Revue trimestrielle mai 2014 N° 2

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le
Journal de Bord
l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne (anciennement Institut
est affiliée à l’Association Lacanienne Internationale
Edouard Toulouse)
Revue trimestrielle
en partenariat avec le Centre Hospitalier Sainte-Anne
mai 2014
N° 2
Ecole Psychanalytique de
Sainte-Anne
Editorial
Cycle de conférence : Présence de Jacques Lacan à l’Hôpital Sainte-Anne
Mercredi 7 mai 2014,
Marcel Czermak
« Y a-t-il une psychiatrie lacanienne ? »
Mercredi 21 mai 2014,
Françoise Gorog
« Lacan actuel »
Mercredi 18 juin 2014,
Charles Melman
« De quelques conséquences de la
présentation clinique de Lacan à Sainte-Anne »
amphithéâtre Raymond Garcin, de 14h30 à 16h30
Une psychiatrie… lacanienne
?
Marcel Czermak l’évoque
dans les pages qui suivent,
tout comme Jean-Jacques
Tyszler nous parlait, dans
notre premier numéro, des
« inventions de psychiatrie
lacanienne ».
D’aucuns penseront que nous
ne sommes pas loin de dériver
à oser adosser à la psychiatrie
cet adjectif – dérivé,
justement - du nom propre.
Lacan a rappelé cette
particularité du nom propre
à pouvoir s’employer au
pluriel, verbalement, ou
en fonction d’adjectif. La
psychiatrie, de son côté, n’a
jamais hésité à s’appuyer sur
d’autres champs que le sien,
la philosophie notamment,
pour soutenir sa doctrine,
qu’il s’agisse du jacksonisme
chez Henri Ey, de la lecture de
Bergson par Minkowski ou du
traité de Pinel dit « médicophilosophique sur l’aliénation
mentale ».
Cette dérivation, lacanienne,
de la psychiatrie n’a de
sens qu’à vouloir amarrer
la psychanalyse, si souvent
présentée par Lacan dans sa
position extra-territoriale,
incapable - comme il est dit
dans les « variantes de la cure
type » - de faire valoir ses
propres critères au-dehors
d’elle-même. Il s’agit de savoir
si une psychiatrie qui se
soutiendrait d’une théorie de
l’objet – seule invention de
Lacan comme celui se plaisait
à le souligner – pourrait dès
lors être nommée lacanienne.
Si, comme on le lit dans le
séminaire II, « c’est par la
nomination que l’homme fait
subsister les objets dans une
certaine consistance », il s’agit
alors pour nous de tenter de
tirer les conséquences, pour
la psychiatrie, de ses apports
lacaniens.
Edouard Bertaud
Sommaire
Pour Une Psychiatrie
lacanienne :
intervention de Marcel Czermak à la Société Clinique
du 25 janvier 2014
--------------------------------------------------p. 4
Apologue :
La boîte à sardine ou la fonction du regard, par Nicolas Dissez
--------------------------------------------------p. 12
A.L.I.énistes :
«l’hypocondrie» par Jules Cotard
--------------------------------------------------p. 16
WitZ dits, les bons mots du divan
--------------------------------------------------p. 30
Les Enfants à l’école de Sainte Anne :
Une Clinique infantile? par Eva-Marie Golder
--------------------------------------------------p. 31
Entretien avec Guy Pariente
--------------------------------------------------p. 34
Argument
journées annuelles de l’EPSA d’octobre 2014, par
Jean-Jacques Tyszler
--------------------------------------------------p. 43
Po u r u n e
psychiatrie
lacanienne
5
Intervention de Marcel Czermak à la réunion de la Société Clinique du 25 janvier 2014
Marcel Czermak : Allez, on va fermer la porte… C’est vraiment pathologique… l’heure! Freud
disait : « moi, j’ai des montres qui sont toujours à l’heure ! »
Nous étions à une réunion, mobilisée par Françoise Gorog et Patrick Guyomard, sur le thème
Psychanalyse et Psychiatrie1. Je commence par y faire un premier faux pas… Comme je suis
un peu élémentaire, c’est moi qui ai commencé à m’expliquer. J’aurais dû leur demander qu’ils
commencent par s’expliquer : Sur quel pied ils dansent ? Pourquoi ce thème les tourmente ? A
ce jour, je n’en ai aucune réponse. Alors moi j’ai essayé de m’expliquer maladroitement.
Je me retrouve donc invité par des gens sur qui j’ai veillé, et qui m’invitent chez moi. Je ne l’ai
pas fait remarquer, que ce soit par oubli névrotique ou par délicatesse ou dieu sait quoi ! On me
demande, chez moi : « qu’est ce que tu penses de l’affaire ? »
Donc, un effet, comme vous le voyez, d’étrangeté : on vous demande de vous expliquer et
de rendre des comptes - ce qui est forcément bienvenu, mais ce qui suppose simultanément
qu’après tous les travaux effectués, ils soient, d’une certaine façon, caducs et non advenus.
Après tous les efforts, les peines, les barouds parfois sanglants, tout cela est passé à la trappe
sans que personne n’en ait pris de la graine… Cela n’a pas été sans me peiner quelque peu, mais
je commence à avoir l’habitude! Ici même, à l’A.L.I., en arrivant, je croise l’un de mes camarades
qui sursaute et qui me dit « Ah ! Marcel, mais qu’est-ce que tu fais ici ? »… Moi, je reste zen : « je
ne fais que passer ! »
Nicolas [Dissez] sait très bien, quand on met sur la table quelque chose qui est un peu inédit,
la viscosité mentale du milieu est telle, qu’il faut vingt ans pour que ça passe l’horizon… Si ça
le passe… Donc je ne vais pas me livrer à un récapitulatif que n’importe quel étudiant serait
capable d’établir. Ce n’est plus mon job !
Je vous fais un peu d’histoire là quand même… Parce que je vois Edouard [Bertaud] et Luc
[Sibony] : vous êtes en train de réactiver notre Journal de Bord, avec un petit litige… Nous
sommes domiciliés au Centre Hospitalier Sainte-Anne, mais l’administration s’interroge pour
savoir si on peut utiliser le logo ou pas ! Je me dis : « Tu as tous les galons requis, tu as eu quelques
barouds comme tout le monde… Mais jusqu’à ce jour, à l’âge que tu as, à tes camarades et à
toi-même on nous demande de faire nos preuves ! » Je compte sur votre sens diplomatique
pour leur faire remarquer qu’on n’est pas là arbitrairement, on n’est pas là par le fait du prince !
Seulement, comme ils manquent d’informations, comme ils nous ont peu lus, l’appréhension
des problèmes leur est très cadrée. Il faut leur fournir quelques éléments.
Le jour où je suis parti à la retraite, en théorie, j’aurais dû soit organiser un pot de départ - ce
qui se fait - si vous ne le faîtes pas, c’est la direction qui le fait… Compte tenu des barouds
déplaisants qu’il y avait eus, je ne me sentais pas, moi, d’organiser un pot de départ. Peut-être
ai-je eu tort ! Cependant, il eût été bienvenu de la part de mon administration qu’elle organise
ce pot de départ, ce qu’ils n’ont pas fait de peur, probablement, que je me récuse ! Et donc il ne
se passe rien. Dernière consultation, dernier moment, un de nos infirmiers, Michel Bekses, m’a
dit « venez donc ! » Dans un coin, ils avaient préparé le champagne ! Qu’est ce qu’ils avaient fait :
au moment des grands travaux, ils avaient volé la poignée d’entrée de l’amphithéâtre Magnan,
qu’ils m’ont remise en douce, en me disant « cette poignée vous appartient ! »
Voilà un amphi, qui a été le cœur de la psychiatrie depuis 1922, sur lequel j’ai eu à veiller
pendant presque quarante ans de ma vie, en accueillant ceux qui, d’une façon ou d’une autre,
estimaient pouvoir contribuer à l’histoire de la discipline…
C’est l’un des plus beaux cadeaux qu’on m’ait fait dans la vie !
Alors le hasard fait que mercredi, l’un de nos amis cherbourgeois, m’avait donné un livre qui
vient de sortir au Seuil : Patrick Coupechoux, Un homme comme vous, sous titré « essai sur
l’humanité de la folie », avec une préface de Pierre Delion.
Simultanément, on me remet le texte d’un entretien que j’ai eu l’occasion d’avoir avec Gérard
1 Séminaire « Psychanalyse et psychiatrie, aujourd’hui et demain » organisé par l’I.H.P. de Ste Anne et la
S.F.P., mardi 26 novembre 2013
Amiel, de Grenoble - qui sera publié ou pas et qui s’appelle Remarques impertinentes sur
l’objet a. Je parcours rapidement à l’aube le
bouquin de Coupechoux - je ne l’ai pas lu par
le menu - Je regarde en diagonale ce que j’ai
pu raconter à Gérard et ça n’a rien à voir… Et
pourtant ça a tout à voir !
Coupechoux est un journaliste très
sympathique, avec qui j’ai passé une aprèsmidi pour un livre qui s’appelle Un monde
de fous. Alors le dernier s’appelle Un Homme
comme vous, essai sur l’humanité de la
folie. Alors c’est une bibliographie que j’ai
bien connue dans ma jeunesse, c’est-à-dire,
généreuse, bienveillante… et à côté de la
plaque. Parce que ça soulève tout de suite
cette question majeure de savoir si la clinique,
ce qui donne son ton, ce qui la manœuvre, ce
qui l’axe, est-ce que c’est la générosité ? Il m’est
arrivé de le dire à Lacan - je crois que c’était en
67 - il doit y en avoir une trace dans cette petite
conférence - je n’y étais pas, j’étais à l’étranger
: « Petit discours aux psychiatres », quelque
chose comme ça… Il raconte qu’il a rencontré
un jeune psychiatre qui ne pensait pas que
la générosité soit l’alpha et l’oméga de la
clinique. Ce en quoi il était d’accord. Il faisait la
remarque suivante : j’avais été le voir… J’avais
à faire à un truc un peu étrange, quand j’étais
encore un peu médecin et que je me sentais
anxieux, j’allais dans le service et je savais quoi
faire. J’avais mes arbres de décisions, mes
machins, mes trucs, j’avais l’impression d’être
quelqu’un qui tient debout. Et puis quand on
arrive dans un service de psychiatrie c’est le
contraire, on n’a qu’une seule peur, c’est de
franchir le seuil ! C’est là qu’on a l’angoisse!
Et pourquoi a-t-on l’angoisse? Précisément
parce que les fous nous demandent rien, c’est
nous qui demandons. Cette angoisse perdure
y compris dans le grand âge.
Le livre de Coupechoux, vous verrez, est
vraiment sympathique, bienveillant. C’est
bien documenté! Le rapport sur le service
des aliénés de Gérard de Cayeux de 1874,
je l’ai lu par le menu ! Vous avez toutes les
références sociologiques qui conviennent,
qui donnent le ton. Le camarade Robert
Castel, mon moins camarade Michel Foucault,
quelques anciens : Bonnafé, Rouard, Le
Guillant, Daumézon, enfin toute la bande !
Tous d’ailleurs sont soit membres du parti
communiste, ou protestants. J’en passe aussi,
il y a les surréalistes, Eluard - Nous avons fait il
y a un an une réunion sur Artaud2 - les écrits
d’Artaud, et de Robert Desnos… Lettre au
médecin chef des asiles de fous…
Alors qu’est ce qu’il écrit - citons la plume
d’Antonin Artaud :
« Nous n’admettons pas qu’on entrave le libre
développement d’un délire aussi légitime,
aussi logique que tout autre succession
d’idées ou d’actes humains. La répression
d’une réaction antisociale est tout aussi
chimérique qu’inacceptable en son principe »
- tous les actes individuels seraient antisociaux
- qui irait contre? - « les fous sont les victimes
individuelles par excellence de la dictature
sociale. » De quoi parlons-nous quand on
parle de dictature sociale ? « Au nom de cette
individualité qui est le propre de l’homme,
nous réclamons qu’on libère ces forçats de la
sensibilité » - sensibilité - « puisqu’aussi bien il
n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer tous les
hommes qui pensent et agissent. » C’est vrai,
il faudrait tous vous enfermer… Et il ajoute :
« sans insister sur le caractère parfaitement
génial des manifestations de certains fous,
dans la mesure où nous sommes aptes à les
apprécier » - vous voyez heureusement, il y
a un bémol - « nous affirmons la légitimité
absolue de leur conception de la réalité. »
Bien sûr ! Puisque comme Freud le disait et
Lacan après lui, le problème n’est pas la perte
de la réalité, c’est ce qui s’y est substitué. Qu’estce qui se substitue à la réalité dite normale?
Et de tous les actes qui en découlent… C’est
d’ailleurs l’une des questions initiales de
Freud, puisque dans les psychonévroses de
défense, c’est là-dessus qu’il démarre : les
mécanismes. Or vous verrez que dans de
tels ouvrages, la question du mécanisme est
tout à fait opaque. Ca n’intéresse personne
! On postule toujours dans l’Autre que ces
mécanismes, ce sont les mêmes que les
vôtres. Mais que quelqu’un puisse être Autre,
avec des mécanismes Autres ! Alors là ! Un
névrosé ne peut de s’en débrouiller, et c’est
quand même au cœur de la discipline… Je ne
vais pas vous faire un récapitulatif de ce sur
quoi j’ai mis la main… Artaud disait : « je ne
demande qu’à sentir mon cerveau »… Là, il
faudrait faire un petit cours sur l’hypocondrie !
2 « La passion Artaud », journée du 9 février 2013
organisée par l’EPHEP
7
Et puis, le week-end dernier nous avons relu
le texte de Freud sur le Witz3, avec la façon
qu’il a d’effleurer les fabrications langagières
des enfants, à quoi je suis amené à faire une
petite objection parce que… c’est dans ce
terme-là, glossolalie, la troisième note de
bas de page p. 201 du livre de Coupechoux :
« glossolalie, langue inintelligible que parlent
les mystiques en début d’extase », mais aussi
« langage imaginaire de certains malades
mentaux fait d’onomatopées et dont la
relative fixité au point de vue de la syntaxe
et du vocabulaire permet la compréhension
dans une certaine mesure »… Vous voyez,
ça n’a rien à voir! Prenez des linguistes qui
ont traité la question des glossolalies par
exemple dans les communautés religieuses
de Sicile… Néo-langage qui vise à une seule
chose, maintenir l’unité de la communauté,
cependant qu’à l’examen fin de ce qu’ils
formulent, on s’aperçoit que la morphologie
de fond est celle d’une langue qui n’a rien
d’inventif et que néanmoins, comme c’était
évoqué lors de notre réunion, la semaine
dernière, sur la question du sens et du nonsens, évidemment qu’il y a du sens dans le
non-sens, dans certains cas… On imagine
qu’on a compris ! Et ça maintient l’unité et la
cohésion.
Alors maintenant vous reprenez Artaud, «
Interjections » :
maloussi toumi
tapapouts hermafrot
emajouts pamafrot
toupi pissarot
rapajouts erkanpfti
Voila… Je ne vais pas vous balancer tout
le texte. A un examen linguistique un peu
précis, c’est quelque chose qui apparaîtra
hors langue, hors syntaxe…
Avec des remarques, dans le livre de
Coupechoux, tout à fait excellentes : «
Ne devient pas fou qui veut. » Citation
fort bienvenue : « l’être de l’homme, non
seulement ne peut être compris sans la folie,
mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne
portait pas en lui la folie comme limite de
sa liberté. » Qui ne pourrait y souscrire ? Le
problème, c’est que ne devient pas fou qui
3 Séminaire d’hiver de l’ALI : « l’inconscient
s’amuse », 18 et 19 janvier 2014
veut ! Qu’est ce qui fait que quelqu’un, dans
telle conjoncture, sollicité de telle manière,
son monde change ! En un instant, ce n’est
pas progressif, ça pivote !
Donc, comme vous voyez, je lisais cela.
Dans ce livre, l’accent est surtout mis sur la
psychothérapie institutionnelle. Tosquelles,
qui avait appris la psychiatrie en lisant la thèse
de Lacan, relayée par Jean Oury, disait que
la psychothérapie institutionnelle n’existait
pas et que seule était valable l’analyse
institutionnelle.
Donc, je pourrais vous débiter cela, larga
manu... « L’aventure de la psychose » ... Ce
sont des choses très bienvenues ! ... « En fait, le
comportement de l’observateur modifie celui
de l’observé », cela les physiciens nous l’ont
appris de longue date ! La psychanalyse et le
transfert, aussi bien ! ... « Et Bonnafé se réfère
de nouveau à Jacques Lacan, pour qui la folie
change de nature, avec la connaissance qu’en
prend le psychiatre »... C’est vrai ! Qu’est ce
qu’on en fait in fine ? Tous pareils ! Donc, si
je parle, celui à qui je m’adresse est supposé
être sur la même longueur d’onde que moi ?
... Qu’est ce que j’en sais ?!
D’un autre côté, je passe deux heures avec
notre ami Gérard Amiel, de Grenoble, en
prévision d’un éditorial pour la Revue
Lacanienne qui s’intitule « Remarques
impertinentes sur l’objet a »... Et, cela n’a
absolument rien à voir !
Vous vous demandez si vous avez le même
intérêt, le même job, si ce à quoi vous avez
affaire, est du même tonneau ou pas ! Il y a
un mur entre les deux, même si ça a l’air
d’avoir des affinités, si ça se ressemble,
si ça a des sympathies, voire même des
embranchements communs.
Il arrive donc que tel ou tel ami me pose cette
question ; quand Pierre-Yves Gaudard est
arrivé dans le service, au bout de six mois il
me demande : « l’objet a c’est quoi ?! ». Rien
qu’avec ça, on change la face des choses ! Je
ne vais pas vous récapituler la teneur de cet
entretien, vous en aurez un résumé dans le
prochain numéro de la Revue Lacanienne,
mais il y a de quoi se demander pourquoi on
rame !
Je vais à une réunion et certains de vos
camarades, dont certains de la S.P.P.,
ont fait une grande affiche : « Entretiens
psychanalytiques en milieu psychiatrique
». C’est comme si on disait « entretiens
maritimes en milieu psychiatrique », vous
prenez un tonton de la marine marchande,
vous le balancez dans un service, et voilà !
C’est une espèce de greffon, parce que quand
même, pour apprendre à parler le même
langage, il faut au moins dix ans, au moins…
Et encore… Du coup, je me demande ce
que j’ai fait ! Et qu’est-ce que je viens faire là
? J’étais payé comme psychiatre… et après
tout, ce qui a constitué, justement, l’objet de
la discipline, en ce qui concerne certains de
mes camarades et moi-même, nous avons
essayé de l’affiner, puisqu’une discipline se
spécifie par son objet, sa méthode, et sa
théorie. La méthode étant en rapport avec
la théorie et l’objet ! Même si l’objet change
! Dans toute science, on a vu l’objet changer,
la théorie et la méthodologie changer. Et on
vient nous empoisonner, en nous demandant
: « qu’est-ce que vous avez de scientifique ? »
C’est ce que nous balancent ceux de l’HAS !
Ils vous balancent un paquet d’items, en vous
disant : évaluation scientifique ! Mais moi, je
voudrais qu’on me dise ce que c’est que la
science ? Qu’est ce que j’ai fait, moi ? J’ai fait
quelque chose de non scientifique ? Si c’est
le cas, qu’on m’explique en quoi ça ne l’était
pas ! Charge à moi-même de dire en quoi ce
qu’ils fabriquent, ne l’est pas plus ! Puisque
le propre de la science, c’est évidemment à
chaque fois, une dimension transgressive !
Toute l’histoire des sciences est une histoire
de la transgression: Galilée, Semmelweis,
Harvey, Michel Servet, y compris Pasteur…
Pasteur avait le tort d’être pharmacien, toute
la médecine était contre lui ! Donc, je ne
connais aucun pas de la science qui n’ait été
une transgression, voire un coup de force.
Evidemment, nos appareillages administratifs
et juridiques se sont tellement perfectionnés,
qu’on peut se demander jusqu’à quel point
l’ouverture à la recherche est maintenue, dès
lors qu’elle est tellement balisée. Prenons ce
débat actuel sur l’euthanasie. Historiquement,
le magistrat ne tranchait pas entre Galien et
Hippocrate… Débrouillez-vous ! Vous avez
prêté serment, il s’agit de votre science et de
votre conscience et personne n’a à vous dire
comment vous conduire… Sauf cas flagrant
etc.… Là, on voudrait baliser le terrain pour
savoir qui on tue ou pas.
Voilà ce que je voulais vous dire …
(désignant sa montre qu’il est en train de
remettre à son poignet) : C’est un coup du
Professeur Kreisel, vous connaissez ? Logicien
d’origine viennoise, ayant fait toute sa carrière
aux Etats-Unis et ayant parcouru tout le
vingtième siècle.
Un jour, j’entends, en cercle restreint, le
Professeur Kreisel faire un cours sur l’histoire
de la logique au vingtième siècle. Il enlève sa
montre, la met dans sa poche, puis il parle,
il finit son exposé et nous dit : « je vous ai
parlé trois quarts d’heure », Il sort sa montre,
c’était bien ça, c’était le temps d’un cours
à l’université de Vienne ! Donc je viens de
vous rééditer le coup du Professeur Kreisel !
J’aimerais bien vos remarques !
Cyrille Deloro : Il y a six ans, lors de ma
soutenance de thèse, vous m’avez demandé
s’il y avait une psychiatrie lacanienne
Marcel Czermak : Oui !
Cyrille Deloro : Je vous avais répondu oui, et
j’ai même eu le sentiment que je vous avais
rencontré là-dessus, principalement. S’il y
a bien quelque chose qu’ils ne sont plus en
mesure d’entendre, à Sainte-Anne, c’est qu’il
y a une psychiatrie lacanienne. Ils ne savent
plus faire le rapport entre psychanalyse
et psychiatrie, parce qu’ils affilient Lacan
à quelque chose qui ne serait plus de la
psychiatrie.
