Voir autrement

publicité
Voir autrement
La détection des photons est habituellement un processus brutal, dans lequel les quanta lumineux sont
détruits. Cette destruction n'est pas exigée par la mécanique quantique qui autorise un détecteur
parfaitement transparent. Nous avons réalisé une telle mesure sans démolition quantique pour le champ
stocké dans une cavité micro-onde, sondé par des atomes bien particuliers. Nous voyons et revoyons
le même photon et nous assistons en temps réel à la naissance, la vie et la mort de photons individuels.
Cette expérience illustre directement les postulats de la mesure quantique. Elle permet aussi de préparer
le champ dans des états quantiques nouveaux, avec des perspectives intéressantes pour l'exploration
de la frontière floue entre monde quantique et monde classique.
L
es photons sont des vecteurs d'information infatiguables. Ils nous apportent les images des parties les plus
lointaines de l'Univers. Plus près de nous, ils parcourent les fibres optiques de nos réseaux de communication.
Ils peuvent être détectés de façon efficace, un par un. Les
photomultiplicateurs et les photodiodes sont sensibles à
des quanta lumineux individuels. Toutefois, leur détection
est brutale. Le photon est absorbé, son énergie est convertie en un signal chimique ou électrique. Les détecteurs sont
donc opaques : il est impossible de détecter, de « voir » deux
fois le méme photon qui disparaît en délivrant son message.
Ces détecteurs sont donc bien loin de réaliser la mesure
quantique idéale telle qu'elle est décrite dans les manuels.
Elle obéit à trois règles. D'abord, les résultats ne sont pas
arbitraires. Il existe un ensemble de valeurs autorisées (en
termes techniques, les valeurs propres de l'observable mesurée). Ensuite, le résultat d'une réalisation unique de la
mesure ne peut être prédit avec certitude. La physique quantique ne donne que les probabilités d'occurence des résultats : « Dieu joue aux dés », comme le déplorait Einstein.
Enfin, une mesure quantique idéale est répétable. Deux
mesures identiques sur un court intervalle de temps donnent le même résultat. En termes techniques, il s'agit du
postulat de projection. La première mesure projette le système sur l'état propre correspondant au résultat obtenu,
dans lequel le résultat de la seconde mesure est certain.
Dans le cas simple où l'observable mesurée est une constante de la dynamique propre du sytème, l'intervalle de
temps entre les deux mesures n'a aucune importance. On
parle alors de mesure sans démolition quantique (ou QND
pour « Quantum Non Demolition »), une notion introduite dans les années 70 par V. Braginsky.
La mesure de l'intensité d'une impulsion laser avec un
détecteur habituel obéit aux deux premières règles. L'éner-
gie du champ est quantifiée : le nombre de photons est
entier. Ce nombre est une variable aléatoire, dont seule la
loi de probabilité (une loi de Poisson en l'occurence) est
prédictible. En revanche, au lieu de projeter le champ sur
un état avec un nombre de photons certain (un état de
Fock), un photodétecteur habituel détruit le champ. Cette
destruction n'est pas une fatalité quantique. Des mesures
QND de l'intensité lumineuse ont été réalisées dans les
années 90, avec des milieux transparents non linéaires. Leur
indice de réfraction est modifié proportionnellement à l'intensité du faisceau signal à mesurer. La mesure de cet indice,
par un faisceau sonde faible, détermine l'intensité du signal
sans qu'il soit absorbé. Ces mesures s'appliquent à des faisceaux intenses pour lesquels les effets non-linéaires sont
importants. Elles ne peuvent résoudre des photons individuels. De plus, elles portent sur des faisceaux propageants.
Répéter la mesure, c'est dupliquer tout l'appareil !
Figure 1 – Une « expérience de pensée ». Quelques photons sont
contenus dans une boîte couverte de miroirs parfaits. On introduit
dans cette boîte une horloge, transparente pour les photons, mais
dont le battement dépend de l'énergie du champ. L'heure lue sur le
cadran révèle alors le nombre de photons. Reproduit avec la permission de MacMillan publishers ltd: Nature 448, 889 (2007).
Article proposé par :
Michel Brune, [email protected]
Jean-Michel Raimond, [email protected]
Laboratoire Kastler Brossel, UMR 8552, CNRS/UPMC/ENS Paris, Paris.
