Opportunistes mais pas cupides

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Opportunistes
mais pas cupides
dIdIer rIbadeau duMaS
Associé de Courcelles, conseil en stratégie
« Amalgamer cupidité et opportunité,
c’est confondre désir et activité sexuelle. »
Robert Reich, Supercapitalisme
L’opinion maudit les banquiers et les innovations financières qu’on leur doit. Traders,
spéculateurs, arbitragistes, hedge funds, banques d’investissement, gestionnaires
d’actifs, banques privées, régulateurs et banques centrales, tous regroupés sous le
vocable réducteur de « banquiers », voilà nommés les responsables de la crise. À qui
attribuer les responsabilités ? Quelle part donner à chacun ? Et quel sens donner à
ce désordre ?
P
our les uns, c’est la crise du libéralisme : Joseph Stiglitz a raison contre
Adam Smith. Pour d’autres, c’est la crise du capitalisme : Alain Badiou
prend sa revanche sur Francis Fukuyama. Pour d’autres encore, c’est une
crise éthique : Bernard Maris1 condamne la cupidité des dirigeants d’entreprise et des spéculateurs que Plantu caricature un cigare au bec. Prenons un peu
de recul par rapport à des généralisations rapides, revenons aux faits, rappelons ce
qui fonctionne et ne fonctionne pas et expliquons pourquoi2.
Dérive ou progrès ?
En 2007, des doutes apparaissent sur la valeur de certains crédits dits « subprime ».
Ces crédits sont mal notés parce qu’accordés à des acquéreurs de biens immobiliers
dont on sait par avance que les revenus sont insuffisants pour qu’ils puissent les
. Rédacteur en chef adjoint de Charlie Hebdo et économiste.
. Cet article fait partie d’une série de réflexions mises sur le site de Courcelles Conseil (www.cconseil.fr), et sur
Débat&co (www.debateco.fr).
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Dossier : les institutions financières dans la crise
rembourser. Les prêteurs parient quand même sur un remboursement : ils comptent
sur la plus-value qui sera réalisée un jour, dans un contexte de la hausse sans fin de
l’immobilier.
En somme, une spéculation immobilière alimentée par le crédit. Qu’y a-t-il de nouveau ? Première innovation : les distributeurs de ces prêts ne les gardent pas dans
leur bilan. Ils les apportent à des fonds montés par des banques qui les vendent à des
investisseurs : d’autres banques, des compagnies d’assurance, des fonds de pension, des
gestionnaires d’actifs, des entreprises, des collectivités publiques, des particuliers, etc.
Deuxième caractéristique : les banques qui transforment ces prêts en instruments
d’épargne y logent des tranches d’actifs de différentes sortes où les crédits risqués
voisinent avec des crédits de meilleure qualité.
Troisième particularité : les banques qui montent ces produits d’investissement procèdent à des arbitrages entre les différentes classes d’actifs dont les profils de risque
varient3.
Dernier point, ces fonds ne sont accessibles qu’à des investisseurs avertis qui doivent
attester de leur compétence et de leur expérience, ce qui conduit à relativiser certaines protestations tardives d’investisseurs déçus par l’évolution de leurs placements ou
à s’interroger sur la responsabilité des intermédiaires qui les leur ont offerts.
Tant que le prix de l’immobilier américain continue de monter, il y a un marché
pour ces fonds. Faute d’un régulateur du marché immobilier, une bulle se forme ;
comme toutes les bulles, elle est appelée à exploser un jour4.
La valeur de certaines tranches des fonds d’investissement comprenant des actifs
devenus toxiques se révèle inférieure à celle qui était escomptée. La baisse des cours
entraîne un gel des transactions. Certaines banques qui ont commercialisé des fonds
contenant ces actifs suspendent temporairement la cotation de ces produits ; d’autres
. Les imperfections du marché font qu’à un moment donné la valeur relative de deux actifs peut se trouver en
décalage (l’un vaut plus cher – ou moins cher – que l’autre compte tenu de leurs niveaux de risques respectifs).
