santé, le traitement de la différence

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HOMMES & MIGRATIONS
SANTÉ, LE TRAITEMENT
DE LA DIFFÉRENCE
Dossier coordonné par Didier Fassin
N° 1225 - Mai-juin 2000
De même qu’au XIXe siècle, comme l’a parfaitement montré Gérard
par
Philippe Dewitte Noiriel, les mesures administratives visant à surveiller la circu-
lation des étrangers ont préfiguré une politique de contrôle de
l’ensemble de la population, nationaux compris (avec entre autres
l’instauration de la carte d’identité obligatoire), de même la
politique de santé en direction des migrants est susceptible de
rattraper demain, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble de
la politique de santé de ce pays. ❖
Car au-delà même du seul domaine
sanitaire et social, la santé des
migrants renvoie au devenir de la
société tout entière, depuis la
régulation des flux migratoires
jusqu’aux conditions du droit d’asile,
depuis la politique du logement
jusqu’à celle de l’emploi, depuis la
protection sociale jusqu’à l’égalité des
soins. Elle interroge par tous les côtés
à la fois les fondements politiques,
et même philosophiques, de la République. Ainsi en va-t-il par exemple
du traitement de la différence, qui dans ce domaine pose des
questions d’autant plus aiguës que l’on touche à la souffrance,
à la maladie et à la mort. ❖ Pourtant, ladite “santé des migrants”
est devenue un vocable désuet, renvoyant à une pratique de gestion
sanitaire des populations qui ne l’est pas moins. De même que
la médecine tropicale a dû s’affranchir du regard condescendant
du colonisateur, la pratique médicale doit cesser de
En naturalisant la diffé- regarder d’abord l’immigré pour voir en premier lieu
patient, l’individu. Bien sûr, il ne faut pas pour
rence dans le champ de la leautant
oublier que les souffrances psychiques de l’exil,
santé, on s’expose à ne plus ainsi que certains traits de la culture d’origine peuvent
expliquer la manière dont le patient perçoit sa maladie,
regarder les immigrés que et qu’ils peuvent même obérer le traitement
réservé à celle-ci. Mais le malade
collectivement, à les trai- habituellement
étranger ne peut plus être cet étrange malade dont
ter séparément dans tous la culture d’origine expliquerait toutes les affections,
en particulier psychiques. Car si l’étranger partage
les domaines, et ainsi à avec ses compatriotes une culture, il partage aussi
créer les conditions d’une avec ses homologues au sein de la société d’immigration,
qu’ils soient français ou d’autres origines que lui, des
segmentation par origine conditions de vie – le chômage, la précarité du séjour,
la pauvreté – qui contribuent tout aussi
des problèmes sociaux. l’exclusion,
bien à expliquer certaines pathologies dont il souffre.
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MALADE ÉTRANGER, ÉTRANGE MALADE ?
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 2
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SANTÉ, LE TRAITEMENT
Gip Adri
4, rue René-Villermé
75011 Paris
DE Dossier
LA coordonné
DIFFÉRENCE
par Didier Fassin
Tél. : 01 40 09 69 19
Fax : 01 43 48 25 17
E-mail : [email protected]
Site internet : www.adri.fr
Malade étranger, étrange malade ?
par Philippe Dewitte
1
La question de la santé des migrants renvoie au devenir de la société tout entière, elle
interroge les fondements politiques, et même philosophiques, de la République.
Repenser les enjeux de santé autour de l’immigration
par Didier Fassin
5
Traditionnellement, le migrant est considéré comme nécessitant une prise en charge particulière, du fait de sa supposée différence. Sa santé a longtemps été un domaine réservé
aux seuls spécialistes médicaux et autres psychologues.
Le saturnisme, une maladie sociale
de l’immigration
par Anne-Jeanne Naudé
13
Parce qu’il affecte essentiellement des enfants d’origine africaine, le saturnisme a été
traité jusque dans les années quatre-vingt comme une maladie liée à des comportements
culturels spécifiques, alors que l’on a affaire à une maladie de l’habitat insalubre.
Au-delà du gène et de la culture
par Doris Bonnet
23
Maladie génétique, la drépanocytose implique pour les immigrés africains qui en sont
atteints, outre de graves problèmes de santé, des choix de vie et des changements dans
les rapports entre l’individu, le groupe et la société d’accueil.
Une consultation pour les migrants à l’hôpital
par Chantal Crenn
39
Monsieur D. résiste aux thérapeutes et refuse de se raconter en tant qu’immigré. Un exemple
qui montre les difficultés de la prise en compte de l’ethnicité dans le traitement des migrants.
De la psychiatrie des migrants au culturalisme
des ethnopsychiatries
par Richard Rechtman
46
Les discours ethnopsychiatriques, axés sur la différence et la distinction ethnique, réduisent
le migrant à sa seule dimension culturelle, faisant fi de la subjectivité et du degré d’adhésion de l’individu aux croyances de sa propre culture.
Le malade dans sa différence : les professionnels
et les patients migrants africains à l’hôpital
par Laurence Kotobi
62
Face aux difficultés qu’ils rencontrent dans la prise en charge des migrants, les professionnels
médico-sociaux produisent souvent un discours culturaliste, généralisant des cas particuliers.
Les catégories d’”origine” et de “nationalité”
dans les statistiques du sida
par Augustin Gilloire
Par peur de discriminer, l’État français répugne à se servir des statistiques liées à l’origine,
alors qu’il faudrait prendre des mesures en faveur d’une population dont on sait qu’elle
est plus touchée par le sida que les nationaux.
73
Fondateur :
Jacques Ghys ✝
Directeur de la publication :
Luc Gruson
Rédacteur en chef :
Philippe Dewitte
Secrétaire de rédaction :
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Mise en pages :
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Comité d’orientation
et de rédaction :
Mogniss H. Abdallah
Rochdy Alili
Augustin Barbara
Jacques Barou
Hanifa Cherifi
Albano Cordeiro
François Grémont
Abdelhafid Hammouche
Mustapha Harzoune
Le Huu Khoa
Khelifa Messamah
Juliette Minces
Marie Poinsot
Catherine Quiminal
Edwige Rude-Antoine
Gaye Salom
Alain Seksig
André Videau
Catherine Wihtol de Wenden
Les titres, les intertitres et les
chapeaux sont de la rédaction.
Les opinions émises n’engagent
que leurs auteurs.
Les manuscrits qui nous sont
envoyés ne sont pas retournés.
Les données sur le sida dans la population
étrangère en France
ABONNEMENTS :
83
par Florence Lot
À partir de données de l’Insee, l’Institut de veille sanitaire a réalisé une analyse
sur les cas déclarés de sida parmi les populations étrangères domiciliées en France.
L’accès aux soins des étrangers en situation précaire
par Sandrine Musso-Dimitrijevic
88
Après un long séjour forcé - et thérapeutiquement inadapté - au Maroc, A., ancienne toxicomane atteinte du sida, vivant en France depuis l’âge de deux ans et mère d’un enfant
français, a dû effectuer un douloureux parcours du combattant pour être régularisée.
Les étrangers dans les consultations des centres
de soins gratuits
par Andrée et Arié Mizrahi
94
France 1 an : 370 F (56,40 €)
Tarif réduit* : 320 F (48,70 €)
Étranger 1 an : 495 F (75,40 €)
Tarif réduit* : 445 F (67,80 €)
* Le tarif réduit ne
s’adresse qu’aux particuliers
et aux associations,
voir bon de commande
en dernière page.
HOMMES & MIGRATIONS
est publié avec le concours
du Fonds d’action sociale
pour les travailleurs
immigrés et leurs familles
Si l’absence ou la précarité d’emploi et de logement, ainsi qu’un faible niveau de scolarisation caractérisent les patients français comme étrangers, en revanche ces derniers bénéficient moins de la législation sociale et sont souvent sans droits.
L’accès aux soins des étrangers : débats
et évolutions du droit
101
par le groupe “Protection sociale” du Gisti
de la Délégation au
développement et à l’action
territoriale
La loi “Pasqua” de 1993 conditionnait l’accès à l’aide sociale à la régularité du séjour,
introduisant ainsi une distinction entre Français et étrangers. Lors des débats sur la couverture maladie universelle, cette approche n’a pas été remise en question.
C
H
R
O
N
I
Q
U
E
S
de la Délégation
interministérielle à la Ville
INITIATIVES
La formation en anthropologie à l’hôpital,
Zahia Kessar
La place de la santé et des soins chez des Tsiganes migrants,
Farid Lamara et Pierre Aïach
MUSIQUES
Maurice El Medioni, l’enchanteur, François Bensignor
AGAPES
Bread, buns & scones, le pain béni des Britanniques, Marin Wagda
112
117
123
du Comité catholique
contre la faim et pour le
développement
129
MÉDIAS
Nouveaux médias : vers la “balkanisation” du paysage audiovisuel français ?
Mogniss H. Abdallah
136
et du
CINÉMA
Comédia infantil ; La coupe ; Les enfants du ciel ; Garage Olimpo ; Passeurs de rêves ;
Propaganda ; Salsa ; Un dérangement considérable ; Demain je brûle,
André Videau
142
LIVRES
James Cohen, M.-P. Garrigues, Habdelhafid Hammouche,
Mustapha Harzoune, Djamel Khamès
Les dessins illustrant ce numéro sont de Jean-Pierre Gaüzère. Pour tout contact : Iconovox 62, av. de la Paix - 93150 Le Blanc-Mesnil - Tél. : 01 45 91 20 62 - Fax : 01 45 91 20 63.
Le photomontage de couverture est d’Olivier Mauffrey : [email protected]
153
ISSN 0223-3290
Inscrit à la CPPAP
sous le no 55.110
Impression : Autographe
10 bis, rue Bisson 75020 Paris
Diffusion pour les libraires:
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21 ter, rue Voltaire
75011 Paris
Tél. : 01 40 24 21 31
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 3
(six numéros)
LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 4
SANTÉ
Le développement de la citoyenneté sociale
autour du corps et de la maladie, la construction de la différence
en termes de culture dans les institutions médicales,
sont des questions de société
qui dépassent largement le seul domaine sanitaire.
par
Didier Fassin,
anthropologue
et médecin.
Professeur
à l’université
de Paris-XIII
directeur
d’études à l’École
des hautes études
en sciences
sociales (EHESS)
1)- Voir par exemple
M. Gentilini, B. Duflo,
Médecine tropicale,
Flammarion, Paris, 1986 ;
G. Brücker, D. Fassin,
Santé publique, Ellipses,
Paris, 1989 ; A. Lévy, Santé
publique, Masson, Paris,
1994, ainsi que le rapport
au ministre des Affaires
sociales et de la Solidarité
nationale de M. Gentilini,
G. Brücker, R. de Montvalon,
La santé des migrants,
La Documentation française,
Paris, 1986. Les expressions
entre guillemets sont
extraites de ces ouvrages.
Depuis longtemps, la “santé des migrants” est un chapitre obligé
des manuels d’hygiène publique et de médecine tropicale(1). On y
distingue traditionnellement trois types d’affections : la “pathologie
d’importation” correspond aux maladies, parasitaires notamment,
mais aussi héréditaires, que l’émigré “emporte” avec lui ; la “pathologie d’acquisition” reflète les conditions environnementales
nouvelles dans lesquelles l’immigré se trouve désormais inséré et
qui favorisent le développement de maladies infectieuses aussi bien
que cardio-vasculaires ; la “pathologie d’adaptation” traduit les difficultés
rencontrées dans la confrontation avec la société dite d’accueil, à
commencer par des troubles psychiques revêtant des formes
singulières et justifiant des prises en charge particulières.
S’il présente l’évidence de la simplicité, un tel modèle, qui a forgé
le raisonnement de générations de professionnels de la santé, n’en
est pas moins problématique. Il isole un secteur de la médecine qui
justifierait une pratique spécifique, tant somaticienne que psychiatrique. Il constitue le corps du migrant en vecteur et récepteur
passif de maladies. Il aboutit à représenter et souvent à nommer
les étrangers comme un “groupe à risque” du point de vue de la santé
publique, au sens d’un risque pour les autres (contamination potentielle) et d’un risque pour eux-mêmes (impossible intégration). Cette
double logique de discrimination (avec une clinique à part) et de
naturalisation (avec son inscription corporelle), acceptée comme
allant de soi par la plupart des intervenants, a longtemps empêché
de penser les questions de santé autour de l’immigration. Pour en
parler, il fallait être médecin, psychologue, épidémiologiste, autrement dit spécialiste du corps, de l’esprit ou de la statistique sanitaire. Et probablement est-ce parce qu’il se présentait comme un
domaine réservé que ce thème n’avait jamais fait l’objet d’un dos-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 5
Traditionnellement, le migrant est considéré à la fois comme porteur d’un risque
et comme nécessitant une prise en charge particulière, du fait de sa supposée
différence – largement construite par les institutions. Sa santé a longtemps été
un domaine réservé aux spécialistes médicaux et autres psychologues. Or elle
met en cause bien d’autres domaines de la vie de la cité, car elle relève plus
du contrat social que de l’altérité. Ainsi l’approche culturaliste, qui évacue les
explications alternatives tout en épargnant les institutions, doit être repensée.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
REPENSER LES ENJEUX DE SANTÉ
AUTOUR DE L’IMMIGRATION
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 6
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
sier dans H&M. Le propos de ce numéro est précisément d’inverser le regard, de considérer que la santé, loin de relever d’une analyse autonome, pose au monde social des questions qui traversent
d’autres domaines, comme l’école, le travail, le logement, et qui,
par conséquent, appellent une réflexion scientifique et citoyenne
au-delà de ses seuls spécialistes.
LA PRÉSOMPTION DE DIFFÉRENCE
Outre que les réalités démographiques changent, et avec elles leur
traduction épidémiologique – aujourd’hui par exemple, le paludisme
est, en France, plus un problème pour les touristes que pour les immigrés –, le modèle traditionnel de la “santé des migrants” semble désuet
en ce qu’il occulte précisément ce sur quoi il s’agit de s’interroger,
en rabattant des problèmes complexes sur une nosographie trop
simple. Plutôt donc que de s’intéresser à des pathologies, on parlera
ici d’“enjeux”(2). Qu’est-ce qui, dans les sociétés contemporaines, se
joue autour du corps, de la maladie, de la souffrance, dans leur rapport à l’immigration ? Telle est la question qui a présidé à la construction de ce dossier. Au fond, il s’agit de considérer que la santé des
immigrés n’existe pas en soi, inscrite en quelque sorte dans des gènes,
des microbes ou des processus psychiques, mais qu’elle existe dans
la relation qui est historiquement construite par des acteurs sociaux.
Deux enjeux paraissent à cet égard particulièrement significatifs : la
construction de la différence en termes de culture dans les institutions médicales et sanitaires ; le développement de la citoyenneté
sociale autour du corps et de la maladie.
2)- Sur cette notion
et l’intérêt de son usage
pour penser le monde
social et ses transformations,
je me permets de renvoyer
à mes deux livres :
L’espace politique de la
santé. Essai de généalogie,
Presses universitaires
de France, Paris, 1996,
et Les enjeux politiques
de la santé. Études
sénégalaises, équatoriennes
et françaises, Karthala,
Paris, 2000.
UNE SURINTERPRÉTATION CULTURELLE
Le domaine de la santé renforce en effet cette tension puisqu’il
met en présence, d’un côté des perturbations inscrites dans l’intimité des organes, des tissus, des cellules, dont on peut penser
qu’elles sont assez largement partagées par tous, et de l’autre des
expressions, et même, dans certains cas, des fréquences de certaines
maladies, qui varient selon les groupes en fonction notamment de
leur origine. Si la tuberculose pulmonaire ou l’ulcère gastrique sont,
en première analyse, les mêmes chez l’autochtone et chez l’immigré,
leurs manifestations cliniques et leur incidence statistique peuvent
différer assez notablement. Il arrive même que, comme pour la drépanocytose qu’étudie Doris Bonnet (p. 23), l’inscription génétique
de l’affection vienne radicaliser, voire racialiser la différence. Cette
diversité de la pathologie dépasse cependant la seule dimension liée
à l’origine géographique ou ethnique puisqu’elle est également documentée depuis longtemps, parmi les Français, entre les citadins et
les ruraux, entre les ouvriers et les cadres, entre les femmes et les
hommes. La différence, aussi bien dans l’occurrence des pathologies
que dans leur traduction en symptômes, ne se pose donc pas seulement par rapport à l’étranger. Dans ce cas, toutefois, il est remarquable que ce soit généralement la culture que l’on mette en avant.
Le culturalisme peut ainsi être considéré comme un raisonnement
ordinaire, qui se distingue donc de la théorie savante nord-américaine
développée autour de l’école Culture et personnalité dans les années
trente, par lequel la différence est interprétée en termes de culture.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 7
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
3)- Pour une présentation
de cette question
anthropologique,
voir G. Lenclud, “En être
ou ne pas en être.
L’anthropologie sociale
et les sociétés complexes”,
L’Homme, Anthropologie :
état des lieux, réédition
Livre de poche, Paris, 1986,
pp. 151-163. Pour une
analyse synthétique
de la culture, lire D. Cuche,
La notion de culture
dans les sciences sociales,
La Découverte, Paris, 1996.
Pour une reformulation
de cette notion à la lumière
des transformations
contemporaines, se référer
à U. Hannerz, Cultural
Complexity. Studies in the
Social Organization of
Meaning, Columbia
University Press, New York,
1992. Enfin, sur le
culturalisme dans le domaine
de la santé, on peut
consulter mes textes :
“Les politiques de
l’ethnopsychiatrie. La psyché
africaine, des colonies
britanniques aux banlieues
parisiennes”, L’Homme,
n° 153, 2000, pp. 231-250,
et “Culturalism as Ideology”,
in Cross-cultural
Perspectives on
Reproductive Health,
C. Makhlouf-Obermeyer
(édit.), Oxford University
Press, Oxford, 2000.
Le rapport à l’Autre présume toujours une différence. Chacun
construit son identité et sa relation à l’altérité en posant cet écart, a
priori irréductible, entre soi et autrui. S’agissant de l’étranger, la différence semble d’autant plus naturelle qu’elle se manifeste souvent
dans l’évidence de l’apparence physique, de la tenue vestimentaire,
de la pratique langagière, des conduites corporelles. Face à cette évidence, ce sont, d’une part la familiarité patiemment acquise avec cette
étrangeté initiale, et d’autre part le travail réflexif, fréquemment ancré
dans une analyse politique, qui vont permettre de dépasser l’absolu
de la différence pour construire une dialectique de l’altérité et de l’universel, c’est-à-dire pour penser l’Autre comme différent de soi et pourtant même que soi. Les anthropologues n’ont cessé de s’interroger
sur cette tension entre “l’unité de l’homme” et la “pluralité des
cultures”(3). On ne s’étonnera donc pas qu’elle anime particulièrement,
comme le montre Laurence Kotobi (p. 62), les acteurs du secteur sociosanitaire qui se trouvent confrontés à des patients immigrés.
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
C’est ainsi que l’on expliquera, par exemple, des difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de programmes d’éducation sanitaire,
dans la prise en charge de maladies chroniques nécessitant des traitements contraignants, dans la compréhension d’attitudes ou de comportements peu conformes aux normes et aux attentes des
intervenants. De manière caricaturale,
La quête permanente
le saturnisme infantile, cette intoxicade ressources financières,
tion liée aux vieilles peintures au plomb
l’absence de titre de séjour,
dont Anne-Jeanne Naudé raconte l’hispeuvent souvent rendre compte
toire (p. 13), a pu être présenté comme
une maladie d’origine culturelle puisde comportements en matière
qu’elle affectait presque exclusivement
de santé et de soins, bien mieux
les enfants de familles africaines. Il
que toute essentialisation
s’agit en fait d’une pathologie de l’habide la différence.
tat ancien et dégradé, identifiée comme
telle depuis le début du siècle en Amérique du Nord. Il arrive
d’ailleurs que l’on fasse parfois appel à des anthropologues, plus souvent à des ethnopsychiatres, pour interpréter ces situations inconfortables. Et l’on suppose alors que des singularités, éventuellement
exotiques, permettront d’expliquer, par des “croyances” ou des “représentations”, ce que l’on ne comprenait pas. Nul domaine de la clinique n’est autant sujet à cette surinterprétation culturelle que la
psychiatrie, comme le montre Richard Rechtman (p. 46), tant il est
difficile de penser la “causalité psychique” dans la différence.
LE CULTURALISME ORDINAIRE,
UNE TRIPLE VIOLENCE
Une telle lecture, dont Zahia Kessar (p. 112) rappelle qu’elle soustend largement la “demande sociale” d’anthropologie, opère comme
une véritable violence à l’encontre des immigrés, et ce pour au moins
trois raisons. Tout d’abord, le culturalisme leur ôte la prérogative de
l’universel : dans bien des cas, les spécificités présumées relèvent en
fait, pour peu qu’on cherche à les comprendre, parfois tout simplement par le dialogue, de rationalités dans lesquelles il est facile de
se reconnaître soi-même. Nombre de comportements posés a priori
comme étranges deviennent alors tellement familiers qu’on se prend
à penser qu’à la place de l’autre, on agirait sans doute comme lui.
Ensuite, le culturalisme élude les explications alternatives des pratiques : en particulier, les conditions matérielles, les statuts juridiques,
les contraintes de l’existence sont gommés au profit de la seule donnée culturelle. Or, être en permanence en quête de ressources financières, ne pas avoir de titre de séjour, subir des discriminations au
4)- Pour une approche
historique de la citoyenneté
sociale, on lira R. Castel,
Les métamorphoses
de la question sociale.
Une chronique du salariat,
Fayard, Paris, 1996.
Pour une information
sur l’état de la législation
française, on se référera
au Guide de la protection
sociale des étrangers
en France du Gisti,
Syros, Paris. Pour une
présentation de données
socio-épidémiologiques,
on s’intéressera au rapport
d’A. et A. Mizrahi, Accès
aux soins et état de santé
des populations immigrées
en France, Credes, Paris,
1993. Sur les problèmes
posés par la connaissance
de la santé des immigrés,
on peut consulter
mes deux articles :
“Santé et immigration.
Les vérités politiques
du corps”, Cahiers
de l’Urmis, n° 5, 1999,
pp. 69-76, et “L’indicible
et l’impensé. La ‘question
immigrée’ dans les politiques
du sida”, Sciences sociales
et santé, n° 17 (4), 1999,
pp. 5-36.
UN QUESTIONNEMENT SUR LA CITÉ
La présence de l’étranger ne saurait toutefois se réduire à l’immédiate perception d’une altérité. Elle implique simultanément un
questionnement sur la cité. Quelle place y accorde-t-on à celui qui vient
d’un autre territoire ? Quelle citoyenneté propose-t-on à celui qui a une
autre nationalité ? Ces questions se posent avec une double acuité pour
ce qui concerne la santé et, au-delà, la protection sociale. D’une part,
on a affaire à des réalités qui sont posées aujourd’hui en termes universels : la maladie et la souffrance n’ont pas de frontières et l’accès
à des soins fait partie des droits imprescriptibles de l’homme. D’autre
part, on se trouve confronté à des problèmes dont les solutions se définissent au niveau national : la santé publique et l’assistance sociale
relèvent pour l’essentiel des prérogatives de l’État(4).
L’immigration met, à l’évidence, ces deux éléments en tension.
Comme le rappelle le groupe “Protection sociale” du Gisti (p. 101),
l’histoire des politiques en matière de protection sociale et de prestations médicales est ainsi faite de mouvements pendulaires faisant
alterner des périodes de plus grande générosité et des phases de
remise en cause des acquis. À chaque nouvelle législation ou nouveau dispositif, ce sont les fondements de la solidarité qui se trouvent redéfinis, au moins partiellement. Ainsi, la couverture médicale
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 9
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
quotidien, sont des éléments qui peuvent souvent rendre compte de
comportements en matière de santé et de soins, bien mieux que toute
essentialisation de la différence. Enfin, le culturalisme exonère celui
qui y a recours de toute analyse de sa propre implication, ou de celle
de son institution, dans la production de la différence. On conçoit
qu’il soit souvent plus aisé d’admettre que les problèmes rencontrés
résultent d’une difficulté d’adaptation de l’autre ; mais c’est alors souvent au prix d’un redoublement de la stigmatisation, quand bien même
l’explication culturelle se veut une excuse généreuse, et d’un évitement de toute mise en cause des institutions médicales, sociales ou
judiciaires qui produisent ces discours. Chantal Crenn nous décrit
le refus de cette triple violence par les immigrés eux-mêmes (p. 39).
Ce qu’indiquent, au fond, ces contributions d’anthropologues, qui
ont tous une longue expérience de collaboration avec le monde de la
santé, c’est qu’il est possible, et nécessaire, d’avoir une réflexion exigeante sur les usages de la culture dans l’analyse de la différence.
Exigeante sur le plan intellectuel, de manière à rendre toute sa
richesse, sa complexité et son historicité à la culture. Exigeante d’un
point de vue politique, afin de ne pas enfermer l’autre dans une indépassable différence.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 10
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
universelle (CMU), tout en favorisant effectivement l’accès aux droits
et aux soins d’une partie importante de la population étrangère, produit-elle du même coup une séparation inédite entre ceux qui ne peuvent faire valoir une “résidence stable et régulière” et les autres.
Mais la réglementation, si elle prescrit les pratiques, ne les décrit
pas. Entre ce qui est énoncé dans les textes législatifs et ce qui est
appliqué dans les faits, l’écart peut être grand. En atteste la répétition des circulaires ministérielles rappelant aux directeurs d’hôpitaux que l’accès aux soins doit être assuré dans leurs établissements
quelle que soit la condition sociale, économique ou juridique des
patients. En témoigne également l’ouverture de consultations par des
associations humanitaires prenant acte des difficultés rencontrées
concrètement par les malades, notamment étrangers, dans les structures publiques. Les enquêtes menées par le Credes, dont Andrée et
Arié Mizrahi (p. 94) rapportent certaines données rassemblées dans
les années quatre-vingt-dix, révèlent ainsi que les étrangers sont proportionnellement dix fois plus nombreux dans les centres de soins
gratuits que dans le régime général d’assurance-maladie.
LA VULNÉRABILITÉ PASSÉE SOUS SILENCE
Si l’on est aussi loin des principes républicains d’égalité et d’universalité posés dans la loi, c’est que beaucoup d’obstacles s’opposent
à leur application. Ainsi, en matière d’aide médicale, s’est-on rendu
compte qu’il existait une méconnaissance de leurs prérogatives par
les personnes concernées, ou parfois
une crainte, pour celles qui n’avaient
pas de titre de séjour, d’être dénoncées au moment de la constitution de
leur dossier. On a également constaté
qu’il existait un défaut de compétence ou une mauvaise volonté de la
part de nombre d’agents administratifs, médicaux ou sociaux, qui
répondent aux étrangers, surtout en
situation irrégulière, qu’ils n’ont
“droit à rien”. Mais il est apparu aussi
que le climat politique national
influait sur les pratiques locales et
que la citoyenneté sociale se trouvait
beaucoup plus menacée dans les
périodes où la xénophobie se banalise dans le discours politique.
UNE POLITIQUE DE LA COMPASSION
Cet enjeu n’est nulle part aussi manifeste que lorsqu’on a affaire à
des catégories socialement et politiquement exclues. Ainsi en est-il des
populations tsiganes, auprès desquelles Pierre Aïach et Farid Lamara
(p. 117) ont conduit une étude avec Médecins du Monde. Aux marges
de la ville et de la cité, elles présentent une sorte d’invisibilité conduisant à ce que le souci de la dignité humaine et de la justice sociale soit
le plus souvent relégué derrière les préoccupations d’ordre public. Ainsi
en est-il aussi des étrangers malades soumis au régime d’exception de
la “double peine” qu’évoque Sandrine Musso-Dimitrijevic (p. 88) : en
principe ni expulsables, à cause de leur affection, ni régularisables, car
sous le coup d’une interdiction du territoire, ils n’en sont pas moins
parfois reconduits aux frontières et renvoyés dans un pays dont ils n’ont
que la nationalité. Situations limites, certes, mais on sait que c’est à
partir de ces limites que se construit toujours le territoire de la cité.
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
On comprend, dans ces conditions, que la publication de statistiques sanitaires incluant des données sur l’origine ou la nationalité,
différenciant par conséquent les immigrés des autochtones ou les
étrangers des Français, soit toujours présentée comme une affaire
sensible. La santé ne diffère guère sur ce point d’autres domaines
pour lesquels le même silence a prévalu sur la base d’arguments similaires : souci de ne pas stigmatiser, refus de reconnaître les faits de
discrimination, volonté de promouvoir un modèle d’intégration. Elle
y ajoute une dimension particulière de dramatisation, puisqu’il est
question de souffrance et parfois de mort, mais aussi de menace lorsqu’il s’agit de maladies infectieuses.
Dans le cas du sida, Augustin Gilloire
À l’asile politique
(p. 73) explique comment la catégoris’est substituée la raison humanitaire ;
sation des populations a posé au système
l’individu menacé a laissé la place
national d’information sanitaire un proau corps souffrant.
blème insurmontable, notamment à
cause de l’association explicitement faite, tant par les épidémiologistes que par l’opinion, entre immigration et risque. Pendant près
de deux décennies, le lien ainsi établi a rendu non diffusables des
statistiques dont Florence Lot (p. 83) montre néanmoins qu’elles peuvent, pour autant qu’on les interroge autrement, révéler non seulement une plus grande vulnérabilité des étrangers à cette infection,
mais également des difficultés plus importantes à accéder au dépistage et au traitement. En passant ainsi de la question de la transmission à celle de l’inégalité, on déplace l’analyse d’un problème de
danger à un enjeu de citoyenneté.
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
À cet égard, on ne peut manquer de s’interroger sur la signification des évolutions récentes. L’extension d’un double régime d’assurance et d’assistance en matière de maladie, qui aujourd’hui inclut
même les étrangers disposant d’un récépissé de dépôt de dossier de
régularisation, et l’instauration d’un droit au séjour pour raison de
soins, permettant l’obtention d’un titre provisoire, indiquent la légitimité dont les sociétés contemporaines investissent la santé. Phénomène d’autant plus remarquable qu’au plus fort de la mise en œuvre
de législations restrictives, ces dispositions, défendues par des collectifs
associatifs, n’ont guère été contestées. Dans le même temps, on le sait,
le droit d’asile reculait considérablement puisque le nombre annuel
de nouveaux réfugiés était, à la fin de la décennie quatre-vingt-dix,
six fois plus faible que dix ans auparavant. C’est dire le basculement
qui s’est opéré en peu de temps dans la hiérarchie des valeurs : à l’asile
politique s’est substituée la raison humanitaire ; l’individu menacé a
laissé la place au corps souffrant. Ainsi construite, la citoyenneté tend
toujours plus à trouver sa source dans une reconnaissance de l’Autre
dans un registre de la compassion, dont on peut se demander s’il constitue le socle sur lequel nous souhaitons bâtir la société civile.
Pour peu que l’on délaisse la vision classique d’une “santé des
migrants” pour s’interroger sur la manière dont le corps de l’immigré
inscrit dans notre monde social le signe d’une différence et l’attente
d’une citoyenneté, c’est donc un tout autre territoire que l’on explore.
Moins sanitaire que politique. Non plus réservé aux spécialistes mais
largement ouvert sur les débats qui animent la société. Il y est question de pluralité autant que de culture, d’inégalité autant que d’altérité. Plus que de maladies parasitaires et de consommation médicale,
on y parle de démocratie et du contrat social sur lequel nous voulons
la fonder. Au fond, tout ce qui fait que l’étranger nous oblige à penser
✪
ce que nous sommes.
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
SÉMINAIRE SANTÉ ET IMMIGRATION
L’Urmis, le Cresp et H&M organisent le 15 mai 2000 un séminaire sur le thème “Santé et immigration”.
La matinée portera sur le thème “Culture et ethnicité”, avec des interventions de Richard Rechtman,
Anne-Jeanne Naudé et Marguerite Cognet (Urmis) sur les relations interethniques dans l’hôpital.
L’après-midi sera consacrée au “Sida comme révélateur de l’altérité”, avec des interventions de Laurence
Kotobi, Augustin Gilloire et Didier Fassin. Catherine Quiminal (H&M, Urmis) concluera cette journée
d’étude. Entrée libre dans la limite des places disponibles :
Iresco - 59-61, rue Pouchet - 75017 Paris - M° La Fourche ou Guy Môquet
Tél. Urmis : 01 44 27 56 66 - E-mail : [email protected]
par
Anne-Jeanne
Naudé*,
chercheur associé
au Centre
de recherche
sur les enjeux
contemporains
en santé publique
(Cresp), université
de Paris-XIII,
doctorante
à l’École des
hautes études en
sciences sociales
(EHESS), Paris
* Ce travail a été réalisé
dans le cadre d’un contrat
du ministère de l’Éducation
nationale, de la Recherche
et de la Technologie
(appel d’offre 1999
pour le programme
de recherche
pluridisciplinaire “Action
concertée incitative ville”).
Le saturnisme infantile est une intoxication par le plomb des enfants
en bas âge, essentiellement liée à l’habitat ancien dégradé, qui dessine ainsi la géographie de l’épidémie, concentrée dans les quartiers
populaires des grandes villes. La contamination s’effectue principalement à partir des écailles et des poussières de peintures au plomb
(portage main-bouche, jeux au niveau du sol des jeunes enfants), dont
l’utilisation était courante dans les immeubles d’habitation avant d’être
interdite en 1948. La toxicité neurologique du plomb est particulièrement préoccupante chez l’enfant, compte tenu de la vulnérabilité
du système nerveux en développement et des conséquences à long
terme des atteintes précoces, les complications pouvant aller jusqu’à
des séquelles neurologiques graves, et parfois même la mort. Les populations d’immigration récente, essentiellement africaines, habitant des
logements anciens insalubres ou peu entretenus, sont principalement
touchées et exposées au risque de la maladie.
Le saturnisme infantile a été découvert dans les années quatrevingt à Paris, donnant lieu à des interventions médicales et à des
enquêtes épidémiologiques. La maladie n’a cependant fait l’objet
d’une reconnaissance, au demeurant timide, comme problème national de santé par les pouvoirs publics que dix ans après la découverte
des premiers cas. La mise en œuvre de mesures d’urgence sur l’habitat au titre du saturnisme sera finalement prévue dans la loi sur
l’exclusion de 1998, le saturnisme étant la seule maladie inscrite dans
la loi. L’analyse de la constitution d’une politique de santé publique
autour d’une affection dont la spécificité est de se situer à l’interface
de la santé et du social, tout en impliquant des considérations sur
l’environnement le plus immédiat, celui du logement, permet d’ap-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 13
Parce qu’il affecte essentiellement des enfants d’origine africaine, le saturnisme a été traité, dans les années quatre-vingt, comme une maladie
liée à des comportements culturels spécifiques. Même après sa reconnaissance en tant que maladie de l’habitat insalubre, sa prise en charge a été
freinée par les difficultés qu’entraîne le relogement des familles touchées.
On a ainsi assisté à la “sanitarisation” d’une question sociale car, dans un
contexte politique et social peu favorable, il est plus facile de parler d’un
problème sanitaire que du logement et des conditions de vie des immigrés.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
LE SATURNISME, UNE MALADIE
SOCIALE DE L’ IMMIGRATION
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 14
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
préhender les enjeux sous-jacents de la prise en charge de la maladie. Une telle analyse permet aussi de mesurer les conditions de logement des immigrés, loin de l’évidence immédiate qui pose d’emblée
le saturnisme comme enjeu de santé publique.
LES PISTES CULTURELLES
DE L’ÉPIDÉMIE
Malgré l’incertitude initiale quant à la source de contamination
par le plomb des premiers enfants intoxiqués, repérés dans un hôpital parisien en 1985, des enquêtes réalisées aux domiciles de ces
enfants révèlent rapidement que les peintures dégradées sont à l’origine des intoxications. Le doute, lors de la découverte de la maladie,
concerne principalement une autre source d’intoxication environnementale, l’eau, à l’origine des seuls rares cas de saturnismes infantiles connus en France (saturnisme hydrique), mode de contamination
toutefois écarté. Cependant, le saturnisme infantile n’est pas simplement et directement identifié comme une maladie environnementale liée aux conditions de logement. En effet, la surreprésentation
d’enfants originaires d’Afrique subsaharienne parmi les premiers
enfants intoxiqués pose d’emblée la question du lien entre l’origine
et l’intoxication – les pratiques cultuLe saturnisme
relles africaines pourraient favoriser les
intoxications –, d’où une polémique sur
était communément désigné,
les causes culturelles éventuelles de la
dans les années quatre-vingt,
maladie. Les circonstances particulières
par l’appellation
de la découverte du saturnisme, l’incer“maladie des enfants
titude initiale concernant la source d’inde marabouts”.
toxication et le fait que le “saturnisme
des peintures” était une maladie totalement inconnue en France à
cette date, ont, semble-t-il, favorisé l’émergence de cette polémique.
Les pratiques culturelles africaines au sens large, en lien direct
ou indirect avec la maladie, sont donc mises en cause pour tenter d’expliquer la prévalence d’enfants africains intoxiqués au plomb, et constituent les principaux aspects de la “culturalisation” de la maladie. Tout
d’abord, d’autres sources éventuelles d’intoxication sont invoquées
qui, de fait, nient la réalité des peintures toxiques mise en évidence,
et concernent des objets “africains” divers et variés qui contiendraient
du plomb. Ces autres sources de contamination vont de la vaisselle
utilisée au khôl des femmes, en passant par les amulettes, “l’encre”
des marabouts, et les “potions” que les familles feraient boire à leurs
enfants. Le saturnisme est d’ailleurs communément désigné à l’époque
par l’appellation “maladie des enfants de marabouts”. Ces allégations
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 15
DE SUPPOSÉS “FACTEURS DE RISQUE
SURDÉTERMINANTS”
Par ailleurs, certains comportements spécifiques “africains” sont
désignés comme favorisant les intoxications, notamment les pratiques
géophages (absorption de substances non comestibles) qui existent
dans certaines cultures d’Afrique de l’Ouest. Notamment, les pratiques
géophages des femmes africaines rendraient les mères plus tolérantes
au spectacle de leurs enfants suçant des fragments de revêtements
muraux et inversement, les enfants habitués à la vue de leur mère
“mangeant de la terre” seraient plus enclins à ingérer des substances qui ressemblent à de la terre, comme les écailles de peintures. La géophagie est considérée par les tenants de ce discours
comme un comportement généralement admis dans la culture africaine, alors que cette pratique est culturellement codifiée ; elle
concerne essentiellement les femmes enceintes, et les substances
absorbées sont bien identifiées. En ce qui concerne les enfants, on
aurait diagnostiqué un comportement de pica chez un nombre impor-
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
concernant d’autres sources éventuelles d’intoxication saturnines ont
conduit les quelques personnes mobilisées dans le domaine médical
et sanitaire pour lutter contre le saturnisme, au demeurant convaincues que la source d’intoxication était bien la peinture, à tester toutes
ces autres sources (même les jouets) afin de prouver qu’elles ne pouvaient être responsables des intoxications.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 16
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
tant de jeunes Africains saturnins. Le pica est un trouble du comportement alimentaire consistant en l’absorption volontaire de substances non comestibles, identifié chez l’enfant comme un trouble
psychologique et présenté, dans le cas du saturnisme, comme à l’origine d’intoxications graves. Sans nier la possibilité de cas de pica, le
comportement de ces enfants est à mettre en rapport avec le comportement normal des enfants en bas âge – exploration orale de l’environnement et fréquence du contact main-bouche – qui laisse
entrevoir l’éventualité d’une “psychiatrisation” sans doute un peu
rapide et abusive du comportement de ces enfants(1). Néanmoins, les
pratiques géophages et le pica constituent les arguments culturels les
plus tenaces du phénomène de culturalisation, bien que remis en question, dans une certaine mesure, dans les années quatre-vingt-dix, lors
de la mise en évidence du rôle important des poussières de peintures
au plomb dans les modes de contamination.
Enfin, les pratiques culturelles africaines au sens large sont évoquées et considérées comme des “facteurs de risque surdéterminants”
responsables des intoxications. Elles concernent, d’une part, les
modes de vie de ces populations africaines, supposés accélérer la
dégradation des logements : la suroccupation de logements exigus
liée à la polygamie et à la présence de nombreux enfants, la pratique
d’une cuisine qui dégage beaucoup de vapeur et le manque d’aération des logements, etc. D’autre part, on note des arguments relatifs
aux modèles familiaux et au rapport à l’espace au regard des difficultés d’adaptation des familles africaines à une nouvelle configuration et organisation familiales en France. Ces arguments concernent
principalement la gestion de l’éducation, et notamment la surveillance des nombreux enfants en l’absence d’une famille élargie
comme dans le pays d’origine. Les enfants sont livrés à eux-mêmes,
les adultes ne sont pas assez nombreux pour s’en occuper dans un
environnement qui nécessite une surveillance ; on les laisse “manger la peinture”. En outre, les jeunes enfants sont enfermés dans des
logements exigus et surpeuplés, ils ont peu de jouets, s’ennuient et
sont de plus perturbés par les difficultés de leurs parents, ce qui favorise les tendances au comportement de pica. On observe ici une “psychologisation” liée aux conditions de vie.
LES EFFETS DE LA SURDÉTERMINATION
CULTURELLE
La controverse sur les causes culturelles éventuelles de l’intoxication saturnine a pour effet de déplacer un problème de fond
bien réel, l’existence d’enfants intoxiqués à partir de peintures au
1)- N. Rezkallah, A. Epelboin,
Chroniques du saturnisme
infantile 1989-1994,
L’Harmattan, Paris,
1997, 261 p.
DE LA SANTÉ AU LOGEMENT
Devant l’ampleur potentielle de l’épidémie et les problèmes financiers, politiques, sociaux et juridiques que laisse entrevoir la mise en
place de mesures effectives sur le plan du logement pour lutter contre
la maladie – réhabilitation des logements et/ou relogement des
familles –, des stratégies et tentatives de détournement se mettent
en place : refus d’admettre que ce sont bien les peintures qui sont à
l’origine de l’intoxication et marginalisation du problème. En pratique,
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 17
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
plomb, à un débat sur les facteurs culturels et comportementaux
africains prédisposant à la contamination, et limite implicitement
le phénomène à des pratiques spécifiques d’un certain type de population. En outre, on peut s’interroger sur le rôle joué par des caractéristiques spécifiques du groupe de population concerné, ce qui
conduit à mettre en perspective l’argumentation culturaliste. En
effet, si en France les premiers cas d’intoxication dépistés semblent
concentrés dans les populations d’origine malienne fréquentant les
centres de protection maternelle et infantile (PMI), ce sont, en
Angleterre, les enfants d’origine indienne qui sont les plus représentés. Aux États-Unis, les enfants le plus souvent touchés appartiennent aux communautés noires américaines et, plus récemment,
aux communautés immigrées du Sud-Est asiatique. Il semble difficile d’imaginer que des groupes de
populations d’origines si différentes
La prise en charge effective
présentent des facteurs de risques ethdu saturnisme a levé le voile
niques ou culturels communs, en
sur les problèmes de la politique
dehors de leur transplantation récente
du logement social, notamment
dans un habitat souvent dégradé.
sur les difficultés rencontrées
Le fait que la maladie affecte quasi
par les immigrés africains
exclusivement des populations immipour accéder à ces logements.
grées détermine le type d’inscription
dans l’espace et l’action publics. La faiblesse de l’enjeu politique que représentent les conditions de vie des
immigrés retarde l’action publique locale, ou permet tout du moins
une certaine inertie, et ne déclenche pas d’emblée une mobilisation
générale. En outre, l’incertitude quant à l’ampleur du phénomène,
d’autant que l’origine géographique de la majeure partie de la population touchée pourrait expliquer la spécificité “culturelle” prétendue du problème, permet de conforter la thèse des cas isolés. Dans
ce contexte, on observe une résistance à la reconnaissance du problème et à sa prise en charge au niveau des services du logement qui
conduit à une situation de blocage.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 18
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
peu d’actions sont entreprises par les pouvoirs publics sur les logements, notamment pour des travaux palliatifs de réduction du risque.
Les techniques de réhabilitation de logement sont de surcroît encore
mal maîtrisées, coûteuses et mal adaptées.
Mais surtout, on compte peu de relogement des familles d’enfants
intoxiqués au titre du saturnisme. Ces cas ne sont pas considérés
comme prioritaires dans la file d’attente déjà longue pour l’obtention d’un logement social (parc HLM récent sans risque de contamination) et se heurtent au refus des bailleurs sociaux invoquant
les difficultés que posent le relogement des familles nombreuses africaines et les quotas de mixité “raciale”. La prise en charge effective
du saturnisme lève le voile sur les problèmes de la politique du loge-
LES
NON-DITS
DE L’INTERVENTION PUBLIQUE
À partir de la fin des années quatre-vingt, la lutte contre la maladie s’étend à certaines communes de la banlieue parisienne. La mise
en place d’une politique de dépistage systématique, à partir de l’habitat, dans une commune de la “ceinture rouge” de Paris fortement
mobilisée contre le saturnisme, constitue une étape importante dans
son passage au rang de maladie de l’habitat insalubre et révèle un
autre traitement de l’immigration : le non-dit de l’intervention
publique. Le développement d’un dispositif sanitaire de dépistage à
partir de l’habitat marque une rupture avec le dépistage de type clinique tel qu’il était pratiqué depuis la découverte de la maladie. Le
caractère largement asymptomatique du saturnisme, souvent qualifié d’“épidémie silencieuse”, explique en partie cette démarche
volontariste, consistant à identifier les logements potentiellement
dangereux comme point de départ de l’action sanitaire, au lieu de
s’en tenir au repérage médical imparfait de la maladie.
Dans cette ville de la banlieue parisienne, la question de l’immigration est appréhendée de manière radicalement opposée aux
tentatives de stigmatisation culturelles explicites observées dans la
première période de l’histoire du saturnisme. En effet, l’appartenance
des populations principalement touchées par la maladie à l’immigration récente africaine fait figure de point aveugle du discours officiel, tant de la part des autorités administratives et sanitaires que
des élus locaux. On observe une réticence des intervenants à don-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 19
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
ment social, notamment sur les difficultés rencontrées par les immigrés africains pour accéder à ces logements. Dans ce contexte des
débuts de l’histoire du saturnisme à Paris, les réactions des services
du logement ont pour conséquence de cantonner la prise en charge
de la maladie à un niveau essentiellement médical et sanitaire par
des acteurs motivés.
Cependant, de médicale, telle qu’elle était initialement posée, la
question devient largement sociale. Le traitement médical des
enfants devant retourner dans les appartements qui sont à l’origine
de l’intoxication semble de plus en plus palliatif et inadéquat ; la
réhabilitation des logements et le relogement des familles apparaissent comme les seules véritables préventions. L’action publique
se voit de plus en plus contrainte dans ses modalités par le caractère explosif que le saturnisme acquiert progressivement, et la
maladie est peu à peu appréhendée comme le symptôme d’un problème urbain majeur, celui du logement dégradé.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 20
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
ner l’origine des populations touchées par le saturnisme et, pareillement, le fait que ce sont les populations immigrées qui se trouvent
exposées au premier chef par le problème de l’habitat dégradé est
passé sous silence dans les discours sur l’insalubrité dans la commune. Cette attitude reflète la volonté politique, manifeste pour la
municipalité, de “ne pas prêter à l’ethnique ce qui relève avant tout
des mécanismes urbains et sociaux”, et le refus de stigmatiser des
populations.
Cependant, cette attitude contraste avec la préoccupation politique locale réelle que représente la présence d’une forte population immigrée en situation précaire, dans une ville où le Front
national est en nette progression. À partir de ces observations, il
apparaît que la mobilisation locale contre le saturnisme infantile,
notamment au niveau politique, permet de déplacer sur le terrain
sanitaire la prise en charge d’un problème social, celui des conditions de logement des populations d’immigration récente, sans y faire
référence explicitement, dans un climat politique local peu favorable
aux mesures prises en faveur des immigrés. En effet, certaines
familles immigrées d’enfants gravement intoxiqués ont bénéficié de
mesures d’urgence pour un relogement. La requalification du saturnisme comme problème lié à l’habitat insalubre a permis de réintégrer dans les faits, si ce n’est dans les discours, l’immigration dans
le champ des politiques locales.
Les quelques relogements au titre du saturnisme sont cependant
à relativiser, si l’on considère le nombre de dossiers d’enfants intoxiqués toujours en attente et les centaines de familles vivant dans des
logements dégradés. Au total, les limites de cette démarche apparaissent vite et donnent la mesure de la politique mise en œuvre,
qui se borne essentiellement dans les faits à un dépistage, tant médical qu’environnemental. En outre, les problèmes liés à l’origine des
populations concernées ressurgissent de façon détournée. Les difficultés d’intégration sociale des immigrés se heurtent ici encore à
la prise en charge effective de la maladie et se trouvent au cœur des
enjeux de la politique de santé publique.
LÉGITIMER UNE QUESTION SOCIALE
SUR LE TERRAIN SANITAIRE
Le déplacement sur le terrain sanitaire permet, dans un premier
temps, de masquer la nature du problème en jeu mais ne la fait
pas disparaître pour autant, puisqu’elle finit par ressurgir au détour
des modalités pratiques de la prise charge, notamment dans les
problèmes du relogement des familles africaines : les arguments
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 21
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
invoqués par les bailleurs sociaux concernent les difficultés de
cohabitation, la peur de rupture de “l’équilibre social”, les normes
des logements inadaptées aux familles polygames, etc. Ces difficultés conduisent rapidement à une situation de blocage, comme
l’exprime un responsable d’un service de logement : “On est arrivé
à un seuil de difficulté de vie sociale dans nos cités […] ; on dépiste,
on dépiste [le saturnisme] et, et… on est bloqué. [En tant que bailleur
social] je ne peux pas faire exploser les trois quarts de mes cités,
qui sont complètement en train de basculer, l’équilibre social est
en train de basculer […], on ne va pas pouvoir en reloger d’autres
pour l’instant, il va falloir digérer nos vingt-quatre familles [familles
africaines d’un squat relogées], on ne peut plus reloger grosso modo
un Africain dans les cités […]. Il faut y aller par doses
homéopathiques sinon on a une révolution […]. Faut être clair, si
on avait à X… des logements plombés avec à l’intérieur des familles
traditionnelles, on n’aurait pas de problème, à part un problème
financier d’acquisition-amélioration, on viderait et puis on
relouerait pas et on relogerait.” Ce discours montre que ce qui fait
problème à propos de saturnisme c’est bien, avant tout, la
population principalement concernée par la maladie : les immigrés
africains.
L’analyse des enjeux autour du saturnisme infantile et de sa prise
en charge révèle ainsi une logique qui dépasse un cadre strictement
sanitaire. Un processus de “sanitarisation” des problèmes sociaux
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
se dessine autour des questions d’immigration et d’habitat insalubre
en milieu urbain. Cette approche montre, en outre, la place accordée au corps malade plus qu’au citoyen étranger. Toutefois, que la
question de l’immigration fasse l’objet d’une qualification culturelle
ou d’un non-dit politique, les modalités pratiques de la prise en
charge de la maladie restent dans les deux cas de figure essentiellement médicales et curatives, se limitant pour une large part au
dépistage de la maladie et au traitement médical imparfait des
intoxications, dont les dommages sont irréversibles. La seule mesure
véritablement efficace est la suppression de la source d’intoxication. Néanmoins, la prise en charge médicale et sanitaire de l’épidémie saturnine permet, dans une certaine mesure et de façon
localement différenciée, à travers un processus de légitimation d’une
question sociale sur le terrain sanitaire, la reconnaissance d’un problème qui la déborde largement, celui des conditions de logement
des populations immigrées. Elle a le mérite, ne serait-ce qu’indirectement, d’introduire sur la scène publique non seulement le problème des conditions de vie dans l’habitat insalubre, mais aussi celui
✪
de l’accès au logement social.
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POUR EN SAVOIR PLUS
SUR LE SATURNISME
●
Plomb dans l’environnement, quels risques pour la santé ? Expertise
collective Inserm, 1999, 461 p.
●
M. Delour, “Une nouvelle pathologie pour l’enfant migrant ? Le saturnisme infantile chronique”, Migrations-Santé, n° 59, avril 1989.
●
A. Fontaine, “Le saturnisme infantile : un problème d’actualité”, Prescrire, vol. 11, n° 113, 1991, pp. 599-603.
●
A. Gachet, “Du plomb dans l’aile”, Plein Droit, n° 26, 1994, pp. 29-31.
●
L. Ginot, C. Peyr, A. Fontaine et al., “Dépistage du saturnisme infantile
à partir de la recherche de plomb dans l’habitat : une étude en région
parisienne”, 1995, Epidém. et santé publique, vol. 43, n° 5, pp. 477484.
Maladie génétique, la drépanocytose implique pour les
immigrés africains qui en sont atteints, outre de graves
problèmes de santé, des choix de vie et des changements
dans le rapport de l’individu au groupe et à la société
d’accueil. Si les logiques de sorcellerie et le statut social des femmes, notamment, interviennent
dans les comportements face à cette affection, la “culture d’origine” n’est pas un obstacle à la
compréhension d’un discours scientifique occidental par les patients. Il importe davantage de
s’intéresser au déterminisme social, aux parcours et aux processus d’émancipation d’individus
pour qui la maladie est aussi, paradoxalement, une opportunité d’accès à une pleine citoyenneté.
par Doris Bonnet,
directeur
de recherche
en anthropologie
à l’Institut
de recherche sur
le développement
(IRD)
1)- Cette enquête de type
ethnologique a été menée
dans la consultation du
Dr Mariane de Montalembert.
2)- Anthropologue
à l’IRD (ex-Orstom)
depuis 1983, j’ai travaillé
durant de longues années
au Burkina Faso,
puis en Côte-d’Ivoire.
Les immigrés africains d’origine subsaharienne apprennent parfois, en France, qu’ils sont porteurs d’une maladie génétique, la drépanocytose. L’annonce de la maladie représente un choc
psychologique pour de nombreuses familles, non seulement parce
que l’information médicale peut être brutale (réception d’un courrier au domicile de la parturiente), mais aussi parce que, même
lorsque cette annonce est relayée par un suivi thérapeutique de qualité, elle oblige les personnes concernées à “réaménager” leurs
représentations de l’hérédité, à reconsidérer, pour certaines d’entre
elles, leurs projets matrimoniaux et familiaux et, de fait, à repenser
l’exil dans un nouveau contexte sociomédical. La drépanocytose pose
des questions qui sont à la fois universelles et culturelles : à quelle
période de la conception de l’enfant l’embryon devient-il une personne, qu’est-ce qu’un enfant “parfait”, jusqu’où doit-on laisser l’institution médicale et la société civile intervenir dans son “intimité”,
qu’est-ce qu’un projet de vie ?
La présente enquête(1) s’interroge sur la spécificité de la situation
d’immigré par rapport à cette maladie. Elle a été menée dans un service de pédiatrie à l’hôpital Necker Enfants-Malades. Durant près de
deux années, j’ai assisté à une consultation hebdomadaire de pédiatrie spécialisée en hématologie. Par l’intermédiaire et avec le consentement du médecin, je me suis rendue au domicile des familles et j’ai
mené des entretiens qualitatifs auprès de parents d’enfants drépanocytaires. Par ces entrevues, je suis entrée en relation avec une population d’une grande variété sociologique.
