INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE LYON Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel Mémoire présenté par Camille Valençon date de soutenance le 31 août 2007 Sous la direction de Monsieur Max Sanier Table des matières Remerciements . . I. Introduction, construction de l’objet de recherche . . A. Sujet . . B. Problématique . . 1. Question de départ . . 2. Le choix de Madonna . . 3. Définition de la musique pop . . 4. Cadre historico-géographique . . 5. Cadre théorique . . 6. Définition des termes du sujet . . 7. Problématique . . C. Hypothèses de départ . . D. Méthodologie . . 1. Tableau de synthèse du corpus . . 2. Bilan méthodologique . . II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes . . A. Les thèmes communs . . 1. Vers un « female empowerment » . . 2. Pour une autonomisation de la sexualité . . 3. « Le personnel est politique » . . B. Les théories féministes positionnées dans lesquelles s’inscrivent les discours de Madonna . . 1. Madonna au cœur des sex wars . . 2. Le féminisme lesbien . . C. Madonna et les théories du genre . . 1. La remise en question du sujet « femmes » . . 2. Pour une construction variable de l’identité au travers du prisme du genre . . 3. La critique de la norme hétérosexuelle . . III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion . . A. Le potentiel subversif du travestissement . . 1. La figure du « drag queen » comme symbole de la subversion des corps . . 2. La démarche « Camp » de Madonna et sa capacité d’imitation . . B. La stratégie hypersexuelle « madonnesque » . . 1. Un processus de dévoilement des normes mis à mal par la figure « protéiforme » de Madonna . . 5 6 6 6 7 7 8 8 9 10 12 12 13 13 14 16 16 16 20 23 24 24 32 35 35 36 39 43 43 43 45 50 1. Une mise en scène des schémas traditionnels de domination masculine . . 50 51 54 56 56 2. Une appropriation des mécanismes de domination, vers une domination féminine ? . . 60 2. Une représentation « glamour » des identités sexuelles . . 3. Une autoproduction ambivalente du corps . . C. Une inversion des normes sexuelles . . Conclusion . . Bibliographie . . ANNEXES . . 64 66 68 Remerciements Remerciements Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de mémoire, Monsieur Max Sanier, pour son soutien tout au long de l’année, pour ses précieux conseils et sa disponibilité. Je remercie également Madame Isabelle Garcin-Marrou d’avoir accepté de faire partie du jury lors de la soutenance de ce présent mémoire. De plus, j’adresse mes remerciements à Monsieur Gregory Hollyfield pour l’aide qu’il m’a apportée au début de cette étude. Pour leur soutien sans faille, leur écoute, leur patience et leurs encouragements lors des moments de doute et de découragement, je souhaite exprimer ici toute ma reconnaissance à mes parents, à Léa Colombet et Alexia Crousnillon. Enfin, merci à toi Stéphane d’avoir été là. VALENÇON Camille_2007 5 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna I. Introduction, construction de l’objet de recherche Je suis flattée de savoir qu’il y a des gens qui prennent le temps de m’analyser. Je me suis tellement infiltrée dans leurs cerveaux qu’ils se sentent obligés d’intellectualiser ma personne même. Je préfère être dans leur esprit plutôt que de les laisser indifférents. Madonna 1 A. Sujet L’idée du sujet de mon mémoire m’est apparue après avoir visionné sur la chaîne Arté une 2 série de reportages sur le thème de la sexualité dans la musique . Les auteurs des différents épisodes ont tendu à montrer les différentes manières d’exprimer la sexualité dans la culture pop et plus particulièrement dans la musique pop en prenant des exemples allant d’Elvis Presley, des Rolling Stones, du « Summer Of Love », de George Michael, de Cindy Lauper, en passant par les Boys Bands et allant jusqu’au groupe Nine Inch Nails. J’ai porté le plus vif 3 intérêt au reportage intitulé Justify My Love qui traitait des multiples représentations de la sexualité effectuées par les artistes féminines et illustré notamment d’interviews de Yoko Ono, de Peaches ou encore de Samantha Fox. J’ai voulu approfondir la question de la sexualité dans la musique pop au travers du prisme des rapports sociaux de genres. Afin de donner un cadre plus précis à cette étude, j’ai choisi d’analyser les représentations que donnaient la chanteuse et actrice Madonna qui selon moi incarne une certaine provocation en terme d’images d’ordre sexuel diffusées et plus particulièrement au début de sa carrière. Il me semblait stimulant d’analyser quelle vision de la sexualité féminine donne une artiste elle-même de sexe féminin et de manière plus large quelle vision de la femme et de l’homme, de la féminité et de la masculinité, sont diffusées dans un créneau de musique d’accès large en terme de public. Par ailleurs, ce qui m’a également poussé à effectuer ce travail a été le fait d’analyser de manière globale des théories féministes et des travaux sur les rapports de genres, ensemble théorique dont j’étais peu familière. B. Problématique 1 2 Citée par Seigworth, 1993, p. 291, Georges-Claude Guilbert, Le Mythe Madonna, Nouveau Monde Editions, 2004, p.11. Série intitulée Sex’n’ Pop, comprenant six épisodes, d’après une idée originale de Wolfgang Bergmann de la chaîne allemande ZDF et diffusée au cours de l’été 2006. 3 6 Réalisé par Simone Owczarek et titre d’une chanson de Madonna sur l’album The Immaculate Collection, 1990. VALENÇON Camille_2007 I. Introduction, construction de l’objet de recherche 1. Question de départ Ma question de départ est de voir quelles images de la sexualité féminine sont diffusées par Madonna, si cette dernière propose un nouveau modèle dans ce domaine et d’analyser les valeurs sous-jacentes aux représentations véhiculées dans l’ensemble de son travail artistique (clips, paroles de chansons, films, concerts, photographies et livres). En outre, je tends à étudier les éventuels rapports de domination qui ont lieu dans ce lieu symbolique peu visible et de l’ordre de la sphère privée qui est celui de la sexualité. Les discours de Madonna concernant la sexualité sont-ils en opposition à ceux relevant des attentes sociales des hommes, sont-ils un approfondissement de ceux relatifs aux théories féministes dans ce domaine ? 2. Le choix de Madonna Le fait que je me sois arrêtée sur le choix de Madonna pour cette étude n’est pas relatif à ses qualités de chanteuse et plus largement d’artiste ou encore mon goût pour son travail artistique, mais davantage au phénomène qu’elle a engendré dès le début de sa carrière dans l’industrie du divertissement. En effet, elle est une des premières artistes féminines à avoir atteint le statut de « superstar » dans les années 1980 en vendant des millions de 4 disques et plaçant de nouveau sur le devant de la scène les femmes au cœur de la musique pop ; en 1985 elle rencontre un succès dans les charts qui n’avait pas été égalé par une artiste féminine depuis Ruby Murray en 1955. Née en 1958, Madonna est entrée dans le paysage de l’industrie du divertissement 5 dès 1984 avec ses chansons Like A Virgin ou encore Material Girl . C’est une artiste multidimensionnelle : chanteuse, danseuse, actrice, parolière, mannequin, productrice, 6 femme d’affaires et depuis quelques années écrivain. Madonna a très rapidement pris le contrôle de sa carrière, décidant en dernière ordre du choix des réalisateurs pour ses clips, des thèmes de ces derniers et n’hésitant pas à refuser les propositions de sa maison de disque ou de ses producteurs. L’influence de la chanteuse sur le déroulement de sa carrière est un élément important à prendre en compte lors de l’analyse de ses discours, dans la mesure où cela laisse transparaître l’importante marge de manœuvre et de liberté dont Madonna dispose dans son travail artistique. Par ailleurs, le choix de Madonna m’a semblé pertinent par rapport aux images qu’elle 7 donne d’elle-même en terme de genre et de la sexualité , reflétant les interrogations et les aspirations de certaines franges de la société américaine, et plus largement des sociétés occidentales dans les années 1990. Effectivement, elle incarne dès le début une certaine 4 L’album Madonna atteignit la huitième place des charts lors de sa sortie et en 1984 la chanteuse avait vendu plus d’un million de disques. 5 6 Like A Virgin, 1984. Elle a notamment créée sa propre maison de production, Maverik, en 1992et signe le 2 mars 1989 un contrat publicitaire de cinq millions de dollars avec la boisson Pepsi. 7 « ...here was a young woman who exuded sexuality, who was determined to show herself off, but who seemed to be more interested in pleasing herself than in inviting male desire and approval », Charlotte Greig, citée dans le travail de fin d’études de Stan Hawkins, `I'll Never Be an Angel': Stories of Deception in Madonna's Music, 1997, http://www.leads.ac.uk/music/Info/CMJ/ Articles/1997/01 VALENÇON Camille_2007 7 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna confusion des genres et une représentation de fantasmes sexuels alors considérés comme tabous à cette époque. Enfin, la pluralité des dimensions de son travail artistique m’a semblée intéressante à étudier dans la mesure où cela fournit un terrain d’analyse vaste. En outre, Madonna reste une artiste difficile à cerner, avec des discours souvent évasifs, ambigus, voire contradictoires. Elle se définit notamment dans certaines interviews comme féministe, dans d’autres refuse d’être catégorisée comme telle. Cependant tout l’enjeu de cette présente étude va d’être d’analyser non pas ce qu’elle est ou d’essayer de définir ce qu’elle est, mais ce qu’elle dit et les images qu’elle diffuse. 3. Définition de la musique pop Le travail artistique de Madonna s’inscrit dans la culture populaire notamment du fait de l’utilisation des médias de masse (télévision, cinéma, radio) pour la diffusion de ses œuvres et par conséquent du fait du large public qui est ciblé. Elle a également développé un important marketing sous-jacent à sa musique se plaçant ainsi en tant que produit culturel destiné à être consommé. Si j’ai choisi la musique pop c’est du fait que, comme son nom l’indique, c’est un genre musical qui bénéficie d’une diffusion large au sein de la société et qui tend de ce fait à être accessible au plus grand nombre. En outre, en terme de contenu, la plupart des chansons pop parlent de relations amoureuses et souvent de sexe, de manière implicite ou non. Il est à noter également que la période étudiée correspond à l’émergence de la chaîne musicale câblée MTV et de manière plus générale au développement du vidéo clip comme technique de diffusion, permettant ainsi une étude des images véhiculées en rapport à la notion de sexualité au-delà des paroles. 4. Cadre historico-géographique Cette étude inscrit son cadre d’analyse dans les années 1980 et 1990 aux Etats-Unis. Tout 8 d’abord, cela s’explique du fait de l’émergence même de Madonna en tant qu’artiste mais 9 également du fait que les développements sur les théories du genre se sont amplifiées dans les universités américaines au cours de cette période. Effectivement, le contexte de l’étude s’inscrit ainsi au cœur des nouvelles approches de la seconde génération du féminisme anglo-saxon et en particulier américain, avec une approche psychanalytique et marxiste de la différenciation sexuelle, une dénonciation du caractère phallocentrique de la société et l’émergence des théories homosexuelles et Queerqui mettent en lumière le fait que l’identité sexuelle est instable et inachevée. Le terme Queer, avant utilisé de manière péjorative pour qualifier la communauté homosexuelle, désigne une identification politique et une mobilisation des homosexuels et de leurs supporters […] le féminisme postmoderne et la théorie Queer sont une émanation de la critique radicale qui est l’origine du questionnement 10 postmoderne des institutions et de l’idéalisation des normes hétérosexuelles de genre . 8 9 10 Madonna a débuté sur la scène new-yorkaise au cours de l’année 1982. Théories faisant partie du cadre d’analyse, voir sous-partie suivante. Cathy Schwichtenberg, « Pouvoir féminin, les travestis et Madonna », sous la direction de Michel Dion, Madonna, érotisme et pouvoir, Edition Kimé, 1994 8 VALENÇON Camille_2007 I. Introduction, construction de l’objet de recherche Par ailleurs, du point de vue de l’état de la société américaine à cette époque, il est à noter que la présidence Reagan correspond à une période néoconservatrice en terme de thématiques sociétales. Effectivement, concernant la vision de la femme il y a eu au cours de ces années un développement des idéaux en terme de maternité (motherhood) et une exacerbation des valeurs traditionnelles de la famille. 5. Cadre théorique Pour étayer cette analyse, je tend à m’appuyer dans un premier temps sur les théories féministes anglo-saxonnes et plus particulièrement de la seconde génération du féminisme qui débute dans les années 1960. Ces théories sont à appréhender, d’après les féministes 11 elles-mêmes, comme un « champ de divergences solidaires » dans la mesure où il n’est pas possible de rendre compte de manière globale et homogène des apports des divers courants d’idées. Effectivement, dès l’émergence du mouvement féministe à la fin du XIXème siècle, de nombreux sujets ont divisé les féministes engendrant l’apparition de courants particuliers et de lignes de fracture à l’intérieur même du mouvement. Ainsi, parmi ces courants nous pouvons faire référence au féminisme libéral qui tendait dans un premier 12 temps à la reconnaissance des droits civiques et politiques des femmes américaines , puis au travers de la National Organization for Women (NOW) menée par Betty Friedan 13 à la défense de l’égalité sociale des femmes de manière plus générale . Par ailleurs, le courant radical qui débute à la fin des années 1960 est un mouvement politique qui identifie l’oppression des femmes comme relevant du fait d’une société basée sur la différence sexuelle. Il tient ses origines des milieux des étudiants gauchistes, du mouvement des droits civiques ainsi que des mouvements contre la guerre du Viêt-Nam et possède une approche radicale de la libération des femmes. Enfin, des courants plus spécifiques du féminisme émergent à la fin des années 1980 avec notamment le mouvement anti-pornographique (antiporn feminism ), le mouvement pro-sexe (« pro-sex feminism ») ou encore le féminisme lesbien. Ces divers courants de pensée, qui ont contribué à constituer le mouvement des femmes, ne doivent pas être envisagés comme des catégories d’exclusion mais comme des indices permettant d’appréhender l’évolution des théories féministes. Mon étude ne tend pas à recouvrir de manière exhaustive l’ensemble des courants du féminisme mais davantage à une mise en lumière des apports de certains d’entre eux pour les thèmes relatifs au sujet qui nous concerne. De plus, le cadre d’analyse que je compte utiliser s’enrichit des théories du genre dans lesquelles de nombreuses féministes ont inscrit leurs études au cours de la fin des années 1980 et au début des années 1990, s’inspirant de l’avènement des études sur l’identité et de la théorie Queer. Ces nouvelles théories proposent une approche beaucoup plus fluide de l’orientation sexuelle qui implique de ce fait un questionnement du genre lui-même, du système binaire de genres et des notions essentialistes relatives au comportement 11 Maria Puig de la Bellacasa, « Divergences solidaires : autour des politiques féministes des savoirs situés », mis en ligne mars 2003, http://multitudes-samizdat.net . 12 Avec la défense du Equal Rights Amendment (ERA)proposé par Alice Paul et le National Women’s Party en 1923 : « Equality of rights under the law shall not be denied or abridged by the United States on account of sex ». 13 « take action to bring women into full participation in the mainstream of American society now, exercising all privileges and responsabilities thereof in truly equal parternship with men », Betty Friedan. VALENÇON Camille_2007 9 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna 14 féminin . Le terme de genre (gender) peut se définir comme le moyen de distinguer le sexe biologique du sexe social mettant ainsi en lumière le fait que le féminin et le masculin sont des constructions sociales et non des données naturelles, qui forment un système à partir duquel s’ancreraient les relations sociales. Nous tendrons notamment à recourir à l’analyse 15 de la philosophe Judith Butler qui met en lumière les injonctions normatives en terme de sexualité et de genre et qui ouvre la voie aux multiples formations identitaires du sujet au-delà de la référence à la norme hétérosexuelle. En effet, son œuvre correspond à une 16 critique radicale de l’identité, de l’essentialisme et du différentialisme. De plus, elle se situe à l’intersection entre le féminisme et la mouvance Queer dans la mesure où sont étudiés les modes de subjectivation et une remise en cause de la politique des normes et de leurs effets discursifs et psychiques. Un des précurseurs en terme d’étude du genre est Erving Goffman avec son ouvrage 17 L’Arrangement des sexes ; plus précisément, il est à l’origine de « l’idéologie du genre », 18 autrement dit l’idéologie du partage et de la complémentarité des rôles de sexe . Dans son ouvrage, Goffman met en évidence la construction sociale du genre comme dualité hiérarchisée qui passe par une mise en scène de différences naturelles entre les sexes. Son domaine d’étude passe par l’analyse de « l’infiniment petit », à savoir les interactions sociales entre les hommes et les femmes afin d’analyser la façon dont est incarnée le caractère naturel de la féminité et de la masculinité. Goffman met en lumière le fait que les femmes appartiennent à un groupe social défavorisé qui s’insère dans des rapports sociaux par les liens familiaux qu’elles possèdent. En somme, le sociologue analyse la manière dont la structure de la société repose sur des catégories de sexes. 19 Enfin, nous aurons recours à l’analyse de Pierre Bourdieu qui met en évidence le travail d’éternisation de division entre les sexes et le fait que la norme androcentrique est inscrite dans l’inconscient des individus et est reconnue comme allant de soi tant par le dominé que le dominant. En outre, il indique que les processus de reproduction induits par les institutions telles que l’Etat, l’Eglise, l’Ecole ou encore la Famille engendrent une construction sociale des visions des genres et des pratiques sexuelles, plus précisément la construction d’une sexualité légitime hétérosexuelle tournée vers la reproduction. 6. Définition des termes du sujet Nous nous attacherons tout d’abord à définir le féminisme dans la mesure où, comme nous l’avons vu précédemment, ce mouvement social et théorique constitue une part important du cadre d’analyse de la présente étude. Nous l’avons vu il n’existe pas de théorie générale du féminisme mais d’une manière globale nous pouvons citer la définition de 14 Nous pouvons mentionner le travail théorique réalisé dans ce champ concernant la « masculinité féminine » (« female masculinity »), réalisé par des universitaires tels que Judith Halberstam, Joan Nestle et Kate Bornstein. 15 16 Judith Butler, Trouble dans le genre, le féminisme et la subvertion de l’identité, La Découverte, 2005. L’essentialisme affirme une différence essentielle, voire naturelle entre les hommes et les femmes et défini leurs spécificités respectives. 17 18 19 10 Erving Goffman, L’Arrangement des sexes, La Dispute, série Le genre du Monde, 2002. Claude Zaidman dans la présentation de l’Arrangement des sexes, Erving Goffman, p.18. Pierre Bourdieu, La domination masculine, Editions du Seuil, 1998. VALENÇON Camille_2007 I. Introduction, construction de l’objet de recherche 20 Louise Toupin pour le définir : Il s'agit d'une prise de conscience d'abord individuelle, puis ensuite collective, suivie d'une révolte contre l'arrangement des rapports de sexe et la position subordonnée que les femmes y occupent dans une société donnée, à un moment donné de son histoire. Il s’agit aussi d’une lutte pour changer ces rapports et cette situation . 21 Nous pouvons la compléter par la définition issue du Dictionnaire critique du féminisme : un mouvement collectif de lutte des femmes qui repose sur la revendication des femmes comme spécifiquement et systématiquement opprimés et l’affirmation que les relations entrehommes et femmes ne sont pas inscrites dans la nature mais que la possibilité politique de leur transformation existe. Par ailleurs, par le terme de sexualité, nous entendons ici la signification moderne (XXème siècle) à savoir ce qui s’apparente aux diverses modalités de la satisfaction sexuelle, qui implique une stimulation et une expérience sexuelle ainsi que les modalités qui incitent à ces activités notamment par la tenue vestimentaire, la manière de se comporter ainsi que la posture corporelle. En outre, la sexualité induit une représentation sociale dans la mesure où elle met en œuvre des règles sociales incorporées par les individus reflétant de ce fait les rapports sociaux issus d’autres sphères. Dans la présente étude, nous traiterons plus particulièrement de la sexualité féminine dans le sens où nous nous intéresserons à la perception de la sexualité par les femmes, la manière dont elles s’y insèrent et se la représentent. Par extension, nous pouvons définir le désir sexuel qui fait partie intégrante de la sexualité en général. Ainsi, pour Helen Kaplan, le désir sexuel est une forte envie, un besoin qui pousse les hommes et les femmes à rechercher, à initier ou à répondre à des stimulations sexuelles […] il est un appétit qui est produit par l'activation de certains centres cérébraux contrairement à l'excitation et à l'orgasme qui impliquent davantage les organes 22 génitaux . De plus, le désir sexuel représente un élément de l’activité sexuelle dans le sens où il relève de la perception subjective d’un besoin qui va être amplifié par la perception de fantasmes, d’idées positives relatives à la sexualité et qui va engendrer des actes verbaux et un comportement qui va avoir pour but la poursuite de l’activité sexuelle. Enfin, de manière 23 plus large, nous pouvons signaler que la sexualité apparaît comme l’un des champs où se sont effectuées des mutations historiques des relations sexuées. Par ailleurs, il est nécessaire de revenir, préalablement à l’étude, sur la différence entre l’identité sexuelle et l’identité de genre. La première renvoie au classement effectué 24 par les sociétés selon le sexe biologique, elle résulte de trois composantes selon Green (1974): le première, c’est la conviction intime d’être garçon ou fille, la deuxième concerne l’adoption de comportement qui dans chaque culture, sont propres aux garçons et aux filles, aux hommes et aux femmes, la troisième porte sur le choix du partenaire sexuel masculin ou féminin. L’identité de genre résulte quant à elle de la référence qu’effectue l’individu à sa catégorie sexuelle et qui va adapter inconsciemment son comportement à son idée de la masculinité et de la féminité, engendrant ce que Goffman appelle des comportements 20 21 Louise Toupin, , « Les courants de pensées féministes », http://netfemmes.cdeacf.ca/documents/courants0.html Héléna Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier, Dictionnaire critique du féminisme, PUF, 2000. 22 Kaplan, H. S. The Sexual Desire Disorders, Dysfunctional Regulation of Sexual Motivation. New York : Brunner/Mazel, Inc, 1995. 23 24 Les autres champs sont ceux de la famille, de la reproduction, du travail et de l’éducation. Green, Le Maner-Idrissi, 1997. VALENÇON Camille_2007 11 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna 25 de genre (genderism). L’identité du genre peut ainsi être définie comme une démarche d’individualisation qui regroupe : lescomposantes non physiologiques du sexe qui sont actuellement perçues comme appropriées aux individus de sexe masculin ou aux individus 26 de sexe féminin . En outre, nous entendons par rapports sociaux de sexe : parler des rapports sociaux de sexe consiste à mettre l’accent sur l’existence d’un rapport hiérarchique entre les sexes qui est construit socialement et qui dynamise l’ensemble des champs du social. Il s’agit donc d’un rapport de pouvoir qui s’enracine dans la division sexuelle du travail et qui, étant 27 construit socialement, est appréhendable historiquement . Par conséquent, ce concept est à appréhender au travers d’une vision globale de la réalité sociale, dans les différents réseaux sociaux dans lesquels s’inscrivent les femmes débouchant sur des pratiques sociales particulières. Enfin, pour achever ce panorama des notions utilisées dans cette étude, nous devons signifier ce que nous entendons par discours et représentation. Tout d’abord, le discours constitue l’expression de valeurs, d’idées véhiculées au moyen de multiples formes (dans le cas présent forme écrite, orale, images fixes et mouvantes), engageant uniquement le destinateur, autrement dit Madonna. Ensuite, le terme de représentation implique une subjectivité tant de la part du producteur que du récepteur qui va forcément interpréter les données et les schémas du premier en y replaçant son expérience sociale et ses idéaux. La représentation, qui a pour objectif de rendre sensible un objet ou un concept, tend à être considérée comme une grille de lecture du monde et ne peut en aucun cas être considérée comme la réalité. L’intérêt au cours de la présente étude va d’être l’analyse des filtres utilisés par la chanteuse. 