Ecole doctorale de dauphine DRM M&O La dynamique sociomatérielle des logiques institutionnelles dans la profession médicale THÈSE pour l’obtention du titre de Docteur en Sciences de Gestion (Arrêté du 7 août 2006) Présentée et soutenue publiquement par Hélène Lambrix JURY Directeur de thèse: Mr François-Xavier de Vaujany Professeur à l’Université Paris-Dauphine Rapporteurs : Mme Eva Boxenbaum Professeur à l’Ecole des Mines de Paris Mme Hélène Rainelli Weiss Professeur à l’EM Strasbourg Suffragants : Mr Bernard Leca Professeur à l’Université Paris-Dauphine Mr Philippe Monin Professeur à l’EM Lyon Le 15 Juin 2015 1 Résumé Au travers d'une étude de cas unique et interprétative de la profession médicale, cette thèse propose d'étudier l'usage des artefacts dans la dynamique conjointe des logiques institutionnelles. Pour comprendre la façon dont le changement s'opère, nous avons suivi l'institutionnalisation d'une nouvelle logique émergente. Des médecins généralistes légitiment leur rôle dans le champ médical par la création d'un mouvement social à la croisée de plusieurs mondes : une logique professionnelle et une logique basée sur l'évidence. Après avoir rassemblé les différents objets épistémiques mobilisés (Knorr-Cetina, 2001), une analyse biographique d'une cinquantaine de médecins a été réalisée par le biais du cycle herméneutique (Bleicher, 1980 ; Myers, 2013). L'originalité de ce travail se fonde sur l'approche sociomatérielle des pratiques (Orlikowski, 2005) perçues à la fois comme des traceurs du changement et comme des "performateurs" du changement. Dans le premier cas, d'un point de vue méthodologique, il est possible de faire émerger plusieurs logiques institutionnelles (Friedland, 2012) en analysant l'évolution des objets utilisés par les médecins dans le temps (Gherardi, 2012) pour comprendre l'agencement des acteurs au cours du changement institutionnel (Lounsbury & Crumley, 2007). Dans le second cas, et à portée théorique, la compréhension de la performativité des objets fournit des explications conceptuelles quant à la propagation d'une logique (Orlikowski & Scott, 2008). Nous explicitons le rôle des énoncés performatifs d'Austin (1962) dans le changement de choix de logique chez les individus à travers une nouvelle notion : le déclic. Mots clés : logiques institutionnelles, sociomatérialité, profession médicale, mouvement social herméneutique Abstract This research is in depth interpretative case study looking at the raised of contesting practices in the medical profession. In the 1970s, a social movement emerged in France defending the return of professional values that have been absorbed by the prevalent managerial logic. Actors shaped an innovative ‘hybrid’ logic (Reay & Hinings, 2009) setting in between professional and evidence-based of medicine logic (Mendel & Scott, 2010). This study explains how a social movement have challenged successfully the dominant logic, and how the vision came to be incorporated into the field configuration. A large amount of qualitative data were collected via interviews, archives, and ethnography, and analysed with hermeneutics cycles methodology (Bleicher, 1980; Myers, 2013). I created fifty biographies and focused on the different epistemic objects professionals were using to defend and diffuse the project (Knorr-Cetina, 2001). The contribution of analysing sociomateriality in the process of change is twofold. Theoretically it explained the performative dimensions of a transformation of logic (Orlikowski, 2005). Methodologically it offers new possibilities for identifying institutional logics in a field (Thornton et al., 2012). Findings allow me to illustrate the Austinian perspective of performativity which highlights the formal cooperation between actors (Austin, 1965). Keywords: institutional logics, socimateriality, medical professional, social movement, hermeneutics 2 L’Université n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses : ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs 3 4 À Ange, 5 6 Remerciements De toutes les parties, c’est de loin ma préférée ! Les quelques mots au préambule des thèses sont remplis d’émotions. Ils en disent long sur le chemin parcouru et la personnalité du doctorant. Beaucoup s’expriment à travers des métaphores. Le plus souvent, ils évoquent un voyage, une plante, parfois un bébé...La thèse, pour moi, c’était comme un concours de danse. Je désire exprimer ma gratitude à ceux qui m’ont donné le bon tempo ces trois années et demi durant. Le style : Comme dirait celui à qui j’adresse ma plus grande reconnaissance, « c’est la partie Rock’n Roll ». De Barcelone à Londres, en passant par Skype et tout récemment Whats’app, je remercie chaleureusement François-Xavier de Vaujany de m’avoir transmis sa passion. Merci d’avoir fait le pari de me guider ; d’avoir orienté mon travail ; de m’avoir soutenue dans les moments de doute, de stress et de tristesse ; et de me considérer en toutes circonstances comme celle avec qui tu travailles, avant celle que tu diriges. Si les mails commençaient toujours par "Tu es où ? Il fait beau ?", ils se terminaient par des conseils avisés, des (re)centrages, et un smiley ! J’espère que ça durera. Le jury : Je souhaite également exprimer ma gratitude à Eva Boxenbaum et Hélène Rainelli-Weiss en me faisant l’honneur d’accepter d’être les rapporteuses de la thèse. Je remercie Philippe Monin d’avoir accepté de participer à l’évaluation de ce travail. Enfin, mes sincères gratitudes vont également à Bernard Leca - à qui je dois une chasse à l’œuf - pour m’avoir mis sur la bonne piste et m’avoir soufflé d’excellentes idées lors de la pré-soutenance. Les accessoires : Durant les trois premières années, j’ai eu la chance de bénéficier du soutien de la fondation Dauphine, et plus particulièrement de la chaire Intelligence Economique et Stratégie des Organisations (IESO). J’ai appris au contact de Stéphanie Dameron une facette importante du travail de chercheur : la valorisation. Un grand merci à elle pour son professionnalisme et sa rigueur, à toute l’équipe de la fondation pour leur aide et leur confiance. Mes profonds remerciements s’adressent particulièrement aux partenaires pour leur disponibilités et échanges de fond. La thèse ne serait rien sans l’existence de médecins révoltés qui m’ont gracieusement ouvert l’accès au monde indépendant. Les anonymes se reconnaîtront, et un grand merci à la sociologue Géraldine Bloy, et à l’économiste Anne-Laure Samson pour les discussions enrichissantes et passionnantes. Les décors : Tout au long du parcours de thèse, j’ai bénéficié d’un environnement de recherche motivant et privilégié. J’aimerais saluer d’abord l’ensemble des chercheurs de M&O pour leurs conseils et accompagnements. Je remercie Jean-Pierre Ségal et Jean-François 7 Chanlat pour s’être relayés dans l’animation des ateliers doctoraux ; Pierre Romelaer et Norbert Alter, pour leurs commentaires inspirants. Christophe Elie-dit-Cosaque, Anouck Adrot, Charlotte Fillol et Sylvie Rolland pour m’avoir fait confiance lors des enseignements au sein de leurs programmes respectifs. A Isabelle Walsh pour m’avoir initié à la théorie enracinée. Merci profondément à Florence Parent et Rachida Daif-Allah pour leurs dévouements et sympathies. Je saisis l’occasion pour exprimer mes amitiés à Nathalie Mitev qui m’aura accueillie longtemps comme "visiting student", jusqu’à ce que le badge ne passe plus ! Un grand merci pour m’avoir introduit au monde académique anglo-saxon à sa manière ; et pour tous les moments de fou rire qu’on a pu avoir sur le toit de la LSE, avec cette vue incroyablement moche. J’ai pu faire de très belles rencontres à l’occasion d’un séjour à Cass Business School, grâce à Stefan Haefliger, Jean-Pascal Gond, et Laure Cabantous. Une fois encore, j’ai découvert un environnement de recherche foisonnant, sans interruption, et plein de liberté. I have met there amazing people, such as Katarzina, Juana and Christelle. The back stage: Thanks to the Departement of Management from UCL for their support over the last few months. A warm thanks to Kenny and the FAT’s cohort: Alan, Daphne, Laura, Lynsie, Michael, Peter, Sarah, Suzanna and Simon for making those hard moments enjoyable. I thank you all for welcoming me and being so supportive. I really like to thanks also the EM Lyon PhD workshop organisers. I had an intensive moment at Chamonix in March 2014: three full days of skiing, research and papers development sessions and passionate discussions with amazing students. Thanks to Bernard Forgues, Phillippe Monin, Ignasi Marti, Eero Vaara, Marie-Laure Djélic and all others for their precious feedbacks. Les partenaires : Une pensée particulière va à Wifak Gueddana. Merci pour son temps, son épaule, les longues pauses-café, qu’elle ne boit jamais jusqu’au bout, des attentions quasi quotidiennes, les nombreuses balades et tours dans la ville, à vélo, à pied ou en poussette. Je tiens à témoigner mes sincères amitiés à mon « jumeau » de thèse : Pierre Laniray. Tant à Paris qu’à Londres, j’ai toujours pu compter sur son aide, sa bonne humeur et ses conseils. A nos répétitions de dernière minute, aux incompréhensions partagées de la sociomatérialité, et aux futurs projets de recherche. Mes profondes amitiés vont également à Anthony Gour, avec qui tout a commencé, un jour d’été à la prestigieuse maison des polytechniciens. Je me souviendrai