L’enquête m’a permis d’observer des processus d’émancipation visà-vis de la famille élargie. Mon expérience africaniste(2) m’a conduite
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
ET DE LA CULTURE
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AU-DELÀ DU GÈNE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 24
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
à mettre en relation ces processus d’émancipation observés en
France avec des dynamiques d’individuation relatées par des chercheurs exerçant dans les pays du Sud. Les comportements des populations migrantes ne sont pas uniquement l’effet d’une intégration
sociale, ils sont aussi l’expression d’un phénomène plus global. Se
pose donc aussi, en filigrane, la question du rapport entre des valeurs
universelles et des stratégies identitaires particulières.
STÉRÉOTYPES ET GÉNÉRALISATIONS
Comme dans toute enquête ethnographique, une partie de mon
travail a été consacrée à identifier la population auprès de laquelle
je travaillais. Mes observations se sont assez vite trouvées confrontées à des opinions véhiculées souvent oralement dans le milieu
médico-social : d’une part, l’idée que la culture d’origine est monolithique et qu’elle détermine d’une manière prédominante les
conduites des malades en
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matière de santé ; d’autre
part, l’idée que les populations immigrées se répartissent en deux groupes, celles Communément appelée drépanocytose, l’anémie à hématies falciqui viennent d’Afrique de formes, ou “anomalie falciforme” (sickle cell, en anglais), est une
l’Ouest, généralement anal- anomalie de l’hémoglobine pouvant provoquer des crises vaso-occluphabètes et d’origine rurale, sives au niveau des globules rouges – crises quelquefois extrêmeet celles qui proviennent ment douloureuses –, des infections bactériennes à répétition et des
d’Afrique centrale, d’origine aggravations de l’anémie suivies, dans certains cas, de transfusions
urbaine et avec un bon sanguines. Cette maladie est rarement révélée dans l’enfance en rainiveau scolaire. Ces proposi- son d’une absence de dépistage systématique dans les pays en dévetions se sont rapidement loppement, pour des raisons économiques. La mise en place de
révélé correspondre à des services d’hématologie dans les mégapoles africaines permet,
images stéréotypées. Sans aujourd’hui, d’identifier les drépanocytaires qui sont hospitalisés à
développer d’une manière l’occasion d’une crise douloureuse ou d’une forte anémie.
approfondie, dans cet article, En France, le dépistage de la drépanocytose est effectué depuis 1990
les fondements explicatifs de chez les bébés dont les parents sont issus d’une région du monde
ces moules de pensée, il affectée par cette anomalie génétique. Mais bien que la drépanoparaît important de les évo- cytose se rencontre également en Inde et au Moyen-Orient, seuls les
quer, même brièvement, afin enfants des femmes antillaises ou originaires de l’Afrique de l’Ouest
que le lecteur puisse com- et de l’Afrique centrale sont dépistés à la naissance, pour des raiprendre que les populations sons statistiques, économiques et épidémiologiques. Les femmes
étudiées se réfèrent, au immigrées qui n’ont pas été dépistées dans leur pays d’origine sont
contraire, à une pluralité de donc susceptibles d’apprendre, à la naissance d’un premier enfant,
logiques de pensée et de qu’elles sont drépanocytaires.
logiques sociales.
QU’EST-CE QUE LA DRÉPANOCYTOSE ?
L’INCIDENCE DES CHANGEMENTS SOCIAUX
Ces observations et remarques visent notamment à contester une
vision surdéterminée de la culture d’origine de l’Autre. En effet, dans
les milieux médico-sociaux, la culture d’origine de l’immigré est quelquefois jugée responsable de toutes les incompréhensions auxquelles ils sont confrontés ; les populations sont considérées comme
étant insuffisamment actrices de leur santé. Dans d’autres cas, la
culture d’origine est perçue comme étant la seule possibilité de guérison ou de réparation du sujet, d’où la recommandation d’un recours
aux rites thérapeutiques et à diverses pratiques villageoises avec,
dans certains cas, nécessité d’un retour au pays. On observe, sous
l’influence probable d’un courant de l’ethnopsychiatrie, une tendance
chez les acteurs médico-sociaux à faire endosser à cette fameuse
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 25
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
L’enquête a fait valoir que les populations immigrées ne constituent pas un sujet collectif dont le discours et les conduites seraient
uniquement le produit d’une culture d’origine. Elles représentent
plutôt un ensemble d’individus aux trajectoires de migration singulières, avec une diversité de conduites d’insertion et de choix identitaires. Cette observation permet de
On observe une tendance
réfuter l’idée que les comportements
à faire de la culture africaine d’origine
des immigrés, par rapport à la santé et
une “valise” où peuvent se ranger
à la maladie, seraient uniquement le
résultat d’un patrimoine culturel oritoutes les incompréhensions
ginel. L’enquête a révélé, au contraire,
des institutions sociomédicales,
la capacité des immigrés, vus à travers
voire judiciaires.
le prisme de la maladie, à s’adapter à
de nouvelles situations, à intégrer de nouveaux systèmes de pensée
et d’interprétation de la maladie, à se tourner vers la société civile,
pour certains en lieu et place de la famille d’origine, à chercher à
concilier le respect du passé et des anciens avec le désir d’affirmer
une nouvelle façon d’envisager l’avenir à travers celui de leurs
enfants.
On peut argumenter qu’il ne s’agit pas de spécificités françaises.
Les travaux des anthropologues montrent depuis plusieurs années
le pluralisme des systèmes de pensée et des recours thérapeutiques
des malades en Afrique. Par contre, on peut pointer un écart politique important entre la France et l’Afrique à propos du rapport que
les individus entretiennent avec la société civile. De nombreux habitants de pays africains ne peuvent bénéficier d’une protection sociale
et n’ont pas accès à la citoyenneté (absence de recours juridique, législation du travail non appliquée, etc.).
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 26
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
“culture d’origine” ce qui relève quelquefois davantage de déterminismes sociaux (modes de logement, précarité de l’emploi…), ou
de conditions historiques et politiques. La culture africaine d’origine devient une “valise” où peuvent se ranger toutes les incompréhensions des institutions sociomédicales, voire judiciaires. Cette
attitude à l’égard des immigrés révèle, paradoxalement, une grande
méconnaissance des cultures africaines, de l’histoire de l’Afrique et
des modalités d’insertion de ces populations.
À l’inverse, il ne s’agit pas d’évacuer ou de sous-estimer l’importance des référents culturels des sociétés d’origine au niveau des discours et des comportements des populations immigrées. Au contraire,
on verra à quel point des logiques de sorcellerie sont encore à
l’œuvre, même si elles ne renvoient pas
toujours à des étiologies formulées
Celui qui revendique l’anonymat
comme telles, mais plutôt à des modes
fuit une “logique de groupe”,
de relation et de communication axés
alors que ceux qui se réfèrent
sur la persécution. Ces discours et les
aux interprétations par la sorcellerie
comportements qui leur sont associés
maintiennent cette “logique de groupe”.
sont révélateurs, d’une part, d’une
mémoire constitutive de l’identité d’un
La sorcellerie est l’expression
individu, d’une famille ou d’un groupe,
d’un lien social.
et, d’autre part, de l’extrême angoisse
qui entoure la dépranocytose, ainsi que, au-delà du pathologique, des
réaménagements identitaires que suscite le changement social. On
verra que les processus différentiels d’acculturation observés en
France peuvent être mis en parallèle avec les dynamiques du changement social observées dans les quinze dernières années en Afrique,
par des sociologues et des démographes africanistes après la crise
économique et l’épidémie de sida.
UNE DISTANCE SOCIALE
Les comportements observés de part et d’autre révèlent qu’il ne
s’agit pas uniquement d’un problème d’assimilation culturelle propre
à l’intégration des migrants dans un pays étranger. Les Africains
d’Afrique, comme les Africains de France, ne s’identifient plus exclusivement à des groupes ethniques, mais également à des groupes professionnels, religieux, associatifs et politiques. L’identité sociale
n’est donc plus uniquement une identité ethnique. De plus, ici
comme là-bas, se pose dorénavant la question de la liberté individuelle
avec son corollaire : “Qu’est-ce que j’ai de commun avec mon père,
mon frère, mon voisin, etc. ?” Ce questionnement est d’autant plus
exacerbé lorsque l’interlocuteur vient d’apprendre que son enfant est
PAYS DU NORD ET DU SUD :
UN MÊME PROCESSUS ?
Une jeune femme me révélait un besoin d’autonomie qu’elle ne
parviendrait pas à satisfaire dans sa ville d’origine. Elle revendiquait
son statut de mère célibataire et refusait d’être perçue comme une
victime. L’anonymat parisien le lui permettait, argumentait-elle. Si
la notion d’anonymat a été très rarement employée par mes interlocuteurs, elle est néanmoins intéressante car elle peut être à mise en
corrélation avec les logiques de sorcellerie évoquées plus loin. Celui
qui revendique l’anonymat fuit une “logique de groupe”, alors que ceux
qui se réfèrent aux interprétations par la sorcellerie maintiennent
une logique de groupe. La sorcellerie est l’expression d’un lien social.
Une autre femme, veuve et mère de deux enfants, avait fui les
contraintes du lévirat (remariage avec un frère du défunt). Elle préférait les difficultés de la vie parisienne aux pressions familiales et
sociales qui s’exercent à l’égard des veuves dans sa société d’origine.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 27
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
“porteur” d’une maladie génétique. Peut-il y avoir alors conflit entre
le fait social et le fait biologique ?
La migration modifie l’histoire familiale. Le rapport au pays d’origine s’inscrit dans une mise à distance du sujet par rapport à sa famille
ou à sa société. Cet éloignement peut être revendiqué, regretté ou
justifié par la maladie. En effet, dans notre étude sur la drépanocytose chez l’enfant, de nombreuses familles justifiaient la prolongation de leur séjour en France par la maladie de leur enfant : bénéfices
de la protection sociale, avantages d’un bon suivi thérapeutique, de
la gratuité des soins et surtout du remboursement des médicaments,
sécurité des banques de sang en cas de transfusion sanguine (le risque
de contracter les VIH et les hépatites reste élevé en Afrique), sans
oublier l’aspect positif de la confidentialité de la maladie par rapport à l’entourage familial, amical et professionnel.
La “distance sociale” à l’égard du pays d’origine, observée dans
cette enquête à l’occasion de la maladie, peut être vécue comme un
besoin d’émancipation vis-à-vis de certaines règles sociales jugées trop
contraignantes. Par exemple, un père de malade drépanocytaire faisait état de son refus radical d’observer les règles de succession de
sa famille. Celle-ci étant de filiation matrilinéaire, il devait transmettre, à sa mort, ses biens à ses neveux. Or, il désapprouvait ce principe et voulait que son héritage revienne à ses enfants biologiques.
Cet homme m’a avoué être en conflit ouvert avec sa famille, qui ne
comprenait pas son attitude. Il préférait donc mourir ici, disait-il, pour
échapper à cette contrainte.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 28
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Il me paraissait quelquefois difficile de déterminer si la maladie
était à l’origine de ce discours et de cette attitude de “distance sociale”,
ou si elle ne permettait pas, d’une autre manière, de justifier un comportement d’individuation indépendant de cette situation pathologique
et engagé préalablement à la connaissance de la maladie. Des travaux
d’ethnologues et de sociologues qui ont enquêté, au début des années
quatre-vingt-dix, sur des villes africaines (Ouagadougou, Abidjan,
Dakar, Niamey, Bamako), dans des contextes qui ne sont pas pathologiques, m’ont permis de me rendre compte que ce que j’observais à
Paris était du même ordre que ce qu’ils décrivaient ailleurs. Plusieurs
études(3) présentent des individus qui cherchent à sortir de l’univers
communautaire. Ceci dit, les processus de transformation sociale, là
aussi, peuvent être contradictoires. Ces chercheurs signalent bien que
“le sujet communautaire n’est pas lui non plus un bloc homogène
et [qu’il] peut donc être divisé, une partie de lui-même aspirant à
s’affranchir des servitudes communautaires […], une autre partie
de lui-même se sentant coupable de désirer cette émancipation”(4).
D’autre part, les chercheurs sont soucieux de bien différencier individuation et individualisme. L’individuation est un processus qui introduit une démarcation entre l’identité individuelle et l’identité
collective. Elle pose la question de la place du “sujet” dans sa société.
Les individus qui s’engagent dans un principe d’individuation ne sont
pas pour autant porteurs d’un individualisme qui les couperait de toute
pratique de solidarité.
3)- Études relatées
dans L’Afrique
des individus, A. Marie
(édit. scientifique), Karthala,
coll. “Hommes et sociétés”,
1997.
4)- A. Marie, ibidem.
ENTRE TRADITION ET INDIVIDUATION
Certes, le migrant est d’emblée dans une position d’ambivalence.
Certains, comme on l’a vu, sont en rupture par rapport aux règles
sociales ou vis-à-vis d’une famille vécue comme contraignante. Dans
ce contexte, l’exil est l’aboutissement “d’une trajectoire de rupture
ou d’acculturation à l’intérieur de son propre pays”(5). En effet, ne
faut-il pas croire qu’on abandonne ici ce qu’on avait probablement
déjà abandonné là-bas ? D’autres sont dans le compromis. Un malade
sénégalais projetait, depuis bien longtemps déjà, de retourner dans
son pays pour apprendre à des jeunes ce qu’il avait acquis ici. “S’il
n’y avait pas la maladie des enfants, disait-il, je serais parti depuis
longtemps.” Même ceux que l’on imagine les plus “communautaires”
peuvent avoir différents projets de société, parfois contradictoires eux
aussi. Les travaux de Catherine Quiminal font valoir que certains
immigrés sarakollé espèrent un retour au village ; d’autres cherchent
à épargner et à s’intégrer, d’autres encore sont dans un compromis
entre ces deux positions(6).
5)- M.-R. Moro, Parents
en exil. Psychopathologie
et migrations, Puf,
coll. “Le fil rouge”, 1994,
240 p., p. 80.
6)- C. Quiminal, Gens d’ici,
gens d’ailleurs, Migrations
soninké et transformations
villageoises, Christian
Bourgeois, coll. “Cibles XXI”,
1991, 223 p., p. 145.
L’ENFANT : UNE PRIORITÉ
Nombre d’interlocuteurs exprimaient cette individuation au travers
de leurs liens intergénérationnels. Ils reconnaissaient vouloir travailler
pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et non plus pour leurs ascendants (tout au moins en termes de priorité). Des parents revendiquent
un “droit” individuel vis-à-vis de leurs enfants biologiques : l’enfant n’est
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 29
7)- On pense là à la notion
de sickness étudiée
par l’anthropologie médicale
américaine et qui fait
référence à l’état social
du malade.
Ces différentes trajectoires de migration individualisent les façons
de penser et les comportements de chaque migrant. Elles témoignent
qu’au sein de références identitaires identiques, on peut observer des
attitudes extrêmement différenciées. De plus, comme tous les acteurs
sociaux, les immigrés se réfèrent à plusieurs identités sociales : ils
peuvent vouloir donner une image d’eux-mêmes comme étant “fidèles
à la tradition”. Ainsi, le fait de déconseiller la pratique de la circoncision aux parents d’enfants drépanocytaires, afin d’éviter le risque
infectieux, pose à certains pères de famille de nombreux problèmes
vis-à-vis de la communauté.
Mais, dans d’autres situations, ils vont affirmer leur rupture familiale et sociale. Ils feront valoir une identité ou une autre selon l’interlocuteur ou la situation. Certains minimisaient, au cours de
l’entretien qui avait lieu au domicile, leur origine intellectuelle, car
ils vivaient avec difficulté une situation économique où ils étaient sousemployés (gardiens d’immeuble ou de parking, avec un diplôme de
niveau bac + 4). De plus, dans la relation à l’autre, le statut de malade
ou de parent de malade s’ajoute à cette diversité de rôles sociaux(7).
La drépanocytose devient, là aussi, un processus de différenciation
identitaire, même si l’immigré ne veut pas toujours marquer sa différence.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 30
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
plus, pour ces parents, “l’enfant du lignage”, pour reprendre un titre
d’ouvrage célèbre qui étudie les représentations traditionnelles de l’enfant dans une région rurale d’Afrique de l’Ouest(8). Il est l’enfant de
ses parents biologiques, même si quelques adultères sont révélés en
toute confidentialité par la mère de famille durant la consultation.
Toutes les familles rencontrées n’intègrent pas ce modèle. Une
famille malienne polygame déclare, contrairement aux autres, travailler pour la famille restée au pays : “On est cinq frères, trois ici et
deux là-bas ; les trois cotisent pour envoyer aux deux là-bas.”
D’autres familles maliennes polygames ont des relations de couple
qui manifestent pourtant l’expression d’une individuation progressive de la femme. Par exemple, dans une famille où chaque épouse
avait son appartement, l’une d’entre elles, enceinte de plusieurs
semaines, a exprimé sa volonté d’interrompre sa grossesse, sur les
recommandations du médecin (le fœtus étant homozygote) : “Mon
mari n’a pas forcé”, a-t-elle dit.
Il semble que les trois quarts des familles immigrées adhèrent à de
nouveaux modèles familiaux (ménages nucléaires, descendance restreinte, monoparentalité, etc.). En situation de migration, la famille
polygame est, en France, minoritaire. L’enquête de Michèle Tribalat(9)
donne une estimation qui serait de l’ordre de 10 000 ménages polygames, correspondant au nombre de ménages d’origine mandé, soit
un quart des migrants originaires de l’Afrique subsaharienne. Le
modèle monogame est donc dominant.
En revanche, les travaux sur l’Afrique ne permettent pas de penser que la famille nucléaire deviendrait un modèle dominant. Les démographes africanistes font valoir une “tendance à la diversification des
formes et des conduites familiales et à une pluralité, évolutive et non
définitive, des modèles familiaux”(10). D’autres font état de la montée des ménages monoparentaux à la suite de la crise économique et
en raison de la déstructuration des liens familiaux des personnes touchées par sida(11). Là aussi, il faut être attentif à ne pas tomber dans
la stéréotypie. L’individuation n’est peut-être pas systématiquement
associée à la famille nucléaire et un désir d’émancipation ne conduit
pas tous les individus vers un modèle familial monogame.
CACHER LA MALADIE
Or, la drépanocytose étant génétique, elle conduit les parents à
repenser l’hérédité et à modifier leurs attitudes parentales. De plus,
le discours médical, au cours du suivi thérapeutique, se concentre sur
l’unité parents-enfants et reste dans une logique biologique, même si
les médecins sont soucieux de prendre en considération les conditions
8)- J. Rabain, L’enfant
du lignage. Du sevrage
à la classe d’âge, Payot,
Paris, 1979, 237 p.
9)- M. Tribalat, Faire
la France. Une grande
enquête sur les immigrés
et leurs enfants,
La Découverte, 1995,
232 p., p. 58.
10)- P. Vimard,
“Modernisation, crise
et transformation familiale
en Afrique subsaharienne”,
Familles du Sud,
A. Gautier et M. Pilon
(édit. scientifiques),
Autrepart/Les Cahiers
des sciences humaines,
l’Aube, Orstom, nouvelle
série, n° 2, pp. 143-160.
11)- T. Lococh,
“Changements des rôles
masculins et féminins
dans la crise : la révolution
silencieuse”, in J. Coussy
et J. Vallin (édit.), Crise
et population en Afrique,
“Les études du Ceped”,
n° 13, 1996, pp. 445-469.
S. Delcroix et A. Guillaume,
“Sida en Côte d’Ivoire :
le devenir des familles
affectées”, in Ménages
et familles en Afrique :
approches des dynamiques
contemporaines, Marc Pilon
et al. (édit.), “Les études
du Ceped”, Paris, n° 15, 23 p.
UNE VIOLENCE VERBALE
VIS-À-VIS DE LA MALADIE
À l’inverse, l’enquête m’a permis de constater que les personnes
interrogées manifestaient un recours de plus en plus fréquent à la
société civile. Peut-être faut-il voir là un pas vers la citoyenneté plus
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 31
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
sociales d’existence. Ce discours est essentiellement ciblé sur le projet individuel de la mère en matière de maternité. La consultation reste
donc très individualisée, d’autant que le père s’y rend rarement. Certaines femmes préfèrent ce type de relation. Elles peuvent y dire ce
qu’elles n’osent pas révéler à leur conjoint.
D’autres trouveraient peut-être un avanL’avenir du couple ne va plus “de soi”.
tage à bénéficier d’une prise en charge
Il est dépendant des conseils génétiques
plus “collective” (consultations avec
et des orientations thérapeutiques
intervenants de différentes formations
des médecins, des politiques de santé
disciplinaires, groupes de parole, médiaet de protection sociale du pays d’accueil tion “transculturelle”, etc.). Ce choix est
à déterminer au cas par cas.
et de celles du pays d’origine.
Quels que soient le milieu socioéconomique d’appartenance et le niveau scolaire des familles, la révélation de la maladie représente toujours un choc psychologique à surmonter et une connaissance intellectuelle à assimiler. Les familles,
suivies dans un service spécialisé, sont informées que le prochain
enfant risque d’être, lui aussi, porteur de cette anomalie génétique.
Elles sont donc amenées à anticiper son devenir : si l’amniocentèse
révèle une drépanocytose sévère, une interruption thérapeutique de
grossesse est proposée à la femme enceinte.
En quelques mois, une famille peut ainsi apprendre qu’elle a une
maladie génétique et la possibilité de sélectionner sa descendance.
L’avenir du couple ne va plus “de soi”. Il est dépendant des conseils
génétiques et des orientations thérapeutiques des médecins, des politiques de santé et de protection sociale du pays d’accueil et de celles
du pays d’origine, voire de l’évolution des performances de la génétique et de la médecine. Les couples deviennent dépendants d’un système médico-social.
Cette dépendance peut être acceptée ou refusée. Différents comportements en témoignent. Elle peut être refusée par certaines personnes qui ne suivent pas correctement les traitements. Rarement
signalée (ou reconnue ?) par les parents en ce qui concerne les
enfants, la non-observance du traitement est signalée par des mères
drépanocytaires pour elles-mêmes. Elles avouent ne pas le dire au
médecin mais penser que “tout cela est trop lourd”.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 32
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
qu’une dépendance vis-à-vis d’un système ? Par exemple, un adolescent qui réside chez sa sœur et son concubin se plaint de la violence de celui-ci à l’égard de sa sœur et demande au médecin d’être
placé en foyer pour fuir cette violence familiale. L’adolescent drépanocytaire se tourne donc vers la société civile en lieu et place d’une
famille élargie absente. À aucun moment il n’a exprimé la volonté
d’un retour au pays. Citons un autre exemple : une mère de famille
me déclare préférer laisser son enfant en France et le “remettre” à
l’Action sociale à l’enfance, si elle est obligée de retourner en
Afrique. L’État offre une protection sociale que le pays d’origine ne
fournit pas, dit-elle, et que les familles atteintes par la crise économique n’assurent plus. La dimension matérielle d’un problème prédomine sur la dimension affective dans le discours de certaines
personnes. Ce type de raisonnement se comprend dans une logique
de survie.
Quelle que soit la position des parents par rapport au système de
santé de leur pays et vis-à-vis du système de protection sociale français, on observe un refus de révéler à l’entourage que son enfant est
atteint de la drépanocytose. Cette attitude se fonde sur des représentations culturelles de la maladie ; mais elle est aussi liée à la place
de cette maladie du point de vue de la santé publique. La drépanocytose a la “réputation”, en Afrique (lorsqu’elle est connue), d’être
responsable de la mort de nombreux enfants en bas âge. Si l’enfant
LES CONSÉQUENCES
DES “MAUVAISES PAROLES”
12)- C. Bougerol,
Une ethnographie
des conflits aux Antilles.
Jalousie, commérages,
sorcellerie, Puf,
coll. “Ethnologies”,
1997, 161 p.
13)- Il sera utile de revenir,
dans un autre lieu,
sur la difficulté des médecins
à annoncer les risques
relatifs à la drépanocytose.
Les chercheurs qui ont
travaillé sur le sida ont déjà
mesuré les enjeux
consécutifs à l’annonce
de la maladie et de ses
risques (M.-E. Gruénais,
“Dire ou ne pas dire.
Enjeux de l’annonce
de la séropositivité
au Congo”, in J.-P. Dozon
et L. Vidal (édit.),
Les sciences sociales
face au sida.
Cas africains autour
de l’exemple ivoirien,
Gidis-CI/Orstom, Comité
sciences sociales et sida,
éditions de l’Orstom,
Bingerville, 1995,
pp. 167-173.
Celui qui profère une malédiction, annonce la mort ou prédit du
mal à quelqu’un en sa présence, le fait au nom de la loi, car le maudit a enfreint les règles sociales. Mais celui qui annonce la mort de
l’enfant ne le fait pas au nom de l’ordre social. Il ne s’agit pas, non
plus, de médisance, car celle-ci consiste à dire du mal de quelqu’un
en son absence (on ne s’adresse pas à lui).
Les personnes font plutôt référence à la notion de “mauvaises
paroles”, qui évoque la méchanceté, la jalousie, ou encore l’envie. Ceci
étant, la phrase “il n’aura pas longue vie” renferme un aspect prédictif. Elle relève, de par cet aspect, de la logique de sorcellerie(12).
Elle annonce un événement qui doit se produire(13).
Prenons un exemple extrait de l’enquête à Necker. L’interlocutrice
s’appelle Pauline (nom d’emprunt) : elle a deux enfants drépanocytaires SS. La sœur de son mari, qui vit aussi en France, “dénigre”
constamment ses enfants et “annonce des malheurs à venir”. Elle
sait qu’ils sont très malades et demande à son frère pourquoi il a
épousé une femme qui lui a donné de tels enfants. Pauline dit que
sa belle-sœur est jalouse car elle n’a ni mari ni enfant. Un beau jour,
Pauline apprend que sa belle-sœur est séropositive aux VIH. Les “mauvaises paroles” se calment, mais Pauline n’est pas dupe, dit-elle. Elle
sait que sa belle-sœur se tait pour ne pas être injuriée à son tour. Main-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 33
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
survit, on dit qu’il “n’aura pas longue vie” et qu’il ne “dépassera pas
l’âge de quinze ans”. Ces phrases peuvent même être prononcées
devant l’enfant comme s’il n’était déjà plus là.
Cette attitude est d’autant plus agressive que la violence verbale
directe, dans les sociétés traditionnelles africaines, est désapprouvée et souvent condamnée. De nombreux interdits ou comportements
visent à canaliser cette violence. Les règles de sociabilité et de communication recommandent le langage indirect. Même les injures sont
parfois adressées à un tiers (réel ou imaginaire), voire au chien du
destinataire ! Ceci témoigne de la maîtrise physique et mentale du
locuteur qui parvient à faire passer son message en “faisant semblant”
de respecter l’ordre social. Le face-à-face est, dans tous les cas, considéré comme dangereux, mortifère et soupçonnable de pensées “sorcellaires”. Ces règles sociales de communication sont relativement
bien respectées dans les sociétés rurales. Dans les communautés
urbaines, l’injure est, bien sûr, plus déliée, mais annoncer la mort d’une
personne, qui plus est devant elle, reste un phénomène extrêmement
mal vécu.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 34
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
tenant, ajoute-t-elle, quand elle est fatiguée à cause de son sida, elle
dit à tout le monde qu’elle est drépanocytaire. Cela lui permet de ne
pas avouer sa maladie, et de continuer à avoir des relations sexuelles
sans prévenir ses amants.
L’histoire de Pauline se concentre autour de deux thèmes : celui
de la femme envieuse, celle qui prononce des “mauvaises paroles” –
à l’inverse, on peut imaginer que la belle-sœur doit considérer que
Pauline excitait sa convoitise avec ses beaux enfants (Pauline étant,
elle aussi, très jolie) –, et celui de la mort. La belle-sœur est annonciatrice de mort et ce que Pauline interprète comme un désir de mort
vis-à-vis d’elle et de ses enfants se retourne, en fait, contre la bellesœur, qui endosse la maladie de ses neveux pour en cacher une autre.
L’envie, la mort désirée et la mort redoutée, l’effet boomerang d’une
agression, un destin tragique, sont les motifs narratifs d’un discours
relevant de la sorcellerie.
LA COMPRÉHENSION
N’EXCLUT PAS L’INTERPRÉTATION
L’histoire montre aussi que la responsabilité de la maladie, selon
la belle-sœur, est attribuée à la mère de l’enfant. Le principe récessif de la drépanocytose, même s’il est reconnu dans le discours de
l’interlocutrice pendant l’entretien, est infirmé dans la narration qui
suit : la belle-sœur considère que Pauline sera responsable de la mort
à venir de ses enfants. Cette interprétation est commune à de nombreuses sociétés africaines où, dans les campagnes et parfois même
encore en ville, ces mères sont appelées des “porte-malheur”(14). Les
représentations de la maladie attribuant rarement aux hommes la
capacité à transmettre une maladie à l’enfant, il n’est pas rare
qu’une femme déjà endeuillée par la mort de ses enfants soit stigmatisée, voire répudiée par son mari. Une patiente d’origine béninoise me dit : “Même le père de mon mari, qui est infirmier, n’a
jamais voulu reconnaître qu’il est AS.” La connaissance intellectuelle
est donc bien subordonnée à l’identité sociale des hommes et des
femmes dans la société.
Cependant, une compréhension intellectuelle du processus récessif n’exclut pas des interprétations de la maladie de type “persécutif”. Les médecins pensent quelquefois que l’adhésion des malades
à des représentations “traditionnelles” de la maladie peut être un
obstacle à la compréhension du discours scientifique. L’enquête
déconstruit cette binarité. Les individus intègrent les informations
médicales dans des logiques successives et/ou simultanées. Une
patiente déclare : “Si vous prenez conscience de tout cela, que vous
14)- D. Bonnet,
“Rupture d’alliance
contre rupture de filiation.
Le cas de la drépanocytose
en Côte d’Ivoire”,
in Les cultures de la santé
publique, J.-P. Dozon
et D. Fassin (édit.),
à paraître.
UNE LÉGITIMITÉ SOCIALE ET JURIDIQUE
La clandestinité des malades drépanocytaires est renforcée par
une absence totale de débat public sur cette maladie. Si le mouvement associatif de lutte contre le sida a émergé en Afrique, c’est parce
que le sida a obtenu une plate-forme politique et institutionnelle
internationale. En France, le Téléthon n’a jamais évoqué, sauf
erreur, la drépanocytose, alors que cette maladie touche non seu-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 35
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
êtes informé, on fait attention et on comprend
que la sorcellerie, c’est une autre logique.” Mais
les interprétations focalisent les conflits familiaux, les tensions entre ses membres, entre
ceux-là mêmes qui cherchent à s’émanciper
d’une communauté contraignante. Elles révèlent le statut social des femmes qui ne sont pas
maîtres du contrat matrimonial.
Au niveau des discours, l’idée est qu’il faut
se protéger des méchantes personnes et des
envieux, qu’il faut se cacher et taire la maladie pour ne pas susciter des ragots dans l’entourage. La plupart des parents de malades que
nous avons interrogés cachent la maladie à
leurs proches. Les personnes informées sont
“sélectionnées” en fonction de leur capacité
à tenir un secret et à ne pas faire de mal. Certains enfants ne sont même pas informés du
nom de leur maladie pour qu’ils n’en parlent
pas inconsidérément. Cette situation peut
expliquer la difficulté qu’ont les populations
africaines à rejoindre des associations de
malades drépanocytaires. Beaucoup craignent
qu’en adhérant à un mouvement associatif de
ce type, d’aucuns aillent raconter au pays ce
que chacun tente de taire ici. Les salles d’attente des services de consultation sont, à cet
égard, des lieux d’observation et de vigilance.
Un service hospitalier de la région parisienne
avait affiché en grosses lettres sur un panneau
“centre spécialisé de la drépanocytose”. Il a
vite compris qu’il était dans son intérêt de retirer cet affichage. Les malades craignaient
d’être vus dans la salle d’attente.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 36
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
lement les populations immigrées, mais aussi les Français des
Antilles. Pour l’heure, le Téléthon ne s’intéresse qu’aux gènes des
populations “blanches”, de type caucasien (pour reprendre une terminologie propre à la génétique). La stigmatisation sociale des
femmes, la représentation des maladies et l’absence de débat public
à propos de cette maladie sont donc des éléments qui maintiennent
les malades dans l’isolement.
La drépanocytose ne bénéficie pas d’une plate-forme politique
mais, paradoxalement, elle peut être individuellement un support de
communication politique. Elle peut permettre aux malades en situation illégale d’acquérir une légitimité sociale et juridique. En effet,
le fait que la drépanocytose est classée dans la catégorie des “maladies chroniques invalidantes” donne à certains malades ou parents
de malades la possibilité d’obtenir des prolongations de séjour. Dans
le droit à la santé, “le corps, comme l’écrit Didier Fassin, peut servir d’instrument politique”(15).
En juin 1997, une circulaire a prévu la régularisation de certains
immigrés en situation illégale, “lorsque leur vie serait mise en danger par un retour au pays”(16). Depuis 1998, ils bénéficient d’un droit
à un titre de séjour en cas de maladie grave. Le médecin-chef de la
préfecture peut délivrer soit une autorisation de séjour de trois mois
renouvelable, soit une carte temporaire d’un an. Le médecin traitant
doit démontrer que la maladie ne peut pas être soignée dans le pays
d’origine, ou que le retour serait un facteur d’aggravation de la maladie. Selon la formule, l’autorisation dépend “du pronostic vital
engagé”. La personne concernée doit apporter les preuves de son identité, ainsi qu’un justificatif de domicile (même si elle est hébergée).
Lorsque sa situation est régularisée, le malade a accès aux institutions de soins et aux remboursements de la sécurité sociale(17).
ÉVACUER L’ALIBI CULTUREL
Nombre de personnes interrogées ne veulent pas rentrer au pays
par crainte d’une mauvaise prise en charge de la maladie. Ce n’est
pas la compétence des médecins africains qui est mise en cause, mais
la qualité du système hospitalier, l’absence de protection sociale (par
exemple, le remboursement des médicaments), et les risques épidémiologiques (accès palustres et autres fièvres qui déclenchent les
crises de drépanocytose et favorisent l’aggravation de l’anémie). Une
mère me dit être angoissée depuis le décès d’une de ses nièces au
village à cause de la drépanocytose : “Quand j’ai appris le décès de
ma nièce, j’ai pris aussitôt rendez-vous à l’hôpital pour ma fille.”
Dans ce contexte, la maladie et sa prise en charge amplifient un pro-
15)- D. Fassin, “Santé
et immigration. Les vérités
politiques du corps”, Cahiers
de l’Urmis, “Les politiques
de l’immigration”, n° 5,
1999, pp. 69-76.
16)- P. Bernard,
L’immigration, les enjeux
de l’intégration,
éd. Le Monde, 1998, p. 98.
17)- Je remercie
Annie Lente, assistante
sociale à la ville de Paris,
pour l’aide qu’elle
m’a accordée dans la
recherche de certains
renseignements.
PROTÉGER LA DESCENDANCE
L’enquête a fait valoir qu’un principe d’individuation s’observe en
France comme en Afrique, qui pose la question du rapport de l’individu au groupe. Certaines personnes de l’enquête tentent d’évacuer
une logique de groupe ; mais on a vu que le maintien des interpré-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 37
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
cessus de mise à distance sociale déjà engagé à d’autres niveaux,
comme on l’a vu plus haut. À l’inverse, elle favorise une dynamique
d’insertion sociale dans le pays d’accueil. L’accès aux soins est un facteur d’intégration et non un profit illégitime.
L’enquête retracée brièvement ici permet de relativiser une vision
stéréotypée des populations immigrées d’origine africaine, image oralement véhiculée dans les milieux de l’action médico-sociale. Les individus doivent être appréhendés au cas par cas en fonction de leur
histoire migratoire, de leur lieu de socialisation dans l’enfance, de
leur formation scolaire, de leurs conditions matérielles d’existence,
etc. On a vu qu’ils étaient le produit de leur mémoire familiale, de
leurs désirs d’émancipation, de leurs sentiments de solidarité à
l’égard de leur famille d’origine ou de
leur société de départ. En bref, qu’ils
La maladie et sa prise en charge
étaient au carrefour d’identités indivifavorisent une dynamique d’insertion
duelles et sociales, quelquefois conflicsociale dans le pays d’accueil.
tuelles. Si ce discours n’est pas nouveau
L’accès aux soins
d’un point de vue scientifique, on s’aperest un facteur d’intégration
çoit que les milieux professionnels n’y
et non un profit illégitime.
ont pas accès ou qu’il ne répond pas à
leurs demandes d’explications. Les personnes en charge de l’action médico-sociale recherchent des explications et des solutions culturelles à des problèmes qui ne relèvent
pas exclusivement de la culture. Ce raisonnement permet de ne pas
remettre en cause le fonctionnement social et politique des institutions. L’explication et la solution sont détenues par l’Autre.
Cet article cherche précisément à montrer que les différences culturelles (représentations de la maladie, statut de la femme, liens relationnels et sociaux inscrits dans des logiques de sorcellerie) ne doivent
pas faire écran à des problèmes d’ordre structurel ou politique. Ils
ne doivent pas nous faire croire que les individus, ici des malades ou
des parents de malades, ne peuvent pas avoir accès au discours scientifique d’un point de vue cognitif ou intellectuel. Leurs représentations de la maladie ne sont ni figées ni héréditaires. Le milieu
médical doit, par contre, réfléchir sur les modalités de transmission
de l’information médicale.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 38
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
tations relevant de la sorcellerie réintroduit cette logique. L’émergence d’un principe d’individuation détermine aussi l’existence de
nouveaux modèles familiaux, avec l’idée que l’enfant a droit à une
bonne santé (intégration des valeurs universelles). Dans ce contexte,
l’Afrique est souvent vécue par les populations migrantes (et par les
médecins qui les suivent) comme un lieu “à risques”. Le projet familial, pour nombre de personnes interrogées, est d’établir la descendance en France pour la protéger de ces risques et assurer sa survie.
L’accès aux soins est perçu comme un facteur d’intégration sociale.
Les questions qui sont nées de l’enquête semblent s’articuler
autour d’une position de type : la culture contre l’État. Ce débat se
rencontre également dans les conférences internationales où, comme
on l’évoquait plus haut, l’explication des échecs des politiques de développement est souvent attribuée aux cultures des individus. La culture est jugée responsable du mal-développement. L’État n’y peut rien.
L’adhésion des pays africains à des politiques universalistes (droits
de l’enfant, conférences internationales sur la population et le développement, etc.), même si elle relève souvent, dans les faits, de l’utopie(18), est un pas vers l’accès à la société civile et au pouvoir politique
(droit de vote, recours juridique, etc.) des femmes et des hommes de
ces régions. En France, les associations auxquelles participent
nombre de femmes africaines créent de “nouvelles formes de citoyenneté”(19). Le principe de citoyenneté n’est donc pas incompatible avec
✪
la reconnaissance d’une polysémie culturelle.
18)- D. Bonnet, A. Guillaume,
“La santé de la reproduction.
Concept et acteurs”,
Documents de recherche,
n° 8, Équipe de recherche
sur la transition de
la fécondité et la santé
de la reproduction, IRD
(ex-Orstom), 1999, 19 p.
19)- C. Quiminal,
“Les associations
de femmes africaines
en France. Nouvelles
formes de solidarité
et individualisation”,
Cahiers du Gedisst,
L’Harmattan, 1998,
n° 21, pp. 111-130.
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Les archives de la revue.
Les dessins de Gaüzère.
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●
par
Chantal Crenn,
anthropologue,
membre
du Ceriem
de Rennes-II
et du laboratoire
CNRS
Société-SantéDéveloppement
de Bordeaux-II
1)- Le terme “transculturel”,
utilisé par le médecin
responsable
de la consultation, renvoie
à la définition qu’en donne
Georges Devereux,
où malades et soignants
n’appartiennent
pas à la même culture.
2)- D. Fassin, “Les politiques
de l’ethnopsychiatrie :
des colonies britanniques
aux banlieues parisiennes”,
L’Homme, n° 153, 2000,
pp. 231-250.
L’observation, en 1998-1999, d’une association de médecine transculturelle(1) destinée à des malades dits “migrants”, intervenant dans
un hôpital public bordelais, a permis une réflexion sur les questions
de la relation entre immigration et santé, et les difficultés qu’engendre
la prise en compte de la culture dans les soins apportés aux troubles
psychiques des migrants. Créée en 1993 à l’initiative d’un médecin
psychothérapeute et anthropologue, cette association offre la possibilité d’analyser la place d’une démarche nouvelle (prenant en
compte l’ethnicité) au sein d’une institution publique française,
répondant à la notion de “santé publique” et porteuse d’idéaux républicains : la gratuité du traitement, le soin pour tous, la même médecine pour tous. Seul le médecin bénéficie de vacations rémunérées
par l’hôpital, tandis qu’une anthropologue est rémunérée à l’aide de
subventions (conseil général, conseil régional), les autres intervenants
étant bénévoles.
Placé au cœur d’un “réseau”(2), le service sera amené à se développer, les nombreuses demandes validant la démarche aux yeux des instances hospitalières. Cette consultation occupera désormais une place
fort révélatrice de la conception du malade dit “migrant”, entre exotisme et précarité, puisqu’elle officiera à l’avenir dans un local entre
médecine tropicale et médecine de précarité. Les malades, habitants
de Bordeaux, de la communauté urbaine de Bordeaux mais aussi des
villes voisines de Libourne ou de Castillon-La-Bataille, viennent donc
à l’hôpital de santé publique. Ceux qui possèdent une couverture sociale
prennent une feuille de consultation au bureau des entrées. Pour les
autres, la visite est gratuite. Ils franchissent alors les portes du service
de psychosomatique et se présentent au secrétariat de la consultation.
Annoncés à l’équipe thérapeutique, ils attendent d’être reçus sur une
chaise dans le couloir, au milieu du va-et-vient, à plusieurs ou seuls.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 39
Orienté par son psychiatre vers une consultation spécialisée pour les migrants,
monsieur D., qui réside en France depuis plus de trente ans, résiste aux
thérapeutes et refuse de se raconter en tant qu’immigré. Un exemple qui
montre les difficultés qu’engendre la prise en compte de l’ethnicité dans
le traitement des migrants, et qui atteste de l’ethnicisation des rapports
sociaux dont souffrent les institutions publiques, notamment médicales.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
UNE CONSULTATION POUR LES
MIGRANTS À L’HÔPITAL
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 40
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Ils sont, pour la plupart, d’origine maghrébine ou africaine, en
majorité des femmes (60 %) venant seules et se trouvant dans une
situation économique précaire (50 % sont sans emploi, Rmistes ou
3)- Bilan effectué en 1998
en arrêt maladie longue durée)(3). Une salle agrémentée d’une biblio- par l’association.
thèque et d’un “coin enfants” les accueille. Les murs sont ornés de
gravures représentant des masques africains et des objets d’art
venant de partout dans le monde. Les malades sont reçus par un
cercle de thérapeutes qui se présentent les uns après les autres.
Beaucoup d’entre eux ont reçu une formation en sciences humaines,
les autres sont interprètes, médecins,
travailleurs sociaux. Ceux-ci sont ivoiDès que les soignants tentent d’établir
riens, marocains, français. Le médecin
un lien entre sa maladie
anthropologue et thérapeute principal,
et la manière dont cette souffrance
installé en face du patient, médiatise
peut être interprétée dans son pays,
toutes les questions. Les patients, parmonsieur D. réplique
fois accompagnés d’un travailleur
par la désignation de l’organe
social, et plus rarement d’un médecin,
qui le fait souffrir.
sont alors invités à exposer leur souffrance au groupe.
UN
SUJET SENSIBLE
L’objectif de ces consultations est de donner la possibilité aux
malades d’exprimer leur souffrance. Contre l’idéologie techniciste
et biologisante de la médecine occidentale, l’association propose
de prendre en compte les spécificités culturelles et sociales des
malades. Pour le médecin anthropologue, la culture médicale est
porteuse de valeurs qui ne relèvent pas seulement du raisonnement
scientifique. Aussi cet accompagnement thérapeutique nécessitet-il, de la part des soignants, une conscience de leurs propres
modèles de pensée pour mieux aider les patients.
La particularité du lieu tient au fait qu’il met à la disposition
des individus un interprète de langue maternelle, et qu’il prend
en compte, explique le médecin, “leur culture de référence mais
aussi leur situation migratoire”. Les thérapeutes espèrent ainsi
engendrer une meilleure intégration dans la société d’accueil. Plus
précisément, l’équipe de consultation applique une méthode de
soins dite “complémentariste”. Cela signifie que le comportement
du malade est perçu d’une part à travers la psychologie et la
psychanalyse, d’un point de vue thérapeutique et, d’autre part, à
travers l’anthropologie, de manière complémentaire. C’est donc
autour des conditions d’insertion dans la société d’accueil, des
problèmes psychopathologiques liés à la transplantation, “de la
DES
PROBLÈMES
DE CATÉGORISATION ETHNIQUE
5)- Au sujet de
“la distribution des rôles”
entre séances
d’ethnopsychiatrie
et structures d’aides sociales,
voir l’analyse de D. Fassin,
op. cité, p. 240.
6)- Ces raisons ont fait
l’objet d’un article,
“Le traitement de la
différence dans le choix
des malades orientés vers
une consultation pour
migrants”, dans la revue
Face à Face du laboratoire
CNRS, Société, Santé,
Développement
UPRES-A-5036, université
de Bordeaux-II (à paraître).
7)- R. Massé, Culture
et santé publique,
les contributions
de l’anthropologie
à la prévention et
à la promotion de la santé,
Gaëtan Morin éditeur,
Montréal, 1995, p. 470.
Après le départ des psychologues opposés à notre recherche, je
me suis alors instituée partie de l’objet d’observation lors des
consultations. Pari ambitieux certes, mais qui a le mérite d’accorder de l’intérêt anthropologique à un sujet à très haut risque idéologique : l’ethnicisation de la thérapie. Les problèmes de nature
éthique et intellectuelle liés à cette question sont parfaitement évalués et je me suis attachée à ne pas les éluder.
Au regard du bilan des années 1998-1999, il apparaît que les
demandes viennent de deux axes : des médecins des hôpitaux
(maternités de Pellegrin et de Saint-André, service des urgences,
service des suicidants), et des centres médico-sociaux de la communauté urbaine de Bordeaux. Mais elles émanent également de
médecins généralistes ou d’associations d’aide sociale (association
Avenir Emploi, Samu social, Association girondine d’éducation et
de prévention)(5). Brièvement, on peut dire que les raisons qui poussent les travailleurs sociaux ou les médecins à orienter leurs
patients vers ce type de consultation relèvent de trois domaines :
la surdétermination culturelle, l’échec de traitements médicaux ou
sociaux, ou l’admiration de la culture de l’autre(6). Malgré la vigilance du médecin anthropologue de l’association quant aux catégories utilisées lors du traitement des malades, son souci de ne pas
mettre la culture de l’autre “en conserve”(7), et l’utilisation de l’an-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 41
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
4)- À l’époque,
sur le prospectus
de l’association, l’un d’entre
eux, Ivoirien, se qualifiait
de psychologue-ethnologue
sans avoir effectué d’études
d’ethnologie. Certains
revendiquaient une sorte
de leadership ethnique
au sein de l’association.
Nous avons abordé cette
question dans un article
dans les actes du colloque
Les enjeux de l’interculturel,
coll. “Espace interculturel”,
L’Harmattan (à paraître).
place des symptômes dans la reconstitution d’une histoire et de
l’interprétation de ces derniers” (un médecin), que s’organise la
problématique des soins.
Pour ma part, je m’interrogeais sur les raisons politiques qui poussent, aujourd’hui, une institution publique française à prendre en
compte l’altérité des patients dans la résolution des troubles mentaux et des déviances sociales. Je me suis donc présentée au sein
de l’association pour les nécessités de mon enquête et sur proposition du médecin anthropologue. À ce moment-là, un conflit l’opposait à une partie de son équipe, conflit qui devait aboutir à une
scission. La notion de “culture d’origine”(4) était au cœur des
débats : les psychologues d’origine étrangère arguaient de leur qualification à traiter les maladies de “l’Autre” du fait de leur propre
altérité. Ils ne percevaient pas la nécessité de ma présence, ni d’avoir
des connaissances anthropologiques. En fin de compte, leur pratique thérapeutique était caractérisée par une méconnaissance
anthropologique de l’Autre.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 42
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
thropologie, la consultation n’est pas sans engendrer des problèmes de catégorisation ethnique. C’est à travers le parcours
migratoire et l’itinéraire thérapeutique de monsieur D. qu’il nous
a paru possible, du fait de sa résistance particulièrement farouche,
de signifier qu’il ne faut pas, sous prétexte que l’on reconnaît l’impact des données culturelles dans le processus de soin, omettre de
prendre en compte l’interrelation entre les divers ordres de facteurs
(sociaux, politiques, économiques, culturels) qui influent sur la
santé.
Monsieur D., atteint d’un infarctus du myocarde, a été adressé
à la consultation par un médecin psychiatre. Dans le courrier destiné au médecin de la consultation, le psychiatre évoque la souffrance de ce patient et la longue liste de médicaments dont il a tenté
de le sevrer en lui prescrivant quelques psychotropes, espérant, en
vain, pouvoir le soulager. Originaire du Sud-Ouest de la Tunisie, monsieur D. a décidé, au début des années soixante-dix, “de vivre l’aventure”, selon ses propres termes, et de venir suivre une formation
de chaudronnier-soudeur à Marseille. Il a rapidement trouvé un
emploi dans une usine bordelaise, où il est resté jusqu’à son infarctus. Il est âgé de quarante-sept ans, époux d’une femme de trentetrois ans et père de trois enfants.
LE
MALADE SE REFUSE
À ÊTRE IMAGINAIRE
Monsieur D. pose d’emblée ses conditions, il ne souhaite pas
attendre dans le couloir et établit une relation que nous analysons
comme un processus d’opposition dialectique. D’une part, il dit s’en
remettre à la médecine pour tenter de ne plus souffrir, d’autre part,
il ne coopère pas avec les thérapeutes. Pendant les consultations,
à plusieurs reprises, il explique qu’il lui faut un médecin pour expliquer son mal et le résoudre. Il estime que sa présence au sein de
ce type de consultation est due aux échecs de la médecine biomédicale. Il explique, aussitôt que l’on s’éloigne de la maladie ellemême, qu’il est venu consulter un médecin susceptible de lui ôter
la douleur qui lui prend le ventre. Il rappelle à l’ordre les thérapeutes dès qu’il a le sentiment que ceux-ci s’écartent de ce qu’il
leur attribue comme compétence, c’est-à-dire l’évaluation des
symptômes afin d’apporter un soin. Dès que le thérapeute principal tente de saisir la dimension sociale de l’existence de monsieur
D., celui-ci reste évasif. Parfois, irrité par la tournure que prend la
consultation, il lance au médecin qu’il sait lui, que “sa maladie n’est
pas imaginaire mais organique”. Cas d’école qui consiste à assu-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 43
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
rer au malade la croyance des thérapeutes en sa maladie : ses propos sont immédiatement repris par le médecin, qui lui assure que
personne n’a dit que sa maladie était imaginaire. Face à cette
réponse, monsieur D. reste songeur. Il avoue avoir déjà vécu ce genre
de thérapies à l’hôpital où il a été opéré, sans résultat.
Les allusions de l’anthropologue marocaine à son pays d’origine
et aux moments clefs de son cheminement personnel provoquent
une forme d’agacement. Lorsque le patient est invité, à partir d’un
événement jugé grave (le décès de son père, sans qu’il ait pu le voir
une dernière fois vivant), à produire un discours qui, selon le
médecin, “n’émerge qu’à partir de la langue maternelle”, c’est le
mutisme. À chaque référence à la culture maghrébine : traduction
d’un mot français en arabe, ou, au contraire, explication en arabe
de telle ou telle attitude, comme le rapport à la mort d’un père pour
le fils aîné, monsieur D. répond, agacé : “Je sais, je sais, ça n’est
pas la peine de traduire en arabe, j’ai compris en français.” Dès
que le groupe tente d’établir un lien entre sa maladie et la manière
dont cette souffrance peut être interprétée dans son pays, il réplique
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 44
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
par la désignation de l’organe qui le fait souffrir. Quand on tente
de valoriser sa place de fils aîné au sein de sa fratrie en Tunisie, il
dit “ne pas voir le lien avec son colon”. L’opposition radicale de
monsieur D. amène le thérapeute principal à lui demander s’il souhaite, encore une fois, continuer à venir aux consultations, ce à quoi
il répond par l’affirmative en reprenant les propos mêmes de cette
dernière : “Ça peut m’aider à long terme. On ne guérit pas de suite.”
Mais alors, pourquoi vient-il ?
CONTRE
LA RÉFÉRENCE ETHNIQUE,
LA RÉFÉRENCE DE CLASSE
Une fois encore, ce malade se présentera à la consultation. En
réponse à son mutisme, le thérapeute principal, de guerre lasse,
lui oppose le sien. Mis au pied du mur, monsieur D. nous racontera
son parcours migratoire, ses engagements politiques dans des mouvements de gauche et son investissement profond dans la vie syndicale de son entreprise. Il nous avoue
Monsieur D. ne fait pas référence
détester perdre son temps à bavarder,
être passionné par la politique natioà son origine tunisienne
nale et surtout par le problème des
dans la construction de sa différence,
“sans-papiers”. Il s’inquiète de la monmais à son appartenance de classe.
tée de la violence dans les banlieues,
évoque les injustices sociales. Après ces révélations fort tardives,
le groupe thérapeutique est confirmé dans ses suppositions : la référence culturelle au Maghreb n’apporte rien à la résolution des
troubles. L’analyse anthropologique permet alors de donner sens
aux relations qui se sont établies entre thérapeutes et malade en
terme d’altérité, d’identité et de hiérarchisation. L’attribution catégorielle, qui renvoie à la question de l’identification par la nomination et surtout au pouvoir de nommer, place monsieur D. dans
une position délicate : celle de l’immigré.
En effet, l’affiliation au Maghreb s’effectue dans un rapport inégalitaire à autrui, ici aux thérapeutes. À celle-ci, ce patient répond
par l’identification à un groupe particulier : la classe ouvrière. Fréquemment, monsieur D. opposera à son métier de chaudronniersoudeur la profession de médecin. Celui-ci représente pour lui un
intellectuel et donc un nanti de la société française. Les autres
membres de la consultation – l’anthropologue marocaine comprise –
8)- V. De Rudder,
sont perçus comme appartenant à la société dominante. Le contexte “Ethnicisation”,
Vocabulaire historique
politique français face à l’immigration détermine le rapport du in
et critique des relations
patient aux thérapeutes, et son refus de faire référence à ses ori- interethniques,
Pluriel-Recherches,
gines. L’ethnicisation(8) des rapports sociaux dans la société globale fascicule III, 1995.
9)- A. Sayad, La double
absence, Paris, Seuil,
1999, p. 243.
10)- “Ce qui, dans le discours
officiel, justifie la sollicitation
des ethnopsychiatres, c’est
l’altérité – des immigrés
souffrants – que l’on place
au cœur de l’interprétation.”
