Qui est l`être humain? Que dit Dieu à son sujet?

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2. LIGNES D'ANTHROPOLOGIE THEOLOGIQUE
COMME FONDEMENT DE LA MORALE CHRETIENNE
Qui est l’être humain?
Que dit Dieu à son sujet?
--------------------Conférences de Mgr Massimo CASSANI
Luxembourg-Hollerich, samedi 5 et dimanche 6 novembre 2011
--------------------Introduction
La morale étant la science qui étudie l'agir humain,
autrement dit dont la fin ultime répond à la question “que
doit faire l'homme, comment doit-il se comporter”, il est
évident que, pour parler de ce que l'homme doit faire, il est
indispensable de commencer par clarifier et par définir “qui”
il est. En effet, la question “que dois-je faire” et l’exigence
même d’agir et d’agir bien naît du besoin préalable, chez
l’homme, de donner un accomplissement à son existence.
Mais il est évident qu’il ne peut trouver une réponse
satisfaisante et parfaite à cette interrogation s’il ne
commence pas par réfléchir à son identité, en d’autres
termes s’il ne se demande pas “qui” il est et ne trouve pas
de solution à son questionnement.
C’est le problème anthropologique, autrement dit le problème du sens, de la signification
fondamentale et de la fin ultime de la vie humaine. Cette question étant essentielle et
inévitable pour l’existence humaine (on pourrait la qualifier de question des questions, de
“question” par excellence), c’est depuis toujours que l'homme se l’est posée et a
continuellement essayé d’y trouver une réponse. Les diverses philosophies et idéologies
constituent autant de tentatives de solution. Les religions elles-mêmes proposent des
solutions à cette question fondamentale.
La théologie morale recherchera cette solution dans la Révélation biblique, sur laquelle elle
s’appuie. Néanmoins, souligner l’intérêt anthropologique spécifique de la théologie morale
n’équivaut absolument pas à faire de l’anthropocentrisme. L'homme en tant que tel n’est pas
et ne pourra jamais devenir le fondement de la théologie morale, parce qu’il n’est pas et ne
sera jamais le fondement du réel. Ce n’est pas lui qui est au centre de la réalité, ce n’est pas
lui qui en est le fondement, c’est Dieu. Et « la manière la plus fidèle de parler de l'homme
n’est justement pas de parler de l'homme, mais de rapporter comment Dieu parle de
l'homme » (De Guidi, p. 244). Du reste, la Bible refuse et condamne explicitement la
prétention de l'homme à s’ériger comme centre, origine et fin ultime de toutes choses.
Par conséquent, l’intérêt anthropologique de la théologie morale ne s’adresse pas à
l'homme considéré en soi, indépendamment de Dieu et totalement séparé du divin, mais au
contraire à l'homme tel qu’il ressort de l’ensemble de l’histoire du salut. C’est se pencher, non
pas sur ce que l'homme pense et dit de lui-même, mais sur ce que Dieu dit de lui. Voilà donc
précisément quelques lignes fondamentales d’anthropologie théologique que nous nous
proposons d’analyser maintenant, en partant de la Genèse.
Qu’est-ce que l'homme ?
1) La pauvreté et la relationnalité intrinsèques de l'être humain
Dans le Psaume 8, l’auteur sacré porte son regard avec admiration sur l’immensité et la
beauté du ciel, de la lune et des étoiles – autrement dit de tout le cosmos - “œuvres de tes
mains [de Dieu]”, et il se demande avec étonnement : « Qu’est-ce que l'homme, que tu t’en
souviennes, le fils de l’homme, que tu en prennes souci ? » (v. 5). Oui : qu’est-ce que
l'homme, cet être qu’un autre texte biblique, le Psaume 139,14, qualifie de “prodige” ?
La première donnée que la Bible nous présente au sujet de l’existence historique de
l’homme, c’est qu’il est créé par Dieu. Genèse 2,7 dit : « Alors le Seigneur Dieu modela
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l'homme avec de la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie, et l'homme
devint un être vivant. » L'homme est créature de Dieu : cela induit avant tout que son origine
n’est pas le résultat d’un hasard aveugle, et que l'homme ne doit pas son existence à luimême, mais qu’il est le fruit de la volonté/désir d’un Autre, transcendent, qui a voulu lui
donner la vie. Cela implique, d’un côté que son origine ne lui appartient pas, il n’est pas
maître de lui-même, il ne se possède jamais totalement, de sorte que la vérité et le sens
ultime de son existence lui restent toujours de quelque façon inaccessibles : l'homme est
toujours un mystère pour lui-même. D’un autre côté, cela implique qu’il doit son origine à une
relation, la relation à Dieu, qui n’est pour lui ni additionnelle ni accidentelle, mais absolument
essentielle et même constitutive sur le plan ontologique : il est essentiellement dépendant de
Dieu au niveau même de son être.
En tant qu’œuvre de la volonté et de la parole créatrices de Dieu, et d’une Parole qui a
créé toute chose bonne, l’existence humaine est marquée par une autre double
caractéristique. En premier lieu par une positivité essentielle et originelle, en dépit des
apparents démentis que l’histoire semble apporter à une telle affirmation. Deuxièmement, la
Parole sur laquelle elle est fondée contient une promesse, l’annonce d’un accomplissement,
d’une plénitude qui adviendra au temps établi, et cette promesse est digne de confiance,
justement parce qu’elle émane du Dieu Créateur.
Mais, pour approfondir notre compréhension, il nous faut reprendre le verset de Genèse
2,7 déjà cité plus haut : « Alors le Seigneur Dieu modela l'homme avec de la glaise du sol, il
insuffla dans ses narines une haleine de vie, et l'homme devint un être vivant. » C’est là que
se trouve synthétiquement et symboliquement affirmée l’intime connexion et compénétration,
en l'homme, de deux dimensions : l’une matérielle, physico-biologique, et l’autre intérieure,
spirituelle.
L'homme, en effet, - adam en hébreu - rappelle par son nom même la adamah, la
poussière du sol (la racine dm, d’où dérivent ces deux termes, évoque la couleur ocre de la
glaise du sol) avec laquelle il a été modelé. A son tour, le verbe “modeler” renvoie à l’image
du potier qui façonne son œuvre. Le lien qu’a l'homme avec la matière, avec la création,
apparaît ici clairement. Or cette origine de la matière est, pour la Genèse, ce qui le rend limité
et caduc, c’est le signe de sa fragilité, de sa finitude, de sa mortalité. Cependant, à côté de
cette dimension de limite, l'homme a une autre qualité, que Genèse 2,7 exprime en utilisant
l’expression nishmat-hajjim. La Bible de Jérusalem, comme bien d’autres, la traduit par
“haleine de vie”. Une haleine de vie qui est directement insufflée par Dieu dans les narines de
l’homme. Mais il convient de bien comprendre la spécificité de l’expression biblique.
En hébreu, le terme hajjim signifie vie. Quant à l’autre terme, nishmat, il y a en hébreu
deux mots principaux qui peuvent servir à rendre le concept de principe ou souffle de vie. Le
premier, et le plus répandu, est ruah, qui signifie souffle, vent mais aussi esprit vivificateur.