L’arbitragiste achète une classe d’actifs sous-cotée et vend l’autre. Lorsque le marché revient à la normale, l’arbitragiste réalise un profit. Au passage, il contribue à repositionner les prix relatifs des deux actifs à leur bon niveau et il
apporte de la liquidité au marché. L’opérateur peut également proposer à des clients investisseurs les actifs dont les
rendements sont les plus élevés par rapport à leur niveau de risque.
. Pour une dizaine de dollars, tous les économistes du monde peuvent se procurer A Short History of Financial
Euphoria, pénétrante analyse que John Kenneth Galbraith a publiée en 1990.
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Opportunistes mais pas cupides
établissements maintiennent une cotation en prenant à leur charge les écarts constatés. Parallèlement, la crise immobilière américaine se propage rapidement au-delà
des seuls achats effectués par des emprunteurs désargentés. Elle atteint des biens de
valeur, financés par des crédits qu’on croyait de qualité.
Les directions générales de banques qui n’en ont pas encore une conscience aiguë
développent une meilleure perception de la fragilité des modèles développés par
leurs équipes et de la difficulté de valoriser des actifs composites. À la réaction de
leurs clients, elles prennent également conscience de l’impact sur leur image d’opérations par lesquelles elles ont vendu des actifs plus rémunérateurs que les actifs sans
risque en prétendant qu’ils n’étaient pas risqués.
La communauté des banques prend enfin conscience que certaines d’entre elles sont
engagées dans le montage de fonds qu’elles devront d’une manière ou d’une autre
reprendre dans leur bilan. La méfiance s’instaure ; ces banques ne trouvent plus de
crédit pour se refinancer. L’Administration américaine organise le sauvetage de quelques-unes d’entre elles jusqu’à la faillite de Lehman Brothers, sorte de répétition du
meurtre d’Abel par Caïn.
Alors, haro sur l’innovation financière ?
Petit retour en arrière pour répondre à cette question, qui passe par un rappel des
travaux de trois économistes emblématiques : Fisher Black, Robert Merton et Myron
Scholes.
Dans les années 1970, Fisher Black et Myron Scholes mettent à jour la relation
entre le prix d’une option et les variations de prix du bien sur lequel elle porte
– ils inventent le modèle Black and Scholes, universellement utilisé par les traders.
Robert Merton contribue à cette découverte et sa collaboration lui vaut de partager
un prix Nobel d’économie avec Myron Scholes en 1997 ; à cette date, Fisher Black
est déjà décédé, mais sa contribution est saluée par le jury.
Avec le modèle de Black and Scholes, le coup d’envoi est donné à une série d’innovations financières majeures qui permettent de mieux couvrir les risques que courent
les banques, les compagnies d’assurance, les gestionnaires d’actifs, les entreprises et
les investisseurs de toutes sortes. Dans le domaine financier, il s’agit en particulier
des risques de variation du cours des devises, de variation des taux d’intérêt et d’insolvabilité des contreparties.
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Dossier : les institutions financières dans la crise
Ces innovations financières sont développées dans des banques d’investissement
puis dans des départements spécialisés des grandes banques universelles ; les gestionnaires d’actifs les exploitent également ; des transfuges de ces établissements se
mettent à leur compte et créent des hedge funds qui se lancent, qui dans des opérations d’arbitrage, qui dans la gestion dite alternative, qui dans la spéculation.
En achetant et en vendant les instruments qui permettent ces couvertures, ces
établissements font parfois des profits, parfois des pertes. Les pertes peuvent être
importantes mais, pour conserver la confiance de leurs créanciers et des investisseurs,
ces établissements restent généralement discrets sur leur compte. Les profits peuvent
également être importants mais, à l’inverse, ils sont volontiers rendus publics par des
acteurs soucieux d’annoncer à leurs actionnaires et à leurs clients qu’ils tiennent les
promesses de haut rendement qu’ils leur ont faites.