(D. Fassin, op. cité, p. 248).
LA FABRICATION DE L’IDENTITÉ
Ces deux éléments méritent de ne pas être séparés mais articulés car ils renvoient tous deux à un processus de hiérarchisation et
de différenciation tout à fait révélateur de la position qu’il se donne
(et qu’on lui donne) dans la société française. Monsieur D. a intériorisé la nomination négative faite par la société dominante en ce
qui concerne les immigrés, qui ne sont tolérés que s’ils restent cantonnés à la place qu’on leur a attribuée : celle de force de travail(9).
La dimension ethnique de son identité, dévalorisée par le groupe
majoritaire, l’a amené à produire une “ethnicité négative” de son
groupe d’appartenance. Dès lors, le parallèle que les thérapeutes
effectuent avec son pays d’origine le renvoie à sa position d’immigré et non pas à celle de citoyen. Non pas que les thérapeutes souhaitent établir un tel rapport, mais l’ethnicité de ce malade n’a
jamais été invoquée dans une institution publique française de
manière positive. Monsieur D. sait parfaitement que “immigré” renvoie à une position à part dans la société française, à la précarité,
à l’altérité radicale. Il pense que c’est parce qu’il est immigré (comment peut-il l’être encore après presque trente ans d’existence en
France ?) qu’il se trouve dans cette consultation. Ce traitement
médical différentiel apporte la preuve supplémentaire qu’il n’est
pas considéré comme faisant partie de la société française(10), et
ce d’autant plus qu’il est invalide.
En France, la sphère politique affiche, au nom du système républicain, une ignorance des faits ethniques. Pourtant, l’ethnicisation
des rapports sociaux au quotidien a fini par investir les institutions
publiques, même si elles sont censées rester indifférentes à l’origine. Ainsi, le phénomène d’ethnicisation n’épargne pas les exécutants en charge des politiques publiques. Cette consultation,
malgré les idéaux défendus par les thérapeutes, renforce ce processus. Or les registres et les motifs sur lesquels s’appuie la fabrique
de l’identité ne sont pas uniquement de l’ordre de l’origine, qui est
de nature interprétative. Interroger le lien entre immigration et
santé implique, plutôt que de reprendre les liens essentialisés du
politique et du sens commun entre identité et origines, de montrer
comment se forme ou se délie cette relation socialement et idéo✪
logiquement construite.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 45
DE
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
implique que le processus de la consultation est vécu de manière
infériorisante. Or, monsieur D. ne fait pas référence, au moment de
l’échange, à son origine tunisienne dans la construction de sa différence, mais à son appartenance de classe.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 46
DE LA PSYCHIATRIE DES MIGRANTS
AU CULTURALISME DES
ETHNOPSYCHIATRIES
Les discours ethnopsychiatriques, axés sur la différence et la distinction
ethnique, réduisent le migrant à sa seule dimension culturelle, faisant
fi de la subjectivité et du degré d’adhésion de l’individu à des croyances,
au sein de systèmes de valeurs souvent comparables, de par leur
rationalité, aux systèmes occidentaux. La pratique clinique, elle, distingue
essentiellement malades et non-malades et se concentre sur le sujet.
À l’appui de cette démarche, l’anthropologie montre que les formes singulières de l’individualité ne se
déduisent pas des logiques collectives, que la culture évolue de par la migration, et que tout patient,
étant soumis à des codes sociaux préexistants contraignants, développe des stratégies pour y échapper.
L’abord psychiatrique de la migration et des migrants occupe paradoxalement une place mineure dans le corpus général de la psychiatrie
contemporaine. Les entrées “migrant”, “migration” ou “psychiatrie
des migrants” ne figurent ni dans les classifications contemporaines,
ni dans les traités, ni dans les dictionnaires psychiatriques. Qu’il
s’agisse de la dernière classification internationale des maladies
(Cim-10)(1) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la
quatrième révision du Manuel diagnostique et statistique des troubles
mentaux (DSM-IV)(2) de l’Association américaine de psychiatrie, la
migration ne donne lieu à aucune mention particulière, à l’exception
d’un éventuel rattachement au groupe des facteurs environnementaux susceptibles d’influer sur le cours d’un trouble mental préexistant. Seule, l’Encyclopédie médico-chirurgicale(3) lui consacre encore
un article de référence.
Pourtant, l’ampleur des phénomènes migratoires, la présence
d’importantes communautés migrantes également consommatrices
de soins psychiatriques, et les problèmes que les praticiens rencontrent dans leur clinique quotidienne auprès de ces populations
contribuent largement au regain d’actualité de cette question. Mais,
si les études épidémiologiques transculturelles des troubles mentaux
des populations migrantes(4) conservent l’abord pluridisciplinaire
* Psychiatre et anthropologue, médecin-chef de l’Institut Marcel-Rivière, CHS La Verrière.
Responsable du programme de recherche clinique sur les troubles psychiatriques
des réfugiés cambodgiens de l’ASM 13. Chargé de conférence à l’École des hautes études
en sciences sociales de Paris.
par
Richard
Rechtman*
1)- OMS, Classification
internationale des troubles
mentaux et des troubles
du comportement.
Descriptions cliniques
et directives pour
le diagnostic, Paris,
Masson, 1993.
2)- APA (Éd.), DSM-IV.
Diagnostic and Statistical
Manual of Mental Disorders,
APA Press, Washington, 1994.
3)- O. Douville & J. Galap,
“Santé mentale des migrants
et réfugiés en France”,
Encyclopédie
médico-chirurgicale
(37-880-A-10), 1999, 11 p.
4)- Pour une large synthèse,
voir H. B. M. Murphy,
Comparative Psychiatry,
the International and
Intercultural Distribution
of Mental Illness.
Springer Verlag,
Berlin-Heidelberg-New York,
1982.
6)- Ainsi, il ne s’agit plus
de découvrir, par exemple,
les motifs psychiatriques
de la migration,
ni de préjuger de la fragilité
psychologique des candidats
au départ, et encore moins
d’étiqueter les migrants avec
des diagnostics spécifiques,
le plus souvent péjoratifs,
comme la trop classique
“sinistrose du migrant”.
À ce titre, on se reportera
avec profit aux travaux
de Z. De Almeida,
“Les perturbations mentales
chez les migrants”,
L’Information psychiatrique,
51 (3), 1975, pp. 249-281,
et de R. Berthelier,
L’homme maghrébin dans
la littérature psychiatrique,
L’Harmattan, Paris, 1994,
dans leur vigoureuse
contestation de l’héritage
colonialiste de la psychiatrie
des migrants.
7)- D. Fassin,
“L’ethnopsychiatrie
et ses réseaux. L’influence
qui grandit”, Genèse,
juin (35), 1999, pp. 146-171 ;
“Les politiques
de l’ethnopsychiatrie.
La psyché africaine,
des colonies britanniques
aux banlieues parisiennes”.
L’Homme, n° 153, 2000,
pp. 231-250.
DE L’ETHNOMÉDECINE
AUX ETHNOPSYCHIATRIES
Si l’on prend au sérieux ce postulat, alors il faut sans doute se
demander si la réduction de la condition du migrant à sa seule altérité culturelle et sa reprise par le truchement de l’ethnomédecine
apportent une meilleure compréhension clinique. En d’autres termes,
il s’agit d’analyser la portée de la contribution de l’ethnomédecine
dans le domaine de la clinique psychiatrique des migrants.
Il est désormais d’usage d’admettre que la diversité des croyances
collectives, des représentations et des classifications autochtones
de la maladie est susceptible d’affecter tant l’établissement d’un diagnostic psychiatrique que le déroulement du processus thérapeutique lui-même. Je rappelle que ce constat initial est à la base de la
plupart des approches ethnopsychiatriques contemporaines, en
France comme aux Etats-Unis ; on les désigne d’ailleurs par les termes
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 47
hérité de la psychiatrie sociale(5), la “clinique des migrants”, quant
à elle, tend à se resserrer sur les seuls aspects culturels, délaissant
l’approche globale – historique, politique, sociale, économique et culturelle – des conditions de vie des migrants. Ce tournant décisif
marque à l’évidence une volonté de rupture avec certaines dérives
néocolonialistes de la “psychiatrie des migrants”(6), mais il traduit
également un glissement culturaliste non moins significatif de la clinique, dont la psychiatrie officielle s’exonère à bon compte en déléguant la charge à d’autres – praticiens, techniciens, ou institutions –,
jugés plus compétents précisément parce que supposés détenteurs
d’un “savoir de la culture” instrumentalisable dans la clinique. C’est
en ce sens, me semble-t-il, que l’altérité culturelle du migrant pose
une vraie question à la clinique psychiatrique.
Au-delà des aspects politiques qui concourent au succès d’une certaine ethnopsychiatrie française, dont les excès ont été magistralement analysés par Didier Fassin(7), le regain d’intérêt en psychiatrie
transculturelle pour les savoirs médicaux locaux repose avant tout
sur l’idée que la clinique des migrants pourrait être enrichie par des
données ethnomédicales. Paradigme désormais dominant dans l’ensemble des variantes ethnopsychiatriques, l’utilisation de l’ethnomédecine se présente avec la force de l’évidence comme le “savoir
de la culture” susceptible de pallier ce fameux moment de vacillement où le savoir clinique, tout au moins occidental, semble précisément pris en défaut par l’émergence d’un décalage culturel entre
les représentations des cliniciens et celles de patients migrants ou
réfugiés.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
5)- On citera pour exemple
les travaux de R. Bastide,
Sociologie des maladies
mentales, Flammarion,
Paris, 1965, qui ont
largement influencé
en France les approches
psychiatriques
et psychopathologiques
de la migration jusqu’au
début des années
quatre-vingt.
Cf. P. F. Chanoit &
C. Lermuzeaux, “Sociogenèse
des troubles mentaux”,
Encyclopédie
médico-chirurgicale
(37-876-A-60), 1995, 7 p.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 48
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
d’ethnopsychiatrie, de psychiatrie transculturelle ou encore de crosscultural psychiatry. Leur justification actuelle repose en grande partie sur l’existence de systèmes symboliques explicatifs de la maladie,
variables d’une culture à l’autre, mais présentant à l’intérieur de
chaque univers culturel un très haut niveau de cohérence. C’est ce
que l’anthropologie moderne nous enseigne à propos des systèmes
symboliques en général et, plus particulièrement, des systèmes de
représentation, de classification et de gestion sociale de la maladie.
Toutefois, la cohérence générale des systèmes de représentation
de la maladie n’exclut pas, loin s’en faut, l’hétérogénéité et la multiplicité des modèles qui permettent, au sein d’un même univers culturel, d’expliquer et de traiter les maladies(8). Plusieurs niveaux
d’explication se superposent et sont différemment mobilisés selon
les situations et selon les acteurs(9). Les théories étiologico-thérapeutiques, par exemple, correspondent au niveau savant et délimitent le champ de compétence des guérisseurs et autres praticiens
traditionnels. L’importance des explications magico-religieuses qui
prévalent au sein de ces théories tient plus au fait que ce niveau mobilise avant tout des praticiens dont le domaine de compétence se situe
précisément à l’intersection du monde visible et invisible (de la nature
et de la surnature), qu’à une tendance “naturelle” des sociétés traditionnelles à n’expliquer les désordres qu’en termes magico-religieux.
D’ailleurs, lorsque les profanes s’y réfèrent pour expliquer leurs
maux, c’est toujours avec une bien moindre sophistication, dans la
mesure où précisément ces derniers ne sauraient posséder le même
savoir que les guérisseurs, même s’ils en partagent les grandes lignes.
En situation clinique, les profanes feront plus volontiers appel à des
modèles d’explication de la maladie(10) variables selon les situations
et destinés à apporter une compréhension globale de la situation en
cause. En ce sens, les modèles d’explication se distinguent des théories étiologico-thérapeutiques et ne correspondent pas à des entités
préalablement fixées au sein des classifications. Il s’agit plutôt d’éléments, parfois disparates, réunis à l’occasion d’une situation concrète
et favorisant une sorte de négociation entre le malade et le thérapeute
ou, de façon plus large, entre les profanes et les spécialistes.
DES FORMULATIONS MÉTAPHORIQUES
DE LA SOUFFRANCE
Enfin, le dernier niveau correspond aux idioms of distress, que
l’on pourrait traduire, grâce à une périphrase, par “formulation idiomatique culturellement déterminée de la souffrance”. Il s’agit en fait
de formulations métaphoriques souvent somatiques, mais pas exclu-
8)- B. J. Good, Comment
faire de l’anthropologie
médicale. Médecine,
rationalité et vécu,
Institut Synthélabo,
Les Empêcheurs de penser
en rond, Le Plessis-Robinson,
1998.
9)- A. Zempleni,
“La maladie et ses causes”,
L’Ethnographie, LXXXI
(n° spécial), 1985, pp. 13-44.
10)- Je fais référence ici
aux explanatory models
élaborés par A. Kleinman,
in Patients and Healers
in the Context of Culture.
An Exploration
of the Borderland between
Anthropology, Medicine
and Psychiatry,
Univ. of California Press,
Berkeley, 1980.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 49
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
11)- A. Kleinman, Rethinking
Psychiatry from Cultural
Category to Personal
Experience, The Free Press,
New York, 1988, pp. 26-27.
sivement, qui véhiculent une condition pathologique plus ou moins
précise mais éloignée du sens littéral de l’idiome. C’est par exemple,
dans le cas de certaines communautés turques d’Iran, la “détresse
cardiaque”, qui traduit, par le biais de l’expression littérale d’une
plainte cardiaque, un ensemble de frustrations plus générales, notamment des conflits conjugaux et familiaux, qui ne peuvent s’exprimer
que sous cette métaphore.
Ce sont également les différentes plaintes somatiques qui cependant traduisent une souffrance psychologique qui ne saurait s’exprimer au travers d’un jargon psychologique(11). La “fatigue”, “le mal
de dos” et le “mal au cœur”, en France, sont à ce titre des idioms of
distress. Les idioms of distress se distinguent donc des théories étiologico-thérapeutiques, dans la mesure où ils n’appartiennent pas
nécessairement à une classification autochtone des maladies, qu’ils
ne font pas automatiquement appel à des notions magico-religieuses,
et qu’enfin ils décrivent de façon profane une condition ou une expérience pathologique avec les
moyens du sens commun.
C’est donc l’ensemble de
ces niveaux de représentation et d’explication de la
maladie qui constitue un
système rattaché à celui
plus général des croyances.
Expression de la culture,
ces systèmes symboliques
sont également la caractéristique même de la culture et se définissent précisément par le fait qu’ils sont partagés par l’ensemble des
membres d’un même univers culturel. Dès lors, la clinique se doit bien
de les prendre en considération pour pouvoir entendre et traiter des
patients non occidentaux.
Quoi de plus “naturel”, d’ailleurs, que de prendre en compte les
logiques culturelles de la maladie pour diagnostiquer et traiter les
troubles psychologiques, lesquels par définition se manifestent au travers de la culture, puisque précisément les patients s’y réfèrent régulièrement. On imagine mal, en effet, un patient empruntant des
matériaux à une culture qu’il ignore pour exprimer sa souffrance. La
logique veut – et la clinique le confirme quotidiennement – que lorsqu’un patient (qu’il soit français ou étranger) parle de lui, exprime sa
souffrance et ses difficultés, il le fasse préférentiellement dans sa
langue et en utilisant les images, les métaphores, les explications
propres à sa culture. Cela va de soi, pourrait-on dire !
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 50
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Mais cela va tellement de soi que l’on peut craindre que cette série
d’évidences soit plus trompeuse qu’il n’y paraît. En effet, c’est une
chose de reconnaître que toutes les cultures possèdent des systèmes
symboliques homogènes, au nombre desquels les systèmes étiologicothérapeutiques, les modèles d’explication et les idioms of distress
occupent une place essentielle. Mais c’est une tout autre chose d’en
déduire que ces systèmes symboliques ont une influence ou une incidence sur la clinique.
LA NATURALISATION DES CROYANCES
Or le passage de la première constatation – il existe des différences
manifestes entre les représentations de la maladie – à la proposition
qui en découle – il convient de les prendre en compte dans la démarche
clinique et thérapeutique – soulève des questions majeures. Je ne vais
pas reproduire ici le débat habituel entre les partisans d’un relativisme
combatif, qui récusent, au nom de la différence culturelle, toute tentative d’unifier la psychopathologie, et les tenants d’un universalisme
psychiatrique ou psychanalytique orthodoxe, qui refusent a priori d’accepter la portée et l’influence des difféLa “fatigue”, “le mal de dos”
rences culturelles. En effet, ici, deux
et le “mal au cœur”, en France,
positions radicalement antagonistes s’affrontent. La première reconnaît la difsont des idioms of distress,
férence et lui accorde un statut
plaintes somatiques qui traduisent
opératoire qui peut parfois conduire à
une souffrance psychologique
reconsidérer, voire à déconstruire le
qui ne saurait s’exprimer au travers
savoir psychiatrique occidental. Tandis
d’un jargon professionnel.
que la seconde, tout en admettant l’existence de différences empiriques, récuse leur influence au nom d’une
vision universalisante affirmant qu’au fond, “c’est du pareil au même”.
Ce débat est bien connu et il empoisonne la réflexion ethnopsychiatrique depuis son origine. Notons, plus simplement, qu’il n’est
pas sûr que le statut d’une différence perçue à un niveau anthropologique ait nécessairement son corollaire à un niveau psychologique.
C’est ce point que je me propose d’interroger ici.
Je vais donc, en quelque sorte, soumettre l’ethnopsychiatrie, ou la
psychiatrie transculturelle, à sa propre question, à savoir : le statut
de la différence qui fonde les discours ethnopsychiatriques contemporains. J’insiste sur la notion de discours, dans la mesure où l’ana12)- Voir par exemple
lyse minutieuse des différents courants de l’ethnopsychiatrie montre T. Nathan, Fier de n’avoir
pays ni ami, quelle
l’importance des oppositions tant théoriques que pratiques, ce qui rend ni
sottise c’était. La Pensée
caduque toute tentative d’unifier d’une quelconque façon l’ethno- sauvage, Paris, 1993,
et L’influence qui guérit,
psychiatrie. Il est évident que les positions que défend T. Nathan(12), Odile Jacob, Paris, 1994.
CAUSALITÉ CULTURELLE,
CAUSALITÉ PSYCHIQUE
On sait, grâce aux travaux anthropologiques et plus particulièrement d’ethnomédecine, que les savoirs et les pratiques thérapeutiques
reposent, dans les sociétés traditionnelles comme en Occident, sur
des logiques symboliques rationnelles constituées en systèmes. Ces
systèmes, qui reposent eux-mêmes sur des croyances et sur des expériences, sont caractérisés par leur interdépendance avec les autres
systèmes symboliques du même univers culturel – c’est justement ce
qui détermine leur cohérence – et sont, c’est là le point essentiel à
ce niveau, partagés par l’ensemble des membres de ce même univers
culturel. À ce titre, si un patient cambodgien, par exemple, pense qu’il
est possédé, ou si ses proches l’évoquent, c’est au moins parce que
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 51
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
13)- A. Kleinman & B. Good,
Culture and Depression,
University of California
Press, Berkeley, 1985.
par exemple, sont à bien des égards très éloignées de celles de l’anthropologie médicale clinique d’A. Kleinman(13), et il serait illusoire
de vouloir les réduire. La valeur clinique que chaque courant accorde
à l’existence de systèmes symboliques explicatifs de la maladie varie
considérablement, et c’est en cela qu’ils s’opposent. Mais il n’en
demeure pas moins que tous s’inspirent de l’ethnomédecine, c’est-àdire de l’étude ethnographique des savoirs “médicaux” traditionnels,
et considèrent que le simple fait de partager un système complexe de
représentations, de théories et de pratiques thérapeutiques conditionne l’utilisation de la clinique psychiatrique (ou psychanalytique,
selon les cas) à l’égard de populations non occidentales.
C’est ce point de départ commun qui me semble constituer le fondement des discours ethnopsychiatriques contemporains. Or, contrairement à une idée fort répandue de nos jours, cela ne va pas de soi.
Plus exactement, je dirais que faire l’hypothèse que les systèmes explicatifs de la maladie, populaires ou savants, ont une incidence dans
l’expression, voire dans la nature des troubles psychiques et dans leurs
traitements présuppose un certain nombre de conditions qui méritent d’être explicitées. Que dit-on au juste lorsque l’on propose de
prendre en considération, dans la clinique, les logiques culturelles
de la maladie, qu’il s’agisse des systèmes étiologico-thérapeutiques,
des représentations de la maladie, des modèles d’explication ou
encore des idioms of distress ? Qu’est-ce que cette proposition présuppose du rapport entre les logiques culturelles et les logiques individuelles ? Comment la clinique se trouve-t-elle impliquée par les
croyances collectives et les systèmes sociaux qui classifient et gèrent
les maladies ? En résumé, à quel prix est-il possible de marier la clinique avec l’ethnomédecine ?
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 52
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
cette notion existe dans la culture cambodgienne et que cette catégorie étiologique est socialement pertinente pour expliquer un certain nombre de troubles.
Est-ce à dire qu’il y croit, simplement parce que ces croyances
sont partagées ? Ou est-ce qu’il y croit également, à ce moment-là
de son histoire personnelle, pour des raisons qui lui sont propres,
même si elles lui sont méconnues ? En d’autres termes, si croyance
il y a, est-ce que cette croyance résume la réalité et la totalité de
l’expérience personnelle du sujet ou de l’individu, comme la notion
d’idiom of distress nous le suggère ?
En effet, lorsqu’un patient évoque une explication traditionnelle,
ou aborde une thématique qui semble rentrer dans le cadre d’un idiom
of distress, l’adhésion qu’il manifeste à l’égard de son énoncé, ou visà-vis de la représentation collective afférente, est-elle le simple et
unique produit de sa culture – il le dit et il le pense parce que, dans
sa culture, on sait que ces choses-là existent ? De sorte que, s’il dit
CROYANCES COLLECTIVES
ET ATTITUDE MENTALE
14)- J. Pouillon, “Remarques
sur le verbe ‘croire’”,
in M. Yzard & P. Smith
(édit.), La fonction
symbolique, Gallimard,
Paris, 1979, pp. 44-51.
15)- R. Needham, Belief,
Language and Experience,
Basil Blackwell, Oxford,
1972.
Comment passe-t-on de la croyance collective – c’est-à-dire du système de croyances collectives – à la croyance individuelle, laquelle
est, je le rappelle, la seule qui soit pertinente d’un point de vue clinique ? S’il est évident que les croyances collectives se caractérisent
précisément par le fait qu’elles sont partagées par l’ensemble des
membres d’un même groupe, cela ne veut pas dire pour autant que
tous y croient et qu’ils y croient avec la même conviction(14). Partager un système de valeurs et croire à la réalité de ces valeurs sont
deux choses bien distinctes. L’ethnologue R. Needham rappelait
avec un certain humour que “les primitifs ne croient pas à tout ce
que leur dit leur culture”(15), et il ajoutait aussitôt que lorsqu’ils se
mettent à croire à quelque chose, ce quelque chose est nécessairement présent dans leur culture.
Au fond, d’un point de vue anthropologique, l’idée de croyance collective indique simplement que lorsqu’il y a de la croyance, celle-ci
provient du fonds commun de la culture. Mais en aucun cas on ne
peut conclure de cette proposition que tous les membres d’une
même culture, parce qu’ils partagent le même système de croyances,
croient avec la même force au contenu desdites croyances. Ici se dessine l’opposition entre le système de croyances collectives et l’ad-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 53
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
qu’il est possédé, c’est qu’il est possédé. Ou bien cette adhésion traduit-elle également la façon singulière dont ce patient s’empare de
cette représentation pour des motifs personnels, bien que souvent
méconnus, qui s’écartent de la thématique générale de la représentation collective, tout en la rejoignant en certains points ? En d’autres
termes, il dit qu’il est possédé, mais il y
C’est une chose de reconnaître
a quelque chose d’autre derrière cet
que toutes les cultures possèdent
énoncé qui lui est propre et qui ne relève
des systèmes symboliques homogènes.
pas exclusivement de la logique générale
Mais c’est une tout autre chose
des croyances. Dans le premier cas,
l’usage d’une représentation traditiond’en déduire que ces systèmes
nelle traduit une stricte causalité culsymboliques ont une influence
turelle, alors que dans le second cas, elle
ou une incidence sur la clinique.
relève d’une causalité psychique.
Cette question de la causalité – culturelle ou psychique – représente l’enjeu fondamental des discours ethnopsychiatriques, dans
la mesure où elle s’articule autour du statut de la différence. Or, sauf
à les naturaliser, les différences perçues à un niveau anthropologique
ne sont pas nécessairement pertinentes à un niveau clinique.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 54
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
hésion de chacun. En mettant l’accent sur le système de croyances,
sur sa cohérence interne et sur sa dépendance à l’égard des autres
systèmes symboliques, l’anthropologie moderne s’est enfin affranchie
d’une explication psychologisante, laquelle prétendait rendre compte
des croyances, en fait des superstitions, à partir de l’existence de facultés mentales particulières.
Aujourd’hui, la connaissance ethnomédicale ne prétend plus
investir la dimension subjective quelle qu’elle soit – consciente ou
inconsciente –, ni psychologique, pour des raisons théoriques très
précises qui proviennent à la fois de l’histoire de l’anthropologie et
des nouveaux paradigmes auxquels elle se réfère.
C’est à partir du début du XXe siècle, avec l’essai de Mauss et
Hubert(16) sur la magie, que l’anthropologie commence à abandonner l’hypothèse d’une mentalité particulière pour rendre compte des
phénomènes magiques. Jusqu’à cette date, avec Lévy-Bruhl(17), et dans
une certaine mesure Freud, au moins dans Totem et Tabou(18), on cherchait à expliquer la magie à partir de la nature des opérations mentales des “sauvages”, comme on les appelait à l’époque. L’œuvre la
plus célèbre est sans doute celle de l’anthropologue britannique Sir
James Frazer(19). Dans cette œuvre monumentale, qui a inspiré de
nombreux auteurs dont Freud, Frazer explique les croyances magiques
en essayant de comprendre la nature du raisonnement utilisé. Selon
lui, les croyances magiques relèvent d’une erreur de jugement qui
repose sur des prémisses fausses. L’ensemble de son raisonnement
se fonde sur un fait dont il ne doute pas et qu’il cherche à expliquer,
à savoir que les sauvages croient très précisément à leur croyance.
Et c’est cette adhésion très particulière qui expliquerait la magie.
En fait, malgré l’abondance des matériaux, Frazer isole exclusivement
les phénomènes magiques de leur contexte et cherche une explication purement psychologique.
16)- M. Mauss, Sociologie
et anthropologie, Puf,
Paris, 1950.
17)- L. Lévy-Bruhl,
La mentalité primitive
(1927), Puf, Paris, 1947.
18)- S. Freud, Totem
et Tabou (1913), Gallimard
(nouvelle traduction, préface
de F. Gantheret), Paris,
1993.
19)- J. Frazer, Le rameau
d’or (1911-1915 pour
la 1re éd.), Robert Laffont,
Paris, 1981-1984.
L’ABANDON DU CARCAN PSYCHOLOGIQUE
Le philosophe L. Wittgenstein(20) va très vivement critiquer le principe méthodologique de l’isolation des phénomènes magiques pour
montrer que l’hypothèse psychologique est intenable. Sa démarche
est claire et consiste à démontrer que si dans certaines situations,
l’attitude des “sauvages” est parfaitement adaptée et rationnelle, cela
prouve que ce ne sont pas leurs particularités psychologiques qui peuvent rendre compte des phénomènes magiques. En d’autres termes,
ce n’est pas la croyance au sens du “pourquoi y croient-ils ?” qui peut
expliquer les croyances, car, ajoute-t-il, rien ne prouve qu’ils croient
“dur comme fer” aux contenus de la croyance.
20)- L. Wittgenstein,
“Remarques sur Le rameau
d’or de Frazer” (1931),
Actes de la recherche
en sciences sociales, 17 (3),
1977, pp. 36-42.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 55
S’appuyant sur l’exemple bien connu du faiseur de pluie (voir cidessous), Wittgenstein opère une distinction fondamentale entre la
croyance, comme attitude mentale, et les contenus des croyances.
Croire est une attitude mentale qui n’est pas nécessairement requise
par toutes les croyances, contrairement à l’hypothèse de Frazer, et
qui ne saurait de ce fait les expliquer. Au contraire même, c’est le
système de croyances dans son ensemble qui supporte les contenus
des croyances, et qui permet que certains puissent ne pas y croire
sans que le système soit en aucune façon mis en péril. Ce point est
essentiel dans la mesure où l’hypothèse psychologique de Frazer
excluait qu’il puisse y avoir au moins une part d’incroyance, au risque
de détruire le système. Ajoutons que l’hypothèse d’une origine psy-
FRAZER, WITTGENSTEIN ET LE FAISEUR DE PLUIE
Personnage très important dans de nombreuses cultures, le faiseur de pluie est censé faire venir la
pluie au moyen d’un rituel parfaitement codé. L’efficacité de cette pratique est incontestable puisque
la pluie arrive généralement quelque temps après l’invocation. Au début du siècle, l’anthropologue
britannique Sir James Frazer s’interroge sur la nature de la croyance aux pouvoirs du faiseur de pluie,
et il se demande quelles sont les erreurs de jugement qui amènent des gens à penser que l’on peut
raisonnablement déclencher la pluie par quelques invocations rituelles. C’est pour rendre compte de
ces phénomènes particuliers de la pensée qu’il introduira les notions de magie sympathique, de principe de contiguïté, d’affinité et de similitude.
Le philosophe autrichien Ludwig Joseph Wittgenstein lui répond par le “bon sens”, en considérant
que l’observation de ces pratiques contredit l’efficacité effective du faiseur de pluie, sans contredire
l’existence d’une croyance en un certain pouvoir du faiseur de pluie. En effet, si ces “sauvages”croyaient
“dur comme fer” que le faiseur de pluie était capable de déclencher la pluie, alors ils l’appelleraient
pendant la saison sèche, au moment où ils ont le plus besoin d’eau. Mais ils ne font appel à lui qu’au
début de la saison des pluies, c’est-à-dire à un moment où il existe quelques chances de succès. Le
faiseur de pluie lui-même choisit toujours le moment de son intervention et refuse toute tentative
pendant la saison sèche. C’est bien la preuve, pour Wittgenstein, que les “sauvages” ne croient pas “dur
comme fer” que le faiseur de pluie soit capable de faire venir la pluie.
Pourtant ils croient à son pouvoir, ou, plus exactement, la croyance qu’ils ont dans le faiseur de pluie
ne se réduit pas, comme le pensait Frazer, au fait qu’il soit capable ou non de faire venir la pluie. Sans
doute croient-ils au fait que pour que la pluie vienne au moment où elle a l’habitude de venir, il est
nécessaire que l’humain intercède auprès des puissances invisibles. C’est-à-dire qu’ils croient à l’ensemble
du système et plus particulièrement à son principe de base, c’est-à-dire l’existence de liens entre le
monde visible et le monde invisible. Ils n’ont pas besoin de croire “dur comme fer” à toutes les propositions que le système de croyance mobilise pour adhérer à l’ensemble, puisque les contenus des
différentes croyances ne sont en fait rien d’autre que l’illustration du principe de base.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
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N° 1225 - Mai-juin 2000 - 56
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
chologique des croyances et des pratiques magiques implique nécessairement une configuration particulière de la psychologie des “sauvages”, qui trouve sa limite fondamentale dans une vision
évolutionniste, voire discriminatoire.
L’anthropologie a donc abandonné ce paradigme psychologique
réducteur, en admettant qu’il n’était pas possible d’expliquer la
magie et les croyances à partir de l’attitude mentale, comme il
n’était pas possible de déduire, à partir de la nature des croyances
et de leurs contenus, l’attitude mentale, ou le degré et la nature
de l’adhésion si l’on préfère, des individus qui partagent le même
système de croyances collectives. C’est sans doute grâce à ce renversement théorique que l’ethnomédecine a pu se développer. Dès
lors que le carcan psychologique était abandonné, il devenait possible de mettre en lumière la logique interne des systèmes de
croyances collectives, comme de montrer qu’elles possédaient une
rationalité dénuée de toute superstition, et qu’elles étaient à bien
des égards équivalentes à de nombreux systèmes symboliques
occidentaux. C’est également dans cet esprit que Lévi-Strauss
s’est amusé à comparer la psychanalyse au chamanisme(21). Même
si l’on doit reconnaître aujourd’hui que son argumentaire était
quelque peu forcé(22), cette comparaison conserve néanmoins le
mérite de démontrer que les systèmes de croyances collectives,
comme les systèmes thérapeutiques, ne reposent pas sur de vagues
tendances psychologiques(23).
RETOUR À LA CLINIQUE
Mais ce bouleversement, ce bond en avant de la pensée, s’est fait
au prix du renoncement fondamental à la connaissance anthropologique de la nature de l’adhésion individuelle. L’objet n’était plus les
croyances, les idées ou les pratiques, mais le système dans lequel ces
idées et ces pratiques évoluaient et prenaient sens. En renonçant à
expliquer les croyances et les pratiques magiques à partir de la psychologie des “sauvages”, l’anthropologie pouvait enfin découvrir l’intelligibilité des systèmes de croyances collectives.
L’ethnomédecine nous apprend donc que lorsqu’un individu croit
au contenu des croyances de sa culture, c’est tout simplement parce
qu’il les partage avec les autres membres de sa culture, car la logique
et la cohérence des systèmes de croyances collectives, des représentations de la maladie, des discours étiologiques et thérapeutiques, comme des idioms of distress ne doivent rien à la subjectivité
particulière, ou aux attitudes mentales singulières des membres d’un
univers culturel. Le singulier n’explique pas le collectif, ou plus exac-
21)- C. Lévi-Strauss,
“Le sorcier et sa magie”,
Anthropologie structurale
(1949), vol. I, 2e éd., Plon,
Paris, 1974, pp. 183-203,
et “L’efficacité symbolique”,
Anthropologie structurale
(1949), vol. I, 2e éd., Plon,
Paris, 1974, pp. 205-226.
22)- R. Rechtman,
“Anthropologie
et psychanalyse : un débat
hors sujet ?”, Journal
des anthropologues, 64-65,
1996, pp. 65-86.
23)- R. Rechtman,
“De l’efficacité thérapeutique
et ‘symbolique’ de la
structure”, L’évolution
psychiatrique (3), 2000
(sous presse).
“Transcultural Psychotherapy
with Cambodian Refugees
in Paris”, Transcultural
Psychiatry, 34 (3), 1997,
pp. 359-375.
UNE DISTINCTION ESSENTIELLE
C’est ici que la clinique s’écarte définitivement de la perspective anthropologique, dans la mesure où elle redouble la différence
culturelle d’une différence subjective régie par la causalité psychique, et l’on peut craindre que, pour l’ethnopsychiatrie, cette distinction ne s’efface devant la seule causalité culturelle. En effet, du
point de vue clinique, la question n’est pas de savoir comment les
migrants diffèrent des Français, mais bien plutôt de comprendre
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 57
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
tement le collectif se passe allègrement, pour exister, de la position
singulière de chacun.
Cependant, la clinique ne peut en aucun cas se satisfaire de cette
seule réponse ; elle lui est incontestablement utile, mais elle ne le
renseigne pas sur un patient précis dans la mesure où la clinique,
inversant l’ordre des priorités établies
Il serait pour le moins surprenant
par l’ethnomédecine, cherche à réinsde conclure, à partir des logiques
crire dans le discours de la culture la
collectives, que les migrants,
position singulière de chacun. La question reste donc entière et mériterait
parce qu’ils sont étrangers,
d’être reprise par l’ethnopsychiatrie,
ne pensent que ce qu’ils disent
qui par définition s’intéresse à l’individu
et ne disent que ce qu’ils pensent.
souffrant et non au corps social. Mais il
semble que le mariage de l’ethnopsychiatrie avec l’ethnomédecine
se soit accompagné du sacrifice de la subjectivité et de la causalité
psychique au nom de la seule causalité culturelle.
Comment dépasser la nécessité de rapporter, par exemple, le discours d’un patient cambodgien se plaignant de maux de tête à
l’idiom of distress “chu kbaal”, fort répandu en Asie du Sud-Est et
qui signifie littéralement “mal de tête”, mais qui associe en fait tristesse, fatigue, rencontre avec des esprits, et traduit une sorte de nos24)- M. Eisenbruch,
talgie de la terre natale(24). Il est vrai que cette notion existe, comme
“From PTSD to Cultural
il est vrai que lorsqu’un patient cambodgien évoque un mal de tête,
Bereavement Diagnosis
of South-East Asian
il parle généralement de tout autre chose que d’une simple céphaRefugees”, Social Sciences
and Medicine, 33 (6), 1991,
lée. Mais est-ce que son discours se réduit à cela ? À en croire cerpp. 673-680.
tains tenants de l’anthropologie médicale clinique d’A. Kleinman, on
25)- M. Eisenbruch, “Toward
peut le supposer(25). Cependant, même dans ce cas, la clinique nous
a Culturally Sensitive DSM.
montre qu’il arrive parfois qu’un patient cambodgien évoque un mal
Cultural Bereavement
in Cambodian Refugees
de tête, certes sans céphalée, mais également sans que son énoncé
and the Traditional Healer
as a Taxonomist”, Journal of
se réduise à l’idiom of distress du chu kbaal. En fait, même derrière
Nervous and Mental Disease,
l’idiom of distress, il peut exister une réalité subjective différente,
181 (1), 1992, pp. 8-10.
qui pourtant empruntera pour s’exprimer les voies que la culture lui
26)- R. Rechtman,
procure(26).
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
comment tel patient migrant diffère d’un non-malade, éventuellement également migrant. Or, l’ethnopsychiatrie annule cette distinction essentielle entre malade et non-malade, qui cependant
fonde toutes les démarches cliniques(27) (y compris les pratiques
traditionnelles dont, pourtant, certaines variantes de l’ethnopsychiatrie se réclament), au seul profit de la différence ethnique. Mais
en naturalisant la différence culturelle jusqu’à l’inscrire dans la
nature de l’adhésion individuelle aux croyances collectives, les différentes variantes de l’ethnopsychiatrie renouent avec une anthropologie psychologique évolutionniste dont l’ethnomédecine s’était
pourtant émancipée.
On objectera sans doute que la plupart des psychiatres transculturels et des ethnopsychiatres, qu’ils soient français ou américains, consi-
27)- G. Lantéri-Laura,
“La sémiologie psychiatrique :
son évolution et son état
en 1982”, L’évolution
psychiatrique, 48 (2),
1983, pp. 327-366.
29)- É. Benveniste,
“De la subjectivité
dans le langage”, Problèmes
de linguistique générale,
vol. I, Gallimard, Paris, 1966,
p. 252.
UNE VOLONTÉ UNIVERSELLE
DE NORMALISATION SOCIALE
30)- A. Young,
“When Rational Men Fall
Sick : an Inquiry into Some
Assumptions Made
by Medical Anthropologists”,
Culture, Medicine
and Psychiatry (5), 1981,
pp. 317-335,
et “(Mis)applying Medical
Anthropology
in Multicultural Settings”,
Santé, Culture, Health,
VII (2-3), 1990, pp. 197-208.
Or, c’est précisément, et uniquement, pourrait-on dire, la position
du locuteur qui intéresse la clinique. À l’évidence, elle se manifestera différemment d’une culture à l’autre, avec une variabilité qui
peut parfois la rendre difficile à saisir, mais il serait bien hasardeux
d’en inférer son absence pour autant. Une fois de plus, l’argument
anthropologique se retourne contre le culturalisme et démontre qu’il
est bien difficile de déduire les formes singulières de l’individualité
à partir des seules formulations collectives(30). En effet, il serait pour
le moins surprenant de conclure, à partir des logiques collectives,
que les migrants, parce qu’ils sont étrangers, ne pensent que ce qu’ils
disent et ne disent que ce qu’ils pensent, alors même que cette équivoque de la parole est sans doute une des caractéristiques majeures
de la pensée humaine.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 59
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
28)- I. Stengers, “Résister ?
Un devoir !”, Politis (579),
1999, pp. 34-35.
dèrent que la causalité psychique relève d’une illusion occidentale, et
émettent de sérieuses réserves sur l’universalité de la notion de
sujet(28). Ces réserves sont sans doute légitimes, après tout rien ne
prouve que les notions de sujet et de causalité psychique, telles que
la psychanalyse les a élaborées, soient universelles. Mais pour s’en assurer, il faudrait que la clinique transculturelle soit en mesure de le
démontrer à partir de ses propres observations cliniques. Or, l’argumentaire généralement utilisé s’appuie avant tout sur des données ethnographiques parcellaires et égrène simplement la liste des conceptions
du monde où l’idée d’individu est manifestement absente ou peu développée. À un niveau anthropologique, l’autorité de cette remarque
semble assurée, mais à un niveau clinique elle perd considérablement
de sa pertinence, sans même nécessiter le recours à une éventuelle
catégorie universelle de sujet.
En effet, même dans les sociétés où la notion de groupe (quel qu’il
soit) prime sur la notion d’individualité, cela ne veut pas dire que
chaque locuteur ne se reconnaît pas comme l’auteur de son discours,
ni qu’il est incapable de percevoir d’autre différence que celle qui
sépare son groupe d’un autre groupe. Même dans les sociétés où le
pronom personnel “je” est absent, Émile Benveniste a montré que
cette absence, loin de traduire une absence équivalente du sujet, reflétait à l’inverse la trop grande puissance d’un “je” immodeste que
l’ordre social préférait dissimuler. C’était dire que la fonction grammaticale du “je”, à savoir “la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je”(29), pouvait exister en l’absence du
signifiant “je”.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 60
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Dès lors, en reproduisant dans la clinique la démarche ethnomédicale, ne prend-on pas le risque d’exclure du discours du patient
la question personnelle, ou subjective, qui l’anime ? Ne prend-on pas
le risque d’exclure la propre historicité du patient au profit d’une
détermination extérieure, conventionnellement admise, qui réduirait son être à une norme sociale ? Il n’est pas certain, d’ailleurs,
que le remplacement de la norme occidentale par une normalisation tradiIl ne s’agit pas simplement
tionnelle au moyen d’un autre
de colorer la clinique des migrants
étiquetage étiologique offre un gain
avec quelques curiosités ethnographiques,
substantiel pour le patient. Les techmais bien plutôt d’envisager l’ensemble
niques thérapeutiques traditionnelles
des rapports sociaux, culturels
opèrent, au moins pour une part, de la
et économiques qui contraignent
même manière qu’en Occident, en reml’expérience individuelle à se fondre
plaçant une causalité psychique (subdans des formes
jective) par une autre causalité – une
mise en cause plus exactement –
préalablement déterminées.
sociale, comme nous le rappelle
M. Augé(31). C’est dire qu’en Occident comme ailleurs, le discours
de la culture sur la maladie véhicule également une volonté sociale
d’étouffer les singularités individuelles au profit d’une normalisation sociale.
Ne prend-on pas le risque, alors, d’interdire au patient d’occuper
la position sceptique propre au travail psychique ? Ou suppose-t-on
qu’il n’existe rien, pas de subjectivité, pas d’équivoque de la parole, 31)- M. Augé & C. Herzlich
(édit.), Le sens du mal,
derrière le discours de la culture au nom d’une répartition inho- Éditions des Archives
mogène de la subjectivité, avec d’un côté la causalité psychique, chez contemporaines, Paris, 1984.
l’occidental, et de l’autre côté la causalité culturelle, chez tous les
autres ?
L’APPORT DE L’ANTHROPOLOGIE
CONTEMPORAINE
On admettra volontiers que quel que soit le contexte, la culture
ne se résume pas aux seules conceptions magico-religieuses. En effet,
du point de vue de l’individu, la culture, c’est aussi ce qui constitue
la réalité quotidienne, la façon d’appréhender l’univers, les relations
sociales. On admettra qu’elle façonne également les idées, qui constituent le sens commun et qui se présentent avec la force de l’évidence,
tant elles n’impliquent pas nécessairement de croyance comme, par
exemple, devoir repérer une classe d’âge avant de se présenter, ou
connaître sans qu’il soit besoin de l’apprendre quelle est la hiérarchie des rapports familiaux et sociaux, quelle est la place de chacun
33)- C. Rousseau,
“The Mental Health
of Refugee Children”,
Trancultural Psychiatric
Research Review (32), 1995,
pp. 299-331, et A. Kleinman,
V. Das & M. Lock (édit.),
Social Suffering, University
of California Press, Berkeley,
1997.
34)- D. Fassin,
“L’ethnopsychiatrie
et ses réseaux. L’influence
qui grandit”, Genèse, (35),
juin 1999, pp. 146-171.
A PUBLIÉ
Tobie Nathan, “Le métissage culturel :
un mythe à la peau dure”
Dossier Métissage, n° 1161, janvier 1993
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 61
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
32)- B. J. Good, Comment
faire de l’anthropologie
médicale. Médecine,
rationalité et vécu, Institut
Synthélabo, Les Empêcheurs
de Penser en Rond,
Le Plessis-Robinson, 1998.
et par là même la sienne (même lorsque c’est pour la refuser ou feindre
de l’ignorer, comme tout bon névrosé). Mais on admettra qu’elle évolue également dans le contexte de la transplantation.
En ce sens, la contribution que l’anthropologie peut apporter à la
clinique des migrants, et à la psychiatrie en général, dépasse de loin
la seule référence à l’ethnomédecine ou aux pratiques étiologico-thérapeutiques traditionnelles. Il ne s’agit pas simplement de colorer la
clinique des migrants avec quelques curiosités ethnographiques, mais
bien plutôt d’envisager l’ensemble des rapports sociaux, culturels et
économiques qui contraignent l’expérience individuelle à se fondre
dans des formes préalablement déterminées. Or, l’anthropologie
contemporaine nous apprend justement que cette extraordinaire codification de l’expérience singulière répond à la fois à la nécessité d’expliquer la maladie (de lui donner du sens), et à la volonté d’étendre
le contrôle social aux différentes manifestations de l’individualité.
C’est dans cette double contrainte que se déploient les récits et les
narrations des patients(32). Soumis à ces codes préexistants, ils s’en
échappent cependant, en parvenant tantôt à les subvertir à leur profit, tantôt à les infiltrer de significations par ailleurs défendues.
L’analyse, par exemple, des stratégies thérapeutiques des migrants
confrontés au pluralisme médical des sociétés d’accueil(33) montre
l’étonnante variété des recours, à laquelle correspond une non moins
étonnante fluctuation des symptômes présentés en fonction du type
de spécialiste consulté. L’image du patient migrant dépourvu de
recours et en proie au désespoir de sa condition de victime démunie
est avant tout une construction qui participe des politiques contemporaines de la souffrance visant, comme l’a montré Didier Fassin, à
délégitimer les revendications minoritaires sous couvert de prise en
charge médicale(34). C’est l’ensemble de ces constructions culturelles
des formes de l’évidence qui façonne l’expérience subjective sans la
réduire pour autant, et c’est à partir d’elles, me semble-t-il, que la
✪
clinique transculturelle peut également se dérouler.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 62
LE MALADE DANS SA DIFFÉRENCE :
LES PROFESSIONNELS ET
LES PATIENTS MIGRANTS
AFRICAINS À L’HÔPITAL
Face aux difficultés qu’ils rencontrent dans la prise en charge des migrants, les professionnels médico-sociaux produisent souvent un discours culturaliste et largement ethnocentriste, généralisant des cas particuliers en se fondant sur leur expérience, avec à la clef
une catégorisation des patients qui n’est pas sans incidence sur les soins. Ces représentations de la “différence”, très connotées affectivement, font que ni le fonctionnement du
système médical ou hospitalier, ni les intervenants eux-mêmes ne sont remis en question.
Les soins, l’accompagnement, la direction ou la prise en charge
d’un patient ne se font pas de façon uniforme au sein du système de
santé français, et cela d’autant que le patient présente des caractéristiques marquant son origine étrangère (nationalité, couleur de
peau, langue, ou encore “faciès”). En effet, si durant plusieurs décennies, le discours biomédical moderne tendait à réduire le patient à
un cas standard – le malade –, celui-ci, lorsqu’il est migrant, est aujourd’hui le plus souvent perçu comme affichant des particularités. Ce
qui nous incite à étudier plus précisément, dans cet article, comment
se pose la question de la différence à l’hôpital, et quels liens sont établis par les professionnels médico-sociaux entre cette différence et
la culture des migrants. En nous intéressant au processus de catégorisation des patients par les personnels des institutions de soins,
nous verrons comment la culture étaye la construction de leurs discours sur la différence.
Dans un contexte de débat social sur le modèle d’intégration “à
la française”, le système de soins, essentiellement centré sur l’hôpital, actuellement en restructuration gestionnaire, a dû résoudre au
quotidien les questions de prise en charge sanitaire et sociale des
patients qui s’y rendent. Déjà posée par les personnes atteintes du
VIH, par exemple, la question de l’altérité s’est traduite par une catégorisation des patients désignés selon leur différence (“les homosexuels”, “les toxicomanes”). Concernant les migrants, les
professionnels des secteurs médico-sociaux décrivent des spécificités, particulières aux populations africaines et maghrébines essen-
par
Laurence Kotobi*,
maître
de conférences
en anthropologie
à l’université
de Bordeaux-III,
chercheur associé
au Centre
de recherche
sur les enjeux
contemporains
en santé publique
(Cresp),
université de
Paris-XIII
* Cet article est tiré
d’une enquête portant
sur l’expérience et
la construction de la maladie
chez les migrants africains
et les intervenants de leur
prise en charge en région
parisienne, menée entre
1996 et 1998 par le Cresp
et le Centre d’études
africaines/CNRS, dans
le cadre d’un financement
du Sidaction.
2)- Cf. S. Musso-Dimitrijevic,
“Les difficultés d’accès
aux soins des étrangers
atteints par le VIH-sida”,
Journal du sida, 101,
1997, pp. 12-13.
LE “SIDA AFRICAIN”,
UNE REPRÉSENTATION DOMINANTE
3)- Ce phénomène avait
déjà été décrit dans le cas
des infirmières
et de l’homosexualité
des patients sidéens qu’elles
soignaient et desquels elles
cherchaient à se démarquer.
Cf. A. Giami et C. Veil,
Des infirmières face au sida.
Représentations
et conduites, permanence
et changements. Éd. Inserm,
Paris, 1994.
Si l’existence de différences culturelles ne doit pas être niée, il
est intéressant de noter que les éléments avancés pour expliquer
les difficultés que les professionnels rencontrent “avec ce type de
patient” relèvent essentiellement de la culture plutôt que d’autres
aspects, liés par exemple à la condition de migrant, au modèle d’intégration français ou encore aux statuts de l’individu. En constituant
l’élément central des interprétations de ces professionnels, cette qualification ethnique et culturelle constitue un a priori qui relève d’un
regard ethnocentrique et culturaliste. L’enquête qualitative que nous
avons menée, à partir d’entretiens et d’observations auprès d’intervenants médico-sociaux impliqués dans la prise en charge de
patients africains atteints par le virus du sida, éclaire justement le
constat qui en était à l’origine : l’émergence d’une représentation
dominante, celle d’un “sida africain”, dans le milieu soignant. Résultant d’une construction sociale tant collective qu’individuelle, cette
représentation a pour effet d’enfermer le patient dans une image
d’altérité culturelle qui le maintient de ce fait à distance(3). Autre-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 63
tiellement(1). Ces patients sont avant tout envisagés comme “différents”, de par leurs caractéristiques physiques (couleur de la peau,
tenues vestimentaires), leurs façons d’être (vie en communauté, autre
gestion du temps), leurs croyances (fatalisme, sorcellerie) ou encore
leurs perceptions du malheur (faute, péché, destin). Cette altérité
est censée expliquer en partie leurs difficultés sociales à s’intégrer.
Les spécificités mises en avant par les professionnels renvoient
à des différences de comportements qui leur posent problème ou
les amènent à s’interroger dans le cadre de l’institution hospitalière.
Ainsi, les irrégularités ou les retards aux rendez-vous de ces patients,
leur recours à d’autres rituels religieux (groupes de prières) ou thérapeutiques (potions, grisgris, coran) sont souvent pointés et interprétés en termes d’habitudes spécifiques, de modes relationnels et
de codes différents autour de la maladie, de la mort, du temps, du
risque ou encore de la douleur. La barrière linguistique est aussi
un élément qui contribue à caractériser cette distance culturelle
et à expliquer la difficulté que les soignants signalent rencontrer
pour informer ces patients sur le sida, ses traitements et sa prévention. Enfin, l’isolement, la précarité ou encore l’absence de couverture sociale, voire de papiers en règles illustrent la complexité
des situations que les professionnels décrivent par rapport à ces
populations(2).
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
1)- K. Cherabi et D. Fanget,
Le VIH-sida en milieu
migrant arabo-musulman
en France, Arcat-Sida,
Paris, 1997.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 64
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
ment dit, le regard que portent ces intervenants sur une population
ethniquement identifiée n’est pas neutre, mais encombré de filtres
qu’il convient d’analyser.
Le “sida africain” qu’ils décrivent apparaît caractérisé par un mode
de contamination essentiellement hétérosexuel. Certaines phrases
traduisant des préjugés reviennent sou“Être africain” signifie,
vent dans les entretiens ; elles concerdans le sens commun,
nent une sexualité relativement libre ou
ouverte, bien que codée. La sexualité
et plus particulièrement
africaine serait presque spécifique…
chez les professionnels socio-sanitaires,
Un médecin nous signale que “les Afri“être porteur potentiel du sida”.
cains sont plutôt polygames ou sexuellement très actifs, ce qui explique la forte contamination maternelle
et infantile dans cette population”. Affirmer unanimement que “les
Africains ne sont pas homosexuels” ne relève pas moins de l’effet
de catégorisation inconscient qui opère. On le voit, quelques spécificités sont écartées des patients africains pour être attribuées à
d’autres groupes qu’on leur oppose (la toxicomanie et les Maghrébins, par exemple). La production de l’Autre s’effectue ainsi par la
différenciation.
Cette idée, largement répandue, d’une “promiscuité sexuelle”
comme facteur explicatif de l’épidémie en Afrique a notamment été 4)- Sur ce thème, lire
véhiculée par certains anthropologues ou démographes qui, durant D. Fassin, “L’anthropologie
entre engagement
les années quatre-vingt, se sont attachés à démontrer les spécifici- et distanciation. Essai
de sociologie des recherches
tés des relations et pratiques sexuelles d’un certain nombre de en sciences sociales
groupes ethniques africains(4). Ce type de travaux a autant contribué sur le sida en Afrique”,
in Sciences sociales et sida
à consolider l’hypothèse médicale d’une origine africaine de la mala- en Afrique. Bilan
et perspectives. Ch. Becker
die qu’à inscrire les populations observées dans une représentation et coll. (édit.), Karthala,
particulariste d’un sida typiquement africain. Sans avoir interrogé le Paris, 1998.
caractère réducteur culturaliste de cette démarche, ces chercheurs
ont ainsi participé à l’élaboration d’un nouveau facteur de risque du 5)- D. Fassin et E. Ricard,
“Les immigrés et le sida :
sida (reconnu comme tel dans les statistiques françaises, relatives à une question mal posée”,
Sida et vie psychique,
cette maladie)(5) : celui d’être sujet ou d’avoir eu un partenaire ori- in
S. Héfez édit., La Découverte,
ginaire de l’Afrique subsaharienne ou des Caraïbes. De ce fait, “être Paris, 1996, pp. 81-90.
africain” signifie, dans le sens commun, et plus particulièrement chez
les professionnels socio-sanitaires, “être porteur potentiel du sida”.