Ce terme n’est pourtant pas réservé à l'homme : il est utilisé également en relation aux
animaux (on peut lire par exemple dans le Psaume 104,30 une phrase qui se réfère à Dieu
mais en relation avec tous les êtres vivants : « Tu envoies ton esprit [ruah], ils sont créés. »
Et dans l’Ecclésiaste 3,19-21 : « Le destin des hommes et celui des bêtes est le même : tous
meurent, les premiers comme les seconds, et en tous se trouve une unique ruah [la Bible de
Jérusalem traduit “souffle”]… Qui sait si la ruah [“le souffle”] de l’homme monte vers le haut,
et si le souffle de la bête descend en bas, vers la terre ? »)
Or en Genèse 2,7, ce n’est pas le mot ruah que nous trouvons, mais l’expression nishmathajjim. La neshamah/nishmat est une réalité qui, les 24 fois où elle est évoquée dans l’Ancien
Testament, est attribuée uniquement à Dieu et à l'homme, mais jamais aux animaux.
Rapportée à l'homme, elle exprime une série de fonctions élevées, souvent en lien avec Dieu :
en Job 32,8, par exemple, il est écrit que c’est la neshamah de Dieu qui rend l'homme
“intelligent”, et en Proverbes 20,27 que “la neshamah de l’homme est un flambeau du
Seigneur qui scrute les plus profonds recoins du ventre.” Par conséquent, c’est la nishmathajjim qui distingue l'homme du monde animal et c’est par son intermédiaire que l’homme
accomplit des actes spirituels. Elle est la conscience de soi, la capacité à distinguer le bien du
mal, et la liberté de choisir moralement qui lui est donnée par le Créateur et qui le relie à lui
d’une manière unique, et même, selon certains versets, lui donne un caractère commun.
« Comme cela sera répété dans le livre de Job, “la ruah de Dieu m’a créé”, mais c’est “la
nishmat du Tout-Puissant qui me donne la vie” humaine (33,4). »
Ainsi, la grandeur de l'homme se révèle précisément dans ce lien admirable entre
anatomie et sagesse, pour reprendre un binôme suggestif cher au philosophe Lévinas, ou
entre le fait d’être une créature charnelle et contingente et le lien transcendant avec le
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Créateur.
Néanmoins, les premiers chapitres de la Genèse ne disent pas seulement que la créature
humaine est œuvre de Dieu et dépend de lui. Ils précisent qu’il a reçu du Créateur certaines
caractéristiques qui constituent les traits principaux et le sens fondamental de son existence.
Trois d’entre eux sont mis en évidence, que nous citons dans le sens ascendant, c'est-à-dire
du moins important au plus essentiel.
A) Le rapport de l'homme à la nature
Le premier est le rapport avec la nature infrahumaine. Genèse 1,26.28-29 et 2,20 parle de
la “domination” que l'homme est appelé à exercer sur les autres créatures et sur la terre tout
entière. Cette affirmation appelle quelques précisions, pour éviter toute équivoque. Il ne faut
pas la comprendre dans le sens d’un pouvoir absolu de l'homme sur le cosmos. L'homme n’en
est pas le maître. Le monde, la nature est et demeure propriété de Dieu (« Le monde et tout
ce qu’il contient est à moi », dit Dieu dans le Psaume 50,12 ; on se référera également au
Lévitique 25,23 et au Psaume 24,1-2), et nul ne saurait se substituer à lui.
Genèse 1,26-28 relie plutôt la “domination” de l'homme sur le cosmos au fait qu’il est créé
“à l’image de Dieu”. Selon de nombreux exégètes, cela signifie que l'homme ne prend pas la
place de Dieu : il est plutôt une présence, la visibilité de son royaume sur la terre. Par un acte
de grande prédilection et d’estime, Dieu confie la création à l’homme ; néanmoins, ce dernier
n’a pas un droit propre et indépendant sur lui, mais dérivé : il est le représentant du pouvoir
divin. Il s’ensuit que sa façon d’agir à l’égard de la nature devra se conformer à celle de Dieu,
et en être signe et présence. Mieux, il devra développer l’œuvre créatrice, selon l’intention
originelle de Dieu. Or Dieu a tout créé par amour, dit la Sagesse 11,24-12.1 : « Toi [Dieu], tu
aimes tout ce qui existe et tu n’as de dégoût pour rien de ce que tu as fait ; si tu avais haï
quelque chose, tu ne l’aurais pas formé. Et comment une chose aurait-elle subsisté, si tu ne
l’avais voulue ? Ou comment ce que tu n’aurais pas appelé aurait-il été conservé ? Mais tu
épargnes tout, parce que tout est à toi, Maître, ami de la vie ! Car ton esprit incorruptible est
en toutes choses ! » (cf. aussi Jonas 4,10-11)
Du reste, le sens étymologique premier du verbe hébreu rada, rendu en Genèse 1,26.28
et habituellement dans d’autres passages par “dominer”, est plutôt “faire paître, conduire,
guider, gouverner”. Il sous-tend donc l’image d’un homme appelé à faire paître, à diriger les
autres créatures (cf. aussi Genèse 2,15, qui affirme que l’homme est placé par Dieu dans le
jardin d’Eden “pour le cultiver et le garder”). Voilà la charge confiée par le Créateur. La
domination de l'homme sur le cosmos n’est donc ni autonome ni autocratique. Dans la vision
biblique, il s’agit plutôt d’une vocation, d’une mission reçue de Dieu, fruit d’une bénédiction
divine (cf. Genèse 1,28). Et l'homme porte devant Dieu la responsabilité de la manière dont il
traite la nature (cf. Isaïe 14,8.16-17 ; 37,24 et surtout Abdias 2,17).
Néanmoins, la tâche que Dieu a confiée à l'homme de cultiver et de garder la création ne
signifie pas qu’homme et nature sont sur le même plan et ont la même valeur. Pour la Bible,
la nature n’a pas de sens ni de finalité autonomes, mais elle les reçoit de Dieu. Le sens et la
finalité que Dieu lui confère se réfèrent essentiellement à l'homme. Isaïe 45,18 dit que Dieu
« n’a pas créé [la terre] vide, mais il l’a modelée pour être habitée ». Et il ressort du contexte
que l’habitant principal est évidemment l'homme. La finalité de la nature dans le dessein
originel de Dieu est donc en premier lieu de servir d’habitation, de demeure digne pour
l'homme. Dès l’origine, c’est en vue et en fonction du bien et du service de l'homme que Dieu
ordonne l’univers. Voir, par exemple, ce que Genèse dit sur les astres : s’ils étaient considérés
comme des dieux par la mythologie mésopotamienne, dans la vision biblique au contraire ils
sont non seulement désacralisés mais voulus par Dieu explicitement pour être au service de
l'homme, afin qu’ils « servent de signes, tant pour les fêtes que pour les jours et les années et
qu’ils soient des luminaires au firmament du ciel pour éclairer la terre » (1,14-15). Tout
l’univers est don de Dieu à l’humanité et hiérarchiquement subordonné à ses exigences ; tout
est au service de l'homme, et celui-ci peut utiliser les ressources et potentialités des autres
créatures pour son propre bien, c'est-à-dire pour en tirer non seulement ce qui est nécessaire
à sa subsistance, mais aussi à sa réalisation en tant qu’homme. C’est pourquoi l’homme
“domine”, il a pouvoir sur toutes les autres créatures.
Au sujet de la domination de l’homme sur la création, un commentaire subtil des récits de
la création est extrêmement significatif et instructif : il provient de la tradition rabbinique et
est rapporté par la bibliste Elena Bartolini dans l’une de ses études (E. Bartolini, R. Torti
Piazzi, “La santità della relazione uomo-donna nella rivelazione” [La sainteté de la relation
homme-femme dans la révélation], in AA.VV., “La reciprocità uomo-donna via di spiritualità
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coniugale e familiare”, [La réciprocité homme-femme, voie de spiritualité conjugale et
familiale] aux soins de R. Bonetti, Città Nuova, Rome 2001, pp. 33-34) :
Le monde a été fait pour l’homme, même s’il fut le dernier à être créé. C’est exprès qu’il
en a été ainsi, afin que l’homme trouve tout déjà prêt pour lui. Dieu est le maître de
maison qui, après avoir préparé un banquet exquis et dressé la table, accompagne son
hôte à sa place. L’apparition tardive de l’homme sur la terre est aussi un appel à
l’humilité : qu’il se garde bien d’être orgueilleux, s’il ne veut pas s’entendre rappeler que
même le moustique a plus d’ancienneté que lui.