Doit-on condamner Fisher Black, Robert Merton, Myron Scholes pour avoir découvert des modèles économiques inconnus avant eux ? Doit-on condamner les pionniers
de l’innovation financière à cause de la crise ? Doit-on condamner les banques qui ont
constitué des équipes et risqué des capitaux pour exploiter le potentiel des innovations
financières à leur profit et à celui de leurs clients ? Doit-on condamner les autorités
chargées de surveiller les banques, les opérations financières et les marchés ?
Ces questions font volontairement dériver la responsabilité de la crise des chercheurs
en finance vers les praticiens de la finance et des praticiens de la finance vers les
régulateurs. Pour aller plus loin dans l’analyse, rappelons maintenant quelques faits
qui relèvent de l’histoire des institutions et des systèmes financiers.
A long way
Le grand mouvement de dérégulation des économies occidentales commence dans les
années 1970 avec la déréglementation des transports aériens aux États-Unis. Le monde
de la finance n’est pas à la traîne. Le mouvement s’accélère pour lui avec le Big Bang par
lequel Mme Thatcher libéralise les activités financières sur la place de Londres en 1986. À
compter de cette date, les banques américaines font pression sur l’Administration de leur
pays en menaçant de délocaliser leurs opérations à Londres. Le mouvement s’accélère.
Avant ces changements, l’activité des banques était corsetée par de nombreuses réglementations. Dans notre pays, comme dans beaucoup d’autres, la création monétaire
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Opportunistes mais pas cupides
était largement régulée via le contrôle de la distribution du crédit par les banques.
La masse totale des nouveaux crédits était fixée une fois par an. L’allocation de cette
masse entre les différents secteurs de l’économie était assurée par le gouvernement
via des institutions spécialisées dans l’agriculture, l’artisanat, l’hôtellerie, le logement,
la pêche, les PME, les coopératives, les exportations, etc. L’allocation des crédits était
administrée – les ministres se réservaient le droit d’annoncer les enveloppes, qui au
congrès des agriculteurs, qui à celui des artisans, etc.
Ce système avait ses avantages : c’était le politique qui orientait les moyens financiers
disponibles vers les secteurs qu’il entendait privilégier. Il avait ses inconvénients : les
critères économiques ne présidaient pas aux arbitrages entre les secteurs ni, nécessairement, au choix des investissements. Autre inconvénient : l’encadrement du crédit
figeait les parts de marché et supprimait la concurrence entre banques, aux dépens
des emprunteurs.
Dans les années 1980, l’encadrement du crédit est supprimé. La variation du taux de
la Banque centrale devient le principal levier de régulation de la demande de monnaie. En France, les circuits de financement spécialisés
sont progressivement banalisés ; la décision d’autoriser
la dérégulation
toutes les banques à distribuer le livret A à partir de
ne se traduit
janvier 2009 montre le temps qu’il a fallu pour parcoupas par une
rir la majeure partie du chemin. Le financement de
libéralisation
l’économie est le plus largement possible laissé à l’initiatotale des
activités
tive de banques ; le financement de la plupart des invesbancaires,
tissements dépend de leur rentabilité économique.
mais par une
globalisation
des contraintes
La dérégulation ne se traduit pas par une libéralisation
qui leur sont
totale des activités bancaires, mais par une globalisaimposées.
tion des contraintes qui leur sont imposées. Conscient
de l’importance des risques systémiques liés à la faillite
d’une banque – le souvenir de celle du Kreditanstalt en 1931 hante encore les
esprits –, le régulateur assortit l’exercice du métier de banquier d’une exigence de
fonds propres minimums. Le niveau des fonds propres requis est proportionnel aux
risques pris, catégorie de risques par catégorie. Ces risques sont modélisés – on
retrouve l’idée que les risques sont modélisables.
Dernier élément de la mutation des institutions financières : le Glass-Steagall Act,
institué par les États-Unis en 1933 pour distinguer les activités autorisées aux ban3
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Dossier : les institutions financières dans la crise
ques qui collectent les dépôts des particuliers et celles réservées aux banques dites
d’investissement, est progressivement démantelé à partir de 1970 et aboli en 1999.