LA CULTURE COMME PRINCIPE EXPLICATIF
Or, les principaux éléments relevés font l’objet d’une généralisation de type culturaliste du problème des immigrés à l’hôpital, que
ces personnels s’autorisent légitimement à poser comme une réalité
objective, et qu’ils justifient par leur propre expérience de prise en
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 65
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
charge (“Je l’ai constaté moi-même.”). Ils interprètent ainsi le fait
“d’être migrant” comme rendant la relation de soin ou d’accompagnement d’emblée plus difficile, sans faire consciemment le lien avec
leurs a priori. Les difficultés à communiquer, à se comprendre, à accepter la maladie ou les traitements sont expliqués par la culture d’origine du patient, qui est le plus souvent envisagée en termes d’obstacle.
Rarement niée ou écartée, celle-ci paraît constituer une explication
en soi des comportements qui interpellent les soignants dans les différentes dimensions de leur savoir, y compris celles du savoir-faire
et du “savoir être”. “Par rapport aux jeunes filles africaines, c’est
vrai que je me sens démuni”, confie un psychologue hospitalier.
D’ailleurs, la volonté ou le besoin exprimés de “mieux connaître”
la culture africaine et ses sous-cultures, comme les demandes de formation des corps professionnels médicaux et paramédicaux relatives
à l’interculturel, sont des éléments significatifs de cette quête de
connaissance, supposée améliorer l’accompagnement et les soins de
ces populations. Cette aspiration à être “mieux formés” pour “soigner
les individus de culture différente qui ne réagissent pas comme on
l’attend”, ne reflète-t-elle pas encore une démarche empreinte de culturalisme, au sens où l’explication culturelle est supposée suffire, pour
circonscrire et réduire le problème à cette seule dimension ? En enfermant l’autre dans sa culture, souvent perçue comme un tout cohérent, homogène, univoque et stable, le professionnel se voit du même
coup dispensé de s’interroger sur d’autres facteurs non moins essentiels de la prise en charge proposée. La culture, avant tout comprise
comme un révélateur de la différence, devient en cela un principe
explicatif dans l’interprétation des événements.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 66
Ainsi, lorsqu’elle dénonce le comportement mal adapté des familles
africaines en visite auprès de leur enfant atteint du sida (“Ils sont
bruyants, ne respectent pas les principes d’hygiène…”), un comportement qu’elle doit parfois sanctionner, la surveillante d’un service pédiatrique parisien spécialisé ne fait aucune référence à la façon
dont ces règlements ou ces règles d’hygiène hospitalière ont été rendues visibles aux usagers et à leurs familles, eux-mêmes marqués par
des représentations de l’hôpital. La normativité sous-jacente à son
discours lui confère une vision déterministe des situations, liée à une
irréductible différenciation culturelle, qui lui permet de ne pas aborder d’autres aspects sensibles, tels que la dimension relationnelle,
les conditions de travail dans son service ou encore l’organisation des
tâches, la (dé)motivation des personnels, etc.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
QUAND ON “ÉTIQUETTE” LES PATIENTS
Une fois ces spécificités relevées, les discours des professionnels
permettent de légitimer les savoirs de sens commun qu’ils construisent sur les Africains et sur la maladie, tout en initiant des conduites
à tenir. Car orienter les actions, rappelons-le, est le propre des représentations sociales continuellement élaborées. Les typologies de
patients qui découlent de leur catégorisation ont parfois pour effet
de stigmatiser ces derniers selon une caractéristique particulière
qu’ils intègrent dans leur jugement : “Les Africaines suivent leur traitement, elles ne sont pas rebelles.” Ces pratiques d’étiquetage ont déjà
pu être relevées par J. Peneff ou par A. Véga qui, dans leurs enquêtes
en milieu hospitalier, ont montré comment le personnel soignant organise son travail à partir des catégories de “bons” et “mauvais”
patients, et de “malades lourds”(6). Les critères retenus dans ces différentes catégories ont ainsi un impact direct sur l’ordre de passage
aux urgences des patients, ainsi que sur la répartition des secteurs
pour les infirmières.
Afin de considérer les implications pratiques de ce type de perceptions et de jugements, nous nous attacherons à observer le cas
d’un patient africain, monsieur T., et de sa jeune épouse, qui nous
ont été présentés comme l’illustration ad hoc des difficultés rencontrées auprès des patients migrants. Évoqué à chaque fois par les
différents professionnels du service spécialisé d’un grand hôpital parisien, ce patient atteint du sida a marqué l’équipe soignante. C’est à
ce titre que nous examinerons ce cas plus en détail, pour saisir les
convergences et les divergences de points de vue qu’il traduit entre
les personnels médico-sociaux interrogés, ainsi que le sens qu’ils
accordent à leur expérience de la diversité culturelle.
6)- J. Peneff, L’hôpital
en urgence, Métailié,
Paris, 1992 ; A. Véga,
“Les infirmières hospitalières
françaises : l’ambiguïté
et la prégnance
des représentations
professionnelles”, Sciences
sociales et santé, 15, 3, 1997,
pp. 103-131.
DES DIFFICULTÉS DE PRISE EN CHARGE
La seconde épouse de monsieur T., âgée de vingt-huit ans, est
malienne. Elle vit en France depuis 1992, avec son mari, qu’elle est
venue rejoindre. Elle a déjà un enfant resté au Mali. Au cours du mois
suivant son arrivée, elle est hospitalisée à Paris pour abcès pulmonaire. Le dossier médical signale que la patiente “ne parle pas un
mot de français (s’exprime en diola)”. Après examens, le diagnostic d’une tuberculose est éliminé. Elle subit un test systématique au
début de l’année 1993, dès la découverte du VIH chez son conjoint.
Enceinte, la jeune femme est informée du résultat positif de l’examen et souhaite “finalement” poursuivre sa grossesse. Elle est alors
également mise sous traitement AZT. Il est signalé dans le dossier
que neuf mois plus tard, la seconde épouse de monsieur T. “n’a aucune
prise en charge et ne possède aucun titre de séjour”. Elle ne bénéficie vraisemblablement que de la prise en charge déclenchée en
urgence par la maternité pour le suivi de sa grossesse.
Son état s’aggravant, elle est hospitalisée à plusieurs reprises et
suivie par intermittence par le dispensaire où consulte aussi son mari.
Elle obtient l’aide médicale hospitalière l’année suivante, en 1994,
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 67
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Monsieur T. est un patient sénégalais qui a longtemps été suivi dans
ce service pour son sida, dont il est décédé. Nous reconstituons ici
son histoire d’après les informations recueillies dans les entretiens
et l’étude de son dossier médical, mis à notre disposition pour les
besoins de l’enquête. Les informations biographiques exposées ici ont
fait l’objet de quelques transformations afin de préserver l’identité
et l’intimité des personnes concernées.
Salarié d’un établissement municipal
La volonté ou le besoin
en Seine-Saint-Denis, où il vit depuis son
exprimés de “mieux connaître”
arrivée en France en 1973, monsieur T.
la culture africaine sont des éléments
découvre sa séropositivité en 1993, lors
significatifs d’une quête de connaissance
d’une hospitalisation dans un hôpital
supposée améliorer l’accompagnement
parisien. Il y a été adressé par son diset les soins de ces populations.
pensaire en raison de son état d’affaiblissement général et d’une perte
d’appétit et de poids importante. En fait, monsieur T. est déjà au stade
d’un sida déclaré et est immédiatement mis sous traitement par AZT,
pris en charge à 100 % par son assurance maladie. Son dossier médical fait état “d’antécédents difficiles à préciser en raison d’un interrogatoire difficile”. Âgé d’une cinquantaine d’années, il est marié et
a huit enfants, vivant en Afrique, d’une première épouse retournée
au pays. Son dernier séjour au Sénégal remonte à 1991.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 68
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
sur la demande conjointe des assistantes sociales qui suivent la jeune
femme et l’enfant. Peu après, l’enfant, âgé de sept mois, séronégatif,
est hospitalisé pour une maladie grave héréditaire. La jeune malienne
a du mal à accepter la séparation d’avec son enfant hospitalisé, elle
s’affaiblit et développe des infections opportunistes invalidantes. Elle
est décrite comme étant très effacée, parlant très peu durant ses hospitalisations et se renfermant sur elle-même dès que
sa situation conjugale est abordée (soupçons de mauvais traitements). Certaines consultations nécessitent
la présence d’un interprète.
En 1994, un compte rendu précise que “la première
épouse de monsieur T. vient d’arriver en France, en
situation irrégulière”, et que la seconde est “absolument contre l’idée de retourner en Afrique tant que
sa santé et celle de son enfant ne se sont pas améliorées”. Toute la famille vit en appartement, où des
aides sont organisées par le biais d’associations. La
seconde épouse de monsieur T. s’éteint l’année suivante (dans le même service hospitalier), quelques
mois après sa mise sous bithérapie, alors que la première épouse est à nouveau enceinte. Monsieur T. ramène le corps
de la défunte au pays. À son retour en France, il est très vite hospitalisé mais décide finalement de rentrer dans sa région natale, pour
y mourir quelques jours après un interminable périple. L’enfant, polyhandicapé, est resté en France ; monsieur T., sa première épouse et
le service social hospitalier avaient organisé sa prise en charge.
STATUT : AFRICAIN MUSULMAN POLYGAME
L’histoire de ce patient et de sa famille peut être entendue comme
une biographie événementielle de la maladie des deux conjoints, telle
qu’elle a été retranscrite dans les dossiers médicaux et les dossiers
infirmiers. Même si nous n’avons pas eu la possibilité de vérifier ces
données auprès des intéressés, décédés au moment de l’enquête, il
nous semble important de relever au moins les décalages qui existent
entre les discours des différents professionnels du service hospitalier
qui les a suivis et les éléments du dossier. Monsieur et madame T. ont
été cités spontanément pour illustrer tant la spécificité que les difficultés de ce suivi des patients africains, puisque les professionnels
s’autorisent à généraliser leurs propos à l’ensemble d’une population,
culturellement ou ethniquement différenciée (et d’ailleurs supposée
de ce fait réagir pareillement). Il s’agit d’un premier aspect de la vision
culturaliste qu’ils ancrent sur leur expérience vécue.
8)- Les dossiers ne signalent
pas le statut sérologique
de la première épouse.
PLUSIEURS MISES EN ACCUSATION
Monsieur T. est ainsi accusé de faire venir des jeunes femmes et
de les contaminer… Une mise en accusation qui fait violence aux
différents individus et que les éléments du dossier déconstruisent.
D’une part, le dossier médical indique que la seconde épouse a été
dépistée immédiatement après la connaissance de la séropositivité
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 69
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
7)- Les personnes polygames
ne peuvent pas accéder
à la nationalité française,
par exemple.
Les discours décrivent avant tout monsieur T. dans sa différence.
Représentatifs d’une population migrante africaine venue travailler
en France lorsque les frontières étaient encore ouvertes, monsieur T.
et sa première épouse correspondent à un modèle migratoire relativement classique, d’autant plus qu’il y a retour au pays de la femme
et des enfants. Monsieur T. et sa première épouse entrent dans le moule
de populations migrantes demeurées très attachées à leur pays et à
leur culture d’origine. Ils sont en cela perçus comme très différents,
voire sans doute comme peu “assimilables” dans la société française.
Peu de professionnels connaissaient la nationalité exacte de ce
patient, qu’ils ont souvent pris pour un Malien. Le fait d’être identifié comme africain semble suffire pour le catégoriser dans l’altérité.
Ainsi, les spécificités mises en avant le concernant touchent à son
caractère religieux : “marabout” pour les uns, il était “sorcier” pour
les autres, en tout cas “pratiquant”, du fait qu’il portait “un chapelet dans les mains et une petite calotte”. Son identification en tant
que musulman pratiquant marque encore la différence d’avec la
société d’accueil. Mais monsieur T. a surtout été décrit comme “un
Africain polygame” vivant “pourtant” en France depuis longtemps.
Il est donc, là encore, stigmatisé par une pratique matrimoniale qui
l’enferme d’autant plus dans une différence culturelle qu’elle est interdite et étrangère aux valeurs françaises(7).
Le sens commun renvoie à une image de la polygamie africaine
en France, celle d’un homme entouré de plusieurs épouses et de nombreux enfants, vivant sous le même toit, dans des conditions de logement généralement précaires (exiguïté et insalubrité), image qui
tranche avec le cas de monsieur T., lequel, d’après le dossier, était
confortablement logé et avait eu ses épouses en alternance, puisque
la seconde femme est arrivée après le retour au pays de la première
et des enfants. Pour certains, il aurait eu jusqu’à trois épouses qu’il
aurait contaminées à tour de rôle. Les professionnels demeurent le
plus souvent flous et ne savent pas détailler les liens réels qu’ils avancent. “Il a eu une première femme qui… qui était malade, qu’il a
laissée et il a pris une autre femme plus jeune et pas malade qui a
été contaminée.” (une infirmière)(8).
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 70
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
du mari, qui l’ignorait jusque-là, apparemment, ayant eu huit enfants
avec sa première épouse. Cette dernière, qui est ensuite revenue sur
le territoire français par elle-même, en situation irrégulière, a sans
doute eu l’occasion de se rendre compte d’une situation problématique, puisque la seconde épouse était très malade, alitée, sans
force, amaigrie et dépendante, et que monsieur T. avait, lui aussi,
perdu beaucoup de poids. Il y a ici une accusation de non-information portée contre cet homme. Expression même de la différence culturelle, la polygamie est stigmatisée par les soignants comme un
facteur favorisant le libre accès sexuel d’un homme à des femmes
qui lui sont soumises. Ce qui renvoie, dans le contexte français, tant
à l’immoralité de cette sexualité masculine africaine (et musulmane)
si difficile à assouvir, qu’à l’inhumanité d’un individu qui va sciemment contaminer ses partenaires en ne les protégeant pas. À travers
monsieur T., c’est notamment l’islam qui est jugé.
La polygamie choque les acteurs que nous avons interrogés. Bien
qu’elle soit illégale en France, les professionnels de la santé et du
social en sont parfois témoins et doivent la gérer au quotidien. Elle
suscite donc des réactions et des positionnements différenciés, suivant ce que les professionnels privilégient : les normes de la société
d’accueil que le migrant est tenu de suivre, ou les valeurs professionnelles que leurs codes déontologiques défendent. Dans le cas de
monsieur T., on assiste également au procès de la condition féminine ;
les deux épouses sont ainsi soupçonnées de passivité : “Les femmes
parce que bon ben… elles sont… je sais pas… elles sont réservées,
soumises à leur mari, on va dire. J’exagère un peu mais bon, c’est
un peu ça !” (Zéphirine, infirmière antillaise).
L’ETHNOCENTRISME EXCLUT LA COMPLEXITÉ
Or, cet exemple montre justement que si la seconde épouse est
très dépendante de son mari du fait de sa situation irrégulière, elle
exprime néanmoins son refus d’être renvoyée au pays. De même, elle
semble gérer comme elle le peut, et visiblement dans la douleur, les
rapports avec son enfant et son époux. Les dossiers de soins indiquent
qu’elle “ne parle pas, mais le lendemain est souriante” ou encore
qu’elle “s’assure que l’enfant est entre de bonnes mains”. Cette jeune
femme, décrite comme mutique et prostrée, triste et très fatiguée,
sort de son silence lorsqu’il s’agit du sort de son enfant.
On peut également se demander si c’est la passivité ou la dépendance de la première épouse qui la pousse à laisser ses enfants au
pays pour venir rejoindre clandestinement son mari ? Aucun professionnel ne s’interroge sur la logique que cette femme a pu suivre dans
LES ENJEUX DÉPASSENT LES SEULS PATIENTS
Ce procès de la polygamie fait donc directement violence au mari,
à travers lequel, on le voit bien, les professionnels règlent un certain
nombre de comptes, personnels mais aussi professionnels. La très
forte réprobation du personnel infirmier, essentiellement féminin,
vis-à-vis de cette pratique, contraste avec l’attitude plus indulgente
des équipes médicales, essentiellement masculines, qui suivent de
près les patients, décident de leurs traitements et orientent aussi leurs
modes de prise en charge. Un épisode relaté dans les entretiens éclaire
particulièrement l’imbrication des différents registres (personnels,
collectifs et professionnels) qui entrent en jeu lorsque les différentes
valeurs s’affrontent dans la gestion sanitaire et sociale de ces patients.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 71
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
cet acte, seulement envisagé du côté de la soumission. Cette perception culturaliste lui attribue ainsi un comportement culturel qui
lui ôte le droit d’agir rationnellement en regard des normes auxquelles
adhèrent les professionnels (liberté de la femme, indépendance). Ce
regard ethnocentrique les empêche d’ailleurs eux-mêmes de penser
la situation dans sa complexité. Plusieurs explications sont pourtant
probables, comme le fait d’analyser son retour en lien justement avec
le second mariage, par exemple. Avait-elle accepté d’être “remplacée” par une épouse plus jeune, dans
l’appartement où elle a longtemps vécu ?
Dans le cas de monsieur T., le procès
De même, si cette femme retombe
de la polygamie fait directement
enceinte, alors que sa co-épouse va décéviolence au mari, à travers lequel les
der, est-ce vraiment le résultat de sa passivité vis-à-vis d’un mari gravement
professionnels règlent un certain
malade ? D’autres explications ne sontnombre de comptes, personnels
elles pas envisageables, liées par
mais aussi professionnels.
exemple à un combat symbolique contre
la mort, ou une volonté de dépassement que l’on retrouve, en situation extrême, dans d’autres cas de maladies graves touchant des individus de toutes origines ?
La dénonciation de la polygamie offre l’occasion d’émettre des jugements de valeur (en termes “d’irresponsabilité” notamment) qui
réduisent les situations à quelques aspects stigmatisants, devenant
des spécificités censées être propres à certaines catégories, au moins
de ces populations africaines. Le caractère incurable du sida a pour
effet supplémentaire de rendre la polygamie intolérable, sinon criminelle, pour les soignants qui considèrent, par exemple, devenir des
témoins muets de la contamination… Leurs réactions sont fortement
connotées affectivement.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 72
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
En effet, lors d’une réunion de service, monsieur T. est soupçonné de
vouloir à tout prix se débarrasser de sa seconde épouse, trop malade,
pour la remplacer. Lorsque la femme médecin référente de ce patient
décide, soutenue par l’assistante sociale, de placer la seconde épouse
dans une maison de repos, sur la demande de monsieur T., elle se fait
rappeler à l’ordre par la psychologue du service, sur le fait qu’en
France, “on ne se débarrasse pas de son épouse aussi facilement”.
Il est rappelé que son mari lui doit assistance, même si celui-ci a deux
épouses à gérer (ce qui, sous-entendu, est son problème).
En dehors de l’accusation de complaisance portée au regard d’un
acte considéré comme non éthique, il est intéressant de relever que
lorsque cette professionnelle s’adresse au médecin, elle s’adresse aussi
à la femme médecin. Autrement dit, il y a derrière cette attitude un
certain nombre de rapports qui entrent en jeu, tels que le rapport
dominant du pouvoir médical dans l’institution hospitalière ou les
rapports sociaux de sexe. La discrimination positive que dénonce la
psychologue du service par rapport à une situation qu’elle ne connaît
pas elle-même dans les détails, montre toute la complexité des rapports intervenant dans cette prise en charge. Son attitude dénote surtout une position de principe, qui est elle-même discriminante : parce
qu’il est polygame, monsieur T. n’aurait pas dû être entendu sur cette
demande. Et parce qu’elles sont femmes, le médecin et l’assistante
sociale auraient dû s’ériger en gardiennes des valeurs républicaines
françaises, qu’elles sont d’ailleurs censées représenter du fait de leur
statut à l’hôpital.
Ne retenir que la dimension culturaliste des interprétations et des
conduites de ces professionnels serait appauvrir le caractère complexe des situations auxquels ils doivent faire face, et ignorer le “bricolage” qu’ils effectuent sans cesse pour assembler des éléments qu’ils
participent eux-mêmes à mettre en tension. Si la question de l’altérité est autant ancrée dans une incontournable différence culturelle,
c’est bien parce qu’elle permet aux professionnels de conserver
aussi leur propre identité. L’ethnocentrisme, une attitude universelle
et condamnable, participe aussi à cette construction identitaire par
le biais du sentiment d’appartenance qu’il renforce. Ces visions et
les interrogations qu’elles suscitent sont donc avant tout à considérer dans un contexte global dans lequel se déroulent les interactions
(entre soignants et soignés, migrants et autochtones), constitutives
des rapports sociaux qui se jouent et qui aident justement à la perpétuelle élaboration des cultures. Comme tous les patients, monsieur T. et ses deux épouses n’ont-ils pas affronté le sida, à leur manière
✪
et avec leurs moyens ?
Comment ordonner une population à des fins sanitaires sans la désigner comme “dangereuse”, notamment dans le cas du sida ? Si, en France, l’État opère une distinction statistique entre nationaux et
étrangers, il répugne cependant à se servir de ces catégories, par peur de discriminer. Ce qui revient
à une forme de “préférence nationale”, puisqu’il faudrait justement prendre des mesures en faveur
d’une population dont on sait qu’elle est plus touchée par le sida que les nationaux. En outre, le critère de “l’origine”, tel qu’il est défini et utilisé aujourd’hui dans la déclaration obligatoire de la maladie, présente des inconvénients majeurs, à la fois pour les malades et pour le système de surveillance.
par
Augustin
Gilloire,
chercheur
au CNRS,
Urmis-Soliis,
université de Nice
Sophia-Antipolis
1)- Mirko D. Grmek,
Les maladies à l’aube
de la civilisation
occidentale, Payot, Paris,
1983, 527 p.
2)- Mirko D. Grmek,
Histoire du sida, Payot,
Paris, 1989, 392 p.
3)- Michel Foucault,
Naissance de la clinique,
Puf, Paris, 1963, 214 p.
4)- J. Mann, Déclaration
devant l’Assemblée générale
des Nations unies, New York,
20 octobre 1987.
La mobilité des hommes s’est toujours accompagnée d’événements
pathologiques qui leur étaient auparavant inconnus(1). À notre époque,
l’histoire du sida a montré, dès son premier décryptage(2), que le
déplacement dans l’espace des individus et celui de l’agent pathogène
de cette nouvelle maladie étaient concomitants. Mais avant d’en arriver
là, il a fallu accumuler assez de connaissances sur cette maladie pour
en définir les caractères distinctifs permettant de l’intégrer dans
une nomenclature existante ou requérant d’en construire une nouvelle.
L’identification et la définition de ce syndrome jusqu’alors
inconnu, la description des stades cliniques et biologiques successifs
constatés, autant d’opérations participant de la pensée classificatrice
caractéristique de la biomédecine(3), ont été inaugurées par la
désignation de différents groupes constitués de personnes atteintes,
ayant comme point commun un comportement sexuel, l’injection par
voie intraveineuse, la transfusion, etc. Réfractaires aux concepts et
à la terminologie des épidémiologistes, les personnes atteintes et
leur entourage ont immédiatement réagi contre l’appellation “groupe
à risque”, considérant que nommer ainsi des malades revenait non
pas à désigner une population formée par un ensemble abstrait
d’individus statistiques, mais à exposer au grand jour une appartenance
à des entités sociales structurées et délimitées, à partir de critères
comportementaux et identitaires qualifiés négativement de “à risque”.
Le risque perçu était, dès lors, plutôt celui d’un classement sans appel
dans un groupe défini comme potentiellement plus contaminable,
et donc plus contaminateur.
Ce danger a vite été dénoncé au niveau mondial et a été qualifié
de “troisième épidémie”, celle de la stigmatisation(4). En France, la
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 73
LES STATISTIQUES DU SIDA
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
LES CATÉGORIES D’“ORIGINE” ET
DE “NATIONALITÉ” DANS
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 74
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
peur d’ostraciser les personnes atteintes a sans doute, selon certains
défenseurs des droits des malades immigrés, fini par générer une
“quatrième épidémie”, relative au silence organisé et au secret sur
la prévalence spécifique du sida en population étrangère, secret levé
seulement deux décennies plus tard. Si les homosexuels masculins
d’Amérique du Nord et d’Europe ont été
La sociologie politique
identifiés en premier comme affectés
montre la confluence du courant
par l’épidémie, la maladie a rapidement été aussi diagnostiquée, tous sexes
anti-immigration avec celui de la peur
confondus, dans les Caraïbes et en
du sida, et pas seulement, d’ailleurs,
Afrique. Ainsi, d’une première catégoparmi l’électorat extrémiste.
rie fondée principalement sur l’orientation sexuelle, les indices probables de la contamination par le virus
ont été déplacés sur le terrain de l’appartenance géoraciale(5).
Simultanément, avec l’évocation des Haïtiens, s’est explicitement
surajoutée la “catégorie nationale”, introduite, elle aussi, comme
critère de classement des cas(6).
SIDA, ÉTIOLOGIE ET IMMIGRATION
L’idée de la contamination par l’étranger, interprétée comme un
“risque racial”, a donc contribué à établir un modèle explicatif privilégiant à nouveau l’altérité comme origine du mal. L’attribution
des causes du sida constituait de facto des formes d’étiquetage et
risquait de participer à une logique de l’accusation. Cette imputation du mal a eu des précédents dans le passé : l’étranger, accusé
d’importer des maladies sur le territoire national(7), finissait, sanitairement parlant, par constituer sui generis une “catégorie dangereuse”. Dans ce contexte néo-hygiéniste, il faut ajouter que parmi
les pathologies perçues comme exogènes, les MST constituaient souvent une priorité pour le corps médical comme pour les autorités
chargées de la santé publique.
Une fois la transmission hétérosexuelle définitivement établie, le
registre cognitif s’est diversifié pour s’orienter aussi vers l’autre genre.
Les représentations savantes aussi bien que populaires ont évoqué
alors explicitement le risque encouru par les femmes ainsi que par
leurs enfants à naître. De là à ce que la qualité, voire la pureté de la
reproduction biologique de la société soit perçue comme compromise par un péril viral venu d’ailleurs, il n’y avait qu’un pas. Ce qui
risquait de devenir une psychose d’encerclement s’est traduit par
des dispositions prises aux frontières par certains États pour contrôler la sérologie des entrants. L’histoire sociale de la maladie s’est parfaitement insérée dans la niche cognitive préconstruite du péril
5)- Renée Sabatier, Sida,
l’épidémie raciste, Institut
Panos-L’Harmattan, Paris,
1989, 223 p.
6)- Entre 1985 et 1988,
les premières statistiques
du sida répartissaient
les malades entre Français
et étrangers ou Français
et Haïtiens.
En 1999, l’Institut de veille
sanitaire (InVS) publie
des statistiques en traitant
les patients de nationalité
haïtienne en catégorie
à part.
7)- Ralph Schor, L’opinion
française et les étrangers
en France, 1919-1939,
La Sorbonne, Paris, 1985.
CHOISIR DES CATÉGORIES,
UNE NÉCESSITÉ
10)- KABP : enquête
comportementale relative
à un problème particulier vu
à travers les connaissances
(knowledge), les attitudes,
les croyances (believes)
et les pratiques. Une des
premières enquêtes de
ce type en France a concerné
les comportements sexuels
et le sida.
11)- I. Grémy, N. Beltzner,
D. Echevin, groupe KABP,
Les connaissances,
attitudes, croyances,
et comportements face au
sida en France- Évolution
1992-1994-1998,
ORS Île-de-France/ANRS,
Paris, 1999, 156 p. + XXXVII.
12)- Jacques Drucker,
(directeur du Réseau
national de santé publique),
Épidémiologie des maladies
infectieuses en France,
RNSP, 1996.
Ordonner les malades pour surveiller et soigner requiert d’énoncer des catégories. Le croisement des informations cliniques, biologiques, thérapeutiques, sociodémographiques et comportementales
concernant le patient est au centre même de ce difficile exercice.
Comment classer sans induire et légitimer des attitudes d’exclusion ?
Comment cibler une population à des fins sanitaires sans risquer de
la désigner publiquement comme pathogène et donc comme dangereuse ? Les résultats des enquêtes et sondages de type KABP(10) ont
montré la force avec laquelle, malgré un certain fléchissement, se
manifestent encore les phénomènes d’exclusion sociale des personnes
atteintes par le VIH(11).
Le choix des catégories est dicté par la nécessité de décrire et
d’analyser l’état de l’épidémie. Il repose en partie sur des bases empiriques et biologiques – la séroprévalence dans les pays les plus touchés (même si ni la partie subsaharienne du continent africain, ni
la Caraïbe ne sont uniformes, épidémiologiquement parlant), les comportements sexuels ou la toxicomanie –, mais en aucun cas sur des
méthodes démographiques. Cette question ne cesse d’activer le
débat sur l’ethnicité, le communautarisme et autres modèles angloaméricains, souvent opposés aux principes universalistes des
Lumières, dans une France républicaine et intégratrice ne distinguant
ni races ni religions. Depuis la fin de la médecine coloniale du
XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, les statistiques de la santé publique
s’étaient fort peu écartées de ce paradigme et n’avaient pas utilisé
de telles catégories.
Tel qu’il est stipulé dans le code de santé publique (art. L12), le
système de surveillance des maladies transmissibles, en France,
repose principalement sur la déclaration obligatoire (DO) faite par
les praticiens, c’est-à-dire sur l’ensemble “des professionnels de
santé qui, par leur notification régulière, contribuent de manière
irremplaçable à la surveillance, support essentiel des politiques de
santé publique”(12). D’autres procédures, telles que des enquêtes
périodiques ou ponctuelles, sont également requises, mais le système
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 75
9)- N. Mayer, Ces Français
qui votent FN, Flammarion,
Paris, 1999, 379 p.
vénérien(8). Le système de représentation des maladies fondé sur l’exclusion, quoique ancien, a pu être réactivé. Il ne peut être dissocié
de la montée, dés le début des années quatre-vingt, des idéologies
xénophobes dans l’opinion publique. La sociologie politique(9) montre
la confluence du courant anti-immigration avec celui de la peur du
sida, et pas seulement, d’ailleurs, parmi l’électorat extrémiste.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
8)- A. Corbin, “Le péril
vénérien au début du siècle :
prophylaxie sanitaire
et prophylaxie morale”,
in “L’haleine des faubourgs”,
Recherche, n° 29, Paris, 1977,
pp. 245-283.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 76
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
de surveillance du sida mis en place en 1982 n’a jamais produit d’investigation épidémiologique sur les populations immigrées(13) ni
publié – jusqu’en 1999 – le traitement de données concernant les
étrangers, recueillies à l’occasion de la déclaration obligatoire.
UNE CATÉGORIE “HORS CHAMP”
Au cours des dix dernières années, le formulaire portant sur des
cas de “sida avéré” a changé trois fois (janvier 1988, juillet 1993, janvier 1997). Il est sur le point d’être encore modifié, puisque la déclaration devrait désormais porter sur la sérologie positive du patient.
Les premières données collectées on été successivement appelées
“caractéristiques du malade”, puis “caractéristiques du patient” et
enfin “caractéristiques socio-démographiques” tout court, la personne
atteinte disparaissant dans la formulation. Malgré ces changements
d’intitulés, les neuf items sont restés les mêmes. Quant aux indicateurs utiles pour mieux connaître la situation des populations immigrées par rapport au sida, on constate qu’il n’en existe aucun
susceptible de tri les concernant. Ni le lieu de naissance, ni la date
d’immigration des malades ne sont renseignés. Cette question renvoie au débat en cours à l’Institut national des études démographiques
(Ined) sur la définition et les classifications ethniques dans les statistiques nationales.
13)- L. Bentz, A. Gilloire,
Quelles possibilités de
surveillance
épidémiologique pour les
populations immigrées
contaminées
par le VIH à l’échelle
d’un département ?, Congrès
de la Société française
de santé publique (SFSP),
Grenoble, 1998.
A. Gilloire, Nationalité
et santé publique :
les étrangers en France
face à l’épidémie du sida,
Colloque Hors droit :
les “gens sans qualité”,
Cériem-Université
de Haute-Bretagne,
Rennes, 1999.
L’ÉTRANGER DANS LES STATISTIQUES
14)- M. Khlat, C. Sermet,
D. Laurier, “La morbidité
dans les ménages originaires
du Maghreb”, Population,
n° 6, Ined, Paris, 1998.
15)- Ph. Warner,
Ch. Bouchardy, M. Khlat,
“Causes de décès
des immigrés en France
1979-1985”, Migration Santé,
n° 91, Paris 1997.
Mais en dehors même du sida, alors que depuis 1968, le SC8 (service commun 8 de l’Institut national de la santé et de la recherche
médicale) est chargé, en collaboration avec l’Insee, d’élaborer tous
les ans la statistique nationale des causes médicales de décès, et que
l’appartenance nationale figure sur toutes les déclarations obligatoires
des autres maladies, il n’y pas non plus de publication quant à la morbidité des étrangers en France, ou du moins ces informations sur les
ressortissants “non français” restent rarissimes(14). De même, les statistiques officielles sur la mortalité ne font pas état des différences
nationales(15), alors que celles-ci figurent aussi obligatoirement sur
les bulletins de décès en France. D’où l’aporie qui voit s’opposer deux
logiques, qui se veulent l’une et l’autre rationnelles mais restent
contradictoires : l’État opère une distinction, jugée nécessaire pour
le bien public, entre les nationalités, mais refuse de se servir de ces
catégories afin d’éviter toute discrimination. De ces deux contraintes,
sanitaire et politique, la première a perdu la préséance.
Cette “relégation statistique” amène à penser que le refus d’user
de cette catégorie n’est pas le fait du seul marqueur d’une
xénophobie primaire manifestée sur le plan de la santé, mais résulte
peut-être d’un mode de représentation proche de celui décrit dans
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 77
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Reste l’information sur la nationalité des malades. Dès l’apparition du sida en France, la catégorie “nationalité” a été questionnée
et informée de façon récurrente dans toutes les statistiques médicales et sanitaires, cela avant même que la procédure de déclaration
obligatoire soit en place. Paradoxalement, on constate qu’elle n’a
jamais été employée par les épidémiologistes, comme déterminant
social de l’exposition au risque de contamination par le virus, ni par
les opérateurs de santé, pour élaborer des stratégies spécifiques de
prévention ou de soins vis-à-vis de cette population étrangère vivant
dans notre pays. Alors que les étrangers en France ont été beaucoup
plus atteints que les nationaux, la puissance publique les a maintenus de fait sans surveillance spécifique (hormis les parturientes issues
de l’immigration, grâce aux acquis des enquêtes Prévajest) ni prévention ciblée. Comme si la catégorie “étranger” n’avait pas de pertinence épidémiologique, ce qui expliquerait que cette population de
plusieurs millions d’habitants soit restée “hors champ” dans les
représentations et actions concernant le VIH. Comme s’ils n’étaient
pas même (ontologiquement ?) inclus dans la problématique de cette
épidémie et qu’ainsi soit légitimé le fait qu’aucune disposition n’ait
été prise depuis vingt ans.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 78
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
homo hierarchicus(16). Ce système hiérarchique n’est pas éloigné
de ce que l’on observe en France où, en cette terre d’asile, “l’étranger”,
devant bénéficier comme tout un chacun d’une politique sanitaire
et sociale, est parfois placé “hors caste”, selon un “ordre sanitaire”
assimilable à des formes plus ou moins établies de “préférence
nationale”.
“Il y a des vulnérabilités liées à la sexualité, liées à la race…”,
déclarait, lors du Sidathon 1997, un responsable national de l’association Aides. En septembre 1993, les résultats d’une enquête sérologique conduite auprès de femmes enceintes en Île-de-France et en
Provence-Alpes-Côte-d’Azur nous informaient que près de la moitié
des parturientes séropositives étaient d’origine antillaise ou africaine.
Ainsi, pour la première fois en France, à notre connaissance, des données stratifiées selon des entrées “ethniques” étaient publiées dans
le très officiel Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH).
Cinq ans plus tard, on apprenait, par voie de presse, que le sida régressait deux fois moins vite parmi les immigrés, ce qui indiquait que malgré les progrès thérapeutiques, l’accès au dépistage était tardif et les
accès aux soins vraisemblablement peu fréquents. L’État communiquait au public des inégalités sociales devant la maladie en termes
d’appartenance ethnique.
16)- L. Dumont, Homo
hierachicus : essai
sur le système de castes,
Gallimard, Paris, 1971.
LES AMBIGUÏTÉS
DE LA TRANSMISSION HÉTÉROSEXUELLE
À partir de la fin juin 1993, a figuré dans les formulaires de déclarations obligatoires (DO) la rubrique intitulée “groupe de transmission”, dans laquelle la catégorie “hétérosexuelle” comprenait
neuf options possibles, dont celles qui nous intéressent ici : “patient
originaire d’Afrique” et “patient originaire des Caraïbes”. À partir
de 1997, il est précisé dans cette rubrique que pour les “modes de
contamination probables”, il est désormais nécessaire de mentionner “l’origine géographique du patient”, les options Afrique subsaharienne et Caraïbe étant maintenues. Le(s) “partenaire(s)
originaire(s)” de ces mêmes régions devient indicateur(17).
En France, il y a presque dix fois plus de cas déclarés “originaires”
de la Caraïbe de nationalité française que de malades d’Afrique subsaharienne également de nationalité française (13,9 % vs 1,5 %), de
par l’histoire coloniale (la population caraïbéenne des Dom est
incluse dans les calculs de prévalence française, puisqu’elle possède
la nationalité française et que, depuis 1947, ce sont des départements), parce que les pays de l’Afrique subsaharienne sont des
nations indépendantes depuis plus de quarante ans, et du fait de l’his-
17) Cette catégorie pose
d’autres questions :
celles, méthodologiques,
d’une mémoire incertaine
des patients interrogés,
et de l’agrégat statistique
des données du “patient
originaire” avec celles
du “partenaire originaire”
par le Réseau national
de santé publique (RNSP),
aujourd’hui relayé
par l’Institut de veille
sanitaire (InVS).
L’“ORIGINE” :
UN CRITÈRE SANS FONDEMENT
En ce qui concerne la Caraïbe, on constate qu’une grande majorité des patients ayant été contaminés par le VIH par voie hétérosexuelle “originaires” de cette zone se retrouve dans la catégorie des
nationalités regroupées sous “Caraïbe”, soit 72 % pour les étrangers
et 93 % pour les Français. La mise en relation des données recueillies
et compilées à partir des DO montre que ces variables aboutissent
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 79
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
toire récente de l’immigration de ces pays. En conséquence, les
patients de nationalité étrangère “originaires” de l’Afrique subsaharienne sont plus de deux fois plus nombreux que ceux également étrangers mais originaires de la Caraïbe (57,4 % vs 24,3 %), et il y a deux
fois plus de patients déclarés “originaires” de la Caraïbe de nationalité étrangère que de nationalité franL’appartenance à l’origine,
çaise (24,3 % vs 13,9 %). Ce rapport
décidée par le praticien, est portée
augmente notablement dans le cas des
malades originaires d’Afrique subsahasur le formulaire suivant une procédure
rienne (57,4 % vs 1,57 %).
assortie de critères occultes au regard
Parmi la totalité des personnes de
du patient, alors qu’il s’agit d’informations
nationalité française déclarées en
nominatives et que cette forme
France, tous modes de transmission
de collecte n’est pas conforme
confondus, 4,17 % sont “originaires” de
aux règles.
l’Afrique subsaharienne, alors que parmi
celles de nationalité étrangère, ce chiffre passe à 27 % des cas. Pour
l’ensemble des patients de nationalité française ayant été contaminés par le VIH spécifiquement par voie hétérosexuelle, 22,35 % sont
“originaires” de l’Afrique subsaharienne, alors que parmi ceux de
nationalité étrangère, ils représentent 57,2 % des cas(18).
En France, on constate que l’ensemble des patients contaminés
par le VIH par voie hétérosexuelle “originaires” de l’Afrique subsaharienne se retrouve numériquement dans la catégorie des nationa18)- Calculé sous Epi info
à partir des données Insee
lités regroupées sous “Afrique subsaharienne”. La mise en relation
du RG90 et du RNSP
au 30 septembre 1997,
des données compilées à partir des DO montre que ces variables abouin A. Gilloire, Catherine
Reynaud-Maurupt, Gaëlle
tissent l’une et l’autre aux mêmes résultats statistiques.
Tonna, Jérôme Raynaud,
Si aucune différence significative n’apparaît entre les deux, dans
Dr Laurence Bentz,
VIH et immigration
le contexte de ce dispositif de recueil de données, la concordance
dans les Alpes-Maritimes,
région Paca/ministère
statistique pose, en termes de surveillance, d’une part la question de
de la Santé, Nice, juin 1998,
la pertinence de cette notion d’origine (qui ne se fonde ni sur le lieu
472 p.
de naissance, ni sur la filiation) par rapport à la variable de nationalité et, d’autre part, celle des conditions dans lesquelles celle des
praticiens ont eu à remplir les DO en question.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 80
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
l’une et l’autre à des résultats statistiques qui ne valident pas la pertinence de cette catégorie telle qu’elle est construite.
Ces différents exemples montrent que le principal obstacle à l’emploi de cette notion d’“origine” est lié au fait que c’est la question
de la provenance éventuelle d’un pays à forte endémie qui est posée
dans le questionnaire de la DO. L’administration sanitaire n’a pas
jugé utile de s’enquérir du lieu de naissance des patients alors qu’il
n’y a semble-t-il – selon la Cnil – aucun obstacle légal à collecter
cette information. Aucune question n’est posée non plus sur un éventuel séjour dans ces pays. De plus, “l’origine” faisant directement
référence à la filiation, il ne s’agit pas du lieu de naissance d’une
seule personne, mais également de celui d’au moins un de ses
parents.
Dans ce cas, quelle est “l’origine géographique” des nombreux
Antillais français de la deuxième ou de la troisième génération, nés
et résidant en France métropolitaine ? Inversement, quelle “origine
géographique” les Français nés et/ou résidants aux Antilles françaises
et en Guyane et atteints de sida vont-ils se voir attribuer, alors qu’eux
et/ou leurs parents viennent de la France métropolitaine ? La formation sociale antillaise possède une histoire basée sur un système
de classification raciale (le degré de métissage) qui a fondé en grande
partie la hiérarchie sociale (le degré de liberté). Ce sont les origines
COULEUR DE LA PEAU
COMME “PRÉSOMPTION D’ORIGINE”
19)- A. Gilloire, “À propos
de la Caraïbe, en tant
que critère de classification
des cas hétérosexuels,
quels problèmes peut poser
la notion d’origine ?”,
Éthique et santé publique,
Congrès Amis/Epiter,
Nantes, 1997.
20)- C. Pétonnet, “La pâleur
noire. Couleur et culture
aux États-Unis”, L’Homme,
n° 97-98, janvier-juin 1986,
XXV, pp. 171-188.
D. Fassin, A. Defossez,
“Femmes malades à l’hôpital
de Quito”, Santé culture,
vol. IX (1), Montreal,
1992-1993, pp. 73-102.
“Quand on me demande mes origines, je réponds ‘roubaisiennes’,
je ne connais que Roubaix.” (Ali Rhani dans Saga Cité, FR3, mardi
29 février 2000). En effet, si pour établir l’origine de son malade, le
médecin déclarant ne dispose ni du lieu de naissance, ni de la filiation, ni de l’âge éventuel d’immigration, ni du pays où a commencé
la vie sexuelle, il ne lui reste plus, pour remplir le questionnaire,
qu’une “présomption d’origine”, la pigmentation du malade, nouvelle
forme de préjugé fondé sur la couleur. Le discours épidémiologique
en France, à l’image de la tradition anglo-américaine, où la référence
à l’appartenance communautaire ou raciale est systématique, semble,
dans ce cas, s’accommoder d’une vision ethniciste de la maladie. Pourtant, l’analyse critique de ces taxinomies à déjà été faite, et l’on sait
les risques d’accréditer certaines idées fausses, génératrices de discrimination, sur la transmission héréditaire du virus ou sur un quelconque atavisme sexuel propre aux originaires des tropiques. En tout
cas, l’histoire de la perception sociale de l’épidémie du sida dans la
zone Caraïbe a montré qu’il y a immédiatement eu racialisation de
l’interprétation des origines de l’épidémie(19).
L’absence d’instructions données au médecin sur les règles d’inclusion des patients déclarés dans la catégorie “origine géographique”
mérite réflexion quant à l’efficacité finale souhaitée de la surveillance.
En effet, dans la mesure où les principes de construction de cette classe
“origine” ne sont jamais explicitement énoncés, la qualité du traitement des données est obérée. Il n’est pas prévu que l’intéressé, même
par rapport à sa propre histoire de vie, se définisse lui-même. Mais
l’autoclassement produit aussi des réponses normées selon des règles
endogènes. Cette appréciation que le malade peut avoir sur son “origine” est aussi construite à partir d’indices subjectifs soumis à une
forte variabilité, liés à la perception et au propre “statut originel” de
chaque médecin déclarant(20). L’appartenance à cette origine, décidée par le praticien, est donc portée sur le formulaire suivant une pro-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 81
LA
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
africaines (la traite négrière) ou européennes (les colons émigrés)
qui ont légitimé pendant plusieurs siècles le fait qu’un individu soit
esclave, affranchi ou libre. Le statut social de chacun était fixé par
la naissance. C’est donc “l’origine” qui a déterminé le niveau de discrimination et de stigmatisation dont la personne pouvait être l’objet.
Malgré l’abolition de l’esclavage il y a un siècle et demi, de nombreuses
survivances montrent que cette convergence entre l’ordre racial et
l’ordre social n’est pas encore totalement révolue.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 82
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
cédure assortie de critères occultes au regard du patient, alors qu’il
s’agit d’informations nominatives et que selon l’esprit de la loi, cette
forme de collecte n’est pas conforme aux règles(21). De plus, l’obligation d’informer préalablement les personnes auprès desquelles sont
recueillies ces données à caractère obligatoire est une contrainte renforcée par l’obligation de recevoir l’accord des personnes quand il s’agit,
malgré le géographisme apparent, de données relatives à la race ou
aux mœurs (orientation et pratiques sexuelles).
21)- Loi “informatique
et liberté” du 6 janvier 1978
(art. 25).
UN PRINCIPE RAREMENT UTILISÉ AILLEURS
Il est question alors ici d’une “origine assignée” et légitimée au nom
de la santé publique. Ainsi, la répartition des cas hétérosexuels selon
cette typologie “d’origine” demeure soumise à l’entière appréciation
du pouvoir médical. Faute d’élément standardisé pour construire,
constituer et rapporter cette “origine”, il ne reste trop souvent au médecin déclarant que de procéder à une catégorisation phénotypique, que
l’on peut qualifier de classement “de faciès”, ou, au mieux, de se baser
sur la nationalité pour fonder cette attribution. Ces deux procédés ne
répondent en aucun cas au besoin de savoir, à des fins épidémiologiques et/ou préventives, si la personne malade a pu être exposée au
VIH dans une zone endémique. Cela était censé justifier un “étiquetage à l’insu” qui n’augure pas d’une attitude compliante(22) vis-à-vis
des soins de la part des patients. Même s’il n’est pas intentionnel de
la part des acteurs de santé, c’est néanmoins un marquage supplémentaire des personnes atteintes, comme si leur identité africaine ou
antillaise était “en soi” un facteur de risque validant la rhétorique
inductive qui fait peser sur les victimes le fardeau d’une double accusation : “infecté puisque exotique et exotique puisque infecté”(23).
On constate désormais que rares sont les pays qui utilisent ce type
de catégorisation, tant on en connaît les inconvénients, tels que les
interprétations causales erronées(24) et les biais statistiques induits.
Aux États-Unis même, alors que la pratique des entrées ethniques
est constante, le classement des hétérosexuels par “origine” d’un pays
à transmission endémique a été abandonné depuis 1993(25). Enfin,
concernant la validité globale du dispositif de déclaration obligatoire
pour mieux connaître la situation sanitaire des étrangers ou des immigrés, on doit se demander si ce ne sont pas ces populations qui
figurent principalement dans le taux de sous-déclaration des cas de
sida(26) en France ? À la faveur de la mise en place d’un nouveau système de déclaration, il est à souhaiter que les catégories utilisées pour
décrire les populations migrantes aient une fonction opératoire plus
✪
évidente en matière de santé publique.
22)- “Compliant” se dit
d’un patient qui suit bien
son traitement.
23)- Françoise Héritier,
Préface à l’édition française
de P. Farmer, Sida en Haïti,
la victime accusée,
Khartala, Paris, 1996.
24)- C. Muntamer, FJ Nieto,
P. O’Campo, “The Bell Curve :
on Race, Social Class,
and Epidemiologic Resarch”,
American Journal
of Epidemiology. vol. 144,
Nb. 6, September 15, 1996.
25)- Okey C. Nwanyanwu,
Lisa A. Conti, al, “Increasing
Frequency of Heterosexually
Transmitted AIDS in
Southern Florida ; Artifact
or reality ?”, American
Journal of Public Health,
vol. 83, Nb. 4, April 1993,
pp. 571-573.
26)- P. Bernillion, L. Lièvre,
J. Pillonel, A. Laporte,
D. Costagliola, Groupe
d’épidémiologie clinique
des CISIH, “Estimation
de la sous-déclaration
des cas de sida en France
par la méthode de capturerecapture”, BEH, n° 5/1997,
Paris, 28 janvier 1997.
par
Florence Lot,
Institut
de veille sanitaire
1)- A. Savignoni, F. Lot,
J. Pillonel, A. Laporte,
Situation du sida dans
la population étrangère
en France, Saint-Maurice,
France, avril 1999.
2)- Tout médecin
diagnostiquant
une pathologie clinique
définissant un cas de sida,
chez un patient séropositif,
doit remplir une fiche
de déclaration obligatoire
et l’adresser au médecin
inspecteur de santé publique
de la Ddass
de son département.
Les déclarations obligatoires
sont ensuite centralisées
à l’InVS.
3)- En raison d’une grève
des médecins inspecteurs
de santé publique des Ddass
depuis novembre 1998
et de la non-transmission
des déclarations obligatoires
à l’InVS, les données
du 30 juin 1998 sont
les dernières disponibles.
4)- Par “nationalité”
écrit entre guillemets,
on comprendra celle des
grandes zones géographiques
définies dans la méthode.
Depuis l’émergence du VIH au début des années quatre-vingt, l’importance de la diffusion de l’épidémie chez les personnes étrangères
ou immigrées en France a été peu étudiée. Il ne s’agit pas d’un
manque d’intérêt à l’égard de cette population, mais plutôt de l’absence, dans nombre d’enquêtes, des informations permettant de définir les étrangers ou les immigrés (nationalité et son mode
d’acquisition, pays de naissance…), et de la crainte de l’utilisation
détournée qui pourrait en être faite. La nationalité étant l’un des
items figurant sur les fiches de déclaration obligatoire de sida, stade
avancé de l’infection à VIH, il a été possible, à l’Institut de veille
sanitaire (InVS), qui coordonne la surveillance de la maladie au
niveau national, de réaliser une analyse sur le sida et les étrangers
domiciliés en France(1). L’objectif de cette analyse était de décrire
les éventuelles spécificités existant chez les sujets de nationalité
étrangère atteints du sida, en ce qui concerne leurs caractéristiques
sociodémographiques, leur accès au dépistage et leur prise en
charge thérapeutique. Les principaux résultats sont présentés dans
cet article.
L’analyse a porté sur les déclarations de sida(2) chez les adultes
âgés de 15 ans et plus, de nationalité étrangère, domiciliés en France,
et diagnostiqués depuis 1978 jusqu’au 30 juin 1998(3). Les différentes
nationalités étrangères ont été regroupées en huit zones géographiques : l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne, Haïti, le continent américain (hors Haïti), l’Asie, l’Europe (hors France), l’Océanie
et l’ex-URSS. Pour évaluer le taux de personnes ayant développé un
sida, parmi les populations de nationalité étrangère les plus représentées en France, et permettre de comparer le poids de l’épidémie selon les “nationalités”(4), les données publiées par l’Insee sur
le recensement de la population de 1990 ont été utilisées(5).
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 83
À partir de données de l’Insee, l’Institut de veille sanitaire a réalisé une analyse sur les cas déclarés de sida parmi les étrangers
domiciliés en France. Cette analyse, malgré ses limites, montre que
les populations étrangères sont particulièrement touchées par l’épidémie et démunies face à elle, avec une difficulté globale d’accès à un dépistage précoce et aux prises en charge thérapeutiques,
notamment en ce qui concerne les traitements antirétroviraux.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
LES DONNÉES SUR LE SIDA DANS LA
POPULATION ÉTRANGÈRE EN FRANCE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 84
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Au 30 juin 1998, 46 973 cas de sida ont été déclarés chez des adultes
depuis le début de l’épidémie en France. Parmi ces cas, 14 % concernent des sujets de nationalité étrangère domiciliés en France (voir
tableau ci-contre).
Depuis le début de l’épidémie jusqu’en juin 1996, le nombre de
nouveaux cas de sida diagnostiqués chaque semestre a évolué de façon
similaire chez les personnes de nationalité étrangère et chez les Français (voir figure p. 87). Ensuite, l’évolution du nombre de cas dans
ces deux populations a été différente : le nombre de nouveaux cas de
sida a diminué, mais de façon moins marquée chez les sujets de nationalité étrangère (- 44 % entre le premier semestre 1996 et le premier
semestre de 1998) que chez les Français (- 61 % entre les deux
semestres considérés). La proportion d’étrangers parmi les cas de
sida a donc augmenté, passant de 15 % au premier semestre 1996 à
20 % au premier semestre 1998.
DE LA CONTAMINATION
À L’ACCÈS AU TRAITEMENT
La diminution du nombre de nouveaux cas de sida chez les étrangers, entre le premier semestre 1996 et le premier de 1998, a été différente selon la “nationalité” : elle a été moins importante chez les
sujets d’Afrique subsaharienne (- 32 %) et chez ceux d’Afrique du nord
(- 42 %) et plus nette chez les sujets asiatiques (- 56 %), les Haïtiens
(- 59 %) et les Européens (- 70 %).
Le nombre de cas de sida depuis le début de l’épidémie chez les
sujets étrangers, rapporté à la population étrangère vivant en France
métropolitaine, est de 1,8 pour mille, contre 0,85 pour les Français.
Ce taux est de 11,5 pour mille chez les sujets d’Afrique subsaharienne,
avec de fortes variations selon les pays : de 6,4 pour le Sénégal à 43,8
pour la République démocratique du Congo. Il est de 29,0 pour mille
chez les Haïtiens, et de 7,2 pour mille pour les sujets d’Amérique (hors
Haïti). Les autres “nationalités” ont des taux relativement proches,
autour de 1 pour mille.
