Génétique des populations Michel Veuille 2015 EPHE Cours 1 De l’organisme au gène et à la population ou Pourquoi appelle-t-on cette science « génétique des populations »? Comme toute science, la génétique des populations s’est bâtie sur la base d’une rupture épistémologique avec le sens commun. C’est un domaine fondamental d’étude de l’évolution qui comprend: - Une théorie mathématique qui se développe de 1908 à 1932 après la redécouverte des lois de Mendel en 1900. Elle mène à la redécouverte de la sélection naturelle. - Une science expérimentale, d’abord par la génétique mendélienne, aujourd’hui par la génomique. C ’est un domaine appliqué à la gestion des populations qui comprend: - L’écologie moléculaire - la génétique de la conservation - La génétique agronomique et médicale Comprendre le devenir des gènes dans les populations n’est pas intuitif Il est tentant de les utiliser comme des marqueurs écologiques des individus en méconnaissant leurs propriétés à l’échelle de l’espèce. La génétique des populations occupe une place originale dans la hiérarchie de niveaux d’intégrations. Gène Organisme Population Elle n’a pas des propriétés qui « émergent » quand on monte de l’un à l’autre, mais elle combine ces trois niveaux de façon fonctionnelle et simultanée L’expression « génétique des populations » se réfère aux deux niveaux qui encadrent l’organisme Quand on dit « féquences géniques » (ou = fréquences alléliques), on se réfère en effet aux deux niveaux extrèmes: supérieur et inférieur à l’organisme Le message sera le suivant: c’est l’ organisme qui est adapté, mais ce sont les fréquences géniques qui évoluent. Dans ce cours, on verra comment la théorie évolutive est partie de l’organisme. On n’aura plus besoin de parler de l’organisme ensuite Tout commence avec Darwin en novembre 1859 A 50 ans il publie : l’Origine des espèces Question piège. Comment s’appelait la théorie de Darwin? Non, elle ne s’appelait pas théorie de l’évolution mais théorie de la descendance avec modification ou encore théorie de la sélection naturelle Elle n’évoque pas un fait brut mais un mécanisme Son premier dessin représentant l’origine d’espèces L’idée n’est pas que les espèces dérivent les unes des autres, mais qu’elles descendant d’ancêtres communs Darwin vers 1839, lorsqu’il conçut sa théorie. Il publia sa théorie 20 ans plus tard, après avoir accumulé des arguments Contrairement à ses prédécesseurs (Lamarck) ou ses contemporains (Haeckel), Darwin ne tire pas ses idées du tableau général de la nature, suggérant une généalogie, mais cherche à démonter le mécanisme à l’origine des variétés entre populations situées sur des îles différentes. THE ORIGIN OF SPECIES BY MEANS OF NATURAL SELECTION, OR THE PRESERVATION OF FAVOURED RACES IN THE STRUGGLE FOR LIFE C’est la justesse du mécanisme qui explique l’intérêt qu’a encore sa théorie en génétique des populations La sélection naturelle selon Darwin Elle comprend 3 éléments dans les termes utilisés par Darwin: 1. La lutte pour l’existence 2. La variation 3. "La survie des races favorisées", réexprimée plus tard comme la "survie du plus apte" La sélection naturelle selon Darwin En langage moderne : 1. La lutte pour l’existence 2. La variation 3. La survie du plus apte Excès reproductif Héritabilité des variations Survie différentielle des individus "Descendance avec modification" ou "survie des races favorisées" Arbre utilisé par Darwin dans l‘Origine des espèces pour illustrer la formation d'espèces nouvelles à partir des variations sélectionnées au sein d'une espèce ancestrale. Sa conception de la transmission des variétés est clonale, donc erronée. Descendance avec modification Aujourd’hui nous comprenons que la sélection porte sur les individus, mais que l’hérédité est portée par les gènes Un fait inintelligible du temps de Darwin: bien que l’hérédité