7. Problématique La sexualité apparaît comme un lieu qui a première vue relève de la sphère intime et privée mais qui met également en jeu de rapports sociaux de genres et de sexe. Elle cristallise des rapports de domination entre hommes et femmes pris dans des modalités culturelles. La tâche principale de cette étude va d’être d’analyser la façon dont les discours de Madonna sur la sexualité des femmes s’insèrent dans ces schémas sociaux et s’ils permettent de véhiculer un nouveau modèle en terme de représentation sociale des femmes qui permettrait de mettre en lumière la construction sociale des catégories de sexe. Ce modèle s’inscrit-t-il dans une dimension novatrice, en contradiction ou se nourrit-il des apports des thèses féministes ? Propose-t-il une déconstruction des normes sexuelles, et par extension sociales, qui établissent le sexe comme moyen de catégorisation sociale ? C. Hypothèses de départ La première hypothèse correspond au fait que Madonna véhicule une nouvelle conception de la sexualité des femmes par rapport aux théories féministes de la première et seconde 25 26 27 12 Erving Goffman, op.cit.,p. 52. Unger, Le Maner-Idrissi, 1997, p. 17. Kergoat, Lefeuve, 1995, p. 17. VALENÇON Camille_2007 I. Introduction, construction de l’objet de recherche vagues et qui peut être mis en parallèle avec les nouvelles théories féministes qui émergent dans les années 1990, à savoir les théories du genre inspirées de la mouvance Queer. La seconde hypothèse appréhende le fait que Madonna ne s’inscrit pas dans une démarche subversive concernant l’ordre sexuel, et par extension de l’ordre social, mais uniquement dans une inversion des normes sexuelles au travers d’une démarche esthétique de subversion, voire une attitude seulement provocante ayant pour but de choquer. Les discours de Madonna ne se placent pas dans un dévoilement des normes androcentrées et des valeurs sous-jacentes, mais dans l’utilisation d’identités sexuelles plurielles en tant que sources formelles, c’est-à-dire comme matériau visuel, pour l’ensemble de son travail artistique. D. Méthodologie 1. Tableau de synthèse du corpus VALENÇON Camille_2007 13 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Titre/détails Like A Virgin Open Your Heart Nature Vidéo-clip et paroles Vidéo-clip et paroles Express Yourself Vogue Vidéo-clip et paroles Vidéo-clip et paroles Date Album 1984 Like A Virgin 1986 True Blue 1989 Like A Prayer 1990 Dick Tracy: I’m Breathless Justify My Vidéo-clip et 1990 The Love paroles Immaculate Collection Hanky Panky Paroles 1990 Dick Tracy: I’m Breathless In Bed With Film/Documentaire 1992 Madonna Erotica Sex Vidéo-clip et 1992 Erotica paroles Recueil de 1992 photographies et de textes signés sous le pseudonyme de Dita Citations diverses hors cadre artistique, interviews Durée 3min47 4min12 4min25 4min51 4min58 Réalisateur Mary Lambert JeanBaptiste Mondino David Fincher David Fincher Compositeur Billy Steinberg/ Tom Kelly Madonna/Gardner Cole / Peter Rafelson JeanBaptiste Mondino Lenny Kravitz/Ingrid Chavez/Madonna/André Betts Madonna Madonna/Stephen Bray Madonna/Shep Pettibone 1h54min Alek Keshishian (Madonna est la productrice exclusive) 5min16 Fabien Madonna/Shep Baron Pettibone 2. Bilan méthodologique Pour réaliser la présente étude, je me suis essentiellement basée sur les propos tenus par Madonna véhiculés au travers de multiples formes : vidéo-clips, extraits de concerts, photographies, paroles de chansons, film-documentaire, et citations extraites d’interviews diverses. Le choix des matériaux s’est fait selon leur référence explicite à des sujets relatifs aux thèmes de la sexualité, du désir, de l’amour. L’enjeu et l’intérêt de l’analyse résident dans l’interprétation de ces matériaux et cela suppose par conséquent une prise de position qui reste subjective. Par rapport à la constitution chronologique du corpus, ce dernier débute à partir du deuxième album de Madonna où se trouve la première chanson dont la thématique peut être interprétée sous l’angle de la sexualité à savoir Like A Virgin sorti en novembre 1984 14 VALENÇON Camille_2007 I. Introduction, construction de l’objet de recherche et il s’arrête à l’année 1994, sortie de son album Bedtime Stories, ce dernier s’apparentant 28 à un changement pour la chanteuse, un tournant vers une nouvelle vulnérabilité : Depuis deux ans, je suis attaquée continuellement, observée, diffamée. Mes faits et gestes sont disséqués, mes propos détournés. Plutôt que de tenter de me justifier, de donner des interviews pour m’expliquer, j’ai écrit des chansons. Pour 29 clore ce chapitre Enfin, j’appuierai mon étude à un ensemble bibliographique regroupant des ouvrages de sociologie, des textes relevant des différentes théories féministes mais également des éléments d’analyse effectués sur l’œuvre de Madonna ainsi que des éléments biographiques sur la chanteuse. Notre réflexion s’articulera autour de deux points relatifs à nos hypothèses. Il s’agit de mettre en relation les discours de Madonna avec les théories féministes en terme d’apports et de divergences (II). Puis, sera traitée l’approche esthétique de subversion dans laquelle s’inscrit la chanteuse ainsi que l’inversement des normes sexuelles (III). 28 29 Citée par Florence Trédez, Madonna, Librio Musique, 2000, p. 45. Madonna, citée par Florence Trédez, op.cit., p. 23. VALENÇON Camille_2007 15 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes L’approche de Madonna en terme de sexualité peut être appréhendée en comparaison avec les théories féministes sur ce thème afin d’établir le positionnement de la première par rapport à ce champ d’analyse. Il s’agira d’étudier les éléments du discours de la chanteuse qui vont dans le sens du mouvement des femmes (A) et d’appréhender ceux qui la placent dans des courants positionnés du féminisme et qui ont été sujet de controverses au sein du féminisme de manière globale (B). Enfin, nous comparerons les apports de l’artiste en corrélation avec les théories du genre dans lesquelles s’inscrivent les nouvelles théories féministes (C). A. Les thèmes communs 1. Vers un « female empowerment » Nous l’avons vu les théories féministes ne peuvent être perçues comme un bloc d’analyse monolithique. Des buts communs peuvent en revanche être dégagés audelà des divergences des courants qui traversent le mouvement féministe. Le concept d’empowerment appliqué à la catégorie sociale que constituent les femmes en est un exemple. Ce terme anglo-saxon signifie une appropriation par la prise en charge d’un individu par lui-même de sa vie sociale, économique, professionnelle et familiale. Par la composition même de ce mot, ce dernier indique le processus qui conduit à l’acquisition d’un pouvoir (power). Plus particulièrement dans le cas qui nous intéresse, l’application de ce concept aux femmes va dans le sens d’une réappropriation de leur pouvoir, vers la possibilité de leur individualisation. En somme, nous pouvons indiquer la définition suivante : l'empowerment comme la façon par laquelle l'individu accroît ses habiletés favorisant l'estime de soi, la 30 confiance en soi, l'initiative et le contrôle . Le féminisme de la seconde vague se caractérise par l’appropriation de cette conception libérale de l’émancipation et du libre choix que représente les caractéristiques de l’empowerment et par extension de l’idée d’autodétermination féminine avec le caractère 31 individualisateur de la possibilité de donner forme à son propre destin . Ce processus doit d’abord s’exercer sur le plan individuel pour que les femmes puissent prendre conscience de leur compétence personnelle à quoi s’agrège l’échelle collective et sociale dans le sens où le concept d’empowerment suppose une interrelation entre les femmes avec un partage des ressources et ainsi une certaine collaboration. 30 31 Eisen, Longpré et al., 1998, http://www.cenh-cesf.ca/PDF/cesaf/projet-empowerment.pdf Cristina Vega , « Interroger le féminisme. Action, violence, gouvernementalité », mis en ligne mars 2003, http://multitudes- samizdat.net 16 VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes C’est dans ce sens qu’est lancé aux Etats-Unis vers 1966-1967 l’éveil des 32 consciences au travers de séances collectives de travail intitulées « bitch sessions ». Le but est de mettre en valeur les témoignages personnels et de développer une résistance à l’oppression et à la discrimination. Plus globalement ces sessions tendent à promouvoir une modification du comportement des participantes dans la vie quotidienne au travers d’un processus collectif d’autocompréhension et d’autorestructuration. De plus, c’est le côté 33 social du féminisme qui transparaît dans l’application concrète de l’empowerment au travers de l’instauration de centres médicaux, de permanences pour les femmes victimes de violences sexuelles ou encore de lieux de rencontres réservés aux femmes. Ce concept tend à matérialiser par ce biais le développement d’une certaines solidarité féminine. D’une manière synthétique, les composantes dégagées par Rappoport (1987) : la participation, la compétence, l’estime de soi et la conscience critique (conscience individuelle, collective, sociale et politique) corroborent la volonté de la part des féministes pour qu’émerge une prise de conscience du pouvoir chez les femmes. L’action dynamique et proactive de la vie des femmes que présuppose l’ empowerment se retrouve dans le travail artistique de Madonna, plus particulièrement sur des aspects spécifiques. Par exemple, dans la chanson Vogue le concept d’empowerment est traduit par la danse dans le sens de l’estime de soi : Come on, vogue Let your body move to the music [move to the music] […] Let your body go with the flow [go with the flow] You know you can do it […] You’re a superstar, yes, that’s what you are, you know it En effet, nous avons ici une incitation de la part de la chanteuse pour que ses auditrices prennent confiance en elles dans ce domaine particulier qu’est la danse et qui selon elle est la clé de la beauté : Beauty is where you find it […] That where I feel so beautiful Par ailleurs, dans les paroles de Express Yourself, Madonna revient sur la notion de confiance en soi et elle met en lumière un autre concept sous-jacent à la notion d’empowerment, à savoir celui du dialogue et de l’écoute de soi : You deserve the best in life So if the time isn’t right then move on Second best is never enough You’ll do much better baby on your own [ Baby on your Own ] Express yourself So you can respect yourself Madonna légitime ici la parole des femmes, le fait qu’elles puissent exprimer leurs idées et opinions sans craindre le jugement des autres individus et plus particulièrement celui des hommes. Les termes de respect yourself mettent en lumière que l’écoute de soi-même est un des facteurs qui conditionnent la prise de pouvoir des femmes dans le champ social. En outre, le vers You’ll do much better baby on your ownpeut être mise en parallèle avec le thème de la confiance en soi, du fait que les femmes peuvent être considérées comme des êtres agissants, actifs et non plus inscrits dans un stéréotype de passivité. En 34 effet, symboliquement les femmes seraient caractérisées par les notions de résignation 35 et de discrétion laissant la sphère pouvoir aux hommes. Madonna contrecarre ainsi la représentation culturelle selon laquelle les activités des femmes seraient subordonnées 32 33 34 35 Yasmine Ergas, « Le sujet femme », Georges Duby, Michelle Perrot, Histoire des femmes, le XXè siècle, Plon, 1992, p. 511. Pétra de Vries, citée dans Georges Duby, Michelle Perrot, op. cit., p. 412. Pierre Bourdieu, , op.cit.,p. 51. Ibid, p. 51. VALENÇON Camille_2007 17 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna à celles des hommes, voire qui nécessiteraient le consentement et l’approbation de ces derniers. Par ailleurs, si l’on s’attache à regarder le parcours de Madonna, nous pouvons mettre en évidence que celle-ci tend à affirmer son pouvoir, dans le sens d’empowerment économique et social, au travers de sa notoriété ainsi que du contrôle total de sa carrière et en terme d’image. Tout d’abord, elle fait partie au début des années 1980 des corporate 36 artists , c’est-à-dire un ensemble restreint d’artistes qui vendent énormément (M.Jackson, 37 Prince, Dire Straits ou encore Lionel Richie) . Elle devient également productrice en créant successivement plusieurs sociétés : Madonna Incorpored, Boy Toy, Slutco, Siren et Maverick (Time Warner a d’ailleurs injecté quelques soixante millions de dollars dans cette dernière société de production qui est une société mixte). Ainsi, en vraie business woman, Madonna est devenue la patronne de sa propre filiale, recevant dix millions de dollars par album et elle a également la possibilité de s’entourer des collaborateurs de son choix. Elle donne l’image d’une femme indépendante, à l’esprit d’initiative symbolisant en somme une self-made woman jouissant d’un succès tant social que matériel. La citation suivante met en évidence la conscience que possède Madonna de ses atouts : Voyons les choses en face, si je n’étais pas aussi talentueuse que je suis 38 ambitieuse, je serais une monstruosité sans nom Par ailleurs, l’empowerment passe également par une réappropriation du corps des femmes. Au cours des années 1980, les féministes, notamment celles appartenant au 39 courant radical « de la spécificité », ont commencé une politique des corps afin de révéler le lien entre le corps et l’élaboration subjective de l’identité. Nous avons vu précédemment l’application de ce principe au travers du mouvement de santé solidaire ou bien l’instauration de centres pour accueillir des victimes de viol. En outre, cette réappropriation s’élabore également dans le domaine de la sexualité. Madonna met en jeu l’idée du pouvoir sexuel des femmes en luttant au travers de certains de ses textes contre la soumission des femmes dans cette activité sociale menée par les hommes. Pour illustrer ces propos, nous pouvons faire référence aux paroles de la chanson Justify My Love 40 : What are you gonna do ? What are you gonna do ? Talk to me, tell me your dreams Nous voyons ici que Madonna met en évidence l’importance du dialogue dans la sexualité, dans le sens où la femme est un acteur à part entière de cette interaction et par conséquent possède la possibilité d’orienter celle-ci par la parole ou par les actes. En effet, la chanteuse 41 met en scène dans le vidéo-clip de cette chanson le fait que les femmes dans les étapes de l’activité sexuelle doivent s’affranchir du regard baissé qu’elles sont traditionnellement sensées avoir, au contraire elle affronte celui de son partenaire pendant qu’elle se déshabille (séquence 4, plan 2 [1min38 ;1min45]). 36 37 38 39 Lucy O’Brien, « Material Girls ? », She Bop II, the definitive history of women in rock, pop and soul, Continuum, 2002, p. 221. Les recettes des dix premières années de carrière de Madonna s’élèvent à plus d’un milliard deux cent mille dollars. Madonna citée par Jim Driver, 2001, Georges-Claude Guilbert, op.cit.,p. 40 La théorie du mouvement est notamment synthétisée par l’ouvrage : « Notre corps, nous-mêmes », Boston Women’s Healthbook Collective. 40 41 18 Annexe 1 (5). Annexe 6. VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes 42 De plus, dans le livre Sex, le texte 006 rend compte du sens actif de la femme au sein de la relation sexuelle dans le sens où celle-ci tend à prendre les initiatives et à ainsi prendre le pas sur le pouvoir de l’homme en terme de déroulement de l’activité sexuelle. En effet, ce texte énonce l’aspect directif de « Dita » à savoir un des personnages de Madonna qui se révèle dominateur et qui a entièrement conscience du pouvoir qu’elle peut exercer dans le champ de la sexualité : I’m a love technician I’ll be your guiding light In your darkest hour […] Give it up and let me have my way I’ll give you love En outre, pour Madonna la sexualité est un des lieux où les femmes peuvent mettre en évidence leur pouvoir et au travers de la citation suivante met en évidence le fait que c’est un moyen qu’elle a utilisé au travers de son travail artistique : J’ai abordé mes fantasmes sexuels dans différentes chansons et vidéos. J’ai dit aussi qu’il fallait affirmer son pouvoir en utilisant tout ce qui est à notre portée, en étant féminine, sinon féministe, en étant une créature sexuée et sexuelle. Pour réussir dans un monde masculin, vous n’avez pas à vous comporter, vous habiller ou penser comme un homme. Toutes ces idées venaient à l’encontre de ce qu’il est permis de dire en public lorsque vous êtes une artiste populaire. Tout d’un coup, ça a ouvert la discussion, les gens qui étaient de mon côté, et la majorité morale qui était contre moi, et chacun a commencé à émettre ses différentes opinions dans les médias. Et ça continue. Je vois le résultat de mon 43 travail un peu partout. Et ça me fait rire De manière plus large, le processus de réappropriation du corps des femmes permet d’enclencher une prise de conscience de la perception sociale qui est faite de leurs corps par les autres individus et plus particulièrement les hommes, pouvant ainsi impulser des modifications dans ce domaine. Pierre Bourdieu met en lumière l’idée selon laquelle l’habitus féminin contribue au fait que les femmes ont une expérience de leur corps dans 44 la limite de l’expérience universelle du corps-pour-autrui c’est-à-dire que leur corps est constamment soumis à l’évaluation et au jugement social. Autrement dit, le corps féminin n’existe qu’au travers d’un processus d’objectivation qui passe par les paroles et les actes des autres, et plus particulièrement ceux des hommes. Par conséquent, par le processus de 45 la domination masculine, les femmes sont des êtres perçus en tant qu’objets symboliques élaborés par les hommes. Les femmes auraient ainsi intériorisées inconsciemment un certain apprentissage par rapport à leur corps qui se traduit par des postures particulières 46 générées en fonction d’attentes masculines et en fonction de la morale : les femmes seraient ainsi tenues de garder leurs jambes serrées, de baisser les yeux, en somme de dissimuler leur corps. Madonna contrecarre de manière radicale cette retenue, qui est de l’ordre de la violence symbolique qui s’exerce sur les femmes, en utilisant son corps comme base de son travail artistique : 42 43 44 45 46 Annexe 2 (2). Citée par Florence Trédez, , op.cit.,p. 58. Pierre Bourdieu, op.cit.,p. 90. Pierre Bourdieu, op. cit., p. 93. Frigga Haug, Female Sexualization. A Collective Work of Memory, Londres, Verso, 1987 citée par Pierre Bourdieu, ibid., p. 46. VALENÇON Camille_2007 19 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Je me suis servie de mon corps comme d’une arme. J’ai dégainé. J’ai même le 47 sentiment d’avoir libéré des femmes ! Cette idée est mise en pratique notamment dans ses vidéo-clips. Si l’on prend l’exemple 48 d’Open Your Heart nous voyons Madonna en body échancré, dans celui de Justify My Love, elle écarte largement ses jambes et se passe les mains entre les jambes (séquence 2 plan 8 [00.51min-00.58min]) ou encore la scène de masturbation lors de sa tournée 49 mondiale en 1991 The Blonde Ambition Tour sur la chanson Like A Virgin qui lui a valut le 50 risque de se faire arrêter par la police canadienne lors de son concert à Toronto . Madonna 51 prétend dépasser l’aliénation symbolique dont sont victimes les femmes en affirmant se libérer du regard des hommes au nom de sa liberté individuelle et artistique : Je peux être un sex symbol mais pas une victime 52 Ainsi, l’empowerment appliqué à la catégorie sociale des femmes est assimilé à l’impulsion d’un mouvement de subjectivation qui a notamment pour but la réussite sociale, pour que les femmes s’affirment tant à l’échelle de la sphère privée qu’à celle de la sphère publique. Madonna tend elle-même à représenter l’accomplissement de ce concept dans les domaines professionnel, économique et social ainsi que sur le plan personnel au travers de ses discours relatifs à la sexualité. Elle a d’ailleurs conscience du contrôle et du pouvoir qu’elle exerce dans sa vie, cela étant résumé dans la citation suivante : Je m’habille peut-être comme la bimbo traditionnelle ou que sais-je encore, mais je maîtrise mon destin, et n’est-ce pas ce dont le féminisme parle, d’égalité entre 53 hommes et femmes ? Nous avons vu que l’empowerment passe par la repossession et l’affranchissement du corps des femmes par rapport au pouvoir des hommes et plus particulièrement le regard qu’ils leur portent. Approfondissons maintenant ce postulat au travers de l’autonomisation de la sexualité revendiquée par les théories féministes. 2. Pour une autonomisation de la sexualité Les théories féministes ont lutté très tôt pour une sexualité des femmes séparée de la fonction reproductive. Dès le XIXème siècle certaines militantes préparent le terrain à cette 54 idée, comme Paulina Wright Davies , en commençant à parler du corps des femmes et à déclarer que le sexe n’est pas un crime. Au cours des années 1870, Elizabeth Cady Stanton va jusqu’à faire des discours sur la sexualité féminine condamnant le Victorian double standard of morality qui obligeait les femmes, contraintes à la vertu et à la discipline, 47 48 49 50 51 Citée par Florence Trédez, op.cit., p.27. Annexe 6. Extrait du documentaire (à la 35min), In Bed With Madonna, Alek Keshishian, 1991. Ibid. Pierre Bourdieu, op.cit., p.95. 52 Citée par Florence Trédez, op.cit., p. 33. 53 Georges-Claude Guilbert, op. cit., p. 76. 54 20 Elle a notamment donné des cours d’anatomie. VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes 55 à supporter des maris ivrognes, violents, aux mœurs dissolues tandis que d’autres militantes affirment le droit à l’amour libre. C’est surtout dans les années 1920 qu’une période d’ouverture s’ouvre avec des discours portant ouvertement sur la sexualité (sex o’clock ou le temps où la sexualité est progressivement dissociée de la procréation). L’arrivée de la pilule contraceptive en 1960 permet la dissociation entre vie sexuelle et procréation ainsi que la liberté pour les femmes de limiter dans le temps la période où elles auront des enfants. Ainsi, les féministes affirment qu’un épanouissement de la femme est conciliable avec le choix de non maternité. La problématique de reproduction est un élément central du sexage des corps. Cependant, les théories féministes tendent à ce que la sexualité féminine ne soit pas définie en corrélation avec les critères biologiques de reproduction même si cela n’engendre pas pour autant une négation des attributs biologiques que possèdent les femmes, autrement dit, leur capacité de reproduction. C’est davantage une critique et une décomposition des conditions discursives et institutionnelles qui instaurent les différences sexuelles biologiques comme les caractéristiques majeures des femmes. En outre, les féministes mettent en évidence le fait que les normes en terme de sexualité ne vont plus de soi et au cours des années 1970 les théories féministes tendent à déconstruire le discours normatif en terme de maternité et parallèlement à contrecarrer les discours « patriarcaux » traditionnels qui établissent le fait que les femmes utiliseraient le sexe et la séduction comme des outils de manipulation contre les hommes. Madonna tend à mettre en valeur la sexualité des femmes en mettant en scène le plaisir chez la femme résultant d’une activité sexuelle, élément qui n’était pas pris en compte dans l’assimilation de la sexualité à la fonction reproductive. Nous pouvons ainsi 56 prendre l’exemple du vidéo-clip Jutisfy My Love qui retrace une rencontre sexuelledans lequel la chanteuse met plusieurs fois en scène des expressions de plaisir : elle tend les bras vers l’entrejambe de son partenaire la nuque en arrière (séquence n°2, plan n°9 [00.59min-1min19]) ; elle a les yeux entrouverts, puis fermés (séquence 6, plan 8 [2min38-2min42]) ou encore elle lèche le visage de son partenaire puis penche la nuque en arrière la bouche entrouverte (plan/séquence n° 24 [4min19-4min24]). Nous pouvons également dire que de l’érotisme se dégage généralement de ses vidéo-clips, en tant que : matériel sexuellement explicite décrivant des interactions sexuelles plaisantes, non 57 violentes et non dégradantes entre des adultes consentants . En outre, Madonna représente le plaisir autoproduit chez la femme par le biais de la valorisation de la masturbation. Dans un extrait de concert dans le film/documentaire In Bed 58 With Madonna, la chanteuse met en scène une autre version de la chanson Like A Virgin , sensiblement différente de la version du clip. En effet, la chorégraphie débute avec un style oscillant entre des danses thaïlandaises et des danses orientales, Madonna est sur un lit rouge et simule la masturbation pendant que les danseurs ne font que l’effleurer, l’incitant à 59 60 continuer son plaisir solitaire . De plus, dans le livre Sex, le texte 076 énonce en quelque sorte une apologie du sexe féminin, dans la production de plaisir dont il est à l’origine : 55 Claudette Fillard, Colette Collomb-Boureau, Les mouvements féministes américains, Ellipses, 2003, p. 38. 