Marcel Czermak : c’est une grave question, à
laquelle je serais bien en peine de répondre…
Quand j’ai débarqué dans cet hôpital, il y avait
une consultation, avec des psychanalystes de
la S.P.P. : Renard, Mallet, Bourdier et d’autres…
Comme adjoints : Charles Melman, Edmond
Sanquer, voilà. Moi je suis venu après… Ca ne
posait pas de problème, ça faisait du débat,
ce n’est pas la même chose ! Moi, je n’ai pas
supplié Georges Daumezon pour qu’il me
téléphone un jour en me disant je vous prends
comme assistant et comme adjoint ! Le jour
où j’ai fait les papiers idoines, Daumezon
me dit : « on vous a pris à l’unanimité du
jury ! » Pourtant je n’avais pas beaucoup de
titres ni de travaux ou de services rendus…
A l’unanimité ! Là, j’apprends quoi ? On me
dit d’un côté : les lacaniens, on ne peut pas
9
parler avec eux ! L’un de mes chers camarades
de l’A.L.I. va raconter à l’étranger : « Marcel est
un type avec qui on ne peut pas travailler !
»… Inch Allah ! De l’autre côté - ça, c’était les
psychanalystes - pour les psychiatres, pareil !
Ca, c’est la question de l’objet a ! Comment,
en interne, vous devenez tricard ! Vos propres
camarades disent : « on ne peut pas travailler
avec lui ! »… C’est peut-être la définition
même que donnait Lacan de l’objet a : Ca ne
joue pas le jeu, ça vous emmerde…
Moi, je n’ai pas toujours connu ça, c’est une
nouveauté qui s’est installée insidieusement,
et qui participe d’un mouvement général des
sciences, c’est-à-dire que la psychanalyse n’est
pas un isolat !
Cyrille Deloro : Vous leur auriez dit, ce soir-là,
qu’il y a une psychiatrie lacanienne, cela leur
aurait paru très poétique !
Marcel Czermak : C’est ce que m’a dit Maud
Mannoni ! Un jour, je fais un exposé et elle me
dit : « Ah, c’est très poétique ce que vous avez
raconté, mais c’est trop psychiatrique » ! Oui,
texto ! … Donc il y a évidemment beaucoup
de donneurs de leçons dans l’affaire… Texto…
Les gens de ma génération étaient tous
en analyse. Ils étaient tous tombés sur un
divan… On ne peut pas dire que cela ait servi
à grand-chose ! Comme je l’ai souvent dit, ils
attendaient l’illumination, un jour, sur le divan,
ils allaient comprendre ! Ils avaient tout jeté
par-dessus bord ! Tout ! La culture, la culture
classique, les éléments de la discipline de
l’histoire des sciences etc. « On fonctionne de
manière économique, avec la psychanalyse
on aura tout pigé ! » Le résultat, on le connaît !
Le week-end dernier, on lisait le Witz, avec
toutes les difficultés de Freud, énormes, des
pistes gigantesques… Mais d’être prises sur
la selle de la névrose, font que jusqu’à ce
jour - puisque Freud rapproche les enfants,
les psychotiques, les états toxiques, qui sont
hétérogènes - on a manqué le coche. Quand
je le dis à mes camarades qui s’occupent
d’enfants, ils se vexent… Ils me l’ont dit. Un
jour ou j’avais fortuitement à faire un exposé
sur la névrose infantile, je leur ai dit : la clinique
des enfants est une clinique molle… Ils se sont
tous vexés. Je pense aussi bien que la clinique
des adultes est molle, mais cela a vexé tout
le monde. Et qu’est ce qu’on me dit : « Tu sais
bien, nous aussi on reçoit des adultes ! » Mais
sur quel pied ? Avec quel outillage ? Voilà, des
choses traînent comme cela, y compris avec
des conflits débiles ! A ce point qu’on ne peut
plus lire les grandes revues professionnelles,
que ce soit la revue de l’Association française
de psychiatrie ou d’autres. C’est devenu
illisible parce que faute de pouvoir simplifier
les problématiques, on les a complexifiées de
telle manière que c’est devenu illisible. Je ne
les lis plus, je les parcours et je les jette à la
poubelle.
Evidemment, maintenant il y a un problème
politique : le gouvernement nous demande
des comptes en permanence. L’accréditation,
c’est tous les trois ans !
Nicolas Dissez : je rajoute un mot à la suite
de ce qu’indique si justement Cyrille Deloro.
La remarque de Mannoni est transcrite dans
Ornicar, après le topo sur le déclenchement
des psychoses. Elle vous dit : « vous êtes resté
trop attaché à la médecine. »
Marcel Czermak : Oui ! Elle m’a sorti ça, j’avais
oublié !
Nicolas Dissez : ce qui montre la doxa de
l’époque, quand même. C’est-à-dire que
l’analyse devait se détacher du discours
médical. Quiconque avait finit son analyse,
quittait l’hôpital et allait s’installer. Si j’entends
bien la formule de psychiatrie lacanienne
que Cyrille propose - je ne l’aurais jamais
osée, mais je la trouve juste, et plus que ça c’est quand même l’esprit de Lacan quand il
donne sa conférence à l’école de médecine :
la psychanalyse doit subvertir la médecine et
la psychiatrie.
Marcel Czermak : Lacan dit dans cette
conférence : « je suis un missionnaire auprès
des médecins », si je ne me trompe pas…
Nicolas Dissez : oui ! Donc l’enjeu, c’est une
subversion de la psychiatrie, tout en y restant
lié.
Olivier Oudet : Si on considère la médecine
comme une science, cette subversion
régulière de la médecine, par le fait même
qu’elle est scientifique doit avoir lieu. Ce qu’il
y a d’incroyable, c’est qu’elle ne peut pas avoir
lieu. C’est ce qui est saisissant. De toute façon,
l’interrogation conceptuelle, quand ça ne
marche pas, on ne l’accepte pas ! Qu’est ce
qu’a fait Freud ? Il a accepté d’être interrogé
par les hystériques et il s’est fait éjecter ! Le
dogme physico-chimique est d’une puissance
incroyable en médecine, armé - je pense - par
tout l’appareil de promotion…
Danièle Brillaud : Je ne comprends
pas pourquoi on continue à dire que la
psychanalyse serait scientifique. Cela ne
me paraît pas être la bonne voie. Si la
science forclot le sujet, il est évident que la
psychanalyse, traitant le sujet, ne le forclot
pas, elle ne peut donc pas être scientifique,
cela ne l’empêche pas d’être rigoureuse.
La science telle que je l’ai vue pratiquée
pendant vingt ans dans le service Ollier, ne
m’a pas du tout paru rigoureuse, alors que la
psychanalyse l’est.
Marcel Czermak : Vous avez travaillé pendant
vingt ans dans un service qui se piquait d’être
scientifique !
Danièle Brillaud : Je leur laisse ! Je leur laisse
ce terme ! Il ne me fait pas envie.
Nicolas Dissez : On ne demande pas au
Droit d’être scientifique. Les juges travaillent
tranquillement. Jamais on ne va leur dire que
leur discipline n’est pas scientifique ! Ils savent
être rigoureux et on ne vient pas les ennuyer
avec la science !
Marcel Czermak : Donc ce sont des questions
de logique… C’est-à-dire que nous sommes
des cloches au regard des types de logiques
que nous mobilisons. Parce qu’après tout… Si
le sujet est forclos de la science, qu’il revient
entre les pattes des psychanalystes, qu’est ce
qui ferait que ce ne soit pas scientifique…
C’est probablement une erreur de Lacan. Y
a-t-il moyen de scientificiser cette question de
l’objet et du sujet ? C’est peut-être aussi un des
enjeux de la psychanalyse. Alors, c’est d’une
autre science qu’il s’agit. C’est comme les
mathématiciens. Il y a les types qui marchent
avec les règles euclidiennes. S’ils ne font plus
des mathématiques euclidiennes, ce ne sont
plus des scientifiques ! Il est quand même
avéré, qu’avec du non-euclidien, on faisait
des choses plutôt amusantes ! Comment
explique-t-on que le plus près soit le plus
éloigné et que le plus éloigné soit le plus
proche ? Comment peut-on pivoter d’espace
en un clin d’œil, etc., etc.
Je crois savoir que les mathématiciens
s’engueulent ! Simplement cela ne provoque
pas des réactions politiques, parce que,
évidemment, ça ne touche pas excessivement
la vie des ménages !… Je ne sais pas comment
vous vous êtes maintenue depuis plus de
vingt ans dans l’endroit qui nous était le plus
hostile, ce qui n’est pas vrai d’ailleurs ! Ils ont
été justement, plutôt généreux ! Et vous, on
ne vous a pas tuée !
Danièle Brillaud : on m’a laissé travailler
tranquillement, à condition que je n’aie
aucune responsabilité d’aucune sorte.
Marcel Czermak : On a l’autorité de la
responsabilité qu’on exerce et la responsabilité
de l’autorité ! On ne peut pas découpler
autorité et responsabilité !
Danièle Brillaud : il ne fallait pas qu’il soit
marqué que j’étais responsable d’unité.
Marcel Czermak : ce sont des entourloupes
bien connues, les aléas de la vie
administrative…
Luc Sibony : Juste une observation, quant
à ce qu’il en est de la psychiatrie à l’hôpital
aujourd’hui. On en vient à se demander
si la psychiatrie aujourd’hui est toujours
une discipline au sens où je vois bien que
mes collègues psychiatres ne savent plus à
quel saint se vouer : il y a du bon dans tout,
la remédiation cognitive, il y a des trucs
intéressants à prendre… La psychanalyse
ça nous apprend sur le névrosé et ça nous
parle…
Marcel Czermak : C’est formidable : « ça me
parle ! » Il faudrait voir ce que ça dit !
Luc Sibony : je constate donc cette
impossibilité à se repérer, à s’arrimer.
Marcel Czermak : ce n’est pas leur faute, c’est
la faute de leurs maîtres ! Leurs maîtres, c’est
11
quand même des rigolos…
Petit problème - dont je ne connais pas le
détail - survenu à mon fils en consultation à
l’hôpital. Il reçoit un malade qui fait peut-être
un infarctus du myocarde. Il s’en occupe. Il lui
met un stéthoscope sur le thorax. Là-dessus,
son téléphone sonne quatre fois. Il ne répond
pas. Ce dont il s’agissait, c’est que ailleurs, un
malade faisait une crise d’épilepsie, avec un
senior sur le pont donc… Le malade meurt de
sa crise d’épilepsie. On demande des comptes
à mon garçon. La question est de savoir à qui
je dois d’abord mes devoirs ! Au malade que
je reçois et chez qui je suspecte un infarctus
du myocarde ? Ou dois-je courir après le
téléphone, alors qu’il y a un senior sur place ?
Voilà, qui a l’autorité et qui a la responsabilité
? Avec ce bémol… Les internes travaillent
par délégation, le premier responsable, c’est
le senior. Dernier point, c’est un principe de
médecine militaire, quand on a des gens
malades, de qui s’occupe-t-on en premier ?
De ceux qu’on peut tirer d’affaire ! Après on
s’occupe des plus gravement atteints. Parce
que si on s’y prend à l’envers les autres vont
y passer également. Y a-t-il une leçon làdedans si ce n’est celle de la stupidité ? On
doit faire la mise à plat de l’affaire, mais en
ne réagissant ni compassionnellement, ni
sentimentalement… Dans cette atmosphère,
s’il y a un mort, il faut l’attribuer à quelqu’un…
Qui est responsable de la mort ? C’est un
problème anthropologique : qui est le fautif ?
On est des vrais cathos !
Là, on évoque des questions qui ont trait
à la formation des médecins et à la vie
institutionnelle, mais les psychanalystes, vous
croyez qu’ils sont mieux logés ? Encore pire !
J’avais un patient, psychanalyste, son patient
a tué quelqu’un, il me demande : « Qu’est
ce que je fais ? » Je ne dirai pas la réponse.
Les questions relatives à la vie et la mort
sont internes à la psychanalyse. Beaucoup
de psychanalystes considèrent qu’ils sont
devenus psychanalystes pour s’épargner ça !
Ils ont oublié que la médecine s’est réfugiée
du côté de la psychanalyse. La médecine
est devenue d’une difficulté définitionnelle
extrême! Si on doit se contenter d’appliquer
les protocoles et les règles de bonne conduite,
n’importe qui peut faire de la médecine. Il
suffit de pianoter et on a la bonne réponse. Les
marins appelaient ça la médecine de papier,
maintenant c’est la médecine d’ordi… C’est
comme quelqu’un qui, ayant appris par cœur
le Code civil et le Code pénal, s’imaginerait
être juriste.
Voilà… Tout ça pour nous maintenir au service
du Centre Hospitalier Sainte-Anne.
Addendum
la rédaction du Journal de Bord publie ci-après, la
discussion menée suite à l’exposé de M. Czermak
edité initialement dans les Lettres de l’E.F.P. N° 21 p.
387-388 (Compte-rendu du débat rédigé par Guy
Le Gaufey)
Marielle David s’empresse de saluer la
qualité du travail de Czermak, insistant sur la
nécessité de pouvoir présentifier aux patients,
psychotiques ou névrotiques, un corps troué
sans que pour autant l’univers s’engouffre
dans ce trou.
Maud Mannoni, saluant pour sa part le côté
« poétique » du « message » de Czermak,
souligne : « les dangers (...) viennent non pas
de votre position d’analyste qui se sent en
filigrane de ce message que vous arrivez à
donner… mais d’une formation médicale où,
à votre insu, vous vous trouvez piégé dans
cette idée qu’en fait, votre savoir à vous va
permettre à l’autre de s’en sortir. »
Czermak répond alors promptement en
affirmant d’abord qu’assurément il est
« piégé » et que comme tout un chacun,
il a son « chiffre », mais il s’étonne que
Maud Mannoni lui impute « un souhait
quelconque de voir son sujet s’en sortir »,
alors que son propos était fort différent, et
tendait à marquer en conclusion « qu’il y a de
l’impossible, et que c’est à partir de là qu’un
cheminement peut s’effectuer. » Et qu’une
clinique psychanalytique est à ce prix.
A quoi Maud Mannoni répond en insistant sur
ce fait qu’à vouloir, à juste titre, différencier
une clinique psychanalytique et une clinique
psychiatrique, que signifie alors de vouloir les
conjoindre, puisque tel semble être le propos
de Czermak et J.A. Miller ?
La discussion prenant le ton de marquer des
oppositions doctrinales quant à l’attitude à
suivre face aux psychotiques, Czermak fait
la remarque que son souci est plutôt de « ne
pas se coltiner » les malades, soit, pour lui, de
« ne pas faire crédit à ses sentiments » afin que
« d’une folie, on n’en fasse pas deux ». Dans
cette perspective, il s’agit de « tenir un propos qui, à la fois, témoigne de la façon dont on a été
engagé et pris dans le travail, et simultanément, de ce qui, ce travail, l’anime. »
Il marque pour finir ses réticences quant à l’invocation de la liberté, « parce que je sais que ce
n’est qu’une façon d’appeler le bourreau que d’invoquer aussi bien la liberté que la vérité. »
Reconnaissant les mérites de l’exposé de Czermak, Maud Mannoni insiste à nouveau sur le fait
qu’il y a « une entreprise qu’il faut absolument dénoncer, c’est à dire que ce n’est pas vrai que
l’analyse peut progresser avec une nécessité d’avoir à garantir le discours psychiatrique. »
Réponse de Czermak : « Au dernier moment du sacrifice d’Abraham, l’agneau apparut à la place
du fils d’Abraham ; finalement, il n’y eut pas de victime, il n’y eut qu’une alliance. »
Reprenant le qualificatif de « poétique » adressé à l’exposé de Czermak, J. Oury propose un
retour au terme grec de poïésis, de « surgissement de quelque chose » dont Czermak lui paraît
avoir su garder la fraîcheur, lors même qu’il emploie une nosographie psychiatrique ou des
mathèmes psychanalytiques. Et de conclure : « ce qui apparaît avec le psychotique, c’est là où
on en est soi-même avec l’intégration de ses propres mathèmes et de son propre désir. »
Enfin, à partir d’un bref exemple clinique, Ginette Michaud reprend l’expression « se coltiner le
psychotique », expression vis-à-vis de laquelle Czermak avait voulu précédemment marquer
ses distances. Au moment d’une crise, il importe, dit Ginette Michaud, que l’analyste puisse « se
coltiner » (à entendre ici comme : « supporter activement ») le psychotique, ne serait-ce que
dans un but : que la présence du malade redevienne une présence réelle.
Apologue
Si son séminaire a la réputation d ’être de lec ture difficile, Jacques L ac an sait rassembler sur un mo de tout à fait accessible et remarquable ment compac t les enjeux essentiels de son enseignement dans un cer tain
nombre de situations que sauront reconnaître ses lec teurs habituels. Le
p ot de moutarde, la mante religieuse, la b oite de sardine ou l ’os dans la
gueule du cro co dile, constituent autant de ces scènes que Jacques L a c an app elle lui-même ses ap olo gues et dont le st yle ne semble pas avoir
d ’équivalent parmi ses contemp orains.
L’enjeu de cette rubrique est de montrer la valeur de ces ap olo gues en ce
qu’ils se montrent en par faite adéquation avec ce que l ’on p eut attendre
d ’un enseignement de la psychanalyse.
La boite à sardines
ou la fonction du regard
« Nous sommes des êtres regardés ».1 Lacan, citant ici Merleau-Ponty, va se montrer soucieux
à de nombreuses reprises au cours de son enseignement d’indiquer que les modalités dont
nous nous représentons le monde éludent une fonction essentielle et structurante de notre
existence qui est celle du regard. Il va, pour souligner la modalité dont notre vision du monde
méconnaît habituellement cette dimension du regard, faire appel à un souvenir d’enfance :
« Je vais vous raconter maintenant un petit apologue.
Cette histoire est vraie. Elle date de quelque chose comme mes vingt ans - et dans ce temps, bien
sûr, jeune intellectuel, je n’avais d’autre souci que d’aller ailleurs, de me baigner dans quelque
pratique, directe, rurale, chasseresse, voire marine. Un jour j’étais sur un petit bateau, avec quelques
personnes, membres d’une famille de pêcheurs dans un petit port. À ce moment-là, notre Bretagne
n’était pas encore au stade de la grande industrie, ni du chalutier, le pêcheur pêchait dans sa coquille
de noix à ses risques et péril. C’était ces risques et périls que j’aimais partager, mais ce n’était pas tout
le temps risques ni périls, il y avait aussi des jours de beau temps. Un jour, donc, que nous attendions
le moment de retirer les filets, le nommé Petit-Jean, nous l’appellerons ainsi, - il est, comme toute
sa famille, disparu très promptement du fait de la tuberculose, qui était à ce moment-là la maladie
vraiment ambiante, dans laquelle toute cette couche sociale se déplaçait - me montre un quelque
chose qui flottait à la surface des vagues. C’était une petite boîte, et même précisons, une boîte à
sardines. Elle flottait là dans le soleil, témoignage de l’industrie de la conserve, que nous étions, par
ailleurs, chargés d’alimenter. Elle miroitait dans le soleil. Et Petit-Jean me dit - “Tu vois, cette boîte ?
Tu la vois, eh bien, elle, elle te voit pas !
Ce petit épisode, il trouvait ça très drôle, moi, moins. J’ai cherché pourquoi moi, je le trouvais moins
drôle. C’est fort instructif.
D’abord, si ça a un sens, que Petit-Jean me dise que la boîte ne me voit pas, c’est parce que, en un
certain sens, tout de même, elle me regarde. Elle me regarde au niveau du point lumineux, où est
tout ce qui me regarde, et ce n’est point là métaphore.
La portée de cette petite histoire, telle qu’elle venait de surgir dans l’invention de mon partenaire, le
fait qu’il la trouvât si drôle, et moi, moins, tient à ce que, si on me raconte une histoire comme cellelà, c’est tout de même parce que moi, à ce moment-là ─ tel que je me suis dépeint, avec ces types qui
gagnaient là péniblement leur existence, dans l’étreinte avec ce qui était, pour eux la rude nature
─ moi, je faisais tableau d’une façon assez inénarrable. Pour tout dire, je faisais tant soit peu tache
dans le tableau. Et c’est bien de le sentir qui fait que rien qu’à m’entendre interpeller ainsi, dans cette
humoristique, ironique, histoire, je ne la trouve pas si drôle que ça. »2
1 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Edition du
Seuil, 1973, p. 71.
2 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Edition du
Seuil, 1973, p. 88-89.
13
Le récit de Lacan, non dénué associations
libres, illustre l’implication qui est la sienne
dans son propos. Il indique clairement le
désagrément dans lequel la remarque de
son compagnon le place. C’est de l’effet
désagréable de cette remarque qu’il va
trouver profit, en soulignant qu’elle pointe
autant la fonction de ce regard que sa propre
place dans la situation.
Si cette remarque est désagréable, c’est bien
parce qu’elle pointe la fonction d’un lieu d’où le
sujet est fondamentalement regardé. La mise
en évidence de ce lieu d’où « ça me regarde »
offre en effet, l’espace d’un instant, la vision
d’un tableau dans lequel le sujet fait
tache du fait de son désir. La place que
le sujet occupe dans ce tableau révèle
en effet le désir de Lacan, ici celui d’un
jeune intellectuel parisien venant se
mettre en situation de risque dans
un milieu qui n’est pas le sien. Si
cette place est fondamentalement
inconvenante c’est parce que le désir
comme tel est par essence inadéquat
aux convenances et représentations
sociales. Si notre vision du monde
élude cette dimension du regard
c’est parce qu’elle permet ainsi au
sujet de méconnaître son désir et
corrélativement combien celui-ci fait
fondamentalement tache dans le
monde des représentations.
Quelques années plus tard, Lacan va
reprendre le récit de cet épisode sur
un mode quelque peu différent. Reprenant
l’article d’un linguiste qui, ayant écrit au sujet
de son style, s’indigne que Lacan ait pu écrire
« Freud et moi », il indique :
« J’aurais osé, paraît-il, écrire quelque part,
« Freud et moi. » Voyez-vous ça, hein, Il ne se
prend pas pour la queue d’une poire. Ça n’a
peut-être pas tout à fait le sens que croit devoir
lui donner l’indignation d’un auteur, mais ça
montre bien dans quel champ de révérence on
vit, au moins dans certains domaines. Pourquoi
y a-t-il, au gré de cet auteur qui avoue n’avoir
pas la moindre idée de ce que Freud a apporté,
quelque chose de scandaleux de la part de
quelqu’un qui a passé sa vie à s’en occuper, à
dire « Freud et moi » ?