soit un phénomène évident, aucun individu ne se reproduit semblable à lui-même. Pourquoi ? Est-ce le descendant qui est différent, ou est-ce le parent qui passe son temps à changer sous l’effet du milieu extérieur ? Dès 1868, Darwin fourvoie sa théorie en imaginant un mécanisme d’hérédité des caractères acquis, la Pangénèse. Le mendélisme naîtra en 1900 C’est en 1930, 70 ans après Darwin, que la génétique des populations réhabilitera la sélection naturelle. Examen des différents éléments entrant dans le mécanisme de sélection naturelle LUTTE POUR L’EXISTENCE Simple conséquence de l’excès de potentiel reproductif qui existe dans toutes les espèces, ne doit pas être confondue avec la sélection naturelle. Elle rend possible la survie différentielle. Seule, elle ne suffit pas à expliquer le parcours de l’évolution. L’excès reproductif est plus fort chez les saumons que chez les albatros, mais il n’y a pas de raisons de penser que les premiers évoluent plus que les seconds. Ce qui est important, c’est qu’il y ait un excès. ADAPTATION L’organisme comme objet de la sélection Du fait que c’est l’organisme qui est adapté, la sélection porte sur les individus L’organisme croît, survit et se reproduit. L(acquisition et le maintien de ces adaptations relève de l’écologie évolutive, qui prend l’organisme comme objet d’étude. Son adaptation a quatre grandes composantes: 1. 2. 3. 4. Un développement, permettant aux adaptations de se mettre en place les adaptations délimitant la niche écologique de l’organisme, dans laquelle il va puiser ses ressources. Une fertilité plus ou moins élevée, qui lui permet d’équilibrer l’utilisation de ses ressources entre propagation et survie Un comportement reproductif, qui inclut la capacité à trouver une partenaire et à assurer le bon développement de sa descendance. Reproduction Phase diploïde Phase haploïde Maturité sexuelle Développement Départ et arrivée L’organisme comme spécialiste de son propre environnement 1. Être capable de s’orienter et trouver ses ressources dans le milieu Le comportement comme constituant de l’adaptation 2. Reconnaître les espèces consommables, éviter les espèces prédatrices, reconnaître les compétiteurs de même espèce reconnaître les partenaires sexuels de même espèce S’adapter, c’est opter pour certaines stratégies: 1. communication Attirer Se cacher Surprendre S’adapter, c’est opter pour certaines stratégies: 2. Utilisation des ressources Deux histoires de vie différentes : se perpétuer ou se reproduire Notion de trade-off S’adapter, c’est opter pour certaines stratégies: 3. Choix entre plusieurs stratégies reproductives Reproduction du fraisier 3 façons de se reproduire Ovules fraises Pollen fertilisation d’ovules Stolons reproduction asexuée utiles dans des contextes écologiques différents Pour sa propagation, la plante utilise les trois modes de « reproduction » 1. Fruits : fondation de nouvelles populations: transport par les vertébrés. La fruit ne transporte que la moitié des gènes du parent, mais la colonisation de l’espace produira une nombreuse descendance 2. Stolons : expansion dans l’espace colonisé. La tige transmet tous les gènes du parent 3. Pollen : flux génique entre populations: transport par les insectes. Chaque grain de pollen ne transporte que la moitié des gènes du parent, mais le rétablissement d’une diversité génétique est avantageux. Notion de variation entre individus: Polymorphisme et variation quantitative Exemples de polymorphisme : variations qualitatives au sein des espèces: escargots des haies (Cepaea nemoralis) , coccinelle asiatique (Harmonia axyridis). Définitions: - On appelle population un groupe d’organismes se reproduisant entre eux pour former une même communauté reproductive. - On appelle polymorphisme l’existence de plusieurs formes discrètes au sein d’une même population. Polymorphisme