Et Elena Bartolini observe avec justesse : « L’ironie subtile, typiquement rabbinique, avec
laquelle ce passage se conclut souligne combien, dans la logique divine, tout est relativisé et
redimensionné : être le “centre et sommet” de la création est, plus qu’un privilège, une
invitation à accueillir “la place” que le “maître de maison” a préparée. »
Cependant, la nature n’est pas une “digne demeure” si elle reste à l’état sauvage. Au
contraire, elle se révèle alors très souvent être une “horrible région”, invivable pour l’homme.
Pour devenir un lieu d’habitat digne, elle a besoin de l’intervention de l'homme qui la façonne
et la modifie selon ses exigences particulières. L’intervention de l'homme sur la nature est
donc une contribution nécessaire afin qu’elle puisse remplir la fonction pour laquelle Dieu l’a
voulue. Mais un problème se pose alors : comment rendre compatible le droit de l'homme à
intervenir sur la création avec l’exigence affirmée ci-dessus de respecter et de continuer
l’œuvre créatrice sans la détruire ou la défigurer ? Question délicate, qui est à la base de ce
qu’on appelle l’éthique environnementale, mais qu’il est impossible d’aborder ici.
B) Le rapport de l'homme à son prochain
Le second trait caractéristique de l'homme selon les récits de la création, c’est sa relation
à ses semblables, aux autres êtres humains. Genèse 2,18 exprime la vocation sociale
essentielle de l'homme par ces paroles de Dieu : « Il n’est pas bon que l'homme soit seul. »
Par “nature”, autrement dit parce que Dieu l’a pensé et créé ainsi dès l’origine, c’est un être
relationnel, social. Il l’est dans son être tout entier, non seulement par tel ou tel aspect (par
exemple la génitalité) : cette relationnalité n’est donc pas seulement physique, mais
personnelle, dialogique. Nature et vocation sociales de l'homme s’expriment à un premier
niveau de base comme la vocation à former un couple humain avec la dualité et la
complémentarité homme-femme. Sa relationnalité est en effet caractérisée avant tout par le
besoin d’une “aide semblable à lui” (kenegdo) (vv. 19-20), où l’idée de similitude inclut en
même temps deux concepts : celui de correspondance et celui de complémentarité/intégration
dans l’altérité. C’est la dualité/complémentarité de l’homme et de la femme, en fonction de
laquelle l'homme et la femme ne se servent pas seulement d’aide mutuelle (les animaux eux
aussi peuvent aider l'homme, par exemple pour les travaux des champs), mais se reflètent
réciproquement : en d’autres termes, c’est dans la réciprocité de la rencontre et du dialogue
qu’ils révèlent à l’autre son moi (compris avec ses limites et son manque d’autosuffisance), et
en même temps qu’ils découvrent à travers l’autre leur propre moi (là aussi avec ses qualités
et ses imites). La vérité et l’authenticité de cette relation est exprimée synthétiquement en
Genèse 2,24 : « C’est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme,
et ils deviennent une seule chair. »
Cette vocation de couple trouve ensuite son expression et son couronnement dans la
fécondité (Genèse 1,28). Une famille en naît, et de la rencontre entre les enfants des
différentes familles pour former d’autres couples naît la société.
Néanmoins, selon les Pères de l’Eglise et la théologie, cet ordre de la création voulu par
Dieu n’est pas achevé et donné parfaitement. Si tout vient de Dieu et est don de sa part à
l’humanité, il revient à l'homme et à la femme d’accueillir l’acte créateur et de le réaliser avec
tout son potentiel. La création “à l’image et ressemblance de Dieu” de l'homme et de la
femme indique donc, non pas une réalité achevée, mais un processus encore en cours, une
réalité en transition dont la mise en œuvre progressive appelle la libre décision des sujets
impliqués.
C) Le rapport de l'homme à Dieu
Mais la caractéristique la plus importante et la plus essentielle, la particularité la plus
spécifique et exclusive de la nature humaine telle qu’elle a été voulue et créée par Dieu – et
nous voici au troisième aspect de notre recherche anthropologique sur la Genèse, le plus
distinctif -, c’est que l’homme a été fait à l’image de Dieu (Genèse 1,27). Cette célèbre
expression a connu au cours de l’histoire une grande diversité d’interprétations. Certains ont
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rattaché l’image de Dieu en l’homme à des aspects ou à des facultés spécifiques de son
humanité, et tout particulièrement à deux : la domination de l’homme sur les autres créatures
– comme nous l’avons indiqué plus haut – et le fait que l’homme est capable d’agir en toute
conscience et liberté. A titre d’exemple, saint Thomas d’Aquin écrit dans le Prologue de la
Prima secundæ de la Somme théologique : « Comme l’enseigne saint Jean Damascène (De
fide orthodoxa 2,12), quand on dit que l’homme a été fait à l’image de Dieu, on entend par
image “un être doué d’intelligence, de libre-arbitre et de maîtrise de ses actes.” »
Mais dans l’ensemble, le concept d’image de Dieu semble faire référence à l’homme tout
entier, et non seulement à tel ou tel aspect de son être. Selon Ravasi, « le mot hébreu selem
[= image] indique une proximité objective du sujet représenté ; il renvoie donc à une
correspondance “naturelle” avec Dieu, qui rend l’homme capable de le comprendre et de
dialoguer avec lui ; c’est un lien intime semblable à celui qui unit un père et un fils ». Le
concept d’image semble ainsi faire allusion en premier lieu à la relation de l’homme avec Dieu,
à sa capacité d’instaurer un dialogue avec lui, en écoutant, en comprenant sa parole et en lui
répondant, enfin à son aptitude à vivre en intimité et familiarité avec lui.
Mais il y a un autre aspect qu’il nous faut relever. Alors que, dans l’Antiquité, au ProcheOrient, être image divine était l’apanage et la prérogative du souverain uniquement, dans la
Bible au contraire “l’image de Dieu” caractérise tout homme. Cela signifie que chaque être
humain, chaque membre de l’espèce humaine appartient d’une certaine manière à Dieu, qu’il
a avec lui une relation particulière, et qu’il revêt une valeur transcendante. On peut dire de
tout homme qu’il est un mystère, et que sa mesure authentique et ultime est l’infini : il a par
conséquent une valeur infinie.
La tradition hébraïque a admirablement compris et conjugué cette vérité en une très belle
phrase qu’on peut lire dans le Talmud et qui part d’une question : « Sais-tu pourquoi Dieu a
voulu que l’humanité tout entière descende d’un seul homme, Adam ? » La réponse est
double :

« Tout d’abord pour que nul ne puisse dire à l’autre : mon père a plus de valeur que le
tien. » Il n’y a pas de lignées plus importantes que les autres, ni de races plus nobles que
les autres. Il ne doit pas y avoir de hiérarchies qualitatives parmi les êtres humains. Tous
les hommes sont égaux en dignité, puisqu’ils ont une même origine. La valeur de l’homme
ne se mesure pas à partir de ce qu’il fait ou de ce qu’il a, pas plus qu’en fonction de sa
lignée, mais uniquement en raison de la dignité intrinsèque et divine dont il est porteur.

