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ARMÉE ROUGE
par Charles-Michel Cintrat
Staline et l’Armée rouge
Les avatars d’une doctrine, la grande purge
A
VEC LA CRÉATION DE LA TCHEKA et d’un code pénal sur mesure, avec les
procès truqués et les premières déportations, Lénine avait érigé la terreur en mode
permanent d’exercice du pouvoir.
Afin d’appliquer sans opposition sa politique, d’assurer le pouvoir absolu du Parti sur
la population et le sien sur le Parti, Staline amplifia le système dès 1929. L’assassinat de
Kirov, le 1er décembre 1934, fut l’occasion d’une nouvelle vague de terreur qui aboutit au
grand procès de 1936 où Zinoviev et Kamenev, entre autres, furent condamnés et exécutés.
Après le remplacement de Yagoda, chef du NKVD, par Iejov fut déclenchée la Grande
terreur de 1937-1938. Elle va atteindre toutes les catégories de la population, écrémer le
Comité central et l’ensemble même du Parti, ainsi que le corps diplomatique et l’armée,
qui fut sévèrement touchée.
Le 12 juin 1937, un communiqué en dernière page des journaux soviétiques annonce
que Toukhatchevsky, Iakir, Ouborevitch, Kork, Eidmann, Feldmann, Primakov et Poutna
ont été passés par les armes. Ces officiers supérieurs avaient été condamnés par un tribunal
militaire. Sept des neuf juges sont à leur tour exécutés peu après: les maréchaux Egorov et
Blucher, les généraux Alksnis, Belov, Dybenko, Kachirine et Goriatchev.
Cette purge avait atteint tous les cadres de l’Armée rouge et le général Grigorenko,
grande figure de la dissidence, en rappelle l’incroyable ampleur dans son ouvrage Staline et
la Deuxième Guerre mondiale, paru en France en 1969: «tous les commandants de corps
d’armée; presque tous les commandants de divisions, de brigades et de régiments; presque
tous les membres des conseils militaires; presque tous les chefs de directions politiques des
régions militaires; la majorité des commissaires politiques de corps d’armée, de divisions et
de brigades; un tiers environ des commissaires politiques de régiments, etc., jusqu’aux
grades inférieurs dont on ignore le nombre…»
Quelles raisons avaient poussé Staline à s’attaquer plus particulièrement aux cadres de
l’Armée?
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Sergeï Kirov et Staline en 1934
Il n’aimait pas Toukhatchevsky qui avait rendu responsables de l’échec devant Varsovie,
en 1920, les manœuvres de la première armée de cavalerie, commandée par Boudienny et
dont Staline lui-même était alors le commissaire politique. Pourtant, conscient de la nécessité de moderniser l’armée, il avait fini par se rallier à son programme, qui donnait la priorité à la motorisation et aux blindés, malgré l’opposition de Boudienny et de Vorochilov,
partisans de la cavalerie. Mais le comportement maladroit de Toukhatchevsky à l’étranger
l’avait irrité et un tract émanant de Trotsky, déjà exilé, évoquant le «bonapartisme», avait
renforcé ses soupçons, ou plutôt justifié ses intentions. En outre Tourkhachevsky, très populaire dans le pays, avait rassemblé autour de lui et de ses thèses beaucoup d’officiers supérieurs tels que Iakir, Ouborevitch, Blucher. C’est avec la mort de Frounze, chef de
l’état-major général, qui le soutenait, que les difficultés commencèrent.
Par ailleurs, le corps des officiers avait souvent manifesté un détestable esprit d’indépendance en protestant, par exemple, contre le rôle excessif des commissaires politiques, ou en
rapportant le peu d’enthousiasme de beaucoup de jeunes paysans hostiles à la collectivisation.
Staline ne pouvait laisser entre les mains d’hommes dont il se méfiait une Armée rouge
qui, la première au monde, avait formé des corps d’armée mécanisés, des unités aéroportées, et était devenue une force impressionnante.
Il avait chargé Iejov, non pas d’enquêter sur l’éventualité d’un complot, mais de réunir
les preuves de ce complot – imaginaire. Il y mit tout son zèle. Boris Souvarine[1] décrit les
1. Boris SOUVARINE, «L’Affaire Toukhatchevsky», Le contrat social, vol. III, n°4, juillet 1959.
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STALINE ET L’ARMÉE ROUGE
procédés des agents du NKVD et souligne le rôle qu’ils firent jouer au naïf président tchécoslovaque Benes, tout fier d’avertir Staline de la trahison de ses généraux. De leur côté, les
«services» allemands avaient, dit-on, entrepris d’intoxiquer Staline en lui faisant parvenir
des preuves écrites, fabriquées, de la trahison de Toukhatchevsky.