67
Voir autrement
Pour mesurer répétitivement un champ, il est préférable
de le stocker dans une boîte à photons telle que l'imaginaient
Einstein et Bohr quand, dans une célèbre expérience de
pensée, ils se proposaient de peser un photon unique. Notre
expérience consiste à introduire dans cette boîte une horloge, parfaitement transparente, dont le rythme du tic-tac
dépend du nombre de photons (figure 1). En lisant la position de l'aiguille après un temps suffisant, on détermine le
nombre n de photons sans qu'un seul n'ait été absorbé.
Notre boîte à photons est en fait une cavité micro-onde
supraconductrice de très haute qualité et notre horloge un
atome de Rydberg circulaire unique.
(a)
O
X
(b)
Boîtes et horloges
Il faut conserver le champ pendant le plus longtemps
possible pour le mesurer un grand nombre de fois. Les
meilleures cavités optiques ont des temps d'amortissement
de quelques microsecondes seulement. Les temps de stockage les plus longs sont obtenus dans le domaine des microondes, avec des miroirs supraconducteurs. Extrêmement
bons conducteurs, ils sont en conséquence aussi de très
bons réflecteurs. Nous avons développé, en collaboration
avec une équipe du CEA, une nouvelle technologie de
miroirs (encadré 1) qui nous a permis de conserver des
photons pendant 0.13 s, un intervalle de temps macroscopique.
Encadré 1
X
Figure 2 – Fonction
d'onde d'une superposition
des niveaux e et g :
√
√
(|e + |g)/ 2 (a) et (|e − |g)/ 2 (b). Les axes sont gradués en
unités atomiques (1 u.a. = 53 pm). Ces superpositions possèdent un
dipôle bien défini (flèches), parallèle ou antiparallèle à l'axe O x. Ces
deux superpositions sont bien distinctes (états quantiques orthogonaux).
Cavités supraconductrices
Les supraconducteurs sont d'excellents réflecteurs pour les
micro-ondes, tant que l'énergie des photons réfléchis est insuffisante
pour briser les paires de Cooper responsables de la supraconductivité. On peut obtenir de très longues durées de vie des photons avec
des cavités closes, de simples boîtes. Mais les atomes de Rydberg circulaires ne sont stables qu'en présence d'un petit champ électrique
directeur (encadré 2), qu'on ne peut appliquer dans une boîte close,
évidemment équipotentielle. Nous devons donc utiliser une cavité
ouverte, du type Fabry Perot, dans laquelle on peut appliquer ce
champ par une différence de potentiel entre les miroirs. La qualité
de surface des miroirs est alors essentielle, toute imperfection diffractant les photons en dehors du mode gaussien de la cavité. Les
supraconducteurs sont des matériaux notoirement difficiles à usiner
et à polir. Nous utilisons donc des substrats de cuivre, fabriqués par
usinage diamant avec une excellente précision de surface
(± 300 nm) et une rugosité résiduelle de moins de 10 nm. Leur
diamètre est de 50 mm, la distance entre leurs sommets 27 mm
(figure E1). Ces substrats sont recouverts par pulvérisation cathodique d'une couche de 12 µm de niobium très pur, réalisée par le
groupe de P. Bosland, E. Jacques et B. Visentin au CEA Saclay.
Nous combinons ainsi la bonne géométrie des substrats et les qualités supraconductices du niobium.
Nous avons obtenu un temps de stockage du champ de 0,13 s à
0,8 K, correspondant à un facteur de qualité Q = 4,2 1010 ou à
une finesse f = 4,6 109 . Nos miroirs sont mille fois meilleurs que
68
O
les meilleurs miroirs optiques ! Pendant sa durée de vie, un photon
« parcourt » 33 000 km, rebondissant plus d'un milliard de fois sur
les miroirs (cette image corpusculaire est à prendre avec précaution).
Figure E1 – Miroirs de la cavité supraconductrice.