La seconde affirmation explicite la précédente et en découle : « Pour que tu te rappelles
que celui qui tue un homme, c’est comme s’il avait tué le monde entier, et que celui qui
sauve un homme, c’est comme s’il avait sauvé le monde entier. » L’importance et la
dignité de la vie de chaque individu ne se mesurent pas à l’aune de critères quantitatifs ;
d’ailleurs, à certains points de vue, elles ne sont pas même mesurables : chacun a la
valeur de l’humanité tout entière.
Que l’homme soit à l’image de Dieu a donc de fortes implications, mais un autre passage
biblique y ajoute un élément supplémentaire : Sagesse 2,23 le relie au fait que l’homme est
créé pour l’immortalité, pour la vie éternelle. Le texte dit effectivement : « Oui, Dieu a créé
l’homme pour l’incorruptibilité, il en a fait une image de sa propre nature. »
C’est tout cela que l’Eglise entend affirmer quand elle enseigne que la vie de l’homme est
“sacrée”.
Le septième jour
Le septième jour, comme terme de la création, a lui aussi une importante valeur
anthropologique. Il indique que le temps, qu’implique le schéma de la “semaine” du récit de
Genèse 1, est constitué de deux moments en tension. Il y a les six jours durant lesquels
l’homme, par le travail, se constitue graduellement lui-même ainsi que le monde dont il a la
garde, à l’image de Dieu qui a mis six jours pour créer. Mais ces “six jours” ne concluent ni
n’achèvent le temps ; ils débouchent au contraire sur le “septième jour” vers lequel ils sont
orientés. Cela signifie que le temps, non seulement n’est pas rythmique (la succession des
jours) mais qu’il a une polarité. Et, tout comme l’œuvre créatrice de Dieu ne serait pas
parfaite sans le septième jour, le temps humain serait faussé et incomplet s’il manquait.
Ce jour est caractérisé, selon Genèse 2,2-3, par trois choses : le repos (šbt), la
bénédiction divine (brk) et la sanctification ou consécration (qdš), toujours par Dieu.
La dimension du repos atteste que la vie humaine ne dépend pas uniquement de la fébrile
activité de travail grâce à laquelle l’homme subvient à ses besoins et tente d’atteindre de
nouveaux objectifs, de se prémunir contre les inconnus de l’existence et de forger le monde
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selon son projet. Le monde est régi par les promesses de Dieu, pas seulement par nos efforts.
C’est donc le repos, plus encore que le travail, qui peut dire une parole ultime et décisive sur
la construction de l’humanité même de l’homme, la condition indispensable pour que l’homme
reste homme, et même porte à son achèvement son humanité. Loin d’être oisiveté, le repos
est plutôt une activité d’un type nouveau et différent par rapport au travail, puisque c’est du
temps consacré à Dieu. Plus précisément, le but du “septième jour” est d’être
manifestation/présence de la gloire divine au milieu des hommes. C’est seulement par cette
présence que le temps révèle sa vérité, qui est la conjugaison de deux aspects différents mais
pas opposés : activité humaine et présence divine, travail et repos, caractère profane et culte.
Mais ce “septième jour” est aussi béni de Dieu. Il a donc une fécondité propre. Alors que,
pendant les “six jours”, l’homme se construit avec peine une fécondité par le travail, le
septième, cette fécondité lui est donnée. C’est seulement avec ce “septième jour” que l’œuvre
créatrice trouve son terme et reçoit son achèvement. Cela montre la nécessité et
l’importance, pour l’homme, de cette communion toute personnelle entre son Créateur et lui,
et le fait que la réalisation de sa vie ne dépend pas, en dernière instance, des efforts humains
mais de l’action de Dieu.
Voilà, du moins dans ses grandes lignes, quel est le projet créatif de Dieu sur l’homme, le
sens fondamental de son existence tel que la Bible nous le présente. Ce sens atteste
“l’ouverture” et la relationnalité essentielles, ontologiques, de l’homme à Dieu, aux autres et à
la nature ; mais il montre en même temps l’indigence constitutive de l’homme, son “avoir
besoin”. L’homme n’est pas autosuffisant, il a besoin pour vivre d’un autre que lui : de Dieu,
des autres, de la nature. De ce point de vue, il est “pauvre” par nature : une pauvreté qu’il ne
peut combler qu’en entrant en relation avec ses partenaires, et d’abord avec Dieu. Voilà sa
plus profonde identité et le but de sa vie.
Si cette identité et ce but sont, d’un côté, déjà inscrits dans son humanité, c’est dans
l’histoire qu’ils sont construits et réalisés. Son état de créature comporte par conséquent une
vocation et un cheminement historique de croissance et de maturation dans la relationnalité,
qu’il lui faut comprendre et mettre en œuvre.
C’est dans la réalisation de cette tâche que résident le sens et la fin de l’agir moral, de la
vie morale.
Ces seules premières observations ont des conséquences importantes pour la morale.
L’affirmation que l’identité de la personne humaine est d’être constituée par sa relation à
Dieu, par le fait que l’homme est créé par Dieu, indique que la morale humaine n’a pas de
fondement autonome : en effet, l’homme ne se fonde pas lui-même, il ne se donne pas à luimême la raison et le sens de son existence, mais il les reçoit du projet de Dieu. La morale
humaine n’a pas non plus un fondement purement hétéronome, étant donné que le projet
créatif de Dieu est une exigence inscrite dans son être même, et sa réalisation est essentielle
aux fins du plein accomplissement de son humanité. Ainsi, la vie morale n’est pas obéir à un
projet ou à une volonté externe ou étrangère, c’est être fidèle à une identité à la fois déjà
donnée et toujours à comprendre et à accomplir. La volonté de Dieu, le dessein divin sur
l’homme, ne représente donc pas une menace ou une compromission pour le chemin de
perfectionnement, de réalisation de la personne, mais au contraire la condition indispensable
et primordiale de sa mise en œuvre.
Il n’y a pas en soi d’antinomie ou de relation conflictuelle entre théologie et anthropologie,
ou entre volonté de Dieu et fidélité de l’homme : le précepte moral se fonde et naît
effectivement de ce que l’homme est et de ce qu’il peut arriver à être ; mais tout cela dépend
toujours de la volonté et du don de Dieu créateur.
Justice et solidarité
Une autre conséquence importante concerne la pauvreté affirmée de l’individu. Comme
nous le disions, la conscience biblique voit l’homme comme pauvre, puisqu’il a besoin pour
vivre d’autre chose que de soi : d’air, de lumière, de nourriture, d’un toit, d’affection. En
réalité, cela vaut pour toutes les créatures. Mais, à l’inverse du reste de la création, l’homme
est capable de comprendre, derrière cet “avoir besoin de”, la présence, l’amour et la
sollicitude de Dieu. C’est pourquoi «la transcendance de l’homme sur la nature n’est pas celle,
active, du sujet sur sa propriété, mais celle, réceptive, de celui qui accueille un don qui
demeure toujours tel ; non pas celle d’un être qui étend les mains sur le monde en disant
“cela m’appartient”, mais qui, avec étonnement, se le voit proposer par une autre main, et y
lit “c’est pour toi”» (Rizzi, p.31). Selon Rizzi, c’est également le sens de l’anthropocentrisme
biblique en tant de finalisation de la nature aux besoins humains : « L’homme, dans sa
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pauvreté de petit être humain, est au “centre” de l’amour de Dieu, qui a créé le monde pour
sa propre gloire, en cela seulement qu’il l’a créé pour son besoin » (Rizzi, p.31).