56 57 58 59 Annexe 6. Traduction de Fisher et Barak, 1989; Marshall et Barrett, 1990 dans Seto, Maric et Barbaree, 2001. Annexe 6. Georges-Claude Guilbert, op.cit., p. 125. VALENÇON Camille_2007 21 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna I like my pussy Sometimes I stare at it in the mirror […] I love my pussy, it is the complete summation of my life […] It has given me indescribable pleasure 61 La photographie 078 illustre le texte précédant de manière explicite, elle montre en effet Madonna, un miroir sous elle, regardant son sexe. Les théories féministes, surtout appartenant à la deuxième génération, prônent une sexualité choisie par les femmes et non déterminée par les instances traditionnelles. La sexualité, nous l’avons vu précédemment peut s’exercer dans un but autre que celui de la fonction reproductive et également hors mariage. Il y a ainsi ici une remise en cause de la sexualité dite légitime et autorisée qui devrait uniquement se dérouler dans un schéma conjugal particulier. Effectivement, le mariage dans les sociétés occidentales est véhiculé comme un idéal à atteindre, se plaçant ainsi comme une référence pour la sexualité. Il corrobore à l’institution d’une sexualité liée à la reproduction dans le sens où il lie le couple à la filiation. Or, les théories féministes dénoncent l’utilisation politique du mariage comme moyen de réguler les sexualités et comme vecteur d’une représentation dite légitime selon le discours dominant par rapport à l’activité sexuelle. Madonna tout d’abord revient sur cette autonomisation de la sexualité des femmes dans les paroles de la chanson Justify My Love 62 : I don’t wanna be your mother I don’t wanna be your sister either I just wanna be your lover I wanna be your baby Dans ce cas présent, la chanteuse rompt avec les rôles familiaux attribués symboliquement aux femmes en ce qui concerne la sphère privée. En effet, elle dégage ici l’idée qu’une femme détient également un rôle d’amante dans le sens où sa sexualité lui confère un rôle social à part entière. Par conséquent, l’idée mise en lumière est que les femmes ne doivent pas être réduites aux rôles d’épouse ou de mère (également de sœur), autrement dit de rôles sociaux déterminés par une certaine subordination aux liens familiaux. 63 Puis, Madonna met en dérision le mariage dans son vidéo-clip Like A Virgin . Effectivement, ce dernier met en scène Madonna habillée dans certaines scènes en robe de mariage avec un homme portant un masque de lion. Il la porte et la dépose délicatement sur le lit de la pièce où ils se trouvent (plan-séquence 29 [02min35-02min38] symbolisant ainsi le passage à l’acte sexuel. Un plan-séquence précédent (plan-séquence 25 [02min21-02min23]) montrait Madonna habillée en blanc avec un vrai lion rodant autour d’elle. L’ironie réside dans le fait que dans la tradition chrétienne le lion possède une connotation négative dans le sens où il est associé au démon, symbolisant Satan déambulant comme un lion cherchant une proie à dévorer. Par conséquent, Madonna se joue ici des traditions de l’Eglise catholique n’hésitant pas à utiliser la symbolique du mariage pour défendre sa conception libérale de la sexualité et de mettre en dérision l’idée de vertu sous-jacente à la virginité et à la fidélité selon les discours traditionnels. Par la revendication de l’autonomisation de la sexualité, les féministes ont dénoncé le fait que les institutions et les discours traditionnels ont ancré la sexualité tant dans une 60 61 Annexe 2 (16) . 62 63 22 Annexe 2 (15) . Annexe 1 (5) . Annexe 6. VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes fonction de reproduction et de filiation, que dans une fonction de devoir dans le cadre du mariage, n’accordant de ce fait aucune place à la notion de plaisir dans la sexualité des femmes. Madonna participe ainsi à la critique des pratiques légitimes de la sexualité par le biais de symboles et d’images exprimant les notions de plaisir et de désir chez la femme. 3. « Le personnel est politique » Le féminisme de la deuxième vague dénonce le partage sexué entre la sphère publique où seraient regroupées l’ensemble des activités des hommes avec la notion de pouvoir et la sphère privée où seraient regroupées l’ensemble des activités des femmes notamment les activités dites domestiques. Dans ce sens, Pierre Bourdieu met en évidence la permanence 64 de l’économie des biens symboliques , dans laquelle le mariage est l’institution centrale, pour analyser le fait que les femmes concourent à la production ou à la reproduction du capital symbolique des hommes, engendrant leur exclusion des affaires publiques ou le fait qu’elles soient cantonnées à des activités de subordination dans la sphère publique. L’ordre social donne ainsi les signes (Bourdieu parle d’injonctions continues, silencieuse 65 et invisibles ) relatifs aux comportements des individus selon leur catégorie de sexe ; il apparaît par conséquent une opposition entre un univers public masculin et des espaces privés féminins. L’influence des féministes du courant radical va dans le sens d’une politisation de l’expérience des femmes pour contrecarrer la partition public/privé. Effectivement, les 66 féministes veulent politiser les expériences sans voix pour mettre sur la scène publique des savoirs valorisés et rompre ainsi avec les conduites stéréotypées et les comportements assignés aux femmes. Pour définir le concept de personnel, nous pouvons prendre la définition de Nancy Frazer : espace de relations intimes qui inclut la sexualité, l’amitié et l’amour, qui ne peut plus être identifiée avec la famille et qui est vécu dans sa déconnexion 67 avec les impératifs de la production et de la reproduction . Madonna, de part les thématiques qu’elle utilise dans ses chansons, comme l’amour, entre dans ce schéma en diffusant ces idées sur la scène publique par l’intermédiaire des médias de masse: Come on girls Do you believe in love ? ‘Cause I got something to say about it 68 Open your heart to me baby I hold the lock and you hold the key Le processus de politisation des expériences a mis en évidence le fait que les femmes partageaient des caractères communs qui pouvaient être divulgués au travers de l’expression d’une multitude de femmes. Dans un premier temps, cela signifie que les féministes tendent à ce que les violences, discriminations et contraintes conjugales soient remis en cause de manière globale par l’ensemble de la société au travers d’un projet politique et non comme une question d’interprétation relevant de la moralité, autrement dit des discours culturels dominants. Dans un second temps, il semble nécessaire d’après les théories féministes de reconstruire la subjectivité féminine. En effet, la politisation de l’espace privé tend à ouvrir la 64 65 Pierre Bourdieu, , op.cit., p. 132. Ibid, p. 82. 66 67 68 Puig de la Bellacasa Maria, , op.cit. Nancy Frazer, « Heterosexismo, falta de reconociemto y capitalismo: una repuesta a Judith Butler », New Left Review 2, 2000. Annexe 1 (2). VALENÇON Camille_2007 23 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna voie vers une contestation politique qui s’appuierait sur le positionnement des femmes en tant que sujet « femmes ». C’est approche tend à mettre en lumière le rejet que les femmes fasse l’objet d’une exclusion de discours dont elles sont les sujets. Ainsi, elles revendiquent le partage des expériences propres aux femmes. Madonna se situe davantage dans la construction de la révélation d’expériences, notamment celles des personnages qu’elle met en scène, que dans l’instauration de son expérience réelle et personnelle qui servirait à une politisation. Nous l’avons vu précédemment, la chanteuse produit des constructions d’expériences notamment dans 69 le domaine de la sexualité comme le symbolise le livre Sex dont le texte 003 énonce clairement son intention de délivrer une certain témoignage par rapport à l’activité sexuelle et aux exemples de désirs et de fantasmes d’une femme, à savoir le personnage Dita : This book is about sex 70 71 Les textes 040 et 083 donnent l’exemple d’expériences sexuelles, plus particulièrement ils détaillent de manière explicite les partenaires sexuelles de Dita, à savoir un jeune homme et un homme enrobé. Nous allons maintenant approfondir le notion de représentation et d’expression des imaginaires sexuels des femmes au travers des courants positionnés du féminisme notamment les courants pro-sex et lesbien qui défendent la libre expression des fantasmes des femmes. B. Les théories féministes positionnées dans lesquelles s’inscrivent les discours de Madonna 1. Madonna au cœur des sex wars Au début des années 1980 le mouvement féministe aux Etats-Unis est parcouru par les sex wars, c’est-à-dire des batailles autour de la sexualité, notamment sur les thèmes de la 72 pornographie et du sadomasochisme, entre deux courants spécifiques, dit positionnés : un féminisme de la domination et un féminisme pro-sex. Le catalyseur de ces vifs débats correspond à la conférence, intitulée « Toward a Politics of Sexuality », tenue en 1982 par le Centre de recherches sur les femmes de 73 l’Université Barnard . Les féministes tenantes d’une position contre la pornographie ont pris cette conférence comme l’apologie des explorations sexuelles sadomasochistes et plus largement de l’ensemble des points de vue pro-sex 69 70 71 72 Le cœur de ces débats repose sur Annexe 2 (1) . Annexe 2 (9) . Annexe 2 (17) . Maria Puig de la Bellacasa , citée par Laure Bereni , « Féminismes, queer, multitudes / Devenir-femme du travail et de la politique », Les cahiers du genre, n°36, mis en ligne le 19 mai 2004 sur le site 73 74 24 74 http://multitudes-samizdat.net . Barnard College’s Center for Research on Women. La plupart des écrits de ce courant ont été publié en 1983 dans l’anthologie Powers of Desire : The Politics of Sexuality. VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes le « sexuellement correct » au sein du féminisme. De plus, c’est l’approche même de la sexualité qui diffère ici, avec d’un côté un combat pour le plaisir sexuel et de l’autre un combat contre le danger sexuel. Tout d’abord, le courant antiporn feminism, mené par les collectifs Women Against Pornography (avec sa célèbre porte-parole Andrea Dworkin) et le Women Against Violence 75 Pornography and Media, luttent contre la pornographie car cette dernière diffuserait des images misogynes dommageables pour les femmes, mais de manière plus large, ce courant tend à définir la sexualité par la négative. En effet, les représentations données de la sexualité des femmes ne sont que des références à des situations de violence faites aux femmes dans ce domaine, à savoir la pornographie, le viol ou encore le harcèlement sexuel. L’accusation faite à la pornographie repose sur l’idée qu’une vision androcentrée serait dégagée de ce phénomène contribuant à représenter les femmes comme soumises et silencieuses et comme étant considérées comme des objets pour assouvir les désirs des hommes. Les collectifs cités précédemment ont organisé des séances de débats dans les écoles, les églises et les quartiers résidentiels, dans lesquelles étaient diffusées des documents pornographiques représentant notamment des mises en scène de domination masculine afin de démontrer l’exploitation et la violence dont sont victimes les femmes dans la pornographie. Le but final étant de faire interdire la pornographie et plus largement la représentation par les médias de la domination sexuelle exercée par les hommes sur les femmes. En somme, selon Dworkin, la pornographie n’est pas seulement un discours mais également une action qui exprimerait la liberté que possèdent les hommes pour assouvir leur désir sexuel sur les femmes. 76 De plus, nous pouvons faire référence à la théorie de Catherine MacKinnon selon laquelle les femmes sont intégrées dans un système d’oppression basé sur une supériorité 77 du sexe masculin. Effectivement, elle prend l’exemple du domaine de la pornographie afin d’illustrer le fait que la société est structurée selon une hiérarchie masculine. D’après elle, la pornographie possède un pouvoir performatif tel qu’elle contribue à créer une réalité sexuelle tant pour les hommes que pour les femmes. Cette réalité tend à placer sous silence les femmes, les définissant comme consentantes à être violentées et possédées par les hommes. Parallèlement, un processus d’érotisation de la violence masculine à l’égard des femmes est mis en scène par la pornographie, conduisant à la normalisation d’une sexualité androcentrée : 78 Pornography institutionalizes the sexuality of male supremacy . En outre, la pornographie selon MacKinnon contribue à créer la réalité sociale en faisant passer pour ordinaires et normales la domination et la violence que les hommes effectuent sur les femmes : Pornography turns sex inequality into sexuality and turns male dominance into 79 the sex difference . 75 76 Nous pouvons ici faire référence à la fameuse déclaration de Robin Morgan: Porn is the theory, rape is the practice. Catherine MacKinnon, Feminism Unmodified: Discourses on Life and Law, Cambridge and London, Harvard University Press, 1987. 77 Catherine MacKinnon a écrit et mené une campagne activiste pour que la pornographie soit légalement considérée comme une violation des droits civils des femmes ; action qui n’a jamais aboutie, comme le women civils rights act. 78 Catherine MacKinnon, , op.cit., p. 172. 79 Catherine MacKinnon, op.cit., p. 173. VALENÇON Camille_2007 25 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Ces analyses féministes abordent ainsi la sexualité des femmes à travers le prisme de l’exploitation de ces dernières, les plaçant de ce fait dans un continuum de domination et d’oppression dans lequel les femmes seraient toujours positionnées en tant que victimes sexuelles. Une réponse de la part du courant pro-sex (mené par des féministes contre la 80 censure telles que Ellen Willis, Nadine Strossen ou encore Carole Vance)s’est rapidement développée afin de contrecarrer l’idée qui leur apparaît réductrice selon laquelle la sexualité serait assimiler à un environnement hostile pour les femmes. Un des arguments de cette réponse féministe a été celui selon lequel la pornographie doit être abordée comme un fantasme. En effet, l’image pornographique ne tend pas à provoquer l’action mais se place comme une offre pour les imaginaires sexuels. Par conséquent, il ne doit pas y avoir de lien automatique entre les fantasmes issus ou nourris par la pornographie et le comportement sexuel. Par conséquent, le courant pro-sex estime qu’éliminer la pornographie ne saurait éliminer le viol et les violences faites aux femmes, et que policer le désir sexuel serait nuisible pour chacun et chacune. Cette vision libérale repose sur le principe : « a woman's body, a woman's right » c’est-à-dire une défense de la pornographie du fait que de la liberté dont chacun dispose de consommer et de produire des images et des mots et non dans le sens d’une approbation en tant que telle. Cependant, des féminismes plus radicales au sein de ce courant défendent le choix que peuvent faire certaines femmes de participer à des activités pornographiques ou bien d’en consommer. En somme, ce qui débute avec ce courant est une exploration du pouvoir politique de la sexualité par des femmes telles que Willis, Gayle Rubin et Betty Dodson, pour aller vers une explicite approche positive du sexe au sein du féminisme et non en plaçant les femmes de manière automatique dans une position de victimes. Madonna s’insère dans ce courant spécifique du féminisme par l’exploration d’un érotisme que certains qualifie de féministe et par l’esthétique pornographique qu’elle utilise dans certains vidéo-clips de notre corpus. En effet, au travers de l’exemple du clip Justify 81 My Love, elle joue sur la suggestion de l’acte sexuel sans le montrer réellement se positionnant ainsi sur le créneau du soft porno. Nous l’avions vu précédemment ce vidéo82 clip retrace une rencontre sexuelle entre Madonna et un homme , et joue avec les codes de la pornographie. Tout d’abord nous voyons Madonna qui marche dans un couloir qui semble être un 83 couloir d’hôtel (séquence 2 plan 1 et 2, [00min03, 00min20]. La chanson s’ouvre avec un timbre de voix de Madonna bas et des paroles qui sont parlées voire susurrées, créant une atmosphère sensuelle. I wanna kiss you in Paris La caméra effectue un gros plan de Madonna qui est de profil, ses mains caressent son cou avant de retomber de part et d’autre de son manteau. La caméra révèle le visage d’un homme qui apparaît au fond du couloir à gauche de l’écran ; il commence à marcher lentement vers elle. I wanna hold your hand in Rome 80 Elle est la présidente de l’association American Civil Liberties Union. 81 Il correspond au premier vidéo-clip de l’histoire barré d’un avertissement aux parents sur le caractère « sexuellement explicite » et sera interdit sur la chaîne MTV. 82 83 26 Il s’agit de l’acteur Tony Ward qui a été lui-même un acteur porno gay. Il s’agit de l’hôtel Royal Monceau à Paris VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes Madonna joue avec ses cheveux puis son cou; dans ce plan on aperçoit le visage de l’homme pendant qu’il continue de s’approcher de Madonna. Elle se caresse le visage, la bouche entrouverte, de profil, elle bouge doucement contre le mur. I wanna run naked in a rainstorm La caméra se positionne derrière les jambes de l’homme qui est proche désormais de Madonna. Make love in a train, cross-country Madonna ouvre ici son manteau laissant apercevoir les bretelles de son soutien-gorge, puis ses bas lors d’un gros plan sur ses mains qui suggèrent qu’elle simule un acte de masturbation. You put this on me La caméra montre Madonna qui lève le regard vers l’homme, elle est accroupie contre le mur, il est debout et elle tend les mains vers lui. So now what ? So now what? Madonna tend toujours les mains vers l’homme, il y a un gros plan sur elle de profil. Wanting, Needing, Waiting Madonna se relève, elle tire l’homme vers elle puis l’embrasse. Dans cette scène Madonna joue sur l’autoérotisme et les codes du voyeurisme. En effet, elle est prise sur le fait pendant l’expression de son propre plaisir qui est en même temps montré au spectateur lors des gros plans sur les parties de son corps. D’ailleurs, la caméra exacerbe cela avec un effet « caméra à l’épaule » qui au-delà de l’aspect voyeur qui transparaît, permet au spectateur de s’identifier à l’homme. De plus, ce vidéo-clip possède les codes de la pornographie dans le sens où les personnages sont définis par leur action par ce qu’ils sont en train de faire. Les paroles corroborent cette idée dans la mesure où il n’y a pas besoin de donner au spectateur des informations détaillées pour comprendre ce qu’il va se passer par la suite ; le pouvoir de la pornographie repose sur le fait que l’on voit ce qui arrive. En même temps, le sens de l’énigme est attisé par la révélation graduelle de l’information narrative visuelle ce qui conduit le spectateur à davantage regarder qu’écouter les paroles. Ensuite, nous avons les signes préliminaires qui laissent suggérer les prémisses d’une activité sexuelle : Madonna est en effet assise sur un lit, les jambes entrouvertes, son manteau ouvert également laissant apercevoir son porte-jarretelles, ses bas et son décolleté pendant que l’homme debout, la regarde en ôtant ses bretelles ; elle défait sa coiffure en basculant la tête en arrière puis le regarde fixement en continuant à se déshabiller (séquence 4, plan 2 [1min38-1min45]). Enfin, l’acte sexuel en tant que tel est symbolisé par les mouvements de caméra (plan-séquence 9 [2min50-2min55]) et les paroles : That’s right, love me Il y a ici un gros plan de Madonna sur l’homme, de son corps (séquence 16, plan 2 [3min43-3min48]). En outre, au-delà du voyeurisme dans lequel est placé le spectateur par un processus emprunté à la pornographie, Madonna met en scène la posture d’exhibitionnisme lorsqu’elle se fait embrasser par un autre homme et que l’acteur Tony Ward les regarde faire (séquence 6, plan 6 [2min32-2min31]). Ainsi, Madonna reprend dans ses vidéo-clips les codes de la pornographie sans pour autant en être en tant que tel, seulement en suggérant les actes par les effets de caméra. Une série d’hommes sont les spectateurs du show du personnage incarné par Madonna qui danse en guêpière, talons aiguilles et collants résilles.. VALENÇON Camille_2007 27 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna La dialectique exhibitionnisme/voyeurisme qui ressort du clip Justify My Love est également 84 présente dans celui d’Open My Heart dans lequel Madonna incarne une « travailleuse du sexe ». Au-delà de l’aspect voyeur qui se dégage de ces scènes, nous pouvons souligner celui d’exhibitionniste dans le sens où ma chanteuse sait qu’elle est regardée. Par ailleurs, Madonna prend position sur la pornographie et répond aux thèses 85 « MacDorkinistes » par le biais du texte 017 issu du livre Sex. En effet, il décrit l’idée selon laquelle elle ne voit pas en quoi il serait dégradant pour les femmes qu’un homme regarde des femmes nues dans des magazines tels que Playboy : I don’t see how a guy looking at a naked girl in a magazine is degrading to women. Everyone has their sexuality. It’s how you treat people in everyday life that counts, not what turns you on in your fantasy […] I don’t think it’s unhealthy to be interested in that or get off on that […] I love looking at Playboy magazine because women look great naked. De ce fait, elle exprime le fait que les images érotiques fonctionnent comme des images compensatoires pour les imaginaires sexuels, exprimant ainsi la liberté sexuelle de chacun. Il faut noter que le courant pro-sex se développe par ailleurs en réaction à la répression sexuelle exercée au début des années Reagan, autrement dit dans une période de regain du conservatisme aux Etats-Unis. En effet, les femmes ont rencontré des limites lorsqu’elles veulent parler de leur sexualité sans prendre un risque physique ou d’isolement social dans un contexte où l’on impute à la responsabilité individuelle la perte du sens de la communauté, insistant ainsi sur la valorisation des valeurs religieuses et de la famille traditionnelle. Madonna résume cette idée ainsi : Dans notre société, une femme qui parle ouvertement de sexualité est considérée comme une dangereuse salope dont il faut avoir peur, mais faire peur, tout 86 compte fait, ce n’est pas si mal . Compte tenu de ces éléments conjoncturels que sont le regain de conservatisme et la campagne antipornographique, ce courant positionné du féminisme tend à aller davantage vers une sexualité informée que vers sa théorisation. Ainsi, d’après ces féministes, il n’est pas pertinent de vouloir calquer l’identité sexuelle à l’ensemble des postulats et concepts du féminisme, et qu’au contraire il est de l’ordre de la liberté des femmes d’écouter leurs désirs, même s’ils semblent opposés à la théorie féministe : Il fut un temps, je pensais qu’être féministe signifiait l’élimination de toutes pensées de soumission. Je n’ai pas pu : je ne l’ai pas fait. J’aime les positions de soumission et les joue de temps à autres. Je ne vois plus du tout cela comme un 87 but ou quelque chose qui ait encore besoin d’être analysé . Par conséquent, les expériences des femmes tendent à être mises en avant, autrement dit un retour sur les histoires individuelles est effectué dans la mesure, où selon Susie Bright, une icône du courant pro-sex et une ancienne « travailleuse du sexe », il y a des manques à ce niveau là au sein du féminisme : 84 85 86 87 Annexe 6. Annexe 2 (7) . http://xxx-madonna-xxx.skyrock.com Sally Tisdale, citée par Lisa Johnson dans son article « Pro-Sex Feminism », http://www.sexingthepolitical.com/2002/ one/jane.htm 28 VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes Au fur et à mesure que le mouvement a pris de l’ampleur, les femmes ont commencé à parler d’autres problèmes liés au sexe. Au début tout le monde était tellement intéressé par les idées de base, comment avoirun orgasme ouprendre le pas sur l’homme sexuellement, etc. Mais ensuite nous avons commencé à parler de ce qui nous excite, nos imaginaires sexuels, et c’est devenu bien plus sujet à controverse! Je me suis rendue compte qu’il y avait des éléments dans le féminisme qui ne tenaient pas compte de la sexualité humaine, et qu’un véritable 88 débat sur ce que pouvait être le véritable pouvoir sexuel des femmes était . Ainsi, le courant pro-sex postule le fait que l’imaginaire sexuel des femmes doit être séparé de toute théorie féministe et que les fantasmes ne doivent pas être jugés négativement, mais écoutés et partagés entre les femmes : Seules les femmes peuvent libérer leurs pareilles ; seules les voix des femmes accordent la permission d’être sexuelles, d’être libres d’êtres ce que l’on veut, 89 qu’elles se disent l’une à l’autre : vas y ! Le discours de Madonna va dans ce sens de la libre expression des fantasmes des femmes et ses vidéo-clips sont d’ailleurs pour elle un moyen d’exprimer les siens : 90 J’ai abordé mes fantasmes sexuels dans différentes chansons et vidéos . En outre, la citation à la fin du vidéo-clip Justify My Love tend à synthétiser l’idée précédente et établie la critique d’une police des désirs : Poor is the man whose pleasures depend on the permission of another 91 Dans une interview Madonna disait ainsi: Les gens gardent tout en eux ; ils ont peur de dire ce qu’ils ressentent ou ce dont ils ont besoin. C’est malsain de ne pas dire ce qu’on préfère, ce qu’on désire, ce qu’on est. Vivre avec cette honte a un effet très négatif sur les gens et sur la 92 société. Est-ce que le sexe est sale ? Seulement quand on ne se lave pas . L’artiste apparaît ainsi comme une des porte-parole de cette approche positive de la sexualité en refusant toute diabolisation de la sexualité. Cette idée transparaît notamment dans l’utilisation faite par la chanteuse de la thématique récurrente du sadomasochisme tant dans certaines paroles de chansons que dans certains vidéo-clips. Effectivement, dans 93 Express Yourself , Madonna se met en scène en tant que femme soumise avec l’image forte qui la représente enchaînée à un lit avec un collier et une laisse en métal (planséquence n°52 [02min41-02min42] et plan-séquence n°54 [02min44-02min46]). Par ailleurs, le vidéo-clip Justify My Love représente plusieurs scènes de sadomasochisme et plus largement des éléments qui évoquent cet univers. Tout d’abord, nous apercevons dans une des chambres d’hôtel une femme, les cheveux courts plaqués 88 Susie Bright, citée dans une interview sur le site http://www.feministes.net . 