Depuis le début de l’épidémie, les femmes d’Afrique subsaharienne
qui vivent en France ont été autant touchées par le sida que les
hommes de même “nationalité” (taux respectifs de 11,7 et
11,2 pour 1 000). Les femmes haïtiennes ont été environ deux fois
moins touchées que les hommes (18,5 vs 43,6 pour 1 000). Les
femmes d’Afrique du Nord ont été environ quatre fois moins touchées
que les hommes (0,55 vs 2,12 pour 1 000), les femmes d’Europe ou
de France cinq fois, les femmes d’Asie environ dix fois et les femmes
d’Amérique (hors Haïti) vingt fois moins.
5)- Insee, Recensement
de la population de 1990 nationalités. Résultats
du sondage au quart.
Ces données ne concernant
que les étrangers vivant
en France métropolitaine,
les personnes étrangères
atteintes du sida domiciliées
dans les départements
d’outre-mer (Dom)ont été
exclues pour les calculs
de ces taux. Afin d’éliminer
les effets des différences
de structure par âge
des populations,
une standardisation sur l’âge
a été réalisée pour les calculs.
RÉPARTITION DES CAS DE SIDA CUMULÉS DEPUIS LE DÉBUT DE L’ÉPIDÉMIE
Nombre cumulé
de cas de Sida
Taux cumulé de cas
de sida (pour 1 000)
Afrique subsaharienne
Rép. démoc. du Congo
Mali
Congo
Côte d’Ivoire
Sénégal
Autres
2068
682
210
196
175
162
643
11,5
43,8
7,9
39,1
15,7
6,4
-
Afrique du Nord
Algérie
Maroc
Tunisie
Autres
1543
964
390
178
11
1,4
1,8
1,1
1,1
-
Europe
1298
318
311
267
83
75
63
181
0,97
0,87
1,9
1,7
*
*
*
-
Haïti
809
29,0
Amérique
USA
Brésil
Argentine
Colombie
Autres
559
154
114
51
41
199
7,2
6,2
15,1
13,0
7,7
-
Turquie
Liban
Laos
Cambodge
Vietnam
Autres
278
33
33
32
25
24
131
0,87
*
*
*
*
*
-
16
-
6571
1,8
40 335
0,85
67
-
Portugal
Espagne
Italie
Allemagne
R.U.
Yougoslavie
Autres
Asie
Autres
Total des étrangers
France
(nationalité française)
Nationalité inconnue
* Les taux n’ont pas été calculés lorsque les effectifs étaient trop faible.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
(TAUX STANDARDISÉS SUR L’ÂGE) - DONNÉES AU 30/06/98 - SOURCE INVS
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 85
PAR NATIONALITÉ ET TAUX RAPPORTÉS À LA POPULATION ÉTRANGÈRE VIVANT EN FRANCE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 86
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
La contamination hétérosexuelle prédomine chez toutes les
femmes de “nationalité” étrangère, tandis que chez les hommes, le
mode de contamination principal des sujets de “nationalité” nordafricaine reste encore l’usage de drogues (35 % des cas diagnostiqués
en 1997). La contamination hétérosexuelle, en augmentation,
concerne 26 % des cas en 1997 et les rapports homosexuels 16 % des
cas. Chez les Haïtiens et les hommes d’Afrique subsaharienne, la transmission hétérosexuelle est toujours majoritaire (pour respectivement
89 % et 76 % des cas diagnostiqués en 1997).
Parmi les 2 036 cas de sida diagnostiqués en 1997, 63 % des sujets
d’Afrique subsaharienne ne connaissaient pas leur séropositivité au
moment du diagnostic. Ce pourcentage est de 47 % pour les Européens,
46 % pour les Nord-Africains, 44 % pour
Une méconnaissance plus grande
les Haïtiens, et 38 % pour les Français.
de la séropositivité, à un stade
Pour la même année, 78 % des Haïpourtant avancé de l’infection,
tiens, 67 % des Européens, 61 % des
empêche un certain nombre
Nord-Africains et 60 % des sujets
d’Afrique subsaharienne n’avaient pas
d’étrangers de bénéficier
bénéficié d’un traitement antirétroviral
des thérapeutiques adaptées
avant le sida, alors qu’ils connaissaient
permettant de retarder l’entrée
leur séropositivité au moment du diadans la maladie.
gnostic. Ce pourcentage est de 53 %
pour les Français.
LES LIMITES DE L’ANALYSE
Cette analyse comporte certaines limites dans la mesure, tout
d’abord, où il est difficile de parler des étrangers en général, et où le
découpage en continents n’est pas toujours satisfaisant, puisque l’épidémie évolue de façon différente d’un pays à l’autre. Le fait de ne
disposer que de la nationalité sur les fiches de déclaration du sida
ne permet pas non plus d’analyser l’épidémie dans l’ensemble de la
population immigrée et exclut les sujets ayant acquis la nationalité
française. De plus, la surveillance du sida n’est que le reflet tardif
des contaminations par le VIH, et elle est surtout, désormais, le reflet
d’une absence de dépistage et de prise en charge, ce qui ne permet
pas d’extrapoler les données présentées à l’ensemble de la population séropositive.
Les données permettent néanmoins de montrer que la population
étrangère vivant en France est particulièrement touchée par l’épidémie : 20 % des cas de sida (adultes) diagnostiqués au cours du premier semestre 1998 concernent des sujets de nationalité étrangère,
alors que la population étrangère de plus de 15 ans représentait, en
ÉVOLUTION DU NOMBRE DE NOUVEAUX CAS DE SIDA
DIAGNOSTIQUÉS CHAQUE ANNÉE SELON LA NATIONALITÉ
Nombre de nouveaux cas
6000
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 87
(FRANÇAIS VS ÉTRANGERS)
Nationalité française
Nationalité étrangère
5000
4000
3000
2000
0
82
83
84
85
86
87
88
89
90
91
92
93
94
95
96
97
Année de diagnostic
Données redressées au 30 juin 1998 - source InVS
1990, 6 % de la population adulte vivant en France métropolitaine
(données Insee). L’augmentation de la part des étrangers parmi les
cas de sida, depuis 1996, est surtout liée à une augmentation de la
proportion des sujets ayant pour nationalité celle d’un pays d’Afrique
subsaharienne. Une méconnaissance plus grande de la séropositivité,
à un stade pourtant avancé de l’infection, empêche un certain
nombre d’entre eux de bénéficier des thérapeutiques adaptées permettant de retarder l’entrée dans la maladie.
De plus, le pourcentage important d’étrangers n’ayant pas bénéficié d’un traitement antirétroviral avant le diagnostic de sida, alors
qu’ils connaissaient leur séropositivité, suggère que l’accès des étrangers séropositifs à une prise en charge thérapeutique est limité. L’infection à VIH est révélatrice, dans cette population, d’une difficulté
globale d’accès à des soins appropriés, liée vraisemblablement aux
conditions sociales, économiques, politiques et juridiques.
L’importance de l’épidémie de sida chez les étrangers vivant en
France doit donc inciter à promouvoir des efforts de prévention adaptés afin de lutter contre la propagation du VIH dans cette population.
L’amélioration de l’accès à un dépistage précoce chez les personnes
étrangères doit constituer un objectif de la lutte contre l’épidémie. Un
effort d’information sur l’intérêt d’une prise en charge de la séroposi✪
tivité, adapté à certaines communautés, est aussi nécessaire.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
1000
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 88
L’ACCÈS AUX SOINS DES ÉTRANGERS
EN SITUATION PRÉCAIRE
La législation actuelle produit parfois des situations inextricables
pour les malades étrangers résidant en France. Ainsi A., ancienne
toxicomane atteinte du sida, après un long séjour forcé – et thérapeutiquement inadapté – au Maroc, a-t-elle dû effectuer un douloureux parcours du combattant pour être régularisée. Cet exemple
n’est d’ailleurs pas le plus extrême, et il est en tout cas symptomatique du nouveau modèle de société d’accueil qui se met en
place, dans lequel la maladie devient le seul recours de l’étranger.
J’ai fait la connaissance d’A. en février 1998, à Casablanca. Malade
du sida, elle avait été expulsée vers le Maroc en 1994. Vivant depuis
l’âge de deux ans en France et mère d’un enfant français, elle ne parlait pas le marocain dialectal avant son expulsion mais l’avait appris
depuis. Elle n’était jamais allée au Maroc depuis l’émigration de ses
parents en 1964. Son cas est exemplaire d’une situation, celle de la
“double peine” (voir encadré ci-contre), ici aggravée par une maladie mortelle pour laquelle les traitements ne sont pas disponibles dans
les pays où sont renvoyés les étrangers victimes de cette mesure.
D’autres cas de “double peine” expulsés de France, d’Espagne ou
de Belgique étaient présents au CHU de Casablanca ou dans les locaux
de l’Association marocaine de lutte contre le sida. Des gens qui, pour
la plupart, s’étaient mariés, avaient eu des enfants, parfois sans jamais
avoir osé parler de leur séropositivité. Cependant, c’est le parcours
d’A. que nous allons décrire. D’abord parce qu’il illustre nombre d’aspects qu’occulterait une approche strictement médicale, juridique
ou “exotique”(1) des questions relatives à l’accès aux soins des “étrangers” en France. Ensuite parce que c’est la seule personne concernée, parmi celles que j’ai rencontrées, qui a voulu et réussi à rentrer
dans ce qu’elle considère comme son pays, les autres n’en ayant pas
eu l’envie, les moyens ou la possibilité(2). Enfin, parce qu’au-delà du
cas particulier, c’est la fréquence de ce type de situation qu’il faut
souligner. Cette fréquence tient aux liens connus entre les pratiques
d’injection de stupéfiants et le risque d’infection au VIH, ainsi qu’à
ceux, plus rarement abordés, entre la pénalisation des usagers de
drogue et leur nationalité(3). À ceci s’ajoute la pratique, courante dans
les tribunaux, de la délivrance d’une interdiction du territoire français, laquelle, après avoir signifié, jusqu’en 1997, expulsion ou clan-
par
Sandrine MussoDimitrijevic,
doctorante
à l’École
des hautes études
en sciences
sociales (EHESS),
Paris
1)- Pour une approche
“exotique” et une étude
décontextualisée
des représentations du sida
au sein des populations
étrangères, voir T. Nathan,
C. Lewertovski, Le virus
et le fétiche, Odile Jacob,
1999.
2)- Certaines de ces
personnes sont décédées.
L’accès aux trithérapies
est possible au Maroc depuis
la mi-1999. La mise
sous traitement a eu lieu
au “compte-gouttes” depuis
1996, pour les personnes
ayant les moyens financiers
d’acheter l’antiprotéase.
3)- Pour usage illicite
de stupéfiants, 55,8 %
des étrangers, contre 23,3 %
des Français, feront
de la prison ; voir F. L. Mary,
P. Tournier, “La répression
pénale de la délinquance
des étrangers en France”,
Le Croquant, n° 22,
deuxième semestre 1997.
LA “DOUBLE PEINE”
DE RENDEZ-VOUS EN CONVOCATIONS
5)- Il s’agit des principales
causes d’incarcération
des étrangers en France.
Voir L. Wacquant,
Les prisons de la misère,
Raisons d’agir, 1999.
La Ddass lui retire sa seconde fille et, la même année, elle est expulsée. À son arrivée au Maroc, les autorités françaises divulguent son
statut sérologique. Elle passe six mois en prison et sera par la suite
régulièrement harcelée par la police. Il n’existe pas de traitement
de substitution au Maroc, mais elle est prise en charge pour sa séropositivité ; elle développe une tuberculose, du fait de son allergie au
seul traitement préventif disponible par le biais hospitalier, le Bactrim. Malgré la levée de son interdiction du territoire français dès
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 89
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
destinité, aboutit aujourd’hui, pour ceux qui en sont victimes, à des
situations inextricables où les personnes se trouvent dans le même
temps irrégularisables et inexpulsables.
A. a passé son enfance entourée de huit frères et sœurs dans la
“Zup” d’une ville moyenne. Le jour de ses dix-huit ans, elle prend
en cachette un train pour Paris. En 1982, à la suite du décès de son
frère aîné, elle “rentre en galère” et commence à consommer de l’héroïne. Suivent alors les étapes “traditionnelles” des “carrières” de
toxicomanes(4). Elle va en prison pour infraction à la législation sur
les stupéfiants et à la législation sur les étrangers(5) pour la première
fois en 1984 : “Je n’avais jamais pensé à demander la nationalité,
et pour la carte de dix ans, il me fallait l’extrait d’acte de naissance. J’étais brouillée avec mon père et ma belle-mère n’a pas
voulu me l’envoyer.” En 1986,
◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ lors d’un second séjour carcéral, on lui annonce sa séropositivité en même temps que sa
La “double peine” consiste à punir un délit par la peine de pripremière grossesse. Elle
son prévue par la loi, en y ajoutant une interdiction temporaire
connaît, après son accouchedu territoire français (3, 5 ou 10 ans), voire définitive. Cette
ment, une dépression (“À cette
disposition de l’ordonnance de 1945 (article 26, A et B) n’a
époque-là, je pensais que j’alpas été abrogée par les lois Debré (1997) et Chevènement
lais mourir d’un jour à
(1998) qui garantissent, singularité française dans le contexte
l’autre.”), suivie d’une longue
européen, “l’inexpulsabilité” de “l’étranger atteint de pathologie
période de séjours en prison et
grave”, et l’accès à un titre de séjour d’un an (mention “vie prid’activités délictueuses pour
vée et familiale”). Elle permet néanmoins d’invoquer une
se procurer le “produit” (vol,
réserve de “menace à l’ordre public”à leur encontre, notion très
prostitution). À la suite d’une
extensive relevant de l’appréciation discrétionnaire de l’admideuxième grossesse, elle
nistration, et pouvant être invoquée en l’absence de condam“décroche” et trouve un apparnation pénale (circulaire “Pasqua” D9300210 du 8 septembre
tement thérapeutique. Mais la
1993) pour refuser de délivrer un titre de séjour.
mort de sa première fille la fait
“replonger” en 1994.
4)- Sur les étapes spécifiques
de la “carrière”
de toxicomane à l’héroïne,
voir F. Lert et E. Fambonne,
La toxicomanie :
vers une évaluation
de ses traitements,
La Documentation française,
1989, p. 60. Les chiffres
du rapport de L’InVS relatifs
au sida dans la population
étrangère en France (avril
1999) montrent une
surreprésentation des cas
liés à la toxicomanie chez
les personnes
de “nationalité” maghrébine.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 90
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
1995, ce n’est qu’au début de 1999
qu’elle obtient le visa et le passeport lui permettant de rentrer en
France.
Elle a très vite accès aux trithérapies. Le traitement est efficace, mais génère fatigue et effets
secondaires digestifs importants.
Elle absorbe une quinzaine de
cachets par jour, avec des
contraintes horaires et diététiques
assez strictes. Mais c’est le titre de
séjour qui devient une obsession,
car il conditionne l’accès à l’aide
sociale, au travail, à un logement,
et donc au droit de vivre avec sa
fille. Suivant les conseils de “spécialistes”, elle entame une procédure de régularisation au titre de
malade. À l’issue d’un premier rendez-vous à la préfecture en février,
elle est reconvoquée en avril. Un
rendez-vous avec le médecin inspecteur de la préfecture lui est
notifié pour juillet.
Jusque-là, elle n’a eu aucun droit, ni au travail, ni à des prestations sociales, et vit de “tickets services” obtenus auprès d’une association pour faire ses courses. Elle multiplie les lettres de motivation
et les entretiens auprès d’institutions et d’associations. Après avoir
passé quelque temps chez un militant d’une association de lutte contre
le sida, elle obtient une place dans un lieu d’hébergement collectif,
où sa chambre est régulièrement fouillée, sa mobilité réduite (horaires
d’entrée et de sortie, rendez-vous obligatoires avec l’éducateur spécialisé du lieu) et où elle ne peut accueillir sa fille. En juillet, elle
obtient une autorisation provisoire de séjour (APS) pour soins valable
six mois, avec autorisation de travail mais sans accès à l’aide sociale
(RMI ou allocation adulte handicapé).
Commence alors une recherche d’emploi longtemps infructueuse,
du fait de son statut précaire et de l’habituelle discrimination à l’embauche, qui excède le cas particulier des malades étrangers. Tout aussi
infructueuses sont ses démarches d’accès à un appartement thérapeutique(6) ; les listes d’attente sont longues et la précarité adminis-
6)- Cf. D. Fassin, J. Lagorce,
S. Sisoutham, Étrangers en
sous-France. Les conditions
d’hébergement des étrangers
en situation irrégulière
infectés par le virus du sida,
rapport pour ECS, juin 1999.
En un an, elle a eu recours à plus d’une cinquantaine de structures, auxquelles elle est amenée à “raconter sa vie” en modulant le
récit de celle-ci selon les attentes qu’elle prête à ses interlocuteurs :
“À chaque fois que j’en sors, je suis mal, j’ai l’impression d’en dire
trop, ou pas assez, je me demande toujours si c’est comme ça qu’il
faut faire, et puis ça remue des trucs… J’ai l’impression de quémander.” L’expérience quotidienne de ses nombreux recours restitue le cadre de reconnaissance sociale auquel elle est assignée : la
légitimité de sa présence n’étant liée
qu’à la maladie, c’est cette dernière qui
Au-delà de la diversité des trajectoires
devient le seul “capital” mobilisable
rencontrées sur le terrain,
stratégiquement ; le secret médical aussi
c’est la tension entre le principe
de sécurité (qui légitime la double peine) est à “deux vitesses”.
L’expérience d’interaction avec le
et celui de la raison humanitaire
personnel de la préfecture est par
(la maladie) qui est le point commun
ailleurs encore révélatrice de ce
de ces situations.
qu’Hanna Arendt soulignait comme
étant l’un des schèmes constitutifs du
rapport à l’étranger, à savoir la suspicion(7). A. rapporte ainsi les propos tenus par le médecin chargé d’émettre un avis médical dans le
cadre de sa procédure de régularisation : “J’avais l’impression
d’être une menteuse. Il ne comprenait pas bien combien de frères
et sœurs j’avais, mais mon père a été marié trois fois, on n’est pas
tous de la même mère… C’est compliqué. Il m’a dit : ‘je comprends
7)- H. Arendt,
pourquoi vous avez mal tourné, vous ne devez pas être la seule dans
L’impérialisme, Seuil, 1984.
la famille.’ [...] Et aussi qu’il y avait pas mal de gens qui ont essayé
de se faire régulariser, qui racontaient qu’ils avaient le sida pour
avoir des papiers.”
Les anecdotes concernant la suspicion et les représentations
qu’elles révèlent sont “banales” dans les récits de malades étrangers
et de ceux qui les suivent dans leurs démarches. Ainsi, un salarié d’une
association de lutte contre le sida évoque l’existence, dans certaines
communes d’Île-de-France, d’enquêtes “de moralité” effectuées à la
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 91
LA MALADIE, SEUL CAPITAL MOBILISABLE
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
trative pénalisante. En janvier 2000, elle retourne à la préfecture pour,
pense-t-elle, obtenir enfin un titre de séjour d’un an. Elle se voit
remettre une APS de trois mois et un rendez-vous pour le mois d’avril
sous prétexte qu’elle n’a pas, “officiellement”, un an de présence sur
le territoire, une pratique préfectorale “classique” envers les personnes
n’ayant pas de preuve de leur date d’arrivée et celles arrivées sur le
territoire après la circulaire de régularisation de la “loi Chevènement”.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 92
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
demande de la préfecture par le commissariat. Il existe aussi le cas
d’une résidente chinoise, SDF et séropositive, qui s’est vu refuser par
un bureau d’action sociale parisien une domiciliation pour recevoir
l’aide sociale au motif “qu’ils refusent d’instruire les dossiers des
personnes asiatiques parce que ces personnes ne sont jamais SDF,
que la communauté chinoise est soliLes personnes “irrégularisables”
daire et qu’elles sont donc toujours
et inexpulsables se voient généralement
hébergées à droite à gauche.”
délivrer une autorisation provisoire
Il n’existe aujourd’hui en France, en
de séjour pour soins avec ou sans
théorie, aucun obstacle juridique à l’acautorisation de travail, assortie
cès aux soins des étrangers en situation
d’une “assignation à résidence”,
irrégulière et malades du sida. Des lois
(8)
qui les protège de l’éloignement
et des circulaires garantissent en effet
sans leur permettre d’autre solution
l’accès aux soins et, depuis peu, l’inexque la dépendance.
pulsabilité des étrangers malades(9), dès
lors, bien évidemment, que la pathologie est connue. Pour autant, l’inexpulsabilité n’entraîne pas une régularisation automatique. La réserve de “menace à l’ordre public”
permet en effet aux préfectures de continuer à délivrer aux personnes
ayant un passé judiciaire des titres de séjour précaires, tandis que
les tribunaux continuent de prononcer des interdictions du territoire à l’encontre de catégories protégées de l’expulsion. Au-delà de
la diversité des trajectoires rencontrées sur le terrain, c’est la tension entre le principe de sécurité (qui légitime la double peine) et 8)- Notamment la loi de 1992
réformant l’aide médicale,
celui de la raison humanitaire (la maladie) qui est le point commun et la circulaire Weil de 1995
l’accès aux soins
de ces situations, et qui génère de nouveaux cas d’inexpulsables irré- sur
des étrangers irréguliers.
gularisables. Aussi, ce sont maintenant les limites de la généralisa9)- Depuis l’amendement
à la “loi Debré”, obtenu
tion du “cas” présenté qui doivent être précisées.
LE POUVOIR DE LAISSER MOURIR
Pourtant, A. dispose d’une connaissance fine du réseau de soutien
et de prise en charge, d’une parfaite maîtrise du français et d’une
expérience des “codes” propres à l’interaction avec les travailleurs
sociaux. Elle ne connaît donc pas les difficultés que peuvent rencontrer nombre de personnes malades en attente de régularisation :
les demandeurs d’asile, les “primo-arrivants” dont le visa touristique
a expiré et les “irréguliers” produits par les lois(10). Dans leur cas, c’est
la non-reconnaissance ou la méconnaissance des droits qui constitue l’un des obstacles à l’accès aux soins(11). La reconnaissance des
droits est en effet régulièrement bafouée, en toute bonne foi et ignorance, du fait de consignes spécifiques, ou par “xénophobie ordinaire”,
par les personnes et les services chargés de les mettre en œuvre ou
en juillet 1997 par un lobbying
associatif, complété,
en 1998 par la possibilité
d’une autorisation de travail
dans la circulaire
de régularisation et la loi
dite Chevènement.
10)- Sur la production
d’irréguliers, voir D. Fassin,
A. Morice, C. Quiminal,
Les lois de l’inhospitalité,
La Découverte, 1998.
11)- Cf. S. Musso-Dimitrijevic,
“Les difficultés d’accès
aux soins des étrangers
atteints par le VIH sida”,
Le journal du sida, décembre
1997 ; Fassin et al, rapport
cité, 1999 ; Bourdillon et al,
“La santé des populations
d’origine étrangère
en France”, Social Science
and Medecine, 1991.
13)- Fassin et al,
rapport cité.
14)- Il faudrait,
pour l’affirmer, que toutes
les personnes expulsées
connaissent leur statut
sérologique. Par ailleurs,
le dernier rapport du Conseil
national du sida
(Les traitements à l’épreuve
de l’interpellation, juin
1999) signale la rétention
et l’expulsion sans mise
à disposition de ses
traitements d’un étranger
séropositif.
15)- M. Foucault, Histoire
de la sexualité, tome I,
Gallimard, 1976, p. 181.
Pour Giorgio Agamben, “on
voit, entre ces deux formules,
s’en glisser une troisième
qui saisirait la spécificité
de la biopolitique du
XXe siècle : non plus faire
mourir, non plus faire vivre,
mais faire survivre”, in
Ce qui reste d’Auschwitz,
Payot et Rivages, 1999,
p. 204.
16)- M. Foucault,
Les anormaux,
cours du 15 janvier 1975,
Gallimard, mars 1999,
pp. 42-43.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 93
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
12)- Cf. J. Lagorce,
S. Sisoutham, “La maladie
comme statut juridique”,
in Fassin et al, rapport cité,
pp. 46-54.
d’en informer les premiers concernés. L’absence de maîtrise du français et d’accès à l’information peut aussi jouer. Ces constats sont généralisables à d’autres pathologies. Les délais de régularisation laissent
les personnes dans une situation de précarité administrative.
Pour en revenir au cas d’A., l’annonce de sa séropositivité remonte
à 1986, impliquant une connaissance et une acceptation accrues de
la pathologie, cheminement dont on sait le lien avec l’acceptation
d’une acquisition de statut par le biais de la maladie(12), et avec la
démarche de prise en charge thérapeutique. De plus, en l’absence
d’une mesure administrative ou judiciaire d’éloignement, l’accès à
un titre ouvrant des droits existe, espoir que n’ont pas les malades
étrangers tombés sous le coup de ces mesures. Ces personnes irrégularisables et inexpulsables se voient généralement délivrer une APS
avec ou sans autorisation de travail, assortie d’une “assignation à résidence” qui les protège de l’éloignement sans leur permettre d’autre
solution que la dépendance envers les réseaux familiaux, communautaires ou associatifs. Enfin, A. ne dépend pas, à l’heure actuelle,
d’un réseau auquel il est stratégique de cacher la pathologie, ce qui
peut également être lourd de conséquences en termes d’accès aux
soins, quand l’exclusion juridique se double de la réalité ou de l’appréhension de l’exclusion par l’entourage. Malgré tout, son cas
illustre le recul actuel “du droit face à l’humanitaire”(13). C’est en
tant que “malade” que la jeune femme, qui a passé trente et un ans
en France, sera “régularisée”.
Si la France n’expulse pas, en théorie(14), les malades étrangers,
l’expérience quotidienne de certains de ces malades illustre avec
acuité la réflexion de Michel Foucault sur les attributs spécifiques à
l’exercice de la souveraineté dans les démocraties occidentales : “On
pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre,
s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de laisser mourir”(15).
Et c’est encore à certaines phrases de cet auteur que font écho les
situations des malades “assignés à résidence” : “Au fond, l’Occident
n’a eu que deux grands modèles [de contrôle des individus] : l’un,
c’est celui de l’expulsion du lépreux, l’autre, c’est le modèle de l’inclusion du pestiféré. […] Il s’agit d’une quarantaine ; il ne s’agit
pas de chasser, il s’agit au contraire d’établir, de fixer, de donner
✪
des lieux, d’assigner des places.”(16)
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 94
LES ÉTRANGERS DANS
LES CONSULTATIONS
DES CENTRES DE SOINS GRATUITS
Les patients des centres de soins gratuits présentent de grandes disparités, aussi bien du point
de vue de leur origine que de leurs conditions de vie. On note cependant quelques similitudes : la proportion de femmes est plus forte parmi les patients étrangers, qui de ce fait
ont plus souvent un environnement familial, contrairement aux patients français, qui sont
plus fréquemment des hommes seuls. Si l’absence ou la précarité d’emploi et de logement,
ainsi qu’un faible niveau de scolarisation caractérisent les patients français comme étrangers,
en revanche ces derniers bénéficient moins de la législation sociale et sont souvent sans droits.
La crise pétrolière des années soixante-dix et la montée du chômage qui s’est ensuivie ont mis en évidence les faiblesses d’un système de protection basé sur l’activité professionnelle. À la perte
d’emploi a succédé, pour une partie de la population, une diminution des ressources, la perte de la protection maladie, parfois même
d’un logement, des liens familiaux… Les pouvoirs publics semblaient incapables de répondre rapidement à ce phénomène, repéré
dans les années quatre-vingt sous le terme de “nouvelle pauvreté”.
Dans le domaine de l’accès aux soins, les institutions de soins gratuits existantes (Comede, dispensaires d’hygiène mentale, etc.) et
les associations caritatives généralistes, dont certaines facilitaient
l’accès aux soins des publics en difficulté, n’ont pu faire face à la montée de la précarité. Des équipes de bénévoles animées par des médecins ont créé des centres de soins gratuits, d’accès immédiat, sans
débours et sans conditions : Remede, en 1984, mission France de
Médecins du monde, en 1986, mission Solidarité France de Médecins
sans frontières, en 1987, etc. Depuis 1993, des consultations dites de
précarité ont été créées dans les hôpitaux publics, qui reçoivent les
patients démunis dans les mêmes conditions de gratuité et d’accueil
adapté. Outre dispenser des soins, ils voulaient aider leurs patients
à obtenir ou retrouver une protection sociale, et alerter l’opinion et
les pouvoirs publics pour que les modifications législatives ou réglementaires nécessaires soient rapidement prises.
On doit entre autres à ces équipes pionnières les extensions successives des droits à la protection sociale (création du RMI, aide médicale pour les bénéficiaires du RMI, maintien des droits pour les
chômeurs inscrits à l’ANPE, extension de la notion d’ayant droit pour
par
par Andrée
et Arié Mizrahi,
Arguments
socio-économiques
pour la santé
(Argses)
1)- C. Moncorgé, H. Picard,
“Présentation
de la population accueillie
et soignée dans les centres
de soins de Médecins
du monde”, in Santé
et pauvreté, Académie
nationale de médecine,
Paris, 1997, pp. 43-55.
SÉLECTION PAR LA SANTÉ
Le regroupement de multiples nationalités dans un groupe “étrangers” masque les particularités de chaque nationalité(1). Les étrangers
résidant en France viennent de toutes les parties du monde et ont donc
peu de choses en commun ; leur répartition par continent ou pays fluctue selon les événements malheureux qui s’y déroulent. Quelques caractéristiques sont cependant similaires. Ils sont en moyenne plus jeunes
que les Français et en meilleure santé, pour chaque tranche d’âge et
globalement. Ce meilleur état de santé est vraisemblablement lié à un
double effet de sélection, les personnes gravement malades ou handicapées ayant plus de mal à se déplacer pour immigrer, cet effet en
TABLEAU 1 :
PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DES PATIENTS DES CENTRES DE SOINS GRATUITS
Médecins
sans frontières
Remede
Médecins
du monde
APHP
Consultation
précarité
Remede
dispensaire
Nombre de centres
6
31
8
1
Période d’observation
1990-1991
1998
1996
1999
Unité d’observation
nouveaux
patients
patients
patients
nouveaux
patients
Patients ayant consulté
Nouveaux patients
3 183
35 000
19 250
% d’hommes
61,7
61,0
% moins de 16 ans
% 40 ans et plus
13,3
23,2
14,0
25,0 *
13,7
27,4
% “vit seul”
67,9
63,2 *
69,3
% ne travaille pas
81,0
75,0 *
82,6
% sans protection
sociale
64,1
45,0 *
80
81,9
% sans logement stable
58,8
74,2 *
45
49,0
% d’étrangers
62,6
68,6
65
84,0
* Année 1996, patients majeurs.
1 563
70
46,8
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 95
LA
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
les enfants, les cohabitants…) qui ont abouti à la création de la couverture maladie universelle (CMU). Avant d’aborder la fréquentation
de ces centres de soins gratuits, rappelons brièvement quelques données sur l’état de santé et l’accès aux soins des étrangers en France.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 96
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
quelque sorte “naturel” étant renforcé par une réglementation soumettant l’obtention d’un visa d’entrée à un contrôle médical.
Avant la CMU, la plus grande partie de la population (environ 84 %)
était simultanément protégée par la sécurité sociale et par une couverture complémentaire, mutuelle ou assurance privée ; 16 % environ ne bénéficiait que de la couverture obligatoire de la sécurité
sociale, une faible proportion, enfin, ne pouvait pas faire valoir ses
droits à la protection maladie. Les étrangers étaient plus nombreux
à ne pas bénéficier d’une couverture complémentaire (42 %) que les
Français (15 %)(2). Les personnes démunies pouvaient demander à
l’aide médicale (gérée jusqu’au 1er janvier 2000 par les collectivités
locales) et à la sécurité sociale (fonds d’action sociale) de prendre
en charge tout ou partie des soins. Les étrangers ont une consommation médicale inférieure de 29 % à celle des Français (20 % après
redressement par âge et sexe). Cette moindre consommation médicale résulte d’une dépense de soins de ville particulièrement basse,
inférieure de 42 % à celle des Français (36 % après redressement par
âge et sexe), et d’une consommation d’hospitalisation à peu près de
même niveau(3).
Les patients consultant dans les centres de soins gratuits ont certaines caractéristiques assez proches : ce sont majoritairement des
hommes, plutôt jeunes, rarement des enfants et très rarement des
personnes âgées. La plupart de ces patients vivent seuls, les femmes
moins souvent que les hommes. La majorité d’entre eux ne travaille
pas, plus de la moitié n’ont pas de logement stable, plus des deux tiers
n’ont pas de protection sociale, et les étrangers sont majoritaires
(cf. tableau 1). De même que les Français fréquentant les centres
de soins gratuits ne sont pas représentatifs de l’ensemble des Français, les étrangers ne sont pas représentatifs de chacune des nationalités auxquelles ils appartiennent ; de plus, la structure même des
nationalités est totalement différente. Alors que les étrangers les plus
nombreux vivant en France viennent d’Europe du Sud et du Maghreb (Portugais, Algériens, Marocains, Italiens, Espagnols, Tunisiens),
la clientèle étrangère des centres de soins gratuits vient majoritairement de l’Afrique noire francophone.
L’AUGMENTATION
2)- A. Bocognano,
S. Dumesnil, L. Frerot,
N. Grandfils, P. Le Fur,
C. Sermet, Santé, soins
et protection sociale en 1998,
Credes, n° 1282, Paris,
décembre 1999.
3)- An. Mizrahi, Ar. Mizrahi,
État de santé
et consommation médicale,
concentration et disparités,
communication non publiée,
Strasbourg, mars 1997.
RELATIVE DES ÉTRANGERS
La proportion d’étrangers varie considérablement d’un centre à
l’autre(4) selon leur implantation, leurs réseaux de correspondants,
etc. Ainsi, en 1998, pour les centres de Médecins du monde, elle variait
de 5 % (à La Rochelle) jusqu’à 87 % (à Gennevilliers). Compte tenu
de cette grande dispersion, les moyennes calculées sur quelques
4)- Il n’existe pas
de statistique représentative
sur la population fréquentant
les centres de soins gratuits,
et on ne peut que s’appuyer
sur des informations
partielles donnant
des éclairages localisés.
TABLEAU 2 :
MSF - Remede, 1990-1991
six centres
Remede, dispensaire, 1998
Français
Étrangers
Français
Étrangers
Nbr. de nouveaux patients
3913
6 535
292
1 359
Hommes
64,9
59,8
52,4
43,8
Moins de 16 ans
40 ans et plus
14,6
29,3
12,5
19,6
29,8
26,7
Vit seul
76,2
63,0
75,4
64,7
Logement stable
Logement précaire
SDF
38,4
28,9
32,7
42,8
42,4
14,8
69,7
23,8
6,5
58,3
38,2
3,5
Emploi stable
Emploi occasionnel
Ne travaille pas
4,3 *
17,3
78,4
2,3
13,3
84,4
10,2
12,9
76,9
2,3
14,8
82,9
Cherche un emploi
Ne cherche pas
69,2
30,8
31,2
68,8
Inscrit indemnisé à l’ANPE
Inscrit non indemnisé
Non inscrit
12,3
44,4
43,3
2,4
7,2
90,5
Sans protection
42,3
77,2
45,8
90,0
RMI
Oui
Non
En attente
12,3
87,7
2,0
98,0
19,1
72,2
8,1
2,8
96,7
0,5
* Année 1990.
5)- H. Q. Cong, P. Dupas,
A. Jacob, T. Lecomte,
F. Lombrail, E. Lucioli,
An. Mizrahi, Ar. Mizrahi,
P. Rauna, Recours aux soins
et morbidité des défavorisés,
Credes, n° 830, 874, 927,
Paris, janvier 1990, juin 1990,
juillet 1992.
centres sont plutôt indicatrices de tendances. Poursuivant le mouvement observé entre 1986 et 1990(5), le pourcentage d’étrangers
parmi les nouveaux patients augmente au cours du temps. De 62 %
en 1990 (Médecins sans frontières, Remede), elle atteignait 69 % pour
l’ensemble des consultants de Médecins du monde en 1998 et 84 %
pour les nouveaux patients du dispensaire de Remede en 1999. Pour
ce dernier centre, la série annuelle montre simultanément une diminution régulière du nombre de nouveaux patients français (ce qui
reflète pour l’ensemble des Français une amélioration de la protection maladie), et une quasi-stabilité du nombre de nouveaux patients
étrangers, d’où l’augmentation, au cours du temps, du pourcentage
d’étrangers parmi les nouveaux patients.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
(EN % DE NOUVEAUX PATIENTS)
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 97
PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DES NOUVEAUX PATIENTS FRANÇAIS OU ÉTRANGERS
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 98
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Les patients étrangers des centres vivent moins souvent seuls et
sont moins marginalisés que les patients français. Ils ont plus souvent un entourage familial et des enfants et vivent plus souvent avec
eux. De même, plus de la moitié des nouveaux patients étrangers sont
orientés vers le centre par un autre patient, membre de la famille,
ami ou connaissance, traduisant la mobilisation d’un réseau interpersonnel, alors que les nouveaux patients français sont orientés majoritairement par des institutions, associations caritatives, services
sociaux, hôpitaux… Ce moindre isolement des patients étrangers tient
en partie à la plus grande proportion de femmes parmi eux, ces dernières vivant plus souvent en couple ou
Les étrangers
en famille que les hommes.
ont une consommation médicale
Les nouveaux patients étrangers habiinférieure à celle des Français,
tent plus souvent dans des logements
du fait d’une dépense de soins
précaires, par contre ils sont moins nomde ville particulièrement basse
breux à habiter un logement stable ou à
et d’une consommation
vivre dans la rue. La grande majorité des
d’hospitalisation à peu près
patients des centres de soins gratuits,
de même niveau.
français ou étrangers, ne travaillent pas.
Parmi ceux qui travaillent, les étrangers occupent moins souvent un emploi stable que les nationaux. Les
patients étrangers résident en France depuis longtemps, 40 % d’entre
eux sont arrivés en France plus de trois ans avant leur première consultation au centre, et 30 % seulement moins d’un an avant. Une partie
importante de la clientèle des centres ayant réintégré ou obtenu des
droits à la protection maladie, les personnes sans droits ou ayant des
droits très difficiles à faire valoir forment maintenant une part importante de cette clientèle. Ainsi, selon les centres, entre le tiers et la
moitié des patients étrangers sont en situation irrégulière.
SE
SOIGNER
ET RECOUVRER DES DROITS
Sur le plan de l’application de la législation sociale, les écarts sont
importants entre patients français et étrangers : un peu plus de la
moitié des patients français ont une protection maladie, mais rares
sont les patients étrangers qui en bénéficient. De même, ils sont moins
souvent inscrits à l’ANPE et indemnisés, et perçoivent moins souvent
le RMI, même si la législation sociale est à peu de choses près la même
pour les nationaux et les étrangers en situation régulière.
L’absence de couverture sociale est la première cause de consultation dans un centre de soins gratuits, et ce pour les nouveaux patients
français aussi bien qu’étrangers, la deuxième cause étant la difficulté
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 99
7)- T. Lecomte, An. Mizrahi,
Ar. Mizrahi, Les bénéficiaires
du RMI fréquentant
les centres de soins gratuits.
Credes, n° 895, Paris,
juillet 1991.
8)- G. Brücker, D. T. Nguyen,
J. Lebas, “L’accès aux soins
des personnes démunies à
l’Assistance publique Hôpitaux de Paris”, in Santé
et pauvreté, Académie
nationale de médecine,
Paris, 1997, pp. 23-39.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
6)- Cf. note 2.
à faire l’avance des frais. En 1998, 14 % de la population déclarait avoir
renoncé à des soins au cours des douze derniers mois pour des raisons financières ; ce taux était double pour les personnes non protégées par une couverture complémentaire, les chômeurs, les RMIstes(6).
Selon la situation des patients et la complexité réglementaire qui s’y
rattache, le délai pour obtenir une couverture sociale peut être plus
ou moins long. L’amélioration de la législation sociale semble avoir
été appliquée plus rapidement aux Français qu’aux étrangers. Ainsi,
en 1990, parmi les nouveaux patients des centres, bénéficiaires du RMI,
29 % des étrangers et 21 % des Français étaient encore sans protection maladie(7). De même, en 1994, parmi les nouveaux patients du
dispositif médico-social de l’hôpital Saint-Antoine (consultation Baudelaire) à Paris, 70 % avaient obtenu ou retrouvé une protection au
bout d’un an ; la moitié des patients français l’ont obtenue en moins
de deux mois et la moitié des patients étrangers au bout de six mois
environ(8). Il est beaucoup plus rapide de réactiver une ancienne protection que d’obtenir un nouveau droit, ce qui explique une partie de
la différence entre Français et étrangers.
Les patients consultant dans les centres de soins gratuits ne présentent pas de pathologies spécifiques, mais les pathologies sont souvent aggravées par les conditions de précarité dans lesquelles ils se
trouvent, et sans doute par leur retard à faire appel aux soins. En 1998,
les nouveaux patients étrangers de Remede se caractérisaient par
un plus fort pourcentage de pathologies digestives, de troubles de la
locomotion et de maladies respiratoires que les nouveaux patients
français, et par un moindre taux de maladies psychiatriques, en particulier d’alcoolisme, de maladies cutanées et de traumatismes. Ces
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 100
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
différences sont assez proches de celles observées en 1990-1991 sur
un échantillon plus nombreux. L’importance des maladies cutanées
et des traumatismes chez les patients français est liée à la plus forte
proportion de gens sans domicile fixe parmi ces patients. À l’issue
de la consultation, les nouveaux patients étrangers sont, plus souvent que les patients français, orientés vers les spécialistes et les examens complémentaires d’imagerie ou de biologie. Ils sont par contre
✪
un peu moins nombreux à se voir délivrer des médicaments.
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
BIBLIOGRAPHIE
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France, La Découverte/Ined, Paris, 1996.
La loi dite “Pasqua” de 1993, qui conditionnait pour la première fois l’accès à l’assurance
maladie et à l’aide sociale à la régularité du séjour, a introduit une distinction entre Français
et étrangers et institutionnalisé des pratiques délatrices de la part des caisses. Lors des débats
précédant la mise en place de la couverture maladie universelle, cette approche n’a pas été
remise en question. Pour le Gisti, la CMU ne représente pas un véritable progrès, et pourrait
produire d’autant plus d’exclus que les caisses refusent d’en appliquer certaines dispositions.
par le
Gisti - Groupe
“Protection
sociale”
1)- La protection sociale
des étrangers après la loi
Pasqua, Gisti, 1995.
2)- Trois exceptions étaient
prévues : les enfants mineurs
étrangers d’assurés
sociaux, les détenus (mais
uniquement pour eux-mêmes
et non leurs ayants droit,
et pour la seule période de
la détention), et les victimes
d’accidents du travail ou
de maladies professionnelles.
* Groupe d’information
et de soutien des immigrés,
3, Villa Marcès, 75011 Paris
À la Libération, la sécurité sociale nouvellement créée a consacré le principe territorial des assurances sociales : le droit est conditionné à la résidence sur le territoire français et la préférence
nationale est en principe bannie. Dans ce cadre, l’assurance maladie, qui vise à garantir un droit fondamental, la protection de la santé,
a été conçue sans condition de nationalité ni de régularité du séjour.
Cette situation était conforme aux principes fondamentaux du droit
français, à commencer par le préambule de 1946 qui rappelle que
“La nation garantit à tous […] la protection de la santé”, et avec
de nombreux engagements internationaux, en particulier la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et la Convention
n° 118 de l’OIT, ratifiée par la France en 1974.
Le tournant majeur en matière d’évolution du droit des étrangers
aux soins interviendra près de cinquante ans après la création de
la “Sécu”, avec la loi du 24 août 1993, dite “loi Pasqua”, qui a posé
le nouveau cadre de la législation actuelle(1). En rupture totale avec
la logique retenue à la Libération, l’accès à l’assurance maladie
devient conditionné à la régularité du séjour du bénéficiaire(2).
Nombre de personnes ont été ainsi privées de l’assurance maladie
au fur et à mesure de la mise en place de contrôles, et suite au nonrenouvellement des titres. Se trouvera aussi exclu de l’assurance
maladie le mineur, quelle que soit sa nationalité, lorsque l’ayant droit
étranger de cet enfant ne peut justifier d’un titre – une décision en
totale contradiction avec la Convention internationale relative aux
droits de l’enfant, signée en 1989 et entrée en vigueur en 1990 dans
notre pays.
Les effets de la réforme sur les personnes sans titre ont été aggravés par les pratiques illégales de l’Administration. Ces personnes
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 101
ÉVOLUTIONS DU DROIT
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
L’ACCÈS AUX SOINS DES
ÉTRANGERS : DÉBATS ET
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 102
auraient dû voir leurs droits aux prestations d’assurance maladie
maintenus pendant une période de douze mois, comme le leur garantit le Code de la sécurité sociale. Sans égard pour le respect de la loi
et au mépris des principes rappelés par le Conseil constitutionnel
dans sa décision du 13 août 1993, des circulaires du ministère et de
la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) ont préconisé aux
caisses de refuser ce maintien temporaire des droits. Bien que le
Conseil d’État, par trois arrêts, ait annulé ces dispositions, les autorités n’ont jamais publié de nouvelles circulaires pour les caisses et
les pratiques illégales se sont donc poursuivies. Les interpellations
des associations sur ce point sont restées lettre morte(3).
3)- Voir Le maintien
des droits à l’assurance
maladie, maternité,
invalidité, décès,
Gisti, 1998.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
LES IMPASSES DE L’AIDE SOCIALE
La conjonction de l’exigence d’une régularité de séjour et du refus
de maintenir les droits pendant douze mois a provoqué de nombreux
dénis de droits pouvant toucher toute personne, quelle que soit sa
situation, et pas seulement les étrangers en situation irrégulière. Ont
été particulièrement affectés les étrangers en “situation administrative précaire”, une catégorie en voie d’expansion du fait de la prolifération des “rendez-vous” donnés par les préfectures, ainsi que les
étrangers en situation régulière dont les droits sont suspendus simplement en raison du renouvellement tardif des titres. De nombreux
nationaux ont aussi été touchés par la réforme, a fortiori lorsqu’ils
étaient perçus comme étrangers ou avaient des difficultés à réunir
les preuves de leur nationalité… “Nous arrivons aujourd’hui à des
situations totalement aberrantes. J’ai le cas d’une Française qui,
lors d’un transfert de caisse, s’est vue couper ses droits parce qu’elle
avait perdu sa carte d’identité”, témoigne une syndicaliste de la CPAM
des Bouches-du-Rhône(4).
La loi Pasqua a également restreint l’accès à l’aide sociale. Pour
toutes les populations précaires françaises ou étrangères qui ne peuvent accéder à la sécurité sociale, l’aide médicale a souvent été présentée comme la solution aux problèmes d’accès aux soins. Elle est
de fait destinée à permettre à toute personne démunie et résidant
en France d’accéder au système de santé. Jusqu’à très récemment,
l’aide médicale intervenait de deux façons : soit en complément de
l’assurance maladie pour les frais non couverts (ticket modérateur,
forfait hospitalier), soit à la place de celle-ci pour les patients non
affiliés à l’assurance maladie.
Après la loi Pasqua, il ne reste aux sans-papiers que l’aide médicale hospitalière pour les soins dispensés par un établissement de
santé, ou encore l’aide médicale à domicile, mais à condition de par-
4)- Cité par la revue
Espace social européen
du 28 mars 1997.
complète et un réquisitoire
sévère d’acteurs de terrain,
voir P. August et A. Veïsse,
“Droit à la santé et situation
d’exil”, in “Droit
des étrangers”, Informations
sociales, n° 78, Cnaf,
Paris, 1999.
6)- Ce qu’a nettement
mis en évidence l’enquête
du Credoc auprès des plus
démunis pour le compte
du Conseil économique
et social, Politiques
sociales : l’épreuve de
la pauvreté, Rapport n° 159,
réalisé par M. O. Gilles
et M. Legros, avril 1995.
LES POPULATIONS DÉMUNIES
RENVOYÉES À LA CHARITÉ
La complexité des textes, liée à la multiplicité des administrations,
des guichets, des procédures et des supports pouvant attester des
conditions posées, renforce la non-application du droit, permet aux
pratiques restrictives ou illégales des administrations de se développer, et favorise la méconnaissance des droits et procédures non
seulement par les intéressés, mais également par les professionnels
de la santé et du social. Or, souvent, le droit à l’aide sociale ne peut
être obtenu qu’après relance de l’Administration, voire contentieux.
Pour une personne en situation précaire épaulée avec détermination,
combien sont exclues dès la demande au guichet ? Au mépris de la
loi, des départements ont aussi pris la décision politique d’exclure
les sans papiers : “Qu’ils fassent du contentieux”, dit un conseil général du Nord de la France…
Les plus précaires sont aussi fréquemment refusés aux guichets
hospitaliers(6), surtout lorsqu’ils ne peuvent fournir les justificatifs
exigés, et ceci qu’ils soient étrangers ou français. Alors même qu’ils
ont des droits, ils sont orientés, surtout pour l’accès aux premiers
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 103
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
venir à justifier d’une résidence ininterrompue en France métropolitaine depuis au moins trois ans. Conséquences directes, des personnes sont contraintes de se rendre dans les hôpitaux, quand leurs
soins pourraient être effectués par la médecine de ville, pourtant
moins coûteuse, et sortent de l’hôpital sans avoir les moyens d’acheter les médicaments prescrits.
Au-delà des sans-papiers,
Soulignons que les réformes succesce sont d’autres populations
sives de l’aide médicale, dont celle de
en situation administrative précaire
1992, en ont fait un véritable droit, par
qui pourraient être exclues :
exemple à travers l’instauration de bénéles étrangers en cours de régularisation,
ficiaires de plein droit et de voies de
mais aussi les nombreux nationaux
recours. Mais, faute de volonté et de
qui ont des difficultés à faire établir
moyens suffisants, ce droit est dans une
ou renouveler leurs papiers d’identité.
large mesure théorique. L’aide médicale, qui est de la compétence des départements pour les personnes ayant une résidence stable, souffre
également d’une application très variable selon les endroits. La procédure relève souvent du parcours du combattant. Les difficultés sont
nombreuses au regard des justifications relatives aux ressources de
l’intéressé et de ses obligés alimentaires, de la domiciliation – notamment pour les personnes sans résidence stable –, de la résidence en
5)- Pour une analyse
France, de la preuve de non-affiliation à la sécurité sociale, etc.(5)
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 104
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
soins, vers des structures associatives caritatives, souvent ouvertes
à proximité des hôpitaux publics. Les réformes ont ainsi renforcé la
mise en place de filières d’exception pour les soins des plus défavorisés, véritable institutionnalisation de l’humanitaire allant à l’encontre de l’édification d’un droit aux soins pour toute personne
résidente. Dans ce contexte, la charité a pu se développer aux dépens
du droit(7).
La loi Pasqua a également modifié la gestion par les caisses d’assurance maladie qui, pour la première fois de leur histoire, ont à
connaître la nationalité de leurs assurés pour l’application du droit.
L’effet premier de cette réforme a été d’ordre symbolique. Sa portée
est redoutable quant à la levée des inhibitions xénophobes. Il devient
alors pour la première fois légal, donc normal et légitime, d’opérer
une distinction entre Français et étrangers dans l’accès au service
public de santé. Le terrain avait été préparé avant la loi Pasqua. Les
pratiques discriminatoires, jusque-là illégales, n’avaient pas attendu
l’aval de la loi et s’étaient développées avec la bienveillance des pouvoirs publics(8).
La loi prévoit, enfin, que les caisses peuvent avoir accès aux
fichiers des services de l’État (préfecture, Ddass) pour vérifier la
régularité de séjour des assurés étrangers “lors de l’affiliation et
périodiquement”. Or, les caisses ignorent si leurs assurés sont français ou non, le numéro de sécurité sociale ne l’indiquant pas. Aucune
disposition ne précise à partir de quels critères serait vérifiée la nationalité d’un assuré plutôt que d’un autre. Rappelons que les caisses
connaissent seulement le lieu de naissance et les noms et prénoms,
et donc leur consonance, et parfois aussi l’apparence physique. Le
risque de voir la dénonciation s’institutionnaliser a été maintes fois
mis en avant(9).
LES DÉBATS SUR LA CMU :
RÉCIT D’UNE OCCASION MANQUÉE
Cette crainte s’est vite confirmée : les pratiques de délation se sont
développées, à défaut de devenir systématiques, comme le regrettèrent officiellement certains députés de droite(10). Le zèle a parfois
été encouragé par l’encadrement, et on alla même au-delà de simples
consignes orales. Une note de la CPAM des Bouches-du-Rhône préconisait, dans la procédure à suivre en cas de situation irrégulière,
de notifier la suppression de ses droits à l’assuré et d’envoyer un double
de cette décision à la préfecture. Face aux réactions de syndicats et
de plusieurs organisations de défense des droits humains, la direction a dû revoir sa copie(11).
7)- Sur ce point,
voir P. August et A. Veïsse,
op. cit. Voir également
J.-M. Belorgey,
“Santé et précarité :
du droit à la réalité”,
Plein Droit, n° 26,
octobre-décembre 1994.
8)- Voir l’audition sous
serment de Gérard Moreau,
directeur de la DPM, auprès
de la Commission d’enquête
parlementaire présidée
par J.-P. Philibert,
Immigration clandestine
et séjour irrégulier
d’étrangers en France
(rapporteur S. Sauvaigo),
tome II, La Documentation
française, 1996, p. 72.
9)- Voir par exemple
C. Rodier, “Quand
la dénonciation
s’institutionnalise”, Plein
droit, n° 27, juin 1995.
10)- Les parlementaires
C. de Courson et G. Léonard
le regrettaient ouvertement
dans leur rapport
Les fraudes et pratiques
abusives (1996). Ce que fait
également, de manière
à peine plus feutrée,
la commission d’enquête
parlementaire intitulée
Immigration clandestine
et séjour irrégulier
d’étrangers en France,
op. cit.
11)- Voir par exemple
“Une circulaire relance la
polémique entre la sécurité
sociale et la police”,
Le Monde, 4 janvier 1997.
13)- Sur les positions
contestables de ces rapports
à propos de la protection
sociale, voir A. Math
et A. Toullier, “Consensus
politique sur la santé L’accès aux soins
des étrangers depuis la loi
Pasqua”, Plein droit,
n° 41-42, avril 1999.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 105
En 1993, la gauche dans son ensemble s’était opposée à cette
réforme. À ce titre, il convient de relever les arguments des députés
de gauche dans leur saisine du Conseil constitutionnel, le 15 juillet
1993. Les griefs de ces députés aux dispositions de la loi Pasqua en
matière de protection sociale portaient “sur les violations des droits
à la protection sociale [et] aux soins” issus du préambule de la
Constitution de 1946, “lequel inclut notamment le principe constitutionnel de protection de la santé publique et le droit à des moyens
convenables d’existence”. Les députés concluaient en s’opposant
expressément à conditionner l’accès de l’assurance maladie à la régularité du séjour(12).
Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Les experts ont été appelés
au rapport pour avaliser le tournant. Des rapports comme celui de
Patrick Weil et du Haut Conseil à l’intégration sont ainsi venus renforcer la légitimité de la condition de régularité du séjour(13). Comme
sur d’autres questions relatives à la législation sur les étrangers, une
certaine banalisation s’est installée une fois la réforme mise en œuvre.