Les banques s’organisent pour tenir compte du nouveau contexte qui leur permet
d’exploiter les innovations financières développées par leurs équipes.
Jusqu’aux réformes des années 1980, elles conservent dans leurs bilans les prêts qu’elles
accordent ; elles assurent l’encaissement des intérêts et du principal jusqu’à la dernière
échéance. Les innovations des années 1980 leur permettent de distinguer, d’échanger et
de couvrir séparément les différents éléments d’un prêt : la devise dans laquelle ce prêt
est libellé, son taux d’intérêt, fixe ou variable, et le risque de non-remboursement.
Ces risques sont transférés à qui veut les acheter compte tenu de ses besoins de
couverture ou de son appétence pour le risque. Une banque ayant accordé un crédit
peut céder sur le marché tous les éléments de risques attachés à ce crédit et ne plus
assurer que la gestion administrative du crédit. Différents départements au sein de
très grandes banques se focalisent sur les fonctions nécessaires à la réalisation de ces
opérations complexes : distribuer des crédits, gérer les risques afférents à ces crédits,
analyser les risques des clients, proposer des couvertures pour les risques que ces
clients ne veulent pas garder, monter des fonds dont les actifs sont composés de ces
risques, vendre ces fonds aux investisseurs, etc.
Qui achète ces produits ? Les banques elles-mêmes qui utilisent d’abord les instruments du marché pour couvrir les risques de liquidité, de taux, de devises qui sont
liés à leurs activités ; pour elles, ces opérations de couverture sont essentielles. Les
grandes banques proposent parallèlement à leurs clients – entreprises, gestionnaires
d’actifs, compagnies d’assurance, fonds de pension, etc. – d’utiliser ces instruments
pour couvrir leurs positions. Ces clients peuvent en acheter au-delà des risques qu’ils
courent, et donc ouvrir des positions dans l’espoir de faire des gains spéculatifs. Pour
nombre de grandes banques, la gestion de leur portefeuille de risques devient une
source de profits de plus en plus indépendante de leur activité commerciale – dans
les années 1990 et 2000, les profits issus de la gestion pour compte propre représentent une part croissante des profits des grandes banques américaines.
Un nouveau système bancaire est né, un système indissolublement associé aux innovations financières qui ont présidé à sa naissance et dont il permet l’épanouissement.
Ce système est-il voué à l’échec dès le départ, ou doit-il sa chute au mauvais comportement des acteurs, dirigeants de banque et régulateurs confondus ?
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Opportunistes mais pas cupides
Excès ou défaut de libéralisme ?
Les critiques qui prétendent démontrer la faillite du libéralisme sur la seule base de
la crise actuelle procèdent à une analyse superficielle. Ce que révèle la crise financière, en effet, ce n’est pas un excès, mais un défaut de libéralisme économique.
Les économistes libéraux posent en effet plusieurs conditions pour que la main invisible conduise à l’optimum, et une en particulier qui est clé : aucun agent économique
ne doit être assez important pour influencer le marché par son seul comportement.
Appelons-la la condition de taille maximum.
Cette condition n’est évidemment pas remplie lorsque certaines banques sont too big
to fail, trop grosses pour que les banques centrales puissent accepter qu’elles fassent
faillite. Dans un système où certains acteurs sont si
grands que leur comportement a une influence sur le
il faut
évidemment
marché, les libéraux conséquents sont les premiers à
en finir avec
prôner les mesures assurant le respect de la condition de
toute forme
taille maximum. Proposons quelques options pour comd’autorégulation,
prendre à quelles conditions un économiste libéral peut
qui est une
manière de
reprendre durablement confiance dans le bon fonctionconfier les clés
nement du marché.
du système à ceux
qui doivent être
le plus surveillés.