89 Nancy Friday, Women on Top : How Real Life Has Changed Women’s Fantasies, Simon & Schuster, 1991, traduction http://www.feministes.net. 90 Citée par Florence Trédez, p. 26. 91 Vidéo-clip Justify My Love, plan-séquence n° 30 [4min52-4min56]. 92 93 http://xxx-madonna-xxx.skyrock.com . Annexe 6. VALENÇON Camille_2007 29 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna avec un haut déchiré qui laisse apercevoir un de ses seins, elle porte des gants de cuir, elle se tient debout et caresse le mur de la chambre (séquence 2 plan 3 [00min21-00min22] ). Puis, nous découvrons un couple où l’homme, habillé de cuir, est en train de resserrer le corset d’une femme, elle-même habillée de cuir, avec des porte-jarretelles, elle grimace de douleur et/ou de plaisir (séquence 2 plan 10 [1min20-1min21]). La scène suivante représente le partenaire de Madonna, il est assis, attaché et habillé de cuir ; une femme avec une casquette de cuir et des bretelles lui cachant les seins arrive, lui tire les cheveux puis le caresse, la caméra est positionnée depuis le lit autrement dit depuis la vue que Madonna a de la scène (séquence 11, plan 2 [3min10-3min23]). Enfin, nous retrouvons le premier couple, où l’homme tient violemment le visage de la femme qui semble être effrayée (planséquence n°24 [4min19-4min24]). Ces scènes dénotent le pluralisme du sadomasochisme dans le sens où la femme ne tient pas forcément toujours la place de la soumise. C’est dans ce sens que nous retrouvons Madonna en « maîtresse » sadomasochiste 94 dans le clip Erotica ainsi que dans les paroles correspondantes. Le clip débute sur une 95 image de la chanteuse masquée avec un ongle très long symbole de l’allégorie fétichiste pouvant représenter le fait de griffer, d’enfoncer et la pénétration (plan-séquence n°1 [ 00min-00min08]). Parallèlement, les paroles mettent en lumière le rôle de dominatrice que prend la chanteuse : My name is Dita I’ll be your mistress tonight I’d like to put you in a trance […] Give it up, do as I say Give it up and let me have my way Cette chanson met en lumière le plaisir dégagé par cette pratique : There’s a certain satisfaction In a little bit of pain […] I’ll give you love, I’ll hit you 96 like a truck […] I could bring you so much pleasure De plus, Madonna exacerbe cette tendance dominatrice par les regards directs à la caméra et le ton bas à la limite du parlé, englobant le spectateur dans ce registre. Le vidéo clip Erotica est une ode au plaisir charnel et à la pluralité des sexualités et des fantasmes. Il ressort ainsi beaucoup de scènes qui représentent des scènes sadomasochistes mais qui montrent une alternance dans la place du soumis(e) comme nous l’avons vu dans Justify My Love. Effectivement, Madonna se place elle-même en position soumise, nous la voyons ainsi en train de se mettre un masque de cuir avec des clous, un homme est derrière elle et porte également une tenue de cuir, elle est à quatre pattes par terre puis l’homme vient se mettre sur elle en la tenant en laisse (séquence n°40 [02min13-02min20]). Ensuite, la chanteuse porte des coups de fouet à un homme attaché (séquence n°66 [03min25-03min34]). Cette pratique correspond à la mise en scène d’un fantasme, de l’appropriation de rôles qui ne doivent pas être corrélés aux rôles sociaux générés par les rapports de genre développés par le féminisme, Susie Bright évoque cette idée : Le SM érotique est écrit à l’avance, et précis… ce n’est pas quelque chose dans lequel on se laisse emporter sans de vrais accords ou de vraies limites. Ce n’est pas une dérive abusive ou dégradante des conventions hétérosexuelles 94 95 Annexe 6. Ce symbole se retrouve également dans le vidéo-clip Justify My Lovelors des scènes avec le danseur qui portent des faux ongles assimilables à des griffes (par exemple plan-séquence n°3 [1min27-1min36]). 96 30 Annexe 1 (7) . VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes dans laquelle la femme doit se mettre à disposition de son mari sans le moindre 97 recours ou la moindre mot à dire Madonna retranscrit au travers de la représentation de l’univers sadomasochiste et fétichiste la revendication de la liberté d’expression en terme de désirs sexuels qui ne rentreraient pas dans les normes définies par les pratiques sexuelles légitimes : Ma position sur la sexualité, c’est qu’il n’est pas nécessaire de prendre position 98 quelle qu’est soit mais d’être libre de faire ce que l’on veut . De plus, elle tend à se moquer de la morale religieuse dans le domaine de la sexualité comme le symbolise la scène où elle lèche puis se fait taper par une marionnette qui semble incarner l’Eglise dans le vidéo-clip Erotica (plan-séquence n°32 [01min56-01min57] et planséquence n°34 [02min00-02min02]). Par ailleurs, Madonna tend à s’insérer dans l’approche positive de la sexualité du fait qu’elle tend à aborder cette dernière comme un jeu. Elle utilise souvent l’humour lorsqu’elle aborde cette thématique. Dans le vidéo-clip Justify My Love, la chanteuse aborde une attitude décomplexée par rapport aux rencontres sexuelles qu’elle vient de vivre : elle quitte la chambre où se sont déroulés ses ébats en riant (plan-séquence n° 29 [4min42-4min56]), signifiant de cette manière l’aspect ponctuel et dédramatisée de la sexualité. Dans le clip Erotica, plusieurs gros plans de Madonna, habillée en maîtresse sado masochiste avec masque, corset et cravache, sont effectués alors qu’elle sourit : séquence n°6, plan n°3 [00min42] ou alors lorsqu’elle fait un clin d’œil en direction de la caméra créant une certaine connivence et une complicité avec le spectateur (plan-séquence n°65 [03min22-03min24]). Cette attitude contraste totalement avec le rôle qu’elle tient dans cette vidéo, évoquant de ce fait le côté amusant de théâtraliser, de jouer la « chef d’orchestre » d’une pléiade d’expériences sexuelles qui s’y déroulent. Il en va de même dans celui de Vogue, où la chanteuse apparaît torse nu ses bras cachant sa poitrine et éclate de rire (planséquence n°88 [03min02] et plan-séquence n°91 [03min04]). Pour lier l’aspect sadomasochiste à celui de l’humour, nous pouvons prendre l’exemple des paroles de la chanson Hanky Panky 99 , qui est une apologie ironique de la « fessé » : Like hanky panky [hanky panky] Nothing like a good spanky [good spanky] Don’t take out your handkerchiefs I don’t wanna cry, I just wanna hanky panky 100 Enfin, dans le livre Sex, tout d’abord la photographie 041 est l’un des éléments les plus révélateurs de l’approche décomplexée et amusée que Madonna possède en matière de sexualité. Effectivement, cette photographie la représente torse nue sous un homme qui est debout appuyé contre un mur et également nu, elle regarde son sexe en riant d’un air 101 amusé, voire moqueur. Ensuite, le texte 103 symbolise quant à lui le sexe comme un outil d’amusement : Sex was a game to her like Jeopardy ! Or Hollywood Squares Like monopoly or Trivial Pursuit. 97 98 Susie Bright, citée dans une interview sur le site http://www.feministes.net . http://xxx-madonna-xxx.skyrock.com 99 100 101 Annexe 1 (6) . Annexe 2 (10) . Annexe 2 (19) . VALENÇON Camille_2007 31 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Madonna tend ainsi à renforcer et à élargir l’autonomisation de l’activité sexuelle des femmes en plaçant ici une distance par rapport à la resignification d’une «bonne» sexualité qui sert à créer du lien social au travers notamment des enfants et qui ne s’effectuerait avec un homme seulement par amour ou par tendresse. Madonna tend ainsi à se détacher d’une définition comme quelque chose de grave qui tend à être analysé. De plus, elle replace l’idée de désir par la représentation de fantasmes au cœur de la sexualité des femmes, cette idée étant complètement évitée voire diabolisée par le courant anti-porn qui récupère la sexualité comme lieu immuable d’oppression des femmes : Par sexe, j’entends spontanéité, absence de limites, fin des tabous, bref la libido 102 de Freud et non pas les strip-teases dans les boîtes de troisième ordre . Nous allons voir que Madonna s’ancre également dans la libre expression des désirs féminins par ses références à d’autres pratiques et identités sexuelles qui s’établissent hors du cadre du schéma hétérosexuel tel que le lesbiannisme. . 2. Le féminisme lesbien La question du lesbianisme, et plus largement des questions sexuelles, ont profondément divisé le mouvement des femmes et c’est ainsi que ce sont créés des courants spécifiques au sein même du féminisme. Au début des années 1970, certaines féministes radicales affirment le fait que le lesbianisme est l’extension naturelle du féminisme et compte tenu de la dénonciation du système patriarcat, le fait de coucher avec des hommes représente une trahison. La célèbre phrase du groupe Ti-Grace Atkinson’s The Feminists tend à confirmer cette idée d’autonomisation par rapport aux hommes et de la mise en pratique des idéaux féministes d’indépendance : 103 Le féminisme est la théorie, le lesbianisme est la pratique A la fin des années 1970, des féministes telles que Adrienne Rich, Susan Brownmiller, Nicole Brossard se qualifient de lesbiennes-féministes et dénoncent l’hétérosexualité comme norme contraignante pour les femmes qui se place comme centrale dans les rapports de domination exercés par les hommes sur les femmes. Les féministes appartenant au courant spécifique du féminisme lesbien tendent à déconstruire l’idée selon laquelle l’hétérosexualité est la forme de sexualité « naturelle ». Le courant des lesbiennesféministes a pour objectif de briser la marginalité dans laquelle ont été placées les lesbiennes du fait de leur attrait pour des personnes du même sexe qu’elles, mais plus largement pour dénoncer la frontière établie entre la femme normale hétérosexuelle et celle homosexuelle dite « déviante ». En outre, d’une manière plus large, ce mouvement tend à s’autodéfinir en interprétant les attirances sexuelles que vivent ses membres ; en somme, le féminisme-lesbianisme correspond à un mouvement social fondé sur l’affirmation identitaire. Les années 1980 représentent la décennie où le féminisme lesbien se détache du mouvement des femmes. Dans le contexte conservateur américain, pendant lequel le féminisme entre dans un processus d’institutionnalisation et de professionnalisation, les questions lesbiennes et les réflexions sur l’hétérosexualité en tant qu’institution oppressive pour les femmes sont écartées par les théories féministes : 102 103 32 http://xxx-madonna-xxx.skyrock.com . Louise Toupin, « les courants de pensées féministes ». VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes Cette conjoncture rendait problématique la relation entre féminisme et 104 lesbianisme . En effet, cette tendance conjoncturelle ne favorise pas les revendications des lesbiennesféministes concernant des représentations explicites de leur sexualité. Les années 1990 vont d’ailleurs dans le sens d’une plus grande visibilité du courant tant dans l’espace public au travers des médias que dans l’espace politique avec la dénonciation des discriminations dont sont victimes les lesbiennes ainsi que la reconnaissance de leurs droits. Madonna s’inscrit pleinement dans ce contexte lorsqu’elle met en scène des relations lesbiennes dans ses vidéo-clips comme par exemple celui d’Erotica. En effet, nous voyons trois femmes sur une plage, deux sont habillées avec des costumes d’homme tandis que la troisième est nue. Elles se touchent et s’embrassent. Nous apercevons également une quatrième femme dans l’eau, totalement nue elle aussi et les effets de la caméra sont effectués de telle manière à ce qu’on ait l’impression que les trois femmes regardent en direction de celle dans l’eau (plan-séquence n°15 [1min07], séquence n°16 [1min08-01min12]). Ensuite, il y a un gros plan de deux femmes, une blonde décolorée et une femme noire, en train de s’embrasser (séquence n°25 plan n°5 [01min40-01min42]). Ces scènes apparaissent dans la démonstration globale faite dans cette vidéo en terme de la pluralité des pratiques sexuelles. Madonna fait en effet une liste exhaustive des différentes positions et formes de sexualités allant plus dans la description que dans un véritable positionnement. Les images de ce vidéo-clip apparaissent quasiment comme des images subliminales, s’enchaînant très rapidement comme pour exciter le spectateur en faisant travailler son imagination sur des scènes très rapides. De ce fait, les scènes de lesbiannisme apparaissent ici comme une forme esthétique de sexualité possible qu’une réelle revendication par rapport à l’homosexualité. 105 106 Par ailleurs, les photographies 009 et 014 du livre Sex mettent en scène Madonna ligotée à une chaise avec deux lesbiennes stéréotypées dans le sens de « butch dykes 107 » : elles sont en effet percées et portent de nombreux tatouages, elles ont le crâne quasiment rasé et l’on devine que ce sont des femmes du fait de leur poitrine. La première photographie représente Madonna qui embrasse une des deux femmes qui la menace d’un cran d’arrêt pendant que la deuxième lui embrasse un de ses seins. La seconde la met en scène toujours attachée, avec l’une des femmes qui lui tire les cheveux ; elle ouvre la bouche d’un air horrifié. Ces photographies représentent une mise en scène lesbienne avec une totale surexploitation des codes homosexuels. En effet, elles dénotent le caractère butch exacerbé avec le côté dominateur des deux femmes lesbiennes comme certaines scènes de Justify My Love l’évoquaient déjà. Madonna illustre ainsi l’homosexualité féminine par des stéréotypes du genre. Ainsi, dans un certain sens ces deux lesbiennes apparaissent comme marginalisées face à Madonna qui adopte le rôle de la femme blonde effrayée par l’homosexualité, en somme la femme « idéale » en prenant en référence les normes hétérosexuelles : 104 Line Chamberland, La place des lesbiennes dans le mouvement des femmes, Labrys : Etudes féministes, numéro 1-2, juillet/décembre 2002. 105 106 107 Annexe 2 (5) . Annexe 2 (6) . Expression venant de l’argot désignant des lesbiennes au look de «camionneuses» ; ces deux femmes sont Allistair Fate et Julie Tolentino. VALENÇON Camille_2007 33 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Madonna est le symbole de l’innocence. Contrairement à elle, leur corps n’est pas ferme et musclé, leur visage n’est pas celui de la nouvelle américaine typique, bien nourrie et maquillée. Dans cette scène, l’une des plus fortes images non érotiques ou pornographiques, montre Madonna à une certaine distance des deux femmes ; elle a l’air angoissée comme si elle ne se trouvait pas à sa place. La présence de Madonna invite le lecteur lambda à imaginer qu’il peut lui aussi consommer des images de différence, participer aux pratiques sexuelles décrites, 108 tout en restant insensible, en restant inchangé Ainsi, Madonna tend à emprunter des symboles du féminisme lesbien dans son travail artistique. C’est notamment le cas dans le vidéo-clip Express Yourself (plan-séquence n°41 [1min56-2min02]) où elle apparaît vêtu d’un costume d’homme et porte un monocle. Dans les années 1920, afin de protester contre l’ordre du patriarcat, les lesbiennes politisées portaient un monocle pour ironiser sur les hommes détenants le pouvoir tels que les banquiers, les patrons ou encore les chefs de famille : Madonna usant d’un tel accessoire signifie donc lesbianisme et contestation du 109 patriarcat . Dans le vidéo-clip c’est un homme d’un certain âge qui symbolise ce pouvoir dans la mesure où il est le patron d’une grande industrie et porte un monocle pour regarder Madonna qui est soumise à lui (séquence n°65 [02min56-02min59]). La référence au lesbianisme chez Madonna correspond à un élément de possibilité sexuelle parmi d’autres ; il s’inscrit au même titre que les relations interraciales, les relations sadomasochistes ou encore les relations hétérosexuelles. Par conséquent, nous ne pouvons dire que nous assistons à une véritable prise de position de la part de Madonna pour les questions lesbiennes en dépit de son identité sexuelle personnelle (elle reconnaît être bisexuelle dans certaines interviews). En outre, il n’y a pas de réelle prise de distance par rapport aux catégories sexuelles car l’hétérosexualité reste la norme omniprésente dans les textes et les vidéo-clips de la chanteuse. En revanche, nous pouvons dire qu’elle participe au courant du féminisme lesbien dans le sens où elle permet une certaine visibilité dans son travail artistique mais il est à signaler que ces références sexuelles ont pu être insérées afin de « coller » aux tendances des marges de la société américaine. En effet, le milieu des années 1980 correspond à une époque de grande production culturelle lesbienne et au début des années 1990 les médias américains relaient de manière massive les questions lesbiennes et gay. Ainsi, il est à supposer que Madonna a pu mettre en scène des fantasmes pouvant correspondre aux imaginaires sexuels de lesbiennes et de gay pour élargir son public. Certains fans de la communauté gay reconnaissent en effet certains de leurs fantasmes dans certains vidéo-clips comme celui de Justify My Love : She shimmies into our fag imagination, spreads her legs for our dyke approbation, grabs us by the pudenda and makes us face things we didn’t think it 110 was possible to learn from pop music 108 Bell Hooks, «Madonna: Plantation Mistress or Soul Sister? » Black Looks: Race and Representation, 1993 dans Georges-Claude Guilbert, op.cit., p.68. 109 Ibid, p. 65. 110 G. Greer, The Whole Women, The Transworld Publishers, p. 319, cité par Whiteley Sheila, Women and popular music, Sexuality, Identity and Subjectivity, Routledge, 2000, p. 149. 34 VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes Madonna nous l’avons vu fait référence de manière régulière aux pratiques lesbiennes et empruntent des symboles relevant du féminisme lesbien. Elle tend à inscrire la pratique lesbienne comme une pratique qui sort des normes sexuelles légitimes mais qui entraîne parfois sa marginalisation par rapport à la référence hétérosexuelle. Nous allons maintenant étudier de manière plus globale les liens et les apports que Madonna peut entretenir avec les théories du genre. C. Madonna et les théories du genre 1. La remise en question du sujet « femmes » Le mouvement féministe contemporain s’est inscrit dans une contradiction entre la construction d’une catégorie d’identification politique des femmes et la remise en cause de cette construction du fait de sa nature réductrice, débouchant ainsi sur des pistes de déconstruction du sujet même du féminisme. Les premières féministes radicales ont mis en avant l’idée d’une féminité spécifique en tant que base biologique permettant l’unité des femmes alors que, nous l’avons vu précédemment, les courants positionnés du féminisme ont basé leur savoir sur la politisation des expériences diverses afin d’aboutir à une nouvelle subjectivité politique. Les nouvelles théories féministes des années 1990, qualifiées de post-modernes, remettent en question l’existence a priori d’une catégorie « femmes » qui engloberait l’ensemble des femmes sous le compte du partage de l’expérience d’une oppression commune. Effectivement, elles s’opposent au processus d’homogénéisation des traits caractérisants les femmes qui est effectué afin de se placer dans la sphère politique et donc publique. Des tentatives de phraséologie se sont produites dans le mouvement des femmes avec des connotations politiques afin de constituer une catégorie « femmes ». En effet, des termes comme celui de « patriarcat » ont été utilisés afin de développer une vision du monde commune et pour renforcer une certaine cohérence interne au mouvement féministe. Les prémisses d’une critique de cette unité normative sont apparues notamment avec certaines tendances du féminisme, vues précédemment, à aborder les questions sexuelles de manière négative ou au travers d’exemples d’oppression caractérisés comme le viol ou la pornographie qui ont poussé certaines féministes telles que Donna Haraway, Teresa De Lauretis ou encore Monique Wittig, à mettre en œuvre des nouvelles stratégies d’identification. Ainsi, elles ont mis en lumière l’existence de sous-cultures, telle que le lesbiannisme, pour que les femmes ne soient plus obligées de s’identifier en tant que femmes et pour défaire et reconstruire les identités. Par ailleurs, les féministes afro américaines ont également remis en cause l’existence d’une expérience universelle des femmes qui serait selon elles celle des femmes blanches et se sont sentis donc exclues de la définition du sujet effectuée par le féminisme : Beaucoup de Noires diraient (…) que le féminisme appartient aux Blanches ; elles l’ont créé à l’origine comme une forme d’analyse, et c’est une forme d’analyse VALENÇON Camille_2007 35 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna qui ne prend en compte que leur expérience. Nous ne devrions donc pas nous en 111 mêler . Judith Butler est l’une des nouvelles féministes à avoir procédé à un retour réflexif sur le sujet du féministe ainsi qu’une poussée critique et théorique. Tout d’abord, elle reproche le développement d’un langage sensé représenter les femmes comme condition de la visibilité de ces dernières car cela signifierait la constitution du sujet « femmes » en des termes 112 stables oupermanents . Cette formation discursive du sujet du féminisme suppose ainsi représenter une seule et même identité correspondant à celle des femmes. Cependant, l’appartenance à un sexe ne peut définir une personne dans sa totalité. Par conséquent, la philosophe dénonce le postulat selon lequel le féminisme devrait reposer sur une base universelle dont découlerait une identité des femmes, qui serait alors transculturelle et qui serait liée à une oppression spécifique dont seraient victime les femmes à savoir celle du patriarcat ou encore de la domination masculine. En somme, Butler s’oppose aux revendications universalistes et aux politiques de coalition qui ont pu être dégagées par les féministes antérieures. Elle tend ainsi à dépasser l’illusion du partage entre les femmes d’une identité collective commune qui en réalité crée des exclues et effacent les multiples axes de domination (sur des bases de races ou encore de sexualité) en revenant sur la performance du genre sexuel et sur les frontières mouvantes de l’identité. 2. Pour une construction variable de l’identité au travers du prisme du genre Dès 1968 le psychanalyste Robert Stoller a utilisé le concept de genre pour distinguer le psychologique du biologique dans le processus de définition de l’identité : Pour être précis, un court exercice de vocabulaire : sexe (état de mâle et état de femelle) renvoie à un domaine biologique quant à ses dimensions chromosomes, organes génitaux externes, gonades, appareils sexuels internes (par exemple, utérus, prostate), état hormonal, caractères sexuels secondaires et cerveau ; genre (identité de genre) est un état psychologique masculinité et féminité. Le 113 sexe et le genre ne sont nullement nécessairement liés . Stoller développe ici l’idée selon laquelle l’assimilation de l’identité sexuelle au seul et unique organe sexuel engendre une méconnaissance du processus même d’élaboration que suppose l’accès à cette identité. Par ailleurs, la féministe Ann Oakley a étendu les champs du concept de genre au culturel et au social. Effectivement, son travail d’analyse établit comme postulat le fait qu’une assimilation entre le sexe et le genre pose ce dernier comme naturel et met sous silence les conditions sociales qui se jouent dans la constitution du genre : 111 Paroles de Bell Hooks dans Mary Childers et Bell Hooks, A Conversation about Racer and Class, in Marianne Hirsh et Evelyn Fox Keller, cite dans « Le Sujet Femmes : Le féminisme des années 1960-1980 », Yasmine Ergas dans Georges Duby, op. cit., p. 517. 112 113 Judith Butler, , op.cit., p. 60. Robert J. Stoller, Presentations of Gender, traduit en français sous le titre Masculin ou féminin?, PUF, Paris, 1985, repris dans Erving Goffman, op. cit., p. 19 36 VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes « Sexe est un mot qui fait référence aux différences biologiques entre mâles et femelles […]. « Genre », par contre, est un terme qui renvoie à la culture : il concerne la classification sociale en « masculin » et « féminin »[…]. On doit admettre l’invariance du sexe comme on doit admettre la variabilité du 114 « genre » . Judith Butler pose le concept de genre comme base dans la reconstruction du sujet du féminisme : ce terme nouveau permet effectivement de formuler une politique de représentation élargie. Tout d’abord, la philosophe distingue le genre du sexe pour vaincre le critère biologique qui est assimilé au genre, autrement dit ce dernier découlerait « naturellement » du sexe. 115 De ce fait, elle parle d’une interprétation plurielle du sexe qui contredit ainsi l’unité fictive de la communauté des femmes : on n’ « est » pas son sexe, Butler énonce que le sexe ne peut rendre compte de l’exhaustivité de l’identité. 