La légalisation de la disposition en a probablement changé la légitimité aux yeux de certains opposants d’hier. À gauche, les esprits se
sont ralliés à la nouvelle donne. Rien ne fut entrepris après le changement de majorité en 1997.
La réforme récente de l’assurance maladie aurait dû être l’occasion de revenir sur ce point. Le rapport du député socialiste JeanClaude Boulard, rendu en août 1998, semblait d’ailleurs prendre enfin
le bon chemin. Il soulignait la nécessité de s’opposer à un système
de santé à deux vitesses avec des filières pour pauvres, critiquait les
dispositions en vigueur, également du point de vue de l’organisation
des soins et de la maîtrise des coûts, et proposait d’“inclure les exclus
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
12)- “… Les prestations
sociales et surtout
d’aide sociale sont
constitutionnellement dues
à toute personne qui remplit
les conditions d’obtention
qu’impose leur objet,
et de ce point de vue
la nationalité ne constitue
pas un critère admissible…
ni davantage le caractère
régulier ou irrégulier
du séjour en France.”
Saisine du Conseil
constitutionnel
par les députés de gauche,
15 juillet 1993. Parmi
ces députés, plusieurs
ministres ou anciens
ministres, parmi lesquels
Jean-Pierre Chevènement,
Laurent Fabius, Jack Lang,
Louis Le Pensec, Paul Quilès,
Ségolène Royal
et Jean-Claude Gayssot,
ou encore les députés
Jean-Marc Ayrault, Jean-Yves
Le Déaut, Véronique Neiertz
et Georges Sarre.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 106
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
dans la couverture de tous” par “l’instauration de la couverture
maladie universelle (CMU) [qui] doit permettre de passer du droit
juridiquement affirmé à la santé, au droit, réellement exercé, de se
soigner”.
UN DROIT MINÉ PAR LA CONDITION
DE STABILITÉ
Comme le préconisent depuis longtemps les acteurs dans le champ
de l’exclusion sociale, le député envisageait de permettre l’accès aux
soins de tous sur la seule condition de résidence et de revenir sur
l’exigence de régularité du séjour : “S’agissant de l’accès aux soins,
qui ne renvoie pas seulement à l’intérêt de la personne mais aussi
à l’intérêt de la collectivité d’accueil,
Les caisses refusent aussi l’admission
compte tenu des problèmes de santé
immédiate
à la complémentaire CMU
publique, il est possible de se demander
dans les cas où la situation l’exige,
si le moment n’est pas venu de mettre
retardant l’ouverture des droits
fin à deux distinctions : accès à l’hôpià une couverture complète
tal et accès à la médecine de ville [diset
entraînant
une exclusion des soins
tinction utilisée en matière d’aide
portant un préjudice parfois sévère
médicale aux étrangers] ; résidence
à la santé des patients.
régulière et résidence sans titre de
séjour. Ne faut-il pas mettre en œuvre
le seul critère de résidence durable pour ouvrir le droit à l’affiliation au régime de base et l’accès à la couverture complémentaire ?”
Poser la question ainsi, même timidement, c’était commencer à y
répondre positivement. C’était aussi l’occasion de mettre la législation en conformité avec les divers engagements internationaux de la
France, à commencer par la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948 qui proclame que “toute personne, en tant que
membre de la société, a droit à la sécurité sociale”.
Las, cette suggestion sera très vite enterrée par le gouvernement
lors de la préparation du projet de loi sur la CMU. Lors de l’examen
parlementaire, la majorité évitera d’aborder de front la question, alors
même qu’elle ne cessera de répéter à l’envi que le droit aux soins est
un droit fondamental appartenant à tout être humain(14). Désormais, 14)- Sur les débats
parlementaires, voir
pour Boulard, devenu rapporteur, “il n’apparaît pas souhaitable, à R. Lafore, “La CMU :
nouvel îlot dans l’archipel
l’occasion de la CMU, de rouvrir le débat sur les personnes en situa- un
de l’assurance maladie”,
tion irrégulière. Le critère de régularité de la résidence est aujour- Droit social, n° 1,
janvier 2000.
d’hui applicable pour l’affiliation au régime de base. Il n’a pas
L’usage rhétorique
semblé opportun de le modifier.”(15) L’argument d’opportunité poli- 15)répété du “il” impersonnel
tique consistant à éviter toute polémique équivalait, ici comme sur suggère combien
cette décision fut difficile
à assumer.
d’autres sujets, à éviter tout débat sur le fond.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 107
Pour bénéficier de la CMU, il faut donc justifier d’une résidence
“stable et régulière”. Au-delà des sans-papiers, ce sont d’autres populations en situation administrative précaire qui pourraient être
exclues de ce droit : les étrangers en cours de régularisation, dans
l’attente de papiers ou du simple renouvellement de leur titre, mais
aussi les nombreux nationaux qui ont des difficultés à faire établir
ou renouveler leurs papiers d’identité. Le premier objectif de la
réforme, une couverture universelle réelle, pourrait être miné par la
nécessaire vérification pour tous de cette condition. En effet, il va
bien falloir vérifier si une personne est française ou étrangère et, si
elle est étrangère, si sa situation est conforme ou non.
LE DROIT À LA CMU REMIS EN CAUSE
Les premiers projets de décret prévoyaient de conditionner l’accès
à la CMU à l’exigence d’un titre de séjour supérieur à trois mois, excluant
de fait les étrangers détenant des récépissés ou en attente de titre.
Mais les revendications appuyées par 147 associations réunies au sein
de l’Uniopss (Médecins du monde, Emmaüs France, Fnars, etc.), ainsi
que les critiques du projet de décret par le Conseil d’État, fin
novembre 1999, ont été prises en compte : le décret du 1er décembre
ne fixe finalement aucune liste limitative de titres de séjour, contrairement à la situation prévalant antérieurement. Le Guide de la personne-relais pour la CMU du ministère indique que la preuve de la
régularité peut être apportée par tout moyen : titre de séjour de toute
durée, récépissé de première demande de titre ou de demande d’asile,
convocation à un rendez-vous. Il s’agit incontestablement d’une avancée pour les personnes en situation administrative précaire, et d’une
rupture par rapport au droit antérieur en ce domaine.
Cependant, la mise en œuvre par les CPAM, habituées aux listes
restrictives de titres de séjours, risque de remettre en cause cette
avancée. En effet, dès le 23 décembre 1999, une circulaire de la CPAM
de Paris, postérieure au décret, était déjà revenue à une liste limitative de titres – avec pour conséquence l’exclusion de la CMU
d’étrangers pourtant en situation “stable et régulière”. Si en plus,
comme par le passé, les dispositions légales de maintien des droits
ne sont toujours pas reconnues pour les personnes en situation
administrative précaire, on peut craindre que les permanences gratuites d’accès aux soins de santé n’aient un avenir glorieux, dans l’attente que les droits soient ouverts ou rétablis après suspension.
Dès les premières semaines d’application, les caisses refusent
d’appliquer plusieurs dispositions de la loi sur la CMU. Cette der-
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
PAR LES PRATIQUES
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 108
nière prévoit que les droits à l’affiliation au régime de base se fassent sans délai, l’esprit de la loi étant que les droits soient ouverts
avant que les dires ne soient vérifiés, pour permettre un accès réel
aux populations les plus précaires. Or, les premiers formulaires CMU
comportent dix pages, de nombreuses pièces sont exigées et des personnes se voient refuser l’ouverture des droits parce qu’il manque
un document. Les caisses refusent aussi l’admission immédiate à la
complémentaire CMU dans les cas où la situation l’exige, retardant
l’ouverture des droits à une couverture complète et entraînant une
exclusion des soins portant un préjudice parfois sévère à la santé
des patients. Toujours de manière illégale, les caisses restreignent
la durée d’ouverture des droits à quelques mois, tant à la CMU de
base qu’à la complémentaire.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
UNE AIDE MÉDICALE RÉDUITE
À PEAU DE CHAGRIN
Comme si les enseignements tirés après la mise en œuvre de la
loi Pasqua devaient être ignorés, les “exclus de la CMU” sont renvoyés
sur l’aide médicale d’État rénovée. En fait, la CMU, notamment son
volet complémentaire, devrait être un progrès pour les populations
précaires, nationales ou non, qui avaient déjà la “sécu” et qui bénéficiaient de l’aide médicale en complément, puisque, pour elles, l’ouverture des droits devrait être plus rapide, les conditions relatives à
l’obligation alimentaire étant supprimées et les prestations élargies
(aux prothèses notamment).
Par contre, la situation des étrangers sans papiers ou de ceux en
situation régulière mais qui ne remplissent pas encore la condition
de stabilité de résidence et qui seront renvoyés vers l’aide médicale
risque d’être pire qu’auparavant. En effet, comment l’aide médicale,
qui fonctionnait déjà mal, faute de volonté et de moyens, lorsqu’elle
s’adressait à une population précaire de plusieurs millions de personne, pourra-t-elle marcher alors que, à de rares exceptions près,
elle est désormais réservée à certaines catégories d’étrangers ?
Jamais, pour ces derniers, le système n’avait été aussi discriminatoire, ce qui risque de les stigmatiser davantage et d’accroître la
méfiance et les rejets par les professionnels de la santé.
Par ailleurs, les nombreuses restrictions du droit de l’aide médicale et de son application demeurent. L’aide médicale pour les soins
en ville reste conditionnée à la justification d’une résidence ininterrompue depuis au moins trois ans. Parmi les améliorations apportées par les textes figurent, certes, l’harmonisation des titres
d’admission et l’égalité de traitement sur l’ensemble du territoire
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 109
POUR UNE CMU
VÉRITABLEMENT UNIVERSELLE
Pour toutes ces dispositions restrictives et “stigmatisantes”, les
caisses argueront de leur caractère provisoire en raison de difficultés d’organisation et de manque de moyens. Ces dérives avaient pourtant été prévues par les associations, car elles étaient inscrites dans
la décision même de refuser une couverture maladie réellement universelle. Il n’aura pas fallu un mois pour que la menace de discrimination envers les étrangers en situation précaire et de dangereuse
stigmatisation des sans-papiers soit mise à exécution par les caisses
de sécurité sociale. Les exclus de la CMU risquent de se voir barrer
l’accès aux soins dans la pratique. Marginaliser une partie de la population par rapport à l’accès au système de santé ne peut que fragili-
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
(incluant enfin les Dom), ainsi que l’accès aux guichets de droit commun (celui des caisses). Mais les caisses des cinq départements (75,
91, 93, 94, 95) pour lesquelles nous avions des informations solides
au moment de la rédaction de cet article refusaient dès janvier 2000
les guichets uniques promis par les pouvoirs publics, en autorisant
leurs centres de sécurité sociale à ne pas instruire les demandes d’aide
médicale, et à les renvoyer vers de rares guichets spécifiques pour
sans-papiers, avec le risque évident de faciliter leur repérage par les
préfectures.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 110
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
ser l’ensemble du dispositif, remettre en cause le caractère immédiat de l’accès au droit, et sera forcément source d’exclusion. Il serait
opportun de revenir à l’idée d’une CMU véritablement universelle,
conçue comme un droit effectif attaché à toute personne présente
sur le territoire. C’est une condition nécessaire pour que la CMU
devienne une réelle avancée sociale(16).
On ne peut conclure sur la question du droit aux soins des étrangers sans évoquer, au moins brièvement, deux autres aspects importants. D’abord, l’exclusion par le code de la santé publique de l’accès
à l’IVG des femmes en situation irrégulière et de celles disposant d’un
titre de séjour précaire, exclusion qui conduit à des situations
humaines dramatiques et à des pratiques d’avortement clandestin
d’un autre âge.
Enfin, la construction lente et encore très embryonnaire, sous la
pression de la jurisprudence, d’un droit au séjour de l’étranger
malade(17) montre l’incohérence des politiques menées, qui conditionnent davantage l’accès aux soins à la régularité du séjour, et accordent, de façon très restrictive il est vrai, un droit au séjour (et donc
à la CMU) à certains étrangers sans titre nécessitant des soins. ✪
16)- Pour un aperçu
des améliorations
nécessaires, voir C. Lévy,
P. Mony et P. Volovitch,
“CMU : ce qui doit changer”,
Droit social, n° 1,
janvier 2000.
17)- Le dernier
développement légal
est l’article 12 bis 11°
de l’ordonnance de 1945
introduit par la loi
du 11 mai 1998.
PUB
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N° 1225 - Mai-juin 2000 - 112
INITIATIVES
INITIATIVES
LA FORMATION
EN ANTHROPOLOGIE À L’HÔPITAL
par Zahia Kessar, formatrice, doctorante en anthropologie
à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Largement sollicitée par le milieu médical, la formation à l’anthropologie peut être fort
utile, en permettant aux professionnels de saisir leurs propres logiques collectives, à la
condition toutefois que la demande en formation fasse d’abord l’objet d’une analyse précise. Car les formateurs en anthropologie tendent souvent, en déplaçant les problématiques
sur l’Autre, à légitimer les soignants dans leur fuite des réalités professionnelles : mauvais
fonctionnement, manque d’information et de communication dans le milieu hospitalier…
La formation des soignants à l’anthropologie(1) s’inscrit depuis quelques décennies dans
ce qu’il est convenu d’appeler “l’humanisation
des soins”, “l’approche globale du malade”, “le
droit du malade”. La Charte du malade hospitalisé(2), qui en est une des traductions, précise que
“le patient hospitalisé n’est pas seulement un
malade. Il est avant tout un malade avec des
droits et devoirs”, et que “l’établissement de
santé doit respecter les croyances et convictions
des personnes accueillies”. Les principaux éléments de cette Charte sont résumés en dix
points qui doivent faire l’objet d’un affichage
dans les établissements. Dans le manuel qui sert
de référence à la formation initiale des infirmiers, on trouve l’indication suivante : “L’infirmier doit faire participer l’individu ou le
groupe en prenant en considération leur dimension culturelle et leur personnalité.”(3) Dès lors
qu’il est question de la culture du patient, l’anthropologie, comme les autres disciplines
incluses dans le module “sciences humaines” du
programme, est sollicitée pour apporter sa contribution à cette “approche globale” du malade.
Dans l’extrait précité, il s’agit pour le malade
non seulement de donner son avis, voire son
accord, mais aussi de participer aux soins. On
voit ainsi se profiler une attente vis-à-vis du
malade, qui doit devenir “acteur”, “autonome”,
“responsable”, derrière le discours humaniste
sur ses droits. Ceci dans un contexte où les réductions de moyens et d’effectifs ne permettent pas
une véritable approche globale du patient.
La demande institutionnelle est fréquemment exprimée au cours de rencontres avec des
responsables de formation, des cadres ou des
responsables des ressources humaines, tous
ceux qui s’occupent de développer les compétences. Elle est de plus en plus souvent formulée à travers des cahiers des charges. On peut
citer l’exemple suivant : “Obtenir du malade
1)- Le terme anthropologie n’est pas toujours utilisé.
On trouve parfois “sensibilisation à l’ethnologie”,
“connaissance des cultures”, “soins interculturels”.
2)- Circulaire DGS/DH n° 95-22 du 6 mai 1995 relative
aux droits des patients hospitalisés et comportant une
Charte du patient hospitalisé.
3)- Recueil des principaux textes relatifs à la formation
et à l’exercice de la profession d’infirmier, 1993.
DIFFÉRENTES OPTIQUES
Le second objectif fait référence à la nécessité, cette fois-ci pour les soignants, de se
conformer à l’article 7 de la Charte du malade
hospitalisé. La question qui va se poser est celle
de la délimitation des pratiques rituelles ou
culturelles qui peuvent entrer dans ce cadre.
Cela donne lieu, au cours des formations, à des
interrogations du type : “Quelles sont les pratiques rituelles incontournables et que nous
devons accepter ?” ; “Comment concilier le respect des coutumes et le bon fonctionnement du
service ?” S’ensuivent des descriptions relatives à la présence en nombre des familles lors
de décès ou de naissances, et à la pratique du
ramadan malgré un traitement ou chez un diabétique. Situations d’autant plus complexes,
selon les soignants, que les patients d’une
même religion ne réagissent pas tous de la
même façon : “Comment s’y retrouver ?” ;
“Chaque patient a-t-il une interprétation différente de ce qu’il peut faire ou ne pas faire
quand il est malade ?”
4)- Extrait d’un cahier des charges de formation intitulé
“Connaissance des cultures d’Afrique et du Maghreb”.
5)- Cette demande n’est pas nouvelle dans l’histoire
de l’anthropologie appliquée, l’anthropologie coloniale
se caractérisant par le fait de mieux connaître l’autre
pour mieux le dominer. Voir J.-F. Bare (sous la dir. de),
Les applications de l’anthropologie, Kharthala, 1995.
6)- Extrait d’un cahier des charges de formation ayant
pour intitulé “Accueil, soins et interculturalité”.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 113
Pour les institutions et pour les soignants, il
y a aussi une question d’interprétation de la
Charte et de ce que signifie “tenir compte de
la dimension culturelle”, formule rebattue au
cours de leur formation initiale et dans les services. Faute d’une réflexion précise sur le sujet
de la part des professionnels en charge de la
formation, la question est bien souvent laissée
à la libre appréciation de celui qui fait figure
“d’expert”, à savoir le formateur. Nous avons là
une première “désertion” du champ de leur
compétence par les institutions soignantes.
“Assurer aux migrants et à leurs familles
un accompagnement clinique adapté”,
“prendre en compte les facteurs culturels dans
une démarche éducative” : dans cet autre
exemple(6), l’accent est davantage mis sur les
pratiques cliniques elles-mêmes ; le responsable de formation qui a rédigé ces objectifs
et l’ensemble du cahier des charges de formation est un ancien infirmier. L’optique est plutôt la prise en compte de la différence dans la
démarche sanitaire. À l’inverse de l’exemple
précédent, il s’agit pour les soignants de s’adapter au patient. Les besoins exprimés à la base
par les soignants font l’objet d’une transformation et d’une analyse. On peut remarquer
que celle-ci dépend du profil professionnel
des chargés de formation, lesquels donnent
souvent le ton.
Ainsi, diverses situations d’incompréhension entre soignants et parents immigrés dans
un service de pédiatrie donneront lieu, selon
l’analyse, à une formation sur “la relation
INITIATIVES
d’une autre culture et de ses proches une attitude conforme à l’exigence des soins”, “se
conformer à l’article 7 de la Charte du malade
hospitalisé concernant le respect des rites spécifiques aux différentes communautés.”(4)
La demande dépend en partie de l’idée que
le responsable de formation se fait de l’anthropologie et de ce qu’il peut en attendre. Ici,
la demande va s’adresser à des anthropologues
puisqu’elle concerne des patients “d’une autre
culture”, sous-entendu étrangers. Le demandeur se représente l’anthropologie comme un
savoir sur les autres cultures dont on peut
attendre des solutions, voire des recettes pour
modifier les comportements(5) dans le sens
d’une normalisation, la culture étant considérée comme ce qui fait obstacle à la réalisation
des soins.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 114
INITIATIVES
mère-enfant dans différentes cultures”, c’està-dire à une formation portant sur le public ou
à une autre sur le thème plus général de “l’accueil et la participation des parents à l’hospitalisation”. Dans ce cas, les difficultés seront
analysées du point de vue de l’hôpital, de son
fonctionnement et de ses pratiques autour de
la relation soignants-familles, et non du point
de vue du public avec lequel elles se sont
manifestées avec le plus d’acuité, à savoir les
migrants.
LA CROYANCE
EN LA CULTURE
Si le discours tenu par les commanditaires
de l’action de formation reprend la Charte du
malade et, aujourd’hui, le manuel de l’Agence
nationale d’accréditation et d’évaluation en
santé (Anaes), la réalité décrite par les professionnels qui participent à ces formations est
parfois bien différente. En effet, si certains soignants souhaitent se former en anthropologie
pour mettre en œuvre une nouvelle approche
des soins, d’autres évoquent des conflits sou-
vent “ethnicisés” qui sont en partie liés à l’impossibilité de consacrer le temps nécessaire au
malade et d’apporter une réponse adéquate à
sa situation.
Voici quelques exemples d’attentes, de motivations ou d’objectifs exprimés par des soignants dans le cadre de rencontres préalables
à l’action de formation. Ces attentes ont été formulées par écrit par les participants dans des
questionnaires de recueil d’attentes de formation. L’existence même de cet enseignement induit l’interprétation des difficultés
comme étant bien liées à la culture et comme
étant bien le fait des patients “d’autres cultures”, puisqu’une formation est organisée sur
ce thème par l’hôpital.
“Mieux soigner les malades en approfondissant mes connaissances sur leur culture”,
“mieux faire passer le traitement en adoptant
le mode de communication adapté” ; “Le
séjour aux urgences est court, j’ai besoin de
connaître le mieux possible mes patients
pour réagir au plus vite” ; “J’aimerais savoir
à qui il faut s’adresser dans les familles
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 115
INITIATIVES
maghrébines pour faire expliquer un soin ou
thropologie consiste à adopter le point de vue
un régime” ; “Ma méconnaissance vis-à-vis
de l’indigène, “du faible”, donc du patient,
des autres cultures et religions, qui entraîne
contre le “fort”, à savoir le pouvoir médical. Il
une non-satisfaction des hospitalisés et de
n’est pas surprenant dans ce cas que l’anthroleur famille, m’a amenée à vouloir une forpologie soit sollicitée par les soignants partimation en ethnologie” ; “Mes attentes sont :
culièrement sensibilisés aux enjeux de leur
adapter mon mode de communication aux
professionnalisation et de leur reconnaissance.
familles maghrébines” ; “Je pense avoir comNotons que si les soignants mettent souvent
mis des maladresses par méconnaissance
en avant des difficultés liées à la relation, ils
des autres cultures” ; “Certains patients
attendent plus un savoir sur l’Autre qu’une
immigrés nous déclaréflexion sur la relation,
rent tous racistes, les
comme si une connaisLe malade reste
relations sont tendues,
sance a priori pouvait
le meilleur informateur,
s’enveniment parfois.”
résoudre des difficultés
non pas sur sa culture,
Chacun de ces propos
rencontrées dans la
mériterait un comrelation. Or, lorsque
ce qui n’a pas grand sens
mentaire approfondi.
nous remontons des
dans cette situation,
Nous nous limiterons à
objectifs exprimés aux
mais
sur
le
sens
quelques remarques
situations concrètes
autour des enjeux prorencontrées dans les
qu’a pour lui telle pratique
fessionnels. Ces énonservices, il apparaît que
culturelle ou religieuse.
cés sont porteurs de
ce sont bien souvent des
l’idée que c’est par la
préjugés et stéréotypes
connaissance des cultures, plus que des per(que l’on retrouve dans le reste de la société)
sonnes singulières, que l’on parviendra à reméqui sont un obstacle à la relation et donc à la
dier aux difficultés rencontrées. On peut
connaissance du malade. Lequel malade reste
ramener cette croyance au rapport qu’enle meilleur informateur non pas sur sa culture,
tretiennent les professions soignantes avec le
ce qui n’a pas grand sens dans cette situation,
savoir, qui serait le propre du médecin. Le
mais sur le sens qu’a pour lui telle pratique culsavoir infirmier lui-même a fait l’objet de
turelle ou religieuse.
débats et de réflexions autour des compéIl conviendrait ici d’aborder l’attitude des fortences spécifiques aux infirmières.
mateurs en anthropologie qui répondent à la
demande explicite par des contenus sur les
LE SAVOIR RENFORCERAIT
autres cultures. Quelle que soit la pertinence
des données qu’ils peuvent apporter, les apports
LE POUVOIR MÉDICAL
Pour les militants de la professionnalisation
d’informations contribuent à “produire de
des infirmières, la formation doit développer
l’Autre”(7) en favorisant un déplacement sur
l’Autre de problématiques professionnelles,
des compétences en lien avec le “rôle propre”,
tout en induisant une désertion du champ de
c’est-à-dire ce qui relève de la pratique soignante et dont il faut définir les contours et ren7)- B. Lorreyte, “Identité et altérité, une approche
forcer la spécificité. Outre qu’il s’agit d’un
de l’hétérophobie”, in L’interculturel en éducation
et en sciences humaines, Toulouse-Le-Mirail, 1985.
savoir sur l’Autre, l’idée prédomine que l’an-
INITIATIVES
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 116
la relation, donc de la clinique. Il s’agit là de
la seconde des “désertions” évoquées plus haut.
ANALYSER LA DEMANDE
Ce qui leur est préconisé en termes d’accueil,
de soins… étant, pour les soignants, impossible
à atteindre, il en résulte tantôt une agressivité,
tantôt une culpabilité vis-à-vis du malade, et
dans tous les cas une insatisfaction. Ce qui
peut en partie expliquer les attentes faisant plus
ou moins directement référence à un échec relationnel vécu dans la culpabilité, et sur lequel
les participants ont besoin de revenir, en prenant les formateurs, selon les cas, à témoin ou
à partie. Au cours des formations, il arrive fréquemment que des soignants nous demandent
des données sur la culture d’un patient parce
que, la suite de la prise en charge relevant
d’autres professionnels, ils n’ont pas pu obtenir la compréhension globale de la situation. Les
soignants sont donc frustrés de ce manque d’information sur la suite de la prise en charge et
attendent de la formation ce qu’ils devraient
attendre d’un fonctionnement d’équipe dans
lequel l’information circulerait. Autrement dit,
ce qu’ils interprètent comme un manque (donc
un besoin) de connaissance sur la culture du
patient est en réalité un manque de communication sur le patient entre professionnels. Ceci
renvoie à la division du travail, aux modes d’interventions, donc au fonctionnement.
On voit bien ici qu’il est plus pertinent, dans
le cadre de la formation, de mobiliser la réflexion
des soignants sur la façon de répondre collectivement au problème du patient, c’est-à-dire sur
leur propre fonctionnement, que de répondre en
termes d’informations, qui ne peuvent être que
générales, sur la culture du patient. Même si les
soignants qui participent aux formations demandent des connaissances, parfois les plus “exotiques” qui soient, sur la culture du patient, le
fait de répondre à leur attente immédiate revient
à fuir les réalités professionnelles. Ce qui risquerait au final d’accroître leur insatisfaction et
d’une certaine façon aussi leurs difficultés.
De ce qui précède, découle l’idée qu’une analyse de la demande institutionnelle et de la
demande des professionnels est un préalable
indispensable à toute formation en anthropologie, et ce en particulier lorsque cette demande
est formulée en lien avec le public accueilli dans
l’établissement. Cette analyse préalable permet une réponse qui englobe l’ensemble du système hospitalier et des interactions qui se
déroulent en son sein. Il s’agit de replacer la relation, le contact avec le patient dans un contexte
et une conjoncture, ce qui permettra aux soignants de mieux se situer, d’identifier ce qu’ils
vivent et de comprendre de quelle manière cela
intervient dans les relations, les interactions,
aussi bien avec les patients que dans les équipes.
SENSIBILISER AUX MÉCANISMES
DE CATÉGORISATION
Le retour des anthropologues sur des terrains
proches, notamment sur des terrains comme
l’hôpital et les systèmes médicaux, nous paraît
de bon augure pour les soignants. Ces travaux
peuvent d’une part aider à mieux comprendre
l’ethnologie comme démarche de production de
savoir à partir d’une observation de terrain, en
l’occurrence d’un terrain qu’ils connaissent,
d’autre part à percevoir ce qu’est une culture à
partir de leur propre situation. Cette démarche
permet aux professionnels de comprendre comment ils peuvent se trouver pris dans des logiques
collectives, dans des systèmes d’appartenance
qui déterminent leurs normes et valeurs.
La formation peut conduire à repérer les
mécanismes de catégorisation et de stéréotypes qui ne sont pas spécifiques à la relation
avec les patients d’une autre culture. Les phénomènes d’acculturation, d’ethnicité, d’ethnicisation et de racialisation peuvent souvent
LA PLACE DE LA SANTÉ
ET DES SOINS
CHEZ DES TSIGANES MIGRANTS
par Farid Lamara, chargé d’études et de recherches à Médecins du monde*,
et Pierre Aïach, sociologue à l’Inserm, Centre de recherche sur les enjeux
contemporains en santé publique, université Paris-XIII
Comme pour toutes les populations en situation de grande précarité et d’exclusion, la question de la santé, pour les Rom vivant en France, est particulièrement
difficile et préoccupante. En l’absence, le plus souvent, de couverture sociale, le
recours aux soins ne se fait qu’en situation d’urgence ou pour les jeunes enfants.
Dans le cadre d’un projet portant sur la santé
de certaines populations tsiganes en situation
de grande vulnérabilité(1), une série d’entretiens
a été menée auprès de Rom roumains en
France, de Rom albanais en Grèce et de Gitans
portugais en Espagne(2). Ces entretiens portaient sur l’itinéraire des personnes interrogées,
sur leurs conditions de vie passées et présentes,
sur leur santé et celle des membres de leur
famille, sur les expériences vécues dans les différentes filières de soins, ainsi que sur leurs
besoins et leurs attentes en général. Nous laissons volontairement de côté, ici, la dimension
“état de santé”, dans la mesure où elle n’était
pas au centre des entretiens(3).
Dans la population étudiée, deux groupes
peuvent être distingués, essentiellement à partir des trajectoires des individus dans le pays
d’origine, mais également selon le statut juridique dans les pays de résidence. Les Rom
* L’auteur s’exprime ici à titre personnel.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 117
La demande de formation pose le problème
des compétences et de la formation de ceux qui
y répondent. De notre point de vue, la transformation qui résulte de l’analyse de la
demande suppose d’autres compétences que la
formation universitaire en anthropologie. Travailler sur des situations professionnelles et
conduire un travail d’élaboration collective du
groupe ou de l’équipe est une pratique “clinique”, au sens d’un travail de construction de
sens à partir de ce qui est apporté par les professionnels, et avec eux.
✪
INITIATIVES
être explicités en lien avec les situations
décrites par les participants. De la même façon
sont appréhendées, à partir de cas concrets, les
réalités liées à la situation de migration, ainsi
que la question des appartenances culturelles
et religieuses. Ceci signifie, de notre point de
vue, qu’une formation en anthropologie s’adressant à des professionnels soignants doit partir
des situations décrites par les professionnels
pour en faire une analyse. Il s’agira d’une élaboration collective à partir de concepts qui
peuvent être introduits par le formateur.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 118
INITIATIVES
albanais et roumains que
albanais rencontrés en
nous avons rencontrés,
Grèce n’obtiennent pas
La fragilisation juridique,
tous migrants et en
de titre de séjour. Les
économique,
sociale
situation irrégulière, ou
Gitans portugais vivant
et
familiale,
caractérisée
proche de l’être, étaient,
en Espagne, eux, ont un
dans leur pays d’origine,
passé bien moins drapar l’absence de sécurité
“pris en tenaille” au sein
matique, même s’il est
en matière de titre
d’États en déliquescence
peu enviable. Souvent
de séjour, de travail
traversant des périodes
relégués dans des
et
de
logement,
rend
de grandes tensions et
enclaves du non-droit,
les Rom particulièrement
de bouleversements polipauvres de génération
tiques, sociaux et éconoen génération, cantonvulnérables, notamment
miques. Depuis le début
nés aux travaux les plus
sur le plan de la santé.
des années quatre-vingtpénibles et les moins
dix, la migration des
payés, ils décident de
Rom en Europe est provoquée par “des facteurs
s’expatrier en Espagne pour des raisons essenexternes tels que : hostilité, violations des
tiellement économiques.
droits de l’homme, changement de statut,
SORTIR D’UN CERCLE VICIEUX
désavantages sur le plan économique et précarité de leur état en général”, et elle est
Les Tsiganes interrogés évoluent dans un
“favorisée par des facteurs internes tels que :
milieu insalubre et résident dans des habitats
défiance vis-à-vis des institutions et des
très dégradés (bidonvilles, caravanes en
mesures gouvernementales, absence d’iden1)- Il s’agit du projet Romeurope, initié par Médecins
tification à celles-ci et absence de revendicadu monde France, qui a pour objectifs d’identifier
(4)
tions territoriales” .
les principaux facteurs intervenants dans l’état de santé des
Roms migrants, d’élaborer des programmes de promotion
Ces populations ont été victimes d’injustices
de la santé, et de sensibiliser l’ensemble des États membres
de l’Union européenne à la question tsigane.
flagrantes – par exemple, pour le cas roumain,
elles n’ont pas été concernées par la distribu2)- Soixante-dix entretiens ont été menés sur cinq sites :
Saint-Ouen et Toulouse pour la France, Alicante et Valence
tion des terres qui a eu lieu après la chute de
pour l’Espagne et Athènes pour la Grèce, de juillet 1998
à janvier 1999. Cf. F. Lamara, L’accès aux soins et à la santé
Ceaucescu –, et ont également perdu leurs
de populations Roms/Tsiganes migrantes en situation
de grande exclusion dans trois pays d’Europe - Espagne,
emplois, pourtant peu lucratifs. Exposés à un
France, Grèce, Médecins du monde, Paris, juin 1999.
racisme ancestral, les Rom ont été l’objet de
3)- Dans le cadre du projet Romeurope, une enquête
nombreuses violences – persécutions, déplaquantitative par questionnaires passés auprès
de 650 personnes a été réalisée pour mettre précisément
cements forcés, parfois même pogroms(5).
en évidence cet aspect santé. Cf. A. Gilg Soit Ilg, Données
Accablés par la nouvelle situation, certains
médicales et sociodémographiques : les populations
Roms/Tsiganes migrantes en situation de grande exclusion
ont fui leur pays d’origine pour rejoindre
dans trois pays d’Europe – Espagne, France, Grèce,
Médecins du monde, Paris, juin 1999.
l’Union européenne, terre de tous les espoirs,
4)- Cf. le rapport de Y. Matras (université de Manchester),
sans obtenir une quelconque reconnaissance
Problèmes liés à la mobilité internationale des Roms
de leur existence. Expulsés régulièrement de
en Europe, Conseil de l’Europe, Comité européen
sur les migrations (CDMG), Strasbourg, 1998.
leurs lieux de vie, les Rom roumains sont
5)- A. Reyniers, “Les Tsiganes ballottés à travers l’Europe”,
cependant, en France, systématiquement
in “Manière de voir”, Le temps des exclusions, n° 20,
Éd. Le Monde diplomatique, Paris, novembre 1993.
déboutés du droit d’asile, alors que les Rom
“décomposition”). Ils mettent particulièrement l’accent sur le fait qu’ils souffrent de leurs
conditions matérielles et sociales (absence de
sanitaires, activités professionnelles incertaines et dangereuses, problèmes de papiers,
expulsions récurrentes des lieux de vie). L’ensemble des ressources est consacré à la nourriture et aux produits considérés comme de
première nécessité (lessive, savon, essence),
ce qui est possible uniquement parce qu’ils
n’ont pas de loyer à payer. Mais ces conditions
de vie très précaires engendrent un cercle
vicieux qui maintient ces populations à l’écart
de toute évolution possible : on est pauvre, on
ne possède rien, on développe une économie
basée sur les petits travaux de rue ou la mendicité, ce qui permet de se nourrir, seul aspect
qui ne soit pas vraiment source d’inquiétude.
Il faut toutefois noter que les Albanais rencontrés en Grèce recourent régulièrement aux
aliments périmés éparpillés dans la décharge
qui leur sert de lieu de vie. Les Roumains
vivant en France récupèrent également des aliments dans les poubelles de supermarchés. Les
Portugais émigrés en Espagne glanent des
légumes dans les champs ou mendient des aliments aux entrées des supermarchés. Ces
conditions d’existence génèrent un malaise
profond qui entraîne, bien souvent, des sentiments de honte, d’humiliation et d’atteinte à
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 119
la dignité, doublés de crainte et de peur pour
ceux qui n’ont pas de papiers. Pour sortir de
ce cercle vicieux, les Rom rencontrés souhaitent accéder à des moyens minimums qui permettraient un “démarrage”. L’absence de toute
perspective d’avenir semble entraîner un enlisement irréversible.
Dans ce contexte, les Rom interrogés tentent
de s’organiser à partir de moyens quasi inexistants. Ils luttent en permanence pour sauvegarder une dignité qui leur paraît essentielle
et qui consiste, selon eux, à rester propres –
dans des conditions d’insalubrité extrême.
Nombreuses sont les métaphores animalières
qu’ils employent pour décrire la manière dont
on les considère : “On nous traite pire que des
chiens […], nous ne sommes pas des animaux […], même les animaux vivent mieux
que nous”, disent-ils en montrant les immondices s’accumulant autour d’eux. La lutte pour
ne pas tomber dans ce qu’ils considèrent être
“l’animalité” passe par la préservation d’une
dignité qui leur permettrait de maintenir une
“humanité minimale”.
LA PLACE DE LA SANTÉ
Bien que la santé soit parfois considérée
comme importante, elle ne paraît pas prioritaire
dans les préoccupations des Rom rencontrés,
essentiellement parce que d’autres problèmes,
INITIATIVES
Campement gitan à Toulouse.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 120
INITIATIVES
Rom albanais en Grèce. © Farid Lamara
notamment ceux liés aux conditions d’existence, accaparent leur attention. En revanche,
une préoccupation en matière de santé peut se
manifester dès que le problème devient, à leurs
yeux, grave et urgent. Il constitue alors un obstacle majeur au bon déroulement de la vie
future, devenant un problème supplémentaire
dans une situation globale très difficile. Le problème de santé s’inscrit dans un processus
cumulatif de handicaps. Si, en Espagne, la
grande majorité des Tsiganes portugais rencontrés possèdent une couverture sociale, en
Grèce, les Albanais ne sont absolument pas
couverts, en premier lieu du fait de leur statut
juridique. En France, les Roumains, déboutés du
droit d’asile, sont quant à eux couverts uniquement si une association ou un service social leur
a permis d’obtenir l’aide médicale de l’État, ellemême subordonnée à une domiciliation(6).
Toutefois, l’obtention d’une couverture maladie n’est pas pour autant le garant d’un recours
aux soins. L’analphabétisme et la désinformation semblent être les principales explications
à cette situation. Mais il y en a d’autres : pour
entrevoir l’intérêt que représente la possession
d’une couverture maladie, il faut avoir une
certaine disponibilité. Or, l’amoncellement de
préoccupations et difficultés de tous ordres,
touchant le quotidien, les absorbe entièrement. On agit, en premier lieu, pour satisfaire
les exigences du moment, la gestion de l’immédiateté étant prédominante.
C’est ainsi que les obligations et contraintes
liées aux activités économiques et familiales
6)- Cf. la circulaire DAS/RV3/DIRMI/DSS/DH/DPM
n° 2000/14 du 10 janvier 2000 relative à l’aide médicale
de l’État.
7)- À l’exception de quelques enfants de familles gitanes
portugaises en Espagne, tous les enfants dont il est question
ici n’ont jamais été scolarisés dans les deux pays “d’accueil”
que sont la Grèce et la France. Médecins du monde a déjà
interpellé des maires pour scolariser les enfants de groupes
de Roms/Tsiganes résidant sur le territoire
de leur commune. Dans la plupart des cas, la réponse
se traduit par l’expulsion des occupants.
8)- Haut Comite de la santé publique, La progression
de la précarité en France et ses effets sur la santé,
ministère de l’Emploi et de la Solidarité, secrétariat d’État
à la Santé, Paris, février 1998. Voir aussi J. Lebas,
P. Chauvin, Précarité et santé, Flammarion, Paris, 1998.
AU-DELÀ DU SANITAIRE
Toutefois, les obstacles au recours à des
soins ne se limitent pas à ces blocages. L’accès aux soins, pour la population rencontrée,
est un véritable parcours du combattant. Il faut
savoir où s’adresser, dépasser la barrière de la
langue, ne pas se décourager face à un accueil
souvent peu favorable, ne pas se lasser d’être,
à maintes reprises, réorienté “ailleurs”, être
prêt à affronter l’extérieur, notamment les
forces de l’ordre pour les sans-papiers, avoir la
chance de trouver quelqu’un qui les guidera à
travers les méandres administratifs pour obtenir une prise en charge, posséder l’argent
nécessaire pour payer les traitements et les
soins…
Dossier Tsiganes et voyageurs. Entre précarité et ostracisme,
n° 1188-1189, juin-juillet 1995
A PUBLIÉ
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 121
Constamment tourmentée par ces questions,
la population rom rencontrée ne réagit plus que
lorsque des situations aiguës se présentent
– fortes douleurs, crise cardiaque ou crise
d’asthme, traumatisme… – ou quand un problème de santé affecte un enfant en bas âge.
Même dans ces cas, la décision de recours aux
soins reste subordonnée à des impératifs liés
au quotidien. Rien n’est systématique, car
d’autres urgences que médicales peuvent
encore faire différer la consultation (menace
d’expulsion, crainte d’interpellation policière,
recherche de ressources financières, départ
soudain vers un autre lieu…).
En réalité, les problèmes rencontrés par ces
populations correspondent à ceux auxquels
sont confrontées la plupart des populations en
situation de grande exclusion(8) : fragilisations
juridique, économique, sociale et familiale
caractérisées par l’absence de sécurité en
matière de titre de séjour, de travail et de logement. Ces éléments, cumulés, aboutissent à les
écarter du droit commun, et, par conséquent,
à les rendre particulièrement vulnérables,
notamment sur le plan de la santé.
L’ensemble des informations recueillies lors
de nos investigations nous amène à souligner
que l’on ne peut traiter par le médical des problèmes qui n’en sont pas. Privilégier une
approche purement sanitaire reviendrait à
écarter les dimensions politique, juridique et
économique, alors que leur prise en compte est
indispensable pour atteindre des résultats
réellement bénéfiques pour les populations
concernées.
✪
INITIATIVES
sont un obstacle à la décision de recours aux
soins. Prendre du temps pour se soigner
implique une séparation entre les parents et
les enfants, qui ne sont jamais scolarisés(7). De
plus, si l’état de santé nécessite des interventions qui demandent une convalescence, l’hésitation devient très forte ; d’abord parce qu’il
ne sera plus possible d’assurer les ressources
financières du ménage, mais aussi parce
qu’une convalescence est inenvisageable, du
fait des conditions matérielles qui sont les
leurs. Une exception est faite à ce principe,
celle de la santé des enfants – particulièrement
de ceux en bas âge – qui demeure un souci
constant de la part des parents. Dès que des
symptômes apparaissent, se manifeste une
inquiétude qui conduit à une démarche de
recours aux soins médicaux.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 122
Pub film
Revue française de socio
Où le pianiste et compositeur Maurice El Medioni raconte Oran, son premier piano, son évolution musicale
au gré des rencontres, son travail avec les grands noms du Mahgreb, et la douleur de quitter l’Algérie.
par François Bensignor
Plein de verdeur en dépit de ses
rêver, distillant la musique
entre les mains. Mes parents
soixante-douze printemps, le
d’une époque où les intégrismes
me disaient alors : ‘Toi, tu fini-
pianiste et compositeur Mau-
étaient encore bien endormis
ras par faire musicien comme
rice El Medioni n’a pas son
sur les rives sud de la Méditer-
ton oncle ?’ Et la prophétie s’est
pareil pour enflammer de joie
ranée. Avec sa verve bonhomme,
réalisée.
les visages d’un public au
sa tendresse de grand-père et
“À neuf ans, en sortant de l’école
rythme d’une danse. On l’a vu à
sa grande générosité, il nous
un après-midi, j’ai eu l’immense
l’œuvre lors d’un concert avec
entraîne au fil de ses souvenirs,
surprise de trouver à la maison
Lili Boniche au festival Chorus
à la rencontre d’un univers
un piano que mon frère aîné
des Hauts-de-Seine. S’il ne s’est
musical attachant dont il figure
avait acheté au marché aux
jamais soucié de solfège, sa
parmi les ultimes témoins.
puces. Il l’avait payé 200 F, trans-
“méthode médionnienne” fait
port compris, mais l’instrument
les années quarante et cin-
UN DON INNÉ
POUR LE PIANO
quante, d’un style mélangeant
“Je suis issu d’une famille musi-
et, huit jours plus tard, je jouais
savamment le classique andalou
cienne. Mon oncle paternel,
des deux mains sans avoir jamais
avec les bases rythmiques du
Cheikh Saoud l’Oranais, de son
pris aucun cours. Jusqu’à pré-
boogie-woogie et des accords de
vrai nom Saoud El Medioni,
sent, je ne connais pas le solfège,
musique latinos, il vécut plei-
n’est autre que le professeur de
je suis incapable d’écrire une
nement cette époque où Oran
Reinette l’Oranaise et de Lili
musique ou de déchiffrer une
s’éveillait à la modernité occi-
Boniche. J’avais sept ans lors-
partition. Et pourtant, je suis
dentale. Maître façonnier des
qu’il a quitté Oran pour venir
auteur et compositeur.
nouveaux sons du raï, il connut
s’établir en France, et je ne
“Au bout de quelques mois sur ce
le déchirement de l’exil pour
jouais pas encore de musique.
piano, j’arrivais à jouer les succès
cause de religion. À Paris, il
Je garde quelques souvenirs de
de l’époque. Nous étions dans les
allait devenir l’un des piliers de
mon oncle. Quand, vers quatre
années 1938-1940, la pleine vogue
la scène “francarabe” avec ses
ou cinq ans, j’assistais à un de
de Rina Ketty avec Sombreros et
amis musiciens juifs algériens.
ses concerts au café, en ren-
mantilles et J’attendrai. Charles
Aujourd’hui, mieux que jamais,
trant à la maison, je prenais
Trenet devenait une vedette avec
il sait, avec ses doigts véloces,
une poêle et j’imitais Tonton
Je chante et Y a d’la joie. Tino
faire rire et pleurer, danser et
Saoud comme si j’avais un oud
Rossi chantait Marinella… Mes
des miracles ! Inventeur, dans
sonnait comme une vraie casserole. Je m’y suis mis malgré tout
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 123
MAURICE L’ENCHANTEUR
MUSIQUES
MUSIQUES
pour Paris. On ne savait
camarades chez qui il y
avait un piano m’emmeN° 1225 - Mai-juin 2000 - 124
naient chez eux et je faisais
la joie des parents pour qui
je jouais tous ces petits airs
de variétés.
À “L’ÉCOLE”
DES AMÉRICAINS
“Le 8 novembre 1942, les
Alliés débarquaient en
Afrique du Nord. J’étais
alors un petit gavroche. Je
n’allais plus à l’école, sim-
MUSIQUES
plement parce que, étant
juif, j’en avais été renvoyé
en 1940. Pendant deux
“À Oran,
il y avait aussi un corps
d’armée américain
de Porto Rico.
C’est en les côtoyant
que j’ai connu
la musique latine :
rumba, cha-cha-cha…
J’ai donc appris le jazz
et le latino avec
les soldats américains,
qui me chantaient
les airs de chez eux.”
pas qu’il avait été pris
dans la rafle du 23 janvier
1943 à Marseille, déporté
puis gazé au camp de
concentration de Sobibór.
“À Oran, il y avait aussi un
corps d’armée américain
de Porto Rico. C’est en les
côtoyant que j’ai connu la
musique latine : rumba,
cha-cha-cha… La mode
de ces musiques n’est
apparue que quelques
années plus tard, avec les
grands orchestres, comme
celui de Perez Prado, qui
animaient les dancings.
ans, j’étais allé dans des
J’ai donc appris le jazz et
écoles juives, où mes
parents m’avaient inscrit pour
leurs airs pour que je les joue :
le latino avec les soldats améri-
que je ne traîne pas dans les
les Texans chantaient Deep in
cains, qui me chantaient les airs
rues. Mais ce n’était pas comme
the Heart of Texas, d’autres It’s
de chez eux.
à l’école laïque et quand les
a Long Way to Tipperary, etc.
Américains sont arrivés, je
J’ai ainsi appris à jouer toutes
CAFÉ ORAN
n’avais pas envie de continuer
les fantaisies américaines de
“Après le départ des Améri-
mes études. Je me suis rattrapé
l’époque.
cains, vers 1947-1948, j’allais
quelques années après, avec des
“Alors, ce qui devait arriver
régulièrement au café Salva –
livres de grammaire et d’arith-
arriva : de temps en temps
désigné dans mon CD comme
métique, en apprenant tout ce
venaient des soldats noirs qui
‘Café Oran’ – pour jouer à la
que je n’avais pas fait à l’école.
savaient jouer le boogie-woogie
belote. Mais mes camarades
“J’avais quatorze ans quand les
et j’ai découvert cette musique.
venaient me trouver en me
Américains ont débarqué. Avec
Ils ne me l’ont pas apprise, je les
disant : ‘Allez Maurice, laisse
eux, j’ai commencé à fréquenter
regardais simplement et, de
tes cartes et viens plutôt nous
les bars et les Red cross, qui
retour à la maison, je tapais le
jouer un boogie-woogie ou une
étaient les lieux de rencontre
boogie-woogie dans les graves
rumba !’ Et je le faisais. Un jour,
pour soldats américains. On y
de la main gauche, et je faisais
trois jeunes Maghrébins qui
servait des sandwichs et des
des variations à la main droite.
m’avaient vu jouer sont venus
pâtisseries, et il y avait des pia-
À cette époque, je ne connais-
me demander de les accom-
nos. La compagnie d’un gamin
sais pas encore une seule note
pagner sur du raï... Cette
de mon âge qui savait jouer du
de musique orientale, que je
musique, déjà en vogue à
piano, ça les mettait en joie. Ils
n’aimais pas du tout, d’ailleurs.
l’époque, était principalement
m’entouraient et me chantaient
Mon oncle était parti d’Oran
chantée par les femmes de
avons demandé à être payés. Et
piquantes et suggestives. J’ai
Guerbi Hamida, avait une voix
on nous payait bien, parce que,
proposé aux trois jeunes
d’une finesse extraordinaire, à
quand on nous appelait pour
chanteurs, qui étaient aussi
la Joselito, jusqu’à ce qu’il sorte
animer un mariage, le café était
percussionnistes, que nous
de l’adolescence. Il est mort
vide… De plus, les musiciens en
montions un groupe. Ils m’ont
jeune, payant pour d’autres,
renom à l’époque venaient me
enseigné le raï et je leur ai appris
durant la guerre d’Algérie. Amar
solliciter, parce qu’ils ne trou-
à jouer la rumba, en utilisant
Ben Amar, l’un des autres chan-
vaient pas de pianistes capables
la darbouka comme un bongo
teurs, est aussi décédé. Reste
de produire ce mélange de
latino-américain, en ajoutant
seulement Kaddouri Bensmir,
musique occidentale et orien-
des “claves” et des maracas.
fils d’un maître de la flûte en
tale. Les pianistes jouaient
C’est ainsi que j’ai mélangé des
roseau gasba, musique profonde
généralement l’andalou, au
rythmes latinos et du boogie-
dont est issu le raï profane. Nous
mieux à l’unisson des deux
woogie au raï, créant un nouveau
avons conservé d’excellentes
mains.
style. À cette époque, j’étais le
relations.
seul à amener la musique
“La musique que nous jouions
L’OPÉRA
occidentale dans la musique
dans ce café a progressivement
“J’ai cessé de jouer au café en
orientale. J’ai même été le
attiré un monde fou. Les pre-
1950, quand Blaoui Houari, chef
premier, dans les années
miers soirs, nous avons joué
d’orchestre reconnu, est venu
cinquante, à faire entrer une
pour le plaisir. Mais, constatant
me chercher. Il m’a dit : “Mau-
batterie puis une basse dans un
combien d’argent le proprié-
rice, ta place n’est pas au café,
orchestre oriental.
taire gagnait grâce à nous, nous
mais parmi nous, en tant que
1960 (D.R.)
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 125
“L’un des trois chanteurs,
MUSIQUES
mœurs légères, sur des paroles
FLN et l’OAS et
j’avais très peur
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 126
qu’une guerre civile éclate. Pour
mettre mes jeunes
enfants à l’abri, je
m’étais dit qu’il n’y
avait qu’un chemin à prendre :
celui d’Israël. Làbas, j’ai accompagné Jo Amar, une
vedette de l’époque. Mais j’y ai
MUSIQUES
vécu sept mois
1999 (D.R.)
sans pouvoir m’ac-
soliste de l’orchestre oriental
med El Anka, avec qui j’ai enre-
climater. J’avais quitté l’Algérie
de l’opéra d’Oran.” J’ai donc
gistré en 1956. Nous étions
avec tellement de peine et de
commencé à jouer avec son
venus avec Blaoui faire un
contrariété que j’ai eu un ulcère
orchestre, ainsi qu’avec l’en-
disque à Alger, dans le studio de
de l’estomac. Je souffrais du mal
semble du directeur musical de
la radio, et l’on a profité de notre
de mon pays… J’ai alors décidé
l’opéra d’Oran, le grand chan-
présence pour nous demander
de me fixer à Marseille, en
teur de musique classique anda-
d’accompagner d’autres chan-
attendant de retrouver Oran.
louse Mahieddine Bachtarzi,
teurs, dont El Anka. Nous avons
C’était en mai-juin 1962, et des
également directeur d’une
passé toute la nuit de couvre-feu
amis m’ont fermement dissuadé
société musicale largement
à enregistrer avec les uns et les
de retourner dans une Algérie
ouverte aux femmes et dont 70 %
autres… Ce sont de bons sou-
qui était à feu et à sang, prise
des adhérents étaient des juifs
venirs dont je garde quelques
entre les attentats du FLN et la
d’Alger, la Moutribia (ce qui
traces, des photos, des films…
politique de la terre brûlée de
veut dire ‘qui suscite l’émo-
J’ai quitté Oran avec beaucoup
l’OAS.
tion’). De grands chanteurs
d’amertume, mais j’ai gardé
“J’ai alors décidé d’aller vivre à
comme Lili Labassi ou Sassi en
d’excellents liens avec mes
Paris, où je pouvais exercer mes
sont issus.
anciens camarades. Blaoui et
deux activités : mon métier de
“Mahieddine faisait venir des
moi nous téléphonons toujours
tailleur, et la musique, qui
artistes de tout le Maghreb et
de temps en temps.
venait en seconde position. J’ai
du Moyen-Orient. J’ai eu ainsi
pris contact avec Blond-Blond,
grands artistes tunisiens (dont
LE DÉCHIREMENT
DE L’EXIL
l’inoubliable Ali Riahi), maro-
“J’ai quitté Oran en 1961 pour
chef d’orchestre maghrébin qui
cains, et bien sûr les vedettes
aller me fixer en Israël. J’avais
faisait des émissions à la radio
algériennes de l’époque, comme
vu la situation se dessiner d’une
française. J’ai intégré l’or-
Dahmane Ben Achour ou M’ha-
manière dramatique entre le
chestre grâce à Blond-Blond,
l’occasion d’accompagner de
à l’époque chanteur fantaisiste
de l’orchestre de Missoum, seul
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
Ghrenassia, le futur Enrico
Maurice El Medioni sera en concert avec Lili Boniche le 2 juin
Macias. Un jour, il a fait part à
à Bordeaux, et le 30 juillet à Avignon.
Blond-Blond de son désir d’en-
CD : “Café Oran” (Piranha).
registrer un disque. Pour son
premier 45 tours, il avait une
départ d’artistes que j’accom-
son style musical très classique,
bonne chanson, J’ai quitté mon
pagnais. Samy El Maghrebi est
elle a été un peu oubliée du
pays. Blond-Blond lui en a
allé se fixer à Montréal. Line
public juif algérien, qui préfé-
enseigné une autre, On m’ap-
Monty s’est mariée avec un
rait le “francarabe” et les varié-
pelle l’Oriental, et est allé le
homme d’affaires qui voguait
tés modernes. En 1984-1985,
présenter à l’un des frères
entre New York et São Paulo.