Voir autrement
Encadré 2
Atomes de Rydberg circulaires
Les atomes de Rydberg circulaires sont des atomes alcalins (rubidium ici), dans lesquels l'électron de valence est sur un niveau de
grand nombre quantique principal n p, avec des nombres quantiques orbital et magnétique m maximaux, égaux à n p − 1 . Ces
niveaux correspondent à l'orbite circulaire du modèle de Bohr. Leur
orbitale est un tore étroit centré sur cette orbite (figure E2). Nous
utilisons deux de ces niveaux, avec n p = 51 (e) et n p = 50 (g). Ils
sont reliés par une transition dipolaire électrique à 51,099 GHz
(longueur d'onde 6 mm). Ils ont une longue durée de vie (30 ms),
à condition de leur appliquer un petit champ électrique directeur
qui « fixe » le plan de leur orbite. Ils sont fortement couplés au
rayonnement en raison de la taille macroscopique de l'orbitale (diamètre 250 nm).
Figure E2 – En haut : fonction d'onde d'un état circulaire de
nombre quantique principal n p = 50 (surface d'égale probabilité
de présence de l'électron – moitié de la valeur maximale). Les axes
sont gradués en unités atomiques (1 u.a. = 53 pm). Les axes O x et
Oy sont dans le plan de l'orbite. En bas : Schéma de principe de
l'expérience.
Le bas de la figure présente une vue schématique de notre montage. Les atomes sont préparés dans l'état e dans la boîte B par excitation laser et micro-onde d'un jet atomique de rubidium, sélectionné en vitesse (250 m/s). Ils passent ensuite à travers la cavité
supraconductrice C, dont ils traversent le mode en 30 µs. Ils sont
finalement détectés (D) avec une efficacité de 50 % par ionisation
dans un champ électrique. Les niveaux e et g s'ionisent dans des
champs différents. Il est donc facile de les distinguer, avec un taux
d'erreur négligeable. Avant et après leur interaction avec C, les atomes sont soumis à des impulsions micro-ondes classiques dans les
cavités R1 et R2, de très faible surtension, alimentées par la
source S. Ces impulsions, résonnantes sur la transition de g vers e,
préparent et analysent des superpositions de ces niveaux. Finalement, la source S peut injecter un champ dans la cavité. Résonnante avec celle-ci, elle l'illumine par le côté. Une petite fraction des
photons qu'elle émet entrent dans la cavité par diffraction sur les
bords des miroirs.
Pendant cette durée, le champ peut être sondé plusieurs
milliers de fois par des atomes de Rydberg circulaires (encadré 2). La transition entre les deux niveaux utiles, e et g ,
n'est pas exactement résonnante avec la fréquence de la
cavité. La conservation de l'énergie interdit donc que l'atome absorbe ou émette un photon. Du point de vue du
champ, les atomes sont parfaitement transparents. Leurs
niveaux d'énergie sont néanmoins légèrement déplacés dans
la cavité, d'une quantité variant linéairement avec le nombre de photons n. C'est un effet analogue au déplacement
de fréquence de deux oscillateurs classiques couplés, de fréquences légèrement différentes. Les atomes de Rydberg
sont si sensibles au rayonnement que ce déplacement a des
effets observables pour quelques photons seulement alors
que, pour des atomes ordinaires, il ne se manifeste que dans
des champs laser très intenses. Mesurer ce déplacement,
c'est réaliser une mesure QND de n, puisque les photons ne
sont pas absorbés.
En revanche, dans√une superpostion de e et de g , par
exemple (|e + |g)/ 2 , l'électron est « localisé » sur son
orbite (figure 2a). Cet état possède un dipôle électrique, aligné avec l'axe O x , qui constitue une excellente aiguille
d'horloge. Préparer cet état est simple : avant qu'il ne traverse la cavité, nous appliquons à l'atome, initialement dans
l'état e , une impulsion micro-onde classique (elle implique
un nombre macroscopique de photons et la quantification
du champ n'y joue aucun rôle), résonnante sur la transition
e → g , d'amplitude et de phase convenables.
Pour mesurer ce déplacement, il nous faut transformer
nos atomes en horloges et donc les munir d'une aiguille.
Du fait de leur symétrie, les fonctions d'onde de e ou g présentent un moment dipolaire électrique nul (encadré 2).
