Préfets et gouverneurs dans l’Europe du XIXe siècle — Un état des lieux — Organisation : Pierre KARILA-COHEN (Rennes 2, CERHIO UMR 6258 et IUF) Jeudi 8 et vendredi 9 octobre 2015 – Université Rennes 2. Le modèle du préfet français nommé par l’État central pour le représenter dans les départements et y exercer son autorité est bien connu, mais, contrairement au mythe d’une exceptionnalité française en la matière, il n’est pas isolé : il existe dans de nombreux pays d’Europe des équivalents de ce type de haut fonctionnaire. Depuis 2012, le chantier de recherche européen lancé par les politistes Jean-Michel Eymeri-Douzans et Gildas Tanguy (IEP Toulouse) l’a abondamment démontré en se concentrant toutefois essentiellement sur l’époque très contemporaine1. La comparaison européenne des hauts fonctionnaires territoriaux mérite d’être poursuivie et creusée à propos de périodes plus anciennes, en n’oubliant pas les apports de la science politique et d’autres sciences sociales mais en se fondant davantage sur les interrogations spécifiques de l’historien. L’analyse d’un long XIXe siècle, plongeant ses racines dans les idées et les réformes des Lumières et terminant sa course avec les bouleversements liés à la Première Guerre mondiale, paraît en l’occurrence décisive dans l’examen des enjeux du gouvernement territorial à l’échelle de l’Europe, même si la représentation du souverain dans l’ensemble du royaume ou de l’empire est loin d’être une chose nouvelle vers 1780 ou 1800. On songe par exemple aux intendants français, créés la même année que les gouverneurs suédois, en 1634, pour des raisons fiscales et militaires assez semblables. Ce long XIXe siècle est celui d’une forte croissance de l’État, de la lente émergence, parfois seulement esquissée, d’une administration « wébérienne » caractérisée par la permanence de son personnel et par l’existence de règles encadrant le recrutement, la carrière et les pratiques professionnelles de celui-ci. Ce siècle est marqué par le passage subséquent, dans certains pays du moins, du service personnel d’un souverain à celui de l’entité plus abstraite qu’est l’État. Dans quelle mesure les divers représentants territoriaux du souverain/de l’État sont-ils affectés par ce schéma très général ? Comment s’effectue dans leur cas la transition de l’office d’Ancien Régime 1 Voir le colloque « Figures du préfet. Une comparaison européenne » organisé à l’IEP de Toulouse les 17 et 18 novembre 2011, suivi d’autres rencontres à Bergen (2012), Édimbourg (2013) et Speyer (2014). Un ouvrage issu de ces échanges est en cours de préparation. 1 à la situation de fonctionnaire dans les divers États européens ? Ce processus est-il même observable partout en Europe ? Le XIXe siècle constitue en outre le moment où, sur fond de construction de l’État-Nation et/ou de la poussée d’aspirations nationales parfois contrariées, les problèmes de l’articulation politique du national et du local et des conditions de permanence d’empires multinationaux en Europe se posent avec une particulière acuité. Il est aussi, bien sûr, celui des révolutions et de la naissance des mouvements sociaux de l’âge industriel. Dans ces contextes, comment ces serviteurs de l’État, médiateurs d’une part entre le « centre » et les « périphéries » et d’autre part entre le sommet de la hiérarchie du pouvoir et les populations, perçoivent-ils leur rôle et exercent-ils leur autorité au quotidien ? Peut-on déceler au-delà des différences de contextes nationaux une communauté de situation et donc éventuellement de pratiques et de cultures professionnelles entre des administrateurs territoriaux également placés à mi-chemin entre le national et le local (municipalités) et affrontant certains défis communs, notamment la représentation du souverain/de l’État, l’organisation du maintien de l’ordre et le rappel ou l’imposition de l’unité de l’entité politique qu’ils servent ? Bref, que signifie en définitive administrer un territoire dans l’Europe du XIXe siècle : avec quels buts, quelles compétences et quels moyens ? C’est toute la question du gouvernement des hommes qui est posée ici, non pas seulement dans la sphère des idées ni au niveau des luttes générales des partis, mais dans ses implications et applications les plus concrètes à l’heure des tensions entre aspirations démocratiques et volontés conservatrices. L’enquête doit être menée à l’échelle européenne car les questions posées sont européennes. Ces serviteurs de l’État existent dans la plupart des pays du continent. Certains sont de création récente et d’autres sont plus anciens. Outre les préfets français - qui, à l’apogée de l’empire napoléonien, administrent nombre de départements créés dans les futures Belgique, Italie, Allemagne etc.) -, on peut évoquer les Oberpräsidenten, Regierungspräsidenten et Landräte prussiens, les Statthalter et Bezirkshauptmänner autrichiens (comme le magnifique personnage de Von Trotta dans La marche