Mais si la fin de la nature est le besoin humain, de chacun en particulier, et si « dans
l’optique biblique, le droit du pauvre est sa faiblesse même, en tant que regardée par les yeux
de Dieu » (Rizzi, p.31), alors Dieu, en confiant la nature à la responsabilité de l’homme, le
constitue aussi responsable des besoins de son prochain, ou, mieux, « responsable de l’autre
dans ses besoins : Dieu me confie le monde, à moi, afin que j’en sois porteur, au nom de son
amour, auprès de l’autre qui l’attend et en vit » (Rizzi, p. 33). C’est ce que la Bible appelle
“justice”, et le monde moderne “solidarité”. Et la mesure concrète de la responsabilité, tant
individuelle que collective, est donnée par l’importance du besoin, puisque le besoin « est
appel à quelqu'un qui y réponde en donnant le monde. Dieu veille sur les besoins de l’autre en
me demandant de me faire providence pour lui, et il mesure ma responsabilité en lui
demandant de se faire providence pour l’autre » (Rizzi, p. 34)
Toutefois, le processus de la solidarité n’est pas à sens unique, il ne va pas seulement de
moi à l’autre. J’ai moi aussi des besoins, et ils sont confiés à la responsabilité de l’autre. Ainsi,
ce qui prévaut en dernière instance, c’est le principe d’altérité/réciprocité, « en vertu duquel
chacun est soucieux des besoins d’autrui et confie ses propres besoins à la sollicitude d’autrui,
de sorte que chaque besoin soit gardé et comblé, mais à l’intérieur d’une trame de
réciprocité » (Rizzi, p. 34).
Cette responsabilité réciproque fait du principe de solidarité entre les hommes une règle
éthique fondamentale de l’existence humaine sur la terre. Et elle a une portée qui va bien audelà du simple cadre des exigences matérielles. En effet, « le pain pour moi est un bien
matériel, c’est celui dont j’ai besoin pour vivre, ou, mieux, pour survivre. Le pain pour mon
frère qui a faim est pour moi un bien spirituel : c’est le moyen essentiel auquel je dois avoir
recours pour lui montrer que je veux qu’il vive, qu’une vie est possible pour lui. Et sa vie, pour
être vraiment telle, a justement un besoin essentiel de mon accueil et de mon espérance »
(G. Angelini, in : AA. VV., La responsabilità ecologica [La responsabilité écologique], Studium,
Rome 1990, p. 152). En ce sens le pain, comme tout autre bien matériel, peut avoir une
signification qui dépasse la pure matérialité : lorsqu’il est donné à un frère, il devient un bien
spirituel, car il se charge de la valeur du geste avec lequel il est accompli. S’il demeure un
bien matériel, il n’est pas matérialiste.
2) L’homme “image de Dieu”
Faisons un pas de plus pour enrichir notre réflexion anthropologique en tentant
d’approfondir le concept biblique de l’homme à la lumière de l’ensemble de la Révélation
biblique et de la Tradition chrétienne. Bien sûr, il ne nous est pas possible de faire ici une
exégèse détaillée du message biblique sur l’homme, avec toute la diversité et les articulations
de son contenu, et ceci n’est pas un traité d’anthropologie théologique. C’est pourquoi je me
borne à en relever de manière synthétique quelques aspects principaux, en me servant
essentiellement de la tradition orientale qui est, sur ce sujet, particulièrement riche et
importante.
Les Orientaux mettent l’accent sur le côté central du concept génésiaque de l’homme
“image de Dieu”. Posé comme fondement de l’anthropologie, il indique déjà, comme nous le
disions, une idée de l’homme qui n’est pas autonome et ne se réfère pas à lui-même, mais qui
est ontologiquement ouvert et en relation avec Dieu, de façon analogue à la relation
constitutive de toute image avec son original. Par sa vocation iconique, écrit un auteur
oriental, il s’établit entre l’homme et son Archétype divin une relation vitale, intrinsèque.
L’être humain aspire toujours à se dépasser, à se plonger dans l’océan infini du divin pour y
trouver l’apaisement de sa nostalgie. […] La tension iconique, loin d’être dépassement vers un
infini anonyme et vague, ou vers une progression de son propre désir d’infini, est une
ouverture vers un être personnel concret, qui a inscrit cette “soif de la transcendance” dans la
nature humaine. Parce qu’il est créé à l’image de Dieu, un et trine, l'homme lui-même se pose
comme “lieu théologique par excellence” (Ševcuk, p.55)
Précisément parce qu’il est image de Dieu, disent encore les Orientaux, la seule possibilité
pour l’homme de parvenir à une vraie connaissance de soi, de saisir la vérité ultime et suprême
de sa propre identité, réside dans la Révélation divine interprétée avec autorité par l’Eglise. Ils
voient le fait que l’homme soit “à l’image de Dieu” à la lumière des deux mystères ou dogmes
fondamentaux de la foi chrétienne, celui de l’Incarnation du Verbe de Dieu et celui de la Trinité.
a) Image de Dieu et Incarnation du Verbe
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Par son Incarnation, le Fils de Dieu a assumé la nature humaine, il est devenu un homme
comme nous, hormis le péché. Jésus est reconnu et proclamé par la communauté apostolique
primitive, par la bouche de Pierre éclairé intérieurement par une révélation du Père, comme
« le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Matthieu 16,16) et par Thomas, après la Résurrection,
comme « Seigneur et Dieu » (Jean 20,28). Cet événement d’un Dieu qui “se fait homme”
revêt, pour le Nouveau Testament, une importance et une centralité absolument uniques, qui
transcendent le seul but et la seule nécessité de libérer les hommes du péché, pour mettre en
relief la splendeur et la richesse du dessein du Père sur le cosmos, et en particulier sur
l’humanité depuis les origines, dès l’acte même de la création, et même encore avant, de
toute éternité. Dans l’épître aux Colossiens, saint Paul affirme effectivement que « tout a été
créé par lui [le Christ] et pour lui. Il est avant toutes choses, et tout subsiste en lui »
(Colossiens, 1,16-17). Et Ephésiens 1,4, dans une perspective plus directement centrée sur
l'homme, en particulier sur l'homme racheté, ajoute que « en Christ [le Père] nous a choisis
dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés devant sa face, dans la
charité ». Tout est donc, par la volonté du Père, créé en Christ et pour le Christ. Or le Christ
n’est pas simplement le Verbe, la seconde personne de la Trinité : il est le Verbe incarné.
C’est donc le Christ en tant que Verbe incarné qui est au centre, non seulement du plan du
salut, mais également de celui de la création, puisque « toutes choses ont été créées par lui
et pour lui » (Colossiens 1,16), et en premier l'homme.
Or l'homme, comme nous l’avons déjà dit, n’est pas au même niveau que les autres
créatures : il a la particularité d’avoir été créé “à l’image de Dieu”. Toutefois, cette
particularité a un caractère éminemment christologique et christocentrique. Le Christ, dit la
lettre aux Colossiens, est la véritable « image du Dieu invisible » (Colossiens 1,15 : cf. aussi 2
Corinthiens 4,4). Par conséquent, le Christ est l’archétype et le modèle de toute vraie
humanité. C’est lui “l'homme” par excellence (cf. “l’Ecce homo” de Jean 19,5) ; l'homme
parfait. Par l’Incarnation, Dieu a donc manifesté une double vérité : il s’est révélé lui-même
sous les traits humains de Jésus, et en même temps il a manifesté la vérité définitive sur
l'homme. « Dans la personne du Christ sont révélés à la fois le vrai Dieu et le vrai homme […]
La christologie n’est pas seulement théologie, mais également anthropologie » (Mantzarides,
pp. 44-45.51). Dans une perspective chrétienne, la véritable anthropologie n’est que le
prolongement doctrinal de la christologie, sans aucune rupture ni discontinuité. C’est la
personne divino/humaine du Christ qui est l’image de Dieu authentique et originelle, et qui
révèle la vérité ultime de la personne humaine. L'homme, tout homme, est image de Dieu
parce qu’il est créé à l’image du Christ, vraie “Image de Dieu”. C’est Adam, le premier
homme, qui, avant même le péché, est la « figure de celui qui devait venir » (Romains 5,14),
autrement dit le Christ ; et il est créé à son image, ce n’est pas le Christ qui est créé à l’image
d’Adam, même si historiquement Adam a précédé le Christ.
Puisque le Christ est ainsi archétype, qu’est-ce-que cela induit sur la compréhension
anthropologique de l’homme “image de Dieu” ? Le Christ, enseignent les conciles
christologiques des premiers siècles, était vrai Dieu et vrai homme. En lui, la personne divine
du Verbe, la seconde personne de la sainte Trinité, a assumé la nature humaine. Cet
événement nous apprend que celle-ci, précisément parce qu’elle est créée en Christ et à son
image, est en soi “capable de Dieu”, elle est en mesure de “porter” la personne divine du
Verbe. Historiquement, cela s’est produit une seule fois et ne se répétera jamais plus : Dieu
s’est incarné en Jésus et ne se réincarnera plus. Cette “capacité humaine à porter Dieu”
montre cependant que l’humanité de tout individu est intrinsèquement ouverte à Dieu,
capable déjà “par nature” de vivre avec le Père une relation qui soit à la fois profonde et
réponde à son désir de puiser sa vie à sa source même : l'homme en ressent intimement le
besoin et la nostalgie. Comme nous l’avons dit plus haut en citant Ševcuk, tout être humain,
justement parce qu’il est créé à l’image de Dieu, aspire à transcender sa pure humanité pour
tendre vers le divin.
La spécificité théandrique (= humain-divine) de la personne du Christ donne en outre un
nouvel éclairage, décisif, à la vocation et au destin ultime de tout homme. Le recentrement de
l’anthropologie théologique sur la personne théandrique du Christ fonde et explique en effet
une autre affirmation biblique, fondamentale pour la spiritualité orientale : la divinisation de
l’homme. Le texte de référence est 2 Pierre 1,3-4, où on lit : « Sa divine puissance [de notre
Seigneur Jésus-Christ] nous a donné tout ce qui concerne la vie et la piété : elle nous a fait
connaître Celui qui nous a appelés par sa propre gloire et vertu. Par elles, les précieuses, les
plus grandes promesses nous ont été données, afin que vous deveniez ainsi participants de la
divine nature, vous étant arrachés à la corruption qui est dans le monde, dans la convoitise. »
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Voilà comment est explicité l’effet qu’a la création “en Christ” sur la vocation et la destinée de
tout être humain.
L’homme, dit ce passage, est appelé à devenir participant de la nature divine. En créant
l'homme, Dieu avait en projet sa divinisation. Mais ce projet a été pensé et réalisé par le Père
pour le Christ et en lui, pas indépendamment ou en dehors du Christ Verbe incarné. En créant
l'homme à l’image du Christ, Dieu a, pour ainsi dire, prédisposé l'homme à la divinisation.
Mais c’est parce que, en Jésus, homme-Dieu, les natures humaine et divine se sont
rencontrées et unies que la divinisation des hommes devient historiquement possible. Toute
l’histoire de Jésus comme homme atteste la divinisation de l’humain : sa conception, sa
naissance, sa vie publique, sa passion, sa mort et sa résurrection. Mais il ne faut surtout pas
oublier que le côté historique de l’humanité de Jésus s’achève et s’accomplit par son
ascension au ciel et sa glorification (cf. 1 Timothée 3,16 : la piété, dont parle aussi 2 Pierre
1,3, est « un grand mystère », dont le contenu fondamental est le Christ et qui trouve son
accomplissement dans le fait qu’il « fut assumé dans la gloire »). L’assomption de l’humanité
de Jésus dans la gloire signifie l’intronisation de la nature humaine dans l’espace de la vie
divine, non pas comme événement purement individuel (réservé à l'homme-Jésus), mais
comme vocation de l’humanité tout entière.
Le “mystère de la piété” de 1 Timothée 3,16 ne comporte cependant aucun mélange entre
les deux natures, divine et humaine. Les grands conciles christologiques des premiers siècles,
et en particulier celui de Constantinople, ont défini dogmatiquement que le Christ possède la
personne divine du Verbe qui a assumé la nature humaine, sans que cela ne provoque aucune
confusion ou mélange entre les deux natures. Quelque chose d’analogue vaut pour le baptisé :
la divinisation ne signifie pas la destruction ou la mutation essentielle de sa nature humaine,
qui reste intacte, mais l’élévation de son humanité au-delà de ses possibilités naturelles et son
entrée dans la vie divine. C’est une participation au divin qui n’est pas par nature mais par
adoption, c'est-à-dire qu’elle n’a pas de forme autonome mais advient “par le Christ” et “en
Christ”. En Jésus, en effet, la divinité et l’humanité se rencontrent, l’union théandrique
(divino-humaine) s’accomplit en sa personne. Et, en lui, tout être humain qui lui est incorporé
sacramentellement par le baptême, est appelé et élevé à la dignité surnaturelle de fils
“adoptif” de Dieu. C’est ce que nous pouvons lire dans l’hymne aux Ephésiens, qui affirme que
le Père, dès avant la création du monde, nous a prédestinés « à devenir ses fils adoptifs par
Jésus-Christ, selon le bon plaisir de sa volonté » (Ephésiens 1,5-6). Jésus, homme-Dieu par
nature, consent à tout homme qui s’unit à lui par le baptême, de devenir théandrique, non
pas par nature, mais par adoption, adoption en Christ.
Ainsi, « l’idée de l’image qui, dans l’Ancien Testament, est centrée sur la création de
l'homme, se transforme dans le Nouveau Testament en un motif christologique et
eschatologique. Le Seigneur ressuscité est l’Adam définitif, le principe nouveau de l’humanité
fondée sur le Ressuscité et appelée à partager sa vie » (Ladaria, p.57). Etre des hommes
nouveaux, c’est donc passer, nous dit encore Paul en 1Cor 15,45-49, de la condition d’“image
d’Adam”, le premier homme tiré de la terre et qui est un être vivant, à la condition d’“image
du Christ”, le dernier Adam, le dernier homme qui vient du ciel et est esprit, donneur de vie.
Allons plus loin : puisque la rédemption apportée par le Christ a une valeur et une
efficacité universelles, autrement dit puisqu’elle vaut pour tous même si tous ne la
connaissent pas encore, nous pouvons dire qu’en Christ tous les hommes reçoivent l’appel à
devenir enfants de Dieu en son Fils Jésus-Christ. C’est la très haute et ultime vocation de tout
être humain, sa dignité. C’est donc une finalité et un accomplissement surnaturel et
christocentrique qui concerne toute créature humaine. Dans cette perspective, « l'homme doit
se comprendre comme histoire orientée vers le salut manifesté dans le Christ, et sa situation
de départ “naturel” comme ouverture à cette destinée future » (Ladaria, p.69).
b) Image de Dieu et mystère trinitaire
La révélation en Jésus-Christ est loin d’être la simple notification de l’existence d’un
principe impersonnel (le Dieu principe premier ou moteur immobile de la philosophie) ou de
lois objectives et de normes morales établies par Dieu lui-même pour une meilleure régulation
des choses de ce monde : c’est la manifestation aux hommes de la personne même du Verbe
de Dieu et l’incorporation à lui, avec tous les effets qui en découlent (la divinisation de
l'homme). Dans cette révélation humano-historique du Verbe incarné, c’est Dieu tout entier
qui se manifeste, dans la totalité et l’incommensurabilité de son mystère éternel. Dans la vie
et la parole de Jésus, Dieu se révèle en tant qu’être personnel, doté d’altérité et de liberté.