des (très) longs moments de discussion devant des portes, à propos du travail, du doctorat, de la suite, et surtout de la vie ! J’adresse un salut particulier à mes chères collègues Anne Vancaelemont et Najma Saidani qui m’ont accompagnée tout le long du parcours de recherche. Almost there mates ! Le mouvement : Une mention spéciale à ceux qui m’ont et qui vont m'emboîter le pas. Un grand merci aux doctorants et anciens doctorants de M&O, aux anciens des masters 128 8 et 101 (dont je suis devenue alumni de fait) : Fabrice, Sakura, Raphael, Pierre, Vaïté, Léa, Maazou, Josiane, Guillaume, Alexandre, Eliel, Jean-Yves, Alexandre, Diana, Ludwig, Julie, à ceux qui nous ont rejoint récemment Christine, Oriane, Alexis et Mathilda. « Si tu ne viens pas à Dauphine, Dauphine viendra à toi », un grand merci à Mélia, Laura et Anouk d’avoir apporté un bout symbolique de Dauphine à Londres. Mes pensées vont également à mes collègues de MOST Hélène Péton pour m’avoir introduit à la théorie néo-institutionnelle et Mélissa pour sa compagnie à Vienne. Pas de bourrée : J’exprime tout mon respect aux petites mains délicates qui sont passées pour éliminer les fautes que j’aime tant laisser traîner derrière moi. A Julie pour ton courage, à ma mère pour son sens instantané de l’organisation, à Elizabeth pour sa rigueur, à Jean-Yves et François-Xavier qui s’y sont mis à la dernière minute. A mon frère Pierrot, à mon père Papou pour m’avoir encouragé comme ils le pouvaient. A Monique, Donatien, Gabrielle et Marie d'être restés présents tout le long. La flamme : Enfin, au plus profond de mon cœur, cette danse est dédiée à Ange. Merci de m’avoir encouragée à me dépasser ; merci pour ta confiance ; ton soutien. À la to do list qui nous attend. 9 10 Sommaire Introduction Générale ........................................................................................................21 Plan de thèse ......................................................................................................................32 Partie 1 : Revue de littérature ............................................................................................36 Chapitre 1 : Le changement institutionnel dans le champ médical ...........................37 1.1 Apparition d’acteurs corporatifs dans le champ médical ......................................39 1.1.1 Les acteurs du champ médical................................................................40 1.1.2 Liens formels entre les acteurs du champ médical en France .................41 1.1.3 Liens informels entre les acteurs du champ médical en France ..............43 1.2 Les logiques institutionnelles du champ médical .................................................46 1.2.1 La logique professionnelle ......................................................................47 1.2.2 La logique étatique..................................................................................48 1.2.3 La logique managériale et de marché .....................................................49 1.2.4 La prochaine logique, la logique incrémentale ........................................51 1.3 Les mécanismes de gouvernance du champ médical .........................................51 1.4 Le changement institutionnel dans le champ médical ..........................................53 Synthèse du chapitre 1 ......................................................................................................60 Chapitre 2 : Les activités des acteurs collectifs au sein des logiques institutionnelles .........................................................................................................................................62 2.1 Les éléments conceptuels de cadrage ................................................................64 2.1.1 Les logiques institutionnelles...................................................................64 2.1.2 Les ressources .......................................................................................67 2.1.3 Les acteurs .............................................................................................69 2.2 La dynamique de transformation opérée par le changement identitaire et la légitimation ...................................................................................................................71 2.2.1 Définir une identité collective...................................................................72 2.2.2 Légitimer le projet ...................................................................................74 2.3 Avantages et limites du modèle dans l’application au champ médical .................75 2.3.1 Les avantages du modèle dialectique de changement ............................75 2.3.2 Les limites du modèle .............................................................................76 2.4 Formulation de questions de recherche ..............................................................79 Synthèse du chapitre 2 ......................................................................................................81 Chapitre 3 : Les aspects sociomatériels du changement institutionnel ....................82 3.1 Les objets épistémiques dans la profession médicale .........................................83 3.1.1 Les incertitudes médicales ......................................................................83 3.1.2 Faire disparaître les incertitudes avec des objets de la connaissance.....85 3.2 La sociomatérialité dans les institutions ..............................................................87 3.2.1 Objets porteurs de sens ..........................................................................88 3.2.2 Fonction performative de la pratique matérielle .......................................90 3.2.3 Applications empiriques dans la théorie de changement néo-institutionnelle .................................................................................................................................94 Synthèse du chapitre 3 ....................................................................................................102 Partie 2 : Méthodologie ....................................................................................................103 Chapitre 4 : Un design de recherche interprétatif pour étudier la sociomatérialité dans les logiques institutionnelles.......................................................................................106 4.1 Phase 1 : Design général et sa pertinence ........................................................107 4.1.1 La pertinence de l’étude de la profession médicale ...............................107 11 4.1.2 Le protocole spécifique à cette recherche .............................................114 4.1.3 Le codage des données façon « Théorie Enracinée » ..........................121 4.2 Phase intermédiaire de lecture ..........................................................................124 4.3 Phase 2 : Analyse des données ........................................................................125 4.3.1 La typologie des logiques institutionnelles.............................................125 4.3.2 L’analyse herméneutique ......................................................................126 Synthèse du chapitre 5 ....................................................................................................135 Chapitre 5 : Contexte empirique .................................................................................136 5.1 Evènements et scandales à répercussion .........................................................136 5.1.1 Thalidomide, dangerosité des médicaments .........................................137 5.1.2 Vioxx : vers une clarification de la régulation des médicaments ............138 5.1.3 Le médiator, émergence de controverses dans la société française .....139 5.2 Emergence d’associations et de revues indépendantes anti-pharma ................140 5.2.1 Syndicat ................................................................................................140 5.2.2 Association de formation continue UNAFORMEC .................................140 5.2.3 Formindep.............................................................................................141 Partie 3 : Résultats ...........................................................................................................144 Chapitre 6 : La coexistence de plusieurs logiques de prescription dans la profession médicale ........................................................................................................................146 6.1 La multiplicité des logiques professionnelles chez les médecins français depuis 1975 ...........................................................................................................................148 6.1.1 La logique de laboratoire.......................................................................149 6.1.2 La logique indépendante .......................................................................151 6.2 Le Choix de sa logique de prescription en début de carrière professionnelle ....161 6.2.1 Début de carrière du Dr L......................................................................161 6.2.2 Début de carrière du Dr I.......................................................................166 6.3 Le choix de logique ...........................................................................................176 