116 Ainsi, le genre apparaît comme un artefact affranchi du biologique et dans cette mesure le genre masculin peut s’appliquer à un corps féminin et vis et versa. Si l’on revient sur la construction des genres il faut tout d’abord mettre en évidence le rapport entre le corps et le genre. En effet, le corps apparaît lui-même comme une construction, il est matérialisé par le langage au travers de significations culturelles à savoir le discours culturel hégémonique concernant le système binaire des sexes qui fait transparaître ce dernier comme allant de soi. Ainsi, cela tend à prouver que le système binaire instaurant le genre féminin au sexe féminin en opposition au genre masculin au sexe masculin est une construction tant discursive que normative. Cette unité de sexe et de genre est construite 117 selon une matrice d’intelligibilité culturelle et non comme résultat descriptif de l’expérience, engendrant des exclusions d’individus ne correspondant pas à ce mode binaire. Butler tend à s’opposer aux identités fixées par des concepts stabilisants tels que le sexe, le genre ou encore la sexualité. Des personnes qui ne rentreraient pas dans l’identité de référence à savoir une identité où sont cohérents le sexe, le désir et le genre et qui seraient marquées de manière discontinue en terme de genre ou de sexualité, seraient alors considérées comme « anormales ». De plus, le genre est performatif c’est-à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être ainsi les actes de paroles vont contribuer à expliquer l’émergence continue du genre sexuel et la constitution de la féminité et de la masculinité par des paroles culturelles « obligatoires ». La théorie du genre se pose en réaction à cette identité normative en établissant le fait que le genre n’est pas un objectif à atteindre mais qu’il est fluide et qu’il peut se modifier selon le temps et le contexte, s’inscrivant de ce fait dans une coalition ouverte d’identités diverses pouvant ainsi mieux représenter les femmes dans leur globalité et dans leurs différences et non selon des attributs fixes. En effet, Butler prétend ouvrir les possibilités pour qu’une personne puisse former et choisir leur propre identité individuelle au travers de la performance du genre, c’est-à-dire au travers des actes plutôt que selon une identité unidimensionnelle en terme de désir et de genre. 114 Ann Oakley, Sex, Gender and Society, Harper Colophon Books, New York, 1972, repris dans Erving Goffman, op. cit., p.19. 115 116 117 Judith Butler, , op.cit., p. 67. Ibid, p. 68. Ibid, p. 84. VALENÇON Camille_2007 37 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Madonna corrobore l’idée d’une identité qui ne serait pas immuable au travers des changements constants d’images, reflétant son goût pour la métamorphose, qu’elle diffuse au travers de ses clips et de ses apparitions scéniques. Elle débute en effet sa carrière avec un look très « new yorkais » et underground avec une multitude de colliers, des ceintures de cuir et de métal, des chapelets et des crucifix, des mitaines ajourées, de la dentelle noire ainsi que des bracelets superposés. De plus, elle porte un maquillage grossier ainsi qu’une coiffure peu soignée (le vidéo-clip de Like A Virgin est très représentatif de ce premier look de Madonna). Cette époque (1983-1985) est d’ailleurs marquée par le développement du 118 phénomène des wannabes c’est-à-dire les nombreuses jeunes filles qui ont imité la chanteuse. A cette période où elle disait jouer à la « rebelle », s’est succédée une phase qui débute en 1986 où Madonna a énormément mincit, fait beaucoup de musculation et elle est apparue les cheveux courts blonds, faisant figure « d’athlète ». Enfin, de 1989 à 1994, elle a arboré un style à la Marilyn Monroe avec des cheveux bouclés toujours blonds, un maquillage travaillé (un regard de braise et des lèvres avec un rouge vif) et un style vestimentaire très stéréotypée par rapport aux standards de la féminité. Dans le même sens, Madonna tend à symboliser la fluidité de l’identité dont Butler évoque les contours par les rôles qu’elle jouent à l’image. En effet, tour à tour elle se transforme et se met dans la peau de personnages qui vont d’un extrême à l’autre. Ainsi, elle joue à la jeune femme innocente dans le vidéo-clip Like A Virgin, puis successivement danseuse dans un peep show et garçon manqué dans Open Your Heart. Dans Express Yourself elle joue à la fois à la femme d’intérieur séduisante, à la femme soumise et à la femme meneuse d’hommes dans le sens de patronne avec une multitude d’hommes sous ses ordres. Quant au vidéo-clip de Vogue elle apparaît en tant que femme fatale avec robe de soirée et maquillage soigné et en tant que femme plus masculine portant un costume trois pièces. Enfin, dans le vidéo-clip Justify My Love elle apparaît en tant que femme libérée très féminine en proie à une rencontre sexuelle et dans celui d’Erotica et les photographies de Sex elle alterne entre une maîtresse sadomasochiste et une femme soumise. Au travers de cette liste d’exemples nous pouvons voir comment Madonna au travers de ses personnages parvient à symboliser les identités multiples dont les femmes peuvent endosser. Enfin, le concept d’identité variable est souligné au travers du jeu que Madonna effectue par rapport au genre et notamment de la construction du genre. Tout d’abord, elle tend à brouiller les frontières des genres masculin et féminin par certains personnages présents dans ses vidéo-clips. Dans Justify My Love plusieurs personnes qui sont présentes possèdent une apparence ambiguë en terme de genre : la première personne qui apparaît dans une des chambres de l’hôtel est filmée de manière furtive et l’on devine que c’est une femme, du moins qu’elle appartient au genre féminin du fait de sa poitrine, les traits de son visage ne permettent pas en effet d’établir de manière catégorique son sexe (séquence n °2, plan n°3 [00.21-00.22]). Plus loin, on entrevoit un homme torse nu assis sur un lit avec des caractéristiques féminines, il porte en effet un bandeau et les cheveux mi-longs ondulés (séquence n°2, plan n°5 [00.26-00.27]). Ensuite, un couple de personnes est aperçu face à un miroir, les deux portent les cheveux longs, sont maquillées mais semblent être des hommes (plan-séquence n°8, [2min45-2min49]). Dans toutes ces scènes, la caméra filme délibérément de manière furtive afin que le spectateur, soit s’arrête aux caractéristiques types du genre que possèdent ces personnages et ne s’attache pas à leur sexe biologique, soit pour qu’il se pose la question et ait des doutes. 118 « Individu qui tente d’émuler une personne (souvent célèbre) ou un style particulier, sans y parvenir nécessairement », Georges-Claude Guilbert, op, cit., p. 304. 38 VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes En outre, afin de brouiller les frontières entre les genres, le processus de maquillage et des vêtements classiquement et culturellement attribués à tel ou tel sexe sont utilisés. Ainsi, toujours dans Justify My Love, lorsque Madonna commence ses ébats avec le personnage interprété par Tony Ward, un effet de caméra permet de voir que ce dernier a été remplacé par un autre personnage qui possède comme lui les cheveux courts mais il est maquillé et il semble que l’on aperçoit les bretelles d’un soutien-gorge (séquence n°6 [1min57-2min42]). Ensuite, par un effet de caméra de haut en bas on découvre que cette fois-ci c’est Madonna qui est remplacée par le deuxième homme qui se fait embrasser et caresser par Tony Ward ; on s’aperçoit qu’il porte des talons, des bas, des porte-jarretelles et un soutien-gorge identiques à ceux de Madonna (plan-séquence n°19 [3min57-4min04]). Puis, la caméra filme de bas en haut, on s’attend à voir réapparaître le visage de l’homme mais l’on retrouve celui de Madonna ( plan-séquence n°22 [4min09- 4min13]). Par conséquent, nous voyons ici la manière dont l’artiste joue sur l’ambiguïté des genres par l’artifice du maquillage et des vêtements, ceci tend à montrer le genre comme un déguisement plus que comme une véritable dimension de l’identité sexuelle des individus. Le thème du maquillage comme jeu est repris dans Justify My Love lorsque deux femmes habillées de costumes d’hommes sont en train de se maquiller des moustaches et que l’on aperçoit Madonna en arrière plan en train de rire (plan-séquence n°20 [04min04-4min06]). De manière réciproque, sur 119 la photographie 045 du livre Sex, cette fois-ci c’est Madonna qui maquille les lèvres d’un homme qui est en train de se tirer les cheveux. Madonna incarne la variation de l’identité de manière superficielle à savoir en terme d’apparence du fait même de ses métamorphoses vestimentaires, du changement de son style voire de son anatomie. De plus, elle tend à interpréter le genre comme un jeu, comme un prétexte au déguisement plus qu’un approfondissement du concept d’identité de genre. Nous allons maintenant étudier le rapport qu’elle détient avec l’identité sexuelle hétérosexuelle. 3. La critique de la norme hétérosexuelle Nous l’avons vu précédemment, Butler parle de genres intelligibles pour faire référence aux genres culturellement construits qui articulent de manière cohérente le sexe, le genre, le désir et également la pratique sexuelle. Le désir sexuel et la pratique sexuelle apparaissent ici au travers de ce prisme d’intelligibilité comme le résultat mécanique du sexe biologique et de son genre qui corrobore ce dernier. Dans la mesure où la société au travers d’effets d'institutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus instaure un système binaire du féminin et du masculin, la norme tend vers une hétérosexualisation du 120 désir, Butler parle l’hétérosexualité d’institution . Le mariage est un exemple d’institution qui se définit comme référence des sexualités, en ce sens cette référence se pose contre les sexualités différentes, qui seraient alors considérées comme « périphériques », autrement dit qui ne sont pas par essence hétérosexuelles. En somme, il représente une institution sociale qui véhicule une politique des sexualités et qui encourage l’hétérosexualité en tant que modèle sexuel et coutume érotique. Ainsi, selon le discours culturel hégémonique certaines formes de sexualité et plus largement d’identité ne peuvent exister hors de cette cohérence interne au genre. Butler 119 120 Annexe 2 (11). Judith Butler, op.cit., p. 92. VALENÇON Camille_2007 39 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna remet en cause ces discours en postulant le fait que des identités s’affranchissent de cette normalisation et tendent à être appréhendées par le biais de matrices concurrentes et 121 subversives qui viennent troubler l’ordre du genre . Monique Wittig dans le même sens énonce l’idée selon laquelle le système binaire est au service de buts reproductifs du système hétéronormé qui place les femmes en situation d’esclavage par rapport à ce dernier ou en tant que fugitives si l’on considère le cas des lesbiennes. Effectivement, l’auteur considère que la catégorie de sexe est une catégorie politique qui fonde la société en tant qu’hétérosexuelle et par conséquent les femmes sont soumises à une économie hétérosexuelle qui les pousse à tendre vers les activités de reproduction et d’éducation des enfants au travers notamment du contrat de mariage. Or, Wittig considère que le comportement sexuel n’est pas le résultat de l’organisation des organes génitaux, il se détache en effet de la fonction reproductive avec l’apparition d’une subjectivité féminine qui ne tend pas à s’aligner sur le désir hétérosexuel. L’existence même de l’identité sexuelle homosexuelle chez les femmes a permis de démontrer que ces dernières ne constituent pas un « groupe naturel »,c'est à dire un groupe social d'un type spécial : un groupe perçu comme naturel, un groupe d'hommes considéré comme 122 matériellement spécifique dans son corps , comme les discours culturels ont pu le laisser entendre. En outre, selon Wittig le discours hétérosexuel est violent par rapport aux homosexuels hommes et femmes dans le sens où ces derniers vont être considérés comme « différents ». 123 Elle parle ainsi de pensée straight en référence au titre de l’ouvrage de Lévi-Strauss Pensée sauvage. Wittig postule que la relation obligatoire entre un homme et une femme engendre une attitude totalisante dans le sens où l’hétérosexualition obligatoire atteint de multiples domaines tels que l'histoire, le langage, la culture et les sociétés et surtout qu’elle est considérée de manière insidieuse comme étant de l’ordre du « cela va de soi ». Dans les années 1980, le mouvement Queer, dont l’idée clé est la fluidité dans la construction de l’identité, va apparaître comme un des moyens mis en œuvre pour altérer l’ordre et la cohérence « naturelles » du genre en mettant en cause l’institution de l’hétérosexualité dans la mesure où le désir homosexuel va transcender les catégories de sexe. Ce mouvement est issu de certains groupes homosexuels qui après avoir lutté contre le terme péjoratif de queer, signifiant homosexuel, se le sont réapproprié pour en faire un mot d’ordre et de mobilisation. La théorie Queer tend à dissoudre la binarité du genre et des sexes en exaltant la multitude des identités sexuelles et de la matérialité des corps. L’objectif de ce mouvement est de développer une politique du minoritaire dans le sens d’une réfutation de la normalisation des identités et d’une stratégie politique dans un contexte où les différences par rapport à la norme hétérosexuelle ont été écartées. La rhétorique de Madonna tend à s’inscrire dans les théories du genre dans la déstructuration qu’elle effectue dans la cohérence sexe/désir/genre. Effectivement, nous avions vu précédemment qu’elle emprunte au féminisme lesbien la représentation du désir homosexuel pour montrer que le désir féminin peut s’écarter de la norme hétérosexuelle. 121 122 Judith Butler, op.cit., p. 65. Colette Guillaumin, Race et nature : Système des marques, idée de groupe naturel et rapport sociaux, Pluriel, n°11, 1977 cité dans « Monique Wittig : La pensée straight », http://www.feministes.net . 123 Colette Guillaumin, Race et nature : Système des marques, idée de groupe naturel et rapport sociaux, Pluriel, n°11, 1977 cité dans « Monique Wittig : La pensée straight », « Straight signifie en anglais "droit, juste, en ordre". L'idée de "normalité" qui y est impliquée fait utiliser ce mot par le mouvement homosexuel pour désigner péjorativement ce qui relève de l'hétérosexualité », définition située dans l’article La pensée straight de Monique Wittig , Questions féministes #7, février 1980. 40 VALENÇON Camille_2007 II. Les discours de Madonna à la lumière des théories féministes En effet, Madonna place de manière générale la pratique sexuelle homosexuelle comme une des possibilités de la sexualité. Nous avons notamment vu que dans son vidéoclip Erotica la description de comportements sexuels divers avec la mise en scène de couples hétérosexuels, de couples gais ou encore lesbiens avec de surcroît des pratiques sadomasochistes. Dans ce sens, la chanteuse présente des alternatives à l’institution hétérosexuelle dont parlent Butler et Wittig même s’il est à souligner qu’elle se réfère de manière majoritaire à la relation hétérosexuelle tant dans ses vidéo-clips que dans ses paroles. Par exemple, dans Open Your Heart les paroles sont destinées à un homme : I think that you’re afraid to look in my eyes You look a little sad boy, I wonder why 124 I follow you around but you can’t see Il en va de même pour les paroles de Express Yourself, qui peuvent être perçues comme des conseils à destination des femmes compte tenu de l’injonction effectuée au début de la chanson, faisant de l’hétérosexualité une règle générale : Come on girls Do you believe in love ? […] Make him love you till you can’t come 125 down […] Make him express how he feels Et enfin celles de Like A Virgin: 126 Gonna give you all my love, boy Madonna s’est davantage insérée dans le mouvement Queer par une certaine appropriation qu’elle a effectué de ce mouvement plutôt que du fait d’un discours revendicatif dans le sens de sa reconnaissance politique. Tout d’abord, pour illustrer cette idée nous pouvons prendre le cas de sa chanson Vogue dans la mesure où elle dépeint l’emprunt à la communauté gay des années 1970-1980. En effet, le Voguing correspond à un style de danse qui s’est développé à cette époque. Il a pris naissance sur la scène gay de Harlem et correspond à une bataille par le moyen de la danse pour deux personnes qui possèdent un différent à régler ; le but est d’imiter à la perfection des poses de mannequins vues dans des magazines de mode tels que Vogue sans jamais toucher l’adversaire. Le gagnant est celui qui parvient à effectuer les meilleurs pas de danse ou à imiter l’autre danseur. Le 127 vidéo-clip et les paroles de Madonna reprennent exactement l’idée de cette tendance notamment avec les premières scènes où l’on voit les danseurs de la chanteuse prendre des poses pendant qu’elle demande d’en prendre au travers de son texte (séquence n°2 [00min01-00min18], plan-séquence n°6 [00min20], plan-séquence n°7 [00min22], séquence n°12 [00min26-00min28], plan-séquence n°15 [00min30-00min31]) : Strike a pose Strike a pose Vogue, vogue, vogue Vogue, vogue, vogue En outre, les paroles du refrain tendent à corroborer la définition même du mouvement du Voguing : Come on, vogue Let your body move to the music [move to the music] Hey, hey, hey Come on, vogue Let your body go with the flow [go with the flow] You know you can do it Madonna a ainsi popularisé cette danse caractérisée de la communauté homosexuelle new yorkaise. 124 Annexe 1 (6). 125 Annexe 1 (3). 126 Annexe 1 (1). 127 Annexe 6 et annexe 1 (4). VALENÇON Camille_2007 41 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Par ailleurs, dans son documentaire-fiction In Bed With Madonna, la chanteuse apparaît entourée de danseurs gays. Nous rentrons notamment dans l’intimité de l’en d’entre eux avec la confession qui divulgue au sujet de son coming out et la façon dont son père l’a rejeté. Madonna semble ainsi mettre en scène l’homosexualité avec un mode relevant du pathétisme, comme si elle voulait obtenir les faveurs du public gay. Il est à noter qu’en terme de chiffres, les gays représentaient entre 4 et 10% de la population américaine, soit une part importante en terme de public. Madonna a très tôt fait figure de diva chez la communauté gay et a semblé cultiver le développement de ce public. Ainsi, elle n’a pas hésité à apparaître sur la scène publique en tant que défenseuse des gays dans la mesure où le texte introductif du livre Sex (texte003) tend à promouvoir l’usage des préservatifs dans un contexte de forte augmentation du nombre de séropositifs notamment chez les homosexuels : This book does not condone unsafe sex. These are my fantasies I have dreamed up […] My fantasies take place in a perfect world, a place without AIDS. Unfortunately the world is not perfect and I know that condoms are not only 128 necessary but mandatory […]. Safe sex saves life . De plus, elle reçoit en 1991 une récompense de la Gay and Lesbian Alliance Against Deffamation (GLAAD) contribuer au développement de la visibilité des gays. En somme, Madonna a dissolu les frontières entre la sous-culture gay et la culture populaire en utilisant des tendances propres à cette communauté, en représentant une partie de leurs imaginaires sexuels notamment au travers de l’imagerie sadomasochiste et en s’affichant comme « l’amie des gays ». Cependant, en dépit du fait que Madonna contribue dans une certaine mesure à rendre visible des comportements et identités sexuelles autres que ceux liés à l’hétérosexualité, nous ne pouvons postuler aucune disposition politique derrière cette popularisation du milieu homosexuel américain. Les discours diffusés par Madonna ont notamment corroboré aux idées défendues par les théories féministes en matière de réappropriation du pouvoir des femmes, et plus particulièrement en ce qui concerne le corps des femmes et sa représentation dans l’espace public. Même si la chanteuse n’a pas contribué au développement d’un projet politique en la matière contrairement aux ambitions des féministes, nous avons vu la façon radicale dont elle se positionne dans le courant du pro-sex feminism énonçant une définition de la féminité par la sexualité et le pouvoir sexuel inhérent aux femmes. Ainsi, Madonna tend à promouvoir l’image d’une sexualité des femmes libérée en terme d’imaginaires sexuels et d’expression d’un désir sexuel subjectif. Dans cette mesure, elle a notamment élargi les représentations de la sexualité en faisant des allusions récurrentes à des identités sexuelles qui sortent du cadre hétérosexuel. Cependant, nous allons par la suite de la présente étude, analyser les limites en terme de capacité réelle de bousculement des normes sexuelles par les représentations fournies par Madonna et voire dans quelle mesure la visibilité qu’elle fournie en terme d’identités et de désirs sexuels pluriels est restreinte à une esthétique de subversion, autrement dit un bousculement des normes qui ne tend pas vers une déconstruction mais une inversion et une appropriation des mécanismes de domination en matière de division sexuelle dans le champ même de la sexualité. 128 42 Annexe 2 (1). VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion Au cours de cette deuxième partie, nous allons tout d’abord faire référence à la charge subversive que possède le travestissement, c’est-à-dire sa capacité à remettre en question les catégories de perception et d’appréhension des genres et par extension des différentes sexualités, plus particulièrement au travers de la figure du drag queen (A). Puis, après avoir analysé l’usage fait par Madonna de ce prisme que constitue le travestissement, nous nous pencherons sur l’ambivalence de la chanteuse concernant l’identité visuelle qu’elle donne de son corps (B). Enfin, nous tâcherons de déterminer en quoi les représentations diffuses qu’elle insinue dans sa production artistique tendent à produire une inversion de la domination masculine constituant de ce fait un appel à la domination féminine dans le champ de la sexualité (C). A. Le potentiel subversif du travestissement 1. La figure du « drag queen » comme symbole de la subversion des corps Nous l’avons vu précédemment avec les théories du genre, l’identité, et plus particulièrement l’identité sexuelle, serait fixée et référencée à partir de la cohérence entre le désir, le sexe et le genre de manière latente à partir du discours culturel hégémonique. L’expression de cette cohérence « interne » s’exprime et se matérialise de façon « externe » à savoir à la surface des corps. En effet, la différence sexuelle s’inscrit de manière visible dans les corps au travers de signes culturels « types » permettant aux individus de se différencier constamment des autres possédant l’antagonisme de leur sexe dit biologique et par conséquent possédant d’autres signes culturels. Le corps apparaît ainsi selon Bourdieu comme le lieu de la différence sexuelle comprenant ses parties publiques au travers desquelles s’inscrit l’identité sociale et ses 129 parties privées qui ne sont pas mises à portée de vue de l’autre . Il poursuit son analyse mettant en lumière le fait que l’inscription sociale de la différenciation sexuelle s’effectue 130 par le biais de la suggestion mimétique . Effectivement, l’instauration de rituels dans la vie quotidienne contribue à la masculinisation du corps masculin et à la féminisation du corps 131 féminin exacerbant certaines qualités physiques qui seraient propres au sexe féminin, telle que la fragilité, tout comme la force, propre au sexe masculin. Ainsi, la domination masculine serait cristallisée au travers des corps, ces derniers apparaissant construits socialement. 