La voie la plus explorée est celle d’un renforcement de
la régulation. Il faut évidemment en finir avec toute
forme d’autorégulation, qui est une manière de confier les clés du système à ceux qui
doivent être le plus surveillés. Il faut nommer des régulateurs aux pouvoirs les plus
étendus, compétents pour toutes les familles de produits et toutes les familles d’institutions financières – c’est ce que le G20 paraît avoir décidé à Londres. L’idéal serait
de désigner dans les instances de régulation des femmes et des hommes qui n’ont pas
attendu la crise pour découvrir la condition de taille maximum et les circonstances
dans lesquelles la formation d’une bulle peut dégénérer5.
Si normes et contrôles il y a, il faut qu’ils portent sur la compétence des équipes jusqu’au plus haut niveau, sur la validité des modèles et sur la rigueur des systèmes de
contrôle des risques. En parallèle, il faut exiger que les institutions qui interviennent
. Entre 1954 et 1988, John Kenneth Galbraith a publié six éditions successives de The Great Crash, son étude sur
la crise de 1929. Il serait intéressant de panacher experts et personnes de bon sens, riches d’expérience et dotées
d’une mémoire longue.
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Dossier : les institutions financières dans la crise
sur les marchés financiers aient des fonds propres proportionnés à la taille de leurs
opérations de marché dans des conditions telles que les banques centrales n’aient
jamais à intervenir pour les sauver – et que seuls leurs actionnaires soient tenus pour
responsables de leurs résultats.
On pressent qu’une exigence absolue – l’exigence que les banques centrales n’aient
absolument jamais à intervenir – pourrait paralyser le marché des instruments financiers dont on a vu qu’ils sont utiles et importants pour toutes sortes d’acteurs, pas
seulement pour les arbitragistes et les spéculateurs. On peut imaginer des systèmes
par lesquels les exigences de fonds propres seraient ce qu’elles doivent être pour les
opérateurs de petite taille, ceux dont la faillite ne mettrait pas le système en danger
et, au-delà, qu’elles croissent plus que proportionnellement à leurs activités.
Les tenants de la libre entreprise pourront trouver ce genre de proposition contraignante. Mais c’est effectivement ce qu’elle doit être ; rappelons aussi qu’il s’agit ici
de défendre l’économie libérale contre la liberté d’entreprise qui, si elle est sans
contrainte, se révèle dangereuse et n’est donc pas viable.
Imaginons des solutions alternatives permettant d’assurer le bon fonctionnement
des marchés au cours des prochaines années, dans un contexte où la relance de la
création monétaire dans le monde anglo-saxon fait craindre la réapparition de bulles
spéculatives toujours plus importantes. On peut penser à un retour aux marchés
administrés, acteur par acteur ou type d’opération par type d’opération, dans le style
de ce que nous avons connu avant la déréglementation. On peut penser à la fixation
réglementaire d’une taille maximum par catégorie d’acteurs conduisant éventuellement au démantèlement des plus grands acteurs, notamment américains. On peut
penser à la nationalisation des acteurs qui ne respectent pas la condition de taille
maximum. Rien de très engageant pour un économiste libéral.
On peut également penser que toute réglementation dans ces domaines est vaine.
Elle arrive rarement à tenir l’équilibre entre suffisamment de liberté pour que les
produits utiles soient développés et pas trop de liberté pour éviter les spéculations
nuisibles. Surtout, toute réglementation suscite des efforts de contournement généralement couronnés de succès de la part des institutions qui y sont soumises. La
réglementation pourrait alors être remplacée par la responsabilisation juridique des
acteurs en cas de faillite d’une institution risquant de mettre le système financier
en danger. Quels acteurs ? Les actionnaires, les administrateurs et les dirigeants.
Quel type de responsabilité ? Une responsabilité qui irait au-delà de leur apport
60 • sociétal n°65
Opportunistes mais pas cupides
en capital : les sociétés et les personnes physiques ne pourraient pas cantonner leur
responsabilité à leur mise6.
Excès ou défaut de capitalisme ?