génétique (Cepaea) « Polymorphisme » s’oppose à « monomorphisme » 0 0 2 2 4 4 6 6 8 8 Ne pas confondre polymorphisme et variation quantitative -4 -2 0 2 4 Ici, il y a variation continue -4 -2 0 2 4 Ici, il y a dimorphisme Polymorphismes non-génétiques Il y a un déterminisme génétique à ces variations, mais elles ne correspondent pas à des allèles alternatifs. Dans le cas du dimorphisme de caste, c’est l’environnement social qui détermine des voies de développement différentes. Dans le cas du dimorphisme phasaire, c’est la saison. polymorphisme de caste polymorphisme phasaire log(y) = a.log(x)+b log(y) log(x) La variation de forme peut résulter de la croissance différentielle, ou allométrie. La variation quantitative peut aussi masquer l’existence de deux programmes différents de développement Polymorphismes non-génétiques Il y a un déterminisme génétique à ces variations, mais elles ne correspondent pas à des allèles alternatifs. Dans le cas du dimorphisme sexuel, il est parfois dû à un génotype particulier, mais pas chez tous les organismes. Le sexe peut dépendre d’un gène ou d’un chromosome déclencheur (système XY), du contexte social ou environnemental, ou de l’âge. Poisson perroquet Chlorurus sordidus Jeune adulte (femelle) dimorphisme sexuel Phase terminale (mâle) Ne pas confondre polymorphisme et variétés géographiques (polytypisme) Différentes variétés locales de Morpho rhétenor (Amérique du sud) De 1859 à 1930 Soixante dix-ans de divorce entre théorie de l’évolution et hérédité Le mécanisme de l’hérédité biologique était inconnu à l’époque de Darwin. Son livre de 1868 sur la variation encouragera les recherches sur ce sujet Mais quelle idée avait-on de l’hérédité biologique au milieu du 19ème siècle ? Philippe IV et Charles II d’Espagne Georges Bush père et junior La simple observation des générations renforce l’idée d’une hérédité biologique, mais la notion de généalogie est trompeuse On constatait qu’un descendant ressemblait peu ou prou à chacun de ses parents. On pensait qu’un enfant était intermédiaire entre ses parents au moment de la conception, avec une influence parfois plus marquée de tel parent ou de tel grand parent. L’idée la plus commune était l’hérédité de mélange : un descendant était un mélange des traits de ses parents ♀ ♂ Cela fut un argument contre la théorie de Darwin : Les variations devaient s’annihiler mutuellement par mélange. La sélection devenait impossible La théorie de Darwin était ruinée. Conséquence de l’hérédité de mélange: l’uniformité Une conception fausse de l’hérédité : l’hérédité de mélange (Blending inheritance) La conception juste de l’hérédité, dite « particulaire » Dans son livre de 1868 sur la variation, il exprima l’hypothèse de la pangénèse: la variation naissait pendant le développement et devenait héréditaire. Elle était donc constamment renouvelée. Pangenesis According to this hypothesis, every unit or cell of the body throws off gemmules or undeveloped atoms, which are transmitted to the offspring of both sexes, and are multiplied by self-division. They may remain undeveloped during the early years of life or during successive generations ; their development into units or cells, like those from which they were derived, depending on their affinity for, and union with, other units or cells previously developed in the due order of growth. 