129 130 131 Pierre Bourdieu, op.cit., p. 32. Pierre Bourdieu, , op.cit., p. 80. Ibid, p. 81. VALENÇON Camille_2007 43 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna L’organisation des gestes, des actes et des désirs des individus serait donc une illusion produite culturellement pour faire correspondre à cet ensemble cohérent un sexe qui serait véridique, unique et par extension à une sexualité légitime. Butler met en évidence que le corps est ainsi parcouru de lignes culturelles qui le regroupent en points fixes de manière 132 stable pour unifier le sexe et le genre . De cette manière, le corps apparaît comme un vecteur de différenciation sexuelle à part entière en fonction de caractéristiques qui sont culturellement instituées et acceptées comme relevant de l’identité propre de l’individu. Dans cette mesure, « l’intérieur » d’un individu, à savoir ses désirs et sa conscience d’appartenir à tel genre, tend à être symétrique à son « extérieur », autrement dit à sa corporalité, aux signes extérieurs qui sont perçus par les autres individus et qui lui renvoient cette identité de genre. Le champ sexuel est par conséquent stabilisé et légitimé dans les deux dimensions de l’individu dans le cadre d’une hétérosexualisation se voulant naturelle et obligatoire. C’est dans ce sens que Butler parle de la régulation publique du fantasme par la politique de la surface du corps, du contrôle des frontières du genre entre intérieur et extérieur ; c’est ainsi 133 que cette intériorité institue l’ « intégrité » du sujet . La construction culturelle de l’identité des individus à partir du genre va s’effectuer au 134 travers de ce qu’Esther Newton appelle l’impersonation ,autrement dit d’un jeu de rôle. Chacun va en effet mettre en scène au cours de ses relations sociales son identité de genre, il va jouer « à la femme », « à l’homme » de manière inconsciente car c’est un processus qu’il a intégré au cours de sa socialisation, notamment dans la représentation 135 de l’hétérosexualisation reproductive . La figure du drag queen va de ce fait déconstruire l’unité fictive du genre, du sexe et du désir et symétriquement des dimensions « intérieures » et « extérieures » du fait de son essence même. Pour démontrer cela nous pouvons tout d’abord revenir sur la définition même du drag queen. Ce terme désigne généralement un homme homosexuel qui se déguise en femme prenant donc les habits culturellement reconnus qui vont le faire s’assimiler au genre 136 féminin, Butler parle d’appropriation du modèle expressif du genre . Le pouvoir subversif de la figure du drag queen réside dans le fait qu’elle remet en question, sur le mode de la dérision, la cohérence « externe » de son sexe, de son genre et de ses désirs. En effet, son sexe « biologique » est masculin mais il joue à la femme laissant apparaître sa volonté d’être assimilé au genre féminin du fait d’une part de ses vêtements féminins, et d’autre part du fait de son désir sexuel pour les hommes. Le drag queen laisse donc transparaître une vision superficiellement unifiée du genre et de la sexualité dans la mesure où son sexe contredit cette cohérence. Nous pouvons ici faire référence à nouveau au travaux de Newton pour démontrer cette contradiction : Dans sa version la plus complexe, [le drag] est une double inversion qui dit : « les apparences sont trompeuses ». Le drag dit « mon apparence "extérieure" est féminine mais mon essence "intérieure" est masculine ». Au même moment, il 132 133 134 135 136 44 Judith Butler, op. cit. , p. 253. Ibid. p. 259. Esther Newton, Mother Camp: Female Impersonators in America, citée par Judith Butler, op.cit., p. 259. Judith Butler, op. cit. , p. 259. Judith Butler, , op.cit., p. 260. VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion symbolise l’inversion contraire ; « mon apparence "extérieure" [mon corps, mon 137 genre] est masculin mais mon essence "intérieure" [moi-même] est féminine ». Ainsi, une dissonance entre l’anatomie et le genre apparaît comme sous-jacente à la performance de travestissement, ce qui dévoile le mécanisme culturel qui tend à unifier de manière insidieuse les caractéristiques identitaires des individus. De la même manière, nous pouvons affirmer que le processus parodique dans lequel s’effectue la performance du drag queen déconstruit les normes hiérarchiques et les différenciations sexuelles. A ce sujet, Butler met en lumière le fait que dans la parodie de travestissement ce sont les attributs d’un genre qui sont imités par l’acteur. Par conséquent, ce processus dénonce l’instauration d’un genre essentiel, c’est-à-dire premier et défini a priori comme découlant du sexe. La parodie apparaît ici comme un moyen d’action subversive pour les individus 138 marginalisés par rapport à la réalité « naturelle ». La multiplication d’identités parodiques va ainsi remettre en question l’invocation systématique aux identités naturelles faite par le discours hégémonique culturel. En somme, les actes parodiques de travestissement permettent de démontrer que les attributs de genre sont le résultat de performances routinières des individus et non l’expression « naturelle »de leur identité. Cependant, pour que la parodie, autrement dit l’imitation exagérée, puisse posséder une fonction subversive et ainsi déconstruire la catégorisation sexuelle, il est nécessaire qu’il y ait une certaine répétition de ces performances parodiques, mais surtout qu’il existe un certain contexte de réception par rapport à celles-ci. Autrement dit, il faut que les récepteurs puissent être capables d’appréhender les effets des identités de genre « naturalisées » qui sont mises en scène au travers de la performance. Dans le cas inverse, la visée critique induite par les actes parodiques ne pourra être compris et réinvestis dans les identités propres des individus. Au-delà de la figure du drag queen qui exacerbe le travestissement, nous pouvons faire 139 allusion à la stylisation sexuelle des identités utilisée notamment dans les sous-cultures lesbiennes. Si l’on prend l’exemple de l’identité butch dont nous avons parlé au cours de la partie précédente de notre étude, nous voyons qu’elle met également en scène une situation parodique. La lesbienne butch marque en effet son identité au travers de son style vestimentaire emprunté aux critères culturels définissant le masculin, l’apparentant ainsi au genre masculin alors que son sexe est féminin et son désir porté vers des femmes. Nous pouvons établir ici que l’expression de ce type d’identité lesbienne contrecarre dans la même mesure que la figure du drag queen l’unité fictive « interne » et « externe » qui constituerait l’identité de chaque individu. Après avoir vu le potentiel subversif du travestissement du fait de la répétition d’identités parodiques qui déconstruisent les signifiants pour revendiquer une identité contestée ou dissimulée, nous allons tâcher de voir quel usage Madonna fait de ce processus symbolique dans ses représentations visuelles. 2. La démarche « Camp » de Madonna et sa capacité d’imitation Le terme Camp peut être utilisé pour appréhender les stratégies de représentation dont Madonna fait usage au travers des formes artistiques qu’elle exploite, notamment lors de 137 Esther Newton, cite par Judith Butler, op. cit. , p. 260. 138 139 Judith Butler, , op.cit., p. 261. Ibid, p. 261. VALENÇON Camille_2007 45 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna ses concerts et de ses vidéo-clips. Mais tout d’abord, revenons sur la définition même du terme Camp. Il peut désigner une forme d’expression libre tant artistique que politique, un mouvement ou alors une personne qui détient une sensibilité s’apparentant au Camp. Voici la définition 140 que donne David van Leer : Le Camp, réseau de théâtralismes définis de manière assez vague, imite l’hyperbole des comédies musicales et du cinéma populaire, ainsi que d’autres extravagances telles que la décoration et la mode exagérées, et particulièrement le travestissement. Sous sa forme verbale, le Camp a une prédilection pour la citation, le mimétisme, le play-back, l’inversion de genre, les remarques cinglantes et les mauvais jeux de mots. Chuck Kleinhans énonce le fait que le Camp a pour origine une perception gay qui remet en question le recours au naturel et au biologique dans l’approche des genres. Au contraire, la démarche Camp appréhende la construction sociale des genres ainsi que la superficialité et 141 la mise en scène des rôles qu’ils expriment . Toutefois, des théoriciens ont élargi le terme Camp pour qu’il ne reste pas rattaché de manière spécifique et systématique à l’univers gay. A la lumière de ces précisions et de ces définitions, nous pouvons désormais affirmer que Madonna s’inscrit dans une démarche Camp. Tout d’abord, nous pouvons faire allusion au symbole du travestissement que Madonna utilise et qui se concrétise par le recours aux masques. Dans le vidéo-clip Like A Virgin,le protagoniste masculin porte un masque de lion 142 tandis que sur la photo 008 du livre Sex et dans le vidéo-clip d’Erotica, elle porte ellemême un loup, attribut récurrent des carnavals vénitiens, mais surtout dans cette fois dans le contexte de l’imagerie sadomasochiste, exemple même de travestissement. Par ailleurs, comme nous l’avons vu précédemment, le drag queen tend à s’habiller et à se maquiller comme une femme à dessein de se mettre en spectacle, en représentation. En faisant le parallèle avec Madonna, nous pouvons mettre en évidence que cette dernière utilise égalementdes stéréotypes de féminité tendant dans ce sens à représenter la figure de la femme idéale selon les critères culturels dominants. Ceci est très bien illustré dans le maquillage utilisé par la chanteuse. En effet, elle se pare souvent d’un maquillage similaire à celui utilisé par les grandes figures cinématographiques hollywoodienne telle que Marilyn Monroe. Elle tend ainsi à se montrer tel un objet de désir classique et conventionnel, selon des critères de beauté et de féminité définis par les produits cosmétiques d’une culture de masse. Certaines féministes ont d’ailleurs dénoncé le recours au maquillage comme une 143 soumission à des codes phallocrates et une standardisation de l’apparence féminine, revendiquant le natural look. De plus, Madonna utilise les vêtements connotés culturellement comme signe d’expression du genre féminin, notamment par les sous-vêtements représentants l’érotisme féminin selon le discours dominant. Elle met particulièrement ceci en exergue dans les séquences du vidéo-clip d’Express Yourself dans lesquelles elle ne porte que de la 140 David van Leer, cité par Susan Sontag, Against Interpretation and Others Essays, New York, Farrar Straus & Giroux, 1966, p. 20., Georges-Claude Guilbert, op. cit., p. 186. 141 Chuck Kleinhans, « Taking Out the Trash: Camp and the Politics of Parody », in Moe Meyer (ed.), The Politics and Poetics of Camp, Londres & Newyork, Routledge, 1994, Georges-Claude Guilbert, op. cit., p. 187. 142 143 46 Annexe 2 (4) . Georges-Claude Guilbert, op.cit., p.176. VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion lingerie, surcodant de cette manière le genre féminin (séquence n°31 [01min24-01min32]). Lorsqu’elle cumule le maquillage et les vêtements, Madonna donne l’image d’une anatomie dont les attributs sont typiquement féminins. C’est pourquoi nous pouvons mettre en lumière l’idée selon laquelle la chanteuse imite dans une certaine mesure la figure du drag queen. Elle effectue en effet une performance du genre féminin tendant à ressembler à la femme idéale selon des attentes masculines. C’est dans ce sens que Cathy Schwichtenberg décrit l’attitude de Madonna comme le résultat d’une double inversion : Elle devient roi en se faisant folle [reine] ; c’est une femme jouant à l’homme 144 jouant à la femme Madonna corrobore cette idée dans un entretien accordé à un magazine national homosexuel, Advocate, en 1991 : On a dit que la façon dont je me comporte avec les hommes est exactement celle 145 d’une fille travesti En outre, nous pouvons mentionner un plan du vidéo-clip d’Open Your Heart qui met en parallèle la performance de Madonna en tant que danseuse dans un peep show et un 146 numéro populaire de drag queen européen . Au cours des années 1970, la chanson This Is 147 My Life clôturait de nombreuses représentations de travestis car elle était le support d’un strip-tease de la part des acteurs qui ôtaient progressivement tous les attributs d’expression du genre mis en scène, à savoir ceux qui avaient permis de construire l’image de féminité : chaussures à talons, robe, perruque, faux cils et maquillage. Le numéro s’achevait par la quasi-nudité des acteurs révélant leur appartenance au sexe masculin mettant ainsi en 148 évidence la nature déconstructionniste du numéro de travesti . Madonna dans ce vidéoclip (Open Your Heart, séquence n°2, plan n°2 et plan n°4 [00min35-00min49]), débute son numéro de danseuse en ôtant sa perruque, prenant le contre-pied du numéro de drag queen mais permettant ainsi de déconstruire les artifices du strip-tease et de mettre en lumière la superficialité des autres attributs féminins stéréotypés qu’elle conserve (guêpière, bas résilles, gants de velours). L’imitation des représentations produites par les drag queens place Madonna dans une certaine ambivalence de la différence des sexes oscillant entre la désorganisation des normes régulées du sexe et du genre et le recours à une féminité classique et stéréotypée qui possède des risques de ne pas se faire comprendre comme parodique. Ceci est particulièrement vrai lorsqu’elle emprunte des références de grandes figures cinématographiques des années 1930-1940. En effet, les images que Madonna donne d’elle-même dans beaucoup de ses vidéos sont des imitations des apparences à des actrices de cette période. Ainsi, le vidéo-clip d’Open Your Heart est une claire référence au film L’Ange Bleu avec Marlène Dietrich. Dans Express Yourself, Madonnaporte une robe de soirée verte qui imite clairement l’apparence de Veronika Lake (séquence n °17 [00min35-00min39]). Comme nous l’avons déjà noté, il y a dans Justify My Love une référence au style de Marilyn Monroe. Enfin, dans le vidéo-clip de Vogue,les tenues et les coiffures « de soirée » font allusion d’une part à Jean Harlow (plan144 Cathy Schwichtenberg, « Le pouvoir féminin, les travestis et Madonna », Michel Dion, Madonna, érotisme et pouvoir, Georges-Claude Guilbert, op.cit., p.180. 145 146 147 148 Ibid., p.180. Georges-Claude Guilbert, op.cit., p. 183. Chanson de Shirley Bassey. Marjorie Garber, « Strike A Pose », Sight and Sound, 1992, Georges-Claude Guilbert, op.cit., p. 183. VALENÇON Camille_2007 47 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna séquence n° 83 [02min46-02min50]) et d’autre part à Rita Hayworth (plan-séquence n °75 [02min17-02min19]) tandis que lorsque Madonna arbore une tenue plus masculine, nous pouvons voir par-là une référence à Greta Garbo qui rejetait les codes vestimentaires traditionnels en portant des pantalons (séquence n°60 [01min43-01min47]). Nous pouvons mettre en relation les paroles de la chanson Vogue où Madonna énonce une liste de ces stars de cinéma dont elle utilise le stéréotype de féminité : Greta Garbo and Monroe Dietrich and Dimaggio […] On the cover of a magazine Grace Kelly; Harlow Jean Picture of a beauty queen […] They had style, they had grace Rita Hayworth gave good face Lauren, Katherine, Lana too Bette Davis, we love you Ladies with an attitude De plus, ces stéréotypes de la féminité apparaissent également dans sa notion d’érotisme corporel notamment au travers de ses sous-vêtements : elle porte régulièrement des corsets comme dans Open Your Heart, dans Vogue (plan-séquence n°148 [04min26-04min28]), ou encore dans Express Yourself (séquence n°35 [01min39-01min45]] et également des bas avec un porte-jarretelles dans Justify My Love. Elle cantonne ici les femmes dans un certain type d’érotisme fixé par des limites de définition culturellement construites : le mythe de la femme sexy portant des porte-jarretelles. Madonna symbolise ici la représentation de la féminité comme mascarade, c’est-à-dire une définition de la féminité selon les désirs masculins et ainsi mettre en lumière l’exercice d’une violence symbolique qui s’exerce sur les femmes. Madonna met en dérision cette féminité axée sur l’apparence, le fait de se « pomponner » pour les hommes dans le clip Vogue où on la voit avec une serviette enroulée dans ses cheveux le visage encerclée de mains qui peuvent symboliser celles de maquilleuses et esthéticiennes (plan-séquence n°85 [2min55-2min59]) ou encore de coiffeurs (plan-séquence n°102 [03min28-03min30]). Les nombreuses références empruntées aux figures hollywoodiennes font partie des modèles phares repris par les drag queens, ces derniers s’inspirant de ce style classique et marqué de la féminité des années 1930-1940. En reprenant à son tour ces codes, Madonna recourt à deux niveaux de parodie : elle imite en quelque sorte les imitateurs. La seule différence réside dans le fait qu’elle détient le sexe du genre qu’elle met en scène contrairement aux drag queens : En imitant les drag queens, qui sont des maîtres dans l’art de brouiller les genres 149 […] Madonna imite la crème des imitateurs Enfin, comme nous l’avions vu dans la partie précédente, Madonna emprunte à une catégorie de travestis particuliers, à savoir les « vogueurs » des années 1970-1980, c’està-dire des homosexuels afro-américains originaires de Harlem qui ont été rejetés d’une part du fait de leur race et d’autre part du fait de leur sexualité. A cette époque, leur moyen d’expression est la participation à des bals parodiques à l’occasion desquels ils se travestissent. Ces bals sont organisés dans des Houses, autrement dit des maisons qui regroupent des homosexuels qui ont été exclus par leur famille d’origine qui sont appelés « kids ». Des compétitions de vogueing sont organisées entre chaque « House » et les critères d’évaluation sont relatifs aux vêtements, au maquillage et aux meilleures poses effectuées. Le vogueing, en tant que forme de travestissement, est un vecteur de déconstruction des genres mais également des races. Madonna dans les paroles de Vogue qu’elle a 149 Karlene Faith , Madonna, Bawdy & Soul, Toronto, University of Toronto Press, 1997, Georges-Claude Guilbert, op.cit. , p. 185. 48 VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion d’ailleurs écrite, met en évidence une forme de lutte contre la hiérarchisation des genres et des races : It makes no difference if you’re black or white If you’re a boy or a girl Cependant, nous ne développerons pas davantage sur la seconde partie de l’idée précédente dans la mesure où cela ne correspond pas au propos principal de la présente étude. Dans le clip éponyme, nous voyons les danseurs de Madonna, dont certains, nous l’avions déjà mentionné, sont des anciens vogueurs, prendre des poses stylisées. Toutefois, la différence majeure correspond au fait que les danseurs ne sont pas travestis en femmes mais, au contraire, portent sur eux des attributs stéréotypés du genre masculin. Effectivement, ils portent des costumes trois-pièces avec cravates et chapeau (par exemple le travelling latéral ouvrant la vidéo ou encore les plans-séquences d’un défilé où chaque personnage prend une position glamour [00min54-01min02]). Ce faisant, le genre « naturel » masculin est donc symbolisé par la chanteuse selon un style vestimentaire qui corrobore le discours culturel hégémonique. Il est ainsi marqué par l’utilisation de costumes et de smokings qui sont assimilés dans ce cas à des déguisements pour jour « à l’homme ». Le vidéo-clip de Vogue présente ainsi des hommes élégants, portant tous vestes, chemises et cravates (séquence n°18, plan n°1 [00min36-00min37]). Le travelling qui laisse découvrir un ensemble de personnages assis les uns à côté des autres (à partir 00min40) montre que ces derniers portent des habits caractéristiques de leur genre les plaçant de cette façon dans une cohérence de sexe et de genre. Madonna, quant à elle, se met en scène en tant que figure féminine classique engendrant un processus de représentation redondant et excessif dans la mesure où elle effectue également des pauses glamour (le plan-séquence n°17 [00min33-00min36] met en scène une pose de la chanteuse qui symbolise l’action de photographier). Madonna tend ainsi à accentuer les apparats culturels des genres en les tournant en ironie et en les exacerbant. Enfin, l’ultime tentative de déconstruction des normes en terme de genre s’illustre par l’usage du symbole de l’androgynéité. Effectivement, dans vidéo-clip de Justify My Love le danseur qui apparaît de manière continue entre chaque scène érotique comme le fil directeur de celle-ci, reflète cette idée d’emprunts et d’ambiguïté par rapport aux genres (plan-séquence n°1 [00min-00min03]). Il est en effet très fin, habillé dans un collant de latex noir, les cheveux plaqués avec de longues boucles d’oreilles ainsi que de longs ongles. Cette figure transgenre est également marquée dans le vidéo-clip de Open Your Heart avec les deux personnages qui font penser à des jumeaux qui sont habillés en marins et possèdent des traits appartenant tant au féminin qu’au masculin (séquence n°2, plan n°1[00min30-00min33], séquence n°6, plan n°4 [01min36-01min38]). Dans le même sens, nous pouvons voir dans In Bed With Madonna le fait que les danseurs de la chanteuse sont en quelque sorte désexualisés car ils portent fréquemment des costumes hermaphrodites symbolisés par le port de soutiens-gorge en forme phallique de cône. Au travers des images proposées par Madonna, nous pouvons établir le fait qu’elle a recours à la figure du drag queen dans le sens du travestissement et du fait qu’elle les imite. Toutefois, ses stratégies visuelles divergent des images subversives que proposent les drags queens. En effet, elle tend à effectuer des doubles inversions, autrement dit les discours qu’elle véhiculés perdent leur capacité à bousculer la cohérence « interne » et « externe » du genre. Contrairement aux drag queens qui jouent au genre qui est opposé au leur selon la différence sexuelle, Madonna renforce tourner l’idée selon laquelle le genre qui découlerait « naturellement » du sexe biologique, par le fait qu’elle joue à la « femme » VALENÇON Camille_2007 49 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna et ses danseurs jouent aux « hommes » par le biais de l’encodage exagéré du signe du genre. Ce processus qui semble a priori semble vouloir brouiller davantage les cartes du genre annihile à l’inverse tout potentiel de bousculement des normes sexuelles par l’excès des représentations des signes sexuels alimentant ainsi les discours culturels traditionnels. B. La stratégie hypersexuelle « madonnesque » 1. Un processus de dévoilement des normes mis à mal par la figure « protéiforme » de Madonna Nous avons vu précédemment que Madonna au travers de ses discours visuels s’approprie la figure du travestissement qui détient un potentiel de déconstruction au travers de son imitation des drag queens. Cependant, elle modifie l’aspect parodique du travesti et le plus représentatif de ce processus est la combinaison qu’elle effectue entre un costume d’homme et un soutien-gorge dans le vidéo-clip Vogue (plan-séquence n°84 [02min46-02min50]). Constamment, Madonna tend à faire des allers-retours entre le masculin et le féminin, représentant une féminité exacerbée selon les standards de beauté et d’apparence, une féminité s’appropriant les codes masculins ou encore une masculinité féminisée. Cela transparaît notamment au travers de la diversité des personnages qu’elle représente dans ses vidéo-clips et ses textes. Il faut d’ailleurs revenir sur le terme même de personnage dans la mesure où il n’est aucunement question pour Madonna de laisser transparaître sa véritable identité. Madonna endosse successivement une pluralité de masques au cours de sa carrière : la femme soumise, la femme dominatrice sexuellement parlant et en terme de pouvoir de manière plus générale, la vierge innocente, etc…Ainsi, elle se place dans la totale simulation d’identités et se cache derrière ses performances scéniques et les images qu’elle diffuse. Le travestissement est, nous l’avons vu, une des manières pour Madonna de s’inscrire dans une constante représentation. Elle exprime d’ailleurs le côté artificiel des identités qu’elle met en évidence, insistant sur la part de théâtralité de son travail artistique notamment dans l’imagerie sadomasochiste qu’elle a largement représentée au cours de la période de la présente étude : J’espère que mes fans ont cessé de penser que je passe mes journées chez moi toute vêtue de cuir, avec un fouet dans une main et un manuel sadomaso dans 150 l’autre ! S’il y en a qui fantasment encore, je n’y peux rien ! Cette multitude de rôles que prend tour à tour ou simultanément Madonna, la place dans une sorte de « déni de fini ». En effet, le mode de fonctionnement qu’elle utilise en terme d’images est à la profusion et à la surenchère de signes, plus particulièrement de signes sexuels. 151 Selon Baudrillard , Madonna tend à incarner toutes les possibilités de la différence ou de la déviance sexuelles […] jouant sur un mode protéiforme. Les rôles et images qu’elle prend sont ainsi axés par rapport à la sexualité et proposent une exacerbation de signes sexuels qui met à mal une possible déstabilisation des normes établies à ce sujet par le discours culturel dominant. 150 151 50 http://xxx-madonna-xxx.skyrock.com Jean Baudrillard, « Madonna Deconnection », Michel Dion, op.cit. VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion C’est dans cette mesure que l’orientation de ses différents albums est effectuée : selon 152 une certaine thématique sexuelle. Danielle Charest a de cette manière synthétisé sous la forme d’une typologie les albums de la chanteuse de 1985 à 1993 : The Virgin Tour (1985) : représentation d’une sexualité hétérosexuelle The Immaculate Collection (1990) : représentation d’une sexualité hétérosexuelle Blonde Ambition (1991) : représentation d’une homosexualité masculine The Girlie Show (1993) : représentation d’une homosexualité féminine Par la stratégie offensive qu’elle effectue au travers de la simulation et de l’excès en terme de références sexuelles pour renverser les valeurs traditionnelles, Madonna 153 ne parvient à réalité qu’à fournir une sorte d’identité fantastique , autrement dit une identité vidée d’authenticité et de profondeur dans la mesure où elle est en constante métamorphose et souvent comprenant des dimensions contradictoires. Madonna est ainsi dans le mimétisme constant d’identités sexuelles qui mettent en cause la différence sexuelle comme nous l’avons précédemment au travers de ses emprunts à l’homosexualité tant féminine que masculine, ou encore à l’univers fantasmatique du sadomasochisme mais Madonna n’appliquant pas en tant que tel de fond revendicatif, restant à la surface des signes sexuels. Ainsi, en se plaçant dans l’hypersexualisation, Madonna tend à justement masquer les identités sexuelles qui peuvent troubler les normes en la matière car elles ne sont plus lisibles. En effet, les travestissements et les appropriations des sexualités dites « marginales » sont chez Madonna une sorte de constance qui ne permet pas de dégager le potentiel subversif de chacune de ces identités sexuelles et se contente de brouiller de manière superficielle les cartes des genres et des sexes. Ainsi, nous pouvons dire que Madonna clôt et assimile les images qu’elle crée en terme de sexualité comme des apports quantitatifs et visuels. En effet, le recours à cette stratégie en terme de production visuelle tend à forclore les identités sexuelles différentes en comparaison à l’identité hétérosexuelle normative en outils de provocation, c’est-à-dire pour attirer l’attention, pour pouvoir choquer la population par des propos ou des attitudes, qu’en moyen de dénonciation d’une différence des sexes arbitraire. De cette manière, Madonna dessert l’ambition subversive des actes parodiques par le biais du travestissement et des sous-cultures gay et lesbienne car elle en les utilisant comme des sources de provocation elle induit leur représentation en tant qu’ « interdit », en tant que tabous. Par conséquent, Madonna en dépit du fait qu’elle mette en scène des sexualités plurielles, elle tend à marginaliser ces dernières et à dissoudre une critique des formes de la différence sexuelle qu’elle veut incarner. Etudions dès lors de manière plus précise le traitement esthétique, c’est-à-dire l’appropriation visuelle que Madonna génère concernant la multitude sexuelle. 