Je dirai plus. À retentir moi-même de cet
attentat au degré du respect qui me serait là
reproché, je n’ai pu faire autrement que de me
souvenir d’une anecdote que j’ai déjà citée ici.
C’était au temps où je me livrais en compagnie
de P’tit Louis à la plus difficile des menues
industries qui font vivre les populations côtières.
Il y avait là trois excellents types dont le nom
m’est encore cher, avec qui il est arrivé que
j’aie fait bien des choses sur lesquelles je passe,
et il y avait ledit P’tit Louis. Nous venions de
consommer une boîte de conserve de sardines,
et elle flottait aux abords du bateau. P’tit Louis
me dit alors ces paroles très simples ─ Hein, cette
boîte, tu la vois parce que tu la regardes. Ben
elle, elle a pas besoin de te voir pour te regarder.
Le rapport de cette anecdote avec « Freud et
moi » laisse ouverte la question d’où je me place
dans ce couple. Eh bien, rassurez-vous, je me
place toujours à la même place, à celle où j’étais
et où je reste encore vivant. Freud n’a pas besoin
de me voir pour qu’il me regarde. »3
Notons d’abord le déplacement que Lacan fait
par rapport au premier récit de cet apologue.
Une première modification porte sur la
formule de son compère : dans la seconde
formulation de P’tit Louis (« Cette boîte tu la
vois parce que tu la regardes. Ben elle, elle a
pas besoin de te voir pour te regarder ») s’est
ajoutée la distinction de la vision et du regard
3 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un
Autre à l’autre, Edition du Seuil, mars 2006, p. 9192.
que Lacan avait indiquée lors de l’interprétation de cet apologue au moment de sa première
présentation. Autrement dit, la deuxième version de l’apologue a intégré l’interprétation que
Lacan avait donnée initialement de la distinction de la vison et du regard. La vision du monde
qui est celle du sujet a refoulé dans un Autre lieu la fonction du regard et du même coup ce qui
constitue son désir.
Mais le point de départ qui est celui de la reprise de cet apologue tient dans le fait que la
remarque désagréable de ce linguiste a spontanément évoqué à Lacan la remarque de P’tit
Louis. Lacan va donc associer librement, comme il le ferait en place d’analysant sur le divan,
la remarque désagréable du linguiste et celle de P’tit Louis en ce que toutes deux viennent
à la même place, celle qui dévoile son propre désir. C’est donc avant tout la place et le désir
de Lacan qui sont en jeu dans les deux cas. Dans la première version de l’apologue ce qui
venait en place de regard était une boite de sardines, révélant l’inconvenance de la place de ce
jeune intellectuel qui venait prendre des risques à peu de prix. Dans la deuxième version de cet
apologue, Lacan va placer son travail sous le regard de Freud lui-même, soulignant ainsi que
c’est bien l’interprétation risquée de l’œuvre freudienne qui constitue l’enjeu essentiel de son
désir.
On pourrait ainsi compléter cette formule de Lacan venant spécifier la fonction du regard, si
« je ne me vois pas d’où ça me regarde », c’est parce que ça me regarde désirer et sur un mode
inévitablement inconvenant.
Nicolas Dissez
enseignements
de l’Ecole
Psychanalytique
de Sainte Anne
Séminaire sous la responsabilité de Marcel Czermak
en alternance avec Le Trait du Cas
Chaque Mercredi de 14h30 à 16h00 du 02/10/2013 au 25/06/2014
Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : Centre Hospitalier Sainte Ane
Responsable : Marcel Czermak
Introduction à la clinique lacanienne à partir de cas cliniques
Présentation de cas
2e et 4e Lundi de 19h00 à 20h30 du 23/09/2013 au 23/06/2014
Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : Centre Sèvres, 35 bis rue de Sèvres - 75006
Responsable : Danièle Brillaud
Introduction aux concepts fondamentaux de la psychanalyse à partir des premiers textes de Lacan
1er et 3e Mercredi de 20h30 à 22h00 du 02/10/2013 au 18/06/2014
Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : A.L.I., 25 rue de Lille - 75007
Responsable : Sarina Silvia Salama
Les aléas du Noms du Père
1er et 3e Mercredi de 11h00 à 12h30 du 02/10/2013 au 18/06/2014
Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : A.L.I., 25 rue de Lille - 75007
Responsable : Claude Gavarry Donnier Blanc
le rêve entre Freud et Bion
3e Jeudi de 21h00 à 22h30 du 19/09/2013 au 19/06/2014
Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : A.L.I., 25 rue de Lille - 75007
Responsable : Pierre-Henri Castel
Séminaire de travail sur le premier entretien avec l’enfant (sur inscription)
Jeudi de 9h00 à 12h30 du 06/09/2013 au 27/06/2014
Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : 29 rue de la Clef - 75005
Responsable : Eva-Marie Golder
Lecture du Séminaire sur La lettre volée (J. Lacan, Écrits, Seuil)
2e et 4e Mercredi de 21h00 à 23h00 du 11/09/2013 au 25/06/2014
Ecole psychanalytique de Sainte-Anne : Centre hospitalier Sainte-Anne, Pavillon K,1 rue Cabanis - 75014
Responsable : Guy Pariente
A.L.I.énistes
17
Jules COTARD : “l’hypocondrie”, article paru dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, sous la direction d’Amédée Dechambre,
Editeurs G. Masson P. Asselin, 1876, tome XV, pp.136-157
« Vous ouvrez le Dictionnaire des sciences médicales de Dechambre – Dechambre, ce n’est pas le
pot de chambre, c’est le patronyme de l’auteur ; c’est l’auteur. Je dois l’avoir quelque part. C’est Jorge
Cacho qui m’en avait fait le rappel, il y a quelques années. Vous ouvrez le Dictionnaire Dechambre à
l’article « hypocondrie », tom XV de 1889, pages 379 à 404, et là, vous avez une description sensationnelle des terrains de basket !
A savoir, ces sujets qui se plaignent qu’un objet se balade dans leur corps, apparemment sans matérialité quelconque – un vrai furet – et qui vient régulièrement obturer leurs orifices, les oreilles, la
verge, le cœur, etc., et quand on croit mettre la main dessus, il est passé ailleurs. Moyennant quoi
leur médecin leur dit : « Mais mon cher, vous n’avez rien, il n’y a rien. » Néanmoins, et c’est là qu’il y
a un objet d’obturation, on est déjà dans le terrain de basket ! Il dit : « Il arrive que j’arrive à manger,
que ça passe, mais en règle générale, c’est bouché ». Et il y a cette chose étrange et régulière ; il n’y
a pratiquement pas de psychotiques qui ne se plaignent d’une manifestation discrète ou sévère de
l’hypocondrie, et je vous rappelle que Schreber avait mal à la tête »
Marcel Czermak : « Incidences de l’objet petit a dans la corporalité », in Mathinées lacaniennes, ouvrage collectif, éditions de l’A.L.I., 2013, pp. 93-99.
§
Il y a peu de sujets sur lesquels on ait autant écrit. Un historique complet serait d’autant plus
fastidieux que la plupart des auteurs, moins préoccupés de la description clinique de la maladie que de sa nature et de ses causes, ont consacré la plus grande partie de leurs ouvrages à
des dissertations pathogéniques aujourd’hui surannées.
Nous n’essayerons pas d’exposer dans leur ordre chronologique les diverses théories de
l’hypocondrie. Suivant l’exemple de Brachet nous nous bornerons à indiquer les principales
doctrines, « les opinions types auxquelles peuvent se rattacher beaucoup d’autres qui n’en
diffèrent que par des nuances souvent insignifiantes ». Ces différentes doctrines, plus ou moins
modifiées par les progrès de la science, ont conservé des partisans jusqu’à l’époque contemporaine. Il n’est pas sans intérêt d’en examiner les origines et l’évolution.
La plus ancienne est la théorie abdominale exposée par Galien. Cet illustre médecin s’est servi
le premier du nom de maladie hypocondriaque, il a signalé la coexistence des symptômes abdominaux et des troubles psychiques et considéré ceux-ci comme consécutifs à la maladie des
hypocondres.
L’atrabile, les obstructions par un sang épaissi et corrompu, les vapeurs engendrées dans les
viscères sous-diaphragmatiques et remontant jusque dans le cerveau pour y altérer les esprits
animaux, ont suffi pendant une longue période à l’explication des divers symptômes. Tantôt
l’estomac, tantôt le foie, tantôt la rate, furent plus spécialement considérés comme le siège du
mal. Stahl attribua le rôle le plus important aux troubles de la circulation dans le système de
la veine porte, au ralentissement, à l’épaississement du sang dans ce système et à la pléthore
abdominale.
Sylvius, Vieussens, Highmore, insistèrent surtout sur les troubles de la digestion et sur l’altération
consécutive du chyle et du sang. Cette théorie survécut à l’ancien humorisme ; Beau, dans son
Traité de la dyspepsie, la développa et la soutint avec talent, et les importants travaux de M.
Bouchard sur la dilatation de l’estomac et les auto-intoxications l’ont en quelque sorte renouvelée et rajeunie.
La théorie abdominale survécut encore sous une autre forme aux anciennes doctrines humorales. Les sympathies émanées des viscères abdominaux, déjà clairement indiquées par Galien,
permirent aux solidistes d’y placer l’origine du mal hypocondriaque et de ses manifestations
diverses.
Cabanis et Bichat attribuèrent aux viscères un rôle d’autant plus important qu’ils en faisaient
le siège des passions. Pour Broussais, l’hypocondrie était l’effet d’une gastro-entérite agissant
sur un cerveau prédisposé. La plupart des médecins admettent aujourd’hui l’influence des affections du tube digestif et de ses annexes sur les dispositions morales; la controverse sur les
psychoses sympathiques porte plutôt sur leur fréquence que sur leur possibilité, qui semble
démontrée par des faits suffisamment probants.
On peut rapprocher des théories abdominales de l’hypocondrie l’opinion des médecins qui
en ont placé le siège dans le système nerveux ganglionnaire. Comparetti, qui émit cette hy-
pothèse, publia l’observation d’un cas où
l’autopsie lui avait révélé une altération des
plexus abdominaux et en particulier du ganglion semi-lunaire. Bien que cette observation
n’ait pas été confirmée par de nouveaux faits,
la théorie ganglionnaire fut encore professée
et soutenue de la manière la plus affirmative
par Louyer Villermay, Barbier d’Amiens, Cerise, et par Morel, qui décrivit le délire émotif comme une névrose du système nerveux
ganglionnaire.
Les auteurs dont je viens de passer en revue les opinions, tout en professant que
l’hypocondrie était produite par une altération des humeurs, des viscères, des plexus
ou des ganglions abdominaux, reconnaissaient, cependant, un trouble consécutif de
l’ensemble des fonctions du système nerveux.
C’était là le point de départ d’une nouvelle
théorie toute différente de la théorie abdominale. Le système nerveux devint le véritable
siège du mal, les phénomènes viscéraux ne
furent plus qu’accessoires, secondaires et
consécutifs. Pour trouver les origines de cette
nouvelle doctrine il faut au moins remonter
jusqu’à Sydenham. Suivant cet illustre médecin, l’hypocondrie et l’hystérie étaient dues
à l’ataxie des esprits animaux (qu’on supposait circuler dans les nerfs). Fracassini, Lorry,
Whytt, Tissot, Pressavin, attribuèrent également la maladie soit au désordre des esprits
animaux, soit à la faiblesse ou à une idiosyncrasie particulière du système nerveux.
Cette théorie, qui étendait le siège du mal à
tout l’ensemble du système nerveux, devait
conduire à considérer l’hypocondrie comme une sorte de diathèse. Telle fut en effet
l’opinion de Mead, de Whytt, qui faisaient
(?) jouer un grand rôle à l’altération du sang
par une humeur goutteuse, de Tardieu, qui
faisait de l’hypocondrie une cachexie spéciale. Telle est encore aujourd’hui l’opinion de
médecins éminents qui, s’ils ne font pas de
l’hypocondrie une diathèse, la considèrent au
moins comme une manifestation diathésique
(Peter, art. « Angine » de ce Dictionnaire ; Lancereaux, « Herpétisme » ; Bouchard, « Maladies par ralentissement »).
Le moindre défaut de ces théories et de ces
définitions pathogéniques était leur impuissance à limiter et à préciser le sens du mot
hypocondrie. Pour Galien et ses successeurs,
c’était l’origine abdominale qui caractérisait la
maladie toute affection nerveuse ou mentale
supposée provenir des hypocondres prenait
le nom d’hypocondrie, quelles que fussent
d’ailleurs la forme du délire et la nature des
accidents nerveux. La doctrine de Syden-
ham n’était pas
moins vague et
tendait à confondre l’hypocondrie,
l’hystérie et toutes
les
névroses.
L’étude
clinique
de la maladie et
en particulier de
ses
symptômes
psychiques pouvait seule porter
quelque lumière
dans ce chaos.
Whytt, Cullen, tout
en restant attachés aux anciennes théories, avaient insisté
sur la prédominance et la nature spéciale
des troubles de l’esprit. Sauvages osa placer
l’hypocondrie parmi les vésanies. Suivant le
grand nosologiste, l’hypocondrie consiste
dans une hallucination de l’homme sur sa
propre santé. Linné, Pinel, rangèrent également l’hypocondrie parmi les affections mentales et, lorsque Gall eut enfin établi que les
viscères thoraciques et abdominaux n’étaient
pas le siège des passions de l’âme et que le
cerveau était l’organe des sentiments moraux
aussi bien que des facultés intellectuelles,
Georget fut conduit tout naturellement à y
placer le siège de l’hypocondrie et à faire revivre une opinion déjà émise par Ch. Lepois
et par Willis, mais pour des raisons toutes différentes. Falret développa, sans la modifier
sensiblement, la doctrine de Georget ; Dubois
(d’Amiens) l’altéra seulement dans le sens
psychologique, en considérant l’hypocondrie
comme un trouble purement psychique. Presque tous les aliénistes acceptèrent les opinions de Georget et de Falret et considérèrent
l’hypocondrie comme une vésanie, quelle
que fut d’ailleurs son origine viscérale ou diathésique. « Je ne veux pas nier, dit Guislain,
que l’hypocondrie n’ait dans quelque cas son
origine dans une altération morbide d’un organe quelconque de l’abdomen, mais ce phénomène n’est pas exclusif à l’hypocondrie, il
est propre à toutes les variétés de monomanie.
Notez aussi que l’hypocondrie se change souvent en une autre variété de monomanie ».
Ces transformations de l’hypocondrie en une
autre forme de trouble mental, qui avaient
frappé Guislain et avant lui bien d’autres
observateurs, ont été de plus en plus mises
en lumière par les progrès de la clinique;
l’hypocondrie est devenue un élément symptomatique appartenant aux diverses formes
de la folie, au délire des persécutions, à la mé-
Jules Cotard
19
lancolie dépressive ou anxieuse, à la paralysie
générale, etc. La théorie cérébrale s’est ainsi
appuyée sur des bases extrêmement solides.
Cependant beaucoup de médecins se refusèrent à considérer tous les hypocondriaques comme des aliénés ; ce qu’il y avait de
trop absolu dans la localisation cérébrale de
Georget provoqua de vives contradictions.
On vit alors apparaître une opinion mixte
dont le germe peut être retrouvé dans les
écrits de quelques médecins du dix-septième
siècle. Boerhaave admettait une hypocondrie
avec matière et une hypocondrie sans matière
; Sennert distinguait l’affection hypocondriaque de la mélancolie hypocondriaque.
Trousseau et Lasègue (Eaux miner, des bords
du Rhin) reprochèrent aux médecins d’aliénés
d’avoir changé le sens des mots et confondu
le mal des hypocondres avec la nosophobie.
Beau sépara complètement la nosomanie ou
hypocondrie des modernes de la véritable hypocondrie.
Esquirol distinguait, lui aussi, l’hypocondrie
de la mélancolie hypocondriaque, mais
pour des raisons différentes, en se basant
sur les caractères du délire, sur son degré de
vraisemblance ou d’absurdité. Les hypocondriaques, dit-il, se font illusion sur l’intensité
de leurs souffrances, mais ils ne déraisonnent
pas, à moins que la lypémanie ne complique
l’hypocondrie. M. Foville (Dict. de méd. et
de chir. prat.) maintient une distinction analogue, basée non sur la nature de la maladie,
mais sur le degré du trouble mental. Il ne veut
pas que l’on confonde les hypocondriaques
lucides avec les hypocondriaques aliénés,
l’hypocondrie proprement dite avec le délire hypocondriaque. Dans le premier cas, le
malade exprime des appréhensions qui ne
sont pas absolument absurdes ; les sensations
qui l’obsèdent lui suggèrent des craintes que
le médecin juge déraisonnables, mais qui ne
semblent telles à aucune personne n’ayant
sur la médecine que les connaissances inexactes et bornées du vulgaire. Dans le délire
hypocondriaque les conceptions sont tout à
fait absurdes, les malades ont des animaux ou
des mécaniques dans le ventre, ils sont transformés, pourris, morts, etc.
Il faut observer que cette distinction, basée
sur le degré de vraisemblance ou d’absurdité
du délire, peut être faite pour toutes les
formes d’aberration mentale aussi bien que
pour l’hypocondrie.
Les hypocondriaques, dit-on, peuvent vivre
de la vie commune, s’occuper de leurs affaires, de leur famille, remplir les devoirs de
leur profession, personne n’aurait l’idée de
les considérer comme des aliénés. Il en est de
même des autres catégories de vésaniques
atténués. Que des gens atteints d’un délire de
persécution peu intense, d’un léger degré de
dépression mentale, de délire du toucher et
de tant d’autres états de trouble mental évi-
dent seulement pour le médecin, sont dans le
même cas que l’hypocondriaque !
Pour nous, il n’y a pas de différence nosologique; l’hypocondrie est un prélude, une
forme atténuée, mais elle est vésanique aussi
bien que le délire hypocondriaque de la folie
confirmée.
Comment définirons-nous donc le terme hypocondrie et comment limiterons-nous le sujet du présent article?
Les doctrines pathogéniques et la recherche
des causes ne nous fournissent aucune donnée précise ; il faut attaquer la question par un
autre côté. Nous n’avons pour cela qu’à suivre
la voie qui nous est tracée par les progrès de
la clinique et par l’évolution de la science. A la
recherche des causes et de la nature du mal se
substitua peu à peu l’étude des symptômes ;
l’observation clinique (à l’inverse des théories pathogéniques) donna aux phénomènes
psychiques une importance de plus en plus
prépondérante.
« Ce qui avait beaucoup contribué, dit trèsjustement Falret, à éloigner les médecins de
l’idée de l’affection primitive du cerveau, c’est
que les malades exagèrent leurs douleurs
et attirent ainsi leur attention sur des phénomènes sympathiques. Ils se croient la tête
bonne. ».
De même que les persécutés, la plupart des
hypocondriaques repoussent avec indignation l’idée d’un trouble quelconque de leurs
facultés intellectuelles ; ils attribuent à un état
maladif des divers organes ou à une influence
pathologique quelconque les mêmes sensations morbides que les persécutés supposent
provenir d’une origine mystérieuse ou surnaturelle. Si cette dernière interprétation, si
la croyance aux démons et aux sorciers a eu
tant de crédit jusqu’au dix-huitième siècle, il
ne faut pas s’étonner que les idées beaucoup
moins déraisonnables des hypocondriaques
aient eu une influence considérable sur les
médecins eux-mêmes.
Dans l’étude d’un état morbide essentiellement caractérisé par des sensations subjectives auxquelles s’ajoute souvent une tendance maladive à en déterminer les causes,
le malade a été, plus que dans toute autre
partie de la pathologie, le collaborateur du
médecin. Quelque chose de plus décevant
encore que cette collaboration quasi-délirante s’est produit dans les cas (nullement
exceptionnels) où le médecin dissertant sur
l’hypocondrie était lui-même hypocondriaque; Leuret a dit spirituellement que dans
l’histoire de l’hypocondrie il n’était pas moins
curieux d’étudier les médecins qui ont écrit
sur cette maladie que les malades qui en sont
l’objet.
Nous verrons tout à l’heure que les différents
symptômes physiques de l’hypocondrie ne
se distinguent que par la réaction psychique
qu’ils déterminent et par les interprétations
dont ils sont l’objet de ceux qu’on observe
dans certaines formes d’aliénation, dans les
états nerveux et dans certains états diathésiques. Nous renonçons à chercher ailleurs
que dans les symptômes psychiques la caractéristique de l’hypocondrie; nous nous
refusons à qualifier d’hypocondriaques les
malades dont l’esprit reste libre de préoccupations exagérées et qui jugent sainement
leur situation, quel que soit d’ailleurs l’état de
leurs hypocondres. Nous n’hésitons pas davantage à porter le diagnostic hypocondrie,
en l’absence de tout phénomène abdominal,
lorsque nous rencontrons l’état mental que
nous allons essayer de décrire. Pour nous, en
un mot, l’hypocondrie n’a pas plus de rapport
avec les hypocondres que la mélancolie avec
la bile et l’hystérie avec l’utérus. Cette terminologie a au moins l’avantage de rapprocher
le sens médical du mot hypocondrie de son
sens vulgaire, sens beaucoup plus net et plus
précis, soit dit en passant, que les diverses acceptions usitées en médecine.
Voici la définition du Dictionnaire de Littré
: « Sorte de maladie nerveuse qui, troublant
l’intelligence des malades, leur fait croire qu’ils
sont attaqués des maladies les plus diverses,
de manière qu’ils passent pour malades imaginaires, tout en souffrant beaucoup, et qu’ils
sont plongés dans une tristesse habituelle. »
Nous n’avons rien à changer à cette définition.
Pour nous, abstraction faite des divers états
morbides sur lesquels elle peut se greffer,
l’hypocondrie n’est qu’une forme particulière
de trouble mental, un délire triste portant sur
la santé physique ou morale.
A l’état pathologique aussi bien qu’à l’état
normal, ce sont d’une part les données des
sens, et d’autre part celles qui proviennent
des réactions motrices conscientes et des
volitions, qui fournissent les éléments de nos
connaissances et de nos opérations mentales.
C’est là l’origine physiologique des idées, c’en
est aussi l’origine pathologique, c’est là qu’il
faut chercher la source du délire. Les principaux symptômes des vapeurs, dit Barthez,
dépendent manifestement d’une exaltation
ou d’une diminution de l’activité naturelle des
forces sensitives, et d’une dépravation de leur
influence sur les forces motrices.