Dans l’Ancien Testament déjà, il s’était manifesté comme une personne, qui s’adresse à
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l'homme « face à face, comme un homme parle à un autre » (Exode 33,11). En Jésus, il se
révèle plus pleinement comme communion de personnes, comme mystère trinitaire. Et si
« toute révélation de Dieu dans le monde est signe d’une de ses rencontres avec les hommes,
l’Incarnation, en tant que révélation de Dieu la plus élevée, est aussi le signe le plus élevé de
cette rencontre » (Mantzarides p.27). Dans le mystère de l’Incarnation, l'homme rencontre la
Trinité des personnes divines.
Il ne m’est pas possible d’entrer ici dans l’étude de la théologie trinitaire, et ce n’est
d’ailleurs pas mon rôle. Je m’arrête seulement sur quelques aspects particulièrement
importants au point de vue éthique.
« Quand la révélation chrétienne définit que “Dieu est amour” (1 Jean 4,16), elle ne fait
pas référence à une propriété partielle du “comportement” de Dieu, mais à ce que Dieu est
comme plénitude de communion trinitaire et personnelle. Ainsi, l’amour se manifeste comme
la catégorie ontologique par excellence (Yannaras, p.12 ; les caractères italiques sont de
l’auteur). En tant que Créateur, Dieu-Amour est la vérité ultime de tout ce qui existe et de
chaque être particulier. Car, en créant à partir de rien, Dieu n’a considéré rien d’autre que luimême, il n’a pris à rien d’autre qu’à lui-même. Pour créer, il s’est inspiré de sa propre réalité
divine. Par la création, et plus encore par sa manifestation et son autorévélation dans
l’histoire du salut, Dieu a voulu communiquer, en d’autres termes faire connaître quelque
chose de lui-même à toute la réalité créée en la faisant participer à lui, et d’une manière toute
particulière à l’homme, qu’il a fait “à son image”. La révélation historique du Dieu Trinité
manifeste la vérité de l'homme. Et la divinisation de 2 Pierre 1,3-4 consiste en la participation
de l'homme à ce mystère d’amour transcendant qui est Dieu lui-même.
Mais, si Dieu est amour en lui-même, c’est parce qu’il est communion de personnes. Son
essence (= sa nature divine) est indissociable de son existence personnelle ou, mieux,
tripersonnelle. Dieu n’est pas solitaire, mais relation de trois Personnes distinctes (le Père, le
Fils, et l’Esprit Saint), participantes de la même nature divine que les Personnes mêmes
constituent et déterminent dans leur relation de l’une à l’autre. Un théologien orthodoxe,
Christos Yannaras, écrit ceci : « Dieu n’est pas une nature ou une essence divines, mais avant
tout une personne : la personne de Dieu le Père. L’existence personnelle de Dieu (le Père)
constitue, donne une “hypostase” à son essence, autrement dit à son être : librement et par
amour, il engendre le Fils et fait procéder l’Esprit Saint. […] Le mode dans lequel est Dieu le
Père constitue l’existence et la vie comme un fait d’amour et de communion personnelle »
(Yannaras, p. 12).
Souligner, en se basant sur la tradition chrétienne, l’identité et l’existence de Dieu comme
réalité personnelle (et même tripersonnelle) et de communion, voilà qui donne un nouvel
éclairage à l’identité de l'homme “image de Dieu”. Il l’est parce qu’il est une “personne”. Or ce
mot de personne fait référence, pour la tradition chrétienne, à la relationnalité intrinsèque qui
caractérise l’existence et la façon d’être des trois personnes divines. Il est vrai qu’il est
impossible, pour la théologie, de donner une définition précise, ou même seulement une
déscription adéquate, de ce qu’est la “personne” divine. « Nos concepts ne valent que pour
parler de la réalité de la personne-individu liée à la nature humaine immanente ; il devient
difficile d’exprimer en langage métaphysique toute la profondeur transcendante de la
personne-hypostase (divine) » (Ševcuk, p. 63). Le terme grec prosopon, composé de la
préposition pros et du substantif ôps (qui veut dire regard, œil, vue), et traduit en français par
personne, signifie étymologiquement “ce qui se voit”, “ce qui est devant les yeux de l’autre”,
ou même “ce qui a le visage tourné vers quelqu'un ou quelque chose, ce qui se trouve devant
quelqu'un ou quelque chose”. Il indique par conséquent une relation, un rapport. L'homme est
image de Dieu non seulement parce qu’il tire son origine de la relation/communion du Dieu un
et trine, son Créateur, mais aussi parce que, à l’image de la sainte Trinité qui est relation et
communion subsistante de personnes, il existe et est ontologiquement fait pour la relation et
la communion. Tout homme est une personne avant tout parce qu’il est “devant” Dieu, parce
qu’il existe comme rapport et relation à lui. La personne humaine a été projetée et créée en
vue de la vie trinitaire, pour devenir membre créé de la famille divine. Et l’amour - qui est le
mode d’existence de Dieu (cf. 1Jean 4,16) et le contenu fondamental des relations
intratrinitaires - constitue même la vérité intégrale et la possibilité existentielle
d’accomplissement de l’humanité de l’homme. « L'homme a été créé pour communier au
mode personnel d’existence de Dieu, autrement dit à sa vie, et pour participer à la liberté de
l’amour, qui est la “vraie vie” » (Yannaras, p. 14).
Il ressort de tout ce qui vient d’être dit que, pour la tradition chrétienne, le concept de
personne est central au point de vue de l’anthropologie. Dans nos langues modernes,
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malheureusement, le terme de “personne” est souvent identifié ou utilisé comme synonyme
d’“individu”. C’est une erreur ; ces deux termes ont même, par certains côtés, des
significations antithétiques. Il est vrai que tout homme est caractérisé par l’individualité, c'està-dire par le fait qu’il est un : il constitue une unité arithmétique. Les mêmes définitions de
personne classiquement adoptées en philosophie et en théologie (à partir de celle de Boèce,
reprise plus tard par saint Thomas) ont insisté sur l’individualité de l’être rationnel, sur son
unicité et son incommunicabilité. Je suis moi, et pas un autre. Mais cette individualité est
aujourd’hui très souvent comprise comme une totale séparation des autres, comme une
solitude (plus ou moins heureuse) ontologique et existentielle, comme une négation, en
dernière instance, de l’intrinsèque relationnalité/communion pour laquelle l'homme est fait, et
à laquelle il est appelé et destiné. Tout être humain est alors conçu comme enfermé sur luimême, séparé et presque opposé à Dieu et aux autres. Mais cette idée ne part pas du dessein
de la création et de la dignité originelle de tout homme, c’est plutôt le fruit du péché, comme
nous allons le voir. Au contraire, nous ne pouvons oublier que la notion de personne est
entrée dans la théologie et, plus généralement, dans la pensée chrétienne et occidentale, non
pas à partir de l’anthropologie mais à partir de la christologie et de la doctrine trinitaire. Or,
dans la Trinité, le fait d’être une personne indique certes l’unicité, puisque le Père, le Fils et
l’Esprit Saint sont trois personnes différentes, uniques et irréductibles l’une à l’autre. Mais
elles n’existent qu’à l’intérieur d’une relation réciproque. Mieux, c’est justement à partir de
leur relation qu’elles sont définies, respectivement, comme Père, comme Fils et comme Esprit
Saint. Leur aspect irréductible n’est donc pas séparation, indifférence ou distance, mais il se
conjugue avec une relationnalité intrinsèque qui s’exprime et s’exerce dans une totale
plénitude de communion : car le Père, le Fils et l’Esprit Saint sont Dieu, et Dieu, nous dit
l’Ecriture, est Amour. La notion théologique de personne comporte donc la mise en valeur
simultanée de deux dimensions pareillement constitutives et primordiales : l’unicité
irréductible ou individualité, et l’ouverture à l’altérité (de Dieu avant tout, mais aussi de
l’autre), la communicabilité, dans un processus d’autotranscendance. Tout ceci est un fruit du
christianisme et, dans une large mesure, cela découle précisément de l’approfondissement du
dogme trinitaire.