Synthèse du chapitre 6 ................................................................................................182 Chapitre 7 : Le rôle de la sociomatérialité dans le détournement de l’attention des acteurs ..........................................................................................................................183 7.1 L’observation d’un déclic ...................................................................................184 7.2 L’attention centrée sur les contradictions de ressources et pratiques ................189 7.3 L’attention centrée sur la matérialisation des éléments symboliques de la logique ...................................................................................................................................192 7.3.1 Construction identitaire de la nouvelle logique ......................................192 7.3.2 Schémas cognitifs, ................................................................................194 7.3.3 Un symbole identitaire...........................................................................195 7.3.4 Une source de légitimation externe .......................................................196 7.4 L’attention centrée sur la matérialisation de la logique ......................................197 Synthèse du chapitre 7 ................................................................................................200 Chapitre 8 : La non-intentionnalité du changement de logique ...............................201 8.1 L’utilisation des technologies dans la profession médicale ................................202 8.2 Les moteurs de recherche.................................................................................203 8.2.1 La technologie de calcul de référencement naturel ...............................204 8.2.2 Comment fonctionnent les moteurs de recherche ? ..............................205 8.2.3 Expérimentations ..................................................................................207 8.3 La structure des réseaux sociaux ......................................................................212 8.4 Manipulation des objets.....................................................................................214 Synthèse du chapitre 8 ................................................................................................216 12 Discussion : une lecture de l’énoncé performative du changement institutionnel .....217 1. Articulation théorique de la sociomatérialité dans la dynamique conjointe des logiques institutionnelles ............................................................................................218 1.1. Configuration du champ médical ...................................................................218 1.2. Bricoler un projet pressionnel autour d’un objet épistémique .........................220 1.3. Impliquer les autres acteurs dans la logique ..................................................223 2. Interprétation des objets dans l’action collective ...............................................224 2.1. Etudier la discursivité de l’action....................................................................226 2.2. Le déclic comme approche performative Austinienne des logiques institutionnelles ...........................................................................................................227 3. Contributions ........................................................................................................230 3.1. Contributions théoriques ...............................................................................230 3.2. Contributions méthodologiques .....................................................................233 3.3. Contributions managériales ...........................................................................233 4. Limites ...................................................................................................................235 Conclusion générale ........................................................................................................237 Perspective de recherche future ....................................................................................238 Liste des abréviations .........................................................................................................241 Liste des figures .................................................................................................................243 Liste des tableaux ..............................................................................................................245 Bibliographie ......................................................................................................................247 Annexes .........................................................................................................................258 Annexe 1 : Contestation de l’industrie pharmaceutique par les médecins...........................259 Annexe 2 : Les méthodes de recherche appliquées par les auteurs de logiques institutionnelles .........................................................................................................................264 Annexe 3 : Liste des auditions menés au Sénat .................................................................268 Annexe 4 : Liste des objets épistémiques ...........................................................................274 Annexe 5 : Les chartes du formindep et de Prescrire .........................................................278 13 14 Oui, le moment est arrivé de dire : jamais plus ! Simone de Beauvoir 15 16 Quelque part en France... Jaddo Le 22 octobre 2008 Il faut dire que tout le monde l’avait déjà fait. C’était un peu mode, ça en jetait. Ça faisait « grande ». On avait épié les plus vieux, et c’était un peu le rituel de passage dans la vie à grande personne. Et puis ça aurait été vexant que je dise non, quand tout le monde disait oui. Ça aurait fait pimbêche. Alors, je disais oui. Ça ne m’enchantait pas franchement, et il faut bien avouer que je m’ennuyais sec. Et puis je me sentais un peu sale. Mais c’était fait, j’étais comme tout le monde, et je ne me faisais pas remarquer. J’avais décidé de le faire en pensant à autre chose, et ça me simplifiait la vie. Et puis, un jour, j’ai pris assez d’assurance pour oser dire non. Justement parce que j’étais assez grande pour avoir l’audace de le faire. Ça a fait parler, forcément. Ce n’était pas franchement malvenu ou impoli ; c’était juste incongru. Et complètement inhabituel dans un milieu où c’était tellement banal. J’étais devenue : « L’interne qui ne reçoit pas les labos ». (tambours) C’était un peu dur, parfois, de refuser LA lampe à regarder les pupilles que je piquais à tous mes co-internes en me jurant de trouver le temps pour aller m’en acheter une bien à moi. Les deux seules entorses que je me suis accordée ont été quelques petits pains abandonnés qui restaient dans la salle de détente vide, quand personne ne regardait ; et une poignée de stylos quand j’étais en rade. Mais, et j’y tiens, toujours chourée dans la poche d’un collègue, et jamais à la source. Ah, et oui, ma fidèle règle à ECG que-tous-les-cardiologues-ont-la-même-et-qu’elle-est-lamieux-mais-que-c’est-dommage-y-en-a-plus (la jaune fluo transparente, pour les connaisseurs) ; mais celle-là, je l’avais reçue de « mon externe » quand j’étais P2. Autant dire que ça ne comptait pas. Je n’ai pas beaucoup de mérite. J’ai été profondément aidée par ma première rencontre avec Le Médecin, qui, non content de m’avoir soufflé ma vocation, m’a appris à peu près toutes les choses importantes que je sais aujourd’hui, et par ma première rencontre avec un couple de visiteurs médicaux, qui m’a confirmé au moins une partie des choses importantes que je sais aujourd’hui. J’ai eu la chance de tomber sur Laurel et Hardy. Laurel, c’était le grand, naturellement, qui écoutait d’une oreille attentive les débuts hésitants du petit. Le petit, tout petit qu’il était, n’était pas encore très bon. On aurait dit un joli magnétoscope, avec une jolie bande et un joli sourire plein de dents. Il prenait une grande inspiration, et il commençait sa tirade, qu’il poursuivait jusqu’au moment crucial du manque d’air. Il me faisait tendrement penser à Nicolas, mon très bon copain pas très fort de l’école, au CE1. 17 « Unefourmidedisuimètre-Havecunchapeausurlatête-Canéxisteupa !-Canéxisteupa !