L’observation clinique démontre en effet chez
les hypocondriaques la fréquence des troubles de la sensibilité, qui peut être exaltée,
pervertie, diminuée ou abolie, et la fréquence
non moins grande des troubles moteurs ou
volitionnels, parétiques, inhibitoires, impulsifs ou spasmodiques.
Un grand nombre de ces phénomènes
n’appartiennent, pas spécialement à
l’hypocondrie ; le plus souvent l’hypocondrie
se développe secondairement chez des individus déjà affectés de ces troubles nerveux
vagues, auxquels on a donné les noms de
névralgie générale, d’état nerveux, de névrop-
athie protéiforme, de nervosisme, d’irritation
spinale, et qui sont décrits aujourd’hui avec
plus de précision sous le nom de neurasthénie.
La céphalée, les vertiges, les diverses sensations intra-crâniennes, les bourdonnements
d’oreilles, les troubles de la vue, les craquements dans la tête et la colonne vertébrale,
les douleurs rachidiennes, les palpitations
cardiaques, les pulsations artérielles, les sensations angoissantes précordiales ou épigastriques, les troubles gastro-intestinaux,
les douleurs erratiques simulant quelquefois
celles du tabes, les sensations de fatigue et
d’épuisement, les bouffées de chaleur et les
sensations de froid, les faiblesses, les défaillances, etc., se retrouvent dans toutes les
descriptions cliniques de l’hypocondrie. Des
phénomènes très analogues appartiennent
également à la folie confirmée. Entre les simples états nerveux où les troubles psychiques
sont minimes, et l’aliénation mentale où leur
prépondérance domine tous les autres phénomènes morbides, l’hypocondrie prend une
place intermédiaire et établit une transition ;
elle est une première étape dans la voie de la
folie.
Les symptômes de l’hypocondrie sont donc
de deux ordres, physiques et psychiques.
Nous nous bornerons à l’étude de ces derniers qui seuls, nous l’avons dit tout à l’heure,
la constituent réellement. Pour les symptômes physiques nous renvoyons aux articles
NERVEUSES [Maladies}, DYSPEPSIE, GOUTTE,
RHUMATISME, NÉVROPATHIE CÉRÉBRO-CARDIAQUE, IRRITATION SPINALE, etc.
Ce qui caractérise d’abord l’hypocondriaque,
c’est une réaction psychique exagérée il se
préoccupe, s’inquiète, s’alarme à l’occasion
des moindres malaises. Non seulement les
douleurs viscérales et les sensations névropathiques sont monstrueusement amplifiées, mais les sensations normales ellesmêmes sont altérées et prennent un caractère
inquiétant et pénible. Le froid, la chaleur, la
lumière, le bruit, les odeurs et les saveurs, les
sensations obscures qui naissent des viscères
et se traduisent chez l’homme sain par un
bien-être général, en un mot, toutes les sensations externes ou internes se manifestent
de la manière la plus incommode à la sensibilité exaltée de l’hypocondriaque. Il éprouve
un sentiment intime de malaise, de maladie,
et se trouve fatalement conduit à des craintes
au sujet de sa santé.
Ce n’est pas tant une hyperesthésie véritable, une hyperacuité des sens, qu’une dysesthésie, une hyperalgésie souvent liée à
un léger degré, d’obtusion sensorielle. Dans
quelques cas l’hyperesthésie, l’anesthésie et
des troubles moteurs spasmodiques (chocs,
secousses, etc.), souvent confondus avec les
troubles de la sensibilité, se mélangent d’une
manière inextricable, et le peu que nous con-
21
naissons de ces troubles variés et de leurs rapports réciproques nous fait seulement entrevoir l’extrême complexité des phénomènes.
Les divers modes de la sensibilité au contact,
à la douleur, à la chaleur, etc., sont dissociés
et modifiés inégalement ou même contradictoirement par la maladie. On connaît le cas de
Bellion, dans lequel les mêmes points étaient
à la fois frappés d’analgésie et d’hyperesthésie
thermique.
Mais c’est surtout dans leur élaboration cérébrale que les sensations s’altèrent et se transforment de la manière la plus extraordinaire.
Les images intérieures modifiées, déformées
ou oblitérées, par suite d’un état maladif des
régions correspondantes de l’écorce cérébrale, ne sont plus adéquates à leurs excitants
normaux, et les impressions, même régulièrement transmises, ne produisent plus que des
sensations alarmantes par leur étrangeté.
Des phénomènes de ce genre sont vraisemblablement l’origine la plus ordinaire des vésanies.
Pour ce qui concerne spécialement
l’hypocondrie, on peut admettre que dans
le tableau des représentations mentales
quelque chose correspond à notre corps, à
nos viscères et à leur fonctionnement (Leibniz, cité par Semal, Annal, méd. psych., 1875),
et que ce quelque chose peut s’altérer. Il ne
s’agit pas seulement d’hyperesthésie ou
d’anesthésie, mais de mille nuances dans les
réactions psychiques sensorielles, émotives
ou motrices.
De plus, par le fait de l’éréthisme cérébral, il
s’établit entre les sensations morbides et les
diverses opérations mentales des connexions
telles que les unes et les autres s’évoquent
réciproquement.
Morel a fait remarquer combien chez les hypocondriaques l’imagination est prompte à
transformer les sensations internes en conceptions délirantes. Une malade de Baillarger
rendait compte de sa situation dans les termes
suivants : « Le principe de tous mes maux est
dans mon ventre, disait-elle, toute espèce
d’affections morales ont là leur origine, je
pense par le ventre, si je puis m’exprimer ainsi. » Un autre malade, cité par Archambault,
disait que, quand il sentait quelque chose
du côté du ventre, comme un vent qui se déplace, aussitôt une idée bizarre passait dans
sa tête.
On pourrait citer de nombreux exemples de
ce genre d’action du physique sur le moral ;
l’action inverse du moral sur le physique n’est
pas moins évidente. On connaît les faits de
suggestion, d’auto-suggestion, et les maladies par imagination (Féré).
La vue d’un malade, la lecture d’un livre
de médecine, la crainte de la contagion,
l’impression produite par un rêve, suffisent
pour provoquer des phénomènes sensoriels et moteurs qui, à leur tour, réagissent sur
le moral pour justifier et confirmer les appréhensions maladives. Morel parle d’un hypocondriaque dont l’impressionnabilité était
si grande qu’il lui suffisait d’entendre le récit
d’une maladie pour qu’il se mît immédiatement au lit, fit appeler son médecin et accusât
la maladie dont il avait entendu parler ou la
douleur que l’on avait décrite en sa présence.
Très souvent, et c’est là la forme classique de
l’hypocondrie, les troubles gastro-intestinaux
et les malaises qui les accompagnent exercent
une influence prépondérante sur les préoccupations des malades. Le pyrosis, les régurgitations acides, les vomissements, la sécheresse
et l’état pâteux de la bouche, les douleurs
gastro-entéralgiques, le ballonnement, les
borborygmes, les gaz et leur expulsion, la
constipation ou la diarrhée, les hémorroïdes,
les pulsations abdominales, les douleurs dorso-intercostales, les caprices de l’appétit tantôt impérieux et tyrannique et accompagné
de défaillance, tantôt diminué ou perverti,
tous les symptômes de la dyspepsie, amplifiés
par l’imagination, accrus d’auto-suggestions
sensorielles et motrices, provoquent des réactions psychiques démesurées et remplissant
d’anxiété l’existence entière du malheureux
hypocondriaque. Il passe tout son temps à
regarder sa langue, à examiner ses garderobes et ses urines, à étudier l’action des aliments auxquels il attribue les propriétés les
plus chimériques, leur saveur, qui lui paraît
souvent altérée et fait naître des craintes de
falsification ou d’empoisonnement. Il se soumet à un régime minutieux et bizarre qui absorbe tous ses soins et toute son attention ;
sa vie psychique est concentrée tout entière
dans la même méditation maladive, il en arrive à n’être plus qu’un estomac servi par des
organes. La crainte des maladies les plus effrayantes, gastrite, cancer, ulcères, perforations ou rétrécissements, etc., vient mettre
le comble à ses tourments. L’idée d’avoir des
vers intestinaux n’est pas rare et paraît plus
particulièrement engendrée par des sensations de reptation ou de déplacement rapide
dans l’abdomen, sensations souvent liées à
des phénomènes spasmodiques. Des sensations de même nature sont fréquentes dans la
folie chronique et font croire à une grossesse
imaginaire, à la présence d’animaux, de personnages ou de diables dans le ventre, surtout quand il s’y joint des bruits ou des voix
abdominales. Un hypocondriaque halluciné
chronique que j’observe depuis plusieurs années se croit porteur d’un tænia qui le fatigue
autant par ses contorsions que par ses discours interminables.
Lorsque prédominent les douleurs précordiales avec angoisse et quelquefois sensation
de mort imminente, les accès pseudo-angineux, les palpitations et les intermittences
cardiaques, les pulsations artérielles, etc., les
préoccupations se concentrent sur l’appareil
circulatoire.
Le malade se croit atteint d’anévrysme,
d’hypertrophie du cœur, etc. à chaque instant
il se tâte le pouls et fait appeler le médecin; il
ne veut ni sortir seul, ni rester seul une minute,
tant il a peur d’une défaillance subite. S’il existe un peu d’angine glanduleuse, un peu de
catarrhe des voies respiratoires, quelques accès d’asthme, s’il y a de l’expectoration matinale avec quelques sibilances, l’hypocondriaque
ne tarde pas à se croire menacé d’une maladie grave de la poitrine. Il ne rend pas un
crachat sans en examiner soigneusement
la coloration, la consistance ou l’odeur; il regarde à tout moment sa gorge dans un miroir,
s’effraye de la présence de quelques granulations ou même de la conformation normale
de la luette et des amygdales; très-sensible
à l’impression du froid, il se confine dans son
appartement ou même dans son lit, se couvre
d’une manière exagérée et redoute les courants d’air. Pour ménager ses poumons et son
larynx, il se condamne à parler par gestes et
fatigue son entourage par un toussotement
continuel.
La crainte des maladies du cerveau et de la
moelle épinière se développe par le même
procédé chez les individus que tourmentent
les vertiges, les sensations céphaliques, dorsales ou lombaires, les fourmillements, les
douleurs pseudotabétiques, les sensations de
fatigue et de faiblesse des membres, etc. Les
malades s’imaginent qu’ils vont être frappés
d’apoplexie, qu’ils vont tomber en paralysie,
qu’ils vont devenir fous et perdre toutes leurs
facultés; chez eux, l’hypocondrie porte souvent sur le moral autant que sur le physique.
Tout ce qui touche aux fonctions génitales affecte profondément même l’homme le mieux
équilibré, et à plus forte raison le névropathe
hypocondriaque chez qui les troubles fonctionnels spéciaux sont tout particulièrement
fréquents. Quelques pollutions, l’émission
d’un peu de sperme pendant la défécation, la
présence d’un varicocèle, toutes les bizarreries de l’appétence, du dégoût et des perversions génésiques, l’impuissance (souvent suggérée par l’imagination), plongent le malade
dans la plus sombre tristesse; il ne manque
pas d’aggraver son état par l’étude de la littérature spéciale à cette matière et par les
descriptions qu’il y trouve des conséquences
de la spermatorrhée et de l’onanisme. Chez
d’autres malades, un léger suintement uréthral, reliquat d’une blennorrhagie, quelques
poussées d’herpès récidivant, des granulations pharyngées, quelques boutons d’acné,
la chute des cheveux, etc., provoquent l’idée
de la syphilis. A tout propos le syphiliphobe
examine ses organes génitaux, sa gorge,
toute la surface de son corps, croit y trouver
des signes d’infection et va consulter médecins sur médecins. Les moindres désordres,
la conformation même normale des organes,
la saillie des apophyses qu’il prend pour des
exostoses, le confirment dans ses appréhensions.
Les sensations vésicales, un peu de ténesme
du col, quelques dépôts dans les urines, engendrent l’idée de la pierre. Les chirurgiens
sont assez souvent consultés pour des calculs
imaginaires, comme ils le sont pour des tumeurs de même nature.
Ces diverses localisations des phénomènes
de l’hypocondrie correspondent aux variétés hypocondriaque, pneumo-cardiaque
et encéphaliaque de Dubois (d’Amiens), et
à la variété génito-cystiaque de Michéa.
Quelquefois les symptômes sont encore plus
localisés, le trouble sensoriel se fixe et se concentre dans un point, le pharynx (Delpech),
la langue (Pitres). Dans d’autres cas, au contraire, les symptômes sont diffus; le malade
accuse principalement un malaise général,
une fatigue, un accablement, un épuisement
de tout son organisme c’est la variété asthéniaque de Dubois.
On pourrait encore ajouter à ces variétés
l’hypocondrie caractérisée par la crainte des
maladies contagieuses ou épidémiques. Dubois a signalé l’hypocondrie hydrophobiaque dans laquelle des accidents rabiformes
du caractère le plus effrayant peuvent se
produire; la crainte du choléra déterminerait, suivant quelques observateurs, des
effets comparables (Hack, Tuke). Limitée au
domaine psychique et ne réagissant sur le
physique que par une anxiété émotive plus
nu moins intense, la crainte des maladies et
des influences extérieures nuisibles est trèsfréquente chez les névropathes prédisposés
aux affections mentales; elle revêt souvent la
forme du délire du toucher, qui présente du
reste de nombreux points de contact avec
l’hypocondrie. Chez ces malades, les idées hypocondriaques semblent naître d’un processus purement psychique ou vésanique ; les
phénomènes physiques sur lesquels paraît
se greffer le délire dans les autres variétés
d’hypocondrie peuvent faire défaut chez eux.
C’est sous forme d’obsessions que les craintes
s’imposent à l’esprit. Quelquefois ce sont des
obsessions verbales, les mots effrayants, folie,
suicide, tétanos, rage, épilepsie, cécité, mort,
qui retentissent dans l’universalité des sensations (Dumont de Monteux). Il y a vraisemblablement une origine verbale à certaines
idées hypocondriaques, comme il y a une
origine hallucinatoire à certains délires. Cet
automatisme verbal, qui n’est pas encore de
l’hallucination, est comme celle-ci suggestif de sensations variées et, par le fait de cet
ensemble de sensations plus ou moins coordonnées qui font corps avec lui, le mot tend
à prendre une valeur substantielle ; il se matérialise, suivant l’expression de Dumont de
Monteux. C’est peut-être là l’explication de la
valeur, de la signification particulière que les
23
hypocondriaques et les hallucinés attachent
à certains mots et de leur tendance à transformer des abstractions en entités substantielles et actives. Dans les diverses formes
d’hypocondrie que nous venons de passer
en revue, formes qui se mélangent et se combinent souvent les unes avec les autres, il y a
plutôt exaltation que diminution de la sensibilité, et les préoccupations des malades portent plutôt sur le physique que sur le moral.
Il en est tout autrement dans certains états dépressifs ou anxieux, ordinairement confondus
soit avec l’hypocondrie ordinaire, soit avec la
mélancolie proprement dite, et dans lesquels
le délire porte tout particulièrement sur l’état
des facultés intellectuelles et morales.
On doit à Guislain d’avoir distingué
l’hypocondrie morale ou mentale, comme il
l’appelle, de l’hypocondrie corporelle on physique; mais c’est à M. J. Falret qu’appartient
le mérite d’en avoir donné la description la
plus complète sous le nom d’hypocondrie
morale avec conscience (voy. Ritti, art. «
FOLIES DIVERSES », t. III, 4e série). Une dépression des facultés sensitives et motrices
paraît constituer essentiellement cette forme
d’hypocondrie. Un malade de Louyer-Villermay décrivait son état dans les termes suivants : « Je suis privé d’intelligence et de sensibilité, je ne sens rien, je ne vois ni n’entends,
je n’ai aucune idée, je n’éprouve ni peine ni
plaisir ; toute action, toute sensation m’est indifférente, je suis une machine, un automate
incapable de sentiments, de souvenirs, de
volontés, de mouvements, etc. »
Chez la plupart des malades, cette altération
de la sensibilité n’est pas seulement anesthésique, il s’y joint quelque chose de douloureux, une angoisse extrêmement pénible.
Cette espèce d’anesthésie douloureuse a
été décrite aussi bien que possible par une
malade d’Esquirol, souvent citée. « Je souffre
constamment, disait-elle, je n’ai aucune sensation humaine…, il me manque la faculté de
jouir des choses et de les ressentir. Quelque
chose d’affreux est continuellement entre moi
et les jouissances de la vie. Chacun de mes
sens est pour ainsi dire séparé de moi et ne
peut plus me procurer aucune sensation…,
etc. » Les sensations douloureuses qui accompagnent l’hypocondrie morale peuvent dans
certains cas prendre une intensité extrême
et engendrer des conceptions relatives à la
santé physique et à l’état des organes. Ces cas
mixtes établissent des transitions insensibles
entre les deux formes d’hypocondrie. Il y a
cependant quelque chose de spécial dans les
phénomènes douloureux de l’hypocondrie
morale, certaines sensations sont tout à fait
caractéristiques et ne se retrouvent que
beaucoup plus rarement dans l’hypocondrie
ordinaire. Ce sont en particulier l’angoisse
précordiale (sensation de griffe, d’étau, etc.),
les sensations céphaliques (nous avons vu
que l’hypocondrie encéphalique était souvent morale en même temps que physique),
le casque neurasthénique (Charcot), la douleur au sommet de la tête, une sensation de
vide intra-crânien, les vertiges, une sorte
d’ébriété (ivresse hypocondriaque), des sensations de raideur, de tension, d’arrêt, de vide
dans l’intérieur du corps, des secousses, des
chocs, des craquement etc., et souvent un
état nerveux général avec insomnie, état gastrique, inappétence, rapidité du pouls, etc. Ce
sont, en un mot, les symptômes bien connus
de la mélancolie anxieuse à fonds neurasthénique.
De plus, les idées hypocondriaques qui se
développent sur ce terrain et se joignent à
l’hypocondrie morale, présentent quelques
caractères particuliers. Généralement, les
malades s’imaginent que leurs organes sont
irrémédiablement atteints dans leurs fonctions ou dans leur structure, frappés de maladies incurables, paralysés, désorganisés ou
détruits, et il est souvent facile de retrouver
un fonds anesthésique derrière les sensations
douloureuses.
La présence de ce délire corporel qui se combine si fréquemment avec l’hypocondrie
morale ne nous permet pas d’accepter entièrement la division de Guislain. S’il y a des
catégories à établir parmi les hypocondriaques, ce n’est pas exclusivement dans la direction du délire vers le physique ou vers le
moral qu’il faut en chercher les caractères distinctifs. Nous devons les chercher aussi dans
les modes d’altération de la sensibilité, dans
les caractères généraux de la maladie, dans sa
marche et dans son évolution.
Rosenthal admet deux formes d’irritation
spinale, l’une hyperesthésique, l’autre dépressive et correspondant plus particulièrement à la neurasthénie. Nous avons vu que
Barthez établissait une distinction analogue
parmi les vaporeux. Bien que l’hyperesthésie
et l’anesthésie se combinent fréquemment,
et nous avons assez insisté sur ce point, il y
a dans la plupart des cas une telle prédominance de l’une ou de l’autre de ces altérations
de la sensibilité, que nous croyons légitime
d’admettre à côté de la forme hyperesthésique, de l’hypocondrie une forme anesthésique (Michéa, Ann. méd. psych., 1864). Si
nous considérons l’état général des malades,
nous sommes encore conduits à les répartir en deux groupes distincts. Les uns sont
dans un état de profonde dépression ou
d’agitation continuelle, ils présentent les caractères habituels de la mélancolie ; les autres
conservent les apparences extérieures de
la raison, ils ressemblent à des monomanes
ou à des délirants systématiques. Déjà Guislain avait remarqué que dans l’hypocondrie
mentale les caractères de la mélancolie sont
bien plus accusés que dans l’hypocondrie
corporelle, mais cette distinction entre
l’hypocondrie des mélancoliques et celle des
délirants systématiques a été présentée de
la manière la plus nette et la plus affirmative
par Tuczek (Congrès d’Eisenach, 1882). Enfin
l’étude de la marche de la maladie a permis à
Georget d’établir une forme intermittente de
l’hypocondrie à côté des formes continues ou
seulement paroxystiques.
Si nous mettons en parallèle ces diverses
dichotomies, il nous sera facile de montrer
que les groupes de malades qu’elles établissent se correspondent assez exactement.
L’hypocondrie hyperesthésique est ordinairement corporelle, rarement morale, elle
s’accompagne fréquemment de tendances
au délire systématiséet est sujette à se transformer en délire de persécution. Sa durée est
longue, sa marche rémittente ou continue
avec paroxysmes. L’hypocondrie anesthésique est souvent morale, elle est en réalité
une forme de mélancolie et se produit souvent par accès intermittents.
Bien des cas se refusent à rentrer dans l’une
ou l’autre de ces catégories; il faut cependant
reconnaître que des types des deux formes
sont fréquents. Leurs caractères forment un
contraste assez remarquable pour que nous
essayions d’en esquisser le parallèle.
L’exaltation maladive de la sensibilité qui
rend désagréables ou douloureuses les impressions de toutes sortes place pour ainsi
dire l’hypocondriaque dans un milieu nocif.
Il s’imagine trouver partout autour de lui des
influences nuisibles. Tantôt il s’en prend plus
particulièrement au milieu cosmique; il n’est
jamais content du temps qu’il fait, accuse
les changements de température, la chaleur, le froid, les courants d’air, la sécheresse,
l’humidité ou les impuretés de l’atmosphère,
etc. Il croit y trouver la cause des malaises qu’il
éprouve, comme ce général cité par Esquirol,
qui accusait le soleil de lui donner des maux
de dents et voulait aller l’exterminer avec sa
brave division. Il est bizarre dans sa manière
de se loger, de se vêtir, quelquefois une véritable aérophobie (Salomon) le confine dans son
appartement, la crainte de la lumière, dans
l’obscurité. Un malade de Billod croyait que la
couleur bleue avait une influence fatale sur sa
santé et lui donnait la colique. Chez d’autres
malades, ce sont les aliments, les boissons et
les médicaments, qui attirent plus particulièrement leur attention et fournissent un
thème inépuisable à leurs méditations. Mal
appréciés par un goût et un odorat souvent
altérés, suggérant des phénomènes viscéraux
alarmants, ils évoquent souvent l’idée de poison. Le traitement le plus anodin peut être
l’origine de rancunes implacables; Legrand du
Saulle a dit avec raison que l’hypocondriaque
était un être dangereux pour le médecin. Les
malades de cette catégorie se croient souvent
une susceptibilité toute particulière aux médicaments qui n’agiraient pas sur eux de la
même manière et aux mêmes doses que chez
les autres hommes. En fait, ce sont eux qu’on
purge avec une pilule de mie de pain. Cette
susceptibilité des sens et de l’organisme que
s’attribuent les hypocondriaques est le plus
ordinairement imaginaire. Souvent même
l’acuité réelle des sens est en-dessous du
niveau normal. Le même aliment sera trouvé
tantôt excellent, tantôt détestable, suivant les
dispositions morales où se trouve le malade.