Staline, décidé à se débarrasser d’hommes qu’il considérait comme gênants – c’était leur
seul crime – n’avait nul besoin de preuves pour lui-même, mais il lui en fallait pour le
public. Des preuves fortes pour abattre un soldat aussi populaire que Toukhatchevsky. Une
fois les proies prises dans le filet, il ne restait qu’à les juger, les condamner et les exécuter.
Cependant il fallait bien remplacer tous ces officiers éliminés. On fit appel à des réservistes, sans les remettre à niveau, et à des hommes «sûrs», c’est-à-dire soumis, sans tenir
compte de leur valeur militaire. La médiocrité de l’encadrement est ainsi une des causes[2],
toutes imputables à Staline, de la débâcle de 1941, qu’il voulut faire passer pour une retraite
stratégique[3].
Conséquence méconnue de la purge:
la doctrine militaire balayée
Dans son ouvrage, le général Grigorenko insistait sur un point oublié ou mal connu. Au
cours des années 1920, la Reichwehr, ancêtre de la Wehrmacht, entretenait des rapports
étroits avec l’Armée rouge, dans le cadre du traité de Rappalo. Les officiers allemands
rapportèrent des stages qu’ils accomplirent en URSS les bases de leur doctrine.
Comme eux, d’autres théoriciens, tels que les Britanniques Liddel-Hart et Fuller, le
Français Charles de Gaulle, plus apprécié en Allemagne que dans son propre pays, préconisaient le regroupement des blindés en grandes unités autonomes, et insistaient sur le rôle de
l’aviation tactique.
Les Soviétiques, eux, étaient allés beaucoup plus loin dans la réflexion sur la stratégie
militaire, mais la purge avait mis fin à leurs travaux. En même temps qu’il avait éloigné ou
fait assassiner des hommes, Staline avait enterré une doctrine d’avant-garde, élaborée par
les penseurs militaires soviétiques. «Le destin de cette théorie, écrit Grigorenko, n’est pas
moins tragique que le destin de ses pères. Et finalement elle servit, en fait, à l’ennemi, et non
point à nous».
2. Refus de croire aux nombreux avertissements qu’il avait reçus, réorganisations désordonnées de l’armée malgré
les mises en garde du général Alksnis, démantèlement de fortifications sous prétexte du glacis formé par le pacte
germano-soviétique.
3. Le film américain de la série Pourquoi nous combattons, consacré à la guerre en URSS, réalisé par Frank Capra et
Alexandre Litvak, a contribué à accréditer cette thèse mensongère. Ce film, disponible en DVD, qui pourrait faire
pâlir la pire propagande soviétique, mériterait une analyse détaillée.
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Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’ouvrages présentèrent l’Armée
rouge comme une armée tout juste capable d’envoyer à l’abattoir des masses mal armées
poussées par les mitrailleuses du NKVD, et dépourvue de doctrine, face à une Wehrmacht
géniale tactiquement et stratégiquement. Pourtant, dans un ouvrage récent, un spécialiste
de l’Armée rouge, Jean Lopez, reconsidère cette question, confirme les dires de Grigorenko
et analyse dans le détail la doctrine soviétique et ses caractéristiques[4].
L’art opératif
À l’origine de cette doctrine, il y a un groupe d’anciens officiers de l’armée tsariste. Le plus
connu, Alexandre Svietchine, théoricien de la défense stratégique en profondeur, est l’inventeur de la notion d’art opératif.
Un second groupe d’officiers, plus jeunes, se rassemble autour de Mikhael Toukhachevsky. Celui-ci récuse la thèse de Clausewitz qui affirme la supériorité de la défensive sur
l’offensive et pense que les moyens techniques modernes inversent ce rapport.
La doctrine de l’art opératif fut approfondie et enseignée par Isserson, professeur à
l’Académie militaire et héritier intellectuel de Triandafilov, auteur d’un ouvrage fondamental, The nature of operations of modern armies, non traduit en français et au programme
de West Point[5].