Revenons à Black, Merton et Scholes, et rappelons ce que fut l’aventure de Long
Term Capital Management (LTCM). LTCM est un hedge fund à la création duquel
Merton et Scholes sont associés en 1994. L’objectif est de profiter des opportunités
d’arbitrage sur les marchés de taux d’intérêt grâce à une approche purement mathématique. La réputation des inventeurs du modèle Black and Scholes conduit bon
nombre de banques à entrer au capital du fonds. La création de LTCM intervient
d’ailleurs au bon moment : à la veille de la création de l’euro, les marchés obligataires
européens convergent de manière plus ou moins régulière, ce qui crée un environnement favorable. L’affaire démarre bien. Les dirigeants du fonds s’inquiètent bientôt
de l’excès de ses fonds propres par rapport aux opportunités d’arbitrage et procèdent
à des remboursements dont les actionnaires ne veulent d’ailleurs pas.
Avec la crise asiatique de 1997, puis la crise russe de 1998, les événements cessent
d’être conformes au modèle. Les pertes consomment rapidement les fonds propres.
Le monde découvre alors que les engagements de LTCM dépassent 1 200 milliards
de dollars, soit l’équivalent du PIB de la France de l’époque. En septembre 1998, le
président de la Banque fédérale de New York, lointain prédécesseur de l’actuel secrétaire au Trésor américain, oblige quelques banques américaines et européennes à
recapitaliser LTCM pour lui donner le temps de dénouer ses positions. Le retour au
calme sur les marchés obligataires prend plusieurs mois, non sans quelques à-coups.
Dans cette aventure, on trouve les ingrédients de la crise de 2007 : discrétion de
LTCM sur ses opérations, sur ses emprunts et sur l’ampleur des positions, glissement d’une activité d’arbitrage supposée sans risque vers des prises de paris sur
l’évolution des marchés, construction de positions sur des marchés non structurés et
peu liquides, absence de contreparties d’une taille suffisante pour répondre aux engagements pris, confiance indue des prêteurs qui se laissent séduire par la réputation
. Sur cette voie de recherche, lire la lettre de l’Institut français des administrateurs d’avril 2009, dont voici un
extrait : « La voie de la responsabilité des dirigeants et des administrateurs, opérant sous le contrôle des actionnaires
et des autres parties prenantes de l’entreprise, est préférable en la matière [il s’agit en l’occurrence d’un éditorial
relatif à la question des stock-options et des bonus, mais le raisonnement peut être étendu à d’autres domaines] à
celle de la loi et du règlement… »
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• 61
Dossier : les institutions financières dans la crise
des équipes de LTCM, confiance indue des investisseurs qui se laissent leurrer par
les résultats initiaux du fonds et, pour finir, impuissance des autorités de contrôle qui
identifient les risques de crise avant qu’elle n’arrive mais ne peuvent pas empêcher
qu’elle se déclenche.
Quels sont les enseignements que les uns et les autres retirent de l’aventure de LTCM ?
Les régulateurs impliqués développent une vision très claire des causes de la crise et
des conséquences qu’elle pourrait avoir sur le monde de la finance ainsi que sur the
real economy where the real people of the United States of America live and work7 (sic).
Malheureusement, ni eux ni leurs successeurs n’ont le pouvoir d’en tirer les leçons ;
l’histoire est prête à se répéter quasiment à l’identique en 2007.
Pour sauver le système, la Banque fédérale de New York a dû s’affranchir de ce que
les libéraux appellent « la discipline de marché ». Dès lors, le système paraît régi par
trois nouvelles règles qui se lisent ensemble. Un intervenant sur les marchés peut
gagner (ou perdre) de l’argent en procédant à des opérations d’arbitrage fondées sur
des modèles mathématiques et en gagner (ou en perdre) beaucoup plus en prenant
des paris sur l’évolution des marchés. Un intervenant sur les marchés gagne d’autant
plus d’argent qu’il lui est possible d’emprunter massivement pour financer ses opérations. En cas d’accident, les intervenants sur les marchés qui portent les plus grands
risques sont d’autant mieux assurés d’être sauvés par des banques centrales responsables de la préservation du système.