Celui-ci n’en est pas moins très-sûr de lui, trèssûr de l’exactitude de ses sens, et garde longtemps rancune à ceux qui le surprennent en
flagrant délit d’erreur.
Cette manière de sentir, cette illusion qui fait
croire à des influences nuisibles, expliquent
pourquoi l’hypocondriaque est généralement
accusateur. Le mécanisme cérébral qui nous
oblige à reporter au dehors du moi l’objet des
sensations l’oblige également à y chercher la
cause de ses souffrances; l’observation attentive des réactions qui se produisent en lui à
l’occasion des impressions externes, et dont
un bon nombre sont nées d’appréhensions
suggestives, lui donne l’illusion d’une cause
agissante prise sur le fait; ses soupçons
sont confirmés, il ne doute plus. Avec cela
l’hypocondriaque est souvent orgueilleux.
La même hyperesthésie qui développe les
tendances accusatrices produit un certain
degré d’exaltation du moi, soit par la conscience d’une supériorité due à la perfection
illusoire des sens, soit par une réaction plutôt
dynamogénique qu’inhibitoire sur les centres
moteurs (voy. Féré, Sensation et mouvement
et Revue philosophique, 1887), soit par une
diffusion vers ces centres du processus morbide et de l’éréthisme qui affecte les centres
sensoriels. L’excitation des centres psychomoteurs provoque l’exaltation du moi; le
même mécanisme cérébral qui fait attribuer
une cause externe au mouvement centripète
des sensations fait attribuer une cause interne au mouvement centrifuge des volitions
et cette cause interne, le moi, s’altère, s’exalte
ou s’affaisse par les lésions psycho-motrices
comme la réalité extérieure se modifie et
s’altère par les lésions psycho-sensorielles. En
général, il y a un certain degré d’excitation volitionnelle et par conséquent un certain degré
d’exaltation du moi chez les hypocondriaques
hyperesthésiques. Sauf certains moments
d’abattement passager, ils ne sont généralement pas déprimés, ils sont actifs, luttent, se
défendent, cherchent du secours auprès des
médecins, des charlatans ou des somnambules, où dans certaines pratiques bizarres,
et ils en trouvent assez souvent pour soutenir
leur courage. Bien différents des hypocondriaques vraiment mélancoliques qui se croient
perdus d’emblée, ils ne perdent jamais l’espoir
de guérir. Ces tendances orgueilleuses, cette
réaction dynamogénique sur les éléments de
la constitution du moi, expliquent suffisam-
25
ment pourquoi l’hypocondrie morale et le
suicide sont rarement associés à cette forme
et pourquoi les souffrances des malades ne
sont pas sans compensation. « Sans mes persécuteurs, disait Rousseau, je n’aurais jamais
trouvé ni connu les trésors que je portais en
moi-même ». Les hypocondriaques ont une si
haute opinion de leur propre personne, qu’ils
vont jusqu’à tirer vanité de leurs souffrances
et de leurs maladies prétendues.
Il arrive cependant que parmi les sensations et
les influences qu’ils accusent, quelques-unes
sont inhibitoires; les persécutés se plaignent
souvent qu’on les empêche de penser, qu’on
leur retire la respiration, etc. C’est là un point
de contact avec l’hypocondrie dépressive,
que je devais signaler en passant. En résumé,
la méfiance et la haine à l’égard du monde
extérieur, (l’autophilie, Bail) et les tendances
orgueilleuses, sont les caractères moraux prédominants de l’hypocondriaque hyperesthésique. Mécontent de tout et de tous, exigeant,
irritable, souvent ironique et caustique (Falret), personnel, intolérant et passionné dans
ses opinions, plutôt avare que généreux et
prodigue, fuyant la société, les réunions, les
théâtres, les églises, n’appréciant les soins les
plus empressés que comme une faible part de
ce qui lui est dû, faisant des souffre-douleur
de ceux qui lui sont attachés, toujours parlant
de lui-même, il se rend insupportable par sa
mauvaise humeur, par son caractère ingrat et
par son égotisme. La solitude se fait autour de
lui et, bien que sa misanthropie doive s’y complaire, il trouve là de nouveaux motifs pour se
plaindre. 11 parle de suicide, de la mort qui
serait préférable à l’existence qui lui est faite,
mais il met rarement ses projets à exécution.
Ces défauts de caractère se manifestent surtout dans la vie intime. Par moment, et surtout lorsqu’il est en dehors du milieu de la
famille, l’hypocondriaque peut se montrer
très-gai, mais en général il ne tarde pas à expier et surtout à faire expier autour de lui ces
accès de gaieté passagère (Sandras). Les facultés intellectuelles quelquefois remarquables
des hypocondriaques, restent généralement
bien conservées. Des littérateurs, des artistes
et même des savants hypocondriaques, ont
pu produire des œuvres estimables. Mais la
prédominance excessive du point de vue personnel, les antipathies maladives, l’habitude
de déraisonner sur un sujet limité, il est vrai,
mais d’importance capitale, finissent toujours
par fausser le jugement.
Il n’y aurait que quelques traits à ajouter à
cette esquisse pour faire le portrait moral
du persécuté. Morel avait si bien senti la
connexité des deux états morbides, qu’il en
avait conclu que le délire des persécutions
était une transformation de l’hypocondrie.
Il parle de cette hypocondrie devenue plus
intellectuelle où les malades ne rêvent que
trames ourdies contre eux, que machinations
funestes pour leur repos et pour leur honneur. Cette transformation, ou pour mieux
dire cette évolution, ne se produit pas toujours, tant s’en faut. De même que certains
persécutés entrent d’emblée dans la vésanie
sans prélude hypocondriaque, il y a bon nombre d’hypocondriaques qui n’arrivent jamais
au délire de persécutions confirmé. Il peut
se faire encore que les malaises hypocondriaques n’apparaissent que secondairement
chez le persécuté et, avec l’interprétation
dont ils sont l’objet, constituent les hallucinations de la sensibilité générale. Enfin, dans
quelques cas, on voit prédominer alternativement les idées de persécutions et les idées
hypocondriaques (Billod).
Quoi qu’il en soit, l’évolution de l’hypocondrie
vers le délire de persécution est fréquente.
L’hyperesthésie, sans changer autrement
de caractère, se manifeste à l’occasion du
contact avec les autres hommes. Là où
l’hypocondriaque soupçonnait des influences
morbifiques, le persécuté devine, sent des intentions malveillantes; les relations avec les
autres hommes deviennent difficiles et insupportables; les railleries qu’excitent les bizarreries de l’hypocondriaque, la compassion ironique qui accueille ses plaintes (rien de plus
terrible pour un malheureux, disait Berbiguier, que de penser qu’on n’ajoute pas foi à ses
souffrances), les mauvaises plaisanteries que
lui attirent sa méfiance et sa crédulité, tout
contribue à aggraver ses soupçons. Lorsque
les hallucinations de l’ouïe viennent s’ajouter
aux autres troubles de la sensibilité, le malade
entre dans la vésanie confirmée, la maladie
n’a pas changé de nature, les accusations portent sur le milieu social au lieu de porter sur le
milieu matériel; des interprétations nouvelles
se produisent et sont souvent fournies par
les hallucinations. Un mot, le nom d’un objet ou d’une personne, quelquefois un nom
abstrait, se trouve relié par l’illusion d’une
influence causale avec les sensations hypocondriaques et prend un rôle prépondérant
dans la systématisation délirante. Ce sont des
ennemis qui torturent le malade par toutes
sortes de moyens, par le poison, par les fluides, par l’électricité (voy. PERSÉCUTIONS).
C’est également dans l’hypocondrie que Morel a cherché l’origine des idées de grandeur
de la folie systématisée. Nous avons assez insisté sur les tendances orgueilleuses des hypocondriaques; il y a là une évolution et non
une transformation. Chez quelques malades,
cette évolution ambitieuse se produit dans
les idées hypocondriaques elles-mêmes, qui
aboutissent à un délire de grandeur relatif à la
personnalité physique. Un malade dit qu’il est
devenu comme Mithridate à l’épreuve du poison; un autre, qu’il fallait qu’il fût bâti à chaux
et à sable pour résister à tout ce qu’il a eu à
subir; d’autres prétendent que leur organisation est exceptionnelle, surhumaine, divine,
etc., d’autres enfin s’imaginent que leurs organes grandissent et se multiplient. Un vieux
persécuté nous affirme qu’il a des millions
d’âmes, une cinquantaine de cerveaux et autant de cœurs; il est immortel.
Tout autres sont les hypocondriaques mélancoliques; ils se plaignent de ne plus percevoir la réalité qu’à travers un voile; tout leur
semble transformé. Les impressions externes
n’évoquent plus dans leur cerveau que des
images frustes et méconnaissables, et ces
images déformées ou oblitérées ont perdu
leur réaction normale sur l’intelligence, les
sentiments, les émotions et la volonté. Trouvant tout changé autour d’eux, ils ne se sentent pas moins changés eux mêmes (J. Falret)
par l’affaiblissement de leur faculté de sentir
et surtout par la diminution de leur énergie volitionnelle; diminution qui se traduit
fatalement, nous l’avons vu tout à l’heure,
par une dépression du moi et par des idées
d’impuissance et d’incapacité. Les hypocondriaques mélancoliques n’ont pas ces compensations qui soutiennent les persécutés; ils
s’abandonnent au désespoir et ne retrouvent
quelque énergie que pour accomplir des tentatives de suicide. En général, c’est eux-mêmes
qu’ils accusent, c’est en eux-mêmes ou dans
leur origine, dans une disposition héréditaire,
qu’ils cherchent la cause de leur mal. Ils affirment qu’ils sont perdus, voués à des catastrophes imminentes et inévitables, atteints des
maladies les plus étranges et les plus incurables, que toute espérance de guérison est
insensée, etc. Ils ne veulent entendre parler
ni de remèdes, ni de médecins. Déjà des dispositions négatives sont évidentes, tout leur
paraît inutile, tout leur paraît impossible, tout
leur parait irréparable; ils sont incrédules, à la
fois hésitants et obstinés. Souvent les croyances religieuses s’ébranlent, les mots, par un
mécanisme inverse de celui que nous avons
indiqué plus haut, se vident de leur contenu
normal et perdent toute puissance réactionnelle émotive. Tout est différent dans ces
deux formes d’hypocondrie. Un parallèle entre Oberman et les Confessions fournirait un
exemple frappant de ce contraste.
Sous une forme atténuée, l’hypocondrie morale peut durer de longues années et constituer le caractère moral de certains individus humbles, timides et pleins de défiance
d’eux-mêmes. Découragés et dégoûtés de
leur propre personne, ils perdent tout orgueil
et toute dignité, et tombent par cette voie détournée dans la dégradation morale. Il y a autant de vices, a dit, je crois, Montesquieu, qui
viennent de ce que l’on ne s’estime pas assez
que de ce que l’on s’estime trop.
D’ordinaire, c’est par accès que la maladie
se manifeste avec des caractères suffisamment tranchés. Lorsque les accès se prolongent ou prennent en se répétant une gravité
croissante, ou bien lorsqu’ils sont d’emblée
très-intenses, les idées de ruine et de culpabilité, les terreurs panophobiques, la crainte
des supplices et de la damnation éternels,
le délire des négations, ne tardent pas à se
joindre à l’hypocondrie morale. Nous n’avons
à nous occuper ici que du délire hypocondriaque à peu près constant dans cette période
d’aliénation confirmée.
Ce délire, qui porte à la fois sur le physique et
sur le moral, diffère profondément des idées
hypocondriaques des persécutés. Chez ceuxci les organes sont attaqués, mais ils résistent
aux influences nuisibles; chez les anxieux le
mal est intérieur, il fait partie intégrante de
l’organe lui-même, c’est un affaiblissement,
une paralysie, une métamorphose, un anéantissement, une mort anticipée. Il n’y a pas différence de nature entre ce délire et celui des
formes légères de l’hypocondrie anxieuse, il
y a seulement différence d’intensité et évolution naturelle de l’un à l’autre. L’hypocondrie
a passé au délire hypocondriaque lorsque les
malades ont passé du vraisemblable et du
possible à l’absurde et sont entrés dans le domaine de la folie confirmée.
Les mêmes individus qui accusaient une sensation de vide dans la tête, une diminution
de leurs facultés, de l’angoisse précordiale,
etc., disent que leur cerveau est ramolli, dissous, desséché, pétrifié ou complètement détruit ils n’ont plus d’âme, leur cœur a éclaté,
ne bat plus, ils n’ont plus de pouls, le sang ne
circule plus, ils n’ont plus une goutte de sang
dans les veines, leur estomac ne digère plus,
ils ne peuvent plus avaler, ils sont bouchés,
ils n’ont plus d’estomac ni d’entrailles, tout
leur corps est vidé, les aliments tombent directement dans un sac formé par la peau du
ventre quelquefois, le gosier étant bouché,
les aliments suivent une voie anormale le
long des parties latérales du cou. Les malades
disent ne jamais manger, ne jamais aller à la
garde-robe, etc. Tout leur corps est en putréfaction, leurs membres vont se détacher
du tronc, ils exhalent une odeur infecte et
répandent la contagion autour d’eux; ils sont
bourrés de poisons et ont toutes les maladies,
de préférence les plus incurables et les plus
répugnantes, le cancer, la morve, la vérole,
etc. D’autres sont transformés, ils sont en
coton, en verre, en beurre, ils sont changés
en automates, en machines, en bêtes (zoanthropie), leur corps est tout petit, ne pèse
pas une once (micromanie), ils sont réduits à
rien, ils sont morts, ou bien ils sont dans un
état intermédiaire qui n’est ni la vie, ni la mort,
ils sont morts vivants et condamnés à rester
éternellement dans la même situation. Souvent ils parlent d’eux-mêmes à la troisième
personne comme d’une chose inanimée ou
d’une mécanique qui n’a que les apparences
de la vie. Il se produit quelquefois dans cette
période avancée du délire hypocondriaque
des conceptions qui se rapprochent des idées
27
de grandeur, mais qui, à notre avis, doivent en
être distinguées. Les malades se croient immortels, ils s’imaginent que leur corps a pris
des proportions monstrueuses, que leur tête
va toucher aux étoiles, que, s’ils urinaient, le
monde entier serait noyé par un nouveau déluge, etc. Guislain a rapporté plusieurs faits de
ce genre. Il y a cette différence entre ce délire d’énormité plutôt que de grandeur et les
véritables idées .ambitieuses qu’il n’apporte
aucune atténuation et aucune compensation à l’état mélancolique, c’en est le suprême
degré. Les malades gémissent de leur immortalité et de leur immensité qui viennent
mettre le comble à leur malheur. Ces diverses
idées hypocondriaques, dont nous n’avons
fait qu’énumérer les plus ordinaires, sont sans
doute liées à des altérations complexes de la
sensibilité avec prédominance d’anesthésie.
L’anesthésie est facile à constater dans
quelques cas on peut pincer, piquer les
malades, sans qu’ils manifestent de douleur,
et souvent ils se livrent sur eux-mêmes à des
mutilations horribles. Les troubles moteurs
qui existent à un certain degré dès le début
des affections mélancoliques et se traduisent,
dans l’hypocondrie morale, par l’hésitation,
l’aboulie et les idées d’incapacité, deviennent
plus prononcés dans le délire hypocondriaque et prennent souvent une intensité assez
grande pour donner à la maladie un aspect
tout particulier. Le malade se croit incapable
d’exécuter l’acte le plus simple, tout lui est
impossible. Une malade déclare qu’elle ne
sait plus ni marcher, ni s’habiller, ni manger,
elle ne sait même plus comment on s’y prend
pour avaler les aliments.
Il semble que les images motrices sont altérées
ou effacées. C’est dans ces cas que se manifeste au plus haut degré la folie d’opposition
de Guislain; les malades se refusent aux actes
les plus élémentaires de la vie de chaque joui
et résistent instinctivement à tout ce qu’on
veut leur faire faire. Des phénomènes impulsifs coexistent souvent ou prédominent chez
d’autres malades. Déjà en germe dans certaines formes communes de mélancolie où,
à l’état faible, ils engendrent les idées de culpabilité, ils s’accentuent à mesure que le moi
déprimé, réduit ou annihilé, ne peut plus ni
s’assimiler ni inhiber .les excitations motrices
qui viennent à se produire. De là les idées de
transformation en une bête féroce, de possession diabolique, etc.
On peut rapprocher des phénomènes impulsifs les gesticulations bizarres, les mouvements saltatoires, les grimaces, les cris,
les vociférations, la coprolalie, le besoin de
s’écorcher le visage, de se ronger les ongles,
qui semblent liés à l’éréthisme moteur de la
mélancolie anxieuse, éréthisme moteur qui
s’élève quelquefois jusqu’à l’agitation maniaque ou bien se traduit par les phénomènes
spasmodiques les plus divers. Leuret a ob-
servé un hypocondriaque qui agitait si violemment sa poitrine que l’homme le plus
haletant n’aurait pu lui être comparé une
malade atteinte d’hypocondrie intermittente
présentait pendant les accès de véritables
mouvements convulsifs du ventre (Leuret,
Fragm. « Psych. »). Lorsque l’hypocondrie
anxieuse a passé à l’état de délire hypocondriaque chronique les malades s’acheminent
plus ou moins rapidement vers la démence.
Cette terminaison est quelquefois hâtée par
des accidents cérébraux apoplectiques, par
des attaques d’hémiplégie. Griesinger a signalé cette complication cérébrale Baillarger
admet qu’il y a des rapports assez étroits
entre l’hypocondrie et les affections organiques du cerveau suivant Lancereaux il y
aurait une liaison étroite entre l’herpétisme,
l’hypocondrie et l’athérome artériel; J. Falret
enseigne depuis longtemps la fréquence des
accidents congestifs dans les formes héréditaires de la folie enfin Mairet a décrit dans
son travail sur la démence mélancolique des
cas très-analogues, au moins cliniquement, à
ceux auxquels nous faisons allusion.
Même lorsqu’elle guérit l’hypocondrie anxieuse laisse souvent elle un certain déchet
dans l’appareil psychique. Des anesthésies, des aboulies plus ou moins localisées,
quelquefois très-limitées, peuvent persister
comme tares indélébiles. Le malade, guéri en
apparence, guéri au moins de l’accès mélancolique, reste diminué dans sa valeur intellectuelle et surtout dans sa valeur monde et
affective.
Si, comme cela arrive souvent, une inversion
de l’état psychique général se produit, si un
certain degré d’excitation vient remplacer la
dépression de l’accès mélancolique, tous les
éléments de la folie morale se trouvent réunis
la folie raisonnante est créée de toutes pièces
par la déséquilibration, par les daltonismes
moraux, par l’effacement de certaines images
inhibitoires et par les divers reliquats du délire
anesthésique. Savage rapporte un cas intéressant de kleptomanie consécutive à un accès
mélancolique et dit avoir observé d’autres cas
analogues.
Un état vésanique encore plus caractérisé se
produit lorsque des phénomènes hyperesthésiques et hallucinatoires persistants survivent aux accès anxieux. On voit alors apparaître des formes bâtardes de chronicité
délirante qu’on ne peut ni classer dans le délire de persécution ni assimiler à la mélancolie
chronique vulgaire. Certains démonomanes
rentrent dans cette catégorie tels sont encore d’autres malades chez lesquels les idées
de persécution, les idées négatives, les idées
de grandeur et d’auto-accusation, les conceptions délirantes les plus incompatibles,
coexistent ou alternent de manière à constituer un délire rempli de contradictions et
d’incohérences et rebelle à toute systémati-
sation. Cette déséquilibration psychique, surtout morale, chez les raisonnants, à la force
morale et intellectuelle chez les hallucinés,
n’est pas sans quelque analogie avec les états
de trouble mental qui se manifestent chez
les dégénérés, soit congénitalement, soit à
la suite d’accès vésaniques précoces (Prichard). Les dégénérés ont une sorte d’aptitude
à l’absurde, ils arrivent d’emblée à des conceptions délirantes qui semble dénoter une
chronicité avancée (Billod). Leurs idées hypocondriaques, et ils en ont souvent, présentent
ce caractère à un haut degré. Brachet avait
remarqué plus de bizarrerie dans les idées
lorsque l’hypocondrie paraît résulter d’une
prédisposition constitutionnelle.
On voit apparaître rapidement chez ces
malades les idées les plus absurdes du délire hypocondriaque leur cerveau est dissous
et la substance cérébrale s’écoule le long du
canal vertébral, leur sperme est mélangé au
sang et suinte par les pores de la peau, leurs
intestins vont s’échapper à travers les parois
de l’abdomen, etc. On observe encore, des
antipathies bizarres, des associations d’idées
étranges, comme chez ce malade de Billod
qui, ne pouvant digérer le chocolat, éprouvait une indigestion dès qu’il portait un vêtement de cette couleur, ou comme chez cet
autre qui après un voyage en Sologne prétendait que l’aridité de ce pays lui avait fait
tomber les cheveux et la barbe. Les mots, les
nombres, les chiffres, les signes, agissent de
même sur d’autres malades de la même catégorie. Et ces idées absurdes, jointes à des
théories médicales qui ne le sont pas moins,
les conduisent aux actes les plus ridicules. Un
hypocondriaque, cité par Morel, se croyait en
danger de mort dès qu’il cessait de tenir son
pénis dans la main. Quelques uns se confinent
chez eux, restent couchés pendant des mois
ou des années; d’autres craignent le froid et
les courants d’air au point de ne pas souffrir
qu’on ouvre la porte d’un placard ou le tiroir
d’une commode; d’autres, tout différents des
aérophobes, ne peuvent vivre qu’au grand
air ou les fenêtres ouvertes. Hammond raconte l’histoire d’un excentrique qui avait fait
construire quatre cheminées dans chaque
chambre de sa maison, portait un chapeau
à ventilateur et avait fait percer de trous ses
vêtements et ses chaussures.