de Radetzky du nostalgique Joseph Roth), les gouverneurs suédois, russes, espagnols, les préfets italiens de l’Italie unifiée à partir des années 1860, les préfets roumains, créés pendant la même décennie sur le modèle français, et même les pachas ottomans à l’époque où l’empire du même nom était largement européen. Il existe en outre des modulations de la même figure dans des configurations différentes, comme les préfets suisses dans certains cantons, dont certains sont élus. Même s’ils ont finalement peu à voir avec les préfets français, on peut penser aussi aux Lord Lieutenants britanniques, qui pèsent certes d’un poids relativement léger face aux élites locales dans le cadre du self government mais qui n’en sont pas moins des représentants du roi ou de la reine dans les comtés. 2 Il ne s’agit pas d’ignorer les différences notables qui existent entre les uns et les autres : l’ancienneté de la fonction, l’étendue des pouvoirs, la taille et la nature des espaces concernés varient fortement. Souvent, des assemblées locales, généralement tenues par la noblesse, possèdent une grande partie des prérogatives du gouvernement local, régional ou provincial. Il n’empêche que ces hauts administrateurs occupent une place à peu près similaire dans l’organisation des États et qu’ils sont confrontés au XIXe siècle à des problèmes communs. Il paraît donc intéressant de comparer ces représentants territoriaux tant du point de vue de leurs statuts et de leurs prérogatives que de leurs manières d’exercer l’autorité. Or, les historiographies, peu fournies pour certains pays, sont la plupart du temps limitées à un cadre national. Rares sont les études ou les volumes collectifs qui transcendent les frontières pour évoquer l’administration d’États européens différents [ARMSTRONG, 1973 ; Jahrbuch für Europaïsche Verwaltungsgeschichte, 1989-2008 ; DREYFUS, 2000 ; CHATRIOT et GOSEWINCKEL, 2006 ; KUZMICS et AXTMANN, 2007 ; BECKER et VON KROSIGK, 2008], d’autant plus lorsqu’il s’agit des administrations territoriales et non centrales. Il paraît donc important d’essayer de décloisonner les différentes histoires et historiographies nationales des administrations territoriales. Des chances de succès existent car l’on dispose de riches études sur les homologues européens des préfets français, par exemple sur les préfets italiens [ANTONIELLI, 1983 ; RANDERAAD, 1993], les Regierungspräsidenten et Landräte prussiens [EIFERT, 2003 ; VINCENT, 2006], les Statthalter et Bezirkhauptmänner autrichiens [HEINDL, 1991 et 2013], les gouverneurs russes [LEDONNE, 1984 et 2001 ; ROBINS, 1988], espagnols [RISQUES CORBELLA, 1995] ou encore les pachas ottomans [BOUQUET, 2007]. Il n’empêche que le travail de rapprochement de ces historiographies et la délimitation de problématiques communes pertinentes constituent un défi trop vaste pour qu’un chercheur isolé puisse le relever seul. Le but de l’atelier international de réflexion et d’échanges qui se tiendra à l’université Rennes 2 sur les préfets, les gouverneurs et autres fonctions équivalentes en Europe des années 1780 environ aux années 1920 environ consiste dès lors à entamer ce dialogue entre des historiographies qui s’ignorent et à réfléchir à la possibilité de rencontres ultérieures portant sur des thématiques plus précises liées à l’administration territoriale de l’Europe au XIXe siècle. Pour l’heure, il s’agit d’établir un triple état des lieux : • Sur les réalités géographiques et institutionnelles de ces autorités médianes dans les différents États et leurs évolutions durant ces décennies. • Sur l’historiographie les concernant et ses angles morts. 3 • Sur les sources disponibles les plus souvent utilisées par les historiens de chacun de ces administrateurs. Afin de favoriser un véritable échange, fondé sur des données substantielles, chaque orateur aura une heure pour développer sa présentation. De longues plages de discussion permettront en outre le croisement des connaissances et des perspectives. ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE « L’administration dans la monarchie des Habsbourg 1815-1914 », Études danubiennes, 1ère partie : tome XI, n°2, 2e semestre 1995 ; 2e partie : tome XII, n°2, 2e semestre 1996. ANTONIELLI Livio, I Prefetti dell’Italia napoleonica. Republica e Regno d’Italia, Bologne, il Mulino, 1983. ARMSTRONG John A., The European Administrative Elite, Princeton, Princeton University Press, 1973. BAKER Ernest, The Development of Public Services in Western Europe 1660-1930, Oxford, Oxford University Press, 1944. BECKER Peter et VON KROSIGK Rüdiger (ed.), Figures of Authority. Contributions towards a Cultural History of Governance from the Seventeenth to the Twentieth Century, Bruxelles etc., Peter Lang, 2008. BIARD Michel, Les lilliputiens de la centralisation. Des intendants aux préfets, les hésitations d’un « modèle français », Paris, Champ Vallon, 2007. 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