revendications qui pourraient rester
circonscrites au seul champ culturel. Néanmoins, ce n’est pas une simple salle de concert qui
est demandée dans les différents tracts de grandes villes de Suisse, mais une salle autonome48.
Ce dernier terme ne saurait être réduit à un aspect de simple divertissement indépendant. Au
contraire, il doit se comprendre dans toute sa radicalité : la revendication d’un espace
autonome constitue un refus d’obéir pour conquérir des espaces de liberté, dans une
dynamique éminemment contestataire49.
De plus au-delà de ce mot d’ordre principal, le mouvement via ses manifestations, ses
fanzines ou ses manifestes va multiplier les revendications comme la solidarité internationale
(contre l’impérialisme en Amérique du Sud notamment), la critique de la politique du
logement ou encore la légalisation des stupéfiants50. Pour Lôzane Bouge, on a ainsi dès le
départ une liste de 7 revendications : liberté pour les musicens et chanteurs de rue, affichage
libre, droit de manifester, libération des drogues douces, fichier des homosexuels, accès aux
établissements public, centre autonome51. On peut encore citer deux autres tracts illustrant
cette volonté du mouvement de ne pas se restreindre à la seule salle de concert: « Wir wollen
die ganze Stadt. Ein autonomes Haus, das PAJZ, genügt uns nicht. »52. Ainsi à partir d’un
47
Wir wollen alles, und zwar subito !, op.cit., p.21
Schweizerisches Sozialarchiv, 201.209.1-5
49
Pour une réflexion sur cette question : Jeremy Gilbert, Ewan Pearson, Discographies. Dance music, culture
and the politic of sound, Londres 1999; Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste.
Vers une politique démocratique radicale, Besançon 2009
50
Liste déterminée suite à la consultation des archives relatives aux différents mouvements au Sozialarchiv
51
Secousses sismiques. Archives de la ville de Lausanne. P 596 (Belilos Marlène). Document Lozane Bouge
52
« Wir wollen die ganze Stadt », Sozial Archiv : Dokumentation 80er Jugendunruhen 201.209.1 : Flugblätter
und Flugschriften Bern 1973-1982
48
9 Pierre Raboud Historiales 2015
premier combat réagissant à l’absence de salle destinée à une autre culture que celle
commerciale ou bourgeoise, se déploie une critique beaucoup plus générale sur l’organisation
générale de la ville, du pays voir du monde.
Si les lieux « traditionnels » du politique comme les partis ou les élections ne sont pas
directement concernés, la récurrence de manifestations, l’articulation de mots d’ordre
permettent à ces mobilisations de remplir les critères pour être qualifiés de mouvement social.
Au moment du déclenchement des mobilisations, la scène des cultures jeunes a joué le rôle
d’arène de politisation. Ceci s’explique en partie par une situation conflictuelle entre une
scène culturelle connaissant un développement important d’une part et une situation qui ne lui
offre aucun territoire pour pouvoir exister dans la ville d’autre part. On peut bien parler de
politisation au sens d’une expression d’une conflictualité observable autant de manière
objective dans l’effectivité de la mobilisation que subjectivement dans l’expression de
critiques et de revendication. De plus, notre cas démontre bien que la politisation constitue un
processus : à partir d’une demande de salle de concert, le discours conflictuel va s’élargir que
ce soit pour penser le sens à donner à cette salle et à son organisation, ou pour s’attaquer à
d’autres sphères de l’organisation sociale. Pour reprendre les termes du sociologue Paul
Bacot, la politisation constitue bien ici un « élargissement de la conflictualité »53.
Enfin on pourrait encore se demander pourquoi ces mobilisations se sont déroulées à
ce moment-là et pas plus tôt étant donné que la carence en terme de salles destinées aux
cultures jeunes ne constitue pas une nouveauté en 1980. Ici plusieurs pistes d’interprétations
sont envisageables. La première concerne la scène culturelle elle-même. En effet comme nous
l’avons mentionné plus tôt, en 1980, la scène culturelle jeune suisse est dominée par le punk,
ce qui implique à la fois un développement quantitatif de la scène, rendant plus nécessaire
encore la présence de salle, et une évolution qualitative, ce genre musical promouvant un
discours critique face à l’establishment et une volonté d’autogestion.
Une autre piste pourrait concerner l’évolution de l’hégémonie dominante qui a en
cours en Europe. La fin des trente glorieuses et l’omniprésence du discours de crise opère des
changements des représentations et des politiques, qui peuvent impacter sur ces scènes jeunes
même si, comme précisé plus haut, les effets de cette crise ne se font ressentir que
parcimonieusement en Suisse. Ici seraient concernées l’absence de perspective, la mise à mal
du modèle de société ainsi qu’une période de battement au sein même de l’hégémonie du fait
de sa réarticulation sur un nouveau mode de domination.
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Paul Bacot, « La politisation comme élargissement de la conflictualité », 7ème Congrès de l’Association
française de Science Politique, Septembre 2002, Lille, France.
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Pierre Raboud
Université de Lausanne
FNS Doc Mobility : Max-Planck Institut für Bildungsforschung (Berlin)
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