ÉDITORIAL Les médicaments, aussi, ­racontent des histoires “ L’ homme n’est pas qu’un être de raison vivant dans la réalité, c’est aussi un être d’émotions vivant dans la représentation du réel. Or la maladie chronique frappe toujours deux fois, une fois dans le réel et une fois dans la ­représentation du réel. Si bien que, souvent, le malade atteint d’une maladie chronique a deux ­maladies : il est malade et il est “malade d’être malade”. Pr André Grimaldi Service de diabétologie, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris. © La Lettre du Neurologue Nerf & Muscle 2015; XIX(10):314. Le médicament a lui aussi deux visages. Côté médical, c’est, selon le Code de la santé publique, “une substance présentant des propriétés curatives ou préventives de maladies humaines ou animales… ou capables de restaurer, corriger ou modifier les fonctions physiologiques”. Côté patient, c’est un objet de représentations diverses, personnelles, dépendant de la raison mais aussi du vécu de la maladie actuelle, de ­l’impact laissé par les événements de vie antérieurs, de la culture, de l’entourage, des croyances, de la personnalité… Ainsi, le médicament peut être identifié à la maladie et au traumatisme de ­l’annonce. Si le déni de la maladie entraîne logiquement la non-prise de son ­traitement, la pensée magique fait espérer que, en ne prenant pas le traitement, on peut se ­débarrasser de la maladie. Je me souviens de cet aide-soignant diabétique de type 2 parti vivre sa retraite dans sa Guyane natale, rapatrié en urgence pour commencer une dialyse rénale puis subir une amputation de la jambe. Il n’avait pas oublié de mettre dans sa valise un ­échantillon des plantes qui lui avaient permis, disait-il, “de guérir son diabète”. Il souhaitait que je puisse en faire profiter les autres patients de la Pitié-Salpêtrière. Le médicament peut être assimilé à un poison (pharmakon) ou, de façon plus moderne, à un polluant ou à une drogue (“il se shoote à l’insuline !”). D’où les réductions ­systématiques de doses, les rituels de purge (“j’arrête systématiquement mon ­traitement le week-end”) ou de “vacances thérapeutiques”, d’où le succès des médecines dites “douces” ou prétendues “naturelles”. L’injection d’insuline peut être vécue comme une effraction p ­ luriquotidienne de l’enveloppe du moi, si bien que les patients mis sous insuline disent bien souvent : “Avant, j’avais du diabète, maintenant je suis diabétique.” Passer de l’avoir à l’être suppose un travail d’acceptation assimilé à un travail de deuil. Les médicaments ont aussi un nom, une couleur, un goût, une odeur. “Lors de notre mariage, il n’y avait pas de prêtre, juste des blouses blanches, il n’y avait pas de fleurs, juste un nom de fleur : insuline…” Les médicaments sont aussi porteurs de souvenirs : “Ça me rappelle ma mère qui…”, “Ça me rappelle mon père, avant sa mort…” C’est ainsi qu’une patiente diabétique de type 2 me réclama de l’insuline, car elle trouvait que “les comprimés, ça fait vieux !” Enfin, le médicament peut être identifié au ­prescripteur ; le médicament comme “objet transitionnel” (D. Winnicott), sorte de “doudou”, ­véritable concentré de médecin, part indissociable du “médecin remède” (M. Balint). D’où l’importance de la relation de confiance, qui suppose la compétence, ­l’indépendance et l’irremplaçabilité du médecin. “Ne dites pas à mon médecin que je ne prends pas ses médicaments, il est si gentil !”, demandait un patient atteint du sida à sa psychiatre ! 116 | La Lettre du Pharmacologue • Vol. 29 - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2015 0116_LPH 116 22/12/2015 10:12:09