1871, p. 280 Le monde scientifique était désormais acquis à l’idée d’évolution, mais la théorie de la sélection naturelle semblait superflue. Elle devint une idée minoritaire, les biologistes devenant en majorité néo-lamarckiens On poursuivit des expériences pour découvrir les mécanismes de l’hérédité. En 1900 on redécouvrit les lois de Mendel (énoncées en 1865), la "génétique" fut créée en 1905, et les notions de "gène" et d’"allèle" en 1909. Il fallut trente ans pour que l’on découvre que la génétique mendélienne était compatible avec la théorie de Darwin. Pendant cette période, la génétique des populations fut essentiellement une science théorique (mathématique) Le premières investigations expérimentales commencèrent en 1932 en France, et les premières investigations dans la nature en 1924 en URSS (vite arrêtées) et en 1936 en Amérique Ronald Fisher John BS Haldane Sewall Wright Puis (1936) Gustave Malécot Philippe L’Héritier Georges Teissier Tchetverikov Th. Dobzhansky En 1936 Dobzhansky redéfinit l’évolution des espèces comme un "changement dans la fréquences des gènes" La sélection naturelle fut alors réhabilitée, et devint l’idée dominante en évolution en 1940 avec la "nouvelle synthèse". Ernst Mayr Georges G. Simpson Julian Huxley The genetical theory of Natural Selection (1930) « L’hérédité particulaire diffère de l’hérédité de mélange par un facteur encore plus important. Il n’y a pas de tendance à la diminution de la variabilité. (..) [le hasard] comme cause de la diminution de la variance héréditaire est excessivement petit, comparé au taux d’une diminution de moitié en une ou deux générations d’hérédité de mélange » Le hasard, quand l’hérédité est particulaire, est donnée par la variance binomiale. La variation n’est donc pas entièrement conservée d’une génération à l’autre dans une population de taille finie 1 Véch = V pop 1 − n Ronald Fisher Proportions mendéliennes : (1) génotypes X Parents X F1 F2 ¼,½,¼ Proportions mendéliennes : (2) phénotypes X X Parents F1 X X F2 ¼,½,¼ ¾,¼ offspring Mid-parent a' b’ b a Etapes de l’étude du polymorphisme De 1924 à 1965: étudié avec des systèmes mendéliens de rencontre : la théorie se met en place, mais peu de conclusion générale sur l’évolution De 1966 à 1982: étudié par le polymorphisme des protéines: première grande généralisation : le modèle neutre Depuis 1983: étudié par le polymorphisme de séquence de l’ADN : génomique évolutive Pourquoi dit-on "génétique des populations" ? Pour montrer qu’on a des idées larges? Par nécessité ? Descendance attendue de l'escargot jaune (homozygote jj) dans une population où l'allèle "coquille jaune" (récessif) est à la fréquence de 75 % (à gauche) et à 25 % (à droite). Première conclusion: la ressemblance de ce parent avec ses descendants dépend de la population ! En fait, elle dépend des fréquences alléliques dans la population Génotype des parents Descendance de chaque type parental jj jR RR 20 80 0 ↓ ↓ ↓ jj 12 24 → 36 jR 8 40 → 48 16 → 16 → 36 RR Génotype des parents Descendance de chaque type parental jj jR RR 36 48 16 ↓ ↓ ↓ jj 21,6 14,4 jR 14,4 24 9,6 → 48 9,6 6,4 → 16 RR Génotype des descendants Génotype des descendants Deuxième conclusion: aucun parent ne se reproduit identique à lui-même, mais la population le fait En fait, les fréquences allélique produisent perpétuellement les mêmes fréquences génotypiques Donc en génétique des populations : - La transmission d’un caractère d’une génération à l’autre dépend des fréquences alléliques (donc du reste de la population). - À chaque formation du zygote, les génotypes des descendants sont en proportions définies par l’état de la population. On veillera à ne pas confondre deux concepts clés: - Fréquences alléliques Fréquences génotypiques La conception moderne de l’évolution Liens entre individu, population, gène 1. La sélection porte sur les individus (zygotes ou gamètes). L’adaptation est à ce niveau 2. L’héritabilité des caractères est une propriété des populations. Elle détermine à quel point un descendant ressemble à son parent 3. L’évolution est une modification de la fréquence des gènes 4. La population se perpétue semblable à ellemême, non pas parce que les individus engendrent des individus semblables à eux-mêmes, mais parce que les mêmes fréquences alléliques engendrent les mêmes fréquences génotypiques