Les acteurs définissent des stratégies en fonction de ces règles dont ils testent les limites. Pratiquement assurés de ne pas perdre leur mise, les investisseurs exigent des rendements élevés pour des capitaux de plus en plus
accuser les
importants. Les responsables des institutions qui intertraders et leur
viennent sur les marchés dégagent en leur sein des
cupidité, de même
moyens
de plus en plus importants pour développer les
que les dirigeants
de banque a un
opérations qui leur sont proposées. Les traders négocient
sens éthique,
des bonus élevés et immédiats ; ils s’approprient une
mais guère de
large part des profits sans que le système soit capable de
signification
mettre en place un mécanisme de partage des pertes.
économique.
. Voir l’opinion des régulateurs de l’époque, accessible d’un clic vers le site : http://www.pbs.org/wgbh/commandingheights/shared/minitextlo/int_williammcdonough.html.
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Opportunistes mais pas cupides
Dans la crise du système financier, chaque acteur a son lot de responsabilités. Accuser
les traders et leur cupidité, de même que les dirigeants de banque « à la Plantu »
a évidemment un sens éthique, mais n’a guère de signification économique. Pour
préparer l’avenir, mieux vaut mesurer ce que la crise révèle sur les insuffisances du
capitalisme.
Or, c’est une insuffisance de capitalisme, plus qu’un excès, que la crise révèle.
Les traders sont intéressés par l’argent, mais ils ne sont pas maîtres des règles du
jeu ; ils négocient leur situation dans leur intérêt et ils profitent des concessions qui
leur sont faites.
Les dirigeants des établissements qui emploient les traders sont responsables de
leurs investissements dans les activités de marché, de la manière dont ils mobilisent
des hommes, des systèmes d’information et des capitaux. Nombre d’entre eux ont
placé une confiance excessive et injustifiée dans leurs équipes, dans les directions des
risques et dans les ratios réglementaires. La crise nous apprend qu’au fil des années
le niveau d’exigence en expertise a dépassé les capacités de nombre de dirigeants de
banque, même expérimentés.
La capacité des plus grandes maisons à contrôler leurs risques est remise en question.
Dans une petite équipe qui intervient sur les marchés, le responsable sait (presque)
tout des modèles développés, des risques pris et des erreurs commises. Dans les
grands établissements, combien de dirigeants pensent qu’il est de leur responsabilité
de comprendre personnellement et dans le détail la nature et la portée des risques
que prennent les équipes qui interviennent sur les marchés dès lors que ces interventions peuvent mettre en jeu l’existence de leur établisDe nombreux
sement et le système financier ? Combien, plutôt,
actionnaires
accordent leur confiance à des équipes dont ils ne
sont enclins à
maîtrisent pas les projets, simplement parce que ces
penser que les
administrateurs
équipes promettent des rendements élevés corresponet les membres
dant aux attentes des actionnaires ?
des conseils de
surveillance qui
Qui, dans les conseils d’administration et les conseils
les représentaient
n’ont pas
de surveillance des banques, s’est préoccupé de cette
exactement
fait
situation au cours des dernières années ? De nombreux
le travail qu’on
actionnaires ont perdu une partie de leur épargne du
attendait d’eux.
fait de la déconfiture des banques dans lesquelles ils
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Dossier : les institutions financières dans la crise
avaient investi. Aujourd’hui, ils sont enclins à penser que les administrateurs et les
membres des conseils de surveillance qui les représentaient n’ont pas exactement fait
le travail de surveillance qu’on attendait d’eux. Combien de ces administrateurs ont
tiré spontanément les conséquences de cette situation ? Combien de représentants des
actionnaires ont fait pression pour que ces administrateurs soient remplacés ? Cette
crise est une crise du capitalisme par défaut, plus que par excès de puissance.