L’hypochondrie des dégénérés est souvent
précoce, apparaît à la puberté ou même dans
l’enfance (Griesinger); elle procède fréquemment par accès irréguliers (Sandras) et peut se
terminer par une démence précoce. La forme
génitale avec spermatorrhée réelle ou imaginaire est commune. Lallemand voulait y faire
rentrer toute l’hypocondrie, ce qui est fort
exagéré, et considérait les pertes séminales
comme la cause unique de l’hypocondrie, ce
qui est tout à fait erroné.
L’hypocondrie se combine souvent avec
l’agoraphobie, la maladie du toucher et les
autres syndromes analogues. Esquirol rapporte l’histoire d’une jeune fille qui avait
une douleur fixe au sommet de la tête et
s’imaginait qu’un ver lui rongeait la cervelle,
elle ne voulait toucher aucun objet de cuivre,
la vue du cuivre la faisait défaillir et elle refusait de sortir parce que la poussière soulevée
par les promeneurs pouvait contenir du vert
de gris.
Les craintes de poison, de contagion, si
fréquentes dans la maladie du toucher,
établissent une analogie étroite entre
l’hypochondrie et cette forme de vésanie.
L’hypocondrie est particulièrement caractérisée et revêt souvent la forme anxieuse, dans
les cas où le délire du toucher repose sur la
crainte de communiquer une affection dont
le malade croit être atteint, le cancer, par exemple (Séguin).
Si nous ajoutons l’hypocondrie des dégénérés à l’hypocondrie des mélancoliques et à
celle des persécutés, nous aurons établi trois
groupes principaux, à la vérité fort mal délimités et laissant en dehors d’eux un assez grand
nombre de cas, mais correspondant assez exactement à ceux que M. Magnan a proposés
dans sa classification des vésanies. Nous avons
décrit successivement l’hypocondrie des délirants persécutés chroniques, l’hypocondrie
des intermittents et l’hypocondrie des dégénérés.
Le défaut de cette classification est de placer
sur le même rang des états morbides trèsinégalement compréhensifs (voy. « Folie »).
Le délire de persécution, les diverses variétés
de mélancolie, peuvent également se développer sur le terrain de la dégénérescence
mentale. Aussi ne doit-on pas s’étonner de la
fréquence des formes hybrides.
Il nous reste à examiner les idées hypocondriaques qui s’observent dans la paralysie générale, la folie circulaire, l’épilepsie, l’hystérie,
la démence sénile, les délires toxiques, et
dans quelques autres affections.
Il existe fréquemment au début de la paralysie générale une phase dépressive avec idées
hypocondriaques, si toutefois on peut toujours qualifier d’hypocondrie le sentiment
quelquefois très-net que le malade éprouve
du début d’une -affection cérébrale grave.
Dans la maladie confirmée le délire hypocondriaque revêt le plus souvent la forme anesthésique et négative décrite par Baillarger
(voy. « paralysie générale »).
Les phases dépressives de la folie circulaire
présentent la plus grande analogie avec
les accès de mélancolie intermittente. Les
mêmes idées hypocondriaques se manifestent et dans bien des cas le diagnostic ne peut
être établi que par les antécédents et par la
marche ultérieure de la maladie; lorsque la
phase dépressive est remplacée par la phase
d’excitation, l’hypocondrie disparaît com-
29
plètement et fait place à un état exactement
inverse; les malades s’exagèrent leur force
physique et morale, ils deviennent, suivant
l’expression de Falret, des fanfarons de la
santé.
Sous le nom d’épilepsie hypocondriaque,
Maisonneuve a décrit certains cas à aura abdominale et qui n’ont pas d’autre rapport avec
l’hypocondrie. Les sensations qui constituent
l’aura, qu’elles siègent dans l’abdomen ou
ailleurs, et les divers malaises qu’éprouvent
les épileptiques, peuvent cependant être
l’origine d’idées hypocondriaques, idées qui
ne sont pas rares chez eux et se combinent
souvent avec des idées de persécution (Falret). Plus rarement on observe chez les épileptiques de véritables accès dépressifs avec
alternances circulaires (Krafft Ebing, Ritti, «
Folie circulaire »).
Le caractère habituel des hystériques est
fort différent de celui des hypocondriaques.
Briquet fait remarquer que les hystériques
s’inquiètent en général fort peu de leur santé.
J’ai vu, dit-il, des hystériques avec anesthésie
et paralysie d’une durée de plusieurs mois ne
pas même penser à la manière dont leur maladie se terminerait. Suivant Dubois, les hystériques n’ont aucun goût pour la lecture des
livres de médecine. Il semble que les troubles
sensitifs et moteurs n’ont pas dans l’hystérie
les mêmes réactions mentales que dans
l’hypocondrie ‘et les vésanies il semble qu’ils
ne pénètrent pas aussi profondément dans
la sphère psychique. Peu impressionnées de
leur état maladif, les hystériques sont surtout
préoccupées d’en impressionner leur entourage. L’hypocondriaque n’est pas toujours
très sincère, mais l’hystérique l’est encore
bien moins; les souffrances qu’elle accuse, les
états morbides dont elle se prétend atteinte,
l’hypocondrie hystérique, en un mot, se reconnaît à une affectation, à un besoin d’attirer
l’attention ou d’exciter l’étonnement, qui
n’existent pas ordinairement au même degré
chez les hypocondriaques. Il faut cependant
reconnaître que l’hypocondrie véritable et la
folie peuvent se développer chez des individus présentant des signes positifs d’hystérie;
il n’est pas rare de trouver des antécédents
hystériques chez des mélancoliques possédées, démonopathes avec anesthésie et négations.
Nous avons signalé plus haut les rapports de
l’hypocondrie avec les accidents cérébraux
apoplectiques. Suivant Forbes Winslow, des
sensations et des idées hypocondriaques
peuvent apparaître quelque temps avant une
attaque apoplectique et en être le prélude.
Dans la démence sénile et dans la démence
apoplectique les idées hypocondriaques ne
sont pas rares (voy. « Démence »). On observe
encore des idées hypocondriaques dans le
délire aigu, dans l’alcoolisme, le morphinisme,
le saturnisme, l’hydrargyrisme (Dietrich), dans
l’iodisme (Rilliet) et dans différentes affections du système nerveux (Tabès, « sclérose
en plaques »).
Les causes de l’hypocondrie sont celles des
différentes affections sur lesquelles elle vient
se greffer, ce sont en résumé les causes des affections nerveuses et mentales; les maladies
de l’appareil digestif, les altérations du sang,
les diathèses et en particulier la goutte, les excès de toutes sortes, l’influence de la puberté,
de la grossesse et de la ménopause, et avant
tout celle de l’hérédité névropathique.
On admet généralement que l’hypocondrie
est plus spéciale au sexe masculin. Elle est loin
d’être rare chez la femme; l’hypocondrie anxieuse est fréquente à la ménopause.
On admet encore que l’hypocondrie est une
maladie de l’âge mûr. La vérité est qu’elle se
manifeste souvent de bonne heure ou, au
moins, s’annonce par de précoces bizarreries.
L’hypocondrie génitale est ordinairement
juvénile et les enfants ne sont pas toujours
épargnés (Louyer, Villermay, Griesinger).
L’influence des hypocondriaques sur leur entourage est nuisible et l’hypocondrie paraît
pouvoir être communiquée. Griesinger cite
un cas curieux d’hypocondrie à deux. Nous
avons signalé précédemment les effets de
l’imagination, l’influence des sensations douloureuses localisées et des troubles viscéraux
sur la forme particulière du délire. Des lésions organiques peuvent agir de la même
manière. Esquirol constata la présence d’un
ulcère de l’œsophage chez un mélancolique
qui s’imaginait avoir un corps étranger arrêté
dans le gosier; des péritonites chroniques
chez des malades qui croyaient avoir des
animaux ou des personnages dans le ventre.
Bonet parle d’un individu qui pensait avoir
un crapaud dans l’estomac et chez lequel on
trouva un squirrhe.
Des lésions matérielles cachées (anévrysmes,
rein flottant, etc.) peuvent provoquer des
malaises persistants qu’il ne faut pas confondre avec l’hypocondrie l’examen du malade
doit être fait avec le soin le plus minutieux.
Étant jeune médecin, dit J. Frank, et trop facile à diagnostiquer l’hypocondrie, je publiai
que cette maladie était très-commune; maintenant que j’ai coutume de mettre beaucoup
plus de soin avant d’attribuer les plaintes
des malades à l’imagination, je rencontre
l’hypocondrie plus rarement.
Il faut encore prendre garde de se méprendre
sur la gravité des complications qui peuvent
survenir et sur lesquelles les hypocondriaques attirent beaucoup moins l’attention du
médecin que sur leurs maladies imaginaires.
Enfin il faut se rappeler que les états hypocondriaques peuvent être le prélude d’affections
graves des centres nerveux. Les débuts dépressifs de la paralysie générale sont trop
souvent méconnus.
Le pronostic de l’hypocondrie varie suivant
la forme qu’elle affecte et suivant ta maladie dont elle dépend. Lorsque celle-ci est curable
ou améliorable, il peut arriver que l’hypocondrie s’atténue ou disparaisse en même temps.
Lorsque l’élément vésanique prédomine, le’ pronostic est celui des affections mentales; grave
lorsque le délire tend à se systématiser et que les idées de persécution apparaissent, il est
moins défavorable quand il s’agit d’accès dépressifs ou anxieux. On peut alors espérer un retour plus ou moins complet à l’état normal et, bien que les accès soient sujets à se reproduire,
les intervalles sont quelquefois assez longs pour que le malade puisse être considéré comme
guéri. Le pronostic devient plus sombre lorsque les accès se répètent, se prolongent, lorsque
les idées de négation deviennent prédominantes et que le délire hypochondriaque chronique
s’établit.
Les indications thérapeutiques sont toutes tracées dans les considérations qui précèdent. Les
troubles viscéraux, l’état général de la santé, les divers accidents névropathiques, doivent tout
particulièrement appeler l’attention et les efforts thérapeutiques des médecins. Chez les névropathes et chez les dégénérés, des réactions psychiques anormales se produisent avec une extrême facilité il faut procéder avec le plus grand soin à un examen général des lésions minimes,
insignifiantes en apparence, sont quelquefois le point de départ de réflexes pathologiques, la
cause occasionnelle des désordres nerveux et psychiques les plus variés il est important de les
traiter et de les guérir.
C’est par ces moyens détournés que le médecin peut dans certains cas, malheureusement trop
rares, obtenir de véritables succès. Lorsqu’il est réduit à attaquer directement le trouble mental, les ressources de la thérapeutique sont singulièrement restreintes. Nous devons cependant
dire quelques mots du traitement moral.
Le milieu dans lequel vit l’hypocondriaque lui est souvent nuisible. Il est rare qu’il n’y ait pas
autour de lui, dans sa famille, d’autres névropathes qui réagissent sur lui d’une manière fâcheuse ou bien dont il fait des souffre-douleur, ce qui est encore mauvais pour lui. La solitude et
l’isolement où se confinent d’autres malades ne sont pas meilleurs.
Changer de milieu, de genre de vie, rompre les habitudes d’une mauvaise hygiène morale,
telles sont les premières indications. C’est de cette manière qu’agissent les voyages et les distractions de toutes sortes préconisées dans le traitement de l’hypocondrie. Mais il faut observer que les distractions ne sont telles qu’à condition d’être un plaisir ; souvent elles vont contre
leur but, surtout chez les individus à qui la joie extérieure, le plaisir d’autrui, sont odieux et
font faire un retour douloureux sur eux-mêmes. Le malheur et la souffrance des autres, pourvu
qu’ils ne soient pas assez grands pour inspirer l’aversion et l’horreur, exercent quelquefois une
influence plus favorable. Le malheur extérieur est une diversion au malheur intérieur. Les personnes les mieux douées moralement sont conduites par un instinct délicat vers les œuvres de
dévouement et de charité, lorsqu’elles-mêmes ont été frappées par de grandes douleurs. Elles
sentent que le meilleur remède à la concentration égoïste que tendent, à produire les cuisants
chagrins et qui les aggrave est de réveiller les sentiments sympathiques et de les stimuler fortement par le spectacle des misères humaines et par des efforts en faveur d’autrui. La maladie
et même la mort de personnes chères arrache quelquefois l’hypocondriaque à ses préoccupations maladives (Barras).
Ce que l’on doit chercher par-dessus tout, c’est de provoquer l’activité, l’effort volitionnel. Les
voyages à pied et l’équitation sont préférables aux voyages en voiture ou sur mer, la musique
n’est réellement utile que si le malade est lui même musicien et si ses auditeurs ont la complaisance de l’encourager par des applaudissements les jeux, la chasse, les exercices du corps, la
conversation et les discussions, sont infiniment préférables aux plaisirs passifs du dilettantisme.
Cullen regardait l’absence de passion comme une circonstance défavorable. Aussi est-ce un
grand bonheur pour l’hypocondriaque, s’il a ou si l’on peut éveiller chez lui un goût pour une
occupation quelconque et s’il peut y obtenir quelque succès. Michéa cite un hypocondriaque
chez lequel un prix de poésie remporté à l’Académie française opéra l’effet le plus avantageux.
Les passions de l’amour font quelquefois merveille, il en est de même de l’usage régulier du
coït chez les jeunes hypocondriaques à préoccupations génitales. Les influences déprimantes
sont très généralement nuisibles; le médecin n’obtiendra jamais que de mauvais résultats par
l’ironie. Il devra au contraire écouter avec une patience à toute épreuve, avec le plus grand
sérieux et même avec intérêt, les fastidieuses et lamentables confidences qui sont à la fois
un besoin et un soulagement pour l’hypocondriaque. Le médecin acquerra ainsi la reconnaissance et la confiance du malade, il usera de son influence pour obtenir qu’il se soumette aux
règles de l’hygiène et, s’il y a lieu, à un traitement rationnel il tâchera de diriger le malade dans
la voie que nous avons indiquée tout à l’heure en intéressant son amour-propre et son honneur (Louyer, Villermay), en excitant des sentiments de sympathie et en lui montrant qu’il peut
rendre des services et redevenir un membre utile de l’humanité.
Cotard.
WITZ dits...
les bons mots du divan
«Plus nous sommes proches de la Psychanalyse
amusante,
plus c’est la véritable Psychanalyse»
Jacques Lacan
Séminaire I, Leçon du 24 février 1954
Ferme diagnostic
- Je suis bipolaire
- Ah bon ?
- Oui, selon les jours, je passe du coq à l’âne
§
Eau de vie
Un psychiatre insiste auprès de son patient pour que celui-ci arrête de boire de
l’alcool
- Mais Docteur, si je fais ça, je n’ai plus qu’à me foutre à l’eau… »
- Mais oui, c’est tout à fait ça !
§
Les irréstibles gaulois
C’est un jeune garçon de 10 ans. Il construit un château.
- Qui est le roi de ce château ?
- Lui : je ne sais pas... Jules César... Et moi je l’ai tué! (Et il détruit le château)
- mais vous savez qui a tué Jules César?
- Lui: non.
- si, vous le savez.
- Lui: non, c’est qui?
- ben, c’est son fils!
- Lui: ah bon, mais pourquoi il a tué son père son fils?
- oui, pourquoi un fils peut-il bien tuer son père?
- Lui : .... Pour avoir la Gaule?
§
Version féminine
On connait la formule de Picasso reprise par Lacan : « Je ne cherche pas, je
trouve ! »
Cette patiente s’allongeant sur le divan annonce :
« L’homme de ma vie, je ne vais pas le chercher, il me trouvera ! »
§
Heurt ?
Encombrement dans la salle d’attente.
Une patiente (déprimée) entre pour sa séance :
-« Docteur, ça fait une bonne heure que je vous attends ! »
Suit une jeune femme anorexique :
-« Docteur, vous exagérez ! ca fait une grosse heure que je vous attends… »
les enfants
à l’école de Sainte Anne
Une clinique infantile ?
Nos illustres maîtres se rejoignent sur un point précis : la démarche analytique par association
d’idées est impossible avec l’enfant, disent-elles. Aussi bien Mélanie Klein (1) que Françoise
Dolto, affirment ce préalable pour étayer leur propre méthode de travail : avec l’enfant, il faut le
passage par une médiation. Klein fait le parallèle entre le jeu de l’enfant et le rêve, elle souligne
l’apparent non-sens dans le comportement, les dires et les actes de l’enfant en séance qu’elle
appelle « kaléidoscopique. » Elle insiste sur le fait qu’il faut tenir compte de la différence radicale entre le psychisme adulte et celui de l’enfant, de la proximité particulière entre les contenus inconscients et les contenus conscients chez ce dernier. Elle parle d’« expression directe
de l’inconscient » par l’enfant. Cela lui permettrait de vivre directement en analyse la situation
traumatisante, archaïque, et de la liquider grâce au transfert. Elle s’éloigne ici radicalement de la
théorie d’Anna Freud qui affirme que l’enfant ne peut pas travailler dans le transfert puisqu’il est
incapable de construire une névrose de transfert. D’où d’ailleurs sa préconisation d’intervenir
exclusivement sur le plan éducatif. Le procédé de Klein consiste en la lecture de la symbolisation du conflit par l’enfant dans le jeu au moyen de l’interprétation selon les principes que nous
connaissons par ailleurs(2). Elaboration symbolique de l’enfant et interprétation symbolique
par l’analyste se répondent ainsi dans une logique parfaite. Le but visé est l’enrichissement du
jeu, le renforcement du transfert et la diminution de l’angoisse, pour commencer, la liquidation
des tensions conflictuelles ensuite, la substitution d’un refus critique à un refoulement névrotique. Le rôle principal est clairement donné à l’analyste qui sait et qui interprète ce que le jeu
de l’enfant recèle.
Dolto n’est pas très loin de faire la parfaite synthèse entre Anna Freud et Mélanie Klein. De façon
posthume, en 1971, elle réconcilie ainsi les deux ennemies jurées, en affirmant que très souvent, elle renonce à l’analyse classique avec un enfant au bénéfice d’un panachage entre une
psychothérapie analytique et des conseils éducatifs donnés aux parents. Elle aussi est d’avis
que l’enfant ne peut pas travailler selon les associations libres comme le font les adultes. Elle
établit le transfert en suivant au plus près le discours de l’enfant et affirme que par ce procédé,
on entre « dans le plus vif des représentations imaginatives du sujet, de son affectivité, de son
comportement intérieur et de son symbolisme. » (3)
Chaque mot compte. Pour les deux pionnières, il est question de comportement. Pour Klein,
«l’action, plus primitive que la pensée ou la parole, constitue la trame de son comportement.»
(4) Pour Dolto, comme le dit la citation précédente, il y a du « comportement intérieur », une
formulation pour le moins étonnante, étant donné que le comportement doit, par définition,
pouvoir s’observer à l’extérieur. Si ce terme surgit, c’est que l’entourage est concerné. Pour
Klein, ce qui compte, c’est que l’enfant apaise ses angoisses liées aux fantasmes primitifs, destructeurs, si une sublimation n’est pas venue en atténuer leur férocité. Pour Dolto, l’apaisement
vient du croisement des sublimations et une adaptation possible aux lois de la société (5) par
l’investissement visant une génitalité oblative. (6)
Pas de pensée au départ, mais du comportement pour l’une, pas de logique pour l’autre. Cette
approche de la question de l’inconscient de l’enfant donne l’allure particulière à l’intervention
de chacune des deux pionnières. Pour les deux, certes, l’enfant amène le matériel, mais le rôle
de l’analyste reste prépondérant. Même si le « sujet-supposé-savoir » est la production de l’inconscient d’un adulte névrosé, il n’en reste pas moins vrai que l’enfant nous associe étroitement
à sa question ; mieux même, il se sert de nous pour la mettre en scène et ceci dès le premier
jour de vie. Il se sert d’abord de nous comme un « lieu », d’où il peut poser sa question de sujet.
La position de Dolto, disant qu’elle part des mots de l’enfant, est en ce sens intéressante et aux
antipodes de celle de Klein qui part littéralement à l’assaut de l’enfant avec son arsenal symbolique.
La pensée est un affect, avant de s’habiller de discours. Partant, il est intéressant de noter que
Klein injecte du fantasme qu’elle suppose tout de même préexister, puisqu’elle interprète le jeu
31
33
de l’enfant comme manifestation de celui-ci.
Elle semble faire une différence radicale entre
action et pensée. Le même écart se retrouve
chez Dolto qui affirme que l’inconscient – à
tout âge – n’a pas de logique. Il me semble
que c’est cette position qui amène les deux
à intervenir activement et avec une intention
claire de produire des modifications pour l’enfant. Pour les deux, il est question d’angoisse.
Winnicott se démarque de ces positions. Il fait
un parallèle entre l’aire du jeu de l’enfant et
l’aire transférentielle chez l’adulte, qui ont en
commun d’être aire de créativité et souligne
que le thérapeute ferait bien de s’abstenir de
toute intervention précipitée pour laisser le
temps à l’analysant de trouver lui-même ses
propres interprétations. (7)
La pensée est un affect, l’objet se repère par
l’angoisse. C’est à cet endroit que notre travail
rejoint celui des deux pionnières de la psychanalyse avec l’enfant. Si nous partons de
l’affirmation de Lacan selon laquelle l’inconscient est structuré comme un langage, notre
position par rapport à l’enfant change radicalement. Il n’y a plus à présupposer des contenus fantasmatiques (Klein) ni à s’appuyer sur
l’image inconsciente du corps comme médiatrice des trois instances psychiques freudiennes (Dolto(8)), mais à repérer, comment
l’enfant se situe par rapport à ce qui fait lieu et
nomination pour lui. Toute première séance
avec un enfant, et quel que soit son âge, si elle
a lieu avec lui et son ou ses parents, comporte
des éléments qui en permettent la lecture. Il
se débrouillera d’une manière ou d’une autre
pour indiquer où est le lieu de son tourment.