2. Une représentation « glamour » des identités sexuelles Madonna, nous l’avons vu, a pour objectif dans la plupart de ses vidéo-clips la mise en scène de multiples orientations sexuelles. Ces représentations sont très stylisées et dénotent leur prise en compte esthétique, autrement dit l’accent est mis sur leur retranscription formelle. 152 153 Danielle Charest, « Madonna et les boucles », Michel Dion, op.cit. Jean Baudrillard, « Madonna Deconnection », Michel Dion, op.cit. VALENÇON Camille_2007 51 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Tout d’abord, l’insistance sur le côté esthétique est marquée dans le vidéo-clip de Justify My Love. Effectivement, il est tourné en noir et blanc et chaque scène représentant le processus de l’activité sexuelle de Madonna sont tournées très lentement. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, il reprend et s’approprie les codes des films pornographiques mais d’une manière beaucoup plus travaillée restant dans la suggestion. Contrairement à la représentation de l’aventure sexuelle de Madonna, tous les personnages « sexuels », dans le sens où ils représentent une certaine orientation ou une pratique spécifique en terme de sexualité, de cette vidéo sont filmés de manière furtive et toujours aux prémisses de l’activité à laquelle ils vont s’adonner, comme si d’une certaine manière ils devaient rester dissimulés. Ainsi, nous pouvons prendre l’exemple d’un couple, un homme et une femme, revêtu de vêtements de cuir qui est aperçu par l’entrebâillement d’une porte et qui montre l’homme resserrant le corset de sa partenaire, suggérant ainsi le fait qu’il pratique le sadomasochisme par l’emprunt à l’imagerie vestimentaire connotée (séquence n°2, plan n °10 [1min20-1min21]). Il en va de même pour un couple d’hommes maquillés qui s’effleurent le visage devant un miroir (plan-séquence n°8 [2min45-2min49]) semblant ainsi représenter par-là une phase de préliminaires. En revanche, le couple composé de Madonna et de son partenaire est filmé de plusieurs points de vues, avec des angles différents et avec une alternance de gros plans sur des zones de leur corps ainsi qu’avec des effets filmiques tel que le flou, stylisant cette relation hétérosexuelle. Par ailleurs, les scènes de ce vidéo-clip qui évoquent la pratique du sadomasochisme, de l’homosexualité tant masculine que féminine, sont mis en dans un processus d’esthétisation par des gestes lents et des regards travaillés. Nous pouvons énoncer le fait que les identités sexuelles représentées dans ce vidéo-clip servent avant tout de matière pour étayer l’univers érotique qui est décrit dans les paroles de la chanson et produisent en quelque sorte un « fond » placé en arrière-plan en comparaison au traitement effectué de la rencontre hétérosexuelle que le personnage de Madonna vit dans la vidéo. En outre, nous retrouvons cette stylisation en terme de représentation des multitudes sexuelles dans le livre Sex. En effet, chaque photographie est soigneusement travaillée, aucune spontanéité ne transparaît, nous pouvons établir le fait qu’elles semblent être le résultat de consignes précises de la part du photographe ou de la chanteuse. Nous pouvons d’ailleurs mentionné les emprunts stylistiques au photographe américain Emmanuel Rudnitsky, dit Man Ray. Le côté exagérément esthétique qui apparaît au travers des lumières et du choix du noir et blanc tend à mettre en évidence la simulation des identités sexuelles en jeu, autrement dit, le fait qu’elles ont été jouées et mises en scène pour créer un 154 support de promotion . Par conséquent, nous retrouvons l’idée dégagée précédemment selon laquelle la multitude des formes sexuelles mises en scène contrecarre le potentiel de visibilité de chacune d’entre elle sur la scène publique qui aurait pu s’exercer au travers de la médiatisation du travail artistique de Madonna. 155 La photographie 032 symbolise cette esthétique de pratiques sexuelles dites déviantes. Elle représente un homme portant un collier de cuir qui est tenue en laisse par la chanteuse, du moins on le devine dans la mesure où son visage n’apparaît pas. Ce processus visuel permet d’ailleurs de mettre en évidence la supériorité, au sens de domination, qu’exerce le chanteuse sur l’homme. Il lèche la jambe de Madonna, qui est revêtue d’un bas en résille, sous la menace d’une cravache. Des jeux d’ombres et les halos de lumière permettent de mettre en valeur chaque détail issu de l’imagerie sadomasochiste : le collier et la laisse, les nœuds, la cravache et la chaussure à talon. Dans 154 155 52 Le livre Sex sorti le 21 octobre 1992 a été tiré à un million d’exemplaire et a accompagné la sortie de l’album Erotica. Annexe 2 (8) . VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion cette photographie, tous les symboles inhérents au sadomasochisme sont ainsi regroupés donnant une vision excessive et redondante de cet univers. 156 De la même manière, la matière du vidéo-clip Erotica se compose intégralement de scènes sexuelles plurielles qui défilent de manière très rapide. Effectivement, les images représentant des situations de sadomasochisme, de lesbiannisme, de relations hétérosexuelles, d’exhibitionnisme ou encore de relations sexuelles à plusieurs se succédant de façon « boulimique ». L’effet de style dégagé ici correspond à une volonté de représenter la multitude du désir sexuel, ses diverses dimensions, au travers de l'excès. De ce fait, la tentative de subversion qui pourrait être mise en lumière par la représentation de formes sexuelles autres que la forme culturelle hétérosexuelle légitime est annulée en quelque sorte par cette volonté de symboliser toutes les formes possibles de la différence sexuelle de manière superficielle et quantitative. Il est ainsi difficile d’appréhender une quelconque forme d’appropriation critique de la part des spectateurs à l’encontre des représentations effectuées dans Erotica ou dans le livre Sex (qui reprend l’ensemble des scènes de ce vidéo-clip), ces dernières pouvant servir surtout à l’élaboration ou à la stimulation de fantasmes mais ne renvoyant en aucune manière aux identités réelles subjectives des spectateurs : La présence de Madonna invite le lecteur lambda à imaginer qu’il peut lui aussi consommer des images de différence, participer aux pratiques sexuelles décrites, 157 tout en y restant insensibles, en restant inchangé Par ailleurs, les effets de simulation et l’esthétisation des images sexuelles produites dans les vidéo-clips de Madonna ainsi que dans le livre Sex sont exacerbées du fait de leur mise en scène par des mannequins ou des chanteurs connus. Dans le vidéo-clip Justify My Love le protagoniste principal qui joue le partenaire sexuel de Madonna est un acteur pornographique connu, à savoir Tony Ward. Ensuite, certaines photographies du livre Sex 158 mettent en scène Naomie Campbell ou encore des rappeurs américains tels que Vanilla Ice ou Big Daddy Kane. Ainsi la représentation des orientations sexuelles est annihilée par ce côté « glamour » et populaire qui est véhiculée par la présence de ces personnes médiatiquement connues à l’époque, mettant en évidence le côté artificiel et construit de ces images. Enfin, l’utilisation effectuée par Madonna des identités sexuelles homosexuelles vont dans le sens de leur popularisation dans la culture de masse. En effet, la représentation qu’elle effectue des pratiques lesbiennes et gays tend à les faire apparaître comme familières au grand public compte tenu de la diffusion à grande échelle des vidéo-clips de la chanteuse (MTV est ainsi regardée par des millions de téléspectateurs partout dans le monde). La rhétorique visuelle de Madonna qui s’approprie des éléments de l’imagerie homosexuelle et sadomasochiste détient une fonction d’illustration davantage qu’une fonction de dénonciation et de revendication concernant les identités sexuelles plurielles. Un article du New Yorker, février 1993, a ainsi mis en évidence la disparition de toute trace de subversion symbolique dans les vidéo-clips de Madonna et notamment celui de Justify My Love : 156 157 Le vidéo-clip est illustré par le making-of des scènes de photographies qui ont été effectuées pour la constitution du livre Sex. Bell Hooks, Outlaw Cultures : Resisting Representations, New York, Routledge, 1994, p. 160-161, Georges-Claude Guilbert, op.cit., p. 92. 158 Annexe 2 (20) . VALENÇON Camille_2007 53 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Camp is dead […] gender tripping can’t be subversive anymore because Madonna has opened all the closets, turning deviance into a theme park […] Heterosexualisation of camp by popular culture has led to a watering down of its 159 critical and political edge En outre, si nous reprenons l’exemple du voguing, nous pouvons établir le fait que Madonna s’est appropriée et a rendu populaire la forme d’une danse de la communauté homosexuelle new-yorkaise sans pour autant rendre compte de l’état d’esprit et de la position politique qui lui étaient sous-jacents. Certains commentateurs y voient même un renversement de la portée subversive originelle du voguing du fait du traitement esthétique de chaque genre qui est effectué dans le vidéo-clip : Parce que Madonna réinscrit à la fois les notions d’attitude « bitch » et de « travestissement » dans le domaine de la mascarade féminine, la beauté de Vogue risque de conduire au déni de différence constituée par l’imitation de la féminité par les hommes homosexuels […] cette absence de reconnaissance de la critique des genres par le voguing rétablit par inadvertances les genres 160 traditionnels . Madonna en représentant les identités des sous-cultures sexuelles de manière esthétique dans ses vidéo-clips et le livre Sex, elle tend à les faire transparaître davantage en tant que support visuel qu’en discours permettant de bousculer les normes en la matière. La popularisation des pratiques déviantes de la norme hétérosexuelle a pour conséquence le mouvement de la marge vers les masses ôtant l’essence subversive inhérente à ces identité sexuelles. Etudions maintenant la représentation propre du corps de la chanteuse qui supprime davantage la charge de déconstruction des normes sexuelles, les alimentant au contraire. 3. Une autoproduction ambivalente du corps Comme l’atteste l’analyse que nous avons effectué dans la partie précédente, Madonna déconstruit les normes de perception construites culturellement relatives au corps des femmes. Elle représente en effet son corps comme délivré de la retenue socialement incorporée montrant de cette manière qu’elle se l’ai réapproprié. Concrètement, cette idée transparaît par la mise en scène de postures et la représentation explicite des parties du corps culturellement assimilées à l’intimité et au fait de leur capacité à susciter le désir sexuel. En effet, Madonna tend à utiliser son corps comme un vecteur de discours, du moins comme support de son travail artistique. Cette conception 161 est synthétisée notamment par la citation extraite du texte 103 issu du livre Sex : Her body was a weapon. Dans l’ensemble de ses vidéo-clips, du moins ceux relevant de notre corpus, Madonna exhibe son corps de manière plus ou moins prononcée. Ainsi, dans le clip d’Open Your 159 Pamela Robertson, Guilty Pleasures : Feminist Camp from Mae West to Madonna, I.B. Taurus & Co.,London and New York, 1996, Reena Mistry, Madonna and Gender Trouble, http://www.theory.org.uk . 160 Cindy Patton, « Emboying Subaltern Memory : Kinesthesia and the Problematics of Gender and Race », in Cathy Schwichtenberg, The Madonna Connection, Representationnal Politics, Subcultural Identities and Cultural Theory, Boulder, Westview Press, 1993, Georges-Claude Guilbert, op.cit., p. 196. 161 54 Annexe 2 (1). VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion Heart, elle joue le rôle d’une danseuse dans un peep show arborant ainsi une tenue qui s’y prête à savoir une guêpière très échancrée et des positions corporelles symbolisant « l’ouverture », dans sens d’une volonté de séduction des spectateurs-clients (séquence n°2, plan n°8 [00min52-01min05]). De plus, dans celui de Vogue,elle porte un haut transparent au travers duquel l’on voit sa poitrine (plan-séquence n°49 [01min07-01min14]) tandis que dans celui d’Express Yourself elle alterne dans une séquence des passages où elle est en lingerie avec d’autres où l’on la voit danser nue en ombre chinoise (séquence n °31 [01min23-01min32]). Enfin, dans le vidéo-clip de Justify My Love, Madonna est la plupart du temps en soutien-gorge et culotte (séquence n°16, plan n°2 [03min43-03min48]). Par conséquent, la chanteuse se place à la limite de l’exhibitionnisme, voire elle affirme elle-même ce goût pour la représentation explicite de son corps. Lors d’une interview effectuée par le journaliste Henry-Jean Servat, ce dernier lui a demandé si cela l’a choquerait s’il la qualifiait d’exhibitionniste, voici la réponse que Madonna lui a fournit : 162 Non, je mérite le terme. Et je le revendique . Le livre Sex et le vidéo-clip Erotica sont le climax de la stratégie d’hypersexualisation qu’effectue Madonna car elle apparaît dans les deux cas à plusieurs reprises totalement nue et se place comme source de désir sexuel tant hétérosexuel qu’homosexuel. Comme nous l’avons mis en évidence précédemment, elle incarne de cette manière un corps dépourvu d’identité dans le sens où il est multiple. La subversion qu’elle aurait pu incarner au travers de l’appropriation de son corps, représentant ainsi une nouvelle forme de mise en scène du corps des femmes, se voit annihilée du fait de son exhibition quasi systématique. Ainsi, au-delà de vouloir exprimer une liberté d’expression dans le domaine de la sexualité, en terme de fantasmes et d’orientation sexuelle, Madonna se produit elle-même 163 comme une chose sexuelle dans la mesure où elle tend à incarner la pluralité des désirs sexuels mais sans réussir à remettre en cause le critère de sexe comme lieu même de la différence sexuelle. En montrant son corps de cette manière, elle devient elle-même objet de désir à deux degrés. D’une part, elle symbolise une source de désir sexuel pour les protagonistes de ses vidéo-clips. Ceci est notamment symbolisé par l’expression d’un des spectateurs du show de Madonna dans le vidéo-clip d’Open Your Heart (séquence n°2, plan n°13 [01min12]), il se mord en effet les lèvres dès que le rideau de la fenêtre derrière laquelle il se trouve pour observer Madonna se lève, laissant ainsi paraître cela comme une marque d’excitation et d’impatience à l’idée de voir la danseuse de strip-tease. D’autre part, elle le suscite chez les spectateurs de ses vidéo-clips, concerts et livre. Dans les deux cas elle opère un processus de stimulation sexuelle artificielle et simulée. En exerçant ce processus d’autoreprésentation des désirs sexuels, Madonna subit 164 d’une part une sorte de sexual harassement envers elle-même avec la production de la multitudes des signes sexuels qu’elle produit et d’autre part elle met en scène les conditions du schéma traditionnel du désir masculin. En effet, la production du corps de Madonna la 165 positionne en tant qu’ être-perçu dans le sens de Bourdieu, c’est-à-dire que son corps existe par le regard des autres et plus particulièrement par le regard des hommes. Même si elle n’autoproduit pas son corps non en fonction des attentes sociales qui l’assimileraient à la discrétion, à la soumission, elle le place selon la référence aux désirs masculins, 162 Henry-Jean Servat, 24 février 1993, Georges-Claude Guilbert, op. cit., p. 240. 163 164 165 Collin Françoise, « La Madonna Connection », Madonna Erotisme et pouvoir. Jean Baudrillard, op.cit. Bourdieu, op.cit., p. 94. VALENÇON Camille_2007 55 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna compte tenu de son exhibition quasi continue, marquant de fait une reconnaissance de la domination masculine qui s’exerce inconsciemment sur elle. Elle tend par ce biais à séduire les spectateurs masculins plaçant la production de son corps comme une construction déterminée socialement. Par ailleurs, les imaginaires sexuels des spectateurs de Madonna ne sont en aucun cas stimulés dans la mesure où la chanteuse s’inscrit directement dans une représentation corporelle qui corrobore les désirs traditionnels masculins. Même si l’enjeu est de montrer des désirs sexuels homosexuels, les spectateurs n’ont qu’à guetter les moments fréquents où Madonna s’exhibe pour assouvir des tentations voyeuristes. L’autoproduction du corps qu’effectue Madonna se positionne d’une manière ambivalente en terme de représentation d’une possible subversion. Effectivement, elle s’insère dans la mise en scène d’une multitude d’identités et donc de désirs sexuels mais le positionnement hypersexuel qu’elle adopte avec des signes excessifs annule en quelque sorte la lecture revendicatrice inhérente aux sexualités qui sortiraient de la norme culturelle. Ce qui transparaît en revanche est le fait que Madonna s’ancre, que se soit lors de la représentation de sexualités hétérosexuelle, homosexuelle ou encore issue de l’univers sadomasochiste, dans une représentation d’elle-même en tant qu’objet traditionnel de désir par notamment le dévoilement exacerbé de son corps. Dans ce sens, Madonna participe à l’exercice de la violence symbolique car les représentations de son corps vont dans le sens d’une l’hétéronomie, autrement dit du principe de disposition comme le désir d’attirer 166 l’attention et de plaire . En outre, contrairement à l’ambition des théories féministes qui réside dans le fait d’envisager une réappropriation du corps des femmes pour lutter contre la possession symbolique du corps des femmes selon les attentes masculines et posséder 167 ainsi à nouveau un corps pour soi , l’autoproduction du corps de Madonna n’est en réalité qu’une illusion de réappropriation dans le sens où elle génère la mise en scène d’un corps 168 pour autrui et plus particulièrement pour les hommes. Nous allons maintenant étudier les mécanismes de représentation et d’appropriation de la domination masculine que Madonna effectue dans le cadre de son travail artistique. C. Une inversion des normes sexuelles 1. Une mise en scène des schémas traditionnels de domination masculine Comme nous l’avons mis précédemment en lumière, Madonna utilise son corps de manière explicite dans ses vidéo-clips, concerts et dans toute image d’elle, se plaçant de cette manière en tant qu’objet de désir sexuel. Ceci est notamment exprimé lorsqu’elle met en scène des fantasmes stéréotypés masculins. En effet, dans la plupart des vidéo-clips de notre corpus, elle s’inscrit comme sujet et objet des imaginaires sexuels masculins. Tout d’abord, dans le vidéo-clip d’Open Your Heart, comme nous l’avons déjà mentionné précédemment, Madonna joue le rôle d’une danseuse de peep show. L’usage 166 167 168 56 Ibid, p. 94. Ibid., p. 94. Pierre Bourdieu, op.cit., p.94. VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion symbolique de la stripteaseuse témoigne du but qu’elle possède à susciter l’excitation et le désir des hommes. D’ailleurs, la vidéo s’ouvre avec l’image de l’enseigne du lieu qui est une grande reproduction d’un tableau de Tamara Lempicka représentant trois femmes nues dont les tétons de la femme centrale ont été remplacés par des ampoules afin de servir de repères lumineux pour les clients. Tout au long du vidéo-clip Madonna exécute un véritable numéro de danse érotique, permettant ainsi au spectateur de l’assimilée à une « travailleuse du sexe ». En outre, la présence continue d’un petit garçon qui souhaite rentrer voir le show symbolise ici le fait que l’imaginaire masculin est culturellement construit tôt. Il a en effet intégré le potentiel érotique d’un tel spectacle et l’on voit qu’il essaye d’imaginer les corps nus censurés des femmes sur les affiches à l’entrée du cabaret érotique (séquence n°1, plan n°4 [00min-00min30], plan-séquence n°3 [01min18-01min20], planséquence n°10 [02min54-01min55]). Ensuite, la mise en scène du personnage de Madonna, au-delà de représenter l’exhibition de son corps afin d’assouvir les désirs des clients, dénote également des signes de soumission physique face à eux. Effectivement, Madonna s’allonge au milieu de son spectacle devant une des vitres par laquelle un client l’observe, se mettant en quelque sorte « à ses pieds » (plan-séquence n°11 [02min56-03min03]). A la fin du spectacle, on aperçoit, lors d’un traveling montrant l’ensemble des cabines juxtaposées, un homme en train de réajuster sa cravate, symbolisant la phase post-coïtale à savoir celle du rhabillement. Cela tend à symboliser la satisfaction de son plaisir sexuel qu’il vient de recevoir du fait du spectacle érotique de Madonna (plan-séquence n°15 [03min15-03min20]). En revanche, dans le vidéo-clip de Like A Virgin, Madonna met cette fois-ci en scène le fantasme masculin pour la jeune fille pure et innocente. Si l’on met en parallèle les paroles de la chanson, celles-ci exprime la thématique de la virginité, de la chasteté sentimentale : Like a virgin Touched for the very first time Dans la vidéo, la concrétisation de ce fantasme masculin est suggérée lorsque le protagoniste qui joue le partenaire de Madonna, porte dans ses bras cette dernière qui est habillée en robe de mariage pour la déposer par la suite sur un lit (plan-séquence n°27 [02min29-02min31], plan-séquence n°29 [02min35-02min38]). Enfin, dans Express Yourself, la chanteuse met en scène la figure d’une femme soumise qui est enchaînée par le cou sur un lit, apparaissant ainsi comme la propriété sexuelle du dirigeant de l’industrie (plan-séquence n°50 [02min38-02min40], plan-séquence n°54 [02min44-02min46]), autrement dit, d’un homme possédant le pouvoir et d’une manière symbolique la chanteuse. Même si Madonna tend à utiliser l’ironie et le pastiche dans l’ensemble de ces mises en scènes de fantasmes sexuels masculins, ces dernières la placent quand même en tant qu’objet de désir nourrissant ainsi les stéréotypes culturels concernant les imaginaires sexuels des hommes dans la mesure où elle ne fait pas leur critique. Ainsi, la chanteuse apparaît entretenir et véhiculer les attentes masculines en terme de sexualité orientant la sexualité des femmes comme l’application de celle des hommes. Par ailleurs, le travail artistique de Madonna met symboliquement en scène des situations où les activités et le devenir des femmes sont subordonnés à ceux des hommes. Les paroles de la chanson Like A Virgin exposent la dépendance en terme de bonheur et d’épanouissement éprouvés par la protagoniste envers un homme qu’elle a rencontré récemment : VALENÇON Camille_2007 57 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna I was beat incomplete I’d been had. I was sad and blue […] Yeah, you made me feel Shiny and new […] Make me strong, yeah you make me bold […] I’ll be yours ‘till the end of time Certaines paroles extraites de la chanson Express Yourself corroborent cette idée dans la mesure où cette chanson débute par une injonction faite aux jeunes femmes et tend à leur donner des conseils relatifs au domaine de l’amour : What you need is a big strong hand To lift you to your higher ground En outre, dans le domaine plus précis qui est celui de la sexualité, Madonna véhicule également dans certains cas la subordination de la sexualité des femmes aux attentes des hommes. C’est dans ce sens que le titre même de la chanson Justify My Love porte à confusion. En effet, sa traduction qui est « justifier mon amour », tend à énoncer la nécessité pour la chanteuse de prouver son amour envers son partenaire par le biais de l’activité sexuelle. Ainsi, celle-ci se résumerait à un devoir ou une faveur qu’effectuerait la femme envers l’homme avec qui elle vit une relation : I’m open to justify my love En somme, ce titre et le vers précédents expriment une conception de la sexualité antagoniste aux valeurs progressistes promues par les féministes du courant pro-sex, comme nous l’avions vu précédemment, dans la mesure où ils nient la sexualité des femmes comme le lieu de l’expression de leurs désirs et fantasmes subjectifs. Nous pouvons ici faire référence à la construction sociale de l’acte sexuel souligné par Bourdieu car selon lui l’activité sexuelle correspond à un rapport de domination dans lequel le plaisir de la femme n’existe pas en tant que tel mais est lié à la subordination de la femme envers l’homme dans ce domaine: […] le désir masculin comme désir de possession, comme domination érotisée, et le désir féminin comme désir de la domination masculine, comme subordination érotisée, ou même, à la limite, reconnaissance érotisée de la 169 domination . D’une manière plus globale, Madonna met également en scène des attributs culturels qui seraient inhérents à l’identité masculine mettant en lumière une reconnaissance implicite à l’hétéronomie. Ceci s’exprime dans la représentation qu’elle effectue de la notion de virilité. Bourdieu, qui l’assimile à l’honneur et au devoir de chaque homme d’affirmer sa virilité en 170 toute circonstance , la définit de la manière suivante : La virilité, entendue comme