Reinette a été réhabilitée par
Marouani.
Reinette l’Oranaise était un peu
les artistes musulmans, qui
“En 1962-1964, je travaillais au
oubliée… J’ai donc ouvert un
reconnaissaient en elle une
cabaret Le Poussin Bleu, rue
atelier de confection à mon
digne héritière des grands
ar-
compte, où j’ai travaillé dur et
maîtres du haouzy, répertoire
rondissement, tout près des
sec jusqu’en 1967. Puis j’ai dit à
intermédiaire entre classique
Folies Bergères. J’étais l’accor-
Paris : ‘Je t’aime bien, mais je
et populaire. J’ai eu le privilège
déoniste de Samy El Maghrebi,
n’aime pas ton climat !’
d’être à ses côtés au théâtre de
de Lili Labassi et de Blond-
“Quand je suis descendu au
la Bastille, puis en tournée
Blond, qui se produisaient dans
soleil de Marseille, où j’ai acheté
européenne, lorsque sa carrière
cette boîte ; j’y travaillais tous
un magasin sur la Cannebière
a redémarré. Quant à moi, j’ai
les soirs. De temps en temps
en association avec mon frère
décidé de profiter de ma
nous avions la visite de Reinette
aîné, j’avais réduit mon activité
retraite pour me consacrer à la
l’Oranaise ou de Lili Boniche,
musicale de 90 %. Durant
musique. Beaucoup de jeunes
qui avait dû abandonner la
quelques années, je n’ai conti-
musiciens se sont formés à mes
musique
professionnel
nué la musique que de manière
côtés. J’ai enregistré mon pre-
depuis qu’il avait épousé une
désintéressée, à l’occasion de
mier CD, “Café Oran”, en 1997,
comtesse… On faisait des
fêtes où l’on m’invitait. Quand
et l’enregistrement que j’ai réa-
“bœufs” entre nous jusqu’au
Line Monty venait donner des
lisé l’année passée avec l’Or-
petit matin.
galas à Paris, je l’accompagnais.
chestre andalou d’Israël devrait
Line Monty avait la même cul-
bientôt être disponible en
ture musicale ‘orientalo-occi-
Europe.”
Geoffroy-Marie dans le
en
IXe
AU SOLEIL
DE MARSEILLE
❈
dentale’ que moi ; elle aimait
“Parallèlement, je continuais
mon style d’accompagnement
Propos recueillis
mon métier de tailleur, que je ne
et elle pouvait payer mes
par François Bensignor
voulais pas abandonner. Mais
cachets, sur lesquels j’étais
cette double activité me fati-
assez exigeant.
guait beaucoup, si bien qu’en
“Reinette l’Oranaise faisait
1964, j’ai commencé à diminuer
aussi appel à moi de temps en
mon activité musicale. J’étais
temps. Mais jusqu’au milieu des
aussi un peu découragé par le
années quatre-vingt, à cause de
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 127
guitariste du nom de Gaston
MUSIQUES
qui peu après y a fait entrer un
pub film
Ethnologie Française
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 128
BREAD, BUNS & SCONES,
LE PAIN BÉNI DES BRITANNIQUES
AGAPES
On ne peut décemment parler de cuisine britannique sans parler de pain. Outre-Manche le pain est partout. Seule sa composition change selon les époques et les régions. Ainsi les Irlandais en confectionnent
avec, on l’aurait parié, de la pomme de terre… Mais de la boulangerie à la pâtisserie il n’y a pas loin, et
comme il fallait bien se mettre un peu de raffinement sous la dent à l’heure du thé, on se mit à sucrer
et à enrichir les pâtes avec force épices et autres douceurs confites importées de tout l’Empire. Et c’est
ainsi que de banals pains de gueux atteignirent le sommet d’un art pâtissier qui force l’admiration.
par Marin Wagda
Parler de cuisine à propos des
fumier et leur granit. Des mous-
naïfs et révoltés comme seul le
Britanniques, comme nous nous
taches vient la sagesse, et que
Nouveau Monde sait en faire.
obstinons à le faire, paraît une
serait devenu le monde antique
Vieilles filles charitables et
XXIe
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 129
AGAPES
aimable provocation. Ni les
sans Astérix, et le
siècle
idéalistes, trappeurs rous-
Anglais, ni les Écossais, ni les
sans la Confédération paysanne
seauistes retournés aux forêts
Irlandais ne savent manger,
et son porte-bannière ? Et pour-
de Chateaubriand. Il faut donc
c’est bien connu. La bonne
tant… Si l’on a l’œil moins
que la France cesse de se
bouffe est française, accessoi-
chauvin que les œilletons des
prendre pour la conscience du
rement italienne, chinoise ou
caméras françaises, si l’on a la
monde comme elle est souvent
marocaine. La mal-bouffe est
mémoire moins sélective que
portée à le faire. Il faut qu’elle
anglo-saxonne. Depuis les
les manuels d’histoire républi-
admette que l’on vit ailleurs, et
gelées fadasses et les puddings
cains, on se souvient qu’il y a
pas si mal que cela, et que l’on
tremblotants jusqu’aux orga-
souvent un Anglo-Saxon à l’ori-
y mange, même chez nos insu-
nismes génétiquement modi-
gine et à l’aboutissement de
laires ennemis héréditaires.
fiés, en passant par les
toutes les luttes qui ont rendu
Nous disions dans nos précé-
hamburgers, les crimes gastro-
notre monde un peu moins
dents articles que la cuisine de
nomiques et alimentaires sont
insupportable.
leurs îles n’était pas une cuisine
signés. Il y a toujours un Mac-
On a voulu faire croire qu’une
de cour, et nous y relevions l’im-
quelque-chose ou un sombre
bouffarde auvergnate surmon-
portance de ce qui se fait avec
malfaisant shakespearien à la
tée de bacchantes fit trembler
de la pâte ou du pain. C’est une
source du mal.
seule les “mondialiseurs” à
alimentation, répétons-le, où le
Heureusement, des landes de
Seattle. C’est que l’on n’a pas
baking domine par rapport au
l’Armorique au causse du Lar-
montré assez les Américains du
cooking, une alimentation du
zac, les Gaulois veillent, dressés
peuple et de la marge qui se
peuple où se retrouvent avant
sur leurs ergots, leur tas de
sont mis en branle, jeunes gens
tout les denrées populaires que
Dans
sont les céréales et le premier produit qu’elles serN° 1225 - Mai-juin 2000 - 130
vent à fabriquer, le pain.
On peut se demander si
les boulettes du civet de
lapin comportent ou non
du jambon. Mais on y
trouve du pain. On ergotera sur le fait que le
Christmas pudding sera
meilleur avec ou sans pruneaux. Mais il y a du pain.
Mettra-t-on plus de framboises que d’airelles dans
AGAPES
le summer pudding ? Difficile à dire. Mais il y a du
Les pêcheurs de harengs
de la mer du Nord
étaient devenus,
en quelques siècles,
les aventuriers
du golfe de Bengale.
Les Écossais n’en étaient
pas les moindres
et des richesses lointaines
composaient le Dundee
cake pour ensoleiller
leurs brumes.
des
régions
moins gueuses, le pain
blanc peut prendre la
forme de deux boules
inégales mises l’une
sur l’autre et glacées
à l’œuf. L’édifice est
délicat, tous les effondrements sont possibles. Il demande
donc une vraie virtuosité boulangère. Le
pain blanc peut être
aussi celui de la moisson, préparé souvent
pour trôner à l’église.
pain. Il y a donc du pain
Il figure en général
partout chez les Britan-
une gerbe, et doit
niques. Il y a même du pain qui
précipitée n’en dégoûte chacun
lever deux fois pour ne pas gon-
ne nourrit d’autre ambition que
et réhabilite les pains plus fon-
fler abusivement. Il est doré à
d’être du pain, tout simplement.
cés. Ces derniers, avant cette
l’œuf et au lait, puis séché lon-
réhabilitation, étaient des pains
guement à four très doux pour
de gueux. Les gueux étant nom-
se conserver. C’est autant,
breux partout, les Britanniques
sinon plus, un objet de décora-
Nous avions parlé, dans une
ont leur pain de farine de fro-
tion qu’un véritable pain.
évocation des pains d’Europe,
ment complète.
Enfin, à la limite de la boulan-
du soda bread et des bannocks
Dans les régions peu propices à
gerie et de la pâtisserie, les Bri-
(H&M n° 1213). Loin que la
la culture du blé, l’orge est de
tanniques confectionnent un
créativité boulangère britan-
rigueur. Mais sa farine lève mal
pain au safran, sucré, avec du
nique s’y arrête, puisqu’une tra-
et l’on fait de vrais pains en la
beurre, des raisins secs et un
dition très respectable produit
mélangeant avec du blé ou de la
glaçage de sucre. Comme de
encore le pain moulé fendu, que
pomme de terre. Ce mélange de
nombreuses régions d’Europe,
l’on fait cuire dans le même
céréales et de pommes de terre
l’Angleterre du Sud-Ouest et les
moule que les cakes. C’est un
se rencontre surtout en Irlande
Cornouailles cultivaient le cro-
pain blanc à la levure, fabriqué
où ce tubercule, appelé pratie,
cus, dont chacun sait que les
en trois étapes bien distinctes
connaît une vogue particulière.
étamines constituent le safran.
et dont la préparation demande
On y prépare entre autres un
Ce pain était donc coloré et
un temps non négligeable.
apple pratie, tourte aux pommes
parfumé de ce safran que l’on
Comme en France, le pain
semblable aux autres, à ceci près
croit en général exclusivement
blanc connaissait plus de faveur
que la pâte en est de farine de
méditerranéen, pour ne pas
que les pains complets, avant
blé et de purée de pommes de
dire exotique et réservé à la
que sa fabrication industrielle
terre, en quantités égales.
paella et à la bouillabaisse.
UN PAIN AU SAFRAN
CORNIQUE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 131
AGAPES
LE DOUX SORT
DES PETITS PAINS
ceux des puristes car le terme
Presque tous les petits pains
désigne aussi des petits pains à
ont subi le même sort, au point
la farine de blé accommodés en
qu’on ne sait plus si la recette
Ce n’est pourtant pas avec le
pâtisserie. Celui qui garde le
traditionnelle est sucrée ou
pain au safran qu’il convient de
mieux son caractère irlandais
non. C’est le cas des buns, qui
poursuivre l’illustration de ce
est le white soda scone, confec-
sont, à l’origine, de petits pains
que nous pourrions appeler la
tionné avec de la farine de blé,
au sésame au milieu desquels
tradition boulangère britan-
du lait aigre, du bicarbonate de
d’avisés négociants ont eu l’idée
nique. Il existe en effet égale-
soude et du sucre. La rage du
de mettre un hamburger. On
ment quelque chose d’assez
sucre a d’ailleurs atteint tous ces
connaît la fortune de l’idée. En
typique, ce sont les petits pains.
petits pains dégustés tradition-
fait, la plupart des vraies
Nous avions déjà évoqué les ban-
nellement le matin avec du
recettes de buns, aujourd’hui,
nocks. Ils sont des régions du
beurre. Les Écossais avaient
recommandent d’y mettre des
Nord, où le blé pousse mal ; le
leurs baps, légers et moelleux,
raisins secs, de l’écorce
terme bannock désigne en fait
glacés au lait et farinés. Ils
d’orange confite et un tiers de
des galettes épaisses et denses,
étaient reconnaissables à la
sucre par rapport au poids de
de farines d’orge et de blé
trace du doigt que l’on enfonce
farine. Ils affectent en général
mêlées, cuites sur une plaque de
au milieu pour les faire lever
la forme d’une petite boule
fonte. Ces galettes sont divisées
régulièrement. On a fini par
ronde. En période de carême, la
en quatre et chaque quart est
sucrer les baps. Modérément
tradition veut qu’on les parfume
appelé scone. Ces scones sont
certes, mais on les a sucrés.
de gingembre et de cannelle, et
décennies du XIXe siècle,
aux fruits secs trempés dans le
leur sommet. On les appelle dès
ouvrant l’ère du tea time pour
cidre, aux pommes et aux rai-
lors des hot cross buns.
colonels de l’armée des Indes et
sins de Malaga, avec de la can-
Nous sommes déjà ici dans la
vieilles ladies. L’adjonction d’ar-
nelle, ils sont aux noix et aux
pâtisserie et c’est encore plus
senic était épisodique et laissée
dattes. Ils sont multiples, en-
clairement le cas avec les Chel-
à l’appréciation des hôtes sui-
vahissants, multiformes et
sea buns, qui ne dissimulent
vant leur degré d’intimité avec
presque obligatoirement ang-
plus fruits secs et confits mais
les invités. C’est alors que buns,
lais et parallépipédiques. Les
les arborent en surface. Les
scones, bannocks, baps se
cakes écossais et irlandais sont
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 132
qu’on les incise en croix sur
d’une pâte analogue
aux autres buns, avec
farine, levure, œuf, lait,
sucre et beurre. Cette
pâte, étalée au rouleau,
AGAPES
plus volontiers de forme
Chelsea buns sont faits
est parsemée de fruits
secs mélangés et roulée
en un boudin coupé
ensuite en tranches
égales. Ces tranches
sont déposées à plat,
bord à bord, dans un
moule, badigeonnées
Presque tous les petits
pains ont été sucrés.
C’est le cas des buns,
qui sont, à l’origine,
des petits pains au sésame
au milieu desquels d’avisés
négociants ont eu l’idée
de mettre un hamburger.
On connaît la fortune
de l’idée...
ronde et utilisent de l’alcool, à quoi la pâtisserie
anglaise n’a recours que les
jours de fête. Les Irlandais
se distinguent par un cake
à la bière brune, levé bien
entendu au bicarbonate de
soude et garni de fruits
secs, cerises confites, noix
et amandes.
Les Écossais n’ont qu’un
cake mais celui-ci a sans
doute atteint le sommet
de cet art pâtissier. C’est
de beurre, de poivre de
la Jamaïque et de sucre roux,
sucrèrent et s’agrémentèrent
le Dundee cake, symbole assu-
puis dorées au four. Après cuis-
de fruits secs, d’écorces
rément de toute l’assurance
son, les tranches collées les
confites, épices et autres, et que
britannique au XIXe siècle. Il
unes aux autres sont rompues à
sablés, cakes, tourtes sucrées
convient en effet d’avoir à dis-
la main et servies avec du thé,
et autres puddings de fête vin-
position, pour le confection-
comme presque tout ce qui se
rent se surajouter à la boulan-
ner, des raisins de Smyrne, des
mange en Grande-Bretagne, ou
gerie sucrée pour les besoins
raisins de Malaga, des raisins
peu s’en faut.
du nouveau rite de fin d’après-
de Corinthe, et des raisins secs
midi, sous les auspices de l’eau
de moindre extraction qui n’au-
chaude parfumée d’une plante
ront pas la gloire de figurer
Il est plus que probable
exotique.
entiers et seront hachés menu,
d’ailleurs que la fortune de la
La théorie des cakes est sans
comme la Grande Armée à
pâtisserie anglaise fut parallèle
fin. Ils sont aux pruneaux dans
Waterloo. Il faut aussi de
à celle du thé et commença par
le Lincolnshire, ils sont au sain-
l’écorce d’orange, un zeste de
le sucrage des petits ou gros
doux avec des raisins de
citron, des amandes pilées, des
pains traditionnels. La consom-
Corinthe, ils sont au café et aux
amandes entières et du whisky.
mation du thé et du sucre a
noix, aux cerises confites, aux
On remarquera qu’à l’excep-
décuplé pendant les premières
cerises et aux noix, à la banane,
tion du whisky, rien ne pro-
VERS LA PÂTISSERIE
composé de farine, de beurre et
rivière qui coule à Dundee et se
siècles, les aventuriers du golfe
de sucre. Rond, rayé en tri-
jette au nord de la mer du Nord.
de Bengale. Les Écossais n’en
angles ou losanges, on le coupe
étaient pas les moindres et des
avec les doigts. On peut aussi
richesses lointaines compo-
l’enrichir d’amandes et même
saient ce cake pour ensoleiller
d’écorce d’orange confite. Plus
leurs brumes. Avec les mêmes
rustiques, les sablés d’avoine
Il faut donc disposer d’une puis-
raisins venus de loin, l’écorce
utilisent le même principe de
sante marine, d’un réseau com-
d’orange et les amandes, avec
base d’un mélange de farine,
mercial étendu et de la route
en sus du gingembre et du
de sucre et de matière grasse.
des Indes pour se faire le plai-
poivre de la Jamaïque, ils
Ils sont assez fins en Écosse,
sir d’une subtilité pâtissière
confectionnent aussi le black
plus épais en Irlande. Ils sont
dans ce septentrion britan-
bun, qui est une pâte à tarte
légèrement levés, les premiers
nique que régit pendant
enveloppant tous ces fruits secs
à la levure, les seconds – inévi-
soixante-quatre ans une reine
épicés, avec bien entendu un
tablement – au bicarbonate de
aussi inusable que ses crino-
peu de whisky. La chose, sou-
soude. On échappera difficile-
lines, la petite Victoria, que ses
vent de la forme parallépipé-
ment à cette denrée dans la
1,50 m n’empêcheront pas de
dique d’un cake classique,
verte Éire, de même qu’on
régner sur ses îles, l’océan et les
pouvait se conserver un an.
n’échappera guère à l’impéria-
Indes lointaines, au temps de la
Cependant les pâtissières écos-
lisme de la pomme de terre.
plus grande puissance d’Albion
saises excellent surtout dans
Car enfin les Irlandais osent
la perfide. Les pêcheurs de
les sablés. Le plus fameux est le
faire un gâteau aux pommes et
harengs de la mer du Nord
shortbread, simplissimement
à la pomme de terre. L’audace
SAUPOUDREZ,
BADIGEONNEZ,
DÉGUSTEZ !
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 133
étaient devenus, en quelques
AGAPES
vient des bords du Tay, la
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 134
est de bon aloi, elle permet de
l’on ose, en Irlande, envisager
soude, et, comme épice, du gin-
proposer une tourte dont la
de consommer cela avec du thé.
gembre avant toute chose. On
pâte est composée de purée de
Ce peuple a de l’audace, c’est
peut ajouter, si l’on veut, du
pommes de terre, avec jusque
incontestable, le goût du risque
gingembre confit, coupé en
ce qu’il faut de farine et de
et de l’imagination. Pourtant,
petits morceaux. On peut nap-
beurre. Des rondelles de
aux moments de sagesse et de
per, si on le désire, d’un glaçage
pommes sont disposées sur un
conformisme, le thé se boit
de citron.
tradition
recouvertes de la même.
Après cuisson, le service
est un vrai petit cérémonial. On replie le couvercle pour saupoudrer
de sucre et badigeonner
de beurre le dessus des
AGAPES
On le voit, de la lointaine
fond de cette pâte et
pommes, on le referme,
on le saupoudre lui aussi
de sucre et on déguste
(au sens noble, premier
et distingué du terme, et
non à celui que la langue
triviale convoquée par
Les scones se font,
en Irlande, avec de la purée
de pommes de terre,
de la farine, du fromage
et du lait. Ce n’est guère
une pâtisserie mais
l’on ose, là-bas,
envisager de consommer
cela avec du thé.
Ce peuple a de l’audace,
c’est incontestable.
boulangère
d’une cuisine rustique et
populaire, au rite raffiné
du tea time, suscité par la
richesse d’un empire
colonial florissant, une
continuité
gastrono-
mique s’impose, avec de
multiples adaptations. Il
faut avoir la modestie, de
ce côté-ci de la Manche,
de la reconnaître comme
une réelle richesse. Après
tout, si l’Italie triomphe
de mauvais esprits anti-
avec la pizza sur la pla-
britanniques pourrait
nète entière, n’est-ce pas
chez eux accompagné de tea
un petit pain britannique qui
brack et de gingerbread. Le
est devenu le symbole du vil-
premier est un gâteau rond fait
lage mondial rêvé à la fois par
de raisins secs et zestes de
les utopistes et les marchands
citron macérés une nuit dans
de soupe ? Le problème est que
Mêmes victimes consentantes
du thé, du whisky et du jus de
la ménagère insulaire n’a plus
de l’impérialisme du noble
citron, devenant une pâte agré-
grand-chose à voir avec ce petit
tubercule, les scones que nous
mentée de sucre roux, de noix
pain. Autrement, qui aurait pu
évoquions plus haut se font en
de muscade, de cannelle et de
jurer qu’il ne se serait pas
Irlande avec de la purée de
poivre de la Jamaïque. Une fois
entendu avec le lait des brebis
pommes de terre, de la farine,
cuit, le résultat est arrosé de
corses assaisonné aux moisis-
du fromage et du lait. Ils n’ont
quelques cuillers de whisky et
sures du Larzac ?
plus, dès lors, l’apparence de
se mange chaud ou froid. On
petits pains, mais plutôt de gou-
trouve dans le second les
gères, disons de choux à la
mêmes raisins secs et le sucre
crème sans crème, pour qui ne
roux, mais avec en plus un
sait ce qu’est une gougère. Ce
mélange subtil de diverses
n’est guère une pâtisserie mais
mélasses, du bicarbonate de
suggérer) !
UNE VRAIE
CONTINUITÉ
GASTRONOMIQUE
❈
PUB
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 135
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 136
MÉDIAS
MÉDIAS
NOUVEAUX MÉDIAS :
VERS LA “BALKANISATION”
DU PAYSAGE AUDIOVISUEL FRANÇAIS ?
Dans les années quatre-vingt-dix, la peur de voir les chaînes “orientales” répandre un discours islamiste dans les foyers immigrés en France a entraîné le blocage de nombreux projets par le CSA. Or,
l’État n’ayant statué ni sur une politique d’ensemble des chaînes étrangères sur le câble, ni sur d’éventuelles chaînes arabophones élaborées en France, ce sont les télévisions publiques de certains pays
d’origine qui ont finalement été conventionnées. Aujourd’hui, l’avenir des programmes prenant en
compte les publics immigrés semble plus ouvert, notamment grâce aux nouvelles technologies.
par Mogniss H. Abdallah, agence IM’média
La sous-représentation des
veau discours autour de l’inté-
sur-Saône et Mulhouse, où des
populations issues de l’immi-
gration, chercheraient une solu-
“bouquets orientaux” ont été pro-
gration et leur stigmatisation
tion de compensation du côté
posés aux immigrés turcs ou
par l’entremise d’images sté-
des nouveaux médias émer-
maghrébins. Ces retransmissions
réotypées sont des thèmes récur-
gents, comme la télévision par
“pirates” avaient pour objectif
rents dans le débat public sur les
câble. Que nenni.
d’attirer l’attention des pouvoirs
médias, et notamment sur la
Ce sont les câblo-opérateurs qui,
publics – ils ont tout de même
télévision(1).
Pendant ce temps,
au début des années quatre-
partie liée avec un “plan câble”
les émissions spécifiques des
vingt-dix, ont été les premiers à
encore poussif – sur l’urgence de
grandes chaînes généralistes
s’aventurer sur le terrain de pro-
contrer la menace de l’arrivée en
disparaissent corps et âme, à
grammes spécifiques destinés
force des télévisions par satellite
l’instar de feu Mosaïques, pro-
aux populations issues de l’im-
via les paraboles, qui commen-
grammée pendant plus de dix
migration. Sur certains sites dits
cent à proliférer sur les façades
ans le dimanche matin sur FR3,
“expérimentaux”, ils n’ont pas
des immeubles.
jusqu’en 1987. Les diverses expé-
hésité à transgresser la loi. À la
La “parabolemania” a débuté en
rimentations ultérieures (Vivre
demande de la communauté
1992. La déréglementation de
ensemble, Rencontres, Premier
juive séfarade de Sarcelles, la
l’audiovisuel en Turquie a pro-
service, etc.) resteront sans
chaîne tunisienne TV7 a ainsi
voqué la multiplication de
suite. On aurait pu penser que
été diffusée sur le câble local
chaînes privées turques, qui aus-
les pouvoirs publics, si soucieux
sans attendre son convention-
sitôt ont arrosé l’Europe avec
de communiquer sur leur nou-
nement préalable par le Conseil
des programmes diversifiés. En
supérieur de l’audiovisuel (CSA).
décembre 1992, la montée sur
Idem à Roubaix, Villefranche-
Eutelsat d’Egyptian Satellite
1)- Cf. H&M n° 1224.
fiques. Les câblo-opérateurs y
ralisme de l’information. C’est le
vision publique égyptienne et
voient aussi un marché d’autant
jeu de la démocratie”, explique
son lot de feuilletons populaires,
plus juteux que les immigrés res-
Leïla Bouachera, chargée de mis-
fait le bonheur des “ménagères”
tent en moyenne nettement plus
sion au CSA, au journal Le
maghrébines. Dans la foulée
longtemps devant leur poste que
Monde(3). “La réception des télé-
arrive la chaîne officielle tuni-
les Français. Sous la pression, le
visions étrangères est source de
sienne RTT, puis la marocaine
CSA conventionnera ESC en
repli et constitue un facteur de
RTM. Algerian TV sera captée en
novembre 1993. La chaîne égyp-
désintégration”, affirme plus
Quelques mois plus tard,
des estimations concordantes chiffrent déjà à
400 000 le nombre de foyers
d’immigrés concernés. Par
le truchement de leur
consommation effrénée
d’images du pays d’origine,
les immigrés vont ainsi
devenir le fer de lance du
marché domestique français de l’équipement en
matériel de réception satel-
crûment Christiane Her-
Au-delà de la quête
identitaire, les populations
issues de l’immigration
aspirent avant tout
à la reconnaissance.
Avec les télévisions
du pays,
elles ont le sentiment
qu’on s’intéresse
enfin à elles.
litaire. Les prix baissent, et
rero, déléguée à l’action
culturelle, l’information et
la communication au
Fas(4). La menace semble
si prégnante qu’un comité
interministériel a été
formé sur la question.
La volonté de contrôler
l’afflux d’images venant de
régions “à risque” apparaît bien comme la motivation réelle du blocage.
La hantise du prosélytisme
islamiste sert d’argument
la majorité des chaînes en clair
massue. Même les para-
sont gratuites. Pour le câble, la
tienne, dont l’ensemble des pro-
boles sont diabolisées, fantas-
concurrence est terrible. Com-
grammes doit être traduit ou
mées comme autant de minarets
ment réagir ?
sous-titré, sera aussitôt diffusée
symboliques qui déversent dans
sur certains sites câblés, comme
les demeures les versets cora-
à Mantes-la-Jolie ou à Roubaix.
niques. Les chaînes reçues par
LA HANTISE DU “REPLI
COMMUNAUTAIRE”
Mais le CSA sursoit aux de-
satellite sont passées au crible.
À titre expérimental, un “bou-
mandes de conventionnement
Parmi elles, il y a effectivement
quet oriental” composé de quatre
des autres chaînes, dans l’attente
des chaînes thématiques reli-
chaînes est lancé sur le câble
d’une décision du gouvernement
gieuses, comme Muslim TV, qui
d’Albertville en Savoie. 50 % des
qui dit réfléchir à une politique
de surcroît émet depuis Londres.
familles arabophones recensées
d’ensemble des chaînes étran-
Charles Pasqua, alors ministre de
dans la commune se seraient aus-
gères sur le câble. Et l’attente
l’Intérieur, ne manquera pas l’oc-
sitôt abonnées au réseau câblé,
durera plusieurs années. “Nous
casion de vilipender le laxisme
moyennant un supplément de
devons veiller à ce que les pro-
La démonstration
grammes respectent un certain
est faite, s’il en était encore
nombre de principes, comme
besoin, d’une demande forte en
la protection de la dignité
3)- Le Monde radio-TV, opus cité.
matière de programmes spéci-
humaine, des mineurs, et le plu-
4)- Le Monde radio-TV, opus cité.
60
francs(2).
2)- Le Monde radio-TV,
11-12 septembre 1994.
MÉDIAS
France à partir d’août 1994.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 137
Channel (ESC), qui relaie la télé-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 138
MÉDIAS
Le plateau de l’émission Rencontres, diffusée sur FR3 en 1989-1990. © IM’Média.
anglo-saxon qui laisse libre cours
sociétés HLM qui ont pris des
in France pour le câble. Éter-
à la propagande des militants
mesures d’interdiction des para-
nelle arlésienne. Elles ne ver-
algériens du Fis réfugiés outre-
boles individuelles, notamment
ront pas le jour. Par défaut, les
Manche. Alertée par un syndicat
à Courcouronnes, dans l’Es-
chaînes publiques de certains
de police qui a vu sur Muslim TV
sonne, ou à Melun, “soit pour
pays d’origine, en premier lieu
des “imams barbus prêchant la
des raisons esthétiques, soit
ceux du Maghreb, accéderont
bonne parole”, et “des diatribes
pour des raisons d’intérêt géné-
finalement sans esclandre au
anti-occidentales qui ne ressor-
ral, soit pour la cohérence avec
câble, et les modalités de
tent pas dans la traduction fran-
le câble”, comme le dit si joli-
contrôle pour leur convention-
çaise”, la place Beauvau diabolise
ment le ministre de la Culture,
nement seront même allégées. À
cette chaîne pour tenter de la
Philippe
Le
l’exception notable de l’Algérie,
réduire au silence, tout en omet-
3 octobre 1995, devant l’Assem-
qui négocie encore au début de
tant de dire que Télé Pace, la
blée nationale, le ministre plaide
l’an 2000 sa montée sur le câble
chaîne du Vatican, émet sur le
pour une diffusion des chaînes
français, en contrepartie de l’as-
même canal à d’autres moments
arabophones sur le câble pour
sainissement de la situation de
de la journée.
mieux pouvoir contrôler d’éven-
Canal+, jusque-là piratée sans
tuels “discours intégristes”.
vergogne outre-Méditerranée.
Matignon, Charles Pasqua ou
C’est justement “pour échapper
encore Hervé Bourges, du CSA,
au face-à-face épuisant avec les
En attendant, le gouvernement
planchent sur différents projets
clichés publics sur l’immigra-
donne raison aux maires ou aux
de chaînes arabophones made
tion et la vie en banlieue” que
DISCUTER À PARTIR
DES MÊMES IMAGES
Douste-Blazy.
caces personnalisées du type
tournés vers la TV satellite, écrit
guiba sur les chaînes françaises.
“bonjour à toute ma famille”.
le sociologue Ahmed Boubeker
D’ailleurs, côté tunisien, il n’y
L’ambiance à l’antenne est sou-
dans Les paraboles du lien
avait pas d’images, ou si peu.
vent à l’autocongratulation, et ça
social(5). À partir d’une enquête
marche. Le seul effet d’annonce
étude s’intéresse aux relations
INTERDÉPENDANCES
CULTURELLES
identitaires et aux logiques de
Pour autant, l’attitude des
pour des fêtes marocaines. La
communication qui s’opèrent via
publics immigrés n’est pas
dimension franco-marocaine de
les images parvenant en temps
exempte de paradoxes. L’appa-
la chaîne, illustrée par des tran-
réel du pays d’origine. Ces der-
rente passivité face aux infor-
sitions fluides d’une langue à
nières favorisent “l’actualisa-
mations étroitement filtrées par
l’autre sans souci de traduction
tion des références culturelles
le pouvoir peut étonner. La man-
censitaire, témoigne d’inter-
des publics immigrés” et, ce fai-
suétude des immigrés à l’égard
dépendances culturelles qui
sant, permettent de rompre avec
de programmes de divertisse-
devraient reléguer les craintes
le silence basé sur la nostalgie
ment au concept désuet et à
de repli communautaire au rayon
du “bled imaginaire du temps
l’image quasi immuable pourrait
des vieilles chimères. Cette dyna-
jadis”. Désormais, “ici et là-bas
en exaspérer plus d’un. À croire
mique se développe néanmoins
ne font plus qu’un”. Les gens se
qu’ils sont dupes, qu’ils s’identi-
au détriment de la transversalité
téléphonent pour discuter à par-
fient sans recul à la parole télé-
interculturelle entre commu-
tir des mêmes images. Celles en
visuelle officielle. C’est oublier
nautés immigrées. Chaque com-
provenance de là-bas, mais aussi
qu’au-delà de la quête identi-
munauté entend désormais se
celles d’ici. Et vice-versa. Les
taire, les populations issues de
doter de sa propre chaîne : les
téléspectateurs des pays du
l’immigration aspirent avant
Tamouls ont créé en 1997, à Paris,
Maghreb, par exemple, sont
tout à la reconnaissance. Avec
la chaîne par satellite TRT, les
aussi très branchés sur les
les télévisions du pays, ils ont le
Berbères ont lancé, le 1er janvier
chaînes françaises. Le zapping
sentiment qu’on s’intéresse
2000, BRTV, grillant la politesse
peut dès lors se révéler un
enfin à elles. L’exemple des
au projet Beur TV, toujours dans
redoutable moyen d’émancipa-
Marocains constitue à cet égard
les cartons. Les sites internet
tion vis-à-vis des différentes
un bon indicateur. Le dimanche
amplifient ces velléités de self-
formes de contrôle de la télé-
matin, la RTM diffuse Canal
made médias par lesquels des
vision, ici et là-bas. Contrai-
Atlas, “la parole de la commu-
microcommunautés tentent de
rement à l’idée reçue, les
nauté marocaine à travers le
se reconstituer.
immigrés ne restent en effet pas
monde”. Ce magazine, confié à
exclusivement “scotchés” à leur
Khalil Al Quandili, l’ex-champion
réalisée à Vaulx-en-Velin, cette
sur Canal Atlas permet de remplir de grandes salles parisiennes
télévision communautaire. Les
du monde de full-contact franco-
enfants préfèrent souvent MTV
marocain, alterne les signes d’al-
DES PROJETS
DE CHAÎNES
NUMÉRIQUES
ou Jamel Debbouze, au prix par-
légeance au roi et la promotion
Le saucissonnage des publics,
fois de frictions familiales. Les
de démarches citoyennes dans le
et, du même fait, leur fragmen-
parents regarderont plutôt les
pays d’origine, à travers des
tation à l’infini, amène légitime-
reportages, des portraits, des
ment à se poser la question : et
extraits de concerts et des dédi-
l’intérêt général dans tout ça ? Il
5)- À paraître.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 139
images des funérailles de Bour-
MÉDIAS
les publics immigrés se sont
libre nationale Aléa TV, une
d’en prendre pré-
sorte de tête de réseaux asso-
texte pour remettre
ciatifs – ou “citoyens mul-
en cause certaines
tiples” – qui n’a pas encore eu
émissions d’intérêt
le feu vert du CSA, est encoura-
général qui sem-
geante. Volontariste certes, elle
blent leur peser,
participe de l’affirmation d’une
par manque de
nécessaire démocratisation de
compétitivité sur le
l’accès aux médias. Autre espoir,
marché. La créa-
le numérique, qui va permettre
tion sur le câble de
de faire passer huit chaînes là
la chaîne catho-
où l’analogique n’en accepte
lique KTO alimente
qu’une. Arte a ainsi dévoilé ses
l’idée d’une remise
projets de chaînes numériques
en cause des émis-
qui pourraient être captées à
sions religieuses
partir de l’antenne râteau tra-
sur France 2. À vrai
ditionnelle, parmi lesquelles
ne suffit pas de dénoncer, avec
dire, la rumeur persistante
Cultures en France et Cultures
le sociologue Dominique Wol-
d’une privatisation prochaine
du monde, positionnées comme
ton, le “mille-feuille des inéga-
de la grande rivale de TF1
“chaînes des minorités cultu-
lités sociales et culturelles” de
inquiète davantage encore.
relles de nationalité française
chaînes thématiques qui n’au-
Face au “diktat de l’argent roi”,
ou étrangère résidant en
raient pas le cahier des charges
ne peut-on pas, dès lors, se
France”. Elles devraient égale-
contraignant des chaînes géné-
mettre à rêver, avec les télés
ment programmer des fictions
ralistes(6). Encore faut-il que ces
libres, d’un contre-pouvoir asso-
ou sitcoms arabes, chinoises ou
dernières répondent pleinement
ciatif, dont le principe a été
indiennes en V.O. Le champ
à leurs obligations de services
retenu dans le projet de loi
audiovisuel semble donc bien
publics. Or les généralistes sem-
Trautman-Tasca sur l’audiovi-
plus ouvert que ne le prédisent
blent fort bien s’accommoder
suel, encore en discussion ? La
les oiseaux de mauvais augure.
des thématiques, comme si elles
prise en compte des publics
Encore faudra-t-il savoir saisir la
immigrés dans la programma-
balle au bond pour qu’elle ne se
tion de la nouvelle télévision
perde pas dans les orties.
MÉDIAS
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 140
ambitionnaient
6)- Cf. Libération du 3 novembre 1997.
Stéphane de Tapia, “La communication et l’intrusion
satellitaire dans le champ migratoire turc”
Dossier Immigrés de Turquie, n° 1212, mars-avril 1998
Alec Hargreaves et Dalila Mahdjoub, “Antennes paraboliques
et consommation télévisuelle des immigrés”
Hors-dossier, n° 1210, novembre-décembre 1997
❈
A PUBLIÉ
PUB
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 141
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 142
CINÉMA
CINÉMA
par André Videau
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
instinct de survie et son espiè-
découvre en piteux état, le cache
COMÉDIA INFANTIL
glerie naturelle ne suffisent pas
sur les toits, le soigne déses-
Film mozambicain
de la réalisatrice suédoise
Solveig Nordlund
à lui éviter d’être plusieurs fois
pérément et recueille son récit.
rattrapé par les forces du mal.
Ce procédé narratif, assez clas-
Son destin tragique et exem-
sique, donne cependant au film
Un enfant dans la guerre.
plaire illustre mieux que de
son originalité. Les fantasmago-
Pas n’importe laquelle. L’une de
longs discours, devant les assem-
ries du théâtre se mêlent aux
celles que l’on oublie facilement
blées onusiennes ou ailleurs, la
délires et aux souffrances de
parce qu’elles sont lointaines,
façon quasi systématique dont
Nélio, alors que les flash-backs
et que leurs motivations obs-
sont bafoués les droits élémen-
nous renvoient à ses astuces
cures (pour nous) les rattachent
taires des enfants, et la crimi-
bien réelles d’enfant des rues et
à un autre monde et les déta-
nelle imposture qu’il y a à leur
à ses initiatives de gamin pour-
chent plus facilement du nôtre.
faire épouser de force les que-
chassé, jamais à court d’idées et
Nous sommes au Mozambique,
relles des adultes.
toujours protégé par le sort pour
sur la côte est-africaine, en face
Au bout d’une longue traque
échapper à la meute, jusqu’au
de Madagascar. Après une im-
qui l’a fait passer d’un camp
jour où…
placable guerre de libération
clandestin d’enfants-soldats (!)
Le film est adapté d’un roman de
menée par le Front de libération
aux rues de Maputo, la capitale,
l’écrivain suédois Henning Man-
du Mozambique (1962-1975), et
Nélio, atteint par les balles de
kell, qui dirige le théâtre Avenida
le départ des Portugais à la
ses poursuivants, trouve refuge
de Maputo. Un jour, dans la salle
chute de Salazar, le pays va
dans les coulisses
continuer à connaître des
d’un théâtre. Il
troubles graves, mais d’une autre
était entretemps
nature. Les factions rivales, for-
devenu le petit
tement ethnicisées, se livrent
chef adulé d’une
une lutte sans merci pour le pou-
bande
voir et ses prébendes, le ter-
errants, brocan-
ritoire et ses richesses (au
teurs et marau-
demeurant plutôt indigentes).
deurs, doté en
Nélio est un petit garçon comme
plus d’une répu-
un autre, sauf qu’il est l’unique
tation de curan-
rescapé de l’attaque de son vil-
deiro, guérisseur
lage où il a vu de féroces et ano-
aux pouvoirs sur-
nymes terroristes exterminer
naturels. C’est
toute sa famille. Il réussit à s’en-
José, le boulan-
fuir des lieux du carnage. Son
ger du lieu, qui le
➤
d’ados
missivité ambiante donne libre
pas installer une télévision dans
enfant surgit d’une porte don-
cours à des débordements sen-
le monastère ? C’est matérielle-
nant sur la scène. Un drame du
suels. Vous n’y êtes pas du tout.
ment possible, à condition de ras-
quotidien faisait irruption dans
La grande perturbation de
sembler le prix d’une location
un décor planté pour le rêve et la
l’ordre monastique et la mise à
âprement négociée avec le com-
comédie. Le personnage de Nélio
mal des règles séculaires vont
merçant indien le plus proche.
❈
venir, globalisation, autoroutes
Reste à convaincre le geko et,
de l’information et amour uni-
pourquoi pas, à le convertir à
versel du ballon rond aidant, de
l’amour du foot (qu’il prend
LA COUPE
la Coupe du monde.
encore pour une sorte de guerre
Film bhoutanais
de Khyentse Korbu
C’est Orgyen, petit moine mali-
se livrant de nuit entre vingt-
cieux, grand fan de Ronaldo et de
deux adversaires). Après mar-
➤ Premières surprises : ce film
l’équipe de France (“Il n’y a
chandage et bricolage, le miracle.
times parmi les populations
qu’eux qui soutiennent le
Réunis en rangs serrés comme à
autochtones et 10 000 monas-
Tibet !”), et compagnon de
l’oratoire, les moinillons vont
tères détruits depuis les années
chambre de Palden, qui va les
pouvoir assister à la retransmis-
cinquante).
initier à un rite d’un nouveau
sion en direct, et quand la Mar-
La vie monastique que vont
genre. Ils feront d’abord le
seillaise retentit, ils sont presque
découvrir les novices Palden et
monastère buissonnier pour
au bout de leurs peines.
Nyima, que leurs parents ont
assister à la demi-finale depuis la
Mais la modernité ne s’installe
aidé à s’évader pour qu’ils reçoi-
taverne la plus proche. Télé-
pas comme ça, bousculant les
vent en exil un enseignement
spectateurs trop volubiles, ils se
distances et les identités dans un
conforme à la tradition et béné-
feront éconduire par les villa-
univers millénaire. Et quand
ficient d’une digne ordination, va
geois et, comble de déveine,
Zidane et les siens l’emportent
sensiblement différer des prévi-
prendre en flagrant délit par
sur des Brésiliens un peu chlo-
sions. Non que la sagesse tibé-
leurs supérieurs. Il y a urgence à
roformés, on a l’impression qu’ils
taine soit absente de ces
trouver une solution plus adé-
ont aussi vaincu les fortes réti-
augustes lieux, ou que la per-
quate pour la finale. Pourquoi ne
cences du tube cathodique à
venait de prendre corps.
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 143
déserte, avant une répétition, un
a été réalisé par un authentique
CINÉMA
et vénérable lama bouddhiste
de tradition tibétaine. Il a été
tourné en décors naturels au
monastère de Chokling, dans le
Nord de l’Inde, au pied de l’Himalaya. Là sont rassemblés de
jeunes moines sous la conduite
d’un geko et sous la gouverne
d’un khempo, souvent originaires
du Tibet dont ils ont été chassés,
ou dont ils se sont enfuis à cause
de l’intolérance des envahisseurs
chinois (plus de 1 200 000 vic-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 144
CINÉMA
imposer sa présence dans ces
de Téhéran. L’intrigue, avec une
gine turque, donc sorte d’immi-
lieux. Sous l’enjouement du pro-
simplicité d’épure, s’articule
gré de l’intérieur dans le kaléi-
pos, les conclusions que tire bien
autour du fait d’avoir ou pas
doscope très hiérarchisé de la
volontiers le khempo ne man-
une paire de chaussures qui
société iranienne, est casseur de
quent pas de sérieux et de prag-
convienne à la situation. En
sucre à la mosquée pour les
matisme, et engagent aussi
déroulant un fil aussi mince, on
fidèles de la prière et du thé…
❈
peut dire des choses et même
Donc payé avec des pistaches !
s’offrir, au finish, un suspens
Le frère et la sœur vont devoir
haletant, préparant un happy
se partager l’unique paire de
LES ENFANTS DU CIEL
end narquois et astucieusement
baskets d’Ali, quelles que soient
Film iranien
de Majid Majidi
détourné.
la différence de pointure et les
Ali, garçonnet de neuf ans pré-
difficultés à accorder leurs
➤
l’avenir.
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
On a tout dit sur l’enfant
posé aux commissions, a égaré
rythmes scolaires. L’ingéniosité
prépubère, valeur refuge du
au bazar les chaussures roses de
et de solides prédispositions
cinéma iranien. Le miracle est
sa sœur Zahra. Malgré éveil et
pour la course à pied vont, à
qu’à chaque fois la magie opère,
précocité, on ne peut avoir l’œil
quelques anicroches près, per-
mettant hors course mièvrerie
partout ! Il n’est pas question
mettre de sauver les appa-
et niaiserie qui pourraient être
d’avouer l’étourderie, ni de pen-
rences. Et puis le hasard va
les lots d’une cinématographie
ser que les parents, dans le
tourner. Après avoir fait perdre
condamnée par une censure
dénuement le plus complet,
au père la chance d’un boulot de
drastique à rester au stade
peuvent faire face à une
jardinier dans les quartiers hup-
infantile. Les enfants du ciel se
dépense imprévue. La mère a
pés du nord, dans une terrible
présentent comme un conte
une maladie chronique qui la
allégorie de l’ascension sociale
urbain situé dans l’extrême pau-
handicape même pour les tra-
et de sa dégringolade, elle va
vreté des quartiers sud du bas
vaux du ménage. Le père, d’ori-
offrir au fils l’opportunité d’une
lumière soit faite, y compris sous
Un gigantesque marathon avec
GARAGE OLIMPO
forme de procès, sur le sort
des lots aux vainqueurs
réservé à leurs êtres chers, les
Ali vise la place de troisième, qui
Film argentin
de Marco Bechis
promet des chaussures neuves.
➤
Comme celui d’autres pays
de toute juridiction, vers ce que
Catastrophe ! Transfiguré par
d’Amérique latine, le cinéma
l’on appelle déjà “les camps de la
l’effort, hors d’haleine et les
argentin a du mal à s’évader de
mort”.
pieds en compote, il arrive pre-
la sinistre mémoire des années
L’ironie de sa dénomination ne
mier. Qu’importent les miri-
de dictature. Sans doute les
manque pas d’humour macabre,
fiques cadeaux, la quinzaine de
images reconstituées sont-elles
car le Garage Olimpo, sous des
vacances, le survêtement de
le plus solide des remparts
apparences d’entrepôt et d’ate-
champion… il manque la paire
contre l’oubli et un moyen sym-
lier de réparation de tous véhi-
de baskets désirée. Il faudra le
bolique de se substituer à une
cules permettant les allées et
sourire de Zahra et un bain de
justice défaillante qui, de
venues anonymes, est un centre
pieds réparateur dans la vasque
compromission en mansuétude,
de détention provisoire et sur-
aux poissons rouges (images
a laissé impunis les quelque
tout de séquestration assortie de
sublimes) pour lui redonner le
30 000 meurtres qui ont été vrai-
tortures graduées. Deux catégo-
moral.
semblablement l’aboutissement
ries de prévenus y sont amenées :
Nous avions beaucoup aimé Le
des disparitions.
les officiels (ostensiblement
père, précédent film de Majid
Garage Olimpo, qui se situe en
coupables et montrables à la
Majidi (voir H&M n° 1221), où le
1978, sur fond de Mundial de
presse ou à d’éventuelles com-
talent de cet ancien acteur
football, donc dans une insou-
missions d’enquête), et les clan-
(dans les films de Makhmalbaf
ciance et une passion ludique de
destins, escamotés et plus
notamment) passé derrière la
surface, dénonce les pratiques
facilement livrables aux tabas-
caméra était manifeste. Son suc-
souterraines les plus abomina-
sages et à la picana, la gégène
cès, y compris hors d’Iran, n’a
bles de la junte militaire. Le coup
locale.
pas suffi à lui faciliter les choses
d’état de mars 1976 a confisqué
C’est là qu’est arrivée sous le
pour sa nouvelle réalisation.
les pouvoirs du Congrès, sus-
bâillon Maria, la jeune institu-
Sans le concours du fameux Ins-
pendu les libertés publiques et
trice militante (Antonella Costa)
titut pour le développement
mis en place la dictature du
soupçonnée d’appartenir à un
intellectuel des enfants et des
général Vidéla et de ses sbires.
commando terroriste. Elle a été
adolescents, Les enfants du ciel
Toute opposition est jugulée. La
enlevée sous les yeux de sa mère
n’auraient pas vu le jour. Vision
répression est particulièrement
Diane (Dominique Sanda), bour-
trop misérabiliste, arguaient
féroce à l’encontre des opposants
geoise française qui a pourtant
sans honte les producteurs, qui
de gauche et des étudiants, sys-
quelques affinités avec le régime.
n’appréciaient pas davantage le
tématiquement pourchassés,
Elle va avoir la stupeur de se
fait de recruter des interprètes
arrêtés, torturés et portés dis-
retrouver sous la garde et la
dans le quotidien et de refuser
parus. Dès la première année de
férule de Félix (Carlos Echever-
les professionnels. Alors que ce
ce régime inique, on voit les
ria), leur jeune locataire qui pré-
film traite les enfants pauvres
cohortes de “folles de la place de
tendait être mécanicien et qu’elle
comme des enfants de rois, et
Mai”, mères, épouses, sœurs,
considérait comme son petit ami.
❈
fiancées, réclamant que toute
L’application des sévices, sou-
déborde de richesses.
desaparecidos, entraînés, hors
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 145
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
CINÉMA
compétition plus à sa portée.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 146
CINÉMA
mise à l’implacable hiérarchie,
tion. On regrette qu’avec cette
l’idéalisation d’un point de vue et
finira par écraser le couple, pré-
seconde œuvre, le réalisateur ait
de ses ayants droit n’a d’égale que
cipitant une issue fatale qui met
eu la main beaucoup plus lourde.
la vilenie généralisée des autres
un terme à leurs velléités d’éva-
Bien sûr, le sujet est autrement
protagonistes et l’iniquité, assor-
sion. L’organisation totalitaire et
dramatique. Il raconte les péri-
tie de persécutions, imposées aux
son mode de fonctionnement
péties épouvantables à travers
malheureux en fuite par divers
homicide gangrènent tous les
lesquelles se débat un groupe de
autochtones des pays refuges.
échelons de la société. Victime et
Kurdes fuyant les persécutions
Arméniens, Ukrainiens, Italiens
bourreau, pareillement mutilés,
sur la terre de leurs ancêtres et
et Français, tous ignobles mar-
seront chargés dans un cargo
rêvant d’atteindre, coûte que
chands de sommeil clandestin,
pour être largués en mer.
coûte, l’eldorado occidental, et
passeurs de zones interdites,
Marco Bechis, le réalisateur, a
plus particulièrement la patrie
bureaucrates tatillons et racistes,
lui-même connu les geôles et
de la Tour Eiffel, d’Édith Piaf,
policiers brutaux, mafiosi de tous
séjourné dans quelques-uns de
du commandant Cousteau, et
poils, exploiteurs et violents.
ces 365 camps (!), du type des
prétendument des droits de
Impression globalement xéno-
funestes “Garage Olimpo” ou
l’homme.
phobe (même si elle est une réac-
“Club Atlético”. On ne peut guère
Il y a bien évidemment Zara et
tion compréhensible face à des
lui demander un témoignage qui
Dolovan, un couple d’amants
tracasseries qui s’accumulent sur
serait plus mesuré. Tel quel, il
aussi miraculeusement réunis
un parcours déjà plein de périls
que
séparés
en soi) encore renforcée par des
(interprétés de façon minimale
interprétations assez outrées et
glace le sang.
❈
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
méchamment
par Rosanna Vite Mesropian et
caricaturales des divers clans
PASSEURS DE RÊVES
Olivier Sitruk), et nombre de
d’étrangers. N’en donnons pour
Film kurde
de Hiner Saleem
scènes exubérantes et loufoques
preuves que les quelques presta-
où se révèlent autant “l’âme”
tions françaises confiées à
➤
En 1999, avec Vive la
kurde que le goût du
mariée… et la libération du
réalisateur pour le
Kurdistan (voir H&M n° 1216),
burlesque émotif et
Hiner Saleem nous avait offert
poétique, genre où il
une très plaisante comédie qui,
est finalement le plus
certes, concernait les déboires
à son aise.
des prétendants aux “mariages
D’où vient alors qu’on
arrangés”, mais nous brossait un
a du mal à adhérer
vivifiant portrait de la commu-
sans réserve au dérou-
nauté kurde de Paris, tout en lais-
lement du propos et
sant transparaître en filigrane les
à sa teneur, et plus
malheurs d’un peuple exilé de sa
directement au mes-
propre terre. La légèreté de l’in-
sage ? C’est sans doute
trigue n’excluait pas la gravité du
que la démonstration
fond du problème. Le film avait,
se veut très partisane
du coup, un fort pouvoir de mobi-
et que pour les
lisation et emportait la convic-
besoins de la cause,
hison, et veulent donc y établir,
du Mur de Berlin ou de Nicosie,
chitey ou Anémone. Tous accu-
toutes affaires cessantes, des
ou de n’importe où, et malgré sa
sent le trait. En face, les Kurdes
barrières étanches. Voilà donc
fragile et symbolique démarca-
sont uniformément d’innocentes
Mehdi, brave bougre de doua-
tion, la nouvelle frontière n’ar-
victimes, d’une imperturbable et
nier (Kemal Sunal, excellent et
range que les experts. Sur le
extravagante bonne humeur,
haut en couleurs comme tous ses
terrain, les populations divisées
même quand ils perdent leurs
partenaires) chargé de faire bar-
vont avoir quotidiennement à
illusions, parfois leur vie, et à
rage à toute circulation sur les
souffrir de l’arbitraire du décou-
tous les coups leurs dollars (d’où
points stratégiques, et d’appli-
page : médecin d’un côté,
tirent-ils d’ailleurs ces valises
quer la législation encore incer-
malades de l’autre, institutrice
bourrées de devises ou de somp-
taine des passeports, selon les
ici, élèves là-bas, jusqu’aux trou-
tueux bijoux, eux qui fuient un
instructions de la capitale. Un
peaux qui se voient séparés, et
sort réputé misérable ?). Pour
petit stage à Ankara l’a
que dire bien sûr des amoureux !
convaincu (il est bien le seul !)
Ils ne vont pas tarder à faire
des mérites de l’État-nation et
savoir leur désaccord et à ruser
des impératifs frontaliers. Le
efficacement contre les barbelés
déroulement de sa carrière, mais
et autres barricades.
surtout sa dignité, à laquelle ne
Enlevé comme une comédie ita-
suffit pas le port de la mous-
lienne de la belle époque, le film
tache, en dépendent, dut-il y
a fait un gros succès en Alle-
compromettre ses amicales par-
magne et en Turquie. Son humour
ties de dés ou de dominos, le
corrosif y est peut-être porteur de
bonheur de son fils ou sa paix
quelques grilles de lecture, de
conjugale. C’est du moins ce que
quelques messages supplémen-
l’on pense dans le feu de l’action
taires qui au premier abord nous
débutante, tant que l’on baigne
échappent. Séparation et réuni-
dans le flot grisant de la théorie.
fication des deux Allemagnes ici,
Le hic, c’est que, modèle réduit
présence de voisins turbulents
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 147
Jacky Nercessian, Patrick Bou-
répondre au souci exprimé par
CINÉMA
l’auteur, on n’est pas sûr qu’une
telle simplification soit en définitive quelque chose de “bon
pour les Kurdes”.