Quand la cavité contient n photons, la fréquence atomique diffère légèrement de 0 . Le dipôle ne tourne plus
exactement à la même vitesse. Il évolue donc lentement
dans le référentiel tournant, à une fréquence égale au dépla-
L'aiguille atomique tourne alors à la fréquence 0 de la
transition e → g , dans le plan de l'orbite qui joue le rôle du
cadran. Pour éliminer cette rotation rapide (un tour toutes
les 20 ps !), nous nous plaçons dans un référentiel qui
tourne, lui aussi, à la fréquence 0 de la transition atomique. Notre aiguille est alors immobile dans ce référentiel
quand l'atome interagit avec une cavité vide.
69
Voir autrement
cement lumineux. À la fin de l'interaction, il fait avec l'axe
O x un angle = 0 n . La rotation par photon, 0, est
proportionnelle au temps d'interaction et d'autant plus
grande que le désaccord entre la fréquence du champ et
celle de l'atome est petit. On ajuste 0 en choisissant ces
deux paramètres. C'est en détectant l'angle de cette rotation du dipôle que nous mesurons le nombre n de photons.
Zéro et un photon
La situation la plus simple est celle où la cavité contient
zéro ou un photon, pas plus. C'est, par exemple, le cas à
l'équilibre thermique à 0,8 K. La loi de Planck prédit une
valeur moyenne de 0,05 pour n. Il y a, à tout instant, 5 %
de chance de trouver un photon, 95 % de n'en trouver
aucun. La probabilité d'en avoir deux est négligeable.
L'atome entre dans la cavité avec un dipôle pointant
selon O x (dans le repère tournant). S'il n'interagit avec
aucun photon, il garde cette direction. Nous réglons la rotation par photon à 0 = π . L'état final pour un photon
dans la cavité pointe alors dans la direction opposée à l'axe
O x (figure 2). Les deux états quantiques finaux pour zéro
ou un photon peuvent être facilement distingués.
Pour cela, nous appliquons à l'atome, à la sortie de la
cavité, une nouvelle impulsion classique résonnante, identique à celle qui prépare l'état initial (encadré 2). Si la cavité
est vide, le dipôle a gardé sa direction initiale et les effets des
deux impulsions s'ajoutent : l'atome est finalement dans g .
Si la cavité contient un photon, le dipôle a tourné de π et
les effets des impulsions se retranchent : l'atome est finalement dans e . En résumé, l'atome sort dans g si n = 0 , dans
e si n = 1 . Ces deux états finaux sont distingués par ionisation dans un champ électrique (encadré 2). Notons que
l'atome voit finalement son énergie changer en passant de e
à g si la cavité est vide. Cette énergie est échangée avec les
impulsions classiques et non avec le champ de la cavité.
Celui-ci contrôle seulement l'émission stimulée d'un
photon par l'atome dans une des deux impulsions classiques. La cavité reste vide si l'atome est détecté dans g. Si
l'atome, détecté dans e, nous informe qu'il y a un photon
dans la cavité, celui-ci est encore présent, prêt à être détecté
une nouvelle fois par un second atome.
La figure 3a présente un signal brut détecté lors d'une
unique séquence expérimentale durant 2,5 s, pendant
laquelle nous envoyons environ 2 500 atomes dans la
cavité. On observe clairement le passage d'une période où
les atomes sont majoritaitement détectés dans g à une
détection majoritaire dans e, révélant l'apparition d'un
unique photon thermique dans une cavité vide. Les détections atomiques erronées, dues aux imperfections expérimentales, sont éliminées en décidant de n par un vote
majoritaire sur les 8 derniers atomes détectés (figure 3b).
Environ 0.5 s après son apparition, on assite à la disparition
de ce photon, qui a vécu exceptionnellement longtemps, en
l'occurence quatre durées de vie moyenne. Comme pour
tout système qui présente une probabilité de transition,
quelle que soit la durée de l'existence de nos photons, il leur
reste toujours en moyenne une vie à vivre...
Cette expérience révèle, pour la première fois, les sauts
quantiques de la lumière. Ce comportement authentiquement quantique se manifeste quand un système isolé est
soumis à des mesures idéales, très fréquemment répétées à
l'échelle de temps de son évolution propre. Il évolue alors
par sauts brusques et aléatoires entre les résulats de mesure
possibles. Cette évolution, par principe aléatoire, est très
différente des prédictions quantiques qui ne s'appliquent
qu'à une moyenne sur un grand nombre de réalisations
individuelles de ces trajectoires quantiques.