Dans notre démarche qui a abouti au travail
sur le script, nous partons du présupposé que
l’enfant nous amène ses tribulations avec le
Réel. La séance même est considérée comme
support à l’expression de ce qui, pour l’enfant,
s’est déjà déposé comme éléments issus de
l’interlocution avec l’Autre référent. Nous
attendons donc en séance même que ces
éléments se cristallisent en un moment clef,
critique ou sensible, selon la problématique.
Les échanges, tels qu’ils se déroulent entre
l’enfant, les parents et le praticien, donnent
ainsi un aperçu de l’« architectonique » des
échanges de l’enfant avec son entourage, qui
n’est pas sans rapport avec le travail de tressage-nouage que l’enfant effectue simultanément pour lui-même entre les registres du
Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. Ce faisant, notre position de praticien ne tend pas
à « intervenir sur » ces relations entre l’enfant
et son environnement, mais à dégager pour
lui et avec lui, la place à partir de laquelle il
fait appel. C’est le rôle qui est dévolu à tout
premier entretien.
Il est évident qu’avec les concepts lacaniens,
ce décentrage du praticien par rapport à
son intervention est devenu possible. Tant
que l’imaginaire et le réel étaient compactés
comme c’est le cas pour Dolto, Klein et Winnicott, le risque d’intervenir sur le plan du
savoir était important, comme le souligne
Winnicott.(9) Prendre un entretien comme
un texte, accepter que notre intervention soit
d’abord une lecture, du Réel s’entend, nous
donne, en tant que praticiens, la possibilité
de repérer la dimension d’appel dans les dires
et actes de l’enfant. Ainsi seulement, nous
pouvons essayer de dégager avec l’enfant ce
qu’il en est de sa place de sujet en rapport
avec le manque dans l’Autre qui se manifeste
d’emblée dans les ratages (réussis pour le
coup) et les écueils dans tout premier entretien. La syntaxe est donnée d’emblée par les
échanges avec l’Autre. L’enfant nous en donne
lecture en séance même.
(4) Mélanie KLEIN, La Psychanalyse des Enfants, PUF, 1959, p.21
(5) Françoise DOLTO, Au jeu du Désir, Seuil 1981, p.172
(6) Françoise DOLTO, Psychanalyse et Pédiatrie, Seuil, 1971, p.166
(7) D.W. WINNICOTT, Jeu et réalité, Gallimard, 1971, p.80
(8) Françoise DOLTO, L’Image inconsciente du Corps », Seuil, 1984, p.8
(9) « Ce qui importe, ce n’est pas tant le savoir du thérapeute que le fait qu’il puisse cacher son savoir ou se
retenir de proclamer ce qu’il sait ». D.W. WINNICOTT, Jeu et réalité, Gallimard, 1971, p. 81
Eva Marie Golder
___________
(1) Mélanie KLEIN, La Psychanalyse des Enfants,
PUF, 1959, p.19 « …il est moins capable de fournir
les associations verbales qui constituent, chez un
sujet plus âgé, le principal instrument de l’analyse »
(2) Ibidem p. 20 : « les vrais résultats de l’analyse
ne peuvent être atteints qu’en tirant au clair le rapport fondamental qui unit la culpabilité de l’enfant
à ces éléments du jeu, en les interprétant dans les
moindres détails ». p. 23 : « une fois l’analyse commencée et une partie de l’angoisse dissipée grâce
à l’interprétation.. »
(3) Françoise DOLTO, Psychanalyse et Pédiatrie,
Seuil, 1971, p.144 : « chez l’enfant, la méthode des
associations libres n’est pas possible ; on emploie
dans les analyses la méthode du jeu, du dessin
spontané, de la « conversation », qu’il faut entendre
par la provocation des propos variés de l’enfant
» et p. 145 : « Aussi, nous ne parlons pas un langage « logique », visant à frapper l’intelligence de
l’enfant, qui n’est pas logique encore (ne l’oublions
pas), nous voulons parler à son inconscient – qui
n’est jamais « logique » chez personne – c’est pourquoi nous employons tout naturellement le langage symbolique et affectif qui est le sien et qui le
touche directement. Et ibidem : « nous cherchons
[…] seulement à lui présenter ses pensées inconscientes sous leur aspect réel. » ainsi que, p 148 «
Le bon sens est l’outil majeur de notre arsenal thérapeutique », puis p.144 : « nous nous servons des
mêmes mots que l’enfant.[…]mais en veillant à ce
que l’état émotionnel qu’il y liait soit modifié. »
© Alain Clément
Entretien
35
avec Guy Pariente, Psychanalyste, Psychiatre
Journal de Bord : Lorsque nous avons dit à Marcel Czermak que nous souhaitions vous
interviewer, il nous a dit qu’il fallait vous demander de nous parler de la clinique dans les prisons.
Guy Pariente : Oui d’autant que ma grande surprise a été la suivante : lorsque je me suis occupé
d’enfants, j’ai découvert des similitudes entres les pathologies que j’avais rencontrées en prison
et celles que présentaient les enfants…
J’ai exercé vingt-cinq ans en prison… A l’époque, je vivais à Paris en grande difficulté. Un copain
m’a proposé des gardes à la Maison d’Arrêt de Fresnes. Un préfet y avait été incarcéré pour
« Intelligence avec une puissance étrangère », l’Allemagne. Il avait déclaré au juge d’instruction
de la Cour de Sûreté de l’Etat qu’il était capable d’avaler sa langue car il avait fait du yoga. Compte
tenu de ce risque, le juge avait estimé nécessaire qu’un interne soit là en permanence à côté
de ce détenu, au cas où il passerait à l’acte. Donc le préfet était dans une cellule de l’infirmerie
et un interne se tenait en permanence dans la cellule voisine avec le matériel d’intubation. Je
dormais donc en prison à côté du préfet, je mangeais, je l’accompagnais en promenade et je
passais de longues heures dans sa cellule à discuter. Voilà comment j’ai découvert l’univers
carcéral.
Par la suite, j’ai rencontré le médecin directeur des prisons, le docteur Fully, au Ministère de
la Justice place Vendôme et il m’a proposé un poste d’interne en médecine. J’ai donc passé
quatre ans d’internat en médecine, non pas à Fresnes mais, à la Maison d’Arrêt de La Santé (M.
A. Santé) ce qui m’a permis de finir mes études de médecine dans de bonnes conditions. La
contrepartie fut les gardes qui s’avéraient difficiles par leur fréquence. Nous avions une garde
toutes les quatre nuits.
À l’époque, la M.A. Santé était absolument surpeuplée : pour une prison qui fermait à 1 800
détenus, il y en avait 3000, quand ce n’était pas 3 500. Les détenus vivaient à cinq ou six dans
des cellules faites pour quatre. Il y avait en moyenne une vingtaine de nationalités et un
quartier était réservé pour les « vagabonds » car, à l’époque, le vagabondage était un délit et ils
passaient par une justice pour le moins expéditive : le tribunal des flagrants délits, surnommés :
« Les Flags ». Ils présentaient de pathologies de la pauvreté et devaient passer leur temps en
cellule à fabriquer des cotillons. Des concessionnaires fournissaient le matériel nécessaire pour
ce travail à des employés détenus qu’ils payaient un prix dérisoire (le mot est à sa place).
La M. A. Santé comportait une infirmerie et un S.M.P.R., un « Service Médico-Psychologique
Régional »1 (Il y avait deux S.M.P.R. en France, l’un à Marseille, l’autre à Paris). On les appelait
« régionaux » car il s’agissait d’un projet qui avait été mis sur pied au niveau national mais, qui
n’avait pas été totalement… réalisé.
J’étais en permanence en contact avec ce service parce que la médecine que je voyais me
semblait tout à fait psychosomatique. Quand je me suis dirigé vers la psychiatrie (j’avais
déjà fait un stage à l’hôpital de Saint-Maurice) je suis allé voir le chef de service du S.M.P.R.,
le docteur Hivert pour y solliciter un stage. A ma grande surprise, il m’a accepté directement
comme consultant. J’ai donc commencé de cette façon.
Mon premier patient m’a beaucoup marqué. C’était un jeune homme, incarcéré pour H.V.
Entendez : Homicide Volontaire. Étudiant en philosophie, il fréquentait une étudiante en
sociologie. Ils étaient à la faculté de Nanterre. Il l’avait tuée et de surcroît, avait passé quatre
nuits avec le cadavre.
Nous entrons dans le bureau, je lui demande pourquoi il est là : « homicide volontaire, j’ai tué
mon amie » répond-il. La première question que je lui ai posée, dans la naïveté du débutant
que j’étais, fut : « Pourquoi vous l’avez tuée ? ». J’ai eu cette réponse : « Je tu il ou elle, alors je
l’ai tuée ». Plus jamais je n’ai posé cette question à un entrant. À la fin de cet entretien-là, je me
suis dit que je n’avais strictement rien compris. Je me suis précipité chez les uns et les autres,
j’ai parcouru les bouquins dans l’espoir de comprendre mais je n’ai obtenu aucune explication.
Cette errance fut suspendue par mon analyste : «Lisez ce que j’ai écrit : Introduction théorique
aux fonctions de la psychanalyse en criminologie».
Les choses ont donc commencé pour moi de cette façon et elles n’ont pas cessé de continuer
sur le même mode. Un mode que peu de personnes autour de moi ne semblait entendre ou
prendre en compte. Celui où le savoir est du côté du patient, pas du médecin.
La plupart des collègues ne semblaient pas entendre dans ce que les patients disaient, ce qu’ils
disaient. Ils balayaient ce qu’ils ne saisissaient pas. S’ils les entendaient au sens commun du
1 Intersecteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire
terme, ils restaient plus ou moins sourds à ce
que l’autre disait à son insu.
Pour donner un exemple, j’eus à m’occuper
d’un patient célèbre, ils avait tué et fait cuire sa
petite amie qui était hollandaise. Il m’a dit : « En
français, vous avez un drôle de mot. Vous dites
d’une femme qu’elle est appétissante ». Il en
avait mangé. Il était japonais. Avec ce détenu,
il nous est arrivé une histoire qui dépasse le
surréalisme. Le S.M.P.R. disposait d’un atelier
de poterie : un atelier d’ergothérapie. Ce
patient avait fabriqué une « poterie », une
femme, mais pour la faire cuire, il fallut la
découper car elle ne rentrait pas dans le four.
À la réunion de synthèse hebdomadaire le
potier arrive en colère en me disant : « Raz le
bol de ton patient… ». Je lui demande ce qui
se passe et il me raconte l’histoire devant tout
le monde. Je lui dis : « Non… ? Répète-moi,
je n’ai pas compris ! ». Et là, d’un seul coup, il
réalise ce que ce patient lui avait fait faire à
leur insu ! Et il se mit à vomir sur la table !
Voilà, nous avions des histoires comme
ça, ô combien symboliques, qui n’étaient
entendues ni par les juges ni par les confrères
amenés à prendre en charge ces patients et
qui n’auraient probablement jamais été pris
en charge ailleurs.
Le S.M.P.R. assurait une fonction d’accueil
pour tous les entrants de la prison. Nous leur
faisions remplir un questionnaire. Ils avaient
aussi la possibilité de demander à nous
rencontrer s’ils le souhaitaient.
L’équipe du S.M.P.R. se composait de huit
psychiatres et de deux psychologues. La
psychanalyse n’avait pas vraiment droit de
cité officiellement, cependant nous fûmes
quelques-uns à la pratiquer.
Je vois encore à l’heure actuelle des patients
que j’ai vus là-bas pour la première fois et que
je continue à suivre, des « grands fous » au
sens psychiatrique du terme. Entre autres, un
patient dont voici l’anamnèse. Il était rentré
sous le chef d’accusation d’H. V. (Homicide
Volontaire). Il avait eu auparavant toute une
histoire avec son père, un routier avec un
camion de gros gabarit ; ce père - allez savoir
pourquoi - était toujours « enfouraillé »,
un terme argotique pour dire qu’il portait
toujours une arme sur lui. Ce père eut un
accident de la route gravissime dans lequel
il perdit la vie. Ce patient, prévenu par la
gendarmerie, arriva sur le lieu de l’accident et
il vit tout le monde se mettre à rire. Il déduit
alors que c’était un coup monté. Son père
mort, il ne put s’empêcher immédiatement de
prendre le prénom de son père.
Jusque là, marié, deux enfants, tout allait bien
dans sa vie. Il travaillait dans une imprimerie. Il
est rentré en prison pour homicide volontaire
la première fois parce que dans un café, il
avait tué quelqu’un qui le connaissait mais
qui l’avait appelé par son vrai prénom.
Expertisé, il avait été déclaré irresponsable au
titre de l’article 642 du code pénal. Il fut donc
hospitalisé à Villejuif dans le quartier dit de
force, Henri Colin, après un séjour de six mois
au SMPR.
Alors là-bas, à Henri Colin - je ne l’ai appris que
beaucoup plus tard après sa réincarcération chaque fois qu’il racontait tout ce qu’il avait
dans sa tête, les psychiatres ne cessaient
de lui augmenter les médicaments. Ayant
repéré le principe, il leur a dit que tout allait
bien. En conséquence, ils ont écrit au juge
d’instruction pour dire qu’il était stabilisé, qu’il
était possible de suspendre l’hospitalisation
de contrainte. Il est donc sorti… Après la
levée de l’hospitalisation de contrainte bien
évidemment, à sa sortie, il a récidivé mais
cette fois dans une attaque à main armée.
Il avait une passion pour les armes, et ceux
avec qui il avait commis cette attaque à main
armée l’avaient connu en prison et savaient
donc qu’il avait bénéficié d’un « article 64 ».
Il pensa alors que ses « collègues » pouvaient
« le charger » dans le but manifeste de se
dédouaner en cas d’arrestation. Devant un
tel état de fait, il décida de tout dire au juge
d’instruction : il pensait qu’on voulait le
« gommer » gommer, dégommer.
Dans le même sens, son rêve aurait été d’aller
à la fac, mais dans sa tête, la fac devenait
F.A.C. (effacé). Tous les mots prenaient pour
lui cette dimension, les mots et les lettres.
Tous les propos étaient interprétés au milieu
d’hallucinations auditives permanentes à
caractère persécutif.
Les experts l’ont responsabilisé cette fois-là,
compte tenu de ses antécédents, et la justice
l’a condamné à quinze ans. Il est donc resté
plus de deux ans au SMPR avec un traitement
et de très nombreux entretiens avant de
partir pour une Centrale (prison réservée aux
condamnés à qui il reste plus de deux ans à
purger) située près de Rouen.
À Rouen, il a demandé une permission qui lui
a été accordée mais il n’est pas rentré de cette
permission. Il est venu me voir. Et là, nous
avons continué dehors les entretiens que
2 Article 64 du code pénal de 1810 (remplacé
en 1992 par l’article L. 122-1 du nouveau code
pénal) définit l’irresponsabilité pénale : « Il n’y a ni
crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de
démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été
contraint par une force à laquelle il n’a pu résister »
37
nous avions dans la prison. Je le recevais au 48,
rue de la Santé, le 42 c’était la Maison d’Arrêt,
et au 48 il y avait un foyer pour sortants de
prison qui s’appelait… « Le Verlan».
Une surprise : quand il est revenu me
consulter il a repris l’entretien comme si nous
nous étions quittés la semaine précédente.
Un jour, sur ma demande, il est retourné à la
Centrale. Il n’a eu aucune autre permission de
sortie et il est sorti libre de toute contrainte
après avoir purgé sa peine. Entre-temps j’ai
changé de lieu, il m’a retrouvé et je le vois
toujours. Il n’a jamais commis d’autre délit,
n’a jamais été ré-hospitalisé, il prend son
traitement comme je le lui prescris. Je dois
être pour lui un personnage…
À la prison, j’ai vu beaucoup de patients bien
évidemment et un certain nombre d’entre
eux m’ont suivi dans toute ma trajectoire.
Il est tout à fait important de dire que si on
se met à écouter des patients en prison et à
les entendre, il n’y a alors plus de murs pour
eux. Les murs s’effacent. Les patients euxmêmes en sont surpris car ils ne savent pas
ce qu’ils disent. Ainsi le transfert en prison a
une signification très spéciale, le transfert s’il
existe, efface les murs.
Quant à l’institution, elle ne comprend, elle,
strictement rien, strictement rien. Alors
grâce à ça, elle ne m’a pas trop encombré.
Même si l’institution n‘avait aucune affinité
pour l’analyse, je pouvais dans le service voir
qui bon me semblait, même trois fois par
semaine, sur un divan en l’allongeant. J’avais
un lit d’examen.
L’administration pénitentiaire ne m’aimait pas
particulièrement. Je leur avais joué quelques
tours.
Un jour, il y eut une « Évasion par
substitution ». Un détenu qui se fait passer
pour un autre. Pour à l’avenir éviter cela,
l’administration acheta immédiatement un
appareil photo pour photographier tous les
détenus. J’arrive un matin, et je vois un gros
appareil photo qui s’appelle « Photomaton ».
Je ne l’ai pas inventé ! J’écris alors une lettre
à Monsieur le Ministre de la justice en lui
disant que j’ai été surpris de constater qu’à
l’intérieur de la maison d’arrêt de la Santé,
pour photographier les détenus, on avait pris
un appareil qui s’appelait… « Photo Maton ».
L’appareil a été changé dans les 48 heures.
Un jour, un de mes patients monte sur le toit.
« Sur le toit » signifie : tentative d’évasion. Ils
avaient appelé les pompiers, la police etc. On
me téléphone de la Direction en me disant :
« Vous connaissez Monsieur Untel ? Il est sur le
toit ». « Oui, c’est un de mes patients j’arrive ».
Je viens, je monte sur le toit, je parle avec lui
et il redescend avec moi. Là-dessus, nous ne
sommes pas plutôt dans le couloir que les
gardiens se précipitent sur lui pour le mettre
au mitard.
Je leur dis : « Non, c’est mon patient ». On me
répond : « Vous n’allez pas le prendre chez
vous ». Je dis « Si, il ne va pas bien puisqu’il
est monté sur le toit… » Et là je comprends
qu’ils ne comprennent pas. Alors j’essaye de
leur dire : « c’est toi (t) ou moi ». « C’est le toit,
ce n’est pas toi, c’est mon patient ».
Il passe quand même au prétoire car lorsque
quelqu’un doit entrer au mitard, il est obligé de
passer devant le prétoire où l’administration
par la voie du Directeur vient lui dire ce
pourquoi on veut le punir. Donc, ce jour-là, il a
pris une peine de mitard avec sursis, car il était
monté sur le toit, mais j’ai pu l’hospitaliser. J’ai
quand même réussi à lui faire sauter sa peine.
Trois semaines après cet incident, le Directeur
m’appelle en me disant qu’il y a quelqu’un
d’autre sur le toit. C’était un détenu que je ne
connaissais pas, je ne pouvais donc pas y aller.
Ce n’était pas un de mes patients, ce n’était
pas la même chose. Et là, l’affaire a tourné au
conflit car la Direction et les administratifs
se sont posé la question de savoir ce qui se
passait et pourquoi ce que je pouvais faire
pour mon patient je ne pouvais pas le faire
pour un autre détenu.
Le J.D.B. : Mais alors, ça n’en fait pas une
clinique particulière mais une lecture
particulière ?
Guy Pariente : Oui, ça n’en fait pas une
clinique particulière. La clinique reste toujours
la clinique, on ne peut pas la changer si ce
n’est que si les gens font des passages à l’acte,
ils ne comprennent pas toujours la raison
qui les y pousse. À partir du moment où l’on
rentre dans un cadre comme la prison, c’est
soit l’appât du gain soit la passion qui est le
moteur de toute action, alors tout devient
« clean ».
Pour ceux qui ont fait de la délinquance
leur métier, la prison est pour eux, ce que
j’appellerais, un accident de travail. Ces
détenus ont loupé leur coup et dans ces
conditions, ils font alors leur prison « sur un
pied » comme ils disent. C’est-à-dire qu’ils
savent que la prison est quelque chose qui est
totalement possible dans leur existence.
En définitive, C’est quoi la prison ? C’est
comment échapper à la femme. Il faut aller les
voir toutes au parloir…
Quand des médecins venaient en visite à la
maison d’arrêt, je leur disais : « Vous voulez
connaître la prison ? Allez au parloir, allez vous
mettre dans la queue avec tout le monde
qui attend devant la porte, et écoutez les
conversations ». Vous rentrerez alors dans ce
que j’appelais la « sonorisation ».
Pourtant certaines personnes se portent très
bien en prison parce que, en prison, le monde
est manichéen. Ca fait structure. Il y a quelque
chose qui est en correspondance entre leur
dedans et le dehors et dans lequel, subitement,
ils ne présentent plus de pathologie. Ils sont
là chez eux, bien, tranquilles, dans un monde
qui leur est cohérent.
En prison, il y a tout un vocabulaire… Quand
on reçoit quelqu’un, il y a des lettres sur le
dossier : « attaque à main armée » ce qui fait
« A.M.A. », « H.V. » c’est « homicide volontaire ».
J’ai connu un condamné à mort. Il avait été
condamné à mort par « contumace ». C’était
un étranger qui savait peu le français. La
psychologue qui l’avait reçu est arrivée en
me disant « Il est fou ! » Si quelqu’un était
fou, il fallait bien qu’un psychiatre le voit. Je
le vois et je ressors en disant : « Non, il n’est
pas fou, il va bien ». Ce n’est pas parce qu’il
est condamné à mort qu’il ne va pas bien ! Il
n’a pas compris, personne ne lui a expliqué
ce que « contumace » veut dire, d’ailleurs il le
conjugue. Il veut bien être condamné à mort,
mais qu’on le masse après qu’il soit mort, alors
ça, non ! On allait le « con-tu-masser » ! Il a été
rejugé et sa peine de mort a été commuée.
Au début on n’entend pas ce genre de choses
et on passe à pieds joints dessus.
En plus de cela, la prison s’appelle : « Maison
d’arrêt de la Santé ». On ne marque pas
« maison d’arrêt », on marque : « M.A. santé » :
Tu aimes ta Santé ou tu ne l’aimes pas. On
faisait donc remplir un questionnaire aux
patients avec devant, comme ça, « Santé ». Un
jour je dis au chef de service :
« Dans la rue de la Santé, il y a un hôpital
psychiatrique, une prison, un hôpital, qu’est
ce que c’est que cette rue ? »
Le J.D.B. : Ce qui est très étonnant, à vous
entendre, c’est cette liberté que vous aviez
dans un lieu de réclusion.