❈
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
PROPAGANDA
Film turc de Sinan Cetin
➤ L’absurdité du monde révélée à travers une revendication
territoriale où le découpage arbitraire d’une frontière fait souvent
crépiter les armes et entraîne
d’incommensurables malheurs.
Pour mieux dénoncer ces travers, Propaganda a choisi le rire
décapant, qui n’exclut pas les
grincements de dents.
En 1948, du jour au lendemain,
les responsables des deux pays
ont décidé de délimiter concrètement les territoires aux confins
de la Turquie et de la Syrie. Voilà
apparemment calmée une vieille
hantise de tous les nationalismes
qui considèrent leurs parties
limitrophes comme des zones
prédisposées au trafic et à la tra-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 148
et revendicatifs là (outre la Syrie,
changer de répertoire en faisant
sonne pour être admis dans un
concernée par le film, l’Iran,
reconnaître ses qualités d’inter-
milieu qui lui aussi a ses pen-
l’Iraq, l’Arménie ex-soviétique),
prète par d’authentiques musi-
chants xénophobes. Il a beau se
sans compter le tumultueux pro-
ciens de la colonie latino-
faire appeler Mango, avoir le
blème des territoires revendi-
américaine de la capitale, et en
“groove et le son” salsa et le
qués par les Kurdes. Même
s’intégrant à un groupe renommé
déhanchement qui “donne de
bourrées de contradictions et
(les “sonéros” de Sierra Maes-
l’espoir aux gens”, il lui faudra
d’analogies discutables, les
tra), à l’heure où d’autres défilent
aussi l’accent et le teint idoines,
leçons du film sont nombreuses.
dans les rues et s’usent à fournir
fusse au prix de séquences de
Elles sont en plus données avec
des preuves et des paperasses
bronzage intégral. Le résultat
une bonne humeur contagieuse.
qui fassent oublier leur couleur
à l’écran est plus que crédible
❈
de peau pour mieux devenir fran-
et la transformation de Rémi-
CINÉMA
Qui dit mieux ?
çais. Lui va tout tenter pour
Vincent Lecoeur convaincante
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
camoufler son teint “vanille” et
au point que les Cubains, sur le
SALSA
devenir “chocolat”. Et être admis
tournage, lui donnèrent son bre-
Film français
de Joyce Sherman Buñuel
sans nuance dans une formation
vet de trigueño (beau métis de
et un milieu qui lui donnent des
Santiago). Espérons seulement
raisons de vivre.
que ce rôle ne sera pas trop pré-
niste, élevé à l’ombre et même au
Un peu comme l’Augustin, roi
gnant pour ce jeune comédien
soleil du Capitole, on devient plus
du kung-fu d’Anne Fontaine, qui
plein d’allant.
facilement un soliste exécutant
lui aussi voulait s’intégrer à
Dès lors, tout va marcher à un
Chopin devant un parterre de
rebrousse-poil dans la commu-
rythme endiablé : la remise à flot
mélomanes qu’un as de la salsa
nauté asiatique du XIIIe arron-
de la Casa Cubana du vieux
dans quelque torride Tropicana.
dissement (voir H&M n° 1222),
maître Baretto (Estéban Socrates
C’est pourtant ce surprenant iti-
Rémi va devoir payer de sa per-
Cobos Puente, un diplomate
➤
Quand on est une jeune pia-
néraire que va suivre Rémi, plantant là Toulouse, son Pleyel, ses
parents, ses admirateurs et sa
carrière toute tracée, pour “monter” à Paris en quête de rythmes
plus conformes à sa nature profonde. Mais ce petit conte musical à l’envers, qui fait passer de
la bourgeoisie à la bohème et
du classique à l’afro-cubain, a
d’autres ambitions. La transgression va bien au-delà de la
musique. En gérant plaisamment
une autre contradiction du héros,
la réalisatrice fait de son film un
joyeux plaidoyer antiraciste. Car
Rémi ne souhaite pas seulement
reconverti !) associé à la danseuse La Goya, une ancienne
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 149
gloire du Tropicana (Aurora Basnuevo), l’amour d’une jolie Française (Christianne Gout), elle
aussi étonnamment fervente de
rumba, de boléro, de guaracha et
de salsa et brune, brune… Ce qui
est finalement moins étonnant
qu’il n’y paraît, car la comédie
nous réserve encore quelques
rebondissements, pour un happy
end très hollywoodien, ce West
choix très sûr, savent s’imposer
Side Story latino prenant un coup
interprète
de jeune et d’humeur trépidante.
humaines de Laurent Cantet,
souverainement
Dénouement insolite favorisé par
avait tiré là toutes ses car-
caméra.
l’intrusion d’un quarteron de
touches. Franck Verdeau, le
Deuxième motif de satisfaction,
comédiens bien hexagonaux qui
jeune prolo monté en grade et
comme un corollaire au précé-
prendront leur part aux frasques
plein d’assurance, c’était lui.
dent, on trouve, aux côtés de
métisses : Christiane Cohendy,
Identification parfaite, mais
Jalil, fils d’une Kabyle et d’un
Michel Aumont, la sémillante
après ? C’est oublier qu’il y a eu
Valenciennois, Yasmine Belmadi
Catherine Samie, et Roland
des débuts prometteurs, dont
(déjà comédien attitré des films
Blanche, dont c’est la dernière
l’admirable et ambigu Jeux de
de Sébastien Lifshits) dans le
apparition à l’écran et qui a le
plage du même Laurent Cantet,
rôle de Djamel, le demi-frère
mot de la fin, avec une légèreté
où Jalil s’affrontait à son père
glandeur prenant une part inat-
teintée de pathétique (le film lui
biologique Jean Lespert, et une
tendue du dénouement (voir
est dédié) : “On ne sait plus qui
apparition de quelques minutes
H&M n° 1217). Un dérangement
est qui.” Ce film n’est pas qu’un
suffisantes pour être remar-
considérable fait figure d’entrée
divertissement musical. On sait
quées, dans Nos vies heureuses,
des artistes pour deux espoirs
que la musique et la danse réus-
du réalisateur Jacques Maillot
de la nouvelle génération beur
sissent parfois ce que les législa-
(H&M n° 1224). Son évidente
brillamment entraînée par les
❈
composition du personnage de
réussites de Roshdy Zem, Sami
tions peinent à réaliser.
Ressources
devant
la
Laurent Mahaut, surdoué du
Bouajila, Sami Nasri ou Nohza
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
football et soutien d’une famille
Khouadra.
UN DÉRANGEMENT
CONSIDÉRABLE
passablement éclatée, pudique
Mais revenons au film, troisième
et timide au point de ne jamais
et majeure raison de s’estimer
Film français
de Bernard Stora
➤ Voilà un petit film à bien des
égards réconfortant. Premièrement, pour ceux qui croyaient
que Jalil Lespert, exceptionnel
arriver à terminer une phrase,
heureux. Parce que Bernard
sur qui un amour hors norme
Stora a beaucoup travaillé pour
tombe comme un bonheur
le petit écran, on aurait tort d’en-
intense et une catastrophe, le
visager son film comme une dra-
classe au tout premier rang de
matique un peu “gonflée”. Il
ces acteurs innés qui, avec un
suffit de voir comment sont
CINÉMA
des
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 150
CINÉMA
rendues les époustouflantes
sur-Eure. Il se pourrait même
roulotte à la Cocteau, version
séquences de matchs. On est au
que les dirigeants de Nantes
banlieues 2000.
ras de la pelouse. C’est rustique,
aient un œil sur lui. Pour
Laurent, sauvagement agressé
brutal et chaleureux. Pas du tout
atteindre l’autre planète de la
lors d’un match, reçoit à l’hôpi-
vu pour les tribunes panora-
première division, il faut être
tal la visite du coupable. C’est
miques de la télévision et leurs
prêt à tous les sacrifices. Ça
Franck Cassard, un joueur de
gros plans sur le star-system. Le
tombe bien, Laurent est un saint.
l’équipe adverse (Clément
film, qui a demandé trois ans de
Ballon, boulot, dodo, et encore le
Sibony), surtout mal dans sa
gestation et dont l’écriture a
devoir de subvenir aux besoins
peau et plus en quête d’amitié
bénéficié des apports de Gilles
d’une famille agitée et pitto-
que de réussite sportive. Le choc
Taurand, un maître du scénario,
resque. Son père, Michel, est
est à nouveau rude, mais Laurent
et des cadrages efficaces et
mort depuis belle lurette. Sa
se rendra à l’invitation du jeune
rigoureux, jusque dans les
mère, Rose (Chantal Banlier,
bourgeois. Sa mère, Fabienne,
recours à la vidéo, de Gérard de
monstrueuse et sublime), a eu
journaliste à Paris-Normandie,
Battista, est une œuvre aboutie
trois autres enfants de Samir,
est présente. C’est la boulever-
et tout au long originale et atta-
qui a disparu de la circulation.
sante Mireille Périer, dont le
chante. Il confronte deux milieux
Yamina a rompu avec la tribu.
charme va opérer de façon ful-
sur lesquels les caméras n’ont
Les cadets Djamel et Nassim sont
gurante. C’est peu de dire que cet
pas pour habitude de s’attarder :
de la gentille mauvaise graine.
amour soudain et ingérable, dans
celui d’une famille de prolétaires
Ajoutons une belle-mère acri-
le cadre d’une carrière sportive
et celui, plus exposé mais dans
monieuse ne parlant pas un mot
qui demande toutes les abnéga-
un cercle restreint, d’un petit
de français, mais qui concrétise
tions, va causer “un dérange-
club de province…
la façon brouillonne dont se
ment considérable”.
Donc, Laurent est l’étoile mon-
mélangent les intolérances et les
Peut-être un petit film, mais
tante du football-club de Passy-
générosités dans cette sorte de
qu’on aime sans modération. ❈
Pub film
Les cahiers de la sécurité
intérieure
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
pour tout parcours
DEMAIN, JE BRÛLE…
migratoire)
Film tunisien
de Mohamed Ben Smaïl
➤ Le jeune cinéma tunisien
nous a récemment habitués, à
travers les films de Nouri Bouzid,
Férid Boughedir, Moncef
Dhouib, Mohamed Zran ou Moufida Tlati, à des actualités ou
des rétrospectives plus lumineuses. Mohamed Ben Smaïl,
comédien reconverti dans la réalisation, nous offre avec son premier long métrage un film
totalement noir. L’idée pouvait
être bonne, du retour désabusé
dans son pays d’origine d’un travailleur émigré, qui se trouve
confronté pour la deuxième fois
à la désillusion. En avoir fait un
intellectuel ou un artiste (le
passé de l’homme reste très
flou) n’arrange pas les choses,
même si l’auteur place son scénario sous le signe de la fidélité
et de l’hommage à un ami comédien, revenu parmi les siens mortellement bafoué et blessé.
Lotfi a dû quitter la Tunisie, et
plus particulièrement le quartier de la Petite-Sicile, dans le
port de pêche de La Goulette,
alors si haut en couleurs, pour se
rendre à Paris, porté par des
projets de parachèvement de
cursus universitaire ou d’épanouissement artistique, comme
tant d’autres de sa génération. Il
a, semble-t-il, lamentablement
échoué et revient non seulement
sans le sou (issue inconcevable
aussi, comme pour
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 151
sanctionner
mais
une
sorte de désertion,
atteint d’un mal
incurable (cancer,
hépatite, sida ?). La
rapide désagrégation de son état physique et moral va se
trouver encore précipitée par le déphasage qu’il éprouve
CINÉMA
face à une société
figée et délabrée,
dans laquelle il
peine à trouver le
réconfort et la chaleur humaine que
tissent la tradition et
les liens de famille et
de voisinage.
Le regard appuyé sur une cer-
et enfants abandonnés, reste
taine Tunisie, ses ivrognes, ses
courte et confuse.
taudis, ses travailleurs miséreux,
Le plus difficile à endurer pour
ses femmes soumises, sa rési-
le spectateur étant, malgré toute
gnation d’obédience pieuse, sa
la complaisance que le réalisa-
précarité alimentaire (du pois-
teur met à filmer, une omnipré-
son, rien que du poisson, arrosé
sence massive et beaucoup plus
d’un verre de thé en convention
angoissante qu’émouvante : la
conviviale) ne diffère guère,
sienne. Au point que, étant
dans son approche calamiteuse
occupé à gérer l’envahissement
du réquisitoire fait à l’encontre
de son ego qui encombre l’écran,
de la France, dès le premier
il en oublie de construire des
plan, avec le concours d’un
séquences cohérentes et surtout
chauffeur de taxi radical. On en
de diriger les autres acteurs.
est presque à se demander pour-
C’est d’autant plus dommage
quoi tant de haine, ou en tout cas
que certains comédiens, comme
pourquoi tant d’acrimonie ? La
la toujours juste Amel Hedhili,
piste ébauchée d’un grand
auraient eu les moyens de sau-
revers sentimental, avec femme
ver le film.
❈
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 152
un autre regard
sur notre monde...
25 F
■ N°426
Kosovo, l’obligation de
responsabilité
25 F
■ N°433
Nos défis de l’an 2000
25 F
■ N°429
Information :
une révolution planétaire
■ N°434
Afrique : des urnes
et des armes
25 F
25 F
■ N°430
Le Maghreb à la croisée des
chemins : Maroc,Algérie,Tunisie
■ N°435/436
40 F
Numéro spécial Russie :
la démocratie introuvable
Bon de commande
Numéros
❐ n°426
❐ n°429
❐ n°430
❐ n°433
❐ n°434
❐ n°435/436
T O TA L
Réf.
04 0426
04 0429
04 0430
04 0433
04 0434
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leur quart étaient devenues
“ambassadeur de France”, et
familières aux étoiles.”). Une
la belle Dahlia apportent
Algérie totalement gangrenée
quelque consolation à ce destin
par
absurde.
n’échappe à personne : “Simon
Le roman défile presque comme
a lâché le mot comme on dit la
une bande dessinée. On pense à
peste. Des grimaces ont fissuré
➣ Comme ses collègues poli-
Bilal (la guerre, les gélules
son visage. Les trafics d’in-
ciers Simon, Géloule et Kara-
qu’avalent les policiers pour
fluence s’étaient posés comme
mel, Zoubir est condamné. Car
oublier l’horreur et la peur). Le
des moustiques sur les veines
la seule issue pour un flic dans
style est un peu fade, on est
d’importation de marchandises
Alger en guerre, c’est la mort,
bien loin de la langue réjouis-
étrangères depuis les premiers
d’où que vienne la balle. Zouzou
sante du Gone du Chaâba. Mais
jours de l’Indépendance. Les
a donc le choix entre se faire
le mérite du dernier roman
rumeurs n’étaient plus des
occire par les “fous de Dieu”, qui
d’Azouz Begag est justement de
rumeurs depuis belle lurette.
savent tout des “égarés”
mettre en “images” l’atroce
On a su par exemple qu’une
patrouillant dans la Toyota de
absurdité d’une Algérie où l’on
fois, les dessous-de-table exigés
service, et se faire trouer la peau
n’assure plus que la sécurité des
par un seigneur de la ville
par les siens, s’il lui prenait l’en-
“huiles” (les gens “normaux”
étaient si exorbitants que les
vie d’abandonner le combat. En
ont toutes les chances de se
exportateurs avaient préféré
dehors du service, ladite peau
faire faucher par une balle per-
tout larguer sur place et s’enfuir
vaut encore moins cher : les poli-
due), où faux policiers et vrais
dans le monde civilisé les
ciers sont tenus de rendre leur
militaires commettent vols et
arme à la sortie du commissa-
attentats, où l’on envoie
riat. Et gare à celui qui déroge à
les représen-
la règle.
tants de la loi
Sa vie privée ne vaut guère
assassiner des
mieux : divorcé, il vit dans un
gens dont ils ne
studio qu’il voit rétrécir chaque
savent rien (peu
jour un peu plus ; de ses filles,
importe s’ils se
il ne lui reste qu’une vieille
trompent de cible),
photo rafistolée et la maigre
où l’on dort dehors
consolation de les voir de loin,
faute de place (“La
à la sortie de l’école – par sécu-
crise du logement
rité, les policiers doivent vivre
était telle que la nuit,
à l’écart de leur famille. Seuls
au pied des immeubles
Abdelkader, alias Gori (parce
des cités, les silhouettes
qu’il ressemble à “Gorigori”
de jeunes qui prenaient
Azouz Begag
Le passeport
Seuil, 2000, 219 p., 98 F
une
corruption
qui
LIVRES
Peck), chauffeur de taxi et
ROMANS
LITTÉRATURES
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 153
LIVRES
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 154
LIVRES
jambes à leur cou, plutôt que de
qui ont été les siennes jus-
hétéroclite. Tous les mondes ici
traiter avec des fous.”
qu’alors.
évoqués sont bien en Yasmin.
Seule issue pour un policier dans
Plusieurs voix forment le récit :
Le texte, porté par ces voix plu-
une ville où plus rien ne dis-
il y a celle de Yasmin, qui raconte
rielles, différentes et parfois
tingue le bien du mal : la mort –
son voyage et son séjour dans
contradictoires, rend la com-
❈
cette famille qu’elle ne connaît
plexité d’une identité syncré-
Marie-Pierre Garrigues
pas ; elle y ajoute des réflexions
tique et en mouvement.
et des commentaires sur cette
Lorsque sa fille lui demande :
autre partie d’elle-même : sa vie
“Qu’est ce que je suis vrai-
avec Jim et leur fille. Il y a la
ment ?”, Yasmin n’ose pas lui
mère qui monologue, racontant
dire qu’elle est “une enfant
ses souvenirs à une amie alitée
unique au monde, née de
et malade ; de leur côté, sa tante
parents unis par l’histoire, la
et son oncle paternels évoquent
géographie et des myriades de
le passé et notamment l’image
migrations. […] Une enfant
➣ Née dans les Caraïbes, Yas-
forte et controversée de son
dont l’existence n’aurait pu être
min est arrivée très jeune au
père ; il y a le jeune Ash et ses
prédite, et dont l’avenir attend
Canada avec sa mère, Shakti,
certitudes identitaires, antico-
d’être découvert”. Elle n’ose pas
qui a élevé son enfant seule. Yas-
loniales et exclusives ; il y a enfin
non plus l’avertir : “Ne laisse
min est une femme de quarante
la servante de toujours, qui lui
personne te limiter à des
ans, mariée à Jim, dont elle a eu
révélera, avant son retour pour
notions convenues de ce qu’est
une fille, Ariana. Le récit s’ouvre
le Canada, un lourd et significa-
le soi.” Devant la complexité de
sur les préparatifs d’un voyage
tif secret de famille.
cette réponse, Yasmin se réfugie
bien particulier : Yasmin part
Le passé et le présent se téles-
derrière une autre réplique :
pour rapporter et disperser les
copent. Par petites touches, par
“Est-ce que ça ne suffit pas d’être
cendres de sa mère sur sa terre
l’évocation de souvenirs loin-
canadienne ?”.
natale. Or les seuls liens avec son
tains ou proches, un “puzzle
pays et sa culture d’origine, mais
existentiel” s’ébauche.
aussi avec l’histoire familiale,
Une identité
sont ceux que sa mère lui a
aux apparte-
transmis.
nances multi-
Ce retour sur le lieu de sa nais-
ples se forme.
sance, la rencontre avec la
Cette construc-
famille restée au pays, un oncle
tion, difficile et
et une tante, vont susciter chez
maîtrisée – même
cette Canadienne aux origines
si les premières
antillaises des interrogations sur
pages laissent une
sa vie et sur elle-même. Tout au
impression de piéti-
long de cette introspection, Yas-
nement – traduit la
min apprendra que les questions
difficulté, la confusion
renferment plus de valeur que
parfois, à donner une
les réponses et les certitudes
cohérence à un tout
ou un passeport.
Neil Bissoondath
Tous ces mondes en elle
Traduit de l’anglais
par Katia Holmes
Phébus, 1999,
384 p., 139 F
États-Unis. Chester Himes y
ces fusils automatiques envoyés
Yasmin qui, sans doute, a le der-
décrit un Harlem misérable et
en cadeau ? Quelle est l’organi-
nier mot : “Je ne suis pas un pro-
nauséabond où sévissent la
sation capable de rassembler
duit fini […]. Je suis un
drogue et la prostitution. Dans
autant de moyens et d’informa-
processus. Même chose pour
son appartement minable situé
tions sur les destinataires des
vous. Et pour chacun. C’est à
à l’angle de la 113e rue et de la
armes ? C’est une description
mes yeux la vérité la plus
8e
avenue, à Harlem donc, un
minutieuse d’un soulèvement
dérangeante et la plus rassu-
certain T-Bone Smith reçoit un
armée de la communauté noire
rante sur ce que les jeunes gens
fusil automatique, avec pour
de Harlem, de ses dessous et de
d’aujourd’hui appellent ‘l’iden-
consigne de “combattre pour la
ses conséquences, de son échec
tité’. Figurez-vous, ma chère, je
liberté du peuple noir”. Parce
aussi, que brosse le roman.
n’ai pas qu’une seule identité.
que Tang, sa prostituée de bonne
Aucun de nous n’en a juste une.
femme, refuse
Sinon, quel drame ce serait,
de le porter au
❈
Mustapha Harzoune
poste de police,
LIVRES
vous ne trouvez pas ?”
il la tue. À son
tour, il sera abattu
Chester Himes
Plan B
Traduit de l’anglais
par Hélène Devaux-Minié
André Dimanche Éditeur,
coll. “Rive noire”, 1999,
216 p., 109 F
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 155
Sur ce point, c’est la mère de
par l’un des deux
inspecteurs – Ed
Cercueil et Fossoyeurs Jones, bien
connus des amateurs
de Himes – venus sur
les lieux du drame.
➣ Plan B est le dernier livre de
D’autres fusils sont
l’écrivain noir américain Ches-
envoyés à d’autres Noirs
ter Himes, mort en 1983. Écrit
de Harlem, qui se trans-
entre 1967 et 1972, ce roman
forment en tueurs suici-
est resté inachevé. La mise en
daires, sortes de kamikazes
Comme le montre Chester
forme finale revient à Michel
en lutte contre le pouvoir blanc.
Himes, l’injustice raciale plonge
Fabre, qui signe une postface
Les massacres succèdent aux
ses racines loin dans l’histoire
fort utile.
massacres. La répression du
américaine et semble ne pas
Le style est sobre. La construc-
pouvoir américain est aveugle
devoir trouver de solution poli-
tion superpose deux récits qui
et encore plus meurtrière. La
tique. Répétons-le, ce roman a
finissent par se rejoindre.
culpabilité des Blancs laisse vite
été écrit entre 1967 et 1972, avec
Jamais l’attention et l’intérêt du
la place à la peur, à la suspicion,
pour toile de fond la révolte des
lecteur ne se relâchent à la lec-
et finalement à la colère. Une
ghettos des années soixante.
ture d’un texte pourtant bien
effroyable guérilla oppose les
Dans cette perspective histo-
sombre. Plan B s’ouvre sur une
communautés noire et blanche.
rique, Chester Himes verse ici
palpitante enquête policière et
Tandis que l’apocalypse s’abat
dans une littérature du déses-
se termine en un brûlot poli-
sur les États-Unis, l’enquête pié-
poir où la violence deviendrait
tique sur la question raciale aux
tine : d’où proviennent donc tous
l’ultime arme pour mener le
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 156
LIVRES
combat en faveur de l’égalité
Diallo.
des droits. L’absurdité finit par
policiers ont
devenir le thème central. L’im-
plaidé la légi-
passe politique du roman
time
dérange. Pourtant, servi par une
arguant
écriture linéaire et un montage
pensaient que la
parfaitement maîtrisé, le sus-
victime, un ven-
pens reste entier et retient le
deur de rue de vingt-
lecteur. En poussant jusqu’au
deux ans, d’origine
paroxysme les logiques de
guinéenne, dissimu-
confrontation ethnique ou
lait une arme. Les
raciale, l’auteur alimente la
jurés (huit blancs et
réflexion sur la place, le rôle
quatre noirs) ont retenu
mais aussi les limites de la vio-
cette thèse. Verdict
lence dans les luttes engagées
rendu le 25 février der-
contre l’exclusion ou le racisme.
nier : l’acquittement.
Dans sa postface, Michel Fabre
Selon Emma, une voisine
explique : “Plus que tout, peut-
de la victime : “C’est trop facile
déroule à Paris en 1954 – ne
être, Plan B est une réponse
de dire qu’il n’y a que des cri-
doute pas : les quatre Noirs sont
symbolique aux questions
minels dans le Bronx et qu’ils
évidemment coupables. Les
posées par le mouvement du
méritent tous d’être abattus. La
mécanismes idéologiques et les
pouvoir noir. Himes ne voyait
réalité, c’est plutôt que la police
fantasmes sur la sexualité des
pas la violence comme une solu-
considère que tous ceux qui ont
Noirs, sur l’union d’une Blanche
tion – du moins pas la violence
la peau noire sont des assas-
et d’un Noir et, ici, tabou absolu,
non organisée. Il se peut qu’il
sins ou des voleurs. Et le verdict
d’une Blanche et de quatre
n’ait pas terminé son roman
ne fait que renforcer ces préju-
Noirs, fonderont seuls l’accusa-
parce qu’il avait atteint une
gés. Comment voulez-vous que
tion. “Rien n’impose à l’accu-
❈
l’on ait confiance dans les forces
sation, dans cette affaire, où
de l’ordre désormais ?”(1)
les faits sont si clairs et les
Il est difficile de ne pas faire un
preuves si concluantes, l’obli-
lien entre cette affaire et le livre
gation d’établir à quel mobile
de Chester Himes, Une affaire
obéissaient les accusés”. Un
de viol. Dans ce roman, une
écrivain noir américain, installé
femme blanche appartenant à la
en France, décide de mener sa
riche société américaine est
propre enquête. Sa thèse est
retrouvée morte dans une
simple : “Ils [les quatre accu-
chambre d’hôtel, où elle avait
sés] avaient été condamnés à
rendez-vous avec quatre Noirs
seule fin de démontrer que la
➣ Le 4 février 1999 au petit
américains, dont l’un a été son
race noire était une race infé-
matin, quatre policiers blancs
amant. Comme les quatre poli-
rieure.” Mais lui aussi est vic-
de la police new-yorkaise abat-
ciers de l’affaire Diallo, la jus-
time de préjugés idéologiques et
taient de 41 balles Amadou
tice française – le récit se
racistes, de frustrations et d’ani-
impasse idéologique.”
M. H.
Chester Himes
Une affaire de viol
Traduit de l’anglais
par Michel Fabre
et Françoise Clary
André Dimanche Éditeur,
coll. “Rive noire”, 1999,
100 p., 79 F
Les
défense,
qu’ils
doit revendiquer sa part du far-
que son entreprise est vouée à
deau, de la culpabilité du crime
l’échec.
suprême de l’humanité : l’inhu-
L’auteur emprunte une autre
manité de l’homme envers
voie. Toute la subtilité est de
l’homme. Car telle est la vérité :
montrer ce qui agit sur les uns
nous sommes tous coupables”,
et les autres, ce qui motive, réel-
finit par écrire l’auteur. Peut-
lement, intimement, leur choix,
être. Il n’en reste pas moins vrai,
décisions et jugements. En
encore aujourd’hui, aussi bien
menant une étude serrée de la
dans le roman de Chester Himes
personnalité, du parcours socio-
que dans l’affaire Diallo, que cer-
culturel et psychologique des
tains ne soupçonnent même pas
uns et des autres – les quatre
qu’ils puissent être coupable de
accusés, la victime, l’écrivain –,
quoi que ce soit !
reçues, ces certitudes idéologiques productrices de victimes.
L’enquête prend alors en compte
la singularité de chacun et restitue à la recherche et à l’étude
des faits la première place, réintroduit le doute là où les certitudes condamnent a priori. “Tout
homme, quelle que soit sa race,
❈
M. H.
1)- Cf. Libération du 28 février 2000.
Kateb Yacine
Boucherie
de l’espérance,
œuvres théâtrales
Textes établis
par Zebeida Chergui
Seuil, Paris, 2000,
576 p., 140 F
L’Œuvre en fragments
Inédits littéraires et textes
retrouvés, rassemblés
et présentés par J. Arnaud
Actes Sud-Sindbad,
1999 (1re éd. 1986),
448 p., 169 F
➣ Pendant sa longue absence
de la scène médiatico-littéraire
(près de vingt ans), l’écrivain
universel Kateb Yacine, nourri
de culture française mais pétri
dans un magma berbère, parcourait la terre de ses ancêtres
avec la troupe de théâtre Action
culturelle des travailleurs, donnant des spectacles à même les
LIVRES
l’auteur rompt avec ces idées
Minuit passé
de douze heures
Écrits journalistiques
1947-1989,
réunis par Amazigh Kateb,
Seuil, Paris, 2000,
368 p., 130 F
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 157
mosités personnelles, de sorte
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 158
LIVRES
places de village. Subversif et
reuse dans sa traduction,
chez lui les deux faces d’un
enragé, il luttait, à l’aide de
épouse toutes les causes d’alors :
même combat.
textes écrits et dits en langue
Sahara occidental, Liban, Viet-
Complémentaire, L’Œuvre en
algérienne, contre l’aliénation
nam… La quatrième pièce, Le
fragments, rassemblée par Jac-
arabisante menée par les pou-
Bourgeois sans-culotte ou Le
queline Arnaud, vient d’être
voirs publics, truqueurs de l’his-
spectre du parc Monceau, écrite
opportunément rééditée. Les
toire nationale. L’arme du
directement
français,
trois ouvrages ici cités appor-
théâtre servait aussi à se réap-
célèbre le bicentenaire de la
tent un éclairage hors littérature
proprier le débat politique en
Révolution.
intéressant sur un homme d’op-
permanence confisqué.
Parallèlement à la publication
position.
Kateb Yacine a constamment
de ces œuvres dramatiques, la
retouché ses textes selon les
sortie des écrits journalistiques
événements du moment. Mais
de Kateb Yacine, réunis dans
grâce à un travail de détective,
Minuit passé de douze heures
Zebeida Chergui est parvenue à
par Amazigh Kateb, rappelle son
nous restituer une version cohé-
engagement précoce contre l’in-
rente de quatre pièces de cette
justice. Traumatisé à vie par les
période (1970-1989). Dans les
massacres du 8 mai 1945 contre
➣ Journaliste algérien, Y. B. a, au
trois premières (Boucherie de
les populations indigènes dans
moins à deux reprises, défrayé la
l’espérance ou Palestine tra-
la région de Sétif, l’auteur
chronique de son pays. En 1993
hie, Mohamed prends ta valise,
défend l’indépendance de son
d’abord. Alors que Tahar Djaout
La guerre de 2000 ans ou Le roi
pays, dès l’âge de dix-sept ans,
lutte contre la mort sur son lit
de l’Ouest), l’écrivain, qui utilise
dans un texte de 1947 sur l’émir
d’hôpital, Y. B. décoche l’une de
la gouaille berbèro-francarabe,
Abdelkader, figure légendaire
ses flèches assassines contre son
malheureusement moins savou-
de la résistance algérienne
confrère. Mal lui en prit. Même
d’avant la colonisation.
si aujourd’hui il plaide l’incom-
Que ce soit dans le récit
préhension à l’égard de son
de 1949 dans Alger-Répu-
papier, il devra momentanément
blicain (avec lequel
quitter le métier.
Albert Camus a colla-
En 1997 ensuite. Chroniqueur au
boré) sur le pèlerinage
quotidien El Watan, il a, en août,
à La Mecque, ou dans
“carte blanche” pour tirer à bou-
d’autres écrits, Kateb
lets rouges sur tout ce qui bouge.
Yacine est prompt
Il se fera vite remarquer. Ses chro-
à défendre le pau-
niques finissent, semble-t-il, par
vre et l’opprimé
exaspérer en haut lieu. Le papier
avec conviction.
en date du 29 octobre ne passera
Dénoncer, c’est sa
pas. Après un passage à la DRS (la
nature profonde.
direction du Renseignement et
Les reportages
de la Sécurité, l’ex-Sécurité mili-
et les œuvres
taire), le 5 novembre, il est appré-
théâtrales sont
hendé dans le plus grand secret
en
❈
Djamel Khames
Y. B.
L’explication
Jean-Claude Lattès,
1999, 190 p., 99 F
là la liberté – et le droit le
qu’il ne tenait qu’à moi d’être le
plus absolu – de l’écrivain.
Messie. Que la bête se manifeste,
Mais que cache ce malin
je l’attendais”. Voilà pour le côté
plaisir à brouiller les
théâtral et romanesque. Pour le
pistes : une protection
reste, Y. B. place le lecteur au
de journaliste ? Une
cœur de l’actualité algérienne et
provocation ? Voire,
y va de ses “révélations” – toutes
comme tout est envi-
aussi invérifiables les unes que
sageable en Algérie,
les autres mais souvent non
une manipulation
invraisemblables –, de la mort
des services ?
de Boumediene aux massacres
L’intrigue roma-
de civils en 1997-1998, en pas-
nesque plonge
sant par les assassinats de Kasdi
ses racines dans
Merbah, Mohamed Boudiaf et
l’islam. Très exacte-
autres, ou encore les agisse-
ment en 1090, année qui
ments et manipulations du
par trois hommes en civil. Pen-
marque la création de l’ordre
“cabinet noir, centre occulte du
dant trois jours, le pays sera sans
des Hashâshine, connu sous le
pouvoir réel en Algérie”, où sié-
nouvelles de lui. Il réapparaît le
nom de secte des Assassins, qui
geraient Chadli Bendjedid, les
8 novembre dans les locaux de la
inventa le terrorisme et l’as-
généraux Tewfik Médiene, Kha-
police. Le 3 décembre 1997, il
sassinat
led Nezzar, Larbi Belkheir, et
s’envole pour Paris.
comme stratégie politique. Cet
Smaïn Lamari.
Y. B. ambitionne d’expliquer ce
ordre, selon Y. B., perdurerait
Selon Y. B., ce sont ces trois
qui lui est arrivé et, surtout, de
encore aujourd’hui en Algérie.
généraux, appuyés par Smaïn
révéler comment et par qui le
Très exactement à Bouteldja, à
Lamari, qui auraient pris la déci-
président Mohamed Boudiaf a
50 kilomètres d’Annaba. Une
sion de “liquider” le président
été assassiné. Côté roman, car
famille présiderait à son destin :
Boudiaf. Par ses imprudentes
telle se présente L’explication, il
les Ben Djedid. Un homme en
investigations et sa lutte contre
dénoue les fils d’une intrigue his-
serait l’imam : Chadli Benjedid
la corruption, il aurait menacé
torico-mystique, mettant en
soi-même. La secte, transfor-
leurs intérêts et un trésor estimé
scène la vérité, sa vérité, qui
mée entretemps en une zaouïa,
à “environ 65 milliards de dol-
n’est pas moins crédible qu’une
aurait un objectif : restaurer le
lars épargnés en douze ans”.
autre. Mais, dans le contexte dra-
califat des Assassins sur le
L’auteur avance même que le
matique algérien, marqué entre
Maghreb.
président Boudiaf aurait dépê-
autres par l’opacité et la mani-
Y. B. se met aussi en scène : il
ché des officiers algériens
pulation, l’intrigue, pourtant pas-
reste le seul en Algérie, après
auprès de leurs homologues
sionnante et savante, laisse un
l’assassinat d’un ami et d’un
français à Matignon, afin d’ob-
malaise certain : pourquoi ce
religieux, à connaître l’exis-
tenir des informations sur les
détour romanesque dans un livre
tence de cette secte et à en
comptes en banque de certaines
qui, pour l’essentiel, est un repor-
dénoncer les agissements et les
personnalités et dignitaires algé-
tage dans les arcanes du pouvoir
desseins : “Si je savais qui était
riens (on aimerait savoir si cette
de
personnalités
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 159
l’Antéchrist, je savais aussi
LIVRES
algérien ? Sans doute est-ce
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 160
LIVRES
rencontre a effectivement eu
du général Mohamed Lamari,
“multiculturaliste”. On sait que
lieu et qui étaient alors ces
pièce maîtresse et incontour-
ce débat tombe trop souvent
“interlocuteurs”).
nable du cercle très fermé des
dans un schématisme stérile, à
En 1993, Y. B. reprochait à Tahar
généraux – rappelons qu’il est
cause des présupposés un peu
Djaout, alors en état de coma
depuis 1993 le chef d’état-major
dogmatiques des deux côtés : les
profond, de s’être laissé tuer. Si
général de l’armée ?
critiques du modèle républicain
Y. B. est aujourd’hui à Paris, en
Le livre suscite peut-être davan-
lui prêtent volontiers un carac-
vie, c’est sans aucun doute grâce
tage d’interrogations qu’il n’ap-
tère trop rigide et immobiliste,
à une protection dont il a béné-
porte de révélations. Mais Y. B.
notamment dans la frontière
ficié. Sa vie, il la doit à une
a certainement pris de gros
qu’elle établit entre sphère
guerre des services, c’est cette
risques et fait preuve à tout le
publique et sphère privée, tan-
autre révélation qu’il donne sur
moins de témérité. Car, quels
dis que les défenseurs du
ses dernières semaines algé-
que soient les doutes émis, voilà
modèle ne prennent pas tou-
riennes : condamné à mort par
un homme qui n’hésite pas à
jours conscience des formes de
le clan présidentiel pour ses
nommément désigner et accuser
pluralisme qui se sont imposées
papiers dans El Watan, il aurait
certains généraux algériens, non
de fait, et sur un mode fort
bénéficié de la protection d’un
seulement d’exercer la réalité du
inégalitaire, dans la société
autre clan, qui lui aurait non
pouvoir – ce qui n’est pas une
française.
seulement permis de ne pas être
révélation – mais tout bonne-
Fred Constant, politologue à
tué, mais aussi de quitter le pays
ment d’être des assassins.
❈
l’université des Antilles et de
M. H.
la Guyane, a le souci, dans
lesté d’une valise de documents,
Le multiculturalisme, de dépas-
qu’il prétend avoir brûlés…
Il y a certes du vraisemblable
là-dedans. Mais il y a aussi des
interrogations (pourquoi cette
fable sur l’empoisonnement de
Boumediene par Chadli ?) et
des commentaires qui appellent des discussions : “Il n’y a
PLURALISME
CULTUREL
Fred Constant
Le multiculturalisme
Flammarion,
coll. “Dominos”, 2000,
114 p., 41 F
vrant des intérêts communs et
la même foi en l’extermination. Ils sont un, de la même
afin d’aboutir à une réflexion
sur les principes d’ordre et de
justice démocratiques sous-tendant les thèses – généralement
tenues pour contradictoires –
des uns et des autres. L’originalité de sa démarche se mani-
pas deux totalitarismes, politique et religieux, se décou-
ser ces fausses polarisations,
Martine Abdallah-Pretceille
L’Éducation interculturelle
Puf, coll. “Que sais-je ?”,
1999, 126 p., 42 F
feste surtout dans la deuxième
partie du livre, intitulée “Le multiculturalisme : facteur de cohésion ou de fragmentation
sociale ?”. L’auteur soutient que
essence, pétris dans la même
argile, gorgés du même sang.”
➣ On connaît bien le débat, en
le modèle républicain peut se
Il y a enfin des zones d’ombre :
France, entre les défenseurs du
permettre une reconnaissance
comment se fait-il que le pou-
modèle républicain d’intégra-
plus ample de la pluralité cultu-
voir occulte ait laissé Y. B. rédi-
tion et ceux qui plaident, avec
relle réellement existante, à tra-
ger ses chroniques pendant
plus ou moins de radicalité,
vers des politiques éducatives
plusieurs mois ? Et qu’il ne soit
pour une révision du modèle
et sociales innovatrices, sans
pratiquement jamais question
dans un sens “pluraliste”, voire
pour autant basculer dans une
communautaires. Sensible aux
reposerait sur “la diffusion d’un
démarcations ?”) mais ne va
thèmes de la pensée “post-eth-
ensemble de valeurs transcom-
pas jusqu’à y répondre. Il sou-
nique” (David Hollinger, voir
munautaires alliée à une lutte
ligne que “les revendications
H&M n°1197, avril 1996), Fred
efficace contre les inégalités éco-
multiculturelles se nourrissent
Constant plaide pour un plura-
nomiques et sociales crois-
des déficits de citoyenneté”,
lisme “maîtrisé” qui permette
santes qui déchirent le tissu
étant “avant tout des mises en
aux individus de cultiver la
social et favorisent le renché-
forme ethniques et identitaires
richesse de leurs multiples enga-
rissement des revendications
de demandes égalitaires insa-
gements et identifications, plu-
multiculturelles”.
tisfaites”, mais il reste à savoir
tôt que de s’enfermer dans des
Le livre tend vers la définition
quelle place il conviendrait
catégorisations ethniques réduc-
d’une politique publique de ges-
d’accorder à de telles “mises
trices. Perspective généreuse
tion de la diversité des “com-
en forme” dans le contexte fran-
qui ne saurait progresser en l’ab-
munautés d’origine”, mais
çais, si différent du contexte
sence d’ambitieuses politiques
laisse le lecteur sur sa faim à
nord-américain que l’auteur
sociales pour résorber les inéga-
cet égard. L’auteur soulève une
évoque en contrepoint.
lités dont se nourrissent les
question essentielle (“Quelle
De son côté, dans un esprit très
logiques
d’ethnicisation.
est la ligne de partage entre le
compatible avec le “pluralisme
F. Constant plaide pour “une cul-
privé et le public, et selon quels
maîtrisé” de Fred Constant,
✂
240 pages – Format 16 x 22
« Si les médecins pouvaient passer une radio de ma vie, ils comprendraient ce que j’ai dans le corps. »
Ce cri lancé par une femme très pauvre résume ce que François-Paul
Debionne partage dans cet ouvrage. Les politiques de santé cherchent
en effet de plus en plus à répondre aux situations de pauvreté. Mais suffit-il de créer un Samu social ou d’instaurer la Couverture maladie universelle pour faire de la santé un droit pour tous ? Qu’en est-il du droit
de chacun à devenir acteur de sa santé ?
Médecin de santé publique, l’auteur raconte ici l’engagement qu’a provoqué sa découverte de la misère. Cinq années comme médecin généraliste dans un quartier défavorisé l’ont convaincu de la nécessité
d’apprendre des personnes très pauvres ce qui conditionne leur accès à
la santé et ce qui leur permet d’agir avec d’autres pour sa promotion. Il
a en même temps compris que lorsqu’on vit dans la misère, on ne peut
vraiment se fier qu’à des professionnels refusant avec vous l’ensemble
des privations qui étouffent votre vie. Il n’a eu alors de cesse d’entrer en
dialogue, au niveau régional, national et international, avec les professionnels de la santé comme avec les responsables publics et des citoyens
de tous horizons pour faire avancer le droit de tous à la santé.
En partageant son expérience et sa réflexion, il invite chacun à prendre
part au combat pour rendre effectif le respect de l’égale dignité de tous.
Né en 1948 à Nancy, François-Paul Debionne vit à Strasbourg où il est
médecin inspecteur de santé publique à la Direction régionale des
affaires sanitaires et sociales d’Alsace. Militant du Mouvement Atd Quart
Monde depuis 1972, il en a été volontaire permanent de 1977 à 1993 et
en est actuellement le délégué adjoint auprès du Conseil de l’Europe.
❑ Je commande . . . exemplaires de « La santé passe par la dignité » au prix unitaire de 98 F (14,95 euros), pour un montant total de . . . . F.
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LIVRES
ture publique commune” qui
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 161
critères fonder de nouvelles
fragmentation des identités
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 162
Martine Abdallah-Pretceille
enjeux d’une société où “l’ex-
nomène. Il souligne à maintes
plaide vigoureusement pour
périence de l’altérité” devient
reprises l’obstacle épistémolo-
une reconnaissance, dans les
“omniprésente”.
❈
gique que constitue la disso-
James Cohen
ciation de ces deux faces,
programmes éducatifs, de la
toutes les sociétés modernes. Il
SOCIOLOGIE
la société en autant de “cultures” monadiques incarnées
par des groupes ethniques distincts : l’interculturalité que
qu’elle distingue nettement des
expériences de “multiculturalisme”, est conçue pour “soli-
tion entre société d’origine et
société d’accueil.
ne s’agit surtout pas de diviser
l’auteur veut promouvoir, et
LIVRES
rappellant sans cesse la rela-
diversité culturelle qui traverse
Abdelmalek Sayad
La double absence.
Des illusions de l’émigré
aux souffrances
de l’immigré
Préface de Pierre Bourdieu
Seuil, coll. “Liber”, 1999,
445 p., 140 F
La rigueur de l’analyse, tout
autant que le souci ethnographique et la volonté de restituer
les migrants comme producteurs d’une socio-analyse de
leur propre situation, font la
richesse de cette approche.
A. Sayad accorde, dans plusieurs
chapitres, une large place aux
dariser et non pas juxtaposer
les présences culturelles”
➣ La double absence est un
entretiens – il fait ainsi longue-
(Jacques Berque).
recueil d’articles et de confé-
ment parler un migrant sur les
Dans une première partie, elle
rences, et fait suite à un
rapports de parenté dans le
tente de poser les fondements
ouvrage forgé sur le même prin-
cadre du système agricole de
théoriques d’une pensée inter-
cipe et publié en 1991, L’immi-
son village. Les entretiens, sui-
culturelle interdisciplinaire.
gration ou les paradoxes de
vis ou précédés d’analyses de
C’est dans la deuxième partie
l’altérité
Bœck,
l’auteur, se suffisent presque et
qu’elle passe en revue diverses
Bruxelles). Ces textes permet-
rendent encore plus palpables
initiatives françaises, euro-
tent de laisser “parler” les
et “vivantes” les caractéris-
péennes et internationales
migrants eux-mêmes, d’inter-
tiques des processus liés à la
dans le domaine éducatif. Pour
roger le cadre socio-historique
migration. L’auteur analyse
ce qui concerne la France,
et la spécificité de l’immigra-
aussi les contacts en situation
M. Abdallah-Pretceille regrette
tion algérienne ; ils offrent une
migratoire, en termes d’adapta-
que “les activités intercultu-
bonne synthèse de la pensée de
tion imposée aux membres du
relles” soient “restées limitées
l’auteur – utilement complétée
groupe dominé.
à des actions ponctuelles et iso-
par une bibliographie de ses
On retrouve ici l’un des textes de
lées” et qu’elles aient gardé une
travaux. Cette double dimen-
référence de la sociologie des
connotation exotique, en asso-
sion de l’émigration et de l’im-
migrations, “Les trois âges de
ciation trop étroite avec le
migration est précisée par le
l’émigration algérienne en
thème de l’immigration et des
processus de passage “des illu-
France”, qui resitue les processus
handicaps réels ou supposés
sions de l’émigré aux souf-
de migration à partir des
des jeunes issus de celle-ci.
frances de l’immigré”. A. Sayad
déstructurations liées à la
C’est un “recentrage sur la vie
fait preuve d’une vigilance
colonisation, en distinguant,
collective” qui s’impose si l’on
constante pour ne jamais pen-
selon les âges, les dispositions lors
veut que l’éducation intercul-
ser séparément les “deux faces
du départ. Ainsi, les migrants du
turelle soit à la hauteur des
indissociables” d’un même phé-
“premier âge” ne quittent la
(éd.
De
– le nationalisme, les effets de
simplement regretter que n’y
pour mieux la servir, tandis que
l’émigration sur le registre
figurent pas “Les enfants illégi-
ceux du “deuxième âge” tendent
associatif ou sur la société
times”, autre article de réfé-
à se détacher d’une condition
d’origine – est également abordée.
rence qui aurait rappelé la place
paysanne devenue impossible.
La dernière partie, enfin, est
qu’il accorde également à la
A. Sayad spécifie l’immigration
consacrée au “poids des mots” ;
famille, et qui surtout illustre, à
algérienne, notamment par
l’auteur décortique des termes –
partir des relations familiales,
rapport à la colonisation et en
“intégration”, “naturalisation” –
toute la complexité de la situa-
tant que première immigration
et les processus qu’ils veulent
tion migratoire, tous les jeux de
en provenance du monde sous-
signifier.
positionnement et d’alliances
développé, qui eut “à lutter le
Cet ouvrage reflète toute la
au sein du couple, de la fratrie,
plus contre l’individualisme”
finesse et la rigueur de l’analyse
et entre les générations.
(p. 107). La dimension politique
d’Abdelmalek Sayad. On peut
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 163
communauté villageoise que
❈
AU SOMMAIRE DU PROCHAIN NUMÉRO
(n° 1226 - juillet-août 2000)
AU MIROIR DU SPORT
L’équipe de France de football, c’est l’histoire en raccourci
d’un siècle d’immigration, Didier Braun, L’Équipe
Alain Mimoun : tout pour la France ! un entretien avec Karim Belal, RFI
L’effet “benazzidane” : évolution de l’image de l’intégration par le sport,
Mogniss Abdallah, agence Im’média
Les négriers du foot ou l’envers du décor, Mogniss Abdallah
Le sport contre la violence : trois jeunes parlent de leur pratique sportive
et de leur engagement associatif, avec Marie Poinsot, Adri
et Alain Seksig, ministère de l’Éducation nationale
Pratique sportive et socialisation des jeunes des quartiers,
Patrick Mignon, Institut national du sport et de l’éducation physique
Le skate, ou l’irruption du sport en ville, Claire Callogiroux
et Marc Touché, Musée national des arts et traditions populaires
Des projets portés par des femmes dans le cadre du Concours national
d’insertion par le sport, Marie Poinsot
LIVRES
Abdelhafid Hammouche
4, rue René-Villermé – 75011 PARIS
Tél. : 01 40 09 69 19
Fax : 01 43 48 25 17
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N° 1225 - Mai-juin 2000 - 164
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Profession (facultatif): ..................................................................................................................................................................
Vente au numéro
Je vous prie de m'adresser :
PRIX** port compris
......... 1225 - Mai-juin 2000
Santé, le traitement de la différence 77 F
......... 1224 - Mars-avril 2000
Marseille, carrefour d’Afrique
77 F
......... 1223 - Janvier-février 2000 Regards croisés France-Allemagne 77 F
......... 1222 - Novembre-Décembre 99 Pays-de-la-Loire
77 F
......... 1221 - Septembre-Octobre 99 Immigration, la dette à l’envers
77 F
......... 1220 - Juillet-Août 99
Islam d’en France + Migrants chinois 77 F
......... 1219 - Mai-Juin 99
Combattre les discriminations
77 F
......... 1218 - Mars-Avril 99
Laïcité mode d’emploi
77 F
......... 1217 - Janv.-févr. 99
La ville désintégrée?
77 F
......... 1216 - Nov-Déc 98
Politique migratoire européenne 77 F
......... 1215 - Sept-Oct 98
Les Comoriens de France
77 F
......... 1214 - Juillet-Août 98
Solidarité Nord-Sud
77 F
......... 1213 - Mai-Juin 98
Des Amériques Noires
77 F
......... 1212 - Mars-Avril 98
Immigrés de Turquie
77 F
......... 1211 - Janv.-févr. 98
Le Racisme à l’œuvre
77 F
......... 1210 - Nov-Déc 97
Portugais de France
77 F
......... 1209 - Sept-Oct 97
D’Alsace et d’ailleurs
77 F
......... 1208 - Juillet-Août 97
Médiations + Australie
77 F
......... 1207 - Mai-Juin 1997
Imaginaire colonial
77 F
......... 1206 - Mars-Avril 97
Citoyennetés sans frontières
77 F
......... 1205 - Janv.-févr. 97
D'Est en Ouest
77 F
......... 1204 - Déc. 1996
Chômage et solidarité
44 F
......... 1203 - Nov. 1996
Intégration et ville
44 F
......... 1202 - Octobre 1996
Les foyers dans la tourmente
44 F
......... 1201 - Sept. 1996
A l'école de la République
44 F
......... 1200 - Juillet 1996
Canada
44 F
......... 1198-99 - Mai-jui 96
Réfugiés et droit d'asile
85 F
......... 1197 - Avril 1996
Antiracisme et minorités
44 F
......... 1196 - Mars 1996
Jeunesse et citoyenneté
44 F
......... 1195 - Février. 1996
Cités, diversité, disparités
44 F
......... 1194 - Janvier 1996
L'Italie
44 F
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
12,90 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
PRIX** port compris
......... 1193 - Déc. 1995
......... 1192 - Nov. 1995
......... 1191 - Octobre 1995
......... 1190 - Sept. 1995
......... 1188-89 - Juin-jul 95
......... 1187 - Mai 1995
......... 1186 - Avril 1995
......... 1185 - Mars 1995
......... 1184 - Février 1995
......... 1183 - Janvier 1995
......... 1182 - Déc. 1994
......... 1181 - Nov. 1994
......... 1180 - Octobre 1994
......... 1178 - Juillet 1994
......... 1176 - Mai 1994
......... 1175 - Avril 1994
......... 1174 - Mars 1994
......... 1172-73 - Jan-fév 94
......... 1171 - Déc. 1993
......... 1170 - Nov. 1993
......... 1169 - Octobre 1993
......... 1168 - Sept. 1993
......... 1167 - Juillet 1993
......... 1165 - Mai 1993
......... 1162-63 - Fév-m. 93
......... 1161 - Janvier 1993
......... 1159 - Nov. 1992
......... 1158 - Octobre 1992
......... 1157 - Sept. 1992
......... 1155 - Juin 1992
......... 1154 - Mai 1992
Détours européens
L'intégration locale
Musiques des Afriques
Connaître l'autre
Tsiganes et voyageurs
Après les O. S.
Rhône-Alpes
Histoires de familles
D'Espagne en France
Passions franco-maghrébines
Éthique de l'intégration
Sarcelles
Quêtes d'identités
Les lois Pasqua
L'étranger à la campagne
La mémoire retrouvée
Australie, Canada, USA
Minorités au Proche-Orient
Le bouddhisme en France
Arts du Maghreb et de France
Le Languedoc-Roussillon
Belleville
Mariages mixtes
Migrants et développement
Fragments d'Amérique
Métissages
Europe horizon 2000
Mémoire multiple
Le Nord-Pas-de-Calais
Migrations Est-Ouest
Le poids des mots
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
83 F 12,60 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
83 F 12,60 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
83 F 12,60 €
43 F 6,50 €
39 F 5,90 €
39 F 5,90 €
39 F 5,90 €
39 F 5,90 €
39 F 5,90 €
* France seulement. Pour l'étranger, compter 10 F (1,50 €)supplémentaires par numéro pour le port.
Je règle la somme de : ...................................................................................... F
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❏
❏
par chèque bancaire ci-joint à l'ordre de Gip Adri.
par versement sur votre compte à la Banque Martin Maurel - Paris 8e :
13369 00006 60 555401015 58
par mandat international
Si l'adresse de la facturation est différente de l'adresse ci-dessus nous l'indiquer :
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Pour nos abonnés à l'étranger,
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