Les sauts quantiques ont aussi été observés sur des systèmes matériels sondés par la lumière. Un ion unique piégé
émet une fluorescence intense quand on l'illumine par un
laser résonnant sur une des transitions optiques partant de
son état fondamental. La fluorescence s'interrompt brutalement quand l'ion est excité vers un état métastable insensible au laser. Elle reprend quand il retombe dans son état
fondamental. Les sauts de la fluorescence entre deux
niveaux très différents révèlent les sauts quantiques de l'ion
vers l'état métastable. Le signal de la figure 3 révèle clairement des sauts quantiques, observés cette fois sur la
lumière, sondée répétitivement par des atomes, une situation duale de celle des ions.
Compter jusqu'à 7
Figure 3 – Vie et mort d'un photon. (a) : résultats bruts des détections atomiques sur un intervalle de temps de 2,5 s. Un atome détecté
dans e (g) est représenté par un trait vertical rouge (bleu). (b) nombre de photons déterminé par un vote majoritaire sur 8 atomes consécutifs. On observe la naissance, la vie et la disparition d'un unique
photon dans la cavité. Reproduit avec la permission de MacMillan
publishers ltd : Nature 446, 297 (2007).
70
L'expérience précédente ne peut distinguer que les états
à 0 et 1 photon. Deux photons provoquent une rotation de
2π du dipôle, rendant n = 2 indistinguable de n = 0. En
aménageant le principe de la mesure, nous avons pu l'étendre à des nombres de photons plus grands, de 0 à 7.
Nous réglons 0 à π/4 . Huit directions finales différentes du dipôle sont corrélées aux nombres n de 0 à 7. Un
Voir autrement
état à 8 photons cause une rotation de 2π et ne se distingue
pas du vide. Les 8 directions du dipôle ne correspondent
pas à des états quantiques orthogonaux. Il est impossible de
les distinguer en détectant un seul atome. C'est une conséquence d'un des nombreux théorèmes d'impossibilité de la
physique quantique : si on peut distinguer, dans une
mesure unique, deux états orthogonaux, il est impossible de
déterminer de façon plus complète l'état d'un système
quantique unique. C'est aussi, bien plus simplement, une
conséquence du fait que la détection d'un atome unique
fournit un unique bit d'information (e ou g) et qu'il faut
au moins trois bits pour compter de 0 à 7 !
vers une valeur de n entière. Nous avons vérifié que la statistique des valeurs obtenues est bien la statistique de
Poisson caractéristique du champ cohérent initial.
Pour déterminer n, nous exploitons donc la détection de
plusieurs atomes. Quand un seul atome passe dans la cavité,
la direction de son dipôle est corrélée à n. En raison de la
nature QND de l'interaction atome – champ, N atomes
traversant successivement la cavité ont tous un dipôle
orienté dans la même direction pour un même nombre de
photons. On dispose donc finalement de nombreuses copies
du système atomique, toutes dans le même état quantique.
Rien n'interdit plus alors de déterminer cet état et donc la
direction du dipôle de ces N atomes. En pratique, avec les
imperfections expérimentales, nous déduisons n de la détection de N = 110 atomes, en 25 ms environ.
Cette expérience réalise une mesure idéale de n. Elle
vérifie tous les postulats essentiels que nous avons rappelés
plus haut. Le résultat d'une mesure, un nombre entier, est
évidement quantifié. Celui d'une réalisation unique est
aléatoire. Nous n'avons aucun moyen de prévoir vers quel
nombre de photons la mesure va converger. Tout au plus
pouvons nous connaître la probabilité d'occurence de ces
résultats. Enfin, et c'est en quoi elle diffère essentiellement
des photo-détections habituelles, cette mesure projette le
champ sur un état à nombre de photons certain, en accord
avec le postulat de projection.