Sans entrer dans le sujet - mais ce n’est pas une mince affaire -, relevons que le caractère
relationnel de l’identité humaine, que nous avons affirmé et justifié ci-dessus, reçoit de nos
jours une large confirmation, décisive même, par les études des sciences anthropologiques
modernes. Elles enseignent que c’est la relation à l’autre - ou aux autres - qui permet la
connaissance de soi. Impossible de dire “je” si ce n’est par rapport à un “tu”. L’être humain
prend conscience de soi et grandit quand il reconnaît la personne de l’autre comme distincte
de soi, l’accueille et l’intègre dans son horizon, en établissant avec elle une relation d’égal à
égal, mais aussi consciente et ouverte à l’altérité/diversité.
Ce cadre anthropologique personnaliste/trinitaire a d’importantes répercussions sur la
responsabilité et le devoir éthique du baptisé et de la communauté chrétienne. La personne
est appelée à devenir rien de moins qu’une reproduction existentielle - ou, pour reprendre les
termes des Orientaux, une “ressemblance” - de l’“image de Dieu” qu’elle est déjà par don et
par vocation transcendante. Et tout cela, non pas simplement en vue et en fonction d’un salut
compris comme individuel - “mon” salut personnel -, mais pour le bien et le salut de tous. Le
chrétien, en effet, ouvert, selon sa réalité de personne, au reste de l’humanité, ne provoque
pas l’ouverture des autres vers lui seulement, mais vers la source de sa vie personnelle. A
l’image du Christ et en lui, il doit devenir par son action signe et révélation historique, pour
les autres, de l’Amour qui est la Trinité même. « Tout comme les Personnes divines sont
porteuses de la Révélation, la personne humaine révèle la Vérité non seulement par le biais
d’une présentation logique, mais en ce sens qu’elle incarne cette Vérité, laquelle se fait
pleinement présente dans le monde des hommes si c’est le contenu du vécu humain, la
donnée éthique de l’agir humain » (Ševcuk, p. 96). Dieu est par essence inconnaissable, il est
mystère ; l’agir humain, élevé et transfiguré dans le Christ, est appelé à le manifester.
Si chaque chrétien est appelé à sortir d’une conception individualiste de l’éthique comprise
comme voie du salut privée de son âme, l’Eglise elle aussi, en tant que communauté/peuple
de Dieu/Corps du Christ doit avoir une conscience toujours plus claire que, comme le dit
Gaudium et Spes, « le Seigneur Jésus est le terme de l’histoire humaine, le point vers lequel
convergent les désirs de l’histoire et de la civilisation, le centre du genre humain, la joie de
tous les cœurs et la plénitude de leurs aspirations » (n. 45, Enchiridion Vaticanum, 1/1464) et
qu’elle (l’Eglise) doit être, dans l’histoire, « comme le ferment et, pour ainsi dire, l’âme de la
société humaine, appelée à être renouvelée dans le Christ et transformée en famille de Dieu »
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(n. 40, Enchiridion Vaticanum, 1/1443). Il y a là un objectif et un salut pour l’humanité tout
entière et pour l’histoire : la famille humaine doit se transformer en famille de Dieu, et l’Eglise
doit être dans l’histoire comme le levain, l’âme, le soutien de la famille humaine sur son
chemin. Lus dans cette perspective, ces mots de l’avant-propos de Gaudium et Spes trouvent
leur pleine signification et prennent un relief tout particulier : « Les joies et les espoirs
(gaudium et spes), les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres
surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les
angoisses des disciples du Christ » (n. 1, Enchiridion Vaticanum, 1/1319).
3) L’inconnue et l’aventure de la liberté
La splendeur et l’élévation du dessein, de la vocation, que le Père adresse à l'homme dans
le Christ dans toute la diversité des aspects que nous avons évoqués à grands traits ont beau
être sublimes, il a fallu historiquement et il faut encore continuellement tenir compte de la
liberté de l'homme. L’être humain est en effet essentiellement libre : c’est ainsi que l’a voulu
le Créateur. Puisqu’il est libre, le dessein de Dieu ne se présente pas à lui comme une loi de
nécessité “physique” à laquelle il ne peut éviter d’obéir, mais comme une proposition faite à
sa liberté, à laquelle il peut adhérer mais qu’il peut aussi refuser. Il s’agit donc d’une vocation,
pas d’une contrainte. Or toute vocation suppose nécessairement des interlocuteurs libres.
L’adhésion de l’homme à la volonté de Dieu se fait donc par un libre consentement ; il ne peut
s’agir d’une conformité forcée, mais du libre don de tout son être à Dieu, hors de toute “loi de
nécessité physique”. Toute véritable morale humaine et chrétienne ne se conçoit que dans la
liberté.
Nous avons également dit plus haut que la base de notre réflexion théologique et morale
veut et doit être l’histoire du salut et le mystère du Christ. Or précisément, cette histoire, qui
nous est révélée par l’Ecriture, montre clairement combien, dès le commencement et presque
toujours au cours de l’histoire humaine, la relation entre Dieu et l'homme libre, entre la vérité
qu’est Dieu et la liberté de l'homme, n’a jamais été une relation facile, heureuse, sereine,
parfaitement harmonieuse : bien au contraire !
La notion de liberté prend donc un relief particulier pour deux raisons : parce qu’elle est un
élément qualifiant de toute anthropologie théologique (et même non théologique), surtout s’il
s’agit d’une anthropologie attentive au phénomène éthique ; et parce que sa clarification au
point de vue biblique et théologique permet, et même exige, de prendre en considération et
de mettre au point toute l’histoire du salut.
C’est pourquoi il nous semble non seulement possible, mais important et utile de centrer
sur le thème de la liberté notre discours d’anthropologie théologique dans une perspective
morale. Comme l’écrit Yannaras, « ce que nous appelons éthos de l'homme, c’est précisément
le rapport avec cette aventure de sa liberté : l’éthos manifeste ce que l'homme est avant tout,
en tant qu’image de Dieu, c'est-à-dire en tant que personne, mais il manifeste aussi ce que
l'homme devient par l’aventure de sa liberté : une existence aliénée, ou une existence “à la
ressemblance” de Dieu » (Yannaras, p.19).
Approfondissons cette notion de liberté, en la recadrant dans l’histoire du salut et en
l’examinant à la lumière de l’Ecriture Sainte.
Mgr Massimo CASSANI
Vicaire épiscopal pour la Famille et pour la Vie dans l'Archidiocèse de Bologne.
Professeur de théologie morale auprès de la Faculté Théologique de la Région Emilia-Romagna)
Piazzale Bacchelli, 4 - 40136 BOLOGNA BO - Italie
Tél. +39-051.3392911
Courriel : [email protected]
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