Guy Pariente : Oui, j’avais moins de liberté à
l’hôpital Sainte-Anne, en tant que praticien
hospitalier dans un service de soins. Si j’avais
cette liberté en prison c’est que personne
ne venait s’occuper des prises en charge
des patients. Ils étaient dans un espace qui
ressemble plus à une infirmerie qu’à un
service hospitalier – le mot est surprenant,
vous ne trouvez pas ? N’y venaient que ceux
qui acceptaient.
La plus grande résistance que j’ai rencontrée
dans l’équipe c’était celle qui faisait penser
que je racontais des « conneries » avec mes
« jeux de mots », même si c’étaient ceux de
mes « patients ».
Par exemple, nous avions des toxicomanes.
Un jour, l’un d’eux rentre dans mon bureau et
me dit :
« Qu’est ce que je morfle !»
Les entendre c’est une chose, mais leur faire
entendre c’est une tout autre chose.
Pour donner un exemple avec les enfants : je
travaillais dans un C.M.P.P. Un jour, je vois un
petit garçon, il voulait avoir un chat. Il était
allé avec ses parents chez des amis dont la
chienne avait mis bas des petits. Donc, dans le
but de lui faire plaisir, les amis lui ont donné un
petit chien. Un chien, un chat, c’est du pareil
au même. Vous savez comment il l’a appelé ?
Il l’a appelé « Pacha ». Rien qu’à l’écrire vous
pouvez l’entendre : Pas Chat ou Pacha.
Quand cet enfant d’une dizaine d’années m’a
raconté ça, il l’a alors parfaitement entendu. Il
a entendu que c’était là, qu’il y avait quelque
chose dit à son insu. C’est là que le transfert
est à reconnaître en exercice.
Dans la prison, dans un tel exercice, il y a une
difficulté majeure initiale, c’est peut-être le
seul point sur lequel il faudrait insister : que
ceux qui viennent te voir puissent imaginer
que tu ne fais pas partie de l’institution
pénitentiaire ou judiciaire, que tu es là pour
eux et seulement pour eux.
Donc, soit tu donnes des médicaments, ce qui
fait passer le temps, soit tu travailles comme
ça et ça devient amusant, passionnant.
J’avais un patient qui avait écrit un livre. Il avait
imaginé que si on écrivait trois cents pages,
l’éditeur ne pouvait pas le refuser. Il était né
d’une famille de Maghrébins et il parlait et
arabe et français. Quand j’ai lu son livre, je
lui ai dit qu’il y avait un certain nombre de
formulations qui n’étaient pas sans rappeler
ses origines, et que c’était très bien comme ça
et il m’a dit cette phrase : « je suis resté le cul
entre deux chaises avec la langue au milieu ».
Ça a débouché après sur bien d’autres
choses. Il était rentré pour A.M.A., il avait, lui,
accompagné « son frère ».
Ces phrases sortent comme ça spontanément,
elles viennent d’emblée et les gens qui les
énoncent ne les entendent pas. Ils savent ce
39
qu’ils veulent dire et dans la foulée, le refoulé
vient en même temps.
Le J.D.B. : Ce serait ça le pont entre la clinique
de l’enfant et la clinique dans les prisons ?
Guy Pariente : Oui c’est ça le pont entre la
clinique de l’enfant et la clinique dans les
prisons, chez des personnes qui n’ont jamais
rencontré que leurs congénères qui parlent
leur langue. Il y a quelque chose qui les
sollicite dans la façon dont ils parlent. Ils ont
une langue qui est la leur, tant et si bien qu’ils
arrivent à se reconnaître partout où ils vont.
Il y a des indices, mais ces indices ne sont
pas conscients pour eux. Ils font partie de ce
qui les sonorise, de ce dans quoi ils ont été
sonorisés. Donc, ils sont dans une ambiance.
C’est là où ça se rapproche totalement des
enfants.
Quand les enfants emploient des mots, on
ne sait pas exactement quel est le statut de
ce qu’ils disent. Est-ce qu’ils répètent ? Estce qu’ils s’adressent à vous ? Est-ce que ça a
le statut d’une question ou d’une réponse
questionnante ? On peut bien sûr les embêter
en leur demandant par exemple : « la terre est
ronde, ah bon ? D’où tu sors ça ? De quoi estelle ronde ? » C’est du « répétage » qu’ils nous
font. Ce ne sont pas eux qui parlent. Donc,
quel est le statut de celui qui parle ? Où est-ce
que nous allons le chercher ? Quels sont les
indices qui nous mettent sur la voie ou sur la
voix ? À quel moment parlent-ils en leur nom
propre ?
J’aime beaucoup Lacan, c’est vrai, il dit qu’il y
a du « je » dans « il pleut ». Il n’y a pas de « je »
dans « je ». Parce que, si on dit « il pleut » on
peut ne pas le dire, donc c’est bien nous qui
le disons.
Les patients vivent au milieu d’un tas
de discours. Chacun a ses règles et ses
contraintes : le milieu, la police, la justice, la
prison. Quand ils viennent nous voir, ils savent
de quoi il est question, ce qu’il faut nous dire :
qu’ils ne dorment pas, etc. De quoi ils se
souviennent ? Qu’est ce qui les a marqués ?
Comment ça s’est passé pour eux ?
Quand nous leur demandons de nous
raconter leur vie, ils n’ont rien à dire si ce n’est
que c’était un pauvre gars qui n’avait pas de
papa, pas de maman, qui s’appelait Armand,
comme dit la chanson.
Il faut que nous apprenions le style dans
lequel ils s’expriment. Il faut donc se sonoriser
à leur écoute.
Le patient, lui, va très vite savoir où nous en
sommes. Ça ne pardonne pas.
Quand nous recevons des gens qui sont
cultivés, ils nous voient venir avec de gros
sabots. Dans les prisons aussi, mais, avec une
autre grande naïveté ! Parce qu’on leur parle
toujours l’autre langue, la nôtre, pas la leur. Il
n’est pas pour autant question de les imiter.
Le J.D.B. : Concernant l’importance du
transfert, M. Czermak a l’habitude de dire que
dans son service à l’hôpital Sainte-Anne, il
interdisait trois diagnostics : les états limites,
les psychoses hystériques et les psychopathes.
Il caractérisait ce qui était dit « psychopathe »
par une récusation du transfert, c’est-à-dire
par une façon de récuser ce qui serait d’une
dissymétrie des places.
Guy Pariente : Je suis tout à fait d’accord, je
partage tout à fait ce point de vue, sauf que
ce point de vue tombe du moment où l’on
est dedans et pas dehors. Un psychopathe
dedans ce n’est pas du tout la même chose
qu’un psychopathe dehors. Un jour, un
surveillant que j’aimais bien, bon et gentil,
était là. Un de mes patients se tenait là avec
un tabouret prêt à lui taper sur la tête. Je me
précipite, je me mets entre lui et le tabouret,
je lui dis : « ça ne va pas, non ? » et je prends
le tabouret. Lui, il ne pouvait pas me faire ça,
si je puis me permettre. On ne reste pas vingtcinq ans là-dedans sans être aussi dans un
transfert…
JDB : Et Lacan, comment prenait-il toutes ces
histoires-là ?
Guy Pariente : La première histoire c’était « je
tu il ou elle » et c’était mon premier contrôle,
mais je ne le savais pas encore. Il m’a dit :
« lisez ce que j’ai écrit sur… ». Voilà, c’est tout
ce qu’il avait à répondre. Cette histoire m’avait
marqué parce que je n’avais pas saisi le
caractère direct de son message, et j’ai mis du
temps en moi-même pour entendre la chose.
Je ne pouvais pas imaginer que cette phrase
que nous avons tous apprise et répétée de
nombreuses fois, cette phrase anodine pour
le moins pas pour le plus, celle que chacun de
nous a ânonnée à l’école primaire aurait pu
pousser quelqu’un à un tel acte.
Le JDB : Pour évoquer un versant plus
institutionnel, quelle est votre perception de
tout ce que Michel Foucault a mis en place
dans les années soixante-dix avec le G.I.P.3 ?
Guy Pariente : Michel Foucault abordait les
choses sur le mode le plus intellectuel qui
soit. Il avait un discours qui, à l’époque, ne me
rentrait pas tout à fait dans la tête. C’est quand
j’ai commencé mon analyse et que je me suis
branché de ce côté-là, que j’ai commencé à
faire de la philosophie pour arriver à Foucault,
Derrida, Hegel, Heidegger, Schopenhauer…
Mais à l’époque, je trouvais qu’il se payait
sur le dos de la prison. Moi, je ne connaissais
qu’une seule chose de la prison : c’est qu’il
fallait y aller, s’y coltiner, et que le plus difficile
c’était de supporter le pousse à la misère, celle
de la langue, celle de la culture.
Il y avait énormément de misère vécue dans
une profonde indifférence. Par exemple, le
pavillon A qui était le pavillon des étrangers
et des vagabonds, était classé par nationalité.
Un jour, il m’est arrivé de rentrer dans une
cellule où il y avait des Grecs. Et la première
chose qu’ils ont faite quand je suis rentré
c’était de me présenter une assiette avec
du pain pour que je le casse, en signe de
bienvenue. Et on ne sait pas du tout, derrière
cette misère complète, combien d’humanité
peut se dégager. C’est inimaginable.
Le J.D.B. : Avez-vous été mis au courant pour
le projet du S.M.P.R. de la Santé ? Pendant
les travaux de la maison d’arrêt, le S.M.P.R.
souhaite monter une consultation extra
carcérale, notamment dédiée aux délinquants
sexuels.
Guy Pariente : Oui, alors Les délinquants
sexuels, ça les a beaucoup occupés à la
consultation. Tout le monde se précipitait
dessus pour savoir ce qu’ils avaient dans le
ventre.
J’en ai eu un que j’ai continué à suivre dehors
pendant très longtemps. C’était un monsieur
qui voulait voir les petites filles uriner sur
les parkings des autoroutes. Donc, il avait
organisé tout un scénario, il avait un campingcar avec des vitres fumées, il filmait en
permanence les petites filles avec un matériel
vidéo performant et des cassettes VHS.
Quand il est ressorti d’incarcération, il est
venu me voir à ma consultation, en campingcar, et m’a dit qu’il avait vraiment eu « du mal
3 Groupe d’Information sur les prisons
à se garer », mais enfin il avait tout de même
trouvé une place et il s’était garé devant,
devinez où ? « Une épicerie », rien que ça !
Toutes ces histoires, j’ai presque envie de dire
que ce ne sont que des points de capiton
qui sont totalement répartis dans l’histoire.
Mais quand on les fait entendre aux patients,
tout s’écroule pour eux, ils ne sont plus dans
le lieu dans lequel ils sont. Ils sortent du lieu
où ils sont reçus, soit hors le champ dans
lequel ils sont. Si on fait cela, toutes les portes
s’ouvrent ! Il y a là alors quelque chose qui
est sans commune mesure avec tout ce qui
peut se passer pour eux. Ça les oblige, dans
une certaine mesure, et ça les décontenance
ô combien.
J’avais un patient qu’on avait hospitalisé
parce qu’il était entré dans une église et
avait balancé toutes les chaises. Il l’avait fait
parce qu’en entrant dans l’église, il avait vu
une femme qui était à gauche de l’autel.
Évidemment qu’elle ne faisait pas le tapin,
mais c’était à Notre Dame de la Salette. Et
quand on le lit sous un certain angle, ça fait :
« Notre Dame de la saleté ». Tout était donc
articulé.
Un jour, il était dans le service, il avait un gros
traitement et l’interne de garde avait été
appelé car il présentait des troubles extrapyramidaux. Il lui donne un traitement.
Le lendemain, j’arrive dans le service, le patient
était dans une colère noire. J’avais cinq ou six
infirmières autour de moi et je lui demande
ce qui se passe. Il me dit que ce matin il s’est
réveillé avec un « braquemart comme ça ». Et
je lui demande ce qui lui vient quand il est
en érection. Il me répond : « Quand je suis en
érection comme ça, j’ai envie de me mettre
dans un trou de souris ».
Je lui réponds : « écoutez, il y a des dames… »
Il l’a entendu, à ma grande surprise, mais il
faut des situations pareilles pour ouvrir les
oreilles de votre interlocuteur.
Si on leur fait entendre dans des situations
particulières, les patients percutent, et ils
percutent surtout du côté de ce qui fait leur
répétition. Il faut donc les voir et les voir
souvent. À Sainte-Anne, les autres médecins
voyaient les patients une fois par semaine,
comme ils les voyaient dehors. Pour mon
compte, je les voyais tous les jours.
Un jour une de mes patientes vient me voir
et me dit : « vous savez, au début j’ai cru que
vous étiez aumônier parce que vous êtes la
seule personne à dire au revoir quand vous
partez ».
Les patients ont des yeux, ils ont des oreilles,
il ne faut pas l’oublier ! On les prend pour ce
41
qu’ils sont. Et là, on fait une grave erreur. On leur a mis une étiquette, et s’ils ne le sont pas, ils le
deviennent, pas toujours mais, parfois.
J’ai aussi un de mes patients qui un jour m’apporte un polar qu’il avait lu et me demande de
le lire. Je n’aime pas les polars mais comme il me l’apporte, je le lis. Je remarque qu’il avait
souligné des passages. A la fin du livre, je reprends la lecture en ne lisant que ce qu’il avait
souligné et, à ma grande surprise, Il avait écrit une autre histoire en se servant du livre. Il avait
trouvé et souligné un autre bouquin dans ce polar.
Même si nous, nous essayons de faire la même chose, nous ne pouvons pas le faire. Ça veut dire
qu’avec sa structure il ne lit pas comme nous, nous lisons.
Quelle est cette capacité et cette qualité qu’ils ont et qui les ont rendus ce qu’ils sont ? Qualité et
capacité ne sont pas indifférentes à l’état dans lequel ils sont et l’état dans lequel le social nous
les envoie… Si l’on repère cela, on est alors quelqu’un d’autre pour eux. C’est sans commune
mesure !
Mais comment apprendre à les écouter ? Où est-ce que l’on va chercher ça ? Ça, je ne peux pas
le dire, je ne le sais pas…
Propos recueillis par Édouard Bertaud et Luc Sibony
Ecole Psychanalytique
de Sainte Anne
lieux de préparation à Paris, du SÉMINAIRE D’ÉTÉ,
de l’Association Lacanienne Internationale
LECTURE DU SÉMINAIRE XXIII
DE JACQUES LACAN,
LE SINTHOME
Mercredi 27, Jeudi 28, Vendredi 30 & Samedi 30 Août 2014
Paris - Espace Reuilly
PRÉPARATION DU SÉMINAIRE D’ÉTÉ
Étude du Séminaire XXIII de Jacques Lacan, Le Sinthome
À l’école Psychanalytique de Sainte-Anne
Sous la responsabilité de Marcel Czermak
Mercredi à 14h30, à aprtir du 2 octobre
Intervenants pressentis pour l’année : Pierre-Christophe Cathelineau, Virginia Hasenbalg
Corabianu, Henri Cesbron Lavau, Marc Darmon, Jean-Jacques Tyszler
Amphithéâtre Raymond Garcin. Centre Hospitalier Sainte-Anne
Alternance avec le Trait du cas et D’une psychiatrie qui ne serait pas du semblant
Au local de l’A.L.I.
Marc Darmon, Pierre-Christophe Cathelineau, Flavia Goian, Martine Lerude,
Valentin Nusinovici, Bernard Vandermersch
1er et 3e mardis à 21 h 00 à partir du 1er octobre
Mathinées lacaniennes
Jean Brini, Henri Cesbron Lavau, Virginia Hasenbalg-Corabianu
Samedis de 09 h 00 à 12 h 00, les 5/10, 16/11, 14/12/13 ; 11/01, le 8/02, 22/03, 24/05,
14/06/14
9 h 00 : Lecture de La Troisième, avec Virginia Hasenbalg-Corabianu
10 h 00 : Atelier de topologie, animé par Henri Cesbron Lavau
11 h 00 : Cycle de conférences-débat en préparation du séminaire d’été 2014:
Interviendront : Tom Dalzell (Dublin), Bernard Vandermersch, Jean-Paul Hiltenbrand
(Grenoble), Marcel Czermak, Claude Landman, Marc Darmon, Pierre-Christophe
Cathelineau et les organisateurs.
journées annuelles
Paris - Centre Hospitalier Sainte Anne, Amphitheatre Raymond Garcin
les 11 et 12 octobre 2014
Bipolaire? Vous avez dit bipolaire?
Troubles de l’humeur. Bipolarités... L’oubli moderne
de la Psychose maniaco-dépressive
QU’APPELEZ-VOUS BIPOLAIRE ?
La bipolarité est devenue un signifiant chic, à
la mode ; il y a un certain nombre de termes
psychiatriques qui sont dans le gout de
l’époque comme Asperger pour l’autisme de
haut niveau .
Bipolaire évoque la nostalgie d’un monde
où s’affrontaient deux super puissances ; les
choses étaient simples et claires ; aujourd’hui
les forces politiques sont nombreuses à revendiquer leur droit à être les gendarmes du
monde .
Le danger vient également de partout , le
sentiment d’insécurité est multipolaire .
La suggestion peut aussi venir du motif plus
inconscient de la bisexualité ; Freud en avait
fait une étape du développement mais ce
motif s’affiche désormais comme un libre
choix de la sexualité .
« Je suis bipolaire » est devenu l’affirmation d’une identité autant que le nom d’un
trouble comme il est dit pour ne pas parler
de maladie .
Pour le psychiatre la bipolarité a remplacé
la psychose maniaco-dépressive, la manie
et la mélancolie ; comme pour l’autisme le
spectre de la bipolarité s’est étendu bien
au delà des catégories traditionnelles dans
une sorte de continuum allant du caractère
jusqu’aux épisodes très pathologiques, faisant naturellement le lit et la fortune d’une
clinique de l’industrie pharmaceutique.
Cette dérive est très bien décrite par nos collègues américains : inflation des diagnostics
y compris chez les enfants et surmédicalisation en rapport.
Bien entendu selon l’idéologie scientiste en
vogue, la bipolarité a une cause génétique et
des mécanismes biologiques excluant toute
approche psycho-dynamique ; comme pour
l’autisme encore il faut s’attendre à une sortie prochaine de la nosographie des maladies mentales.
Bipolaire devient une façon différente d’être
au monde, néanmoins régulée par les médicaments. Ce paradoxe apparent, recours
accru à la prescription d’un côté et refus des
classifications de l’autre , est à mettre en rapport avec les changements en cours dans
la relation médecin malade : le savoir est à
parité et l’addiction devient une norme .
Le patient bipolaire est au centre de la déconstruction en cours de la psychiatrie classique et du refoulement systématique de sa
rencontre avec la découverte freudienne.
Ce qu’ on appelle « trouble de l’humeur « n’a
rien à voir avec les formidables descriptions
des médecins de l’antiquité , grecs en premier lieu .
Manie et mélancolie sont inscrits au patrimoine de la culture et nourrissent comme
peu de mots la peinture et la poésie d’une
traite jusqu’au moment de l’aliénisme en
France et en Allemagne.
La folie maniaco-dépressive fixera les coordonnées d’une psychose riche de complexité comme l’est la paranoïa.
Peu s’alarment de la disparition du trésor
de la clinique classique, bien des psychanalystes la jugent même inévitables préférant
surfer sur les idées nouvelles.
Il faut situer les difficultés dès les élaborations de Freud : dans son article d’une grande
profondeur « Deuil et Mélancolie », Freud
pose la question, qu’est ce qu’un deuil ? Pour
chacun l’expérience du deuil est un savoir ;
l’occasion forcée de donner sens à son existence et de s’interroger sur l’amour qui nous
relie aux autres . Qu’est ce que le travail du
deuil ? L’idéalisation de l’être disparu, ce qui
fait trait d’identification dans l’inconscient ?
Qu’est ce qu’un deuil pathologique et encore
cet autre bord de la perte qui ne fait pas savoir et qui se nomme mélancolie …
Freud interrogera sans relâche son ami Karl
Abraham mais sera déçu par la réponse ubiquitaire que propose la notion de surmoi.
Freud n’ira pas chercher son appui dans
les connaissances psychiatriques de son
époque si bien que la coupure entre le deuil
et la mélancolie est restée en pointillé chez
les psychanalystes les laissant fragiles face
aux neurosciences.
Nous devons à Marcel Czermak les propositions lacaniennes de lecture de la manie et
de la mélancolie ; sujet sans défense face à la
grande gueule de l’Autre pour le maniaque,
sujet ravalé au rang de l’objet monstrueux
demandant son retranchement pour le mélancolique .
Cette psychiatrie lacanienne nécessite d’en
passer par une topologie combinant la dimension de l’Autre, du corps et du signifiant,
et celle de l’objet cause du désir.
C’est à l’occasion du séjour d’une patiente
hospitalisée que Marcel Czermak a redonné
valeur et signification au fameux syndrome
de Cotard , non seulement forme délirante
de la mélancolie mais véritable carrefour
nosographique tel que le cas du Président
Schreber le montre à ciel ouvert .
Qu’une négation puisse venir du Réel pour
structurer un délire des négations est d’un
apport décisif pour notre compréhension
d’une maladie qui ne peut se résumer à la
forclusion de la métaphore paternelle.
A cet endroit la psychanalyse se doit de
poursuivre son travail de casuistique mais
aussi de théorie si elle veut s’opposer à la
régression en cours dans l’abord d’une clinique qui est à la fois celle de la temporalité ,
celle de l’affect , celle de la passion , celle de
l’objet …
L’abord transférentiel des patients a largement profité de l’expérience acquise depuis
Freud et cela doit être rapporté pour que
les autorités de santé ne méconnaissent pas
systématiquement l’abord psychanalytique
dans les recommandations aux praticiens et
aux institutions.
Enfin nous conseillons de ne pas céder sur
les mots et de garder dans l’usage manie,
mélancolie et psychose maniaco-dépressive
pour parler des choses que veulent recouvrir
la bipolarité ou les troubles de l’humeur .
Jean-Jacques Tyszler
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Le Journal de Bord
de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne
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