Le capital des banques est largement diffusé dans le public. Il est majoritairement
entre les mains de gestionnaires d’actifs, qui travaillent pour le compte de ou chez
des investisseurs institutionnels, des compagnies d’assurance et, dans le monde
anglo-saxon, des fonds de pension. Ces gestionnaires de capitaux ne contrôlent pas
les dirigeants des banques et autres hedge funds dans lesquels ils ont pris des participations. À la vérité, ils ne contrôlent aucun dirigeant d’aucune entreprise d’aucun
secteur d’activité. Lorsqu’ils sont insatisfaits de la stratégie d’une entreprise ou de sa
gestion, la règle, c’est qu’ils vendent leurs actions au lieu de pousser ces entreprises
à infléchir leur stratégie ou leur gestion. S’il s’agissait de leur épargne personnelle,
ces gestionnaires s’impliqueraient peut-être davantage. Le capitalisme familial fonctionne en tout cas selon des règles différentes.
Si l’on veut réformer le capitalisme, si l’on veut que l’épargne des ménages se place en
actions, si l’on veut qu’elle participe au développement des entreprises, il faut réfléchir à ce que signifie cette situation et la faire évoluer. Comment les gestionnaires de
l’épargne des ménages (investisseurs institutionnels, compagnies d’assurance-vie et
autres gérants d’actifs, fonds de pension dans les pays anglo-saxons) peuvent-ils être
contraints d’intervenir pour infléchir la stratégie ou la gestion des entreprises dans
lesquelles ils ont investi ? Peuvent-ils durablement échapper à une responsabilité
sociale ? La possibilité de mettre en jeu cette responsabilité par un droit de suite sur
les stock-options dont ils ont bénéficié pourrait faire sens.
il n’est pas certain
que le capitalisme
soit assez puissant
pour se réformer
lui-même.
Ce sont là des pistes pour que le capitalisme fonctionne mieux grâce à un renforcement de sa puissance.
Il n’est pas certain que le capitalisme soit assez puissant
pour se réformer lui-même. Il n’est pas certain que les
investisseurs institutionnels qui parlent en son nom le
souhaitent.
Il y a des solutions alternatives à un renforcement du capitalisme par les investisseurs institutionnels. Elles oscillent entre étatisme et libéralisme. Étatiste serait la
nationalisation d’une partie majeure de l’épargne des ménages – grande pourrait être
64 • sociétal n°65
Opportunistes mais pas cupides
la tentation d’utiliser à cette fin la crise des régimes de retraite. Libérale serait la
voie consistant à réserver la gestion de l’épargne et de la retraite à des organisations,
paritaires ou mutualistes par exemple, exclusivement contrôlées par les épargnants
eux-mêmes.
Les performances récentes des institutions qui gèrent l’épargne en actions et les
retraites supplémentaires devraient inciter ces institutions à prendre au sérieux des
pistes qui pourraient être attrayantes pour les épargnants.
Quelles conclusions au terme de cette analyse ? Qui est responsable de la crise ? Le
libéralisme ? Le capitalisme financier ? Les gouvernants qui conçoivent le système,
les régulateurs, les acteurs eux-mêmes ? Ou l’appât du gain ?
Cette question a été gardée pour la fin parce qu’elle se prête mal à une analyse rigoureuse. Robert Reich, un ancien secrétaire à l’Emploi de Bill Clinton qui professe
maintenant à Berkeley, écrit à ce sujet : « Le changement s’est produit non dans
la nature humaine, mais dans la structure du marché des capitaux […] qui a créé
de nombreuses façons de gagner beaucoup d’argent […]. Amalgamer cupidité et
opportunité, c’est confondre désir et activité sexuelle8. »
Il y a quelque chose de rassurant dans l’idée que la cupidité n’aurait pas connu une
croissance particulière au cours des quarante dernières années. Pour revenir à une
situation plus saine, il suffirait de limiter les occasions de gagner de l’argent. Mais,
tel l’esprit d’Aladin, l’innovation financière peut-elle rentrer dans la lampe ? Black,
Merton, Scholes et consorts n’ont-ils pas ouvert une boîte de Pandore que personne
ne peut refermer ?
Reste que si Robert Reich a raison, comme il est instinctivement possible de le
croire, il y a tout de même quelque chose d’affligeant dans l’idée que la cupidité qui
a si bien trouvé à s’exprimer dans ces dernières années fait partie du fond intangible
de la nature humaine.
. Supercapitalisme, 2007.
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2009
• 65
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