La figure 4 présente une trajectoire observée dans une
réalisation unique de l'expérience. Le champ initial, préparé
par une source classique (encadré 2), est un état cohérent
avec 3,5 photons en moyenne. Il a une probabilité faible de
contenir 8 photons ou plus. Les 25 premières millisecondes
de la trace correspondent à la convergence de la mesure. On
passe graduellement d'un état où nous n'avons aucune
information sur le champ (3,5 photons en moyenne) à un
état parfaitement déterminé à 7 photons. À chaque réalisation de l'expérience, on obtient une trajectoire qui converge
Figure 4 – Nombre de photons en fonction du temps dans une réalisation unique de l'expérience. La croissance initiale correspond à la
convergence du processus de mesure d'un état intialement totalement
incertain vers un état à 7 photons. On observe ensuite les sauts quantiques de la lumière, au fur et à mesure de la perte des photons.
Reproduit avec la permission de MacMillan publishers ltd : Nature
448, 889 (2007).
On observe ensuite un palier, durant lequel nous réalisons au moins deux mesures indépendantes donnant le
même résultat (7 photons), preuve de la répétabilité de la
mesure. On observe ensuite les sauts quantiques correspondant à la perte des photons un par un. La cavité est finalement vide. En moyennant un grand nombre de telles trajectoires « en escalier », on retrouve la relaxation
exponentielle de l'énergie du champ prédite par la théorie
quantique.
Nous pouvons ainsi produire une variété d'états quantiques intéressants. On sélectionne des états de Fock avec n
entre 0 et 7, très difficiles à produire par d'autres méthodes.
Les états intermédiaires entre un état cohérent initial et
l'état de Fock final sont des superpositions de champs cohérents avec des phases classiques différentes. Ces états ne
sont pas sans évoquer le fameux « chat de Schrödinger »,
dans une superposition quantique des états mort et vivant.
Ces superpositions quantiques sont fragiles. La relaxation
les transforme très rapidement en une simple alternative
probabiliste (un chat mort ou vivant). Ce processus, appelé
décohérence, est d'autant plus efficace que les états superposés sont différents. C'est pourquoi les vrais chats ne sont
jamais dans un état aussi exotique !
La mesure QND décrite ici produit fort efficacement ces
chats. Nous avons montré récemment qu'on peut aussi l'adapter pour sonder leur état quantique avec une précision
sans précédent. Nous avons pu ainsi reconstruire l'état de
chatons contenant une dizaine de photons. Nous avons pu
suivre leur évolution sous l'influence de la décohérence,
ouvrant ainsi une nouvelle fenêtre sur la frontière subtile
entre le monde quantique et le monde classique. Nous
espérons aussi utiliser cette mesure QND pour réaliser des
opérations de « rétroaction quantique ». Combinant une
mesure idéale et une action déterministe sur le champ de la
cavité, elles permettent en principe de préparer des états
quantiques intéressants à la demande.
Enfin, nous envisageons d'installer une deuxième cavité
dans notre montage. Nous pourrons alors créer des chats
partagés par deux cavités. Il s'agit d'états quantiques sans
précédent, qui combinent l'étrangeté des superpositions
quantiques macroscopiques et de la fameuse « paire EPR »
71
Voir autrement
(pour Einstein, Podolsky et Rosen), une manifestation du
caractère non-local du monde quantique. Observer comment la décohérence forcera cette paire à retourner à la
localité rassurante du monde classique sera fascinant.
Ont également collaboré à ce travail :
Serge Haroche, LKB ENS et Collège de France
Stefan Kuhr, Johannes Gutemberg Univ. Mainz
Sébastien Gleyzes, Institut d'optique
Christine Guerlin, ETH Zurich
Julien Bernu, LKB ENS, CNRS, UPMC
Samuel Deléglise, LKB ENS, CNRS, UPMC
Clément Sayrin LKB ENS, CNRS, UPMC
Igor Dotsenko, LKB ENS et Collège de France
72
POUR EN SAVOIR PLUS
Grangier P. et al., « Quantum non-demolition measurements in
optics », Nature, 396, 537, 1998.
Gleyzes S. et al., « Quantum jumps of light recording the birth
and death of a photon in a cavity », Nature, 446, 297, 2007.
Guerlin C. et al., « Progessive field state collapse and quantum
non-demolition photon counting », Nature, 448, 889, 2007.
Kuhr S. et al., « Ultrahigh finesse Fabry-Pérot superconducting
resonator », Appl. Phys. Lett., 90, 164101, 2007.
Haroche S. et Raimond J.M., « Exploring the Quantum »,
Oxford University Press, 2006.
Téléchargement