« … A la fin, ils nous ont sorti de leur jolie sacoche-Mary-Poppins un joli ordonnancier, pour nous faire gagner du temps, avec le Fosavance déjà prescrit, tous les conseils de prise déjà écrits, et plus que le tampon à mettre en bas à gauche. Vraiment sympas de nous épargner tant de peine. Du coup, donc, j’ai appris à dire, avec, moi aussi, toutes mes dents : « Ah, merci beaucoup, mais je suis désolée, je ne reçois pas les visiteurs médicaux. » Il me regardait d’un œil arrondi, et, très professionnel, ne se départait pas un dixième de seconde de ses sourires émail diamant super white granules actives qui pouvaient se prévaloir de la co-signature de l’union française pour la santé bucco-dentaire. Il jouait la carte « Je respecte tout à fait ça, mais ça m’intrigue, expliquez-moi donc pourquoi ? » Au début, j’étais un peu gênée. Désolée, même, de la même désolation que j’ai pour les gens qui appellent pour vendre une chouette cuisine Mobalpa pendant qu’on est en train d’essayer de ne pas foirer la cuisson des pâtes. On l'envoie bouler en se sentant vaguement coupable envers le pauvre employé dont le seul tort est de faire son boulot. Alors je me justifiais : « J’essaie de rester indépendante, vous comprenez, je me forme ailleurs, je suis abonnée à des revues… » Alors il m’expliquait que c’était très bien d’être indépendante, qu’il ne demandait que ça, que je sois indépendante, et qu’il voulait juste me donner les informations nécessaires à mon indépendance. Alors je bredouillais que oui, peut-être, mais que c’était comme ça, que j’étais désolée, que ce n’était pas personnel. Il redoublait de dents, en disant qu’il comprenait très bien. Il revenait me voir la semaine suivante en disant qu’il se souvenait bien de ce que j’avais dit, qu’il n’allait pas m’embêter, mais qu'il avait juste un chouette livre sur la prise en charge des urgences chirurgicales et qu’il me le donnait sans me parler, juste comme ça sans que j’ai à m’inquiéter. C’était fatigant. Et, un jour que j’étais particulièrement fatiguée, avec l’envie d’à peu près tout sauf de recommencer l’éternel bi-monologue, je me suis entendue répondre à l’éternelle question : - « Ah, tiens ?! Mais pourquoi ? » : - Mon grand-père s’est fait écraser par un visiteur médical. L’œil que je croyais déjà arrondi a atteint des proportions jamais imaginées. Simple ; décisif ; implacable ; jouissif. Depuis, c’est ma phrase fétiche. L’essayer c’est l’adopter. 18 Autre part en France Loi santé : « certains services ne tourneraient pas sans l’argent des labos » L’Assemblée nationale doit voter, mardi 14 avril, le projet de loi sur la santé. L’un des amendements adoptés par les députés contraindra les laboratoires à révéler le montant des contrats qu’ils ont conclus avec des professionnels de santé. Cette information sera publiée dans la base de données publique Transparence-santé, créée en 2013 par un décret baptisé « Sunshine Act », et dans laquelle figurent déjà les « avantages » consentis par les industriels aux médecins et pharmaciens (repas, billets de train et d’avion, frais d’inscription aux congrès, etc.). Cette base révèle, par exemple, que le docteur Thierry Harvey, chef de la maternité des Diaconesses, a perçu entre le 1er janvier 2012 et le 31 décembre 2014 un peu moins de 1 400 euros d’« avantages » de la part de différents groupes pharmaceutiques (dont Bayer, MSD, Effik, Teva, qui commercialisent des médicaments et dispositifs de contraception). Il a aussi signé avec eux seize « conventions » pour des missions de conseil et des « speechs ». Alors que le gouvernement a déposé, vendredi 10 avril, un amendement pour que soit divulgué le montant de ces contrats, M. Harvey explique au Monde pourquoi il a accepté l’argent des laboratoires. La nouvelle version du Sunshine Act va révéler ce que vous avez gagné en travaillant pour des laboratoires. Qu’en pensez-vous ? J’y suis complètement favorable. A partir du moment où on accepte de l’argent, il faut accepter d’en parler. Je suis payé entre 400 et 800 euros pour une intervention devant une assemblée scientifique ou une conférence de presse. Par an, cela doit représenter 1 500 euros en moyenne. C’est de l’argent de poche, en comparaison de mon salaire – environ 9 000 euros par mois – et de ce que je gagne lors d’une garde : 350 euros en semaine et 700 euros le week-end. Cela rémunère un travail réel, qui nécessite d’avaler des tonnes de bibliographie, alors que je travaille déjà soixante à soixante-dix heures par semaine depuis trente ans. Même si cela fait grincer des dents certains confrères, il m’arrive aussi d’intervenir gratuitement, car ces réunions participent à la formation des médecins. C’est l’occasion de rencontrer les gynécologues de mon quartier dont les patientes accouchent aux Diaconesses, et avec qui j’ai peu d’échanges. Certains sont des « habitués » de ces dîners offerts par les laboratoires. Je n’accepte pas non plus d’argent pour les enseignements postuniversitaire que je donne. Ce lien financier vous influence-t-il ? Mon discours correspond à mes convictions. J’accepte de parler du Gardasil, un vaccin indiqué dans la prévention des maladies provoquées par les papillomavirus et commercialisé par MSD, car je suis convaincu qu’il représente un réel progrès. C’est pour cela aussi que j’ai 19 accepté l’invitation de Sanofi Pasteur MSD au dernier congrès sur les papillomavirus. Je ne pourrais pas payer de ma poche le voyage et l’inscription. Certains laboratoires ont un quasi-monopole sur un produit, comme Bayer avec le Mirena, un dispositif intra-utérin. Quand le laboratoire me demande d’en parler, cela ne me pose donc aucun problème, car cela fait vingt ans que je le prescris. Quand il y a un bon produit, il faut en parler. En revanche, je me suis toujours opposé à la prescription en première intention des pilules de troisième génération, qui sont aussi commercialisées par Bayer. Je les ai uniquement données aux patientes pour lesquelles les pilules plus anciennes étaient contre-indiquées. Votre maternité perçoit-elle de l’argent des industriels ? Non, mais c’est l’une des seules. La plupart ont un compte parallèle, lié à une association loi 1901. Cela permet à un service de recevoir des dons, ainsi que l’argent versé par les laboratoires aux investigateurs lors d’un essai clinique. Cette cagnotte permet aux hôpitaux d’acheter du matériel, un nouvel échographe par exemple, ou de financer le déplacement d’un médecin à un congrès. Certains services ne tourneraient pas sans cet argent ! Il y a une grande hypocrisie des politiques sur ce sujet. Quelle est la ligne jaune à ne pas franchir ? Pour certains confrères, cela devient un véritable business. Des médecins de renom ont ainsi créé des sociétés qui organisent des événements pour les laboratoires, et orchestrent la promotion de leurs médicaments. Cela échappe à tout contrôle. Je suis également choqué qu’on puisse considérer l’argent des laboratoires comme un dû. Les industriels ne sont pas une vache à lait ! Il faut d’abord les voir comme des partenaires. Chloé Hecketsweiler, Le Monde Economie, 13.04.2015 à 15h56 20 Introduction Générale Eté 2007, service des urgences de l’hôpital de Paris. Thomas inscrit machinalement sur sa dernière ordonnance de la journée des médicaments qu’il connaît désormais par cœur. Avant de terminer d’entrer les noms des marques dans le logiciel, il se rappelle la présentation à laquelle il a assisté ce midi lors du « topo labo » : on lui a présenté les bienfaits d’un traitement contre la douleur. Attiré par les avantages de ce nouveau médicament, et, en complément, séduit par le discours de la visiteuse médicale, il choisit de le prescrire. En dehors des salles de consultations, Thomas passe la majorité de son temps à effectuer des missions de recherche pour l’hôpital, et à travailler à son compte. Ce soir, il retrouve un co-auteur pour finaliser la rédaction d’une recommandation de bonnes pratiques qu’ils envisagent de soumettre à la Haute Autorité de Santé (HAS). Le projet est financé par un laboratoire pharmaceutique et leur permettrait de faire un bon dans leurs carrières respectives. Au sein du cabinet médical Marie Curie d’un petit village, Lucie, médecin généraliste, reprend la patientèle d’un confrère partit à la retraite. Elle termine sa journée par un renouvellement d’ordonnance. Cette tâche, a priori anodine prend des proportions démesurées puisqu’elle n’approuve pas les décisions de son prédécesseur. Contrainte de refuser le renouvellement du traitement, Lucie doit des explications au patient. Motivée par la volonté de bien faire, elle explique que son choix repose sur les recommandations d’un article de la revue Prescrire, à laquelle elle est abonnée, qui explique par le biais d’études scientifiques poussées l’inefficacité du médicament prescrit. Elle recommande d’arrêter le traitement immédiatement au profit de bonnes marches quotidiennes ! Lucie imprime les conseils de la revue sur papier, la remet au patient en toute confiance et, avant d’éteindre l’ordinateur, partage ses mésaventures sur le réseau social Twitter. Lucie et Thomas sont médecins. La pratique de prescription, centrale à la profession, est basée sur la mise en application de connaissances médicales au service d’un patient (Freidson, 1988). La profession médicale est impliquée dans des activités fortement institutionnalisées dont les principes reposent sur le respect de normes et de règles déontologiques auxquelles il est interdit de transgresser (Freidson, 1988; Scott, Ruef, Mendel, & Coronna, 2000). La standardisation des pratiques des médecins aurait tendance à accroître les mimétismes entre les acteurs (DiMaggio & Powell, 1983), et pourtant, les récits de Lucie et Thomas révèlent qu’ils ont tous deux des pratiques bien distinctes. Alors que l’un s’attache à maintenir une relation étroite avec les industriels du médicament, l’autre, à l’inverse, préfère s’en éloigner. 