Les théoriciens soviétiques édifient leur doctrine à partir des expériences de la Grande
Guerre et de la guerre civile. Leur approche est systémique: les États modernes, avec leur
puissance militaire, ne peuvent être vaincus en une seule bataille d’anéantissement décisive,
et la guerre se gagne autant dans les usines que sur les champs de bataille. Interviennent
donc divers éléments en interaction: économie, politique, opinion publique, armée… De
même, une armée, comme un organisme, est un système complexe, un ensemble d’éléments interactifs: commandement, intendance, moyens de transport et de communication… en relation avec l’environnement géographique et humain. Elle doit donc être
analysée d’une manière globale, structurelle et fonctionnelle.
Blitzkrieg et art opératif
L’examen d’opérations clés de la Seconde Guerre mondiale permet de comprendre l’essentiel de la théorie soviétique.
4. Jean Lopez, Berlin, Les offensives géantes de l’Armée rouge, Economica, 2010.
5. Un accident qui ne semble pas avoir été provoqué avait évité à Triandafilov les rigueurs de la purge à laquelle
seul Isserson avait, par miracle, échappé. Après avoir critiqué l’analyse officielle de la campagne de la
Wehrmacht de 1939 en Pologne, il avait été arrêté et déporté. Il fut libéré après le 20e Congrès du PCUS.
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Lorsque, le 22 juin 1941, la Wehrmacht se rue sur l’Union soviétique, elle est réputée
invincible, grâce à ses précédentes victoires et notamment celle remportée sur l’armée française, laquelle fut battue en moins de six semaines. Le mythe de la Blitzkrieg (« Guerre
éclair»)[6] était né: l’utilisation intelligente des chars et des avions d’assaut, habilement coordonnés, au service d’une manœuvre tactique classique de percée et d’encerclement fut érigée
abusivement en doctrine stratégique.
Les Allemands pensèrent qu’il suffirait d’appliquer cette recette à plus grande échelle, en
la répétant autant que nécessaire, pour abattre l’Armée rouge. Les premières semaines de
l’opération Barbarossa semblèrent leur donner raison. Dans une série de batailles d’encerclement, ils firent une hécatombe de chars et autres matériels, et des millions de prisonniers.
Staline fit fusiller quelques généraux. Les fuyards étaient abattus. Et l’Armée rouge alignait
sans cesse de nouvelles unités; aux espaces conquis succédaient d’autres espaces et le moral
du soldat allemand s’en trouvait ébranlé.
Mal renseigné sur les réserves soviétiques et le potentiel économique de l’URSS, Hitler
était persuadé que l’Armée rouge était anéantie – elle avait déjà perdu près de trois millions
d’hommes – et que le régime allait s’effondrer. Il n’était pas loin de la vérité; cependant
aucune bataille décisive n’avait été livrée.
Au lieu de foncer sur Moscou, comme le préconisait le général Halder, il détourna ses
divisions blindées vers l’Ukraine afin de conquérir les plaines à blé et de neutraliser les
troupes soviétiques – plusieurs millions d’hommes encore – qui auraient menacé les flancs
de la Wehrmacht. Cette décision ajouta un nouveau retard à celui qu’avait déjà pris l’attaque de l’URSS, en raison de la campagne des Balkans. Les pluies d’automne, la boue, puis
les rigueurs d’un hiver précoce ralentirent encore la Wehrmacht. Une avant-garde atteignit
les faubourgs de Moscou, mais une contre-offensive commandée par Joukov et menée en
partie avec des divisions ramenées de Sibérie bien équipées contre le froid, lui imposa une
retraite de 150 à 200 kilomètres.
La Blitzkrieg avait échoué, mais faute de moyens suffisants, l’Armée rouge ne put
exploiter sa victoire. La Werhmacht, retranchée dans de nouvelles positions, montra lors de
la campagne de 1942 qu’elle avait conservé sa puissance et sa capacité d’initiative.
Les succès et l’échec final de la Wehrmacht dans cette campagne de 1941 illustrent bien
les limites de la Blitzkrieg. Il y manque ce qui était au cœur des recherches des
Toukhachevsky, Triandafilov, Isserson: une réflexion sur le niveau intermédiaire entre le
niveau tactique, qui est celui d’une vision partielle, à court ou moyen terme, et le niveau
6. Le terme n’était pas nouveau. Lidell Hart en revendique la paternité. Il était du reste récusé par Hitler: cf. K. H.
FRIESER, Le mythe de la guerre éclair, Belin, 2004.
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stratégique, vue d’ensemble à long terme, prenant aussi en compte les objectifs définis par le
politique.