capacité reproductive, sexuelle et sociale, mais aussi comme aptitude au combat et à l’exercice de la violence (dans la vengeance notamment) La référence à la virilité dans le sens précédemment défini, est présent de manière continue dans le vidéo-clip Express Yourself. Dans un premier temps, nous voyons une usine de style métallurgique dans laquelle des ouvriers sont en plein travail, certains portant de gros tubes d’acier uniquement à l’aide de la force de leurs bras (planséquence n°10 [00min17-00min20]). Dans un second temps, se succèdent une série d’images représentants en gros plan les muscles des ouvriers (notamment de leurs torses et de leurs bras) et leur travail sur des machines, mettant ainsi en action leurs muscles (séquence n°12 [00min21-00min33]). Nous pouvons ainsi voir des ces scènes une exaltation de la force des hommes comme une valeur inscrite dans leur identité. Ensuite, 169 170 58 Bourdieu, op. cit., p. 37. Bourdieu, op. cit., p. 75. VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion l’expression de la virilité est retranscrite dans les séquences où les ouvriers effectuent leur gymnastique de manière collective (plan-séquence n°18 [00min40-00min41], planséquence n°20 [00min49-00min50] et plan-séquence n°22 [00min54-00min56]). Il est à noter que le deuxième plan-séquence correspond aux paroles étudiées précédemment, à savoir : What you need is a big strong hand To lift you to your higher ground De ce fait, la combinaison de l’image et du texte tend à assimiler la caractéristique de la force au sexe masculin de manière systématique et naturelle. La vidéo met par la suite évidence des scènes de combat de lutte entre les ouvriers pendant leur temps libre (plan-séquence n°95 [03min47], plan-séquence n°97 [03min48], plan-séquence n°102 [03min51]). La virilité s’affirme ainsi également de manière collective, autrement dit elle se prouve devant autrui, par le biais des sports de combat : C’est elle qui conduit, paradoxalement, à l’investissement, parfois forcené, dans tous les jeux de violence masculins, tels dans nos sociétés les sports, et tout spécialement ceux qui sont les mieux faits pour produire les signes visibles de la 171 masculinité Selon Goffman, les hommes ont intégré la façon dont ils doivent agir en cas d’affrontement direct avec d’autres hommes et la pratique de la boxe est un moyen de se préparer à l’éventualité d’un rapport de force au sens propre du terme, permettant ainsi de mettre en œuvre et de prouver leur virilité afin que leur honneur reste sauf : Du fait du rôle que joue le combat comme source d’imaginaire et de stylisation des rapports entre les hommes, l’image de la domination sexuelle ou de la 172 violence hante les rapports entre les sexes En outre, la diffusion de l’image culturelle de la virilité chez les individus masculins s’effectue contre la représentation de la féminité qui tend à symboliser la fragilité et d’une certaine manière les peurs des hommes à être comparés ou assimilés au genre féminin. La dernière séquence du vidéo-clip d’Express Yourself (séquence n°109 [04min00-04min15]) met en lumière cette idée car elle montre l’ouvrier principal se dirigeant vers Madonna qui est de dos, nue, totalement recroquevillée sur elle-même et qui semble apeurée et faible. Il s’approche d’elle et l’attire de manière forte vers lui puis l’enveloppe dans le drap, symbolisant d’une certaine manière qu’il est maintenant présent pour la protéger. Ces différents plans nourrissent l’idée selon laquelle les attributs naturels des hommes seraient la force, la domination en opposition à la définition culturelle des femmes qui établirait que des caractéristique de l’ordre de la faiblesse, de la discrétion voire de l’effacement. Par ailleurs, l’attribution des sphères respectives pour les hommes et les femmes est énoncée dans les discours de Madonna de part les symboliques utilisées. En effet, nous l’avons vu dans le vidéo-clip d’Express Yourself, d’une partl’imagerie concernant les machines qui est le fil directeur assimilant l’utilisation d’objets techniques et mécaniques aux hommes du fait de la reconnaissance de leurs particularités en terme de force physique et d’autre part le pouvoir (dans le cas présent, le pouvoir de direction) incarné par le dirigeant de l’industrie. En revanche, le vidéo-clip de Vogue met quant à lui en scène une femme de ménage ramassant des costumes d’hommes (plan-séquence n°13 [00min28-00min30]). Par conséquent, les vidéo-clips étudiés mettent en évidence l’idée selon laquelle Madonna reconnaît, inconsciemment ou non, aux hommes le fait qu’ils soient porteurs d’une division 171 Goffman , op. cit.,, p. 76. 172 Goffman, op. cit., p. 91. VALENÇON Camille_2007 59 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna sexuelle du travail et de ce fait qu’ils appartiennent à la sphère publique et au champ du pouvoir dans le sens de Bourdieu, tandis que les femmes sont cantonnées à la sphère privée s’occupant des tâches domestiques. Des références aux représentations des idéaux traditionnels féminins et masculins traversent de manière continue l’ensemble du travail artistique de Madonna. Certains commentateurs ont établi la capacité critique de l’artiste dans sa production ironique de pastiche des schémas traditionnels de domination masculine. Cependant, la mise en scène d’indices de reconnaissance de la domination rend confus l’interprétation de ces indices, n’engendrant pas de prise de conscience de la part du public si les conditions de réception ne permettent pas de les interpréter comme une dénonciation, si dénonciation il y a. Nous allons maintenant étudier la manière dont Madonna donne l’illusion de renverser ces processus de domination masculine en faveur d’une appropriation du pouvoir femmes dans le champ de la sexualité. 2. Une appropriation des mécanismes de domination, vers une domination féminine ? Madonna possède une ambivalence dans son travail artistique qui réside d’une part dans la le fait de véhiculer des représentations de schémas traditionnels relatifs à la domination hétéronormée masculine et d’autre part dans l’appropriation, tant visuelle que textuelle, des mécanismes sous-jacents à cette domination, c’est ce que nous allons essayer de mettre en évidence dans la présente sous-partie. Tout d’abord, Madonna tend à investir les caractéristiques attribuées culturellement à la masculinité. Nous avions vu précédemment le processus par lequel la chanteuse parodiait les codes vestimentaires typiquement masculins notamment par le travestissement de ses danseurs. Elle se pare également elle-même d’accessoires culturellement orientés afin de cristalliser le pouvoir détenu par les hommes. Dans le vidéo-clip Express Yourself, Madonna apparaît dans une séquence revêtue d’un costume trois-pièces d’homme, exagérément grand pour elle symbolisant l’hypothèse selon laquelle il a été récupéré, volé, à un homme. Elle est située en haut d’un escalier qui surplombe l’usine métallurgique dans laquelle se déroule la plupart des scènes de la vidéo marquant ainsi le fait que c’est désormais elle qui dirige l’entreprise et non plus l’homme que nous avions vu au début (séquence n°41 [01min57-02min02]). Madonna a également récupéré le monocle du dirigeant, symbole, nous l’avions déjà mentionné, utilisé par les féministes lesbiennes des années 1920 pour ironiser sur les hommes de pouvoir. Alors que Madonna est en hauteur, nous apercevons deux hommes en bas de l’escalier en train de travailler; cela tend ainsi à mettre en scène la supériorité de la chanteuse, par extension des femmes, sur les hommes, ces derniers ne possédant plus le monopole de la domination par l’exercice du pouvoir ou de la force. Dans le même sens, Madonna dénote l’appropriation des codes culturellement instaurés pour faire référence au pouvoir détenu par les hommes dans le vidéo-clip Vogue. Effectivement, elle apparaît à plusieurs reprises vêtue d’un costume d’homme et fumant une cigarette, cette dernière étant historiquement connotée au genre masculin (plan-séquence n°74 [03min19-03min20]). Par ailleurs, la chanteuse met en évidence le pouvoir réinvesti par les femmes dans le champ de la sexualité. Elle montre la façon dont les femmes ont la capacité d’orienter l’activité sexuelle et d’en être les initiatrices rejetant l’idée selon laquelle les femmes seraient soumises dans ce domaine social. Ainsi, le texte de la chanson Justify My Love énonce le 60 VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion désir sexuel de la chanteuse ainsi que la description de ce qu’il apparaît être une aventure sexuelle qui n’est donc pas liée à des liens conjugaux ou des sentiments : I just wanna be your lover […] We can fly! Dans cette mesure, nous pouvons affirmer que Madonna opère une déconnection avec les stéréotypes culturels qui instaurent la représentation de la sexualité féminine comme systématiquement liée à la tendresse et plus largement aux sentiments : A la différence des femmes, qui sont socialement préparées à vivre la sexualité comme une expérience intime et fortement chargée d’affectivité qui n’inclut pas nécessairement la pénétration mais qui peut englober un large éventail d’activités (parler, toucher, caresser, étreindre, etc.), les garçons sont inclinés à « compartimenter » la sexualité, conçue comme un acte agressif et surtout 173 physique de conquête orienté vers la pénétration et l’orgasme . A la fin de la vidéo, nous apercevons le partenaire de Madonna, exténué sur un canapé, qui tend désespérément la main vers la chanteuse pour la retenir, or cette dernière quitte la chambre d’hôtel sans se retourner (plan-séquence n°28 [04min39-04min42]). Ainsi, cela représente le fait qu’elle a obtenu son plaisir par le biais de cette rencontre sexuelle et qu’elle n’attend rien de plus et ne souhaite pas entretenir la relation sur le plan affectueux. Madonna renverse de cette manière les rôles sociaux de chacun des sexes dans le domaine de la sexualité, assimilant l’homme aux sentiments et la femme à la recherche de l’orgasme. En somme, les représentations ici fournies par Madonna énoncent la subordination des hommes aux femmes dans le champ social de la sexualité. La chanteuse poursuit son appropriation et l’inversement de la domination masculine en représentant de manière symbolique l’homme comme être soumis dans la sexualité. Pour ce faire, elle utilise l’imagerie sadomasochiste qui se prête nous l’avons vu à l’inscription 174 des individus dans des rôles de dominant/dominé. Ainsi, la photographie 032 du livre Sex, exprime la totale soumission d’un homme face à la position de dominatrice qu’incarne Madonna. En effet, comme la description que nous avions fait précédemment l’a indiquée, l’homme est aux pieds de la chanteuse et lui lèche la cheville. Cependant, la portée subversive de l’emprunt aux pratiques sadomasochistes se voit limitée dans la mesure où ces dernières ne sont que le reflet de fantasmes compris dans l’imaginaire sexuel des individus. De ce fait, la subversion est placée dans le cadre de la simulation et non dans celui du réel. En outre, l’appropriation du pouvoir par les femmes sur les hommes dans le domaine personnel est illustré au travers des paroles de la chanson Express Yourself. En effet, Madonna énonce l’idée selon laquelle les femmes peuvent prend le pas sur les hommes en les rendant amoureux : Make you feel like a queen on a throne Make him love you till you can’t come down […] And when you’re gone he might regret it Think about the love he once had Try to carry on, but he just won’t get it He’ll be back on his knees Elle sous-entend ici la maniabilité générée sur un homme une fois que ces derniers ressentent des sentiments envers une femme. Bourdieu corrobore cette idée en mettant en évidence le fait que le sentiment amoureux est un moyen pour mettre entre parenthèses, de manière temporaire, la domination masculine dans la mesure où l’affect qui se dégage prend le dessus sur l’exaltation des valeurs masculines telle que la virilité : 173 Bourdieu, op. cit., p. 36. 174 Annexe 2 (8) . VALENÇON Camille_2007 61 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna […] l’emprise mystérieuse de l’amour peut aussi s’exercer sur les hommes […] dans cette sorte de trêve miraculeuse où la domination semble dominée ou, mieux annulée, et la violence virile apaisée […] c’en est fini de la vision masculine, toujours cynégétique ou guerrière, des rapports entre les sexes ; fini du même coup des stratégies de domination qui visent à attacher, à enchaîner, à soumettre, à abaisser ou a asservir en suscitant des inquiétudes, des incertitudes, des attentes, des frustrations, des blessures, des humiliations, 175 réintroduisant ainsi la dissymétrie d’un échange inégal 176 D’autre part, la photographie 060 met en scène un renversement de la représentation des hommes et des femmes si l’on considère la mise en scène de chacun des protagonistes. Madonna est placée en bas de façon centrale, elle est habillée d’une robe de soirée et regarde fixement l’objectif. Derrière elle une multitude d’hommes nus sont en train de danser, ils représentent d’une certaine manière les canons de beauté standards de la masculinité dans le sens où ils sont jeunes et musclés. L’expression et la position de la chanteuse dans cette mise en scène la fait apparaître comme la patronne d’un cabaret ou encore d’une maison close. Les hommes qui effectuent une danse plus qu’érotique, se placent ici comme les objets de désirs des spectateurs, ils se mettent en scène pour séduire. De cette manière, Madonna inverse ici le fantasme masculin d’observer des stripteaseusescar c’est ici elle qui est assise et qui peut regarder d’une manière voyeur cette multitude d’hommes dénudés. Ainsi, par ce biais Madonna déconstruit la constitution des femmes en tant qu’ êtres-perçus dans la mesure où se sont désormais les hommes qui sont dans le soucis de séduire et d’attente du jugement par rapport à leur corps. En outre, il est 177 intéressant de faire un parallèle avec le tableau Etant donné de Duchamp. Effectivement cette œuvre montre le corps entièrement nu d’une femme dont on ne voit pas le visage et qui est couchée dans une sorte d’arbuste. De plus, ce tableau renvoi à un sentiment de voyeurisme dans la mesure où le corps de la femme semble être aperçu à la dérobée, au travers d’un trou dans un mur de briques. La photographie du livre Sex donne également cette sensation de voyeurisme du fait de l’encadré noir autour d’elle laissant penser que le spectateur entrevoit cette scène par le trou d’une serrure. Ensuite, après la comparaison de ces deux images, nous pouvons établir le fait que la photographie est une inversion du tableau de Duchamp où l’objet central n’est plus l’exhibition d’un corps nu féminin mais celle d’une multitude de corps nus masculins. En outre, cette photographie tend à rendre compte de la dialectique esthétique corps nu/costume. Nous l’avons vu, Madonna porte une robe de soirée qui peut s’apparenter au pendant de l’attribut vestimentaire masculin, à savoir le costume, tandis que les hommes sont quant à eux entièrement nus. De plus, nous retrouvons cette mise en scène dans 178 la photographie 065 qui montre Madonna de dos détenant une cravache dans la main droite et tenant en laisse une horde d’hommes nus enchaînés. Dans la continuité de l’idée précédemment développée, cette représentation des corps s’apparente à un renversement de la perception sociale des corps. Pour prendre un autre exemple artistique qui sous-tend cet argument, mentionnons le tableau de Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, qui montre deux hommes en costumes discutant entre eux alors que la femme présente à leurs côtés est 175 176 177 Bourdieu, op. Cit., p. 149. Annexe 2 (12) . Annexe 5. 178 62 Annexe 2 (13) . VALENÇON Camille_2007 III. De la tentative de subversion à une esthétique de subversion entièrement nue. Ainsi, de la manière que pour l’œuvre de Duchamp, les photographies précédentes inversent les représentations traditionnelles du corps des femmes qui montrent ces derniers comme source et objet de désir selon les attentes sociales masculines. Cependant, la subversion symbolique qui est mise en scène dans les photographies du livre Sex peut être interrogée dans la mesure où elle utilise l’imagerie homosexuelle masculine dans sa déconstruction de la domination masculine. En effet, les hommes apparaissent ici comme des êtres-perçus, mais ne sont pas directement issus du processus de domination symbolique compte tenu de leur identité sexuelle. En somme, Madonna dans ces photographies procèdent à un double inversement, d’une part elle inverse la représentation sociale des corps masculins et féminins et d’autre part, elle inverse l’identité hétéronormée masculine par l’identité homosexuelle. Ceci tend ainsi à créer une confusion et une exacerbation des signes sexuels rendant difficile la lisibilité subversive de ces photographies. En dépit de la déconstruction que Madonna effectue de la domination masculine, on s’aperçoit que la chanteuse recrée dans ses discours sur la réappropriation du pouvoir des femmes dans le domaine de la sexualité les mécanismes d’oppression traditionnels exercés sur les femmes. La chanteuse met en scène une sorte de phallus symbolique comme le signe de pouvoir. Ainsi, dans le vidéo-clip d’Express Yourself, lorsqu’elle est travestie en dirigeant, elle s’empoigne l’entrejambe pour symboliser la représentation du pouvoir par le sexe masculin (séquence n°45 [02min07-02min31]). De manière similaire, nous pouvons noter la présence de ce phallus imaginaire dans sa représentation de la 179 stylisation sexuelle des identités. Tout d’abord, la photographie 108 illustre Madonna qui est nue et placée debout au-dessus de la mannequin Naomie Campbell qui est allongée. La première donne l’expression visuelle d’un orgasme pendant qu’elle presse sur la deuxième un flacon de crème solaire qui imite ainsi l’éjaculation masculine. Enfin, Madonna lors des représentations de l’identité lesbienne qu’elle diffuse, retranscrit l’homosexualité au travers du filtre des rôles sexuels définis en fonction du genre féminin et du genre 180 masculin. En effet, dans la photographie 092 du livre Sex, nous voyons Madonna en couple avec une femme. Cette dernière a les cheveux plaqués et pendant qu’elle regarde fixement l’objectif, elle protège Madonna, qui a le regard baissé, au creux de sa veste de costume. Nous sommes ici dans une représentation de l’homosexualité où une des deux femmes possède les caractéristiques visibles de la féminité (fragilité) et l’autre celles de la masculinité (vêtement, force protectrice). Ceci tend à recréer une division sexuelle au sein même de l’homosexualité, autrement dit une hétérosexualisation de l’homosexualisation. Cette stylisation des identités sexuelles homosexuelles dénote d’une certaine manière la reproduction de la division des rôles masculins et féminins tend à mettre en lumière la violence symbolique qui s’exerce sur les gays et lesbiennes. Madonna met également en scène la reconnaissance de la domination hétéronormée dans le vidéo-clip d’Open Your Heart où apparaît une femme spectatrice du show de Madonna qui s’est habillée d’un costume d’homme afin de laisser transparaître la cohérence symbolique entre les attributs visibles de son anatomie et la nature de son désir sexuel (séquence n°4 [01min21-01min27]). En somme, l’effet subversif du fait même de la représentation d’identités sexuelles lesbiennes par Madonna se voit être annulé dans la mesure où cette représentation se réinscrit dans la division sexuelle au cœur même de la sexualité et s’ancrant donc dans un processus de domination. 179 180 Annexe 2 (20) . Annexe 2 (18) . VALENÇON Camille_2007 63 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Conclusion Dans la première phase de l’étude que nous venons de mener, des similitudes entre les discours de Madonna et les théories féministes ont pu être dégagées. Le positionnement des représentations mises en lumière par la chanteuse dans le cadre du désir féminin et de l’expression d’un imaginaire sexuel féminin pluriel en terme de références à des identités sexuelles plurielles ont notamment laissé entrevoir dans un premier temps la possibilité d’une nouvelle représentation du corps des femmes et de leur sexualité dans l’espace social. Cependant, au fil de l’analyse, des indices ont révélé la superficialité de la connivence des discours de Madonna avec les thèses féministes. Le constat de profondes différences et distances entre les deux s’est notamment cristallisé dans le postulat de réappropriation du pouvoir des femmes défendu par les féministes au travers de la notion d’empowerment. En effet, nous avons mis en évidence les manières dont le mouvement théorique des femmes d’une manière globale a revendiqué une réappropriation du pouvoir des femmes en terme de leur corps et de leur sexualité posant en filigrane les jalons de la construction d’une nouvelle subjectivité par la politisation des expériences des femmes. En revanche, les discours de Madonna concernant la thématique de l’empowerment n’ont pas véhiculé l’idée d’une réappropriation du pouvoir des femmes mais ils tendaient vers une appropriation de la domination masculine. Cependant, En voulant faire transparaître au travers de ses discours un glissement de la domination masculine vers une domination féminine, Madonna n’a en réalité fait qu’inverser les attributs culturels assimilés aux hommes et à la notion de pouvoir pour les appliquer symboliquement par la suite aux femmes. En outre, nous pouvons affirmer l’idée selon laquelle la chanteuse génère l’effet antagoniste à sa volonté d’appropriation de la domination dans le sens où elle utilise les mécanismes sociaux qui servent à l’instauration inconsciente et latente de la domination masculine. Dans ce sens, Madonna incarne en quelque sorte le climax de la violence symbolique. En effet, sa conception de la libération des femmes dans le champ de la sexualité passe par une appropriation paradoxale des processus qui aliènent symboliquement les femmes. De cette manière, nous pouvons ainsi mettre en lumière l’illusion dans laquelle s’inscrit la de la diffusion par Madonna d’une représentation d’une sexualité féminine libérée des attentes sociales masculines et plus largement relevant de la société car l’approche de la sexualité chez la chanteuse correspond à un lieu de domination qui continuerait à fonctionner au travers du prisme des rapports sociaux de pouvoir. En effet, les représentations qu’elle donne en terme de sexualité mettent, que se soit dans la mise en scène des désirs hétérosexuels ou alors homosexuels, tant masculins que féminins, correspondent à l’instauration de la dialectique dominant/dominé. En somme, les discours que donnent Madonna ne parviennent pas concevoir une sexualité qui serait détachée de la notion de possession ou de pouvoir mettant de ce fait en avant l’évidence selon laquelle la chanteuse ne propose en aucune sorte l’ébauche ou la proposition d’une sexualité où les femmes seraient considérées comme les égales des hommes et inversement. En outre, Madonna ne fait pas de proposition en terme de représentation du corps des femmes qui les sortiraient des connotations sociales et culturelles traditionnelles. Effectivement, les discours de Madonna tant en terme de représentation de la sexualité 64 VALENÇON Camille_2007 Conclusion des femmes et de la sexualité en générale se nourrissent en référence en relation et avec les processus sociaux de catégorisation sexuelle. De cette manière, la tentative de subversion en terme de normes sexuelles s’est vue être annihilée par les signes de reconnaissance de la domination incorporés chez Madonna. Ainsi, nous avons vu que les signes de subversion dans le domaine de sexualité chez la chanteuse n’ont été que des signes symboliques et esthétiques exacerbés qui n’ont pas permis effectuer un processus de glissement revendicatif dans le réel, autrement dans l’espace public et politique. Ceci s’explique du fait de l’absence d’un potentiel critique et d’une proposition de changement dans l’appréhension des catégories de perception des sexes qui apparaissent comme le support et la condition d’une revendication de la déconstruction des normes sexuelles, et par extension sociales. Par ailleurs, il serait je pense intéressant, d’approfondir et d’élargir ce sujet aux conditions de réception dans lesquelles sont perçus les discours de Madonna. J’ai fait allusion de manière extrêmement brève au cours de mon travail à la nécessité d’un contexte particulier en terme de réception pour que les destinataires appliquent à leur identité propre des discours symboliquement subversifs. Dans cette mesure, un développement de l’étude en terme de la réception des discours de Madonna par les communautés homosexuels serait d’après moi une ouverture intéressante pour continuer sur ce sujet. Enfin, même si cela correspond à un tout autre sujet, il me semble que l’étude des stratégies marketing et commerciales de la chanteuse serait également instructive et permettrait d’appréhender de manière plus précise les stratégies d’appropriation de thématiques et de tendances revendicatrices de la société américaine et plus largement des sociétés occidentales. VALENÇON Camille_2007 65 Discours et représentations relatifs à la sexualité féminine dans la musique pop américaine, le cas de Madonna Bibliographie BERENI Laure, « Féminismes, queer, multitudes / Devenir-femme du travail et de la politique », Les cahiers du genre, n°36, mis en ligne le 19 mai 2004 sur le site http://multitudessamizdat.net . BOURDIEU Pierre, La domination masculine, Editions du Seuil, 1998. 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