21 Plusieurs spécialistes du système de santé, incluant les chercheurs en gestion, ont perçu des changements profonds dans le champ médical. Par champ médical, j’entends l’ensemble des institutions comprenant concernés par les enjeux de la production de soins médicaux : fournisseurs (professionnels de santé), patients, producteurs industriels et agences de régulation (Scott, 2001). Depuis les années 80, les professionnels de santé ont dû s’accommoder de l’émergence de nouveaux types d’acteurs/clients : le gouvernement fédéral puis les entreprises (Scott et al., 2000). Scott et ses collègues font état de la marchandisation de la santé aux Etats-Unis en notant l’implication croissante des entreprises dans les lieux de soins (Mendel & Scott, 2010). Les médecins agissent désormais dans un environnement complexe moderne, privatisé et commercial (Talbot-Smith & Pollock, 2006) où la santé devient un bien économique plutôt qu’un bien social (Currie & Guah, 2007). Comme le soulignent Scott et al. (2000), « avant, les managers hospitaliers sortaient tout droit d’écoles de médecine. Ils sont remplacés aujourd’hui par des cadres formés en écoles de commerce [...] qui possèdent des MBA » (p.21). La privatisation des hôpitaux par des compagnies privées d’assurances et des mutuelles, change graduellement la structure interne des hôpitaux américains. Des travaux similaires menés au Royaume-Uni à propos de l’implémentation d’une technologie, soulignent le remplacement des valeurs professionnelles d’autonomie, de collégialité, de flexibilité par des modèles managériaux centrés sur la performance, la gestion des coûts, et les équipements (Currie & Guah, 2007; Mendel & Scott, 2010; Ruef & Scott, 1998; Scott, 2008). En résumé, la logique dominante dans le champ de la santé change. A l’origine dominé par des valeurs professionnelles, le système de santé repose désormais sur des schémas, des symboles et des valeurs mercantiles et managériales. Au cœur de la marchandisation des soins de santé, les laboratoires pharmaceutiques représentent des acteurs importants. Ils fournissent aux médecins un accès à des ressources symboliques sociales et financières considérables. La profession divise les médecins en deux catégories : ceux qui fournissent des services aux individus, et ceux qui vendent des prestations à des comptes corporatifs (Scott, 2008). Le second groupe perçoit d’avantage de contributions monétaires, statue aux plus hauts échelons de la profession, et bénéficie de l’attention et de la reconnaissance sociétale (ibid.). Certains médecins, à l’image de Lucie, refusent d’intégrer tout objet ou information provenant de l’industrie pharmaceutique dans leur mode de prescription. Ils prétendent s’abstenir des relations avec les firmes pour asseoir leur identité de « médecins indépendants ». A travers des formes d’activités, les médecins indépendants souhaitent provoquer un changement au sein du champ médical. De quel changement s’agit-il et comment va-t-il être mené ? 22 Dans ce travail doctoral, je dresse l’analyse des changements de pratiques émergentes réalisées par des précurseurs du corps médical. Il s’agit d’une étude inductive portant sur l’observation approfondie d’une cinquantaine de médecins français souhaitant ramener leur activité à une logique professionnelle. Les changements de règles instaurés par la loi Bertrand 2011 (équivalent au Sunshine Act américain contribuant à la transparence des liens d’intérêts entre les professionnels de santé et l’industrie du médicament), visent à remédier aux problèmes sociétaux des scandales pharmaceutiques. Le principal déclencheur en France, le scandale du Médiator, apparaît à la fin de l’année 2010 révèle la mort de 2000 personnes. Suite à cet évènement, la légitimité des industriels est constamment remise en cause. En 2013, 96 % des médecins pensent que l’objectif des firmes est uniquement de faire du profit ; 83% pensent que les laboratoires ne font de la recherche que pour commercialiser des médicaments financièrement rentables, et 63% estiment qu’ils sont plus soucieux de leurs bénéfices que des malades1. Le changement institutionnel est définit comme le résultat de chocs exogènes ou de crises (Fligstein & Mara-Drita, 1996), et comme l’apparition de contradictions internes au sein des systèmes institutionnels (Seo & Creed, 2002) : « La révolution devient possible quand les institutions, bien que fragiles ou robustes, ne sont plus perçues comme étant inévitables » (Stinchcombe, 1978 : 40 cité par Misangyi, Weaver, & Elms, 2008). Le changement peut être promu par des agents multiples, mais aussi par un seul acteur, ou groupe d’acteurs. Le(s) agent(s) entrepren(nent) un changement de nature reproductive (les acteurs s‘adaptent ou diffusent) ou de nature constructive (les acteurs conçoivent ou mobilisent) (Hargrave & Van de Ven, 2006). Lorsque le changement émerge d’un processus collectif de mobilisation dont le but est de légitimer une innovation sociale - comme le cas des médecins indépendants - il s’agit d’un modèle d’action collective (ibid.). En partant sur les principes des théories des mouvements sociaux (ex : Tilly, 1978 ; McAdam, 1982 ; Rucht, 1999 ; Benford et Snow, 2000 ; Morrill, Zald et Rao, 2003) et des logiques institutionnelles (Friedland & Alford, 1991; Lounsbury, 2002; Thornton, Ocasio, & Lounsbury, 2012), ce modèle appréhende la construction de nouvelles institutions émergentes lors de situations de conflits et de confrontations entre des opposants au changement et des défendeurs du statu quo (Kellogg, 2011; Misangyi et al., 2008). Le changement institutionnel s’opère alors quand des acteurs en 1 Source : Médicament confiance des patients malgré les crises sanitaires, 28/03/2013, Le Quotidien du Médecin [consulté le 9 mars 2015] http://www.lequotidiendumedecin.fr/actualite/medicament/medicament-confiance-des-patientsmalgre-les-crises-sanitaires 23 confrontation, souhaitant aboutir à leurs fins, luttent les uns contre les autres afin d’impulser un changement de règles (Hargrave & Van de Ven, 2006). Au sein du champ de la santé, le changement d'orientation de la profession vers la domination d’une logique de profit entraîne des mouvements de révoltes par des groupes activistes concernés par le maintien d’un service de santé public et de qualité (Mendel & Scott, 2010). Appelés entre eux les Prescririens, en référence à la revue indépendante Prescrire, le mouvement social constitué de professionnels de santé, d’associations de patients, de membres du gouvernement, prône l’indépendance de la médecine et rejette la présence d’industriels dans la pratique de soin médical. Au cœur de leur vision, les médecins indépendants refusent de recevoir les visiteurs médicaux ; s’interdisent de participer à des conférences, déjeuners, dîners ou quelconques formations organisés par les industriels du médicament ; élaguent les ordonnances en ne gardant que le minimum requis. Une fois la vision créée, le mouvement se mobilise contre les défenseurs du statu quo à partir des répertoires de tactiques (Battilana, Leca, & Boxenbaum, 2009; Hargrave & Van de Ven, 2006). Les acteurs vont mobiliser les citoyens et les médecins français à travers des actions discursives visant à modifier la politique de santé publique. Ils souhaitent inscrire leur vision dans les débats en utilisant plusieurs stratégies (King, 2008). Pour se faire entendre, ils publient des articles dans la presse publique (ex : LeMonde, Libération), éditent des livres blancs, conçoivent des chartes portées par des collectifs (ex : Formindep ou Prescrire), s’intègrent aux débats politiques (ex : auditions sénatoriales du Vioxx, et du Médiator) et publiques (ex : émissions télévisées Les infiltrés sur France 2), créent des blogs et sites internet, et sont actifs sur plusieurs réseaux sociaux numériques notamment Twitter. La théorie néo-institutionnelle concentre son analyse sur les acteurs à l’initiative de changements. Elle stipule que les projets de création et de transformation des institutions sont initiés par des entrepreneurs institutionnels (DiMaggio, 1988), représentés par une organisation, un groupe d’organisations, un individu ou un groupe d’individus, mobilisant les ressources adéquates (Battilana et al., 2009, p. 68). Sont considérés comme entrepreneurs institutionnels les acteurs qui introduisent des changements divergents et qui participent activement à l’implémentation de ces changements dans le champ organisationnel (ibid.). Les chercheurs illustrent trois différentes stratégies déployées par les entrepreneurs institutionnels pour initier un changement : développer une vision, mobiliser les personnes et les motiver pour aboutir à un changement et à maintenir la vision (ex : Lewin, 1947; Beer, EIsenstat et Spector, 1990; Judson, 1991; Kotter, 1995; Rogers, 1962 cités par Battilana et al. 2009, p. 78). Alors que le développement d’une vision nécessite l’esprit créatif et raisonné des acteurs, la capacité à convaincre les autres requiert des compétences en communication. Pour mobiliser de 24 nouveaux adeptes, les entrepreneurs institutionnels doivent user de « stratégies rhétoriques » (Suddaby & Greenwood, 2005), d’une position sociale élevée (Battilana et al., 2009) et, si possible, de ressources financières (Garud, Jain, & Kumaraswamy, 2002). Par ailleurs, pour légitimer leur vision (cf. Suchman, 1995), le vocabulaire choisi doit raisonner avec les valeurs et intérêts des alliés potentiels et correspondre à leurs logiques institutionnelles (Friedland & Alford, 1991). Les logiques institutionnelles représentent « un ensemble de pratiques matérielles, de suppositions, de valeurs, de croyances, de règles socialement construites et modelées par l’histoire et qui permettent aux individus de vivre, organiser le temps et l’espace et de donner du sens à la réalité sociale » (Thornton & Ocasio, 2008, p. 804). On peut déduire du constat théorique de Thornton et Ocasio que les individus ont recours aux pratiques et symboles pour définir et délimiter les frontières temporelles et spatiales qui divisent un milieu social en plusieurs unités. En conséquence, elles fournissent en retour les règles de comportements à suivre, comprenant une identité collective, des objectifs, des schémas cognitifs distincts des autres logiques (Thornton & Ocasio, 1999, 2008; Thornton et al., 2012). Ainsi, pour qu’un entrepreneur institutionnel influence judicieusement les potentiels approbateurs de son projet, il doit adapter son registre à la logique ciblée (Battilana et al., 2009, p. 83). Les événements ponctuels et activités discursives des mouvements sociaux, quoiqu’importants, n’expliquent néanmoins pas pourquoi et comment, à long terme, les individus adoptent les pratiques avancées par le mouvement social. L’approbation nonintentionnelle, ancrée, prise pour acquise chez les autres acteurs du contenu de la vision des médecins indépendants et de l’institutionnalisation des pratiques à long terme dans le corps médical nécessitent plus d’explications. Plusieurs signaux aujourd’hui indiquent que le combat des médecins indépendants a porté ses fruits. Le métier de visiteur médical est en crise2 ; la revue Prescrire atteint son pic d’inscriptions simultanément à la hausse des membres du Formindep3. Enfin, les régulateurs et le gouvernement redoublent d’efforts pour contrôler les liens entre laboratoires pharmaceutiques et médecins. Le projet de loi voté en avril 2015 stipule : 2 Source : Les laboratoires pharmaceutiques réduisent leurs effectifs, Le Figaro Société, 15/10/2013, Anne Bohineust, accédé en ligne le 23/04/2015 http://www.lefigaro.fr/societes/2013/10/15/20005-20131015ARTFIG00225-les-laboratoirespharmaceutiques-reduisent-leurs-effectifs.php 3 Sources : Sites Internet de Prescrire et du Formindep (www.prescire.org et www.formindep.org ) 25 Le projet de loi assure la transparence totale des liens d’intérêts entre médecins et industries de santé, en imposant la publication des rémunérations reçues par ces derniers et en instaurant la désignation d’un déontologue au sein de chaque agence sanitaire. (Projet de loi de santé du 14 avril 2015, porté par Marisol Tourraine)4 Face aux limites des théories de l’entrepreneuriat institutionnel, la perspective des logiques institutionnelles permet d’expliquer les fondations « micro » du changement dans les institutions, c’est-à-dire à l’échelle individuelle (Thornton et al., 2012). Les explications de l’agencement des acteurs laissent transparaître un essor particulier dans la recherche en management (Gawer & Phillips, 2013; Jones, Boxenbaum, & Anthony, 2013). Pour mesurer ce bon, la courbe ci-dessous donne un premier aperçu de l’évolution de la production académique des revues en sciences de gestion. En se référant aux revues à comité de lecture publiées depuis 1987, Jones, Boxenbaum, et Anthony, (2013) identifient 208 articles dans Business Source Complete (EBSCO) et 56 dans JSTOR. Elles se sont particulièrement penchées sur le nombre de fois où le rôle matériel des logiques revenait dans le contenu de l’article (cf. Figure 1 ci-dessous). Figure 1 : Nombre de publications d'articles portant sur les logiques institutionnelles et la matérialité jusque 2012 Logiques Institutionnelles Logiques Instit et Matériel Source : Jones et al. (2013) p.57 4Source : Site Internet du Ministère de la santé, accédé en ligne le 23/04/2015 http://www.gouvernement.fr/action/la-loi-de-sante 26 L’opération a été répétée en mars 2015 avec le même protocole de collecte. Le pic de production atteint 81 articles en 2013, et a tendance à baisser en 2014. Selon mes estimations, 222 nouvelles contributions ont été publiées entre 2012 et mars 2015 en sciences de gestion. Il y aurait donc eu plus d’articles publiés ces trois dernières années, qu’il y en a eu auparavant (n=212)5. Le modèle de Misangyi et al., (2008) propose d’articuler judicieusement logique institutionnelle et entrepreneurs institutionnels. Les auteurs expliquent que « le changement intentionnel de l’ordre institutionnel (n.b. rapport de domination d’une logique par rapport à d’autres dans un champ) oblige les entrepreneurs à utiliser des ressources économiques, culturelles, sociales et symboliques disponibles afin de propager la nouvelle logique institutionnelle, pour faire face à la logique existante en opposition, favorisée, elle, par les défendeurs du statuquo » (traduction propre p.757). En d’autres mots, Misangyi et al. (2008) suggèrent premièrement que les entrepreneurs institutionnels développent une identité collective au sein d’une logique institutionnelle, et deuxièmement qu’ils challengent la logique concurrente en exploitant les sources de conflits de l’autre logique à partir des éléments structurants de leur propre logique. Le concept de changement par l’agencement des acteurs (Battilana et al., 2009; DiMaggio, 1988) explique pourquoi Lucie ne reçoit plus les visiteurs médicaux et se méfie des discours commerciaux des laboratoires pharmaceutiques. Thomas et Lucie se comportent différemment parce qu’ils appartiennent à deux logiques institutionnelles distinctes, une logique managériale pour Thomas et une logique professionnelle pour Lucie. D’autre part, tous deux auraient accédé dans le passé aux discours de protagonistes cherchant à influencer leurs pratiques (Battilana et al., 2009; Rao, Monin, & Durand, 2003; Suddaby & Greenwood, 2005). Le mouvement social des médecins indépendants, ayant de surcroît bénéficié d’une excellente réputation médiatique, a convaincu Lucie de changer de pratique. Sauf que cette explication ne tient pas : le récit datait de 2007, époque où ni la loi Bertrand ni le Médiator n’existaient. En outre, installée en pleine campagne sans connexion avec le monde professionnel externe, en partie volontairement rejeté, Lucie n’a jamais eu l’occasion de rencontrer les fondateurs du mouvement basés à Paris. Elle aurait uniquement pu entendre leurs discours sur Internet en parcourant des sites ou des groupes de discussion. 5 Les requêtes « institutional logic » ET « Friedland », puis « institutional logic » ET « material » ET « Fridland » ont été effectuées dans les bases de données de revues en management à comité de lecture. 27 Quant à Thomas, travaillant à Paris, il avait accès aux évènements de la revue Prescrire (les « Rencontres de Prescrire » ont lieu annuellement et rassemblent les lecteurs de la revue). Il aurait pu assister aux rendez-vous de médecins indépendants, aux groupes de discussions ou devenir membre de l’association le Formindep. Le mouvement aurait défié ses pratiques traditionnelles et aurait fini par le convaincre. Comme le suggère Kellogg (2009), les mouvements sociaux fournissent des outils culturels « cultural toolkits » visant à remettre en question leurs routines. Malgré tout, Thomas n’a pas été entraîné par le mouvement. Indéniablement, les discours ne parviennent pas à expliquer pourquoi Lucie a choisi de devenir indépendante en 2007, ni pourquoi Thomas a choisi de ne pas l’être. Tous deux travaillent dans le champ médical et ont pris connaissance du mouvement social au cours du temps. Les études dans le champ de la santé valorisent le pouvoir des outils culturels et politiques mis en place par les mouvements sociaux (Kellogg, 2009) ainsi que les événements déclencheurs du champ complexe de la santé (Nigam & Ocasio, 2010). A la fois les contributions des mouvements sociaux dans la conception du projet de la loi Bertrand et la médiatisation des scandales sanitaires à répercussion, notamment celui du Médiator (suivi de celui des pilules de 3ème génération, des prothèses PIP et autres) dès 2010, vont confirmer les actions des médecins indépendants. En revanche, les explications restent floues quant à la compréhension de ce qu’il s’est passé avant cela. Dans ma thèse, je suggère que pour comprendre comment un mouvement social mobilise des adoptants, il faut tenir compte non seulement des activités discursives, mais aussi de la matérialité, du rôle des objets. L’importance de se concentrer sur la matérialité doit se faire à deux niveaux : en s’attardant sur les activités des entrepreneurs institutionnels (Battilana et al., 2009), et particulièrement, sur la création d’artefacts véhiculant des symboles, des identités collectives, des schémas de pensées et des idées (cf. Czarniawska & Joerges, 1996) convoités dans la théorisation de logiques institutionnelles ; ensuite, en se préoccupant des usages et interprétations des adoptants une fois invités à rejoindre la nouvelle logique (Friedland & Alford, 1991) et du rôle performatif des objets (cf. Austin, 1962, 1975; Orlikowski, 2005) ; en dernier lieu de ce processus, la logique institutionnelle établie, les entrepreneurs institutionnels possèdent le moyen d’impulser la transformation du champ en mobilisant les acteurs à rejoindre la logique (Misangyi et al., 2008; Thornton et al., 2012). Plusieurs applications récentes des dynamiques de changement institutionnel et de matérialité ont été publiées dans la littérature (Blanc & Huault, 2014; Hayes & Rajão, 2011; Hultin & Mähring, 2014; Jones & Massa, 2013; Raviola & Norbäck, 2013; Tryggestad & Georg, 2011). Dans l’étude de Jones et Massa (2013) de l’architecture ecclésiastique américaine du début du XXème