C’est sur ce niveau intermédiaire, dit opérationnel ou opératif, où se concrétisent les
rapports entre tactique et stratégie, où les moyens et les procédés de la première sont mis au
service de la seconde, que les théoriciens soviétiques avaient travaillé. De leur réflexion était
née la doctrine des opérations en profondeur et de la paralysie stratégique.
Disloquer, paralyser, tronçonner
L’objectif de l’art opératif ne saurait être ni de livrer l’impossible bataille décisive dans
laquelle serait anéantie l’armée adverse, ni de détruire successivement des unités ennemies,
ce qui reviendrait à détruire des éléments du système tout en laissant le système lui-même
pratiquement intact. Il doit être de disloquer et paralyser ce système. Il s’agit d’atteindre les
organes vitaux de l’armée ennemie (centres de commandement, de transmission, etc.) et de
la tronçonner pour séparer les éléments du système les uns des autres. Ce choc opératif sera
atteint par de vastes opérations en profondeur mettant en jeu de grandes unités blindées
accompagnées d’infanterie motorisée, soutenues par l’aviation tactique. Les points de résistance seront négligés et réduits par des troupes de deuxième échelon. Conjointement, les
nœuds et les moyens de communication sont bombardés, et des unités aéroportées viendront troubler les arrières de l’ennemi.
On comprend ici le sens du programme d’armement de Toukhachevsky. De la doctrine
de l’art opératif, Staline n’allait retenir que cet aspect. Mais, comme le rappelle Grigorenko,
l’outil ne suffit pas, encore faut-il des hommes capables de s’en servir dans la perspective
pour laquelle il a été conçu.
La bataille de France de 1940, durant laquelle la Wehrmacht aboutit à la paralysie stratégique de l’armée française, semble correspondre au schéma de l’art opératif. Ce n’est pourtant qu’une apparence. La victoire allemande s’explique par l’inefficacité du
commandement français, prêt pour une autre guerre, tombant dans le piège belge, dépassé
par la rapidité des actions et par l’absence de réserves stratégiques. Grâce à l’audace de généraux tels que Guderian, le Plan Manstein, audacieux par lui-même, avait obtenu un succès
au-delà de toute attente. Le désarroi politique s’ajoutant au désastre militaire aboutit à un
armistice sans qu’on ait tenu compte des possibilités qu’offrait l’espace stratégique de
l’Afrique du Nord.
Le hiatus entre le niveau tactique et le niveau stratégique, dans la pensée militaire allemande, ou plutôt sans doute dans celle de Hitler, est patent dans la campagne de Russie en
1941. Ébloui par les premiers succès tactiques, préoccupé par de nouveaux objectifs qu’il
considère comme stratégiques mais qui ne le sont que secondairement, Hitler néglige l’opération qui aurait pu atteindre un succès stratégique décisif: la prise de Moscou.
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STALINE ET L’ARMÉE ROUGE
Il est vrai que les Soviétiques disposant d’un espace de repli immense, le régime ne
s’étant pas effondré, et l’objectif d’Hitler d’atteindre la ligne Arkhangelih – Gorki –
Astrakhan étant au-delà des possibilités de la Wehrmacht, l’affaire n’eût pas été terminée
pour autant.
L’examen de la campagne de la Wehrmacht vers Stalingrad et le Caucase, en 1942,
montrerait, dans la «doctrine» allemande, le même hiatus entre le niveau tactique et le niveau
stratégique, et la sous-estimation de l’adversaire. Après une déroute initiale durant laquelle
beaucoup d’hommes furent sacrifiés pour ralentir l’avance allemande, les Soviétiques, cette
fois, choisirent une retraite stratégique pendant laquelle s’étiraient les lignes reliant l’adversaire
à ses bases, plutôt qu’une défense à tout prix face à une attaque en plein élan.
Comme l’écrit Jean Lopez: «la guerre se gagne par accumulation de victoires opératives,
pas par l’accumulation de succès tactiques ». La Wehrmacht s’épuisait en vain dans la
recherche de la bataille d’anéantissement, volait de succès tactique en succès tactique, sans
atteindre les objectifs stratégiques décisifs.
Redressement de l’Armée rouge et résurrection de l’art opératif
La doctrine de l’art opératif avait donc été enterrée. Le fait d’avoir élaboré une doctrine,
non orthodoxe, ou en dehors du Parti, n’apparaît pas dans les chefs d’accusation contre ces
chefs militaires. Il n’est question que de trahison et d’espionnage.
Staline pourtant connaissait cette doctrine. Il avait même, semble-t-il, suivi les débats la
concernant. En avait-il compris l’intérêt? Ou la trouvait-il gênante en raison de son caractère trop ouvertement agressif et allant ainsi à l’encontre de ses projets? En tout cas il n’en a
pas tiré de conclusion, même du seul point de vue de la défensive. Les textes qui la concernaient furent supprimés: il ne fallait garder aucune trace des «traîtres». De longues années
passèrent avant que les idées de l’art opératif reviennent plus ou moins clandestinement à la
surface et influencent l’organisation de l’Armée rouge.
La purge avait cependant épargné des officiers de valeur qui acquirent de l’expérience,
firent leurs preuves durant les combats de 1941 et 1942, et supplantèrent ceux de la vieille
école, Boudienny, Timochenko, écartés. Joukov[7] était parfaitement au courant de l’art
opératif. Les Tchouikov, Eremenko, Vatoutine, Vassilevski, Koniev, Chapochnikov,
Rokossowski (extrait du Goulag, comme tant d’autres, pour reprendre du service), etc.
avaient eux aussi compris les caractéristiques de la guerre à l’époque des moteurs.
La bataille de Stalingrad (septembre 1942-février 1943) avait nécessité le positionnement
secret et le maniement d’énormes masses d’hommes et de matériel, dont les généraux sovié-
7. Le général Grigorenko rappelle que Joukov avait une part de responsabilité dans les erreurs qui aboutirent à la
situation de 1941. S’il fit preuve de grandes qualités de chef, il ne fut pas économe de vies humaines.
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tiques s’acquittèrent brillamment. Mais cette bataille d’encerclement classique[8] laissait, malgré
la perte de la 6e armée, une Wehrmacht encore vigoureuse, comme le montrent l’anéantissement du corps blindé du général Varoutine en février 1943 et la reprise de Kharkov en mars.
En juillet 1943, pour venir à bout du saillant de Koursk et anéantir les troupes soviétiques qui s’y trouvaient, les Allemands, commandés par Von Manstein, appliquèrent leur
tactique favorite d’attaque en tenaille, celle même appliquée à Stalingrad par les Soviétiques.
Mais ils échouèrent devant la défense en profondeur établie avec minutie par ceux-ci.
Cette bataille, dans laquelle l’aviation joua un grand rôle, donna lieu au plus grand
affrontement de blindés de la guerre: les «Tigres» et leurs équipages prouvèrent leur supériorité sur les T 34 soviétiques. Ce fut pourtant, essentiellement, une bataille d’infanterie et
d’artillerie – la grande force de l’Armée rouge. Les pertes furent énormes des deux côtés,
mais cette bataille marqua pour la Wehrmacht la perte définitive de l’initiative. C’est le véritable tournant de la guerre à l’Est.
L’art opératif à l’épreuve
Ces deux batailles, cependant, ne relevaient pas de l’art opératif et c’est seulement en 1945
que l’Armée rouge put envisager de grandes opérations en profondeur dans l’esprit de cette
doctrine.
Face à une Wehrmacht affaiblie mais encore capable d’actions tactiques vigoureuses,
l’Armée rouge disposait, il est vrai, d’une énorme supériorité numérique en hommes et en
matériel. Cela a contribué à laisser dans l’ombre les qualités dont ont fait preuve les généraux soviétiques dans le domaine opérationnel. Si favorables que soient les circonstances,
organiser, diriger des opérations mettant en jeu des millions d’hommes, des milliers de
chars, de canons, d’avions, sur des centaines de kilomètres en profondeur et en largeur de
front suppose une réelle maîtrise.
D’autant plus qu’à côté de circonstances favorables, d’autres l’étaient moins:
❏ malgré l’apport américain, l’Armée rouge manquait de transport automobile. Les opérations en profondeur se trouvaient ainsi bridées pas l’insuffisance logistique;
❏ le commandement subalterne n’était pas toujours à la hauteur de la situation et le
système centralisé, la crainte des sanctions freinaient les initiatives individuelles, (contrairement à la Wehrmacht);
❏ enfin, après l’entrée en territoire allemand, une inimaginable indiscipline gagna la
troupe, souvent plus intéressée par le pillage et le viol que par le combat. On sait le rôle joué
par les textes d’Illya Ehrenbourg – éditorialiste à L’Étoile Rouge – qui étaient de tels appels à
8. Il est amusant de voir, dans le film d’Eisenstein, Alexandre Newsky (1938), préparer une manœuvre identique
pour battre les chevaliers teutoniques.
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la vengeance que Staline dut le calmer. Goebbels ne manqua pas d’exploiter ces horreurs,
certaines ayant été filmées grâce à la reprise par la Wehrmacht du village de Nemmersdorf,
occupé brièvement par l’Armée rouge.
Malgré cela, les grandes opérations de 1945 ont mis à l’épreuve avec succès la doctrine
de l’art opératif. L’opération Vistule-Oder, en janvier 1945, en est un parfait exemple.
Les Allemands, s’attendant à des manœuvres d’enveloppement – leur pratique favorite –, renforcèrent leurs ailes. Les Soviétiques attaquèrent au centre, fonçant droit devant
pour atteindre le cœur du système adverse. En dix-sept jours, malgré des réactions violentes
de la Wehrmacht, ils avancèrent de 300 à 600 kilomètres selon les axes, réalisant ainsi le choc
opératif, la dislocation de ce système.
En 1941, avec le même rapport de forces, cette fois en leur faveur, les Allemands avaient
réalisé une avance de la même ampleur en trois semaines, mais sans obtenir de victoire
décisive.
La défaite allemande était sans doute inscrite dans les objectifs délirants d’Hitler, dans sa
«philosophie» de l’homme supérieur, qui, par ses crimes, a retourné contre la Wehrmacht
des populations qui l’avaient accueillie favorablement. Pourtant, l’Armée rouge fut à
plusieurs reprises près de l’effondrement. Plus que les erreurs d’Hitler, plus que le «général
Hiver», la pression des commissaires politiques, et les mitrailleuses du NKVD, c’est d’abord
le patriotisme russe et la qualité d’un commandement renforcé par l’expérience qui ont
assuré son sursaut et la victoire.
Cela n’empêcha pas l’Armée rouge de conserver la réputation, soigneusement entretenue par certains historiens ou mémorialistes, d’une armée non seulement peu économe
en vies humaines – ce qui fut souvent vrai[9] – mais dont les victoires étaient dues à sa seule
supériorité numérique.
Après les grandes offensives de 1945, l’Armée rouge prit Berlin. La guerre était gagnée.
Non par l’URSS seule mais par le camp allié tout entier. Avant même l’ouverture du second
front, en Normandie, l’apport anglo-américain en nourriture et en matériel, les combats
en Afrique du Nord, en Italie, les bombardements des villes, des usines, des voies de
communication allemandes avaient largement aidé l’URSS et contribué au succès de ses
armes.
Mais en 1944, Staline, qui s’était déjà attribué le titre de maréchal, concentra entre ses
mains, en l’attribuant à la Stavka[10], la responsabilité de tous les fronts. Il mettait en place
9. Le pays capitaliste par excellence, les États-Unis, était plus économe des hommes (les boys) que le pays où
l’homme était dit le capital le plus précieux.
10. La Stavka était le commandement suprême de l’armée. Elle regroupait autour de Staline ses vieux compagnons
de la guerre civile partisans de la cavalerie, Vorochilov, Boudienny, Timochenko. Mais Staline saura écouter les
maréchaux Jukov et Vassilevski, ainsi que les grands généraux du front comme Chapochnikov et Antonov.
Le Front correspond au groupe d’armée. Il prend le nom du secteur où il opère.
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son image de chef victorieux, immortalisée par la séquence finale du film de Tchiaourelli,
La chute de Berlin, inégalable et inénarrable monument du culte de la personnalité.
L’homme responsable de la décapitation de l’Armée rouge, de sa déroute initiale, des
vingt millions de morts paradoxalement brandis comme un titre de gloire pour intimider
des alliés moins endeuillés, allait s’attribuer sans vergogne le mérite de la victoire.
Repères bibliographiques
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Karl-Heinz FRIESER, Le mythe de la guerre éclair, Belin, 2003
J.F.C. FULLER, La conduite de la guerre, Payot, 1963 et 2007
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Economica 2010; Stalingrad, la bataille au bord du gouffre, Economica, 2008 et Koursk, les quarante
jours qui ont ruiné la Wehrmacht (5 juillet – 20 août 1943), Economica 2008
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Bernard SCHNETZLER, Les erreurs stratégiques du IIIe Reich pendant la deuxième guerre mondiale,
Economica 2003
On pourra, bien sûr, se souvenir de Carl VON CLAUSEWITZ, De la guerre, Les éditions de minuit, 1955
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