les catégories d`“origine” et de “nationalité” dans

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Comment ordonner une population à des fins sanitaires sans la désigner comme “dangereuse”, notamment dans le cas du sida ? Si, en France, l’État opère une distinction statistique entre nationaux et
étrangers, il répugne cependant à se servir de ces catégories, par peur de discriminer. Ce qui revient
à une forme de “préférence nationale”, puisqu’il faudrait justement prendre des mesures en faveur
d’une population dont on sait qu’elle est plus touchée par le sida que les nationaux. En outre, le critère de “l’origine”, tel qu’il est défini et utilisé aujourd’hui dans la déclaration obligatoire de la maladie, présente des inconvénients majeurs, à la fois pour les malades et pour le système de surveillance.
par
Augustin
Gilloire,
chercheur
au CNRS,
Urmis-Soliis,
université de Nice
Sophia-Antipolis
1)- Mirko D. Grmek,
Les maladies à l’aube
de la civilisation
occidentale, Payot, Paris,
1983, 527 p.
2)- Mirko D. Grmek,
Histoire du sida, Payot,
Paris, 1989, 392 p.
3)- Michel Foucault,
Naissance de la clinique,
Puf, Paris, 1963, 214 p.
4)- J. Mann, Déclaration
devant l’Assemblée générale
des Nations unies, New York,
20 octobre 1987.
La mobilité des hommes s’est toujours accompagnée d’événements
pathologiques qui leur étaient auparavant inconnus(1). À notre époque,
l’histoire du sida a montré, dès son premier décryptage(2), que le
déplacement dans l’espace des individus et celui de l’agent pathogène
de cette nouvelle maladie étaient concomitants. Mais avant d’en arriver
là, il a fallu accumuler assez de connaissances sur cette maladie pour
en définir les caractères distinctifs permettant de l’intégrer dans
une nomenclature existante ou requérant d’en construire une nouvelle.
L’identification et la définition de ce syndrome jusqu’alors
inconnu, la description des stades cliniques et biologiques successifs
constatés, autant d’opérations participant de la pensée classificatrice
caractéristique de la biomédecine(3), ont été inaugurées par la
désignation de différents groupes constitués de personnes atteintes,
ayant comme point commun un comportement sexuel, l’injection par
voie intraveineuse, la transfusion, etc. Réfractaires aux concepts et
à la terminologie des épidémiologistes, les personnes atteintes et
leur entourage ont immédiatement réagi contre l’appellation “groupe
à risque”, considérant que nommer ainsi des malades revenait non
pas à désigner une population formée par un ensemble abstrait
d’individus statistiques, mais à exposer au grand jour une appartenance
à des entités sociales structurées et délimitées, à partir de critères
comportementaux et identitaires qualifiés négativement de “à risque”.
Le risque perçu était, dès lors, plutôt celui d’un classement sans appel
dans un groupe défini comme potentiellement plus contaminable,
et donc plus contaminateur.
Ce danger a vite été dénoncé au niveau mondial et a été qualifié
de “troisième épidémie”, celle de la stigmatisation(4). En France, la
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 73
LES STATISTIQUES DU SIDA
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
LES CATÉGORIES D’“ORIGINE” ET
DE “NATIONALITÉ” DANS
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 74
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
peur d’ostraciser les personnes atteintes a sans doute, selon certains
défenseurs des droits des malades immigrés, fini par générer une
“quatrième épidémie”, relative au silence organisé et au secret sur
la prévalence spécifique du sida en population étrangère, secret levé
seulement deux décennies plus tard. Si les homosexuels masculins
d’Amérique du Nord et d’Europe ont été
La sociologie politique
identifiés en premier comme affectés
montre la confluence du courant
par l’épidémie, la maladie a rapidement été aussi diagnostiquée, tous sexes
anti-immigration avec celui de la peur
confondus, dans les Caraïbes et en
du sida, et pas seulement, d’ailleurs,
Afrique. Ainsi, d’une première catégoparmi l’électorat extrémiste.
rie fondée principalement sur l’orientation sexuelle, les indices probables de la contamination par le virus
ont été déplacés sur le terrain de l’appartenance géoraciale(5).
Simultanément, avec l’évocation des Haïtiens, s’est explicitement
surajoutée la “catégorie nationale”, introduite, elle aussi, comme
critère de classement des cas(6).
SIDA, ÉTIOLOGIE ET IMMIGRATION
L’idée de la contamination par l’étranger, interprétée comme un
“risque racial”, a donc contribué à établir un modèle explicatif privilégiant à nouveau l’altérité comme origine du mal. L’attribution
des causes du sida constituait de facto des formes d’étiquetage et
risquait de participer à une logique de l’accusation. Cette imputation du mal a eu des précédents dans le passé : l’étranger, accusé
d’importer des maladies sur le territoire national(7), finissait, sanitairement parlant, par constituer sui generis une “catégorie dangereuse”. Dans ce contexte néo-hygiéniste, il faut ajouter que parmi
les pathologies perçues comme exogènes, les MST constituaient souvent une priorité pour le corps médical comme pour les autorités
chargées de la santé publique.
Une fois la transmission hétérosexuelle définitivement établie, le
registre cognitif s’est diversifié pour s’orienter aussi vers l’autre genre.
Les représentations savantes aussi bien que populaires ont évoqué
alors explicitement le risque encouru par les femmes ainsi que par
leurs enfants à naître. De là à ce que la qualité, voire la pureté de la
reproduction biologique de la société soit perçue comme compromise par un péril viral venu d’ailleurs, il n’y avait qu’un pas. Ce qui
risquait de devenir une psychose d’encerclement s’est traduit par
des dispositions prises aux frontières par certains États pour contrôler la sérologie des entrants. L’histoire sociale de la maladie s’est parfaitement insérée dans la niche cognitive préconstruite du péril
5)- Renée Sabatier, Sida,
l’épidémie raciste, Institut
Panos-L’Harmattan, Paris,
1989, 223 p.
6)- Entre 1985 et 1988,
les premières statistiques
du sida répartissaient
les malades entre Français
et étrangers ou Français
et Haïtiens.
En 1999, l’Institut de veille
sanitaire (InVS) publie
des statistiques en traitant
les patients de nationalité
haïtienne en catégorie
à part.
7)- Ralph Schor, L’opinion
française et les étrangers
en France, 1919-1939,
La Sorbonne, Paris, 1985.
CHOISIR DES CATÉGORIES,
UNE NÉCESSITÉ
10)- KABP : enquête
comportementale relative
à un problème particulier vu
à travers les connaissances
(knowledge), les attitudes,
les croyances (believes)
et les pratiques. Une des
premières enquêtes de
ce type en France a concerné
les comportements sexuels
et le sida.
11)- I. Grémy, N. Beltzner,
D. Echevin, groupe KABP,
Les connaissances,
attitudes, croyances,
et comportements face au
sida en France- Évolution
1992-1994-1998,
ORS Île-de-France/ANRS,
Paris, 1999, 156 p. + XXXVII.
12)- Jacques Drucker,
(directeur du Réseau
national de santé publique),
Épidémiologie des maladies
infectieuses en France,
RNSP, 1996.
Ordonner les malades pour surveiller et soigner requiert d’énoncer des catégories. Le croisement des informations cliniques, biologiques, thérapeutiques, sociodémographiques et comportementales
concernant le patient est au centre même de ce difficile exercice.
Comment classer sans induire et légitimer des attitudes d’exclusion ?
Comment cibler une population à des fins sanitaires sans risquer de
la désigner publiquement comme pathogène et donc comme dangereuse ? Les résultats des enquêtes et sondages de type KABP(10) ont
montré la force avec laquelle, malgré un certain fléchissement, se
manifestent encore les phénomènes d’exclusion sociale des personnes
atteintes par le VIH(11).
Le choix des catégories est dicté par la nécessité de décrire et
d’analyser l’état de l’épidémie. Il repose en partie sur des bases empiriques et biologiques – la séroprévalence dans les pays les plus touchés (même si ni la partie subsaharienne du continent africain, ni
la Caraïbe ne sont uniformes, épidémiologiquement parlant), les comportements sexuels ou la toxicomanie –, mais en aucun cas sur des
méthodes démographiques. Cette question ne cesse d’activer le
débat sur l’ethnicité, le communautarisme et autres modèles angloaméricains, souvent opposés aux principes universalistes des
Lumières, dans une France républicaine et intégratrice ne distinguant
ni races ni religions. Depuis la fin de la médecine coloniale du
XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, les statistiques de la santé publique
s’étaient fort peu écartées de ce paradigme et n’avaient pas utilisé
de telles catégories.
Tel qu’il est stipulé dans le code de santé publique (art. L12), le
système de surveillance des maladies transmissibles, en France,
repose principalement sur la déclaration obligatoire (DO) faite par
les praticiens, c’est-à-dire sur l’ensemble “des professionnels de
santé qui, par leur notification régulière, contribuent de manière
irremplaçable à la surveillance, support essentiel des politiques de
santé publique”(12). D’autres procédures, telles que des enquêtes
périodiques ou ponctuelles, sont également requises, mais le système
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 75
9)- N. Mayer, Ces Français
qui votent FN, Flammarion,
Paris, 1999, 379 p.
vénérien(8). Le système de représentation des maladies fondé sur l’exclusion, quoique ancien, a pu être réactivé. Il ne peut être dissocié
de la montée, dés le début des années quatre-vingt, des idéologies
xénophobes dans l’opinion publique. La sociologie politique(9) montre
la confluence du courant anti-immigration avec celui de la peur du
sida, et pas seulement, d’ailleurs, parmi l’électorat extrémiste.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
8)- A. Corbin, “Le péril
vénérien au début du siècle :
prophylaxie sanitaire
et prophylaxie morale”,
in “L’haleine des faubourgs”,
Recherche, n° 29, Paris, 1977,
pp. 245-283.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 76
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
de surveillance du sida mis en place en 1982 n’a jamais produit d’investigation épidémiologique sur les populations immigrées(13) ni
publié – jusqu’en 1999 – le traitement de données concernant les
étrangers, recueillies à l’occasion de la déclaration obligatoire.
UNE CATÉGORIE “HORS CHAMP”
Au cours des dix dernières années, le formulaire portant sur des
cas de “sida avéré” a changé trois fois (janvier 1988, juillet 1993, janvier 1997). Il est sur le point d’être encore modifié, puisque la déclaration devrait désormais porter sur la sérologie positive du patient.
Les premières données collectées on été successivement appelées
“caractéristiques du malade”, puis “caractéristiques du patient” et
enfin “caractéristiques socio-démographiques” tout court, la personne
atteinte disparaissant dans la formulation. Malgré ces changements
d’intitulés, les neuf items sont restés les mêmes. Quant aux indicateurs utiles pour mieux connaître la situation des populations immigrées par rapport au sida, on constate qu’il n’en existe aucun
susceptible de tri les concernant. Ni le lieu de naissance, ni la date
d’immigration des malades ne sont renseignés. Cette question renvoie au débat en cours à l’Institut national des études démographiques
(Ined) sur la définition et les classifications ethniques dans les statistiques nationales.
13)- L. Bentz, A. Gilloire,
Quelles possibilités de
surveillance
épidémiologique pour les
populations immigrées
contaminées
par le VIH à l’échelle
d’un département ?, Congrès
de la Société française
de santé publique (SFSP),
Grenoble, 1998.
A. Gilloire, Nationalité
et santé publique :
les étrangers en France
face à l’épidémie du sida,
Colloque Hors droit :
les “gens sans qualité”,
Cériem-Université
de Haute-Bretagne,
Rennes, 1999.
L’ÉTRANGER DANS LES STATISTIQUES
14)- M. Khlat, C. Sermet,
D. Laurier, “La morbidité
dans les ménages originaires
du Maghreb”, Population,
n° 6, Ined, Paris, 1998.
15)- Ph. Warner,
Ch. Bouchardy, M. Khlat,
“Causes de décès
des immigrés en France
1979-1985”, Migration Santé,
n° 91, Paris 1997.
Mais en dehors même du sida, alors que depuis 1968, le SC8 (service commun 8 de l’Institut national de la santé et de la recherche
médicale) est chargé, en collaboration avec l’Insee, d’élaborer tous
les ans la statistique nationale des causes médicales de décès, et que
l’appartenance nationale figure sur toutes les déclarations obligatoires
des autres maladies, il n’y pas non plus de publication quant à la morbidité des étrangers en France, ou du moins ces informations sur les
ressortissants “non français” restent rarissimes(14). De même, les statistiques officielles sur la mortalité ne font pas état des différences
nationales(15), alors que celles-ci figurent aussi obligatoirement sur
les bulletins de décès en France. D’où l’aporie qui voit s’opposer deux
logiques, qui se veulent l’une et l’autre rationnelles mais restent
contradictoires : l’État opère une distinction, jugée nécessaire pour
le bien public, entre les nationalités, mais refuse de se servir de ces
catégories afin d’éviter toute discrimination. De ces deux contraintes,
sanitaire et politique, la première a perdu la préséance.
Cette “relégation statistique” amène à penser que le refus d’user
de cette catégorie n’est pas le fait du seul marqueur d’une
xénophobie primaire manifestée sur le plan de la santé, mais résulte
peut-être d’un mode de représentation proche de celui décrit dans
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 77
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Reste l’information sur la nationalité des malades. Dès l’apparition du sida en France, la catégorie “nationalité” a été questionnée
et informée de façon récurrente dans toutes les statistiques médicales et sanitaires, cela avant même que la procédure de déclaration
obligatoire soit en place. Paradoxalement, on constate qu’elle n’a
jamais été employée par les épidémiologistes, comme déterminant
social de l’exposition au risque de contamination par le virus, ni par
les opérateurs de santé, pour élaborer des stratégies spécifiques de
prévention ou de soins vis-à-vis de cette population étrangère vivant
dans notre pays. Alors que les étrangers en France ont été beaucoup
plus atteints que les nationaux, la puissance publique les a maintenus de fait sans surveillance spécifique (hormis les parturientes issues
de l’immigration, grâce aux acquis des enquêtes Prévajest) ni prévention ciblée. Comme si la catégorie “étranger” n’avait pas de pertinence épidémiologique, ce qui expliquerait que cette population de
plusieurs millions d’habitants soit restée “hors champ” dans les
représentations et actions concernant le VIH. Comme s’ils n’étaient
pas même (ontologiquement ?) inclus dans la problématique de cette
épidémie et qu’ainsi soit légitimé le fait qu’aucune disposition n’ait
été prise depuis vingt ans.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 78
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
homo hierarchicus(16). Ce système hiérarchique n’est pas éloigné
de ce que l’on observe en France où, en cette terre d’asile, “l’étranger”,
devant bénéficier comme tout un chacun d’une politique sanitaire
et sociale, est parfois placé “hors caste”, selon un “ordre sanitaire”
assimilable à des formes plus ou moins établies de “préférence
nationale”.
“Il y a des vulnérabilités liées à la sexualité, liées à la race…”,
déclarait, lors du Sidathon 1997, un responsable national de l’association Aides. En septembre 1993, les résultats d’une enquête sérologique conduite auprès de femmes enceintes en Île-de-France et en
Provence-Alpes-Côte-d’Azur nous informaient que près de la moitié
des parturientes séropositives étaient d’origine antillaise ou africaine.
Ainsi, pour la première fois en France, à notre connaissance, des données stratifiées selon des entrées “ethniques” étaient publiées dans
le très officiel Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH).
Cinq ans plus tard, on apprenait, par voie de presse, que le sida régressait deux fois moins vite parmi les immigrés, ce qui indiquait que malgré les progrès thérapeutiques, l’accès au dépistage était tardif et les
accès aux soins vraisemblablement peu fréquents. L’État communiquait au public des inégalités sociales devant la maladie en termes
d’appartenance ethnique.
16)- L. Dumont, Homo
hierachicus : essai
sur le système de castes,
Gallimard, Paris, 1971.
LES AMBIGUÏTÉS
DE LA TRANSMISSION HÉTÉROSEXUELLE
À partir de la fin juin 1993, a figuré dans les formulaires de déclarations obligatoires (DO) la rubrique intitulée “groupe de transmission”, dans laquelle la catégorie “hétérosexuelle” comprenait
neuf options possibles, dont celles qui nous intéressent ici : “patient
originaire d’Afrique” et “patient originaire des Caraïbes”. À partir
de 1997, il est précisé dans cette rubrique que pour les “modes de
contamination probables”, il est désormais nécessaire de mentionner “l’origine géographique du patient”, les options Afrique subsaharienne et Caraïbe étant maintenues. Le(s) “partenaire(s)
originaire(s)” de ces mêmes régions devient indicateur(17).
En France, il y a presque dix fois plus de cas déclarés “originaires”
de la Caraïbe de nationalité française que de malades d’Afrique subsaharienne également de nationalité française (13,9 % vs 1,5 %), de
par l’histoire coloniale (la population caraïbéenne des Dom est
incluse dans les calculs de prévalence française, puisqu’elle possède
la nationalité française et que, depuis 1947, ce sont des départements), parce que les pays de l’Afrique subsaharienne sont des
nations indépendantes depuis plus de quarante ans, et du fait de l’his-
17) Cette catégorie pose
d’autres questions :
celles, méthodologiques,
d’une mémoire incertaine
des patients interrogés,
et de l’agrégat statistique
des données du “patient
originaire” avec celles
du “partenaire originaire”
par le Réseau national
de santé publique (RNSP),
aujourd’hui relayé
par l’Institut de veille
sanitaire (InVS).
L’“ORIGINE” :
UN CRITÈRE SANS FONDEMENT
En ce qui concerne la Caraïbe, on constate qu’une grande majorité des patients ayant été contaminés par le VIH par voie hétérosexuelle “originaires” de cette zone se retrouve dans la catégorie des
nationalités regroupées sous “Caraïbe”, soit 72 % pour les étrangers
et 93 % pour les Français. La mise en relation des données recueillies
et compilées à partir des DO montre que ces variables aboutissent
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 79
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
toire récente de l’immigration de ces pays. En conséquence, les
patients de nationalité étrangère “originaires” de l’Afrique subsaharienne sont plus de deux fois plus nombreux que ceux également étrangers mais originaires de la Caraïbe (57,4 % vs 24,3 %), et il y a deux
fois plus de patients déclarés “originaires” de la Caraïbe de nationalité étrangère que de nationalité franL’appartenance à l’origine,
çaise (24,3 % vs 13,9 %). Ce rapport
décidée par le praticien, est portée
augmente notablement dans le cas des
malades originaires d’Afrique subsahasur le formulaire suivant une procédure
rienne (57,4 % vs 1,57 %).
assortie de critères occultes au regard
Parmi la totalité des personnes de
du patient, alors qu’il s’agit d’informations
nationalité française déclarées en
nominatives et que cette forme
France, tous modes de transmission
de collecte n’est pas conforme
confondus, 4,17 % sont “originaires” de
aux règles.
l’Afrique subsaharienne, alors que parmi
celles de nationalité étrangère, ce chiffre passe à 27 % des cas. Pour
l’ensemble des patients de nationalité française ayant été contaminés par le VIH spécifiquement par voie hétérosexuelle, 22,35 % sont
“originaires” de l’Afrique subsaharienne, alors que parmi ceux de
nationalité étrangère, ils représentent 57,2 % des cas(18).
En France, on constate que l’ensemble des patients contaminés
par le VIH par voie hétérosexuelle “originaires” de l’Afrique subsaharienne se retrouve numériquement dans la catégorie des nationa18)- Calculé sous Epi info
à partir des données Insee
lités regroupées sous “Afrique subsaharienne”. La mise en relation
du RG90 et du RNSP
au 30 septembre 1997,
des données compilées à partir des DO montre que ces variables abouin A. Gilloire, Catherine
Reynaud-Maurupt, Gaëlle
tissent l’une et l’autre aux mêmes résultats statistiques.
Tonna, Jérôme Raynaud,
Si aucune différence significative n’apparaît entre les deux, dans
Dr Laurence Bentz,
VIH et immigration
le contexte de ce dispositif de recueil de données, la concordance
dans les Alpes-Maritimes,
région Paca/ministère
statistique pose, en termes de surveillance, d’une part la question de
de la Santé, Nice, juin 1998,
la pertinence de cette notion d’origine (qui ne se fonde ni sur le lieu
472 p.
de naissance, ni sur la filiation) par rapport à la variable de nationalité et, d’autre part, celle des conditions dans lesquelles celle des
praticiens ont eu à remplir les DO en question.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 80
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
l’une et l’autre à des résultats statistiques qui ne valident pas la pertinence de cette catégorie telle qu’elle est construite.
Ces différents exemples montrent que le principal obstacle à l’emploi de cette notion d’“origine” est lié au fait que c’est la question
de la provenance éventuelle d’un pays à forte endémie qui est posée
dans le questionnaire de la DO. L’administration sanitaire n’a pas
jugé utile de s’enquérir du lieu de naissance des patients alors qu’il
n’y a semble-t-il – selon la Cnil – aucun obstacle légal à collecter
cette information. Aucune question n’est posée non plus sur un éventuel séjour dans ces pays. De plus, “l’origine” faisant directement
référence à la filiation, il ne s’agit pas du lieu de naissance d’une
seule personne, mais également de celui d’au moins un de ses
parents.
Dans ce cas, quelle est “l’origine géographique” des nombreux
Antillais français de la deuxième ou de la troisième génération, nés
et résidant en France métropolitaine ? Inversement, quelle “origine
géographique” les Français nés et/ou résidants aux Antilles françaises
et en Guyane et atteints de sida vont-ils se voir attribuer, alors qu’eux
et/ou leurs parents viennent de la France métropolitaine ? La formation sociale antillaise possède une histoire basée sur un système
de classification raciale (le degré de métissage) qui a fondé en grande
partie la hiérarchie sociale (le degré de liberté). Ce sont les origines
COULEUR DE LA PEAU
COMME “PRÉSOMPTION D’ORIGINE”
19)- A. Gilloire, “À propos
de la Caraïbe, en tant
que critère de classification
des cas hétérosexuels,
quels problèmes peut poser
la notion d’origine ?”,
Éthique et santé publique,
Congrès Amis/Epiter,
Nantes, 1997.
20)- C. Pétonnet, “La pâleur
noire. Couleur et culture
aux États-Unis”, L’Homme,
n° 97-98, janvier-juin 1986,
XXV, pp. 171-188.
D. Fassin, A. Defossez,
“Femmes malades à l’hôpital
de Quito”, Santé culture,
vol. IX (1), Montreal,
1992-1993, pp. 73-102.
“Quand on me demande mes origines, je réponds ‘roubaisiennes’,
je ne connais que Roubaix.” (Ali Rhani dans Saga Cité, FR3, mardi
29 février 2000). En effet, si pour établir l’origine de son malade, le
médecin déclarant ne dispose ni du lieu de naissance, ni de la filiation, ni de l’âge éventuel d’immigration, ni du pays où a commencé
la vie sexuelle, il ne lui reste plus, pour remplir le questionnaire,
qu’une “présomption d’origine”, la pigmentation du malade, nouvelle
forme de préjugé fondé sur la couleur. Le discours épidémiologique
en France, à l’image de la tradition anglo-américaine, où la référence
à l’appartenance communautaire ou raciale est systématique, semble,
dans ce cas, s’accommoder d’une vision ethniciste de la maladie. Pourtant, l’analyse critique de ces taxinomies à déjà été faite, et l’on sait
les risques d’accréditer certaines idées fausses, génératrices de discrimination, sur la transmission héréditaire du virus ou sur un quelconque atavisme sexuel propre aux originaires des tropiques. En tout
cas, l’histoire de la perception sociale de l’épidémie du sida dans la
zone Caraïbe a montré qu’il y a immédiatement eu racialisation de
l’interprétation des origines de l’épidémie(19).
L’absence d’instructions données au médecin sur les règles d’inclusion des patients déclarés dans la catégorie “origine géographique”
mérite réflexion quant à l’efficacité finale souhaitée de la surveillance.
En effet, dans la mesure où les principes de construction de cette classe
“origine” ne sont jamais explicitement énoncés, la qualité du traitement des données est obérée. Il n’est pas prévu que l’intéressé, même
par rapport à sa propre histoire de vie, se définisse lui-même. Mais
l’autoclassement produit aussi des réponses normées selon des règles
endogènes. Cette appréciation que le malade peut avoir sur son “origine” est aussi construite à partir d’indices subjectifs soumis à une
forte variabilité, liés à la perception et au propre “statut originel” de
chaque médecin déclarant(20). L’appartenance à cette origine, décidée par le praticien, est donc portée sur le formulaire suivant une pro-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 81
LA
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
africaines (la traite négrière) ou européennes (les colons émigrés)
qui ont légitimé pendant plusieurs siècles le fait qu’un individu soit
esclave, affranchi ou libre. Le statut social de chacun était fixé par
la naissance. C’est donc “l’origine” qui a déterminé le niveau de discrimination et de stigmatisation dont la personne pouvait être l’objet.
Malgré l’abolition de l’esclavage il y a un siècle et demi, de nombreuses
survivances montrent que cette convergence entre l’ordre racial et
l’ordre social n’est pas encore totalement révolue.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 82
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
cédure assortie de critères occultes au regard du patient, alors qu’il
s’agit d’informations nominatives et que selon l’esprit de la loi, cette
forme de collecte n’est pas conforme aux règles(21). De plus, l’obligation d’informer préalablement les personnes auprès desquelles sont
recueillies ces données à caractère obligatoire est une contrainte renforcée par l’obligation de recevoir l’accord des personnes quand il s’agit,
malgré le géographisme apparent, de données relatives à la race ou
aux mœurs (orientation et pratiques sexuelles).
21)- Loi “informatique
et liberté” du 6 janvier 1978
(art. 25).
UN PRINCIPE RAREMENT UTILISÉ AILLEURS
Il est question alors ici d’une “origine assignée” et légitimée au nom
de la santé publique. Ainsi, la répartition des cas hétérosexuels selon
cette typologie “d’origine” demeure soumise à l’entière appréciation
du pouvoir médical. Faute d’élément standardisé pour construire,
constituer et rapporter cette “origine”, il ne reste trop souvent au médecin déclarant que de procéder à une catégorisation phénotypique, que
l’on peut qualifier de classement “de faciès”, ou, au mieux, de se baser
sur la nationalité pour fonder cette attribution. Ces deux procédés ne
répondent en aucun cas au besoin de savoir, à des fins épidémiologiques et/ou préventives, si la personne malade a pu être exposée au
VIH dans une zone endémique. Cela était censé justifier un “étiquetage à l’insu” qui n’augure pas d’une attitude compliante(22) vis-à-vis
des soins de la part des patients. Même s’il n’est pas intentionnel de
la part des acteurs de santé, c’est néanmoins un marquage supplémentaire des personnes atteintes, comme si leur identité africaine ou
antillaise était “en soi” un facteur de risque validant la rhétorique
inductive qui fait peser sur les victimes le fardeau d’une double accusation : “infecté puisque exotique et exotique puisque infecté”(23).
On constate désormais que rares sont les pays qui utilisent ce type
de catégorisation, tant on en connaît les inconvénients, tels que les
interprétations causales erronées(24) et les biais statistiques induits.
Aux États-Unis même, alors que la pratique des entrées ethniques
est constante, le classement des hétérosexuels par “origine” d’un pays
à transmission endémique a été abandonné depuis 1993(25). Enfin,
concernant la validité globale du dispositif de déclaration obligatoire
pour mieux connaître la situation sanitaire des étrangers ou des immigrés, on doit se demander si ce ne sont pas ces populations qui
figurent principalement dans le taux de sous-déclaration des cas de
sida(26) en France ? À la faveur de la mise en place d’un nouveau système de déclaration, il est à souhaiter que les catégories utilisées pour
décrire les populations migrantes aient une fonction opératoire plus
✪
évidente en matière de santé publique.
22)- “Compliant” se dit
d’un patient qui suit bien
son traitement.
23)- Françoise Héritier,
Préface à l’édition française
de P. Farmer, Sida en Haïti,
la victime accusée,
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