siècle, des architectes utilisent de nouvelles matières pour exprimer leur 28 identité et mélangent les matériaux traditionnels aux matériaux plus modernes. Les auteurs démontrent que ce processus de légitimation s’est opéré par la matérialité des édifices portant l’identité marquée d’un précurseur de renom, l’architecte Wright. Suite aux limites sous-jacentes des approches discursives dans le cas du changement de pratiques dans la profession médicale, je mobilise le concept de sociomatérialité (Orlikowski & Scott, 2008) afin d’explorer à la fois le sens symbolique et l’usage performatif des objets dans le changement institutionnel. Je formule cette question de recherche : Comment les pratiques matérielles d’acteurs à l’initiative d’une action collective structurent et participent à la transformation d’un champ institutionnel? A partir de ce questionnement, je souhaite répondre aux interrogations suivantes : Quelles sont les tactiques matérielles déployées par un mouvement social porteur d’un changement divergent ? Comment s’articulent dans un champ institutionnel les logiques institutionnelles, le mouvement social et la matérialité ? Comment les modes d’incarnation matériels des logiques institutionnelles influencent les dynamiques de remplacement au sein d’un champ ? Le cas de la matérialité des médecins indépendants apparaît être particulièrement illustratif des enjeux soulevés par les questionnements théoriques. Alliant profession scientifique, contexte intentionnel et mouvement social, il offre l’opportunité d’explorer les problématiques de changement de pratiques au sein d’un champ (Dunn & Jones, 2010; Reay & Hinings, 2005). Comme point de départ de l’analyse, je propose de prendre les « objets épistémiques » de la profession médicale (Knorr-Cetina, 1997, 1999, 2001). Le haut niveau de connaissance est la spécificité du métier de médecin (Freidson, 1982). Dans son rôle moderne, le médecin n’est plus un sage, il est responsable du bien-être du malade : « On attend de lui qu’il traite un problème objectif dans des termes objectifs et scientifiquement justifiables » (Herzlich, 1970, p. 170). Dans ses travaux, Knorr-Cetina suggère que les objets épistémiques sont des objets émergents reposant sur la génération de connaissances scientifiques, destinés à l’usage des professionnels, et surtout, ouverts à de nouvelles propriétés. Les professionnels de santé, imbriqués dans une culture scientifique « épistémique », sont responsables simultanément de la production et de l’utilisation d’informations et de connaissances (Nerland & Jensen, 2012). Ils sont chargés d’identifier, de valider, de protéger la connaissance au sein de leur 29 communauté ; de se documenter sur des accidents qui se produisent au quotidien, de les analyser et d’exploiter les opportunités pour améliorer leurs traitements (Callon, 2002). La profession médicale est également une institution hautement régulée. Les professionnels traitent avec une multiplicité de parties prenantes. Pour limiter les risques et incertitudes face à la surcharge informationnelle, ils développent des systèmes de régulation autonomes (Strathern, 2000). Les émetteurs d’informations à caractère scientifique appartiennent nécessairement au corps médical (Freidson, 1988). Ils sont rassemblés au sein de plusieurs collectifs : il peut s’agir de confrères rattachés à des autorités sanitaires (Haute Autorité Santé, Agence de sécurité du médicament ANSM), de revues spécialisées, d'organismes de formations, de conférences, ou de laboratoires pharmaceutiques. La connaissance est diffusée par le biais de différents canaux : un discours, un magazine, une brochure, une vidéo, un site internet, une base de données scientifiques, un email ou un réseau social numérique. Au travers de l’étude de cas unique et interprétative (Walsham, 1993) de la profession médicale, et plus spécialement dans le contexte français, j’étudie les conséquences de l’usage des artefacts par un groupe d’acteurs contestataires qui avait émergé dans les années 1975 sur la transformation du champ actuel. L’originalité de ma démarche se fonde sur l’analyse des pratiques matérielles perçues à la fois comme des traceurs du changement et comme des performateurs du changement. Dans le premier cas, d’un point de vue méthodologique, il est possible de faire émerger plusieurs logiques institutionnelles (Friedland, 2012) en analysant l’évolution des objets utilisés par les médecins dans le temps (Gherardi, 2012) pour comprendre l’agencement des acteurs au cours du changement institutionnel (Lounsbury & Crumley, 2007). Dans le second cas, et à portée plus théorique, la compréhension des usages d’objets dans la pratique des médecins fournit des explications conceptuelles quant à la propagation d’une logique (Orlikowski & Scott, 2008). L’étude s’appuie essentiellement sur des données qualitatives collectées par le biais d’entretiens semi-directifs, et de données secondaires collectées dans la presse et à la télévision : rapports d’enquêtes, auditions sénatoriales, travaux de recherche de sociologues et d'économistes de la santé, ou encore archives de blogs. Après avoir rassemblé les pratiques matérielles de centaines de médecins en deux logiques institutionnelles émergentes (la logique de laboratoire et la logique indépendante), l’analyse des données a été réalisée par le biais de trois méthodes : la méthode de la théorie enracinée (Glaser, 1978), celle des typologies (Thornton & Ocasio, 2008) et celle de l’analyse herméneutique (Bleicher, 1980 ; Myers, 2013). Des cartes d’identité ont été conçues après l’agrégation des données ; une cinquantaine. Je concentre mon analyse sur le moment spécifique où un médecin décide de 30 rejoindre la logique d’indépendant, instant clé qualifié de « déclic ». Les narrations au cœur des résultats retracent l’abandon des pratiques de laboratoires au profit de celles de la logique indépendante et suivent un processus (Langley, 1999). Les résultats ont été guidés par la question de recherche empirique suivante : comment expliquer le choix de pratiques médicales indépendantes par les médecins en France ? Dans mon récit, j’ai voulu traduire les luttes institutionnelles des acteurs au niveau individuel et au niveau du champ médical. Ma thèse contribue ainsi aux recherches sur les micro fondations des logiques institutionnelles (McPherson & Sauder, 2013; Thornton et al., 2012). 31 Plan de thèse La thèse s’organise en trois grandes parties : la première comprend l’état de l’art, la seconde la méthodologie et la présentation du terrain de recherche, et la dernière présente les résultats et l’analyse. Une recherche inductive a la particularité de commencer par la collecte de données avant de procéder à la revue de littérature (sens des flèches). Toutefois, afin de faciliter la lecture du document, le déroulement des propos s’articule de manière linéaire. Plan de la thèse Partie 1 : Revue de littérature Chapitre 1 Partie 3 : Résultats Chapitre 6 Partie 2 : Méthodologie Le changement institutionnel dans le champ médical La coexistence de plusieurs logiques de prescription Chapitre 4 Chapitre 2 Les activités des acteurs collectifs au sein des logiques Méthodologie d’une étude de cas interprétative Chapitre 7 Le déclic, changement de domination de logiques Chapitre 5 Chapitre 3 L’intervention de la sociomatérialité dans le changement Contexte empirique Chapitre 8 La nonintentionnalité du changement Discussion Bouclage théorique et contributions 32 La première partie présente la revue de littérature de la thèse. Elle explore la conception de changement au sein du champ médical sous une perspective néo-institutionnelle. Les travaux permettent ainsi de décrire d’une part, la complexité évolutive du champ médical, et d’autre part, de soulever un manque théorique, ouvrant la porte aux contributions potentielles de mon travail. Le chapitre 1 aspire à présenter les travaux les plus récents du changement institutionnel dans le champ médical. En particulier, l’analyse des travaux de Scott et ses collègues (Mendel & Scott, 2010; Ruef & Scott, 1998; Scott et al., 2000) et de Reay et Hinings (2005, 2009) vise un double objectif. Premièrement, ce chapitre propose un aperçu des grandes phases de changement dans le contexte médical aux Etats-Unis. Deuxièmement, il fournit les prémices d’une grille d’analyse particulièrement féconde autour des notions de logiques institutionnelles et de mouvements sociaux, illustratifs de changements spécifiques du monde de la santé. Pour compléter la description, je mobilise la littérature française en sociologie et économie de la santé. La présentation permet de faire émerger le rôle des logiques dans le changement institutionnel du champ médical. Le chapitre 2 explore plus en détail la perspective des logiques institutionnelles (Friedland & Alford, 1991; Thornton & Ocasio, 1999, 2008; Thornton et al., 2012). En concevant le changement dans la profession médicale comme le résultat d’un choc exogène et d’un processus endogène d’une action collective (Hargrave & Van de Ven, 2006), je propose de lier la théorie des mouvements des sociaux et l’entrepreneurial institutionnel au concept de logiques institutionnelles. A cet effet, la mobilisation des modèles de Misangyi et al., (2008) offre une articulation judicieuse et synthétique des concepts clés développés en parallèle. La théorie de l’entrepreneuriat institutionnel centralise la compréhension du changement sur l’acteur. Le concept de changement de l’action collective met en perspective les ressources d’un mouvement social dans le changement à l’issue de luttes. Enfin, les logiques institutionnelles vont mettre en œuvre l’agencement des acteurs et le changement dans le champ. Le chapitre 3 présente le concept de sociomatérialité. La question de recherche posée, j’insiste sur la fonctionnalité des objets dans le changement institutionnel. A partir des travaux d’Orlikowski et de Knorr Cetina, l’approche sociomatérielle conçoit l’emploi d'objets épistémiques par les professionnels à la fois dans la pratique et dans la construction sociale. Suite à ce point de départ théorique et méthodologique, deux dimensions, symbolique et performatif seront soulevées dans les organisations. 