L`édition théâtrale fait salon

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Appel pour les Lettres françaises
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.
Les Lettres françaises du 9 mai 2009. Nouvelle série n° 59.
L’édition théâtrale fait salon
DR
par Pierre Banos, Jean-Pierre Han
et Jean-Pierre Siméon
Late Night Story, de Mark Brusse, tempera et pastel à l’huile sur papier marouflé sur toile. 2005.
Le noir dans l’art contemporain
par Christine Buci-Glucksmann, Gianni Burattoni,
Didier Laroque, Principe Laval et Gérard-Georges Lemaire.
Lettre à Gabriel Matzneff, par Franck Delorieux.
SOMMAIRE
ÉDITO
Pour que vivent l’Humanité
et les Lettres françaises
es Lettres françaises sont actuellement en péril, comme toute la presse démocratique. Ce
péril ne concerne bien sûr pas la qualité des
articles des Lettres, il vient des conditions économiques qui régissent aujourd’hui la possibilité de
faire vivre un journal indépendant de la grande finance. En un mot, du capital.
Nos lecteurs savent que les Lettres n’ont pu être
relancées et ne vivent que grâce à l’appui généreux
de la direction et du personnel de l’Humanité. Sans
cet appui, bien que nous soyions tous bénévoles, rien
n’aurait pu être fait. Et depuis cinq ans que les
Lettres ont reparu, nous avons toujours pu publier
très exactement le journal que nous voulions, sans
aucun problème. Cette générosité que nous avons
plaisir à reconnaître est un fait rare dans la presse,
surtout depuis que les turbulences économiques et
financières ont pris l’importance que l’on sait.
Nous avons conscience que les Lettres françaises
ne sont pas une publication comme bien d’autres.
Elles sont un condensé de l’histoire intellectuelle de
notre pays, dans ce qu’elle a de cruel et de magnifique. Rien ne pourra jamais retirer le poids que
confère leur fondation en 1941 dans la clandestinité,
le sacrifice de Jacques Decour et les périls sans fin
qu’assumèrent ceux qui lui succédèrent à leur direction. C’est sans doute à cause de tout cela que les
Lettres françaises ont su porter si haut le combat de
l’intelligence française contre la barbarie de
l’époque. Plus tard, sous la direction d’Aragon, elles
ont joué un rôle de premier plan pour faire connaître
les tendances culturelles nouvelles. Elles ont aussi
poussé dans les années 1960 et 1970 à l’émancipation
du Parti communiste et à sa réinsertion dans la vie
culturelle française. Ces faits font partie de l’histoire
intellectuelle du XXe siècle. Ils nous rappellent que,
même si la culture n’est pas indépendante de la politique, toute perspective politique repose sur une vi-
L
sion de l’avenir et que la culture, celle du passé
comme celle qui se fait, constitue un élément irremplaçable pour saisir les sensibilités nouvelles qui vont
influer sur cet avenir. C’est pourquoi, mois après
mois, les Lettres françaises s’attachent à mettre au
jour ces sensibilités et à les restituer dans l’histoire
culturelle de notre pays. Nous avons l’ambition de
faire des Lettres un élément précieux pour tous ceux
qui n’ont pas désespéré de conquérir l’avenir.
Ce n’est pas seulement parce que l’Humanité
nous a donné jusqu’à ce jour les moyens de notre
existence que nous nous engageons résolument
dans le combat pour que ce journal vive. Sur le
fond, nous pensons que nul ne peut accepter la disparition d’une voix aussi essentielle au pluralisme
et au combat démocratique sans mettre en péril ce
en quoi il est le plus attaché. Nous savons que ce
sont les lecteurs de l’Humanité qui lui donneront
les moyens de vivre. Mais nous savons aussi que
les lecteurs des Lettres ne peuvent pas davantage
accepter l’étouffement qui menace. Ils ont un rôle
spécifique à jouer pour soutenir la parution des
Lettres. Nous les appelons à adhérer à l’association les Amis des Lettres françaises et à la soutenir
financièrement. Tous les fonds qui seront réunis
seront versés à la trésorerie de l’Humanité. La bataille qui commence a pour enjeu le maintien des
idées de progrès, de justice, la transformation réussie de la société actuelle en une société plus juste,
libérée de la dictature du capital, rejetant la culture
de divertissement qu’on veut imposer au plus
grand nombre ou les formes faussement transgressives ou élitistes qui sont réservées aux autres.
La disparition des Lettres françaises, qui anticiperait celle de l’Humanité, serait la destruction
d’un symbole historique et une défaite importante.
Mark Brusse : (en couverture). Page I
L’appel des Lettres françaises (édito). Page II
Jean-Pierre Han : Une fête théâtrale bien particulière. Page III
Jean-Pierre Siméon : Pour un théâtre de poésie. Page III
Jean-Pierre Han : Une réussite éditoriale. Page III
Pierre Banos : L’édition théâtrale dans tous ses états. Page IV
Jean-Pierre Han : Une vraie critique de combat. Page IV
Le Chapelier Fou… : Un sursaut de vie. Page V
Jean-Pierre Han : Parcours pluriels et singuliers. Page V
Jean-Pierre Han : Un manifeste en forme de biographie. Page V
Jean-Pierre Han : Prises de paroles. Page VI
Jean-Pierre Han : La folie Feydeau. Page VI
Olivier Barbarant : Tout un volcan vocalisé. Page VI
Franck Delorieux : Lettre à Gabriel Matzneff. Page VII
Jean-Louis Panné, Antoine Jaccottet : La littérature
dans son essence même (entretien). Page VIII
Marianne Lioust : L’écrivain et son double. Page VIII
Jean-Pierre Han : Une mise en perspective. Page VIII
Gérard-Georges Lemaire : Prague et ses fantômes… Page IX
François Eychart : La dure conquête de la force. Page IX
Françoise Hàn : Voyage réel, voyage rêvé (chronique). Page X
Jane L. September : Belinda Cannone et le bruissement
du monde. Page X
Jean-Claude Hauc : Une édition critique de Bachaumont.
Page X
Baptiste Eychart : À la croisée des subversions :
Philippines et Espagne au tournant du siècle. Page XI
Jacques-Olivier Bégot : Du bon usage de l’idéologie. Page XI
Jacques-Olivier Bégot : Le lecteur Althusser. Page XI
Giorgio Podestà : Wahrol, d’Elvis Presley à Mao,
en passant par Marilyn. Page XII
Michel Bulteau : Warhol sans confession. Page XII
Giorgio Podesta : Kandinsky, le peintre errant. Page XII
Christine Buci-Gluksmann, Gérard-Georges Lemaire :
La peinture à l’enseigne du noir absolu (entretien). Page XIII
Gianni Burattoni : Pas si noir que ça... Page XIII
Didier Laroque : Le noir comme dénuement. Page XIV
Principe Laval : Le noir selon Bernard Ollier. Page XIV
Clémentine Hougue : Photographie métamorphe
(la boîte à pixels). Page XIV
Claude Schopp : Journal du cinémateur (chronique). Page XV
José Moure : Trois films de(s) Straub. Page XV
Claude Schopp : Un morceau d’érotisme anthologique. Page XV
José Moure, Gaël Pasquier, Claude Schopp : Filmer l’invisible.
Page XVI
Claude Glayman : Jean-Luc Choplin : le Châtelet,
popu et sophistiqué. Page XVI
Le Conseil de rédaction
des Lettres françaises
Appel
pour les Lettres françaises
Je soutiens l’association Les Amis des Lettres françaises
Je verse :
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Tél. : Mail :
Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux
Lettres françaises
164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex
Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI
dans l’Humanité du 9 mai 2009.
Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis,
et Jean Paulhan.
Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.
Directeur : Jean Ristat.
Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.
Secrétaire de rédaction : François Eychart.
Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts),
Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres),
Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles),
Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).
Conception graphique : Mustapha Boutadjine.
Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas),
Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille),
Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse),
Rachid Mokhtari (Algérie).
Correcteurs et photograveurs : SGP
164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis CEDEX.
Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51.
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Copyright Les Lettres françaises, tous droits réservés.
La rédaction décline toute responsabilité
quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.
Retrouvez les Lettres françaises
le premier samedi de chaque mois.
Prochain numéro : le 6 juin 2009.
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . II
É D I T I O N S
T H É Â T R A L E S
Une fête théâtrale bien particulière
oici qu’au moment de réaliser ce petit dossier consacré
au livre de théâtre (la foire Saint-Germain, place SaintSulpice à Paris, qui renaît de ses cendres, nous y
pousse), l’idée qu’il y a là quelque chose de saugrenu vient me
tarauder l’esprit. Un dossier sur le roman, sur l’autofiction,
sur la poésie même, soit… personne n’y trouverait à redire,
mais sur l’édition théâtrale ! Quelle idée (d’ailleurs, allez jeter
un coup d’œil sur les rayons consacrés au théâtre, quand ils
existent, dans les librairies), et pourtant… persistons et signons !
Il est un fait cependant qu’en France, tout au moins, c’est
même une de nos spécificités, dont nos voisins étrangers se
gaussent volontiers : le théâtre a partie liée de manière intime
à la littérature. Il est non moins vrai que la révolution théâtrale majeure du XXe siècle, l’avènement de ce drôle de personnage qu’est le metteur en scène, a failli être fatale aux auteurs et à leurs textes. L’ère de la représentation, la prééminence de la réalité du plateau ont beau être très légitimement
mises en avant, rien n’y fait. Il est, et il sera toujours question
V
d’écriture, de texte et de… poésie – très particuliers, je n’en
disconviens pas, mais de texte et de poésie quand même. C’est
la raison pour laquelle je suis ravi que Jean-Pierre Siméon, qui
prône un théâtre de poésie, ouvre ces pages. Dans quelles
conditions éditoriales ? Pierre Banos nous livre de l’intérieur
(il travaille aux éditions Théâtrales) quelques traits de la situation. Des traits relativement optimistes, qui contrastent
avec les lointains propos d’un Claude Roy qui, jadis, disait joliment de l’édition théâtrale qu’elle était « un dormeur qu’il
ne fallait pas réveiller ! ». Quant à l’enquête qu’avait réalisée,
il y a une vingtaine d’années (en 1986), le très sérieux Livres
hebdo, elle estimait qu’entre l’édition et le théâtre « le mariage
était mal assorti » (tel était le titre du dossier), une métaphore
maintes fois reprise dès que l’on aborde le sujet…
Pourquoi éditer du théâtre et des ouvrages concernant le
théâtre ? Un éditeur posait le problème en ces termes : « Un
éditeur veut vendre, or le théâtre ne se vend pas. Un éditeur
veut être lu, or le théâtre ne se lit pas ! » Pourquoi continuer ?
« Parce que le théâtre, c’est toujours mystérieux, énigma-
tique... » Des propos empreints de chaleur, mais plutôt vagues
et qui ne répondent guère à la question de savoir pourquoi – même les professionnels lisent peu ou pas du tout. Si
les revues (ou plutôt leur absence) sont un symptôme de ce
mal, autant dire que la cote d’alerte est depuis longtemps largement dépassée. Mais qui s’en soucie ?
« Comment faire du théâtre sans réfléchir au théâtre ? »*
se demandait Jouvet. Belle question par ces temps de disette
intellectuelle qui donne encore plus d’éclat à ces trois jours de
manifestation place Saint-Sulpice, et qui nous autorise à vous
proposer aussi le compte rendu de quelques ouvrages de réflexion sur le théâtre…
Jean-Pierre Han
* Citation tirée de la préface de Jean-Luc Mattéoli au très beau
livre que je ne peux que vous recommander (voici donc le
premier de la liste) de Roland Shön, les Oiseaux architectes.
Le Montreur d’Adzirie. Éditions l’Entretemps, 200 pages,
13,50 euros.
Pour un théâtre de poésie
l y a mille façons de faire du théâtre. Et c’est
tant mieux. C’est tant mieux jusqu’à un certain
point, le point d’abandon et de déni où le
théâtre est avalé par le « spectacle vivant ». Je veux
un mal de mort à cette appellation de « spectacle
vivant » d’abord parce qu’elle est stupide (montrez-moi un spectacle mort), ensuite parce qu’elle
inaugure une catégorie insensée (le foot, la Star Ac,
et la soirée Miss France sont du spectacle vivant,
stricto sensu). Je tiens que dans la confusion mentale, la seule sauvegarde est de réaffirmer des idées
claires. Ma première idée claire est que le théâtre
n’a de justification que si, quelles que soient ses innombrables métamorphoses, il reste, en demeurant
théâtre, ce qui n’a pas d’équivalent dans la multitude des manifestations humaines. Or qu’est-ce
qu’offre le théâtre qui n’ait pas aujourd’hui d’équivalent ? Le partage collectif du poème dans une assemblée ouverte et laïque. Mais pas le spectaculaire
(effets visuels, images d’esthètes, déploiement scénographique, machineries en tout genre) qui lui est
certes lié depuis l’origine et dont on a un appétit
compréhensible puisqu’il procure du plaisir, mais
qui triomphe partout et dans tous les domaines et
avec de plus raffinés moyens hors des théâtres. Voici donc ma
deuxième idée claire : le théâtre n’a de nécessité aujourd’hui que
s’il revendique son archaïsme et manifeste un contre-pied critique face aux modes dominants des représentations du monde.
Un théâtre selon ce principe : clarté et « distinction » comme le
préconisait Roland Barthes, au service de l’intensité et du pouvoir de suggestion de la parole (par exemple, le Coriolan mis en
scène par Schiaretti). Ma troisième idée claire est que le théâtre
n’a d’utilité que dans une intention générale et déterminée
d’éducation populaire. Que des citoyens se rassemblent volontairement pour mettre en débat leur propre compréhension de
la réalité à travers le poème aux seules fins de l’émancipation
individuelle et collective que cette mise en débat favorise, cela
ne peut avoir de motivation qu’éthique et politique. Sinon
quoi ? Bras d’honneur à qui prétend, dans le présent contexte
d’une humanité pour les trois quarts en déshérence, user de l’argent public pour exhiber son génie propre ou simplement signifier dans un désert de médiocrité la permanence sacrée de
l’intelligence et du beau. En bref, nous n’avons que faire d’un
talent théâtral qui ne soit pas pour l’autre, non comme un désir, qui n’est que posture, mais en actes.
parce que c’est l’antidote à tous les processus de
simplification, de standardisation et de vulgarisation des langages à l’œuvre dans le temps présent.
Les gens de théâtre peuvent tout faire, ils ont le talent et l’antériorité sur tous les faiseurs de spectacles, ils peuvent faire du beau, de l’épatant, du
surprenant, jouer du son, de la lumière, des trappes,
des cordes, de la vidéo et tutti quanti. Ils peuvent
comme les autres raconter des histoires, amuser,
critiquer les mœurs, tenir un propos politique mais
ils sont les seuls à pouvoir et savoir le faire dans la
langue impossible du poème.
I
Dessin de Mark Brusse.
Maintenant, l’essentiel : les partis pris que je viens d’exposer tiennent tout entiers à deux convictions préalables qui leur
donnent sens et validité : nous avons un besoin urgent de
poèmes et le théâtre est le lieu destiné dans la cité à la promulgation du poème. Mais entendons-nous sur le sens de
« poème » : trop de malentendus ou détournements commodes
(désignation vague, attrape-tout, du texte en jeu, voire de l’idée
créatrice) ont occulté des vérités premières. Il n’y a poème que
s’il y a, non pas seulement texte mais langue, c’est-à-dire langue
présente (des textes de théâtre sans langue, ça existe, n’est-ce
pas ?), consistante, problématique, et impossible hors du
théâtre. Une langue qui par excès (Claudel) ou par défaut (Beckett) fait obstacle. Une langue multipolaire (son, sens, rythme,
images) dont la complexité comme le disait Aragon « exige la
révolte de l’oreille ». Vous voyez : si le théâtre est poétique, il
suscite la « révolte de l’oreille » et restituant ainsi une liberté
perdue il remplit déjà l’essentiel de sa mission. Ce qui est vraiment subversif c’est la langue du poème, pas Stéphane Guillon.
L’un passe à la radio, l’autre ne passe pas. Bref, nous avons pour
tâche de réarmer en chacun le désir et la compétence du poème,
c’est-à-dire d’une langue complexe, polysémique, dérangée
Je résume : les besoins du moment désignent,
parmi tous les possibles, le théâtre qu’il nous faut
faire aujourd’hui. Il doit donner à la communauté
ce qui lui manque le plus : une langue libre, hors
normes, seule garantie d’une pensée libre. Il lui
faut l’audace de se redéfinir, coûte que coûte, dans
le poème. Élucider une réalité profuse et confuse
en la passant au crible d’une langue inouïe, c’est
plus que jamais sa raison d’être. Le théâtre doit,
poème dramatique, monologue ou polyphonie,
être un théâtre de poésie ou bien il est condamné
à n’être qu’un avatar supérieur et chic du grand Barnum culturel. Et encore ne le sera-t-il que pour son petit monde à lui,
ses quelques-uns. Un théâtre de poésie absolument, la tâche,
certes, est ingrate puisque, le besoin désignant le manque, c’est
justement au poème que les oreilles de tous sont rétives. Mais
sans cette dissonance assumée, cet anachronisme, si l’on veut,
le théâtre n’a plus de sens. Or si la dissonance surprend, déconcerte, agace, elle a aussi un pouvoir de séduction car elle
promet de l’autre et du neuf. Le défi est donc de rendre acceptable et désirable cette dissonance en veillant à ne pas l’arborer comme la jouissance d’un petit peuple d’élus mais en la
proposant comme une alternative offerte a priori à tous. C’est
où l’on retrouve les enjeux de l’éducation populaire : Copeau,
Dasté, Puaux. Le paradoxe du théâtre d’art qui se veut populaire c’est qu’il s’adresse à l’Autre, au vraiment Autre, qui ne
l’entend pas de cette oreille. Mais il n’a pas le choix, il ne se
justifie que par cet autre : « Le poème veut aller vers un Autre,
il a besoin de cet Autre, il en a besoin en face de lui. Il le recherche, il se promet à lui. » C’est du poète Paul Celan. Ce devrait être l’alpha et l’oméga de notre théâtre.
Jean-Pierre Siméon
Une réussite éditoriale
Seuls,
de Wajdi Mouawad. Éditions Leméac-Actes
Sud. 192 pages, 25 euros
a quadrature du cercle que tentent de
réaliser tous les éditeurs soucieux de
rendre compte non seulement d’un
texte de théâtre, mais aussi de sa dimension
spectaculaire sans avoir recours aux éternelles
illustrations photographiques, les éditions
Actes Sud associées aux Québécois de
Leméac, sous la houlette de Claire David pour
l’occasion, sont en passe de la réaliser avec le
L
livre de Wajdi Mouawad, Seuls. Elles avaient,
en l’occurrence, ces éditions et Claire David,
plusieurs atouts dans la manche. La compétence de l’éditrice, ça va de soi bien sûr, qui
s’ajoute à une grande connaissance du
théâtre, mais aussi le fait que l’auteur en personne a bien voulu payer de sa personne,
c’est-à-dire travailler à l’élaboration du livre,
et surtout le fait que le texte, Seuls, présenté
l’année dernière avec succès au Festival
d’Avignon tourne autour du problème de…
l’écriture, de ses limites, de la quasi-obligation
du personnage qu’il met en scène, de se tour-
ner vers la peinture et la performance pour
parvenir à sa juste expression…
Le texte du spectacle, certes, est présent
mais quasi en fin de parcours, après tout un
cheminement passionnant qui évite avec subtilité tout commentaire oiseux ou universitaire. Le décrire serait le réduire et donc le caricaturer, car on ne peut pas vraiment et seulement évoquer une parole sur l’élaboration
du spectacle lui-même. Nous sommes ailleurs
dans un décalage assez subtil que mène
Wajdi Mouawad et qui ressortit encore et toujours à un acte de pure création ! Seuls (le livre
donc) porte en sous-titre Chemin, texte et
peintures. Voilà qui éclaire un peu mieux la
nature du projet éditorial auquel il faut associer les noms de Charlotte Farcey, d’Irène
Afker et de Maxence Scherf, qui signe la
conception graphique de l’ensemble avec Wajdi Mouawad.
Une belle réussite qu’il faut saluer, mais
dont on se demande s’il elle pourra être renouvelée avec d’autres artistes, tant celle-ci est
vraiment l’expression d’une réflexion et d’un
travail personnels.
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . III
J-P. H.
É D I T I O N S
T H É Â T R A L E S
L’édition théâtrale dans
tous ses états
1987 : Michel Vinaver, alors président de la commission
théâtre du Centre national du livre, publie chez Actes Sud son
Compte rendu d’Avignon, des mille maux dont souffre l’édition théâtrale et des trente-sept pour l’en soulager. Son soustitre éclaire l’état de léthargie que connaissait la publication
des œuvres dramatiques contemporaines. Un état de mort clinique que confirme la petite centaine de publications subsistant alors.
2009 : le malade d’avant est devenu une niche éditoriale,
économiquement fragile certes, mais qui existe, résiste et s’est
même renforcée par l’adjonction de plusieurs nouvelles maisons spécialisées qui ont rejoint ces dernières années cette
« aberration économique ». La production famélique du début des années 1980 est devenue plus imposante avec près de
400 unités annuelles.
En vingt ans, comment le secteur s’est-il agrégé ? Autour
de quelles entités éditoriales ? Avec quels soutiens ? Selon
quels critères éditoriaux ? Quels sont les freins à l’édition théâtrale de demain ? Autant d’interrogations pour ce rapide panorama.
L’abandon progressif du genre théâtral par les maisons de
littérature générale date du milieu des années 1970. Cet abandon était motivé par une perte massive du lectorat de théâtre
concurrencé par une offre culturelle plus forte ; un âge d’or
du metteur en scène, qui souhaitait faire « du théâtre de tout »,
sauf à partir de pièces ; une raison économique majeure, le
changement de statuts de la SACD en 1975 qui interdit aux
auteurs la cession d’une partie de leurs droits de représentation à un tiers. Avant cette évolution, publier du théâtre était
rentable avec la perception de 50 % des droits. Après, cela tenait du philanthropisme béat. Gallimard range alors son prestigieux « Manteau d’Arlequin », pour ne le raviver que ponctuellement, quand un auteur maison commet une pièce. Lucien Attoun est prié d’aller défendre les dramaturges
contemporains ailleurs que dans la sphère privée de Stock : ce
sont les « Tapuscrits de Théâtre ouvert », toujours vivaces aujourd’hui.
Seuls résistent L’Arche et l’Avant-Scène Théâtre, deux
maisons créées en 1949. La première est alors essentiellement
tournée vers la dramaturgie allemande post-brechtienne,
ayant importé d’Allemagne la figure de l’éditeur agent axé sur
la seule diffusion des textes pour la scène. La seconde poursuit la tradition française de la revue d’actualité théâtrale. La
publication du théâtre subsiste donc, elle qui a fondé l’édition
industrielle française (les frères Lévy, fondateurs de CalmannLévy, ont d’abord publié des pièces) mais de façon marginale.
Deux maisons ouvrent la brèche de l’édition spécialisée entre
1981 et 1984. Jean-Pierre Engelbach qui, grâce à l’aide de la
branche éditoriale de la Ligue de l’enseignement, créé Théâtrales (aujourd’hui Éditions Théâtrales) qui se charge de publier les dramaturges contemporains sevrés d’accueils éditoriaux et boutés hors du jeu théâtral. Christian Dupeyron ensuite, qui avec Claire David toujours à la tête de la collection,
créé « Papiers » pour accueillir « tout ce qui se joue » sur les
scènes, comme premier ferment esthétique. Actes Sud, jeune
maison généraliste, récompense rapidement ce volontarisme
en accueillant ces premières publications dans la collection
aujourd’hui en tête du marché.
Inspirées par ces exemples volontaristes, L’Arche, sous
l’impulsion de Rudolf Rach, se tourne davantage vers les dramaturges français ou anglais par exemple ; tout en poursuivant son travail de revue, l’Avant-Scène, sous la houlette de
Danielle Dumas, s’affranchit du seul choix des metteurs en
scène et crée une collection de livres, « les Quatre Vents ». Le
secteur spécialisé de l’édition théâtrale s’était ainsi agrégé. Il
se renforce dans les années 1990 avec l’apport militant, dans
une démarche socioculturelle, de l’éditeur belge Émile Lansman. Par ailleurs, le hasard présidant souvent aux aventures
artistiques, la non-publication par les maisons précédemment
nommées des textes de Jean-Luc Lagarce conduit ce dernier
à fonder, avec François Berreur, les Solitaires intempestifs. Il
faut encore citer les plus petites maisons, économiquement
s’entend, qui participent depuis dix ou quinze ans à la progression de la production dramatique contemporaine : Espace
34, Le Bruit des autres, L’Amandier, La Fontaine et, plus récemment, L’Espace d’un instant ou Quartett. Aujourd’hui, il
se publie donc entre 350 et 400 titres de théâtre contemporain
répartis à 60 % par ces entités spécialisées, le restant étant assumés par des occasionnels.
Mais comment ce qui était impossible à l’orée des années
1980 est devenu tangible vingt ans après ? Un faisceau de facteurs, souvent cités par Vinaver dans son rapport, a favorisé
ce développement, modeste à l’aune des contrôleurs de gestion qui régissent aujourd’hui les grandes maisons d’édition,
mais réel au regard de la situation désertique d’alors. Premièrement, un soutien régulier du Centre national du livre qui a
classé le théâtre, comme la poésie, au rang des genres « à écoulement lent », ce qui lui accorde la possibilité de subventions.
D’aucuns estiment qu’il y a là assujettissement à un art officiel. Il ne tient qu’à eux d’assumer leur fonction d’éditeur en
publiant, même en cas de refus de la commission théâtre du
CNL. Deuxièmement, l’utilisation est courante aujourd’hui
d’un partage des risques par le prisme des coéditions avec des
structures théâtrales publiques ou parapubliques. Troisièmement, le soutien fluctuant de l’action culturelle de la SACD
aux maisons d’édition théâtrale qui semble aujourd’hui plus
souvent accordé aux maisons émergentes, ce qui pourrait se
tenir si cela ne défavorisait pas les auteurs publiés par les
autres. Enfin, le développement du livre de théâtre a été autorisé par le travail tout autant militant de quelques librairies
spécialisées et au regard bienveillant sur ces livres en train de
se perfectionner, tant sur la forme que sur le fond, de libraires
généralistes. Mais brisons une image d’Épinal qui sclérose les
relations entre le secteur théâtral subventionné et l’édition de
théâtre : en agrégeant les subventions du CNL, aujourd’hui
toujours nécessaires, les aides ponctuelles SACD et les coéditions, l’apport externe vers ces maisons spécialisées dépasse
rarement les 10 % du budget. Le reste étant constitué de vente
d’ouvrages. La vision d’éditeurs publics s’autorisant des refus pleins de morgue doit être dépassée.
Au-delà de ces considérations économiques pourtant majeures dans une économie de marché et intrinsèques à la fonction éditoriale, l’objet de ces maisons est de proposer des textes
aux lecteurs et à l’assemblée théâtrale. Trois marqueurs éditoriaux président à l’ensemble des choix, comme autant de
curseurs que les uns et les autres meuvent selon leurs philosophies. La notion de répertoire est la première commune au secteur : publier du théâtre aujourd’hui c’est essayer de com-
prendre qui seront les auteurs de demain. Le théâtre comme
genre littéraire est une idée relativement admise par tous selon une vision volontariste de retour du dramaturge en littérature. Enfin, entité plus débattue, la relation à l’actualité scénique. Elle engendre la publication des pièces, par certains,
concomitamment à leur création, à la fois pour bénéficier de
la médiatisation du spectacle et dans un objectif esthétique
d’un nécessaire passage du texte par le corps des acteurs.
D’autres préfèrent publier en amont de tout projet scénique
afin de ne pas dépendre du désir d’un autre, comme le metteur
en scène. En s’affranchissant du plateau et en s’adressant
d’abord aux lecteurs (du lecteur « pur » aux lecteurs praticiens,
professionnels ou amateurs), ces éditeurs, qui figent les textes
dans les livres, leur rendent paradoxalement leur liberté et leur
autorisent des vies futures en les « dépolluant » de tout imaginaire esthétique scénique.
Ces trois marqueurs renvoient aux trois fonctions dédiées
à la figure de l’éditeur de théâtre : la trace d’un art éphémère
dans un esprit de conservation des pièces ; la source des spectacles en contribuant aux côtés des comités de lecture divers
à réintroduire l’auteur au sein du jeu théâtral, en dépassant le
stérile débat texto/scénocentrisme ; l’écot à la littérature en
proposant une littérature souvent formellement en recherche.
Le malade décrit par Michel Vinaver a donc quitté sa
convalescence, mais nécessite toujours un traitement au minimum homéopathique. Or la baisse des aides CNL pourrait
à terme faire craindre pour sa santé. Si certaines barrières ont
été levées, subsistent encore aujourd’hui des freins à la pérennisation de la publication théâtrale. L’absence récurrente d’intéressement des éditeurs aux droits de représentation constitue le principal obstacle. Le secteur doit encore progresser
dans sa diffusion et dans le règlement plus rapide des droits
de vente pour mériter ce nouvel oxygène sous la forme d’un
système d’intéressement progressif qui profitera d’abord aux
auteurs. En élargissant l’assiette, ils ont plus à gagner qu’à
perdre. La balle est dans leur camp. Mais les éditeurs en maintenant en circulation des textes sur des décennies – le secteur
est peu consommateur de pilons – prouvent leur volonté de
favoriser des créations multiples.
Enfin, deux dangers majeurs se profilent, non pour l’édition théâtrale elle-même qui, si elle ne s’engage pas corps et
biens pour assumer ses fonctions, périra. Mais bien pour les
auteurs et les textes de théâtre. Ce genre risque en effet la sclérose du fait de la marginalité de sa critique. La critique médiatique des textes contemporains est quasi inexistante, quand
l’universitaire s’interroge, mais à l’aune d’un corpus en
constante évolution. Constituer l’une des seules instances critiques est sans doute une responsabilité trop grande pour les
éditeurs. D’autre part, le fantasme du « tous créateurs » qui
conduit certains dramaturges à livrer leurs œuvres au téléchargement gratuit sur l’Internet les aveugle. On ne devient
artiste que par le public et ses médiateurs. Aux éditeurs de défendre leur position de premier filtre et d’octroi de label pour,
s’ils s’engagent dans la voie numérique, poursuivre leur tâche
première : proposer des œuvres contemporaines à la scène et
à la littérature. L’avenir de l’édition théâtrale s’annonce passionnant car c’est bien du conflit que naissent l’exigence et la
qualité.
Pierre Banos
Une vraie critique de combat
Le Théâtre face au pouvoir :
chroniques d’une relation orageuse,
de Renée Saurel, L’Harmattan.
296 pages, 29 euros.
e livre est une gifle pour les pauvres tâcherons critiques que nous sommes aujourd’hui en 2009. Espérons seulement
qu’elle saura nous réveiller, car nous en avons
plus que jamais un besoin urgent. De quoi
s’agit-il ? D’un recueil de textes, critiques
donc, réunis par Robert Abirached, qui fut un
temps de la partie au Nouvel Observateur
avant de prendre la direction du théâtre, de la
musique et de la danse au ministère de la
Culture. Un recueil de plus me dira-t-on,
soit, mais celui-ci est bien particulier. Robert
Abirached ne s’est pas contenté de réunir les
C
nombreux textes de Renée Saurel écrits pour
les Temps modernes, où elle tint la rubrique
théâtrale de 1952 à 1984. Elle avait auparavant collaboré à Combat, à l’Express et surtout, sur la demande d’Aragon, aux Lettres
françaises, où elle s’était occupée des émissions de radio et de télévision. Le choix opéré
a été de ne publier que les articles consacrés à
l’analyse des rapports entre le théâtre et le
pouvoir. Critique de combat déclarée (l’expression fut reprise par Gilles Sandier), Renée
Saurel ne pouvait bien évidemment pas faire
l’impasse d’un regard et d’une analyse sur les
conditions mêmes de la production théâtrale
de son époque. À lire ses analyses, ses jugements, on ne peut qu’être admiratif et se dire,
une fois de plus, que la critique dramatique ne
consiste pas seulement à aligner, soir après
soir, souvent sans effort de continuité, des petits jugements sur tel ou tel spectacle.
C’est, en fin de compte, toute l’histoire de
la politique culturelle de notre pays qui est passée en revue, sans l’ombre de la moindre
concession. Les titres des chroniques, de ce
point de vue, sont parfaitement parlants. Il est
question, bien sûr, du théâtre privé et du
théâtre public, de « la décentralisation en danger », de « l’État face au théâtre » et d’« Une
mauvaise odeur de Bas-Empire » (nous
sommes en 1969), du « Monstre froid et le
théâtre », du « malthusianisme, arbitraire et
prestidigitation », et encore de « cultivez-vous,
le grand capital fera le reste ! »... Où nos responsables sont nommément cités, de l’ineffable
Michelet au pauvre Druon (vous souvenezvous qu’ils furent ministres de la Culture ?).
Faut-il s’étonner que l’ouvrage s’achève sur
l’évocation d’un des grands hommes de théâtre
de l’époque que Renée Saurel admirait, Roger
Blin, et que les deux derniers articles portent le
même titre de Cendres fertiles de Roger Blin ou
Pavane pour une éthique défunte ?
C’est une formidable leçon que nous
ferions bien de méditer que nous donne une
ultime fois cette grande dame qui fut de tous
les combats, du « Manifeste des 121 » en 1960,
à celui, onze ans plus tard, « des 343 femmes
pour le droit à l’avortement et le libre accès
aux moyens anticonceptionnels », puis à la
dénonciation des mutilations sexuelles féminines (voir l’Enterrée vive, Slatkine, 1981),
avant de réclamer de droit de mourir dans la
dignité. Ce fut, pour elle, en 1988.
Jean-Pierre Han
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . IV
É D I T I O N S
T H É Â T R A L E S
Un sursaut de vie
À l’heure où les librairies spécialisées dans les arts du spectacle ferment leurs portent (à Paris notamment),
et au moment où les éditeurs des mêmes arts du spectacle font feu de tout bois pour survivre, nous voilà avec la librairie
Oh les beaux jours et les éditions Un thé chez les fous, tous deux sis à Toulouse (on admirera au passage le choix
des titres), en pleine utopie. Raison de plus pour leur donner la parole.
ébut 2005, la librairie Oh les beaux jours, dédiée aux
arts du spectacle et au cinéma, était créée par une toute
jeune femme, Céline Lucet, épaulée par Gilles Gonord,
son libraire de compagnon. D’emblée, ce lieu a proposé une
sélection d’ouvrages de qualité dans les domaines des arts de
la scène, mais a également ouvert ses portes, et poussé ses
murs ! à des lectures, rencontres et spectacles divers, souvent
en cours de création, et qui rencontraient donc là leur premier
public. La librairie s’est aussi transportée au-dehors, afin de
participer à des festivals, des soirées thématiques dans des cinémas ou des théâtres… Un lieu utopique certes : où sur les
tables se croisent l’histoire d’un art et sa pratique la plus
contemporaine ; où un cheminot vient rencontrer le chorégraphe Emmanuel Grivet, venu évoquer l’importance du
temps dans son travail ; où des comédiens venus acheter des
livres se retrouvent à conseiller d’autres clients…
Bâtir un lieu, l’inventer et « l’exister », comme un sursaut
de vie, pour faire, pour agir, ne pas se laisser démunir de ce qui
appartient à chacun : le choix, la possibilité.
Et un jour, dans le marasme environnant et dans lequel
tous les jours il faut se battre pour ne pas être franchement découragé, nous nous sommes dit, amoureux des livres que nous
sommes, que faire des livres quand même, c’est un truc incroyable. Un livre ! De l’espoir ! Un livre, ça dure, ça se projette, donc : l’avenir existe.
D
Nous nous sommes alors retrouvés, les deux susnommés
et leur amie Marie-Céline Orlhac, trois comparses animés par
le désir de faire, de faire des livres, de faire ensemble, de faire
avec.
Nous nous sommes nommés Un thé chez les fous.
Dans ce chapitre d’Alice, habité par le Chapelier, le Loir et
le Lièvre de Mars, on y pose des questions sur le temps, les habitudes et les rôles de chacun ; questions rébus portant à la fois
sur le langage et le dessin, l’écrit devenu personne, etc.
D’une manière générale Alice contient en métaphore la manière dont nous considérons les œuvres et la création : quelque
chose qui fait grandir, métamorphose et nourrit, bref, change
radicalement, physiquement, celui qui donne aussi bien que
celui qui reçoit.
Nous croyons qu’éditer n’est pas seulement faire exister un
objet sur un marché, mais bien aussi et surtout rendre visibles
une pensée, un acte, une position face au monde, qui pourraient rencontrer d’autres regards, d’autres pensées, et transformer ainsi l’ensemble des personnes concernées par le projet livre. Bref, nous pensons qu’un réseau d’individus particuliers, réunis autour de ce thé particulier, peut former le
noyau d’une aventure collective, c’est-à-dire commune, ce qui
est somme toute assez ordinaire, mais ne l’est toutefois pas
dans le contexte quelque peu chamboulé, voire franchement
cul par-dessus tête, dans lequel nous vivons.
Les domaines éditoriaux sont ceux de la librairie Oh les
beaux jours : le théâtre, la danse contemporaine, le cinéma, la
poésie (axée sur la performance, l’oralité, la sonorité…), la
marionnette, le cirque, la performance, les arts de la rue.
Notre désir est de rassembler autour de chaque projet une
petite équipe : un auteur, un éditeur, un typographe, un graveur… Cette équipe travaillera afin de faire exister un livre qui
sera une œuvre commune. Nous aimerions associer artistes,
artisans, penseurs…
Nous proposerons un ou deux livres par an, c’est peu mais
pour nous ce sera déjà beaucoup ! Ça signifie aussi que nous
serons d’une extrême exigence et n’éditerons que des textes
qui nous transportent, nous interrogent, nous démunissent…
Enfin, cette structure, si elle vise en premier lieu à éditer des
livres, ambitionne également d’organiser des événements, et
de participer à des initiatives où se croisent domaines artistiques et intellectuels…
Le Chapelier Fou,
le Loir et le Lièvre de Mars
Un thé chez les fous
Librairie Oh les beaux jours
20, rue Sainte-Ursule, 31000 Toulouse.
[email protected].
ttp://unthechezlesfous.blogspot.com
Parcours
pluriels et singuliers
Un manifeste en
forme de biographie
Je n’ai jamais quitté l’école…
de Daniel Mesguich, entretiens avec Rodolphe Fouano.
Albin Michel, 200 pages, 16 euros.
Livraison et Délivrance. Théâtre, politique, philosophie
par Denis Guénoun. Éditions Belin, 400 pages, 26 euros.
itre et sous-titre du dernier ouvrage de Denis Guénoun
sont particulièrement alléchants : Livraison et Délivrance. Théâtre, politique, philosophie. Nous voilà fort
opportunément dans une direction de réflexion telle que le
théâtre d’aujourd’hui entend, avec un brin d’ostentation
quelque peu suspect, parcourir.
Rien de semblable chez Denis Guénoun, bien sûr, que l’on
connaît de longue date et qui a, pour ainsi dire, toujours œuvré dans ce sens. D’ailleurs son livre n’a pas été écrit à la vavite pour être dans l’air du temps ; c’est le recueil d’un certain nombre de ses articles ou interventions, écrits, communiqués, ici et là au fil du temps. Ici et là, c’est-à-dire auprès
d’instances théâtrales, mais aussi auprès d’instances philosophiques, voire politiques… Pourquoi cette réunion apparemment contre nature ? Livraison et Délivrance est la juste
réponse à cette question, mais aussi et surtout parce que Denis Guénoun arrive à un moment où certaines « parts » de sa
vie (en tout cas les deux principales) trouveraient enfin leur
unité. Comédien, metteur en scène, auteur, directeur de compagnie, Guénoun fut un homme de théâtre complet, et reconnu comme tel. Depuis quelques années, il a abandonné les
planches pour ne se consacrer qu’à la philosophie. Il enseigne
à la Sorbonne (Paris-IV). Cette séparation, ou cette double
appartenance, n’a désormais plus lieu d’être : Denis Guénoun
a enfin trouvé le lien qui existe entre, dit-il, « la réflexion sur
le théâtre et la pensée philosophique en général ». Il y a peutêtre, ajoute-t-il, « un rapport entre le désir de jeu, comme livraison, et le désir d’émancipation politique, comme délivrance ».
Voilà pour le beau titre, deux beaux chapitres sur la livraison
et la délivrance, qui enserrent l’ensemble du livre néanmoins
séparé en deux parties : théâtre, puis politique et philosophie.
Au lecteur d’établir les correspondances ou la liaison. Effectivement les deux chapitres, livraisons et délivrances (au pluriel cette fois-ci) sont essentiels. Composés aujourd’hui donc,
c’est-à-dire après-coup, ils livrent, en s’autorisant de la parole de Jacques Derrida (voir l’Animal autobiographique, autour de Jacques Derrida, Éditions Galilée), la personnalité
profonde de l’auteur. Et c’est tout simplement à la fois passionnant et remarquable. Des années 1970 qui marquent son
entrée en scène (intellectuelle et politique) à aujourd’hui, Denis Guénoun nous livre un témoignage de première valeur sur
sa vie intime, sur la vie intellectuelle qui tournait essentielle-
«J
DR
T
ment, à l’époque, autour du Parti communiste, en même
temps qu’un vibrant et très émouvant hommage à celui qui
fut son maître et ami, Jacques Derrida.
« La livraison est l’acte d’un don, d’une offre », dit Denis
Guénoun. Ce qu’il nous offre de manière si intime (un intime
qui rejoint l’universel) dans son livre est inestimable. Ses dernières lignes qui parlent de Derrida mort, de ses dernières paroles écrites et prononcées par son fils Pierre à son enterrement sont d’une bouleversante intelligence. Le théâtre, la politique et la philosophie prennent alors sens. C’est bien là
l’essentiel.
e n’ai jamais quitté l’école… » nous dit donc Daniel Mesguich. Cette école, bien sûr, c’est le CNSAD (le Conservatoire national supérieur d’art dramatique) de Paris.
Quand même, son statut a quelque peu changé. Le tout jeune
homme, élève d’Irène Lamberton à Marseille, qui l’incita à se
présenter au Conservatoire, où il fut reçu, grâce à
Antoine Vitez, fit donc son apprentissage dans la célèbre demeure, avant de devenir, très vite, à son tour (il avait à peine trente
et un ans), professeur, en 1983, à la demande de Jean-Pierre Miquel, le directeur de l’époque. Il a donc « formé » des générations
de comédiens, et le voici aujourd’hui, depuis près d’un an, directeur dudit Conservatoire… Tout un parcours dans l’ombre de
cette institution, mais avec, fort heureusement, de nombreuses
échappées dans le jeu, la mise en scène, la direction d’un centre
dramatique national (celui du Nord-Pas-de-Calais). Aucune raison d’ailleurs que ces échappées s’arrêtent : « Le directeur du
Conservatoire se doit d’être dans la réalité artistique, et non simplement un directeur d’école ! »
Retour donc, avec Rodolphe Fouano qui l’interroge, sur un
parcours riche d’où je retiendrai personnellement les très belles
et passionnantes évocations d’Antoine Vitez et de Pierre Debauche (avec accessoirement le très bref hommage à Jacques Derrida), qui rénovèrent l’antique Conservatoire…
Vitez et Debauche, deux hommes, deux artistes aux antipodes
l’un de l’autre, deux amis qui s’entendirent à merveille, l’un
« avant-gardiste expérimental » dans la vieille école, l’autre « magicien forain », mélange de l’eau et du feu, dont le « produit » ou
l’enfant serait Mesguich soi-même ? On ne saurait rêver mieux !
En tout cas, côté théorie, Daniel Mesguich a du répondant ; cela,
on le savait depuis longtemps. Son entretien nous le confirme.
C’est donc un plaisir que de converser avec lui.
J.-P. H.
À ÉCOUTER
Dimanche 24 mai, de 17 heures à 18 heures, au Salon du
théâtre, le Théâtre 71 de Malakoff et les Lettres françaises
présentent leur 3e Conversation de la saison : la mise en
scène et sa transmission. Avec Christian Schiaretti, Robert
Cantarella et sous réserve Alain Françon et Julie Brochen.
Débat animé par Jean-Pierre Han.
Jean-Pierre Han
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . V
T H É Â T R E
/
L E T T R E S
Prises de paroles
ui a dit, à part les intéressés eux-mêmes, que les auteurs
dramatiques étaient si mal traités dans notre système théâtral ? En quelques années, celles des années quatre-vingt
et du fameux rapport Vinaver, les choses ont en effet bien changé.
Quelques théâtres à Paris leur sont consacrés, la Colline (malgré
ses quelques entorses du côté de Feydeau ou d’Ibsen), le Théâtre
ouvert, le Rond-Point… Quelques auteurs dirigent désormais
des institutions théâtrales : Ribes au Rond-Point, donc, Catherine Anne toujours au TEP, Py à l’Odéon, et désormais Pauline
Sales à Vire… Quant aux manifestations (festivals, semaine, voire
saison), elles sont maintenant foison. À telle enseigne qu’il arrive
que des responsables de structure en mal d’idée se servent des
écritures contemporaines comme joker, voilà qui est du dernier
chic, mais à vrai dire, ainsi conçue, on ne peut qu’avoir certains
doutes sur l’efficacité de ce type de « politique ». Il n’empêche
quand même que les programmations des grandes institutions se
sont enfin quelque peu infléchies dans le bon sens. On pourrait
donc s’en tenir à ce constat. Ce serait aller un peu vite en besogne.
Car, pour certains, l’affaire demeure un véritable combat.
Voyez Patrice Douchet, le directeur du théâtre de la Tête noire,
contraint, à Saran, après vingt-cinq années de dur et efficace labeur, de faire appel à des témoignages pour que les autorités municipales reconnaissent la bienséance de son travail. Je ne parle
pas non plus des quelques pionniers comme Jean-Marc Bourg à
Sigean, dans l’Aude, il y a plus d’une dizaine d’années, puis à
Montpellier… qui ont fini par jeter l’éponge. Le combat a néanmoins porté ses fruits, mais c’est toujours un événement qu’une
manifestation portant sur cette question des écritures contemporaines. Signalons-en deux (parmi bien d’autres) qui ont au
Q
moins le mérite de l’authenticité et de la réflexion. La première
s’est déroulée à Lorient, en avril dernier, et a été organisée par le
CDDB-théâtre de Lorient (Centre dramatique de Bretagne) que
dirige Éric Vigner dont le parcours atteste de son véritable intérêt pour ce type d’écritures : il s’est fait connaître avec la Maison
d’Os, de Roland Dubillard, en 1991, il a mis en scène Jean Audureau, Jacques Rebotier, Marguerite Duras, Rémi De Vos…
Durant une semaine, la ville de Lorient a été investie par différentes manifestations balayant différents domaines artistiques,
littérature bien sûr et pas seulement théâtrale (ouf !), musique, art
plastique, vidéo, et même gastronomie ! Tourbillon autour des
personnalités littéraires d’Olivier Cadiot, de Jacques Roubaud
et de Jacques Jouet (lesquels nous renvoyèrent à l’Oulipo).
Comme il était question d’Olivier Cadiot, l’auteur en résidence
de création, il ne pouvait qu’être question du metteur en scène
(son metteur en scène) Ludovic Lagarde, lui aussi artiste associé
au CDDB et qui vient d’être nommé à la direction du Centre dramatique national de Reims.
Après quatre propositions communes (dont le formidable Colonel des zouaves créé au CDDB en 1997), le duo Cadiot-Lagarde
nous a, cette fois, proposé, quasiment en avant-première (le spectacle sera repris à la rentrée au CDN de Reims), Un nid pour quoi
faire, une adaptation du roman d’Olivier Cadiot paru en 2007
aux Éditions POL (1). Un projet d’une belle ampleur pour neuf
comédiens, dans une scénographie ad hoc (c’est-à-dire belle et efficace) d’Antoine Vasseur, pour entendre la langue bien particulière d’Olivier Cadiot que Ludovic Lagarde désormais cisèle à
merveille, servi comme toujours par le stupéfiant Laurent Poitrenaux (le Colonel des zouaves, c’était déjà lui avec une réelle
maestria). Il renouvelle ici le même type de performance, aidé par
de véritables complices, de Valérie Dashwood à Pierre Baux, pour
cette histoire de roi, de prince, de marquise, de duchesse de jeu de
cartes, dont le continu brassage révèle des combinaisons savoureuses, loufoques, bouffonnes. Un régal sur lequel il sera temps
de revenir au moment voulu.
L’autre manifestation d’envergure a pour cadre Valence loin
de la Bretagne, dans la Drôme. Elle s’est donnée pour titre Temps
de parole et propose cette année d’interroger la relation (plutôt
difficile pour ne pas dire conflictuelle) entre la France et l’Algérie à travers ses auteurs dramatiques, ça va de soi, mais aussi à
travers les œuvres et les paroles de bien d’autres écrivains et artistes. Un temps fort qui fait suite à un travail similaire avec des
artistes du Proche-Orient l’année dernière. C’est bien sûr Christophe Perton et le Centre dramatique national de la Comédie de
Valence qui dirigent la manœuvre. Rien de bien étonnant à cela
lorsque l’on connaît le travail de ce metteur en scène et de son
théâtre – qu’il quitte à la fin de l’année – en direction des écritures
contemporaines. Rien en effet ne s’improvise dans ce domaine…
Ce sera donc l’occasion de mieux faire connaissance avec Maïssa
Bey (relisez son superbe Pierre Sang Papier ou Cendre aux Éditions de l’Aube (2)), Aziz Chouaki, Mustapha Benfodil, le très
prometteur metteur en scène Kheireddine Lardjam.
Jean-Pierre Han
(1) Éditions POL, 2007. 346 pages, 19 euros.
(2) Éditions de l’Aube. 206 pages, 8,90 euros.
Temps de paroles, du 16 au 30 mai, à Valence.
Tél. : 04 75 78 41 70.
La folie Feydeau
ais qu’ont-ils donc tous à vouloir s’attaquer à Feydeau ? Tous, c’est-à-dire,
pour être précis, ceux qui a priori
voyagent plus volontiers vers d’autres univers
que celui du célèbre vaudevilliste. Regardez le
très sérieux Alain Françon, mais il l’a dit et souligné : il adore Feydeau et l’a mis en scène à
maintes reprises. Regardez Georges Lavaudant,
plus habitué à se colleter à l’écriture de JeanChristophe Bailly ou à celle de Miche Deutsch.
Regardez cette saison Jean-Louis Martinelli qui
est allé dénicher les Fiancés de Loches, une pièce
peu connue de Feydeau, lui qui, avec Lars Noren ou Aziz Chouaki, ne fait d’ordinaire pas
vraiment dans le comique. Les mauvais esprits
(encore, toujours eux) vous feront remarquer
que ces trois metteurs en scène cités furent ou
sont encore à la tête de grandes institutions publiques et que, après tout, voilà que ne fait pas
de mal d’être presque sûr de remplir ses grandes
salles de spectacle (et donc ses caisses). Mais
non, chassons ces mauvaises pensées ; on l’a dit,
Françon est un « accro » de Feydeau, Lavaudant s’est également attaqué – avec la même
M
réussite – à un autre vaudevilliste, Labiche…
Bref et d’ailleurs hors institution on pourra citer, pour rester dans le paradoxe, Jean-Michel
Rabeux et même Stanislas Nordey. Alors ?
Cette fois-ci, c’est au tour de Jean-François
Sivadier de s’y coller avec la Dame de chez
Maxim. Lui aussi vous dira qu’il adore Feydeau
et qu’il songeait depuis longtemps à travailler
sur cet auteur… N’empêche que l’année dernière il était de l’aventure avignonnaise avec
l’Échange de Claudel et que ses dernières mises
en scène concernaient le Roi Lear de Shakespeare et la Mort de Danton de Büchner ! Mais
bon, pourquoi vouloir à tout prix que les metteurs en scène tracent une ligne cohérente dans
leurs parcours ? L’ordre des désirs n’a sans
doute pas de logique. Il n’empêche : Jean-Louis
Martinelli, avec ses Fiancés de Loche, apporte
la preuve que son style n’est pas vraiment au
vaudeville… Jean-François Sivadier, lui, en est,
apparemment, plus proche. On retrouve toutefois dans sa Dame de chez Maxim sa patte, et
désormais presque des façons de faire qui lui
sont coutumières, comme ses entrées en matière
par la salle, clins d’œil appuyés au public,
comme pour le rendre complice du déroulement des événements. Une certaine ironie… Ça
marche toujours encore un peu… Mais le fond
de l’affaire, c’est-à-dire la pièce ?
Après tout, la réponse à la question posée en
préambule est d’une simplicité biblique : si tant
de metteurs en scène s’attaquent aux pièces
(nombreuses) de Feydeau, c’est que tout simplement celles-ci sont quasiment géniales. On
s’en rend compte à chaque représentation, ce
qui n’est pas forcément un très bon signe, car
alors ce sont les mises en scène que l’on a l’air
de pointer du doigt et de dire qu’elles courent
après la pièce (voyez les Fiancés de Loches…).
C’est un peu vrai avec cette Dame de chez
Maxim, où Jean-François Sivadier fait moult
efforts et effets de mise en scène dans une scénographie qu’il a réalisée avec Daniel Jeanneteau et Christian Tirole, pas franchement
convaincante dans son rappel de décors vaguement surréalistes et qui nécessite des manipulations semblables aux manœuvres que l’on faisait autrefois sur les grands voiliers ; tout cela
était-il vraiment nécessaire ? Je veux dire que la
pièce, dans sa mécanique folie agencée au millimètre près, pouvait aisément se passer de ces
éléments, d’autant que le talent des interprètes,
dans leur majorité, suffisait très largement à
nous embarquer vers cet invraisemblable
ailleurs qu’est une pièce de Georges Feydeau.
Avec un quatuor majeur composé de Nicolas
Bouchaud, Norah Krief (dont on ne dira jamais
assez quelle grande comédienne elle est), Gilles
Privat et Nadia Vonderheyden, inénarrables de
drôlerie, de maîtrise aussi, car il en faut pour rester dans le bon tempo. Et si le spectacle
convainc, c’est bien (ne reparlons pas du génie
de l’auteur) grâce à eux. Tel quel, le spectacle
est assuré du succès, d’autant que, dans l’écrin
du théâtre de l’Odéon, il sera mieux à sa place
que sur l’immense plateau du Théâtre national
de Bretagne, où il a été créé.
Jean-Pierre Han
La Dame de chez Maxim de Feydeau.
Théâtre national de l’Odéon, du 20 mai
au 25 juin. Tél. : 01 44 85 44 00.
Tout un volcan vocalisé
Le Théâtre du ciel. Une lecture de Rimbaud,
de Jean Ristat. Éditions Gallimard, 136 pages, 24
euros, 2009.
n a-t-il fait du bruit, le sonnet des voyelles !
On y a vu de l’alchimie, le premier dérèglement des sens, le pont-aux-ânes des synesthésies, du clavecin oculaire, de la science physique et de l’occultisme, du Newton et du Swedenborg, avant de penser aux alphabets colorés
de l’enfance, aux songes puérils où se mêlent
signes à apprendre et corps bientôt à déchiffrer,
comme on accrocherait aux membres ouverts
des voyelles la couleur des chairs… Lorsque Jean
Ristat s’en empare, faisant des A noir, E blanc,
I rouge, O bleu, U vert le creuset formel d’une
tragi-comédie poétique en cinq actes – un par
voyelle, en remettant dans l’ordre le O et le U intervertis par Rimbaud – ce n’est plus seulement
de l’encre qu’il en extrait, mais dans l’amoureuse
rêverie sur les lettres, leur dessin, leur texture, ce
sont toutes sortes de solides et de liquides qui fusent : lave du Stromboli et salive des soirs, humeur vitrée, larmes et sperme de mauvais anges,
« tourneurs et / Fraiseurs aux mains baguées de
cambouis », sous « l’eau framboisée de la nue ».
E
C’est, enfin et surtout, le sang du poète qui jaillit,
surgi d’un cœur malmené, d’un cœur cousu puis
décousu qui palpite, et qui fait passer du jeu linguistique au je lyrique, de l’amour des lettres à la
lettre d’amour.
Chaque acte procède d’abord, sous le titre
« Entrées », à un travail du rêve sur la lettre, depuis « l’A aux ailes de corbeau repliées » jusqu’à
« l’U / Bras levés à la mosquée pour la prière »,
où le fantasme donne lieu à une prodigieuse virtuosité érotique, sorte de Kama-sutra des
voyelles entre le I phallique, et le O « cOmme /
Un serpent qui se mord la queue ». Sur le rythme
de l’alexandrin à pied-bot, cette orfèvrerie délectable tend délibérément à la prouesse, dont le
poète est premier à jouer et à jouir : « Ici le rital
en ristat s’attriste à / La moquerie et ferraille
comme un rasta / Tatoué tâte enfin rassis après
la rixe. » L’apparent détour, entre le O et le U,
par un « Intermède d’après Jules Verne »
(Voyage au centre de la Terre), ne surprend plus
si l’on y prête garde : l’aventure dans le roman
commençait en effet par un travail sur un cryptogramme ; il fallait pour explorer le cœur de la
planète (ici, le centre des corps aussi bien, la descente des personnages dans les entrailles volca-
niques relevant de toutes les pénétrations) parvenir à déchiffrer un message en manipulant les
graphèmes embrouillés d’un code secret. Nul
n’est poète qui n’a rêvé la langue, le velours mystérieux de l’alphabet à la lèvre.
Mais l’énergie de l’imaginaire qui fait de ce
« théâtre du ciel » un descendant de la scène espagnole autant que des illuminations rimbaldiennes pour le caractère inépuisable des métaphores et métamorphoses ne se satisfait pas de
ce seul plaisir. La profusion des vers, et des vers
les plus beaux, laisse chez le plus grand baroque
des contemporains surgir d’un coup le néant dès
que la mer « avale la langue », dès que la splendeur de la parole s’éteint dans un silence qui vient
couper « les cordes de la lyre. Il faudrait faire ainsi
une étude des ciels de Jean Ristat, fabuleux
peintre de trompe-l’œil : « Le ciel en bâillant
laisse passer la Lune entre / Ses babines blêmes
et pendantes » ;« La nue est un lattis recouvert de
couenne et / Sent le cochon brûlé » ; « Ô moissons du couchant corbeilles de rubis ». À chaque
tableau, apparaît, sous et sans nul doute par la
profusion des images, quelque chose d’une déchirure, la réalité d’une authentique tragédie. De
scène en scène et de songe en songe, le plateau ne
se construit, les voix ne se dédoublent que pour
s’affaisser, d’un coup s’effondrer, laissant voir,
à travers l’abondance des cintres et des décors,
sous le scintillement ébouriffant des vers, une parole d’autant plus émouvante qu’arrachée aux
velours et aux masques. Alors l’auteur parle à la
première personne. C’est le malheur du couple
jouant entre Rimbaud et le « Pauvre Lelian habité par un fantôme » ; c’est le malheur des temps
où « le noir n’est jamais assez noir pour l’étoile /
Qui désire la nuit » ; c’est l’atroce beauté d’une
« contemplation de l’abîme » par la démesure
même du théâtre qui, le recouvrant, le découvre.
« Il y a simplement des jours sans couleurs les
yeux / Vous tombent comme des châtaignes déjà
mûres » ; « Ô la douleur de vieillir / Dans mes
mains le cheval désarçonné d’un dieu » : il faudrait ici citer la totalité des scènes 12 et 13
d’« E blanc » pour donner à entendre le cri déchiré parmi les pierreries enluminées des voyelles,
pour saisir combien nul ne sait, comme Jean Ristat, combiner ostentation formelle et intensité
lyrique, construction textuelle et, comme une
gifle de vent dans un échafaudage, le passage cinglant, bouleversant du chant.
Olivier Barbarant
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . VI
L E T T R E S
Lettre à Gabriel Matzneff
J
née, j’ai ouvert un de tes romans qui m’accompagnent depuis
mon adolescence pour me donner de l’énergie. Je me suis encore
une fois délecté de tes justes colères sur les dérives du siècle, l’abrutissement, l’inculture galopante, le décérébrage organisé, les victoires de la laideur et de la médiocrité. Bien sûr, je peux m’irriter
de telle prise de position politique que je juge droitière. Je ne suis
que fort peu sensible aux considérations théologiques, à l’angoisse du pécheur et aux beautés liturgiques. Je ne partage même
pas ton goût pour les jeunes filles… Et pourtant… ton style alerte,
vif, précis, « capricant » disait ton ami Montherlant, chasse les
réserves. Ton œuvre n’est pas faite pour les tièdes : on t’admire
ou on te hait, on éprouve de la sympathie ou du mépris. Elle ne
peut laisser indifférent parce qu’elle est unique. Tu fais parti de
ces écrivains dont une seule phrase est immédiatement identifiable. Mêlant un français des plus classiques, hérité du
XVIIe siècle, à une rapidité virevoltante, des expressions populaires comme « mettre la viande dans le torchon » pour dire « al-
tence ». J’imagine assez bien ce mondain, « Archimondain Jolipunk » pour reprendre le titre de son premier livre, ayant une vie
banale, ordinaire, et s’y délectant. Qu’il ait une vie de merde qui
ne cherche même pas à « se sauver du médiocre, de la vie ordinaire » ne regarde que lui mais le gros problème, comme on le
voit dans ces mots, c’est qu’il en tire une morale. Belle morale
d’esclave, comme dirait encore Nietzsche, belle morale mortifère.
Et si tu es « précieux comme une antiquité », Gabriel, cet antique
est bien plus vivant que sa volonté de créer un « véritable réalisme » qui, comme il le disait au Nouvel Observateur, « doit nous
ramener à l’exégèse et nous entraîner dans un rapport néomédiéval ou cabalistique au texte » (!).
En revanche, la « critique » devient hilarante quand il essaie
de se situer d’un point de vue de classe. Lisons : « C’est le mépris
du Prince pour ses sujets bruyants », le « bon goût contre le vulgaire, le voyageur cultivé contre les touristes "crétins". » Comme
par hasard, monsieur de Toledo ne cite pas l’expression que tu
emploies, c’est-à-dire « tourisme de masse ». Il n’a pas fait
attention aux mots, ce qui est gênant pour un écrivain.
Sans doute pourrions-nous dire à sa décharge que dans
les salons dorés de son grand-père, l’ancien PDG de Danone, on ne devait pas beaucoup expliquer la différence
entre la masse et le peuple. Je vais prendre un exemple : la
masse, ce sont ces touristes qui se pressent au Louvre, dormant dans les salles, passant leurs bras entre les membres
des statues pour photographier leur femme, consommant
de la « culture » parce qu’on leur a vendu la Vénus de Milo
comme un MP3 ou un écran plat. Le peuple, c’est mon
grand-père, ouvrier chez Renault, qui m’emmenait au
Louvre afin de me donner le goût de la peinture ancienne
pour laquelle il avait le plus grand respect ou qui économisait pour que je puisse acheter tous les livres que je souhaitais, notamment ceux d’un certain Gabriel Matzneff
dont les pages me faisaient découvrir Pétrone, Byron ou
Anna Akhmatova. Quand il prétend que « la “restauration” du patrimoine vient donc incorporer dans les murs
la restauration politique de l’autorité, de la discipline », il
se plante allègrement. Le capital se fout du patrimoine.
Le capital et ses forces de répressions sont un nihilisme pour qui
la culture ne vaut, au mieux, que comme produit de la société de
consommation. Là où les progressistes, pour dire les choses ainsi,
ont pour souci de donner la création, la poésie, la peinture, les
arts, tous les arts et les lettres au plus grand nombre (pensons à
la bataille du livre menée par Elsa Triolet, à Aragon brandissant
un Picasso dans les ruines d’Oradour, à Vitez se déclarant « élitaire pour tous » ou, de nos jours, aux combats menés par l’Humanité et notre mensuel), le capital crache sur la Princesse de
Clèves. Madame de Lafayette ? Elle est précieuse comme une antiquité, surtout si on range ses livres dans un placard obscur.
À te lire, Gabriel, à te relire, j’ai pensé à un vers de Jean Genet : « Mais la beauté, Seigneur, toujours je l’ai servie ». Je sais
bien que l’espoir ne suscite chez toi que du dédain puisque tu
considères et répètes que « le pire est toujours certain ». Pourtant,
ton œuvre que l’on peut lire et relire démontre qu’il est toujours
possible d’espérer ; je veux dire qu’une vie libre, indépendante,
souveraine n’est pas une chimère. Une stèle du IVe siècle découverte dans la vallée du Haut-Jourdain qualifie Julien l’Apostat,
l’empereur qui voulut rétablir les cultes antiques contre la coulée de boue du christianisme (ne fronce pas les sourcils, Gabriel !
cela ne regarde que moi…), de « barbarorum extinctor », destructeur de barbares. Aujourd’hui, les barbares menacent de
prendre tout le pouvoir. Ils sont tes ennemis, nos ennemis à nous
tous, amants de la culture, de l’art, de la beauté, des lettres, du
plaisir et de la vie. Tant pis si nous ne sommes que des Don Quichotte ou les Grecs aux Thermopyles, le combat en vaut la chandelle. Continuons de marcher sur les barbares mais du pied
gauche, ça porte bonheur.
DR
Cher Gabriel,
’ai découvert ton œuvre à l’âge de dix-sept ans alors que j’étais
élève d’un lycée catholique d’une banlieue « chic » de Paris.
J’avais la sensation d’étouffer, de croupir dans ce milieu petit-bourgeois où le nec plus ultra était de faire des études d’économie pour devenir patron, où les professeurs rivalisaient de médiocrité et d’inculture et où les bons pères dépendant de l’Opus Dei
m’ont donné le goût définitif de l’athéisme et de l’anticléricalisme.
Imagine le topo : éloge de l’attitude de Pétain pendant l’Occupation, défense de la torture en Algérie, utilisation d’une étoile de David sur une carte pour indiquer les gisements de gaz, refus de me
conseiller une bonne traduction du Quichotte parce qu’il n’est pas
nécessaire de lire le livre en entier, renvoi de deux élèves qui se tenaient la main devant la statue de la Vierge… Heureusement,
j’avais les livres. Notamment les tiens. Quand j’ai ouvert Cette camisole de flamme, le premier volume de ton journal intime qui
couvre les années 1953-1962, j’ai eu la même sensation que celle
procurée par une bouffée de Ventoline à un asthmatique.
Je respirais et, les poumons remplis d’oxygène, ma révolte se bronzait. Me souvenir de la tête du professeur de
français découvrant que je lisais pendant ses cours, et qui
plus est que je lisais Matzneff, me fait encore rire.
Je me suis ensuite plongé dans ton œuvre, dévorant
journaux intimes, essais, romans, recueils d’articles avec
toujours le même bonheur, le même plaisir, la même
joie. Par exemple, Nous n’irons plus au Luxembourg
fut une lecture pleine de fous rires (ah, ce père d’une
comtesse russe qui tire sur les lapins de son domaine
parce qu’il est persuadé que sa mère s’est réincarnée en
cet animal !) ; Ivre du vin perdu et Harrison Plaza : lecture brûlante des épisodes de la vie d’un personnage,
Nil Kolytcheff, qui entremêle le libertinage le plus cynique et l’amour fou, passionné, dévastateur ; la Diététique de Lord Byron : un art de vivre, une leçon de style
de vie qui m’a fait découvrir un poète dont j’ignorais
tout et dont le portrait orne désormais les murs de mon
bureau (oui, Gabriel, à côté d’un buste de Lénine) ; le
Carnet arabe : lecture où l’on découvre qu’un solitaire
individualiste et égoïste peut prendre sa plume pour défendre une
cause, en l’occurrence celle des Palestiniens, avec passion ;
Comme le feu mêlé d’aromates : méditation d’un chrétien qui ne
peut accepter que les dieux soient en exil par amour de cette Méditerranée dont les rives sont le seul habitat possible pour un honnête homme ; les Moins de seize ans : lecture qui m’a fait comprendre que le désir comme l’amour sont, pour reprendre l’expression de Nietzsche, « par-delà le Bien et le Mal »… Et
l’ensemble de tes journaux intimes, que tu as décidé de publier
de ton vivant pour épargner ces pages d’une quelconque Lady
Byron qui les vouerait au feu, et dans lesquelles on te lit à livre
ouvert, tel que tu es et tel qu’on peut te connaître : joyeux, drôle,
moqueur, incisif, emporté, enthousiaste, abattu, sombre, déprimé,
malade, angoissé, au bord du suicide, amoureux, désirant, jouissant, abandonné, priant, communiant, te confessant, reniant
Dieu, lisant, admirant, aspirant au salut et aspiré par l’Enfer…
Depuis quinze ans, mon enthousiasme n’est pas retombé. Carnets noirs, ton journal des années 2007-2008 que tu viens de publier, fut un nouveau ravissement. J’y ai retrouvé intacte cette envie de vivre, cette franchise, cette manière de se peindre sans détours ni fards, ce désir de sainteté allié au plaisir de céder aux
tentations de la chair, du vin et des peaux, la nécessité de toujours
fuir, de voyager, de ne pas s’arrêter, de passer de l’Italie, surtout
Venise, au Maroc. J’y ai vu ta solitude de plus en plus grandissante au fur et à mesure que les éditeurs te lâchent, que les journaux te ferment leurs colonnes, que tes ennemis se resserrent pour
occulter et censurer ton œuvre. Je me suis ému de ton angoisse
du vieillissement, de ta peur de la maladie, de ta tristesse à constater que le temps passe, est passé et que la mort approche mais que
les livres, la beauté seront à jamais une victoire sur le néant. Je me
suis attristé de ta décision d’arrêter d’écrire, comme si ta vie était
achevée, comme si ton œuvre était définitivement close mais, pour
chasser cette tristesse, sitôt la dernière page de Carnets noirs tour-
Gabriel Matzneff.
ler se coucher » à des saillies acides, piquantes, un paragraphe de
Matzneff ne ressemble à un paragraphe de personne d’autre.
Comment pourrait-il en être autrement ? Comment ne pas allier
une singularité de vie à une singularité de forme ? Je ne puis que
le répéter, ton œuvre est vivante, elle donne soif de vie, elle est un
beau remède aux pulsions et passions mortifères.
À plusieurs reprises, dans ce dernier livre, tu évoques notre
amitié : je pensais donc réserver cette lettre à notre correspondance privée jusqu’à ce que je tombe, par hasard, sur un article
du Monde signé Camille de Toledo qui, sur un ton hargneux et
aigre, n’a d’autre volonté que de t’envoyer, toi et ton œuvre, dans
le royaume des morts. Fallait-il mépriser ? Non. Pourquoi répondre à ce gandin pasteurisé ? Pourquoi répondre à un article
dont tout le monde sait qu’il avait été commandé avant même la
parution de ton livre ? Qu’un écrivain utilise sa plume sur ordre
pour démolir un autre écrivain est suffisamment indigne pour
qu’on n’y prête pas plus attention qu’à une mouche. Cependant,
cet article n’est pas seulement une attaque de Gabriel Matzneff,
attaque basse, parfois vulgaire, toujours écrite dans un français
aussi clair que les eaux arrivant dans une station d’épuration, cet
article est aussi un symptôme de notre époque, un parangon de
son nihilisme, de son inculture et de sa haine de tout ce qui peut
être un tant soit peu grand et beau. Car la beauté, figure-toi, monsieur de Toledo ne l’aime pas. Ne parle-t-il pas de l’inutilité « de
tous ceux qui se font une fierté de vivre, allez, du "Beau" » (sic) ?
Il faut dire que ce cinéaste raté dont le premier film n’est pas allé
plus loin que la table de montage et dont les romans prétendent
inventer une nouvelle esthétique (re sic), contre la « littérature déprimée et / ou nombriliste », n’aime rien tant que la médiocrité.
Il te reproche ainsi de ne pas « savoir être l’idiot, l’ignorant, le crétin », de ne pas « savoir endosser la bêtise, la lâcheté de (ton)
temps ». Quel est ton crime ? Celui d’être un écrivain qui « sublime l’insignifiant » en « trahissant l’ordinaire, le banal de l’exis-
Franck Delorieux
Carnets noirs 2007-2008, de Gabriel Matzneff.
Éditions Léo Scheer. 513 pages, 20 euros.
À LIRE
Dimitri Roudine, de Tourgueniev, traduction de Louis Viardot.
Éditions Sillage, 2008, 202 pages, 13,50 euros.
Tourgueniev publie Dimitri Roudine en 1856. La traduction que rééditent les Éditions Sillage est de Louis Viardot, le
Imarivan
de Pauline, amie très proche de Tourgueniev.
Ce roman présente le portrait de ce qu’on nomme en Russie
« un homme de trop », celui qui ne trouve pas sa place dans la société, car ses qualités, pour autant qu’elles ne sont pas illusoires
ou fantasmées, sont rejetées et entraînent la mise à l’écart ou le
malheur du personnage.
Roudine est donc un jeune homme doué et raisonnable, à
l’image de la noblesse russe des années quarante du XIXe siècle,
telle du moins que Tourgueniev veut la voir. Éloquent, séducteur,
e ne me suis jamais battu que par haine de la haine », écrit
«J
Claude Aveline dans la préface qu’il a donnée à ce court
texte bien après sa première publication qui eut lieu dans la clan-
de Minervois. Le Temps mort relate la vie d’une jeune résistante,
dès l’instant où les Allemands l’arrêtent jusqu’à celui où elle débarque dans un camp de concentration, au terme d’un voyage
épouvantable. Ce récit ne vaut pas maintenant pour ce qu’il apprend, car on en sait bien plus que l’auteur sur la machine nazie,
mais pour la part romanesque qui transparaît. Cette longue descente dans les diverses strates de la peur, il fallait être romancier
pour la faire découvrir ainsi. Pour Claude Aveline, la vraie substance c’est l’humain derrière les événements. Il s’attache à son
personnage qui n’est jamais pour lui l’homme, c’est-à-dire un
être symbolique, mais un être concret dont la vie est faite de ce
qu’il affronte et de la manière dont il l’affronte. Et c’est face au
pire que l’être humain se connaît le plus.
destinité en 1944, aux Éditions de Minuit, sous le pseudonyme
F. E.
il est admis dans le salon de Daria Lassounska et séduit sa fille
Natalia. Mais au moment de s’engager, il se rétracte et bat en retraite. Le brillant causeur est en fait incapable de concrétiser un
idéal. Au-delà de son personnage, Tourgueniev donne à voir une
certaine jeunesse russe, sur laquelle tout un ensemble d’intellectuels fondaient de grands espoirs de changement.
Le Temps mort, de Claude Aveline. Éditions Le Mercure
deFrance, 2008, 84 pages, 7,50 euros.
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . VII
L E T T R E S
La littérature dans son essence même
La fondation d’une nouvelle maison d’édition est toujours un événement, surtout lorsque, à son programme,
figurent des œuvres de haute qualité. Les Lettres françaises ont demandé à Jean-Louis Panné d’interroger
Antoine Jaccottet, fondateur du Bruit du temps, sur son projet et ses ambitions.
i j’en crois l’épigraphe du poète Ossip Mandelstam
que vous citez dans le texte définissant votre projet, vous pensez qu’un livre peut être déterminant
dans la vie d’un individu. Est-ce une réflexion liée à une
expérience personnelle ? Croyez-vous en son caractère
universel ?
Antoine Jaccottet. Oui, bien sûr, s’il s’agit d’affirmer,
comme le fait Mandelstam, que, quel que soit le milieu
d’où l’on vient, il est possible de se constituer une généalogie, une famille d’élection, celle des grands esprits qu’il
est si facile de rencontrer dans les livres. Les rencontres
déterminantes, à l’adolescence, ça aura été pour moi,
comme pour beaucoup de jeunes gens, celles de certains
livres, les Confessions de Rousseau, Proust surtout, un
peu plus tard, ou les poètes : Rimbaud et Baudelaire, suivis très vite par Ponge, Bonnefoy, Reverdy, Follain. Mais
rien, bien sûr, dans nos confortables existences actuelles,
de comparable à ce qu’a pu vivre un Mandelstam mourant pour avoir voulu défendre une certaine idée de la parole poétique dans un monde qui n’était plus que mensonge ; mais pour lequel aussi, dans ces circonstances extrêmes, des livres auront été le seul refuge. On a su qu’il récitait
Dante ou Pétrarque à ses compagnons d’infortune. Un tel
exemple montre que nous n’avons sans doute pas tout à fait tort
d’attacher de l’importance à ces fragiles édifices de paroles que
sont les livres.
« Figurer la littérature dans son essence même » est l’une de
vos formules. Pouvez-vous nous dire ce qu’est cette essence selon
vous ?
Antoine Jaccottet. Ce que je voulais dire, je crois, c’est simplement qu’en donnant à une maison d’édition le nom « le Bruit
du temps », je voulais maintenir l’idée qu’il y a un art littéraire,
comme il y a un art de la composition musicale, et que tous les
livres ne sont pas de la littérature. Les grandes œuvres, celles qui
nous touchent le plus, sont celles où s’accomplit, par une mystérieuse alchimie, la transmutation du réel en quelque chose d’assimilable par l’esprit. Il faut que l’écrivain disparaisse pour que
le « livre prenne toute la place », mais surtout pour que le livre
puisse contenir tout un univers et la vie même, comme dans la
Recherche du temps perdu, où tout se déploie magiquement à
S
Dessin de Mark Brusse.
partir d’une tasse de thé. Ou, lu dans les forêts, garder, comme
ces livres dont parle Mandelstam dans le Timbre égyptien, entre
ses pages « un petit sapin gothique formé par une feuille de fougère ».
L’idée selon laquelle les livres peuvent être approchés comme
une constellation me plaît beaucoup. Mais comment reconnaître
une étoile ?
Antoine Jaccottet. Eh bien ! Les grandes œuvres sont celles
dont l’éclat ne ternit pas, celles que l’on peut lire et relire, que l’on
a envie de retraduire ou de rééditer sans cesse, comme une même
œuvre musicale appelle plusieurs interprétations qui ne l’épuisent pas. Il est beau ensuite de trouver entre elles des chemins qui
les relient, qui font qu’elles se répondent. Auden, dans la Mer et
le Miroir, relit, commente et prolonge la Tempête de Shakespeare,
mais il évoque aussi la lande désolée du Roi Lear, et sa prose soudain préfigure certaines œuvres de Beckett. Les poèmes d’Elizabeth Browning peuvent conduire à Rilke, qui les a traduits en allemand. Lui-même, dans ses Lettres sur Cézanne, rejoint les pages
de jeunesse que Proust consacre à Chardin…
L’écrivain et son double
Le Timbre égyptien
d’Ossip Mandelstam. Éditions Le Bruit du temps,
122 pages,11 euros.
es éditions Le Bruit du temps ouvrent leur catalogue avec une nouvelle de Mandelstam
publiée en 1930 dans la revue Commerce et
depuis lors complètement oubliée. Le nom Le Bruit
du temps étant emprunté à un poème de Mandelstam, cet hommage allait de soi.
La nouvelle est une rareté : c’est le seul récit fictionnel en prose de Mandelstam, dans une traduction de grande qualité due à la collaboration du
jeune auteur français proche du surréalisme
Georges Limbourg, et de l’aristocrate écrivain russe
Svyatopolk-Mirsky.
Le Timbre égyptien introduit immédiatement le
lecteur dans le monde familier des humiliés et des
offensés de la littérature russe. L’espace est la ville
de Saint-Pétersbourg déformée par le prisme du
surréalisme. Le temps est celui de la violence et de
l’anarchie entre les deux révolutions de 1917. Le récit relate une journée de la vie du héros Parnok,
lancé dans deux intrigues : récupérer ses vêtements
mystérieusement en possession de Krzyzanowski,
un capitaine des gardes à cheval, et empêcher la
foule de lyncher un pauvre petit homme, comme
lui-même, accusé d’avoir volé une montre. La journée de Parnok consiste en une course haletante à
travers la ville, avec des étapes chez le tailleur, le barbier, le dentiste, à la blanchisserie, avec de multiples
rencontres : la ville se meut en un univers fantastique par le jeu d’une orgie de métaphores.
Mais l’intrigue (pas aussi cohérente qu’il y paraît à la première lecture) ne constitue pas l’essentiel. Le Timbre égyptien, et c’est l’origine de son in-
L
térêt, se rattache à la tradition littéraire russe par la
reprise du thème du double (le Double, de Dostoïevski, ou le Nez, de Gogol), où un misérable petit héros dédoublé est confronté à l’hostilité du
monde incarné par son double. Parnok appartient
à cette lignée. Il rêve d’obtenir une situation dans
l’administration sans y parvenir, tandis que Krzyzanowski, lui, a réussi au service du gouvernement
et, comme le dit la blanchisseuse, est un héros ; il est
timide et maladroit avec les femmes qui le fuient,
tandis que Krzyzanowski est accompagné d’une jolie femme.
On pourrait également faire du Timbre égyptien
une lecture autobiographique. Le choix des lieux et
des éléments pétersbourgeois renvoie à la vie de
Mandelstam ; de même le choix du héros, inspiré
d’un contemporain de l’auteur, Parnakh, écrivain
russe exilé à Paris, lequel a plus d’un trait commun
avec Mandelstam, à commencer par le physique ; de
même l’héroïsme inattendu dont fait preuve Parnok
pour empêcher le lynchage du supposé voleur de
montres fait référence à l’héroïsme dont a fait preuve
Mandelstam en détruisant sur un coup de tête les
ordres d’exécution de contre-révolutionnaires arrachés à Blumkine ; de même le choix de situer la nouvelle dans un contexte juif (le héros comme les personnages secondaires sont en majorité juifs) ; de
même l’omniprésence du narrateur qui, de temps en
temps, ne fait plus qu’un avec Parnok.
Enfin, l’écriture de Mandelstam retient particulièrement l’attention. Il use de « la distanciation »
chère aux formalistes, en accroissant la complexité
du monde perçu par une juxtaposition d’images
provenant d’autres domaines, et parvient ainsi à
créer quelque chose de neuf à partir de la tradition.
Marianne Lioust
Faire le pari de la qualité, tant du point de vue littéraire que de celui de l’objet livre lui-même, n’est-ce pas
s’adresser à un public nécessairement restreint ?
Antoine Jaccottet. Peut-être restreint par le nombre,
mais la lecture reste cet événement magique par lequel il
est permis à tout un chacun, quelle que soit sa situation
et d’où qu’il vienne, d’avoir, comme l’écrivait Ruskin,
une conversation particulière avec les grands esprits de
tous les temps et de tous les pays. Bien sûr, la lecture exige
un temps, une attention de plus en plus difficiles à trouver dans nos existences. C’est pourquoi ces grandes
œuvres sont souvent elles-mêmes le récit d’une conversion : comment le narrateur de la Recherche parvient à
s’extraire de la mondanité pour obéir à sa vocation et devenir Marcel Proust ; comment le jeune prêtre Caponsacchi a l’audace de devenir un saint Georges en enlevant
la jeune Pompilia dans l’Anneau et le Livre, et comment
Parnok, lui-même, le petit homme presque ridicule du
Timbre égyptien, plongé dans un monde livré à la peur
et de plus en plus hostile à tout ce qu’il aime, est le seul à
résister à la foule, à tenter de sauver un homme du lynchage…
En offrant des œuvres à vos yeux essentielles, vous supposez
que la qualité finit toujours par trouver un public : n’est-ce pas
une croyance trop optimiste ?
Antoine Jaccottet. Nous ne nous serions pas lancés dans cette
entreprise un peu folle si nous n’avions pas la conviction que le
pouvoir de l’éditeur, et son travail propre, reste celui de donner
à ces œuvres essentielles, ou même difficiles, toutes les chances de
rencontrer un public dont nous sommes absolument convaincus
qu’il existe. Ce qui est magique, je l’ai dit, c’est l’acte de la lecture.
L’éditeur, lui, doit s’employer à jouer son rôle de passeur. Éditer
les œuvres que l’on croit grandes, c’est leur donner la meilleure
présentation qui soit pour en faciliter et en rendre agréable la lecture : la meilleure traduction possible s’il s’agit d’une œuvre étrangère, une préface ou postface à la fois discrète et éclairante, des
notes si nécessaire et seulement si c’est nécessaire, une édition parfois bilingue… Mais aussi par la présentation matérielle : qualité
des papiers et de la mise en page, lisibilité des caractères.
Entretien réalisé par Jean-Louis Panné
Une mise en perspective
Sur le heurt à la porte dans Macbeth,
de Thomas De Quincey. Traduction,
commentaires et notes de Gérard Macé.
Éditions Gallimard (Le Promeneur).
80 pages, 12,90 euros.
isons-le d’emblée : l’opuscule de
Thomas De Quincey, Sur le heurt
à la porte dans Macbeth, traduit,
commenté et annoté par le poète Gérard
Macé, est une sorte de merveille littéraire.
Le court texte présenté (pas plus d’une
dizaine de pages) de l’auteur de De l’assassinat considéré comme un des beauxarts dit d’une manière fulgurante l’essentiel d’une réalité théâtrale et… humaine.
Une sorte de proposition d’énigme que
Gérard Macé s’est empressé de tenter de
résoudre. Rien d’étonnant si l’ouvrage
s’ouvre sur une citation de Jean Paulhan
écrivant à Artaud et lui signifiant que « ce
sont de curieuses pages qui semblent avoir
été écrites pour votre théâtre ». Belle et
profonde intuition ; c’est effectivement
vers le théâtre tel que l’envisage Artaud
que ce Heurt à la porte dans Macbeth
nous plonge. C’est-à-dire vers ce qu’il y a
de plus profondément enfoui en nous. À
certains égards, c’est à ce texte, bref lui
aussi, de Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, que font penser ces quelques pages
de De Quincey dans leur capacité à effleurer le mystère de l’acte théâtral.
Voilà pour le théâtre, mais il y a bien
sûr – et dans le même acte – quelque chose
qui touche à l’intime de l’écrivain. Gérard
D
Macé qui, dans son texte, reprend deux
passages déjà traduits par Mallarmé (et
voilà un premier fil rouge), élabore une
passionnante et pertinente théorie qu’il intitule avec beaucoup de justesse « les lois
de la perspective ». Il aurait tout aussi bien
pu appeler son bref commentaire « le jeu
des correspondances », car tous les récits
dont il va nous parler « se répondent à travers d’invisibles cloisons ». Il est donc bien
question de Mallarmé, mais aussi de Baudelaire, poète et traducteur, d’Edgar Poe,
celui de la Maison Usher, sans oublier du
Double Assassinat dans la rue Morgue
(toujours traduits par Baudelaire), puisqu’il est bien question d’assassinats, celui
évoqué par Shakespeare, celui perpétré
par un certain Williamson sur la famille
Marr en 1812, De Quincey est alors âgé de
vingt-sept ans, et ne peut que relier cet événement à la mort de sa sœur Jane, des années plus tôt… Il entreprendra l’écriture
de Sur le heurt à la porte dans Macbeth
onze ans plus tard, avant De l’assassinat
considéré comme un des beaux-arts qui
date de 1827… Le jeu des correspondances se poursuit d’ailleurs : l’assassin
des Williamson s’appelle… Williams, tout
comme le frère aîné de De Quincey,
William Wilson est le titre d’une nouvelle
d’Edgar Poe où il est question d’une histoire de double… C’est le filet des associations que Gérard Macé met au jour
avec une réelle gourmandise et une vraie
érudition.
Jean-Pierre Han
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . VIII
L E T T R E S
Prague et ses fantômes :
Kafka, Chveik, le Golem et Bata
L’Énigme du fils de Kafka,
de Curt Leviant, traduit de l’anglais par Béatrice Vierne.
Anatolia, 512 pages, 25 euros.
Les Dernières Aventures
du brave soldat Chveik,
de Jaroslav Hasek. « L’imaginaire », Gallimard, 348 pages,
7,50 euros.
Gottland,
de Mariusz Szczygiel, traduit par Margot Carlier. Actes Sud,
286 pages, 21,80 euros.
e titre du dernier roman de Curt Leviant peut laisser penser qu’il s’agit là d’une pure extravagance. Ce n’est pas
le cas. Une femme a bel et bien prétendu avoir eu un enfant de l’auteur du Procès. Max Brod a reçu de cette dernière
une lettre en 1940 (cf. le récit de ce dernier dans les Lettres françaises nº 13). Elle lui apprend que le petit garçon qu’elle aurait
eu des œuvres de l’auteur pragois est mort en 1921 à l’âge de
sept ans. Peut-être Brod a-t-il voulu y croire, sans être tout à fait
convaincu en son for intérieur ? Il écrit à ce sujet : « On n’a jamais découvert quel nom avait été donné au petit garçon de
Kafka, à qui il ressemblait, ni de quelle manière il mourut. Peu
de personnes ont laissé une trace aussi légère que l’enfant de
Kafka. » Le mystère subsiste, même si l’histoire est peu crédible.
Curt Leviant part donc de cet épisode peu connu de l’existence
de Franz Kafka. Mais il ne l’exploite pas directement. Il lui a
fourni le sujet d’une pure fiction dont l’un des thèmes est la légende qui entoure cet homme de lettres dont l’existence a de
nombreuses zones d’ombre. Le héros de l’histoire contée par
Leviant doit se rendre à Prague. On lui donne des conseils, des
adresses, des noms. Il se rend au musée K où il fait une rencontre
pour le moins singulière avec un individu qui prétend être le fils
de Kafka. Ce n’est pas la seule rencontre déconcertante qu’il
fait au cours de ses investigations. Il fait la connaissance de personnages énigmatiques qui lui révèlent des mystères sur le microcosme hébraïque de la vieille Prague. Il est venu avec l’in-
L
tention de tourner un film sur le Golem. Il passe donc ses journées entre le musée et la synagogue Vieille-Nouvelle qui est réputée abriter le monstre d’argile qui repose dans son grenier.
Mais les récits qu’il entend finissent par prendre un tour de plus
en plus extraordinaire et contradictoire. Ces personnages qui
ne cessent d’apparaître et de disparaître comme par enchantement lui apprennent des choses qui dépassent l’entendement.
Selon les dires du Dr Klopstock, Kafka n’est pas mort au sanatorium de Kierling le 1er juin 1924. On aurait enterré à sa place
un malade décédé ce jour-là et l’écrivain aurait assisté incognito
à ses propres funérailles. D’aucuns affirment qu’ils auraient vu
Dora Diamant se recueillir sur sa tombe au nouveau cimetière
juif. De fil en aiguille, notre Américain se perd dans le dédale de
ces assertions toutes plus incroyables les unes que les autres. Et
Leviant ne fait rien pour éclairer notre lanterne puisqu’il nous
propose sept fins possibles à son roman. On y découvre les
pages du journal que Kafka a tenu pendant les années trente.
Impossible de relater les mille et un épisodes de cette fiction qui
est d’abord un périple imaginaire au sein des grands et des petits mythes qui entourent la Prague d’or, de la création du Golem à celle de Joseph K. Ces aventures picaresques n’auraient
ni saveur ni même consistance sans l’humour si particulier de
Leviant, un humour débridé et ravageur. Ce roman n’est fait
que de questions sans véritables réponses et de réponses toutes
plus absurdes les unes que les autres. Cet humour, je le qualifierais de talmudique, mais sans rien de religieux et transposé
dans la réalité de notre temps. Kafka l’avait employé avec gourmandise dans ses livres.
Milan Kundera, dans les Testaments trahis, avait établi
un lien inattendu entre l’humour de Kafka et celui de Jaroslav
Hašek, l’inventeur de l’emblématique soldat Chveik. La littérature du premier se trouve aux antipodes de celle du second,
pourtant, ils partagent une même culture, qui est celle de la dérision extrême. Les catastrophes en cascade provoquées par
Chveik font écho aux menées tout aussi catastrophiques de K.
Ignorant et issu de la classe populaire, le soldat Chveik résiste
par sa maladresse, sa paresse, sa mauvaise volonté et son insoumission à l’autorité impériale et royale, alors que K, le
fondé de pouvoir « allemand », tente de se libérer de l’oppressante machine législative qui s’est emparée de lui en ne jouant
pas le jeu qu’on attend de lui. Ils sont l’expression de la décadence inéluctable d’un empire puissant. L’Énigme du fils de
Kafka s’inscrit dans cette histoire avec ce rire libérateur, la revisite après coup et la réinterprète avec la vision qu’on peut en
avoir de l’autre côté de l’Atlantique. Et son auteur l’a fait après
que bien d’autres avant lui, à commencer par Max Brod et
Johannes Urzidil, ont transformé Kafka en un personnage
romanesque.
Dans cette tradition, des écrivains comme Hrabal et
Kundera s’inscrivent presque naturellement. La littérature
tchèque moderne s’est prêtée à cette forme d’humour aux accents tragiques et l’a cultivée. En revanche, on peut être surpris qu’un écrivain polonais, Mariusz Szczygiel, ait pu s’en emparer avec tant d’esprit, de sagacité et de talent. Dans Gottland, il a collectionné des récits qui explorent le mythe de
Prague. Il raconte l’histoire du sculpteur Otakar Svec qui a
conçu le plus grand monument à la gloire de Staline, qui est ensuite dynamité. Il narre la saga de la famille Bata, qui a édifié
un empire grâce à la manufacture de chaussures en toile quand
elle a manqué de cuir. Il a aussi évoqué le destin de l’actrice
Lida Baarova que Hitler admira et que Goebbels aima. Au milieu de toutes ces biographies étonnantes, Kafka ne pouvait pas
être absent. Il apparaît quand une jeune étudiante américaine
arrive dans la capitale tchèque, en 1985, pour étudier son
œuvre : on lui explique alors qu’elle doit trouver le kafkana, un
lieu qui n’existe pas et dont l’étymologie dérive de kavarná
(café). Il réapparaît encore quand le narrateur cherche à obtenir un entretien avec sa nièce, qui le prie d’envoyer une demande par écrit à laquelle elle répondrait dans les deux semaines – il n’a jamais reçu de réponse, comme tous ceux qui
l’ont approchée… Gottland est une petite merveille de subtilité et d’ironie qui dépeint l’esprit de cette ville et de ce peuple
qui, à travers toutes ces figures exemplaires, révèle sa capacité
à surmonter ses drames par le rire tout en renforçant les légendes qui accompagnent son histoire.
Gérard-Georges Lemaire
La dure conquête de la force
Les Éditions Zulma rééditent le Sel sur la plaie, un des trois romans de Jean Prévost.
Le Sel sur la plaie,
de Jean Prévost, préface de Jérôme Garcin.
Éditions Zulma, 278 pages, 18 euros.
inalement, sur la vingtaine de volumes
qu’il a publiés, Jean Prévost n’écrivit que
quelques romans : les Frères Bouquinquant, le Sel sur la plaie, que rééditent les Éditions Zulma, et la Chasse du matin, ces deux
derniers formant une suite romanesque autour
du personnage de Crouzon. La guerre a interrompu une veine romanesque à laquelle sa mort
prématurée, dans le Vercors, en 1944, mettra un
terme. Ces trois romans donnent toutefois une
idée de l’originalité du romancier qu’il était.
Publié en 1934, alors que le Front populaire
est encore dans les limbes et que la France patauge dans les combinaisons politiciennes des
années vingt, le Sel sur la plaie s’attache à la situation de la jeunesse. Il s’agit d’une époque
d’illusions pour ceux qui croyaient que la
guerre, qui venait de s’achever, était la « der
des der » et que le sang répandu allait enfin instaurer un ordre plus juste puisque l’Empire
germanique, considéré comme le grand obstacle à la paix universelle, avait été abattu. La victoire devait
permettre de parfaire la République et de lui donner enfin sa
dimension sociale, mettant en pratique la devise « Liberté.
Égalité. Fraternité ». C’était du domaine du rêve car une fois
que les notables eurent répété à l’envi que les anciens combattants avaient des droits sur les autres, ils s’attachèrent à les
faire rentrer dans le rang et revinrent tranquillement aux affaires juteuses qu’ils se réservaient. Ceux qui voyaient les
choses autrement devaient déchanter.
Dieudonné Crouzon, étudiant pauvre affligé d’un prénom
quelque peu embarrassant, qui évoque son origine populaire,
n’est pourtant pas de ceux qui nourrissent des illusions de réforme sociale. Il se prépare à une carrière d’avocat qui corres-
F
Dessin de Mark Brusse.
pond assez bien à ses hautes ambitions. Tout s’effondre quand
il est accusé du vol d’un portefeuille et que le groupe dont il fait
partie lui signifie son désaveu. La seule solution est la fuite, le
repli sur la province. Depuis Balzac, le chemin se parcourt en
sens inverse : le provincial sorti du rang libère son énergie dans
la conquête de Paris. Là, Paris étant fermé, la solution passe par
la province. Par force, Crouzon va s’astreindre à refaire sa vie
à Châteauroux, partant de zéro, apprenant tout ce qui est nécessaire pour survivre d’abord, réussir ensuite. Ce que cela va
lui coûter de temps, d’efforts, de peines, d’intrigues, le brillant
et vain jeune homme qu’il était avant sa chute ne le soupçonnait pas. La vie de province est un univers plat et sinueux qu’il
faut savoir décoder. On n’y réussit pas sans donner un mini-
mum de satisfaction à des imbéciles, sans
contourner les puissants avant de s’en faire des
alliés, sans laisser entendre qu’on respecte la religion même si on ne pratique pas, etc. Au fond,
Châteauroux est un Paris en réduction car la diversité y est moindre. Avec patience et obstination, Crouzon bâtit dans le journalisme et l’imprimerie une puissance avec laquelle les élites
locales doivent composer après l’avoir méprisée. En même temps, il se reconstruit en profondeur dans sa personnalité et devient capable
d’affronter ceux qui l’ont humilié.
Mais l’affaire dépasse de loin le simple aspect de la vengeance. Ses prétendus amis lui
ont fait perdre en quelques minutes son innocence originelle, celle des gens comme lui qui
croient qu’ils peuvent avancer dans la vie sans
se préoccuper des tares de la société parce que
le contact leur en sera toujours épargné. C’est
un avantage qu’ils tiennent de qualités sanctifiées sur les bancs de l’université et qu’il faut
défendre bec et ongles car il permet de se placer en juge ou en arbitre de toutes choses. Il a
fallu que Crouzon soit chassé de son paradis,
sans doute pour n’être pas tout à fait du même
milieu que les autres occupants des lieux, pour qu’il se mette
en question et donne enfin leur envol aux qualités qui hibernaient en lui. Ce n’est pas à Paris mais à Châteauroux qu’il va
devenir lui-même.
Le Sel sur la plaie, qui nous montre cette douloureuse mutation, est le roman d’apprentissage d’une génération. Prévost
n’aimait pas les « héritiers », il leur préférait, par esprit républicain, ceux qui se faisaient eux-mêmes, les « parvenus ». Au terme
de son périple, Crouzon saura juger les hommes et comment se
conduire. Cette arrivée dans l’âge adulte n’est pas sans détruire
la part d’illusions qui est la marque de l’homme – au sens où Prévost l’entendait –, et cet aspect du roman n’est pas le moindre.
François Eychart
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . IX
L E T T R E S
LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN
Voyage réel, voyage rêvé
egalen avait sous-titré Voyage au pays du réel son récit
Équipée, ce qui laisse entendre que le voyageur vient d’un
ailleurs, d’un pays du rêve dont il transporte toujours
quelque chose avec soi.
Médecin de même que Segalen, Catherine Zittoun suit dans
Paris-Pékin son itinéraire, confronté à la Chine d’aujourd’hui.
Segalen se tournait vers l’ancienne Chine qui disparaissait
sous ses yeux, vers le dernier empereur mandchou, fils du ciel,
en sa Cité interdite. Catherine Zittoun se laisse surprendre par
« Pékin/ une forêt, un continent / une rue comme un pays / un
mètre carré comme une ville / une rencontre comme un livre. »
Cependant, « L’histoire continue de s’écrire ». La page
d’ouverture s’adresse dans une première strophe à la Chine,
pas seulement celle des guides de voyages mais à la Chine du
printemps de Pékin, de l’homme dressé face à un char place
Tian’an men, dans une seconde strophe à Segalen, écrivain de
Peintures et de Stèles. La dernière page évoque le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade par les avions américains de l’OTAN.
Catherine Zittoun cite Seng Chao écrivant en l’an 374 :
« Ne pas lâcher le mouvement pour la tranquillité. / Rechercher la tranquillité au sein du mouvement. » Voyageant « dans
la suite des jours », qui comporte déjà six étapes-six livres / Michaël Glück s’offre à la septième un repos, le Repos. Le maître
mot du livre est « pose », verbe actif : « le poids de la semaine
/ pose-le sur le sol ». Il invite à « poser autour de la table / plus
de chaises / que de convives » et à « laisser aux mots le temps
/ de descendre dans la bouche / avec le vin / avec la salive ». De
glissement entre les mots, on en arrive à un « poème/ ou peau/
rien que cela / peau » dans lequel une sagesse apparaît, un
amour sans domination : « pose ton corps / près du corps/ aimé
/ insoumis », une conscience de soi dans l’infinité de l’univers
où « les tuiles étoilées du ciel / patientent ».
La collection Points continue de rendre disponibles au plus
grand nombre de lecteurs les œuvres poétiques importantes
S
du passé et du présent, françaises d’origine ou traduites. Au
nombre des derniers volumes :
Un siècle de poésie mexicaine, paru pour la première fois en
1989, mis à jour en 2008 L’introduction de Claude Beausoleil,
poète québécois bien connu, rappelle la présence de la poésie dans
les civilisations aztèque, maya et purepecha, puis au cours des
siècles, par-dessus la brutale conquête espagnole. L’anthologie
commence au tout début du XXe siècle et va jusqu’à nos jours,
en passant par le prix Nobel Octavio Paz.
Les Yeux du dragon, court aperçu de la poésie chinoise, de
l’Antiquité au XVIIIe siècle, avec une place importante pour
l’époque Tang, sommet inégalé (VIIe-IXe siècles). La calligraphie des poèmes originaux en regard des traductions donne de
l’élégance à cette anthologie.
Poèmes d’amour de l’Andalousie à la mer Rouge, anthologie
de la poésie amoureuse hébraïque, puisant son origine dans le
Cantique des cantiques, chantant les amours sacrées et les amours
profanes.
Dis-moi la vérité sur l’amour, suivi de Quand j’écris je t’aime,
de W.H. Auden (1907-1973), l’un des poètes anglo-saxons les plus
influents du XXe siècle. Reprenant deux ouvrages parus en français, le premier (moins trois pièces) en 1995, le second en 2003, le
volume ne comporte pas l’original anglais.
Seul dans la splendeur, de John Keats. Mort de tuberculose
en 1821, à l’âge de vingt-cinq ans, l’auteur n’est pas seulement un
des grands romantiques britanniques. En avance sur son époque,
il a ouvert la poésie à notre quotidienneté. Les textes originaux
réunis par Robert Davreu figurent en vis-à-vis de ses traductions.
Un deuil : Henri Meschonnic est décédé le 8 avril 2009. Poète,
traducteur de la Bible, philologue, il affirmait : « L’œuvre d’art
est éthique, le poème est éthique – change le sujet qui la regarde,
qui le lit, donc est politique. »
Po&sie, sorti avec un peu de retard sur l’avènement de l’année, présente ses étrennes. De Claude Mouchard, la Honte : Chez
eux, la reconduite aux frontières et Cul-de-sac : la surveillance
des rues par caméra. De Michel Deguy, Public et privé : le change
ou la Victoire de Tartuffe. De Martin Rueff : Vers le pavé, nos
têtes appesanties : de l’irritablité des poètes et de la part qu’ils
peuvent prendre à la lutte contre le langage de la société du spectacle. Le programme ainsi tracé s’illustre d’abord avec Ôoka Shohei, Paul Celan, Sarah Kirsch. Puis viennent des poètes français,
parmi lesquels Jean-Pierre Chevais, Maurice Regnaut. On retrouve ce dernier dans une série d’études autour du rapport philosophie/poésie chez Rilke, dont la suite est annoncée pour le prochain numéro. Et Jonathan Culler.
Le site www.pourpoesie.net ttp://www.pourpoesie.net
accompagne désormais la revue, il ne donne pas seulement l’index
des 130 numéros parus et les textes du numéro en cours, mais
des études, des annonces de rencontres, des entrevues filmées, etc.
On peut lui faire des propositions à [email protected]
Paris-Pékin, de Catherine Zittoun. Dumerchez, 2008,
48 pages, 15 euros.
Le Repos, surtitré Dans la suite des jours, de Michaël Glück.
L’Amourier, 2008, 86 pages, 11 euros.
Un siècle de poésie mexicaine, traduit de l’espagnol (Mexique),
choix et présentation de Claude Beausoleil. Points, 2009,
222 pages, 7,50 euros.
Les Yeux du dragon, traduit et présenté par Daniel Giraud,
calligraphie de Long Gue. Points, 2009, 186 pages, 7 euros.
Poèmes d’amour de l’Andalousie à la mer Rouge, traduit
de l’hébreu et présenté par Masha Itzhaki et Michel Garel.
Points, 2009, 198 pages, 7 euros.
Dis-moi la vérité sur l’amour, suivi de Quand j’écris je t’aime, de
W.H. Auden, traduit de l’anglais par Gérard-Georges Lemaire et
Béatrice Vierne. Points, 2009, 82 pages, 5,50 euros.
Seul dans la splendeur, de John Keats, traduit de l’anglais et
présenté par Robert Davreu, édition bilingue. Points, 2009,
126 pages, 6,50 euros.
Po&sie n°126, 4e trim. 2008. Belin, 144 pages, 20 euros.
Belinda Cannone et le bruissement du monde
Entre les bruits,
de Belinda Cannone, Éditions de l’Olivier,
272 pages, 20 euros.
Le Sentiment d’imposture,
de Belinda Cannone, Folio essais,
208 pages, 6,50 euros.
lément Janequin, musicien du
XVIe siècle, célèbre la bataille de Marignan ou glorifie le chant des oiseaux
par des onomatopées polyphoniques. Belinda Cannone envisage la littérature comme
un enregistrement des bruits du monde. Ces
bruits constituent des réseaux de sens et
d’aucuns s’efforcent de les contrôler. Ne serait-ce pas là le véritable pouvoir ? On pourrait imaginer, comme elle le fait à un certain
moment de son récit, un dérèglement général de ces paroles, de ces sons, de ces stridences de mille sortes qui plongerait la so-
C
ciété moderne dans le chaos. Dans cette
sphère sonore des plus dangereuses évoluent
des figures qui ont un rapport particulier
avec le sens de l’ouïe : Jeanne, une fillette encore, a une sensibilité extraordinaire aux
sons : elle entend ce que personne d’autre ne
soupçonne. Un homme, nommé Jodel Paquinseul, lui apprend à maîtriser cet organe
privilégié et à en tirer une forme de connaissance, et pas seulement des émotions dangereuses. Une jeune violoniste est transportée
par les élans amoureux vers d’autres sphères
sonores. De la clairière de l’écoute au laboratoire du traitement du signal, on passe du
monde naturel au monde artificiel, le nôtre
en somme – le monde de la technologie et de
la communication globale. D’autres personnages entrent en scène venus de terres lointaines des steppes de l’Asie centrale ou du
sous-continent indien, de l’ex-Yougoslavie
et de l’empire du Milieu métamorphosé par
Mao. Tous les degrés de la perception auditive sont convoqués dans cette histoire qui
prend plusieurs aspects, qui vont de 1984
d’Orwell au roman d’espionnage le plus débridé, et ce sont eux qui orientent l’action et
lui procurent un sens. Au cœur de ce macrocosme règne une sorte de chef d’orchestre
qu’on appelle le Notaire, et il y a une région
où tout se brouille et se confond dénommée
Zone de chute. Là, c’est une région de l’enfer quotidien de ces hommes et de ces
femmes qui sont traversés sans cesse par des
voix et des musiques, et des langues, et des
bruits de fond, et des messages et des cacophonies médiatiques.
Tous les êtres créés par l’auteur sont à
l’écoute de ces échos proches et rapprochés,
réels ou artificiels, parfois fantasmatiques ou
produits par un vaste complot, sont emportés par un mouvement brownien qui les entraîne dans des aventures aussi absurdes
qu’improbables. Ces polyphonies de notre
époque ne sont pas comparables à la musique des sphères imaginées par les théologies d’autrefois. Elles ont leur beauté, mais
aussi leur caractère effroyable. Est-il possible
de tout écouter sans perdre en fin de compte
la capacité d’entendre ? Car l’entente, c’est
l’attention portée à la parole de l’autre et
aussi sa réciproque. Une entente, c’est un accord qui sonne juste et qui résonne dans les
esprits. L’écriture serait donc ce qui sonne
vrai ou ce qui révèle tout ce qui sonne faux ?
Telle est la question qui se pose quand on est
poussé de page en page non vers une fin,
mais vers l’apprentissage d’un organe affûté
pour capturer les sons : « Fais de la conque
de tes oreilles le plus bel instrument pour
écouter tour à tour le chant des étoiles et la
rumeur du monde. » Mais cette rumeur-là,
n’est-ce pas ce qui nous met en danger ?
Jane L. September
Une édition critique du Bachaumont
Mémoires secrets pour servir à l’histoire
de la république des lettres en France,
depuis 1762 jusqu’à nos jours ou Journal
d’un observateur.
Volume I-V (sous la direction de Christophe
Cave et Suzanne Cornand), Honoré
Champion,688, 728, 552 pages, 325 euros.
uiconque a eu l’occasion de faire des recherches sur la littérature ou les idées du
XVIIIe siècle ne peut manquer de
connaître les trente-six volumes des Mémoires
secrets pour servir à l’histoire de la république
des lettres, improprement nommés Mémoires de
Bachaumont, puisqu’ils sont surtout l’œuvre de
Pidansat de Mairobert et de Mouffle d’Anger-
Q
ville, deux polygraphes et gazetiers à la réputation sulfureuse, mais particulièrement curieux et
bien informés. Cet ouvrage monumental rend
compte au jour le jour des livres nouveaux, autorisés ou clandestins, des diverses gazettes européennes, du théâtre et de la philosophie, des
salons de peinture, avec une foule d’anecdotes
piquantes ou scandaleuses, mais aussi de la politique, de la vie à la cour et de la société française
jusqu’à la Révolution. Ces dizaines de milliers de
notices enregistrent également les mouvements
d’une opinion publique en train de se constituer
et le lecteur peut suivre comme « en direct » aussi
bien les péripéties conduisant à la suppression
des jésuites, l’affaire de la condamnation de l’Émile, les événements de Bretagne, la fronde des
Parlements, l’histoire du collier de la reine ou la
réforme de Maupeou. L’entreprise des Mémoires secrets constitue ainsi une somme capitale pour la compréhension des Lumières et de
la fin de l’Ancien Régime.
Jusqu’à présent, l’ouvrage n’était accessible
que dans certaines bibliothèques ou chez des libraires de livres anciens à des prix exorbitants.
Ces diverses éditions, parfois clandestines,
étaient en outre émaillées de nombreuses fautes
typographiques et de coquilles, avec parfois une
orthographe et une ponctuation fantaisistes,
voire de franches coupures opérées pour d’obscures raisons par divers imprimeurs peu scrupuleux. L’édition des cinq tomes initiaux des
Mémoires secrets que propose aujourd’hui Ho-
noré Champion est le résultat du travail d’une
véritable équipe aux spécialités diverses constituée par l’UMR LIRE (CNRS 5 611) de l’université Stendhal Grenoble III. Établi à partir
d’une lecture minutieuse du manuscrit, le texte
a été modernisé, mais s’efforce de ne rien perdre
des particularités éditoriales de l’époque par son
appareil critique des plus soignés. Un index des
noms de personnes et des titres (de nombreux
ouvrages paraissant de façon anonyme au
XVIIIe siècle) et une biographie générale apportent enfin à l’amateur ou au chercheur toute
l’aide nécessaire afin de se diriger parmi les
méandres de cette inépuisable mine d’informations.
Jean-Claude Hauc
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . X
S A V O I R S
À la croisée des subversions :
Philippines et Espagne au tournant du siècle
’historien Benedict Anderson, surtout connu en France
comme historien et théoricien du fait national, s’est attaché dans l’Imaginaire national – son seul ouvrage traduit jusqu’alors en français – à dégager les caractéristiques déterminantes des communautés nationales dans une démarche
s’inscrivant dans la meilleure tradition d’un matérialisme historique débarrassé de ses scories soviétiques. Mais, en sus de
ces réflexions théoriques, Anderson a toujours consacré une
importante partie de ses recherches à des réalités nationales
concrètes. Historien spécialiste de l’Asie du Sud-Est, il s’est
attaché aux Philippines, pays qu’il connaît intimement, notamment par un multilinguisme qui lui permet de cerner des
réalités historiques et sociales très éloignées du vécu occidental. Dans les Bannières de la révolte, Anderson propose de revenir sur les secousses qui ont touché ce qui n’était alors
qu’une des dernières colonies d’un empire colonial espagnol
déclinant.
Pour pénétrer dans cette histoire il propose le destin de
deux Philippins fort dissemblables : Isabelo de Los Reyes, un
des premiers ethnologues des Philippines, et José Rizal, le premier romancier d’envergure du pays. En suivant ces deux intellectuels, Anderson nous permet d’entrapercevoir la réalité
de cette très mince élite « indigène » fortement européanisée
– José Rizal fut un grand voyageur, extrêmement doué pour
les langues – mais mécontente du sort d’une colonie mise en
coupe réglée par les ordres religieux rapaces, et dont la population était abandonnée à l’analphabétisme et à la brutalité
des gouverneurs militaires. Cette misère économique, politique et culturelle reflétait, il est vrai, l’arriération d’une Espagne incapable de se moderniser sous le leadership de Canovas. La faiblesse de l’Espagne du « caciquisme », dont
d’ailleurs une majorité de la population ignorait l’existence
L
Le lecteur
Althusser
des Philippines, se trouvait aggravée par les nouvelles donnes
du jeu de l’impérialisme : Bismarck avançait ses pions dans
l’océan Pacifique alors que les États-Unis observaient avec
envie les soubresauts touchant les colonies espagnoles comme
Cuba ou Porto Rico.
Ce n’est évidemment ni Bismarck ni Theodore Roosevelt
qui pouvaient jouer un rôle émancipateur aux yeux des élites
philippines mais plutôt les révoltés de la première mondialisation que furent les anarchistes européens et les nationalistes
hispaniques regroupés autour de José Marti. Benedict Anderson s’attache donc longuement, et avec une empathie distanciée, à analyser les activités de cette petite « internationale »
anarchiste, adepte de la « propagande par le fait » et responsable d’un certain nombre d’assassinats politiques dont celui
du président américain McKinley ou de celui de Canovas luimême.
C’est cette figure de l’anarchiste partisan de l’action directe
et de la destruction d’un vieux monde pourrissant que reprit
José Rizal dans son deuxième grand ouvrage, El Filibusterismo. Son héros, Simoun, « flibustier » dégoûté par la société
coloniale de son temps et par les injustices qu’elle lui a fait subir, se propose d’éliminer par une bombe l’élite de la colonie
philippine. Il échouera dans sa tentative, mais au moment de
mourir, il refusera de se rendre aux arguments du prêtre à son
chevet. Avec le premier livre de Rizal – Noli me Tangere – El
Filibusterismo et son portrait au vitriol des exactions espagnoles participèrent à la prise de conscience d’un sentiment
national dans les Philippines. Ce sentiment national se matérialisa en 1892 par la fondation, sous l’égide de Rizal, de la
Ligue philippine, au programme toutefois prudent.
L’étincelle mettant le feu au vieil empire vermoulu devait
venir de Cuba, lorsque José Marti se lança à l’assaut de l’île,
déclenchant un conflit qui vit l’Espagne réagir avec une férocité extrême. Les Philippines, ouvrant un second front, se révoltèrent alors, en 1896, et Rizal fut un des martyrs de cette
guerre. Emprisonné puis abattu par les troupes espagnoles,
alors que pourtant il se désolidarisa en partie d’une révolte
qu’il envisageait avec pessimisme, il fut loin de se révéler un
Simoun de chair et d’os, et ce furent d’autres qui prirent au
pied de la lettre ce qui semblait être le programme d’El Filibusterismo : « Les romans de Rizal lui avaient en quelque sorte
faussé compagnie. »
A contrario, le patient ethnologue Isabelo de Los Reyes
connut un processus inverse de radicalisation : arrêté puis emprisonné en Catalogne, il y rencontra la fraternité des prisonniers anarchistes. De retour à Manille, il revenait avec Darwin, Marx et Kropotkine dans ses bagages. Et surtout avec un
slogan politique qu’il ne se lassa de propager dans sa revue de
l’époque : « Contre l’Amérique du Nord, non. Contre l’impérialisme oui ; jusqu’à la mort. » Il est vrai qu’un maître en
avait remplacé un autre et que les États-Unis avaient profité
de la révolte des Philippins contre l’Espagne pour se saisir de
l’archipel. Ils ne le quitteront que plus tard, en 1946, bien après
la mort d’Isabelo et de Rizal. Il n’en demeure pas moins que,
malgré leurs échecs circonstanciels, ces deux hommes avaient
participé au tournant du siècle, nolens volens, à un internationalisme disparate mais vigoureux, mêlant anarchisme, nationalisme et anti-impérialisme. Une association de contraires
paradoxale mais qui fit trembler le vieux monde sur ses bases.
Baptiste Eychart
Les Bannières de la révolte. Anarchisme,
littérature et imaginaire colonial, Benedict Anderson,
La Découverte. 26 euros, 261 pages.
Du bon usage de l’idéologie
L’Idéologie ou la pensée embarquée,
de Isabelle Garo, La Fabrique, 184 pages, 12euros
Sur le Contrat social,
de Louis Althusser, précédé de Troublante clarté, par Patrick
Hochart, Éditions Manucius, collection « Le Marteau sans
maître », 112 pages, 10 euros.
ssue d’un cours professé à l’École normale supérieure en
1965-1966, l’étude d’Althusser avait été publiée l’année
suivante dans un mémorable numéro des Cahiers pour
l’analyse consacré à « L’impensé de Jean-Jacques Rousseau », avant d’être reprise dans le recueil posthume, Solitude
de Machiavel. Sa réédition sous forme d’opuscule autonome
donne à cette lecture exemplaire du Contrat social tout son
relief ; elle fait également ressortir l’intensité de cette confrontation avec Rousseau dont Althusser rappelait dans la Soutenance d’Amiens qu’elle avait fait naître, au sortir de la
guerre, le projet d’une thèse complémentaire consacrée au Second Discours, en contrepoint de la thèse principale « Politique et philosophie au XVIIIe siècle français ». Mais surtout,
comme le souligne Patrick Hochart dès l’ouverture de son excellente présentation, Sur le Contrat social rappelle, si besoin
était, quel « éminent lecteur » fut l’auteur de Pour Marx. Attentif au détail de l’argumentation de Rousseau, Althusser y
débusque une série de « décalages » que trahissent, comme
autant de « symptômes », les glissements de vocabulaire ou
le « jeu » de certains mots au fil du texte. Il ne s’agit évidemment pas de reprocher à Rousseau son manque de rigueur,
mais de montrer que ces inévitables porte-à-faux (dont Rousseau, selon Althusser, était parfaitement conscient, tout en
étant contraint de les dénier) renvoient au statut même de la
théorie rousseauiste, qui demeure sous l’emprise de « l’idéologie des Lumières » qu’elle dénonce radicalement. Loin de
traduire la supériorité du commentateur, cette lumineuse démonstration ne laisse pas de comporter, comme le remarque
Patrick Hochart, ses propres « coups de force », si bien que
« le trouble affecte les lieux mêmes de l’éclaircissement ». Audelà du cas de Rousseau, cette conclusion délibérément paradoxale dit peut-être quelque chose d’essentiel à toute lecture philosophique. Pour s’en convaincre, on fera bien de relire Althusser, en (re)commençant par cet article que les
Éditions Manucius ont eu l’heureuse idée de rééditer.
I
J.-O. B.
epuis Marx, une critique de la philosophie (Seuil,
2000), Isabelle Garo n’a cessé de souligner dans sa lecture de Marx l’importance de la problématique des représentations, dont le concept d’idéologie cristallise les difficultés. Si Marx et Engels n’ont pas de mots assez durs pour
fustiger tous ceux qui croient que les idées mènent le monde
et exercent sur les esprits un règne sans partage, ils sont loin
de soutenir, comme le crurent de nombreux lecteurs hâtifs,
que l’idéologie n’est qu’un simple effet de surface sans consistance, un « reflet » mensonger dont l’origine et la vérité seraient à chercher dans la base économique et sociale. Un tel
réductionnisme reviendrait en effet à amputer le matérialisme
des auteurs de l’Idéologie allemande d’une bonne partie de
ses vertus dialectiques. S’il est aussi peu satisfaisant que les
croyances idéalistes traditionnelles, c’est peut-être, malgré
qu’il en ait, parce qu’il n’est guère plus en prise sur la réalité
effective et ne permet pas de comprendre l’efficacité singulière
des représentations, leur rôle social et politique incontestable.
Fondée sur une magistrale reconstruction des principales
phases d’élaboration de la notion, l’Idéologie ou la pensée embarquée montre que Marx n’a pas abandonné la problématique de l’idéologie sous le coup de l’échec des révolutions de
1848, mais qu’il en a entrepris une refonte permanente dont
les Théories sur la plus-value conservent la trace et sans laquelle on ne saurait comprendre les enjeux du projet de « critique de l’économie politique » mis en œuvre dans le Capital.
Loin de se contenter de ce travail sur les textes, Isabelle Garo
entreprend en outre de montrer que la notion d’idéologie n’a
rien perdu de son actualité, contrairement à ce que prétendaient les tenants de la thèse de la « fin des idéologies » (ellemême rapidement devenue une rengaine idéologique). Entrelaçant systématiquement l’analyse et le commentaire des
textes fondateurs à l’étude des évolutions contemporaines du
capitalisme, de l’abandon du fordisme à la crise actuelle du
néolibéralisme, l’auteur démontre en acte que chacun des aspects de la notion d’idéologie successivement approfondis par
Marx permet d’éclairer certains enjeux de notre présent. S’il
n’y a pas de définition définitive de l’idéologie, c’est parce
qu’aucune théorie ne peut s’abstraire complètement des luttes
où elle s’élabore au présent. Tel est bien, au-delà des querelles
de mots, l’enjeu de cette remise en perspective de la notion
d’idéologie, qui ouvre sur la question d’un « nouveau type de
D
Dessin de Mark Brusse.
savoir », « à la fois informé des acquis de l’analyse antérieure
mais transformé par son activation sociale, soumettant ses refontes au feu des pratiques et des débats collectifs combinés ».
N’était-ce pas justement la démarche de Marx lui-même, soucieux de relier la recherche théorique « non pas à une volonté
de description neutre du réel mais au choix inaugural de sa
transformation révolutionnaire » ? En réaffirmant la nécessité de « l’unité entre théorisation et engagement », le livre
d’Isabelle Garo propose une précieuse contribution à cette
« anticipation en acte d’un autre rapport de la théorie à la pratique » dont aucune critique du capitalisme ne pourra faire
l’économie.
Jacques-Olivier Bégot
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . XI
A R T S
Warhol, d’Elvis Presley à Mao, en passant par Marilyn
Andy Warhol a peint ses contemporains et mêmes quelques personnages illustres. L’exposition du Grand Palais
le présente comme le portraitiste officiel de l’Amérique triomphante, dans toutes ses ambiguïtés.
Andrew Warhola
en toutes lettres
« Le Grand Monde d’Andy Warhol »,
galeries nationales du Grand Palais, jusqu’au 13 juillet. Catalogue :
RMN, 368 pages, 45 euros.
Ma philosophie de A à B,
d’Andy Warhol, préfacé et traduit par Alain Cueff, Flammarion,
222 pages, 18 euros.
Popisme, Andy Warhol,
de Hackett, Flammarion, 372 pages, 25 euros.
Andy Warhol, le désir d’être peintre,
de Michel Bulteau, La Différence, 128 pages, 18 euros.
Warhol à son image,
d’Alain Cueff, Flammarion, 240 pages, 23 euros.
Ras le bol de Warhol et Cie,
de Gérard Durozoi, Hazan, 128 pages, 15 euros.
Pop art,
de Flaminio Gualdoni, Skira, 46 pages, 5,90 euros.
Claes Oldenburg,
d’Éric Valentin, « Art et artistes », Gallimard, 218 pages, 30 euros.
’exposition d’Andy Warhol présentée au Grand Palais est
passionnante à plus d’un titre. Elle s’est concentrée sur les
portraits. Des autoportraits de Warhol à ceux de ses amis
artistes (Hockney, Beuys, Man Ray, Lichenstein…), aux figures
historiques (Mao, Lénine), aux acteurs (Meryl Streep, Dennis
Hopper, Stallone, Marilyn Monroe…), aux juifs célèbres (Einstein, Kafka, Gertrude Stein…). Elle a suscité une multitude d’éditions et de rééditions. À tout seigneur tout honneur, Warhol fournit sa représentation du monde et une sorte d’autobiographie dans
Ma philosophie de A à B. Le dernier chapitre révèle bien ce qu’il
a eu l’intention de faire : Puissance du sous-vêtement est le comble
de la dérision, de l’ironie et de l’auto-ironie. D’une autre façon,
dans Popisme, sa vision des années soixante (celles du triomphe
du pop art) relate l’aventure de la Factory, véritable manufacture
d’idées et de créations, où circulent des figures telles que Giorno,
Gerard Malanga, Lou Reed et le Velvet Underground, Nico, où
passent Motherwell, Rosenquist, Franz Kline, Elworth Kelly et
mille autres. Warhol ne fait pas le récit d’une aventure mythique,
mais au contraire de hasards, d’improvisations, d’entreprises frivoles avec détachement et une volonté délibérée de rester à la surface des choses.
Le catalogue présente la vaste galerie de portraits qui fait de
Warhol le Van Dyck du XXe siècle ! Il comprend des essais amusants comme le Communisme esthétique par Didier Ottinger…Parmi tous les essais parus, celui d’Alain Cueff (commissaire de cette exposition) met l’accent sur la fascination de la mort
que démontre l’artiste ainsi que sa grande curiosité intellectuelle
dissimulée derrière le masque de l’absence et de refus absolu de
porter de vrais jugements et de déclarer de vrais sentiments. Warhol est sa propre image. Dommage que la rencontre avec Beuys
y soit décrite de manière complètement erronée. Mais il fait comprendre qu’il est un stratège accompli. Michel Bulteau avance que
le pop art est né d’un simple constat : « La seule peinture détestée
par tout le monde, c’était l’art publicitaire. » Il a exploité cette détestation et en a tiré l’idée d’une nouvelle forme de figuration.
Bulteau s’attache à décrire la rencontre de Basquiat avec Wa-
L
rhol comme étant d’une importance capitale. Mais le plus important reste qu’il tente de faire apparaître la nature véritable de
ce créateur, ce qui est une gageure.
Gérard Durozoi se lance dans la polémique : il donne l’impression de vouloir stigmatiser ce groupe, mais se contente en fin
de compte de dépeindre les caractères généraux. Enfin, le petit
vade-mecum de Gualdoni constitue une bonne introduction pédagogique à la question, sans autre prétention.
Giorgio Podestà
Warhol
sans confession
ue vais-je bien pouvoir vous raconter sur Andy Warhol
que vous ne connaissiez pas ? Vous croyez avoir vu certains de ses tableaux (la plupart en reproduction), mais
vous n’avez rien vu. Andy l’a dit lui-même : « Personne ne regarde
vraiment quoi que ce soit, c’est trop difficile. »
Pourtant, vous êtes sûr d’avoir croisé Marilyn, Liz et Mao.
Quel parfum dégagent leurs figures peintes par Andy ? Vous n’en
savez rien. Avez-vous goûté ces Campbell’s Soups qu’il a peintes
et repeintes ?
Comment voulez-vous vous en sortir avec quelqu’un qui affirme : « Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, contentezvous de regarder à la surface de mes peintures et de mes films, et
de ma personne, c’est là que je suis. Il n’y a rien derrière. » Ce
n’était pas une bravade ni un mensonge : Andy, en bon disciple
d’Oscar Wilde, voulait simplement dire que la profondeur, c’est
la peau. Qu’on se le dise. Il m’a d’ailleurs conseillé de lire le Géant
égoïste, de Wilde.
Il y a encore cet autre paradoxe : « Je voudrais être une machine, et je me dis que ce que je fais comme une machine, c’est
exactement ce que je veux faire. » Warhol a lancé cette phrase en
1963, à une époque où l’on n’était pas précisément menacé par les
machines. Dans les années vingt, pas mal de peintres américains
vouaient un culte à la machine, Charles Sheeler, Morton Schamberg, ou à l’industrie et à la technologie, Charles Demuth, George
Ault. Andy, lui, manie la machine photosérigraphique dans la
Factory. Il ne la représente jamais. Tout cela est d’une extrême logique.
Warhol avait du mal à dire qu’il n’aimait pas quelqu’un ou
quelque chose. Prudemment, il a demandé au jeune homme que
j’étais et qui parlait mal anglais (cela n’était pas pour lui déplaire)
ce que je pensais de Hunky Dorie, l’album de Bowie, où se trouvait le morceau Andy Warhol. Je ne l’aimais pas beaucoup. Fort
bien, Andy détestait le disque.
Je crois qu’il n’a jamais pu s’habituer au fait que Lou Reed
était devenu une « pop star » (c’est le terme qu’il employait,
je ne l’ai jamais entendu parler de « rock star »). Pour lui, Reed
restait l’une de ses « créatures ». Quant à sa relation avec Bob
Dylan, ce fut une catastrophe. Lorsque ce dernier débarqua à
la Factory, il ne considérait pas Warhol comme un artiste sérieux. Or le peintre lui fit cadeau d’un portrait d’Elvis. Dylan
s’en débarrassa en l’échangeant avec Robbie Robertson
contre un canapé ! Il accusa ensuite Warhol d’être responsable
de la déchéance d’Edie, une des superstars de la Factory, dont
il était tombé amoureux. Heureusement, Andy eut de
meilleurs rapports avec Mick Jagger. Il fit néanmoins courir
Q
le bruit qu’il avait été mal payé pour la couverture de Sticky
Fingers.
Man Ray était mort en novembre 1976. Warhol était touché
par cette disparition. Il l’avait toujours considéré comme un grand
artiste. Il fut surpris et ravi quand je lui racontai une de mes visites
dans son atelier de la rue Férou. Je lui disais que, souvent, le midi
ou le soir, je croisais Juliet et Man Ray qui s’appuyaient l’un contre
l’autre pour traverser la place Saint-Sulpice et aller au restaurant
de la rue des Canettes. Andy m’avait demandé : « Tu les guettais ? – Non, je les croisais. »
J’écrirai un jour longuement sur les films d’Andy Warhol.
C’est une des aventures artistiques les plus importantes de la seconde moitié du XXe siècle. Au début, il a souhaité que l’on voie
ses films, mais comme peu de gens les appréciaient, il a préféré ne
plus les montrer, pour surtout continuer à en parler.
Toujours concernant le cinéma, il n’a jamais nié la dette qu’il
avait à l’égard de l’excentrique Jack Smith. On sait que l’un des
premiers films de Warhol en 16 mm est Andy Warhol Films Jack
Smith Filming Normal Love. Sans oublier les scènes « d’une réelle
beauté lyrique » (Gérard Malanga), où il interprète le comte Dracula dans Batman Dracula (1964). Mais Andy n’a jamais prétendu
imposer un « post-Hollywood Camp », comme l’aurait souhaité
Jack. En revanche, Smith est peut-être bien celui qui a « créé » les
superstars du caniveau. C’est lui qui a découvert Mario Montez,
qui a aussi joué dans plusieurs films de Warhol. On le voit, il y a
une imbrication certaine. Mais le cinéma de la Reine du pop, c’est
bien autre chose. Warhol s’intéresse aux objets, il les pousse dans
leurs retranchements. Comme si c’était des personnages. Il essaye
de capter la mobilité des pensées et des attitudes de ses superstars.
Comme si c’était des objets. Ce cinéma est le grand roman du New
York décadent des années soixante-dix.
Michel Bulteau
Calder : précisions
Alexandre Calder, les années parisiennes,
Centre Pompidou, 420 pages, 39,90 euros.
Animal Sketching, Alexandre Calder, postface d’Arnault
Pierre, Dilecta, 96 pages. 24 euros.
Calder, l’impossible réalisé,
d’Alain Jouffroy, Éditions Dilecta, 32 pages, 8 euros.
e catalogue du Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition Calder (une merveille) se présente comme un
véritable dossier sur les débuts de l’artiste américain.
La documentation est remarquable et les essais réunis, dans
leur ensemble, permettent de suivre pas à pas l’invention du
cirque, les circonstances de la création des portraits en fil de
fer et surtout de comprendre l’évolution de ses remarquables
recherches abstraites. C’est un beau livre en même temps
qu’un excellent outil de travail. La réédition d’Animal Sketching paru à Pelham, New York, en 1928, mérite d’être
connue. Calder avait vingt-huit ans quand il l’a conçu et c’est
une petite merveille où les dessins sont parfois accompagnés
de commentaires savoureux. Le petit texte d’Alain Jouffroy
relate quelques souvenirs de ses rencontres avec le sculpteur,
son récit se mêlant de brèves considérations sur son œuvre.
L
J. L.
Kandinsky, le peintre errant
« Kandinsky »,
Centre Pompidou, jusqu’au 10 août. Catalogue :
Centre Pompidou, 360 pages, 44,90 euros.
Munich,
de Rainer Metzger, Hazan, 400 pages, 35 euros.
Kandinsky, sa vie,
de Brigitte Hermann, « Bibliothèque », Hazan,
440 pages, 15 euros.
Kandinsky, le peintre de l’invisible,
d’Olga Medvedkova, « Découvertes, »
Gallimard, 50 pages, 8,40 euros.
’exposition de Vassili Kandinsky au
Centre Pompidou est exemplaire autant
pour le choix des œuvres que pour leur disposition dans l’espace. Elle nous fournit un excellent compendium de son aventure artistique.
Le catalogue contient plusieurs essais de qualité,
comme ceux de Riccardo Marchi (Kandinsky et
Der Sturm), d’Angelika Weissbuch (Kandinsky
L
et Dresde dans les années 1920) et de Matthias
Haldemann (Théâtre de l’image, l’abstraction
de l’abstraction de Kandinsky).
Le paradoxe de la vie de Kandinsky est sans
aucun doute son errance. Elle commence à Munich en 1896, quand il quitte sa Russie natale. À
cette époque, la capitale bavaroise est un des plus
importants centres culturels en Europe. La Sécession, explique Mezger, y a joué un rôle majeur
dans l’effervescence créative qui s’y déroule. En
1909, il participe à la Neue Kunstelersvereingung
München et, deux ans plus tard, il est l’un des fondateurs du Blaue Reiter. Ce Cavalier bleu qui est
l’un des groupes les plus passionnants en Europe.
Il postule son œuvre entre une figuration où lignes
et couleurs se dissocient et les prémices de l’abstraction. Ses Improvisations se développent pendant les années suivantes en accentuant toujours
plus la relation entre la dynamique de l’abstraction en relation avec la musique. Deux voyages
ont contribué à l’évolution de sa pensée de la déconstruction progressive du sujet : le voyage en
Tunisie à la fin de 1904 et au début de 1905 en
compagnie de Gabriele Münter. Comme Klee,
Macke, Marc, Matisse, l’Afrique du Nord lui permet de procéder à des métamorphoses audacieuses de son style. Son séjour à Paris en 1906 lui
fait découvrir l’univers plastique des fauves. Les
Improvisations de 1911 prouvent qu’il a franchi
un cap décisif que symbolise Lyrique. Les relations avec les membres du Cavalier bleu constituent une émulation essentielle. Et il n’a pas peur
de faire face à de féroces polémiques en 1912.
À la fin de 1914, il part en Russie. Quand la
révolution éclate, il s’engage avec passion dans
la réforme de l’éducation artistique en devenant
le directeur de l’Izo. Il participe en 1920 à la fondation de la culture artistique, l’Inkhouh, avec
Rodtchenko, Stépanova et d’autres artistes
d’avant-garde. Il ne cesse de multiplier les expé-
riences plastiques qui le conduisent à peindre la
Tache rouge n° 2. Son omniprésence, le cumul
de ses charges lui valent l’aversion de ses collègues. Ils se révoltent aussi contre sa conception
de l’art, trop subjective. Ils créent une institution
parallèle à l’Inkhouh, le « groupe de travail de
l’analyse objective ». Il est finalement évincé de
l’Inkhouk. Il a néanmoins le temps de faire une
grande rétrospective à Moscou et fonde l’Académie russe des sciences artistiques en 1921.
L’exposition « 5 X 5 = 25 » remet en cause la
peinture de chevalet : Kandinsky est de plus en
plus isolé. Profitant de sa position, il propose
d’organiser une exposition germano-russe à Berlin. Il part à Berlin avec douze toiles roulées. Il ne
retournera plus jamais dans sa patrie. Walter
Gropius le prie d’enseigner au Bauhaus de Weimar, qu’il ne quitte qu’en 1933, et va se réfugier
en France, son dernier pays d’asile…
Giorgio Podestà
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . XII
A R T S
La peinture à l’enseigne du noir absolu
Une exposition baptisée le Noir absolu et les Leçons de ténèbres vient d’ouvrir ses portes à la Villa Tamaris.
Didier Laroque, Principe Laval et Gianni Burattoni nous délivrent leur idée du noir et Christine Buci-Glucksmann
dialogue avec Gérard-Georges Lemaire.
Mes leçons de ténèbres
ous venez d’organiser une exposition à la Villa Tamaris
intitulée « Le Noir absolu et les Leçons de ténèbres ». Depuis Matisse, et même avant, le noir est une couleur en
art, et les Leçons de ténèbres appartiennent à un genre musical
liturgique. Pouvez-vous expliquer ce titre quelque peu énigmatique, et les liens éventuels entre art et musique ? Sont-ils réels ou
métaphoriques ?
Gérard-Georges Lemaire. Le noir n’a jamais été dans l’art
occidental une « non couleur » comme on a pu l’affirmer. Il suffit de lire Goethe pour s’en rendre compte. En revanche, il existe
bel et bien un questionnement sur le noir qui est flagrant pendant
la Renaissance. Il faut aussi se souvenir que Léonard de Vinci a
exposé, dans son Traité de la peinture, une théorie de l’ombre qui
repose sur l’usage du bleu. La « révolution » introduite par le Caravage fait des ombres, de l’obscurité, des ténèbres une dimension essentielle de l’œuvre – d’un point de vue pictural, mais aussi
symbolique et théologique. Avec lui, une culture du noir s’est développée qui passe par Orazio et Artemisia Gentileschi, Georges
de La Tour et tous les ténébristes. Le noir s’impose comme problématique picturale au plein sens du terme avec Goya (les mystérieuses Pinturas negras de la Casa del Sordo), Manet (Olympia, le Bal à l’Opéra…), et puis Redon. Mais aussi chez Renoir et
Monet, qui commence par le rejeter.
Le rapport avec la musique est ici indirect. La deuxième
section de l’exposition porte ce titre parce qu’elle repose sur
le livre de Patrizia Runfola, Leçons de ténèbres (La Différence,
2002). Cette dernière s’est bien sûr inspirée des musiques composées pour la Semaine sainte par Gesualdo, Couperin, Rameau, Clérambault, et tant d’autres. Son œuvre est un livre
– à la fois méditation et fiction – sur la maladie, la mort, la corruption et la beauté. C’est un traité personnel de la mélancolie. La relation à ces créations musicales est profonde puisque,
pendant cette période, on éteint une bougie chaque jour et l’on
recouvre les représentations du Christ de violet ou de noir,
couleur du deuil dans la liturgie catholique.
Bien avant l’apparition du monochrome noir du XXe siècle,
votre texte d’ouverture revient à une préhistoire du noir dans la
modernité. Vous citez Whistler, et ses toiles nocturnes, les monochromes humoristiques d’Alphonse Allais, et surtout une
œuvre particulière de Fantin-Latour, qui vous paraît emblématique d’une aventure esthétique méconnue. Pourquoi ?
Gérard-Georges Lemaire. Certains avancent qu’Alphonse
Allais est le précurseur du questionnement sur le monochrome
et, en particulier, sur la monochromie en noir. C’est une erreur.
Son « œuvre » était une farce dans l’esprit dérisoire et parodique
des « Arts incohérents » de Jules Lévy. C’était de l’humour. Un
humour auquel dada doit beaucoup. En réalité, il faut chercher
le premier monochrome noir ailleurs. C’est le plus grand hasard
qui m’a apporté une réponse, d’autant plus surprenante qu’il
s’agit d’un tableau que j’avais souvent vu et qui se trouve au musée d’Orsay : Un atelier aux Batignolles, d’Henri Fantin-Latour
(1870). On y voit Manet, assis devant une toile posée sur un chevalet, entouré de ses amis (Renoir, Bazille, Degas, Zola, Astruc…), tous vêtus de noir. Au fond, il y a un mur très sombre
(comme la tenture d’Olympia) au milieu duquel est placé un
cadre doré. Dans ce cadre, il n’y a ni miroir ni tableau : ce n’est
V
qu’un pur monochrome noir. J’ai lu ce qu’on peut lire sur Fantin-Latour – personne n’a jamais vu ce détail qui pourtant saute
aux yeux ! C’est là que réside le premier monochrome noir de
l’histoire de la peinture occidentale…
L’esthétique du monochrome est née en Russie, dans le suprématisme de Malevitch, avec son célèbre carré noir, et dans les
monochromes explicites de Rodtchenko. On peut aussi penser au
noir de Kandinsky. C’est le moment où le noir est « une cinquième
dimension de la peinture », une énergie dynamique et cosmique
revendiquée comme telle. Pourquoi en Russie ? Ce radicalisme
révolutionnaire est-il lié à la présence d’une culture des icônes et
d’une « guerre des images » qui aboutira à créer un nouvel iconoclasme, et des « icônes mentales », en pratiquant le noir sur
noir, sans autre référence que la peinture pure ?
Gérard-Georges Lemaire. En ce qui concerne l’art en Russie,
je ne suis pas sûr de pouvoir donner une réponse complète. Mais
vous avez raison : cela a sans aucun doute trait au culte des icônes.
Au huitième et neuvième siècles, une querelle théologique sur les
représentations sacrées s’est transformée en un conflit très grave
et très violent entre les partisans des images (iconodules) et leurs
ennemis (iconoclastes). C’est l’impératrice Théodora qui a mis
un terme à cette guerre accompagnée de violences et de destructions massives d’icônes, de persécutions et d’exécutions. C’est
donc une affaire profondément ancrée dans la culture orthodoxe.
Le suprématisme s’est revendiqué comme un art spirituel. Que
Malevitch ait utilisé la croix comme seul signe symbolique dans
les peintures de sa période suprématiste peut paraître surprenant.
L’art abstrait américain de l’après guerre, le hard-edge et le minimalisme sont en partie issu du protestantisme et des thèses iconoclastes de Jean Calvin. J’y reviendrai prochainement.
En France, c’est Matisse qui va faire du noir une couleur (il
le dit explicitement). Mais c’est après-guerre, à travers la radicalité américaine d’Ad Reinhardt (les Black Paintings de 1952)
et de Frank Stella (Black Paintings jusqu’en 1961), et les expériences européennes de Burri ou de Soulages, que le noir s’affirme comme absolu. Il me semble que les cheminements américains et européens sont très différents. La radicalité américaine
traduit la fin du modernisme de l’expressionnisme abstrait, et
s’affirme de manière minimaliste et négative, en réinventant le
monochrome. En Europe, ne s’agit-il pas d’une autre aventure
et d’autres pratiques ?
Gérard-Georges Lemaire. Matisse a été l’un des grands
penseurs de la couleur noire. La Porte-fenêtre (1914) le prouve
amplement. Mais il n’en a pas tiré de conclusions conduisant
à une pratique systématique. Aux États-Unis, la monochromie et le noir vont former un couple indissociable avec les artistes que vous mentionnez, surtout Reinhardt. Je pense que
le fond culturel protestant des États-Unis n’est pas étranger à
cette affaire. Mais ma démarche esthétique a aussi son importance : il s’agissait pour eux d’aller jusqu’aux frontières du
langage de la peinture. Le mythe du Dernier Tableau de Taraboukine (1922) est toujours sous-jacent.
Revenons à votre exposition et aux artistes, dont certains sont
très connus (Degottex, Beatriz Zamora ou Skoda). Ce qui me
frappe, c’est la diversité des démarches et des pratiques artistiques. Les uns se situent à la frontière du monochrome, d’autres
réinventent une abstraction lyrique et cosmique, ou même une
post-figuration, d’autres jouent sur « la chambre noire » en photographie ou réalisent des sculptures. Il n’y a donc plus d’ortho-
doxie du noir. Dès lors, comment avez-vous choisi et rassemblé
ces artistes, qui viennent de nombreux pays ?
Gérard-Georges Lemaire. Le noir a suscité des expériences de
toutes sortes et j’ai voulu réunir un certain nombre des protagonistes de cette relation étrange avec cette couleur. Certains y ont
consacré toute leur œuvre, comme Zamora ou Enric Ansesa. Burri
s’y était entièrement dédié à la fin de sa vie comme on peut le voir
dans sa fondation à Città di Castello. Des artistes italiens ont cherché les conditions du dépassement de la limite formelle et intellectuelle que constitue le monochrome (Arrighi, Podestà (1), Mariani, Delhove). Maud Peauït a mené une réflexion sur le noir dans
une optique abstraite géométrique. Robert Groborne a d’abord
travaillé sur le blanc puis il est passé au noir et ne l’a plus abandonné. Bernard Ollier travaille sur le gris de la mine de plomb et
aborde nécessairement la question du noir. Des artistes figuratifs
ont choisi le noir comme dominante, comme Hans Bouman, Ivan
Messac, qui a fait deux cycles de travaux en noir et gris…
À travers cette diversité, peut-on encore parler d’une esthétique du noir ?
Gérard-Georges Lemaire. Tout à fait. La question n’est pas
encore épuisée et de jeunes artistes comme Quillin ou des jeunes
« photographes » (Esther Segal, Colette Raynaud, Franck Delorieux) s’y emploient aussi. Le noir a été la couleur clef du
XIXe siècle et la couleur privilégiée de la mode et du design le
siècle suivant. Le noir est une mode autant qu’un problème théorique.
Une dernière remarque, plus personnelle. Le noir en Occident est souvent lié à la mélancolie, au spleen (« broyer du noir »),
et même à la mort et au deuil comme chez Baudelaire ou Benjamin. La Leçon de ténèbres que vous nous proposez, n’est-ce pas
l’exposition d’un noir post-mélancolique, que j’appellerais cosmique ? Comme vous le savez, j’ai beaucoup écrit sur le Japon.
Or, au Japon, il y a un Éloge de l’ombre permanent, pour reprendre le titre de Tanizaki, au point que le beau « est un effet
d’ombre », comme les laques noires à poudre d’or ou les dents
noircies des dames d’Edo. Il figure également un espace vide, véritable matrice de toute esthétique, qui est intervalle, espacement
et passage. Réunir des œuvres au noir, n’est-ce pas nous donner
une sorte de miroir de l’infini, un miroir ambivalent comme ce
« noir miroir » fait aussi de terreur dont parle Jean Ristat, dans
l’extrait du Théâtre du ciel que vous publiez ?
Gérard-Georges Lemaire. Je n’ai pas abordé le noir en
Orient parce que la question est trop vaste. Mais vous avez
raison : les Chinois et les Japonais ont inventé une esthétique
du noir très spécifique. Et c’est vrai – le noir est un miroir de
notre monde : une grande œuvre murale de Gianni Burattoni
jouait sur cet effet de miroir. En évoquant la première voyelle
de Rimbaud, Ristat a perçu la double nature du noir, objet de
fascination et d’effroi.
Entretien réalisé par
Christine Buci-Gluksmann
(1) Dark Black, Giampiero Podestà, Gérard-Georges Lemaire
& Tommaso Trini, Prospective Press, Lugano.
« Le Noir absolu et les Leçons de ténèbres »,
Villa Tamaris, La Seyne-sur-Mer, du 25 avril au 24 mai.
Catalogue : Villa Tamaris, 192 pages, 30 euros.
CAC Raymond Farbos, Mont-de-Marsan,
du 4 juillet au 19 septembre 2009.
Pas si noir que ça…
uand j’étais enfant, j’avais peur du noir,
mais pas de la couleur noire. D’ailleurs,
dans ma langue maternelle, l’italien, la
couleur noire et l’absence de lumière – les ténèbres – sont deux mots bien différents. Cette
couleur, qui traîne malgré elle une tradition de
symboles souvent négatifs, me plaît, parce qu’extrême. Elle est la somme de toutes les autres couleurs, sauf le blanc.
Le noir a souvent croisé mon travail de
peintre. J’étais très intrigué et même effrayé par
le monochrome noir de Malevitch, mais surtout
par les Black Paintings d’Ad Reinhardt, dont la
légende contemporaine dit qu’elles lui furent fatales. Heureusement pour moi, le noir « gastronomique » d’Aurélie Nemours m’ouvrait des
horizons vertigineux. À partir de 1979, je commençai une série de tâtonnements et de petites
expérimentations sur le noir. J’essayai de faire
Q
surgir la lumière en partant de surfaces peintes
totalement mates, en les frottant avec toutes
sortes d’objets durs, qui les polissaient et donc
les faisaient briller. Le résultat était frustrant et
décevant jusqu’à ce que j’opte pour la surface
granuleuse de l’isorel. En regardant de près certains Hommage au carré d’Albers, exécutés sur
ce matériel, je m’aperçus que la couleur, passée
au couteau en fines couches, remplissait les parties creuses du granulé et effleurait à peine les
parties émergentes en créant deux valeurs diverses de la même couleur, et provoquant une
sorte de monochrome qui vibrait plus ou moins
intensément pour l’œil au gré du contraste obtenu par la quantité de couleur. Or un noir mat
sur de l’isorel absorbe quasi totalement la lumière, mais, en frottant seulement les parties
saillantes du granulé, le polissage les rendait
brillantes selon l’inclinaison de la lumière. En-
core frustration et déception, jusqu’au jour où
je frottai un bâtonnet de graphite. Miracle. Et la
lumière fut. La mince pellicule de métal noir réfléchissait la lumière et l’effet était démultiplié
par le contraste entre les parties creuses du granulé, qui restaient bien noires et mates, et les parties émergentes qui, tout en restant noires,
brillaient de tous leurs feux.
L’étape suivante – après deux ans de tâtonnements plus ou moins heureux – fut l’accumulation sur des surfaces lisses de milliers de traits
de graphite : du HB, très dur, au 6B, véritable
beurre à tartiner. Ces traits étaient de la même
inclinaison et ensuite polis avec des gommes très
dures, toujours avec la même inclinaison d’à peu
près 45 degrés. Le procédé était celui-ci. D’abord,
la surface était recouverte au pinceau d’un noir
mat profond et absorbant, ensuite commençait
le travail du trait qui ajoutait du noir brillant sur
du noir mat, et à la fin le travail de polissage à la
gomme qui ajoutait, par le réfléchissement accru, de la lumière. De cette façon, la surface, selon la position de celui qui regarde, passe du noir
total au réfléchissement et à l’éblouissement.
Avec cette particularité : quand on s’éloigne d’un
miroir, notre corps s’éloigne dans le miroir ;
quand on s’éloigne d’une surface de graphite
poli, on y disparaît. Je laisse l’interprétation de
ce dernier phénomène aux exégètes et aux experts. Pour ce qui me concerne, j’ai mis au point
un procédé qui m’évite la fin « légendaire » d’Ad
Reinhardt ; d’autant plus que le monochrome
noir est pour moi le lieu où mieux inscrire et graver les vers des poètes que j’aime, ou – selon la
taille de la surface – de la disparition symbolique
de soi… On ne regarde pas impunément un monochrome noir.
Gianni Burattoni
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . XIII
A R T S
Le noir comme dénuement
ans les tableaux du XVIIe siècle, l’obscurité manifeste
le dépouillement total où se ramasse la naissance de l’esprit et de la cité. Pour soutenir cette assertion emphatique, je voudrais éloigner mon lecteur du tumulte de « l’actualité » ; je prétends lui infuser une humeur sérieuse et intérieure, l’entraîner à considérer sa propre expérience originaire.
Un extrait d’une conférence sur les ombres que donna Philippe de Champaigne à l’Académie royale de peinture et de
sculpture en 1670 me sert d’intonation :
« Avant la création de l’univers, tout n’était que ténèbres
dans les vastes lieux où il fut créé, et quoique Dieu ne les eût pas
faites, ce divin Ouvrier a si bien su s’en servir pour relever et distinguer tous ses ouvrages que, quoiqu’elles ne soient rien en
elles-mêmes (n’étant qu’un vrai néant), néanmoins cet Artisan
divin […] a fait ce rien et ce néant en soi-même comme (ce) qui
fait distinguer et tire de la confusion tout ce qu’il a fait […]. »
Champaigne va suggérer que le bon usage du noir en peinture figure le nihil absolutum du commencement, qu’il détermine la qualité et l’ordre des apparences sur le mode d’une
anamnèse. Il paraît évident que l’absence et la présence sont
l’une à l’autre une condition nécessaire ; nous pouvons admettre
que la présence plénière, la plénitude d’une participation au
tout, se connaît à l’opposé du dénuement : soit de la défaillance
aiguë qu’attestent à la vision l’absence de lumière et l’indiscernement propres au noir. Une telle privation ne se place-t-elle
pas à l’origine de notre condition ? Ne saurions-nous affirmer
que d’une façon native notre vie manque de tout ; qu’il lui
manque le tout ? Nul être vivant ne semble aussi mal nanti que
l’homme pour le séjour terrestre, si incomplet. Nul autre ne se
trouve rejeté vers soi-même. Le dénuement humain rompt
l’ordre « naturel » et réalise un point d’intersection négative
avec la totalité ; nous touchons par lui, ainsi qu’un rien, à la valeur essentielle sur laquelle s’attache notre existence. L’obscurité bitumineuse de Caravage ne témoigne pas d’être autre
chose, parce que la présence la plus vive, drue et colorée, la plus
intense, la plus pleine en somme ne surgit que depuis ce fond et
cette provenance.
DR
D
L’imperfection définissant le dénuement, hasardons l’idée,
mène à la perfection du vivant, à son dépassement ; car le dénué désire en la plénitude ce qui lui manque absolument, mais
il ne peut désirer qu’au milieu du dénuement qui vaut totalité,
et devient d’autant plénitude. Des ailes de suie enlèvent le dénué. Autrement dit : distinguant cela seul qui ne lui est pas ôté,
le dénuement, l’homme possède de facto ce dont il éprouvait la
carence. Lorsqu’il appréhende cette propriété, la conséquence
a l’air bien assurée : il sait que la faculté concomitante de
connaître lui appartient. La grandeur d’esprit, l’antique magnitudo animi, se révèle.
La survie de cette magnanimité cependant ne laisse pas
d’être âpre. L’affirmation humaine demeure solidaire de cela
même qu’elle surmonta. Embrassant la vie de l’esprit, pouvonsnous jamais nous regarder comme délivrés du dénuement ? Ne
faut-il pas en faire sans cesse l’épreuve ? Prévenus par un discret je-ne-sais-quoi d’imperturbable et de glacial, ne remarquons-nous pas que le dénuement se porte à son comble quand
il est ignoré ? Ne sommes-nous pas en mesure d’avouer que nos
contentements sont mêlés et transis de son noir, qu’il demeure
en arrière-fond de nos propos et de nos actes ? Cela ne fait pas
rire, mais ne sentirions-nous pas du détachement à l’égard d’un
discours qui n’eût présenté aucune gravité ? La futilité adhèret-elle à la qualité d’homme ? Parlons-nous justement d’art en
suivant le dessein de divertir ? Songeons au voile de tristesse solennelle qui, selon Hegel, rend sublimes les statues des dieux
grecs. Le dénuement nous détrompe lorsque nous croyions
prendre part à quelque chose qui nous satisfasse ; il nous effraie
dès que nous discernons la grossièreté des leurres qui nous abusent et l’inconscience qui nous y fait revenir. Nous le taisons
d’ordinaire, il est la principale source de silence ; chaque vie
conserve un état de dénuement que nul ne confie, pas même à
l’être aimé.
Si nous acceptons de nous laisser émouvoir, la grande peinture de clair-obscur offre cet état à contempler. Elle a de l’esprit assurément et en fait avoir par le côté de la détresse. Le vif
ne cesse de s’y extraire d’un noir superlatif ainsi qu’une parole
quêtant le partage ; elle appelle en direction de sa semblable
pour former le lien fraternel entre les hommes. Souvenons-nous
de Pelléas et Mélisande ; le petit Yniol chante : « Il fait trop noir ;
je vais dire quelque chose à quelqu’un. »
Le noir dénuement nous sépara et nous enfonça au cœur de
notre intimité, nous y fûmes serrés dans l’accul d’une solitude
complète, exposés au néant ; puis, en l’esprit survenu allié à la
parole, il nous unit à autrui.
Didier Laroque
Le noir selon Bernard Ollier
es occurrences du noir sont innombrables dans les romans de Bernard Ollier. Le noir cependant n’y qualifie jamais un décor, une atmosphère, ni même un
état d’âme : il pénètre l’écriture tout entière à
mesure que le langage s’évertue à approcher les
pensées qui se dérobent.
Dès lors, ce n’est plus tant le noir de la couleur, c’est ce gris noir de l’indistinct qui nous
gagne dans des textes où scènes, personnages,
anecdotes se croisent, se multiplient, se répètent, s’enchevêtrent et se brouillent. Et ce noir
particulier trouve son illustration à chaque fois
que l’on rencontre un des nombreux peintres
qui parsèment les romans. Le noir ne se distingue alors du gris que par le temps du travail
inlassable des peintres qui l’assombrissent jusqu’à le mesurer à l’ombre de la mort.
« Sylvie Dufort, le modèle de Soulié-Ribou,
L
avait la prétention de ses seins laiteux et de ses
fesses blanches. Mais quand elle regarde au tableau, à la fin de la pose (curiosité bien naturelle), elle se trouve offensée de ne voir comparaître aucune ressemblance à ses formes pâles,
ni même aucune forme en comparaison d’une
ressemblance quelconque ! De rage, elle se rhabille aussitôt vivement, en recommandant à
l’artiste : “Vous n’avez qu’à prendre une négresse, dorénavant, pour me remplacer, et une
bien noire !” Enfin, en se rajustant, elle refait
sauter sa poitrine hors de son corsage et elle lui
secoue sous le nez la démonstration qu’il n’a
plus besoin de la revoir, espèce de gros cochon !… Après cette sortie, Soulié-Ribou reste
impassible. Il se retourne face à sa toile et la regarde en plissant les yeux, puis en les fermant
tout à fait. Dans sa contemplation, il parle et
réfléchit à voix haute la pensée des mots qui
s’adressent à la jeune beauté (les mots), tout autant qu’à lui-même (la pensée). “Vous n’avez
donc pas remarqué que j’étais mort ? Ah ! il est
vrai que vous n’avez qu’à peine l’âge d’être
bien jeune, mais vous saurez qu’il faut d’abord
avoir été mort si l’on veut être peintre en vérité… Oui, avoir été mort… Si on ne l’a pas été
comme je l’ai été, on ne peut que barbouiller
pour les salons des jobards, mais jamais pour
le dedans de nulle part, qui est la réalité vraie
de ce qui n’y a pas. Est-ce que vous pouvez au
moins comprendre ça ?…” Mais la fille avait
déjà traversé l’atelier (…) et dévalé la rue des
Grandes-Pentes. » (*)
Tout comme les textes qu’on a pu lire l’an
dernier sur les stèles de l’exposition « Ombres
heureuses » (**) au musée des Beaux-Arts de
Rouen, ce récit pourrait décrire la pratique picturale de Bernard Ollier : il laisse en effet ima-
giner les Grands dessins** qui ouvrent sur ce
que l’on voit les yeux fermés, tout comme la série actuelle des Portraits de regards**. Ces portraits, de même que celui de Soulié-Ribou, ont
dû être ressemblants au début, mais à force de
recouvrements et de recouvrements, ils ont été
réduits à un quasi-noir. Tout ce qui les liait à
l’univers du social et au monde extérieur a disparu pour ne permettre qu’une immersion à
travers le noir plus intense des pupilles, dans le
regard de qui vous regarde. Tout le contraire
d’Andy Warhol.
Principe Laval
(*) Index, roman à reconstituer.
Édition préoriginale, p. 159.
(**) Ombres heureuses, Grands dessins
et Portraits de regards,
ttp://www.bernardollier.
LA BOÎTE À PIXELS
Photographie métamorphe
Franck Delorieux, « Métamorphoses »,
Maison d’Elsa Triolet-Aragon, Saint-Arnoult-en-Yvelines,
jusqu’au 5 juin 2009.
ranck Delorieux, écrivain et essayiste, responsable de la
rubrique « Lettres » de ces pages, est aussi un photographe qui développe un univers et une esthétique à la
fois oniriques et troublants, inspiré des Métamorphoses
d’Ovide. Présenté à la Maison d’Elsa Triolet-Aragon de
Saint-Arnoult-en-Yvelines (Franck Delorieux participe également à l’exposition « Le noir absolu et les leçons de ténèbres », à la villa Tamaris de La Seyne-sur-Mer), son travail
photographique repose donc sur cette idée de métamorphose ; la fable que nous raconte le photographe met en scène
des statues mêlées à des fleurs, et cet étrange moment de la
transmutation nous est montré comme le dévoilement d’un
instant à la fois mystérieux et sensuel.
Ces métamorphoses de la pierre en fleur, ou des fleurs en
F
pierre, on ne saurait dire, nous placent alors dans un étrange
jardin : sont-ce les statues qui s’animent sous la poussée des
végétaux ou les fleurs qui se minéralisent, comme absorbées
par la pierre ? Sans doute les deux à la fois : la métamorphose
est bien ce moment d’indétermination où une entité se déploie comme fondamentalement multiple. Je faisais allusion
plus haut à la sensualité de ces images. Peut-être est-ce là un
des pivots de ce travail : la beauté des hybridations entre le
minéral et le végétal, et donc l’absence de l’animal, du corps
et de la chair, se détourne d’un érotisme commun, pour aller
chercher ailleurs les figures du désir. L’originalité de ce traitement du corps est sans doute un des aspects qui rendent ce
travail si attirant. Parlant d’Ovide, Franck Delorieux dit
d’ailleurs, dans un entretien pour le quotidien tunisien
la Presse : « Je tente de le traduire dans une autre langue qui,
comme toute langue, est d’abord perceptible par les sens. »
Cette indétermination à l’œuvre dans les photographies de
Franck Delorieux se manifeste dans la technique de composi-
tion de l’image : pas de photomontage – qui montrerait la coupure, rendrait visible la superposition –, mais un travail de surimpression. Aussi le minéral et le végétal ne sont-ils pas simplement coprésents, mais s’entrelacent, comme s’ils émergeaient simultanément sous nos yeux. De même, par des jeux
d’agencement et de lumière, cette indétermination constitutive
de la métamorphose apparaît en laissant planer le doute sur la
nature des objets photographiés.
La recherche plastique de Franck Delorieux met en jeu les
principes mêmes de la photographie, en les interrogeant et en
les réactualisant. Car, au fond, la métamorphose renvoie à
un mouvement, à un passage, non pas à un état ; on se trouve
alors, dans les photographies de Franck Delorieux, face à une
image – fixe et permanente, par définition – devenue l’espace
d’un moment transitoire. Est ainsi revisitée l’essence de la
photographie : la possibilité de révéler ces instants fugaces,
mais décisifs.
Clémentine Hougue
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . XIV
C I N É M A
CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP
Journal du cinémateur
’en vois quatre en ce mois de mai, certains trop exigeants
pour les recommander à ceux qui n’ont soif que de divertissement.
« Dekuji, mais oui, c’est merci ! » me suis-je souvenu en
écoutant Venkovsky ucitel (Prof à la cambrousse), offert ici
sous le titre anglais de Country Teacher. Et peu à peu les sons
se faisaient mots, les mots, que je croyais avoir oubliés, se faisaient sens et convoquaient des images, des odeurs, des goûts
que, dans mes années tchèques, j’avais connus autrefois, ceux
d’un bock de pilsen dans une auberge de province, par
exemple. Ce ne serait pas une raison pour dire « dekuji » au
réalisateur Bohdan Slama, si son film, tout en longues scènes
plaçant ses personnages solitaires dans leur milieu, ne m’avait
plongé dans une profonde émotion, d’où j’ai eu l’impression
de ressortir meilleur.
« Ce n’est pas un film lesbien » m’a dit dans un sourire le
détacheur de volants, voué comme Chateaubriand au bleu.
« Lucy est une chienne », a-t-il ajouté. Cette chienne est le seul
bien que possède Wendy, mince androgyne partie pour
l’Alaska où elle espère, en ces temps de crise et de chômage,
trouver du travail. Road movie ? Oui, mais la route menace
de finir en cul-de-sac dans une petite ville de l’Oregon. Le film
de Kelly Reichardt, Wendy et Lucy, est simplement et tendrement déchirant.
« Quelle intensité affective ! » s’exclame immanquablement
José, quand est remise sur le tapis l’éventualité d’une « conversation avec Philippe Grandrieux. Je ne le démentirai pas après
avoir vaillamment supporté le choc, passé Sombre, de ses
deuxième et troisième films ; Un lac et la Vie nouvelle. Ses films
semblent atteints d’épilepsie, comme le frère incestueux d’Un
lac, ou d’hystérie, assénant de violents gros plans, qui pourraient avoir pour mission d’assommer la narration. Le ci-
J
néaste est à ranger parmi les sculpteurs d’images, qu’il fait lentement apparaître, vagues clartés d’abord sur la lumière noire.
« Une pause dans le désespoir », m’écrit Marie-Claude T.
à propos des trois films de Jean-Marie Straub, présentés au
Reflet Médicis : Itinéraire de Jean Bricard, le Genou d’Artémide et le Streghe, d’après la Bête sauvage et Femmes entre
elles de Cesare Pavese. Oui, Un désespoir posé, un désabusement, au sens racinien du terme, recours à une vérité nue et à
la belle musique de la voix humaine.
Je pourrais en citer autant de mauvais :
« Crispant quand même à cause des contorsions du scénario », ai-je écrit de Duplicity (Duplicité) de Tony Gilroy à B.
qui, aussi sec, me répond : « ton crispant quand même est un
euphémisme ; c’est là une des pires m… que j’aie endurées ces
derniers temps, avec La Première Étoile et Coco ; d’un c…,
d’un balourd, d’un besogneux dans l’arnaque vaudevillesque,
le quiproquo, d’une laideur et d’une vulgarité insupportables. »
Et Tokyo Sonata (La Sonate de Tokyo) ? « Tokyo machin,
c’est niet d’avance », m’a averti le même. À tort, même si le
film de Kiyoshi Kurosawa m’a légèrement déçu en regard de
mon attente, suscitée par les dithyrambes lus ici ou là. Film de
crise encore, il décrit la lente décomposition d’une famille
après le licenciement du père : il sombrerait peu à peu, après
une entame fulgurante, dans l’ennui si la séquence finale,
somptueusement émouvante, ne rachetait la narration forcée.
« Un sur deux est considéré comme mauvais par la critique », enseigne à François Rosa Rouge dans Un autre
homme, à propos des films de Claude Chabrol. Bellamy ressortit sans doute à cette catégorie : le peu de dynamisme que
le réalisateur réussit à insuffler à sa narration retombe sous
l’inertie de Depardieu, Porthos fléchissant, dont le poids, qui
autrefois soutenait, maintenant écrase.
« Cheap » m’a glissé la caissière, en me remettant mon droit
d’accès pour À l’aventure, de Jean-Claude Brisseau. Que vou-
Un morceau
d’anthologie érotique
Trois films de(s) Straub
riptyque de circonstance, la programmation de trois films
courts de Jean-Marie Straub
avec et, pour la première fois, sans Danièle Huillet (décédée en octobre
2006), propose aux amoureux de(s)
Straub une expérience rare et troublante : reprendre pied dans une œuvre
à demi-orpheline qui, tout en se continuant dans une fidélité radicale à ellemême, semble désormais résonner différemment. Comme si elle portait en
son sein une absence qui ne se laisse
pas recouvrir et vient faire écho au dialogue singulier entre Straub et le
monde, entre le temps des hommes et
celui des dieux, entre le plan qui dure
et la voix qui le creuse, entre le spectateur et le cinéma de Straub.
L’assemblage même de ces trois
films, le lien amoureux qui les unit et
les embrasse (deux courts métrages en
couleurs de Jean-Marie Straub encadrant un moyen métrage en noir et
blanc de Straub-Huillet), dit à la fois la
volonté d’enchaînement avec l’œuvre
commune et le constat d’une rupture
entre l’ici et l’avant, entre celui qui est
resté du côté des mortels et celle qui est
passée de l’autre côté en deçà des apparences.
Le premier et le troisième volet de
ce triptyque, le Genou d’Artémide et
le Streghe, signés Jean-Marie Straub,
prolongent le sillon tracé par l’ultime
long métrage dess Straub, Ces rencontres avec eux (2006) : une mise en
site et en voix de deux magnifiques
conversations (à deux personnages :
Endymion et un étranger dans le premier volet, Circé et Leucothéa dans le
troisième) des Dialogues avec Leuco
(1947) de Cesare Pavese. S’ouvrant sur
un long plan noir porté à incandes-
T
cence par la musique de Mahler, le Genou d’Artémide évoque, à travers la figure d’Endémyon et sa rencontre avec
la déesse Artemise, le retour à la résignation de la vie de celui qui ne trouve
plus la paix dans le sommeil et qui doit
accepter la nuit qui lui échoit avec courage et à sa mesure de mortel. Plus vivant et parfois presque badin, le Streghe met en scène le dialogue entre deux
déesses, Leuco et Circé la magicienne
qui, à force de caresser le souvenir
laissé par Ulysse, est tentée par l’idée
de se faire mortelle.
Quant au panneau central du triptyque, Itinéraire de Jean Bricard, le
plus envoûtant, il superpose à de lents
mouvements de caméra qui remontent
un fleuve puis explorent, dans sa nature presque sauvage, une île d’où
toute trace de présence et de passé
semble s’être retirée, la voix rugueuse
d’un homme (l’écrivain Jean Bricard
enregistré en 1994 par le sociologue
Jean-Yves Petiteau) qui raconte son
enfance sur les rives de la Loire, l’Occupation, la Résistance, et cette île Coton entre Liré et Ancenis, où, à la fin
de la Seconde Guerre mondiale, passait la frontière entre les armées allemandes et américaines…
Sous une lumière automnale sublimement filmée, au fil de l’eau et du
temps, le cinéma de Jean-Marie Straub
et Danièle Huillet nous invite à nous
souvenir avec nos yeux de mortels,
d’un monde qui n’est plus. Car comme
le dit Circé à Leuco dans le Streghe :
« L’homme mortel (...) n’a que cela
d’immortel. Le souvenir qu’il emporte
et le souvenir qu’il laisse. Ce sont des
noms et des paroles. Devant le souvenir, ils sourient aussi résignés. »
José Moure
lait-elle dire ? me suis-je demandé pendant que s’empilaient
les tableaux vivants assez natures mortes, représentant des
dames arquées dans l’orgasme. Fastoche ? Camelote ? Qui ne
vaut rien ? Honteux ? Mal fichu ? Après tout, l’une ou l’autre
de ces expansions pouvait convenir.
Pour d’autres films, la balance hésite à se décider, oscille
entre la droite ou la gauche. Mauvais, le Chéri de Stephen
Frears ? Le film est trop élégant, trop décoratif ; la femme
vieillissante est trop jeune ; son greluchon trop maigre, au
propre et au figuré, pour saisir le charnel moite de Colette, mis
ici sous cellophane. Bon, le 24 City (Ers hisi cheng ji) ? Faux
documentaire sur la fin d’une sorte de phalanstère industriel,
à Chengdu : Jia Zhang-ke, le cinéaste de Still Life, après avoir
recueilli les témoignages des ouvriers, les met en scène avec
des comédiens professionnels. Trop asepsique encore, la vie
crue tenue à distance. On pourrait presque dire la même chose
de Nulle part terre promise, bien que, dans ce cas, le fléau de
la balance penche plutôt du bon côté, mais Emmanuel Finkiel
fait trop beau pour émouvoir pleinement en imbriquant trois
destins croisés qui dénoncent les maux de ce début de siècle :
paupérisation, délocalisation, émigration. Bon, Villa Amalia ? « Un vague relent post-durasien m’a poursuivi tout au
long de ce film placé par Benoît Jacquot sous l’enseigne « Au
vrai chic parisien » de Pascal Quignard. Trop distingué, pour
moi : je préfère décidément faire mes emplettes au décrochezmoi-ça. Et la Jupe de la journée du même nom ? Elle aurait
gagné à être plus courte : on se dit, au début, que Jean-Paul
Lilienfeld rivalise heureusement avec Laurent Cantet et Adjani, porteuse de leçons salutaires, avec l’assez insignifiant Brigaudeau, mais le trop grand-guignolesque bain de sang final
douche cette première approbation.
À la fin, on doute des verdicts rendus : produit de l’homme,
le film est comme lui « un sujet merveilleusement divers et ondoyant, sur lequel il est très mal aisé d’y asseoir jugement assuré » (Pierre Charron, De la sagesse).
«I
l y a de bons films, mais il n’y
en a guère de délicieux »,
pourrait dire un La Rochefoucauld cinéphage. Il n’aurait pas
vu ce mois-ci Un autre homme de
Lionel Baier. Succulent, savoureux,
ces mots viennent en bouche pour en
parler, pas seulement parce qu’il sert
un morceau d’érotisme anthologique, dans laquelle les baguettes chinoises ont leur emploi détourné, à
plaisir et à peine, saisissant les attributs les plus intimes. Pas seulement
parce qu’il accomplit à la perfection
le désir manifeste de traiter le corps
masculin comme les grands Hollywoodiens traitaient le corps féminin,
même si entre les interminables
jambes de Cyd Charisse et le buste de
Lana Turner ceux-ci laissaient une
Un autre homme de Lionel Baier avec Cyd Charisse.
zone obscure. Pas seulement. Ces
blasons gourmands, magnifiés par le noir et blanc, lier lors d’une tribune radiophonique au cours de laconcourent à un projet plus grave, sous l’abord léger : ils quelle le Voyage d’hiver de notre ami Vincent Dieutre
sont significatifs de François, jeune homme en morceaux, est déchiré par les belles dents de Rosa la Rosse. Ces huqui n’a de goût pour rien, d’opinion sur rien et qui, sous miliations successives sont pour le jeune homme sans
nos yeux, se compose, se pliant à tout, mais sans jamais qualités autant de stations qui l’aident peu à peu à se
plier. Pour suivre une « copine » (pas « fiancée »), insti- constituer, à être pleinement, à l’instar des personnages
tutrice et appétissante, il s’est résigné à une relégation au des premières fictions de l’auteur, le Loïc de Garçon stufin fond de la reculée vallée de Joux. Critique de cinéma pide et le Lionel de Comme des voleurs. Comme son fade hasard, parce que rédacteur unique du journal local, milier Renard, le goupil du roman médiéval, pour déroil se résigne, démuni, au plagiat, recopiant scrupuleuse- ber les anguilles, il a fait le mort pour arriver à ses fins.
ment les analyses critiques d’une revue parisienne qui a La dernière séquence est une merveille : monté à Paris
plus de prétentions que de lecteurs, au grand déplaisir de (sans billet de retour) pour y avoir un entretien avec Bulle
l’exploitante du lieu, dont le petit commerce n’est pas Ogier, François reçoit d’elle, dans un coin de café, sa derachalandé par ces vertigineuses élucubrations. Il se ré- nière leçon, une leçon de désobéissance, en l’incitant à
signe encore, habitué des projections de presse de Lau- contrevenir à l’interdiction de fumer dans un lieu public.
sanne, à être le jouet sexuel de son initiatrice, la redou- Inhalant et exhalant à longs traits la fumée, il donne l’imtable et perverse Rosa Rouge, qui fait la pluie et le beau pression, mué en un autre homme, de respirer enfin, à
temps sur la critique de cinéma – la représentation de ce plus large poitrine, et l’écran avec lui.
C. S.
microcosme pétille d’intelligence de malice, en particu-
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . XV
DR
« S’IL Y A PEU DE FILMS DÉLICIEUX,
IL Y EN A BEAUCOUP DE BONS »,
DIRAI-JE TOUT À L’HEURE
C I N É M A
/
M U S I Q U E
Filmer l’invisible
conversation avec Martin Provost
ar l’écriture et le cinéma, Martin Provost construit des
mondes romanesques variés qui laissent deviner en filigrane la ligne d’un cheminement intérieur et le rythme
d’une vie. Son troisième long métrage, Séraphine, marque
une étape dans son parcours de réalisateur : celle de la maturité, de la reconnaissance et du succès, de la rencontre avec
une actrice, Yolande Moreau, aussi marquante qu’a pu l’être
celle avec Carmen Maura pour ses premiers films.
Bien qu’ils aient en commun une histoire, celle d’une
femme passionnée qui fonce sans se préoccuper de ce qui l’entoure, vos films sont très différents stylistiquement. Séraphine
opte pour la contemplation et un rythme lent alors que le
Ventre de Juliette était une véritable course.
Martin Provost. J’ai changé en effet ; ils sont donc très différents mais c’est la même émotion qui les guide. Le Ventre
de Juliette a été une claque. Le film a été plutôt bien accueilli
mais il est sorti sur très peu de copies. J’ai ensuite commencé
un scénario qui n’a jamais été réalisé. Je me suis alors rendu
compte que je tournais en rond avec des sujets trop proches
de moi. Il était temps de lâcher prise pour passer à autre chose
et Séraphine a déboulé dans ma vie. Mon cinéma, mes romans sont toujours liés à une évolution intérieure. Séraphine
résulte de mon installation à la campagne, d’un renoncement
à Paris pour faire d’autres expériences ; c’est ce qui m’a permis d’avancer.
On demande aujourd’hui aux jeunes cinéastes d’aller très
vite, de réaliser un chef-d’œuvre et d’avoir du succès immédiatement. C’est criminel. J’ai la chance d’avoir en partie
échappé à ça. J’ai pu mûrir, me construire intérieurement
pour aborder des choses plus importantes, plus lourdes. C’est
une leçon que j’ai retenue du Français où j’ai fait mes classes :
on ne peut pas jouer Roméo à vingt ans, il faut avoir vécu.
Bien sûr, il y a parfois une Adjani ou une Binoche, mais c’est
très rare. Je ne suis pas un prodige, mes films n’ont pas toujours marché, j’ai simplement eu plaisir à creuser mon sillon.
Étiez-vous conscient en tournant Séraphine de cette sérénité que l’on perçoit dans le film ?
Martin Provost. Je l’étais en écrivant le scénario ; il s’est
vraiment passé quelque chose. Nelly Le Normand à France
Culture m’avait conseillé de m’intéresser à Séraphine mais je
n’étais pas complètement satisfait par mes recherches jusqu’à
ce que je rencontre Françoise Cloarec qui lui avait consacré
une thèse. J’ai alors eu le sentiment que nous envisagions la
même femme et j’ai pu commencer à écrire. Ce fut une expérience troublante : j’ai écrit dans une sorte d’état second avec
l’impression tenace et très curieuse que Séraphine était là ; le
scénario n’a d’ailleurs pas beaucoup évolué par la suite.
Même lors du passage à l’écran ?
DR
P
Yolande Moreau dans Séraphine de Martin Provost.
Martin Provost. Sur un plateau, il y a beaucoup de tentations mais je me suis imposé de toujours y revenir. C’était assez nouveau finalement. Le Ventre de Juliette était passé dans
des mains de spécialistes du cinéma, de producteurs… Il fallait faire ci, prendre telle actrice… J’avais encore envie de
faire partie du système. Pour Séraphine j’ai dit non. J’ai fait
le film que je souhaitais : un film simple.
Comment s’est construit le personnage de Wilhelm Uhde ?
Martin Provost. Je ne souhaitais pas faire une biographie
de Séraphine mais montrer leur rencontre. J’aurais pu faire
un autre choix, raconter l’enfance de cette femme ou m’éterniser dans l’asile où elle est morte abandonnée pour attendrir
le spectateur mais ce n’était pas mon objectif. Le film montre
comment une rencontre entre un peintre et un marchand, un
mécène, un collectionneur qui va promouvoir l’œuvre, est
fondamentale à un moment pour l’artiste. Il s’agit d’un moment clé dans lequel il est vraiment question d’amour, un
amour sans sexualité qui s’épanouit dans les toiles.
Uhde est un personnage complexe et trouble et je n’ai pas
voulu éclaircir ses zones d’ombre. Il a complètement disparu
après la Première Guerre mondiale, sans s’enquérir de la situation de Séraphine. Dans son journal il déclare ensuite sa
mort en 1934 et non en 1942. Nous avons sans doute aujourd’hui une vision affective de tels événements, le monde c’est
beaucoup sentimentalisé. À l’époque, un marchand ne s’occupait pas d’un artiste mais de son œuvre, il ne s’agissait pas
de le prendre en charge, il n’y avait pas d’hypocrisie. Uhde
est le catalyseur de l’œuvre de Séraphine, le reste, aussi triste
que cela soit, n’est peut-être pas de sa responsabilité.
Comment avez-vous abordé la reconstitution historique ?
Martin Provost. C’est une vraie difficulté : les axes de la
caméra doivent être très précis, mais je savais exactement ce
que je voulais pour les décors et les costumes. Il n’y a pas de
couleurs franches dans le film, ce qui explique la texture de
l’image. Seuls les gris, les sables, les bleus et un peu de violet
étaient autorisés. Chaque jour, j’espérais qu’il pleuve pour
avoir des verts mouillés. Malgré cela, je souhaitais que
quelque chose m’échappe, je ne voulais pas tout contrôler.
J’espérais que ce qui s’était passé lors de l’écriture du scénario allait se reproduire à nouveau. Contrairement à ce que
j’avais vécu lors de mes précédents tournages, je savais qu’il
y avait juste à laisser faire, à être beaucoup plus discret : davantage en retrait sans doute mais à une place plus juste par
rapport à ce que je suis. Si avec Séraphine, j’ai pu sortir
quelque chose de l’invisible, si cette chance m’a été donnée et
que j’ai rempli ma mission, alors je suis fou de joie et j’espère
continuer quel que soit ce qui se passe après.
Propos recueillis par José Moure,
Gaël Pasquier et Claude Schopp, le 2 avril à Paris.
Filmographie :
Séraphine (2008)
Le Ventre de Juliette (2003)
Tortilla y cinéma (1997)
Romans :
Léger, humain, pardonnable, Seuil 2008
Aime-moi vite, Flammarion, 1992
Albums de littérature de jeunesse :
La Rousse péteuse, ill. Édith Baudrand,
Gallimard jeunesse, 2009
Jean-Luc Choplin :
Le Châtelet, popu et sophistiqué
es snobs ont toujours flirté avec la musique, pour le meilleur et pour le pire. Il
existe des snobs modestes, pour preuve,
j’en suis un ! À Jean-Luc Choplin qui m’accordait un entretien-bilan sur le Châtelet et
sur ce qui m’était apparu la révélation de son
originalité, j’ai avoué n’avoir pas assisté au
Chanteur de Mexico inaugural de 2006 !
Pardonné pour avoir séché ce symbole qui
s’apprêtait à ouvrir (nous parlons de spectacles lyriques) une mondialisation de programmations musicales qui a fait souffler
toutes sortes de vents.
L
LES FÉES DE WAGNER
À l’heure de ces propos, nous quittons,
émerveillés, la révélation des Fées d’un Richard Wagner de vingt ans, mû déjà par ses
productions futures, et ce, dans les décors
d’Emilio Sagi qui assura ceux du Chanteur de
Mexico... Inimaginable, des flonflons autour
de l’illustre Richard ! Vous êtes disqualifié !
Or, au risque d’erreur, sauf à Munich à la fin
du XXe siècle, nul n’a monté ce premier opéra
du maître, tombé depuis belle lurette dans le
domaine public. Avec les Fées, on assiste à la
mise en place, ou en forme, d’un des plus
grands novateurs de l’art lyrique et de la musique en général. Imbibé des lectures d’Ernst
Theodor Amadeus Hoffmann, R. Wagner
travaille sur un canevas de Carlo Gozzi, dont
il détourne la farce de la commedia dell’arte
afin de produire le début de sa mythologie :
l’amour, la lyre du héros, c’est-à-dire le chant,
le surnaturel. Quelque peu lourdement dirigée par Marc Minkowski, avec la révélation
de Christiane Libor dans le rôle-clé d’Ada,
quand on entend cette musique, on éprouve
l’envie de l’écouter à nouveau.
JEAN-LUC CHOPLIN RÉNOVATEUR
Après le Chanteur de Mexico, le Châtelet
assure la création française de Faustus, The
Last Night, de Pascal Dusapin. Il achèvera la
saison 2009 quasiment en musique contemporaine, montant un opéra de Gérard Pesson,
Pastorale, avec le concours de chanteurs venus de la Star Academy de TF1. Toujours
l’idée d’associer l’actualité, fût-elle « triviale »
au patrimoine culturel, public d’en haut et public d’en bas. Ici le patrimoine est sérieusement sophistiqué puisqu’il s’agit de l’Astrée,
d’Honoré d’Urfé, pire que la Princesse de
Clèves !
Cependant, nous attendons beaucoup de
la mise en scène et de la vidéo de Pierrick Sorin, qui nous avait comblés avec la Pietra del
Paragone de Gioacchino Rossini (2006-2007).
En l’occurrence, c’est la technologie avancée
qui est en jeu dans la scénographie ; la simplicité des émotions triomphe. Ou encore, est-ce
le cinéma qui fait l’opéra, soit le célèbre The
Fly, tiré du film de David Cronenberg, luimême assez génial aux commandes d’un
opéra du compositeur américain Howard
Shore (cf. le Seigneur des anneaux), musique
faible de résonance (2007-2008).
Jean-Luc Choplin, passionné, attaché à
son idée, ajoute pour nous rafraîchir les idées
que l’histoire du Châtelet repose depuis toujours sur le duo « popu et sophistication »:
« Au début du XXe siècle, les Ballets
russes – Diaghilev, Nijinski –, Claude Debussy
et son Saint-Sébastien, Gustav Mahler au pupitre et, sur l’autre versant, les grandes panoplies des voyages de Jules Verne, puis Show
Boat et Broadway. J’ai déjà assuré trois Leonard Bernstein. J’ai installé Sylvain Ziegel, un
digne successeur, avec sa Leçon de musique.
En 2009-2010, nous créerons, de Scott Joplin, mais également de Stephen Sondheim,
une conversation en musique et on se tournera du côté du sud des Amériques avec Magdalena de Heitor Villa-Lobos.
En 2007-2008, nous avions frappé à la
porte de l’Asie. Monkey Journey to the West,
tiré du grand classique chinois, un vrai livre
de chevet. Le roi des singes voyage à la recherche des livres sacrés, le bouddhisme...
avec rythme de rock, familier des jeunes Chinois.
Selon le même principe, il y eut Bintou
Wéré, un opéra du Sahel. Le voyage des immigrés qui, au péril de leur vie, quittent
l’Afrique et tentent, à l’aide de leurs échelles,
de grimper à nos remparts occidentaux, si jalousement protégés manu militari. Et l’opérette au camp de concentration de Ravensbrück, le Verfügbar aux enfers, conçu et écrit
par Germaine Tillion et ses codétenues. L’humour pour survivre sous le nazisme...
Le public pose des questions sur notre
monde et vous y répondez dans la mesure du
possible. D’une part, le patrimoine, et de
l’autre, l’air du temps. Aussi, je vous le promets, j’irai écouter le Chanteur de Mexico à
la première occasion...»
Claude Glayman
Les Lettres françaises . Mai 2009 (supplément à l’Humanité du 9 mai 2009) . XVI
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