33 La deuxième partie présente la démarche méthodologique de la thèse. La recherche suit un processus inductif. Il s’agit d’une étude de cas en profondeur de la profession médicale en France. Le chapitre 4 corrobore la méthodologie finale de la recherche articulée en trois phases. La première phase décrit le design général de la thèse et la pertinence de l’étude de la profession médicale dans une perspective de gestion. Je présente le positionnement épistémologique et les premiers pas sur le terrain. La deuxième phase, qualifiée d’intermédiaire, permet de faire le point sur les données collectées et analysées lors du codage sélectif et ouvert. Elle vise par ailleurs à préparer la dernière phase de la recherche, l’analyse. Pour finir, la troisième section présente les différentes méthodes d’analyse. Deux méthodes ont été utilisées : celle des idéaux types suggérés par Thornton et collègues, et celle de l’analyse herméneutique. Le chapitre 5 précise le contexte empirique de la thèse. En guise de préambule, je retrace succinctement les événements marquants dans le champ médical ces dernières années. En particulier, je concentre la description sur trois scandales sanitaires du Thalidomide, du Vioxx et du Médiator. La narration permet de comprendre dans quel contexte l’action des médecins indépendants a vu le jour. La troisième partie suit les acteurs dans le changement de logique. Je dresse le portrait des deux logiques émergentes dans le champ de la santé : la logique de laboratoire et la logique indépendante. Le chapitre 6 met en perspective des éléments du modèle théorique de Thornton et collègues en application. En reprenant les concepts clés du modèle, je propose une analyse des pratiques matérielles et des objets épistémiques des médecins sous l’angle de deux groupes. J’explicite par la suite l’usage de la logique par l’histoire de deux personnages fictifs en référence aux logiques développées : le Dr L (Laboratoire) et le Dr I (Indépendant). Mon objectif est d’identifier le moment où le Dr I décide de devenir indépendant. Les chapitres 7 et 8 retracent en détail la phase de ce changement, nommé « déclic ». La présentation des résultats dévoile la partie émergente de la théorie. Dans ces chapitres, je me concentre sur la matérialité des logiques et leurs modes d’incarnation. J’identifie les conséquences des activités de mobilisation des médecins indépendants au travers des usages des technologies. Lorsque les individus centrent leur attention sur la contradiction des objets, sur la diffusion des messages des indépendantistes, et sur l’existence d’une logique à travers les technologies, ils accèdent à la logique et peuvent potentiellement l’activer. Les résultats suggèrent de surcroît que le changement peut s’opérer de façon non-intentionnelle. 34 La mise en œuvre de la mobilisation virtuelle via les réseaux sociaux joue en la faveur du mouvement, car les algorithmes de Twitter ou de Google vont favoriser sa visibilité. Enfin, la discussion fait l’objet de la dernière partie de la thèse. J’offre une dernière lecture du cas empirique à partir du processus de changement institutionnel présenté dans la revue de littérature (Hargrave & Van de Ven, 2006; Misangyi et al., 2008). Je propose de conceptualiser le rôle de la matérialité dans le changement institutionnel à travers des conditions de félicité (Austin, 1962). Puis, après avoir exposé les contributions et les limites de mon travail, je conclurai par des perspectives de recherche futures. 35 Partie 1 : Revue de littérature Dans cette partie, mon objectif est d’identifier l’état d’avancement de la recherche sur le changement institutionnel dans le champ médical. Elle présente d’autre part, tout le vocabulaire nécessaire à la thèse. Les concepts se trouvent à mi-chemin entre la théorie des organisations et les systèmes d’information ; en particulier les travaux développés par les auteurs de la théorie néo-institutionnelle, seront progressivement étendus à l’étude de logiques institutionnelles (Thornton & Ocasio, 1999, 2008; Thornton et al., 2012) et de la sociomatérialité (Orlikowski, 2000, 2005; Scott & Orlikowski, 2011), deux sujets relativement récents et qui attirent la curiosité de plusieurs chercheurs. Le chapitre 1 présente l’étude du changement dans la profession médicale dans les théories des organisations. Plusieurs travaux se sont consacrés à cet objet de recherche. Articulée autour des travaux de Scott et collègues (2000, 2008, 2010) puis de Reay et Hinings (2005, 2009), l’étude des logiques institutionnelles permet d’étudier en particulier les transformations opérées par des acteurs dans le contexte médical. Ces dernières décennies, de nouveaux acteurs corporatifs apparaissent dans le champ et modifient radicalement les fondements institutionnels d’un champ mûr. J’adapte ces mutations au contexte français. Le chapitre 2 présente l’état d’avancement de la théorie néo-institutionnelle dans la compréhension de la dynamique des logiques. Je propose de revenir dans ce chapitre sur le concept de changement institutionnel. A partir d’une revue de la littérature existante comprenant le concept d’entrepreneuriat institutionnel, de travail institutionnel et de logiques institutionnelles, j’identifie plusieurs contributions récentes où les pratiques matérielles ont affecté le ressort de plusieurs institutions. Le choix s’est porté sur le travail de Misangyi et al. (2008) alliant ressources, logiques et acteurs dans un même cadre d’analyse. Le chapitre 3 se concentre sur la description des objets et pratiques matérielles du champ médical. La notion d’objet épistémique mobilisée par Knorr-Cetina (2001) sera le point d’ancrage de l’étude empirique. 36 Chapitre 1 : Le changement institutionnel dans le champ médical Le champ médical dans la société contemporaine regorge de phénomènes complexes et paradoxaux. D’une part, l'allongement de l'espérance de vie repose sur la qualité du savoir scientifique des experts. Les médecins utilisent leurs connaissances au service des citoyens, parfois dans l’incertitude complète, pour traiter des problèmes de fond comme la pauvreté, les épidémies, les virus (Bledstein, 1976 cité dans Light, 2010, p. 274), la libéralisation des droits des citoyens ou l’égalité des soins pour tous (Brown et al., 2004). D’autre part, en tant qu’agents du domaine sanitaire, les praticiens abordent des questions de principes économiques, rationnels et utilitaristes (Parsons, 1939 ; Light, 2010). Les connaissances de la médecine s'étant étendues, la santé est devenue un « bien » supérieur, coûteux, dont l’encadrement institutionnel repose sur un vaste ensemble de règles et de valeurs souvent très contraignantes (Scott, Ruef, Mendel, & Coronna, 2000). Les enjeux sociaux et économiques du champ médical font écho à la définition de profession de Tawney : “ A profession may be defined most simply as [...] a body of men who carry on their work in accordance with rules designed to enforce certain standards both for the better protection of this members and for the better service of the public ” (Tawney, 1920, p. 94 cité dans Light, 2010, p. 273). Cela entraîne les médecins à respecter plusieurs pactes (Ruef & Scott, 1998). Le premier pacte, engagé avec leurs confrères lors du serment d’Hippocrate, reflète l’éthique déontologique médicale diffusée par des règles collectives normatives des comportements communs régulés par l’Ordre des Médecins (Dubar, Tripier, & Boussard, 2011). Le second pacte est, lui, passé avec l’Etat, assureur de soins pour les patients (Abbott, 1988). L’intervention étatique dans le remboursement des soins aux malades régule les actions de prescription des médecins mais aussi leur temps de formation et l’engagement dans l’amélioration de la santé publique (Scott et al., 2000). Les lois du code de la santé publique caractérisent les règles coercitives du champ. Le troisième pacte est tacitement contracté avec le patient. Par exemple, lors d'un colloque singulier, le médecin décide de garder secret les problèmes de son patient, et décide de ce qui est bon pour son malade (Bloy, 2011). Les manques aux différents pactes établis avec les parties prenantes relèvent de comparutions devant les ordres professionnels et judiciaires. Ces dernières décennies, la profession médicale a engagé de nouveaux pactes avec des acteurs corporatifs (Scott et al., 37 2000). A travers la multiplicité des acteurs au sein du champ médical, Hugues (1994) souligne qu’ « il est difficile de savoir qui est le client » (p.46, cité par Light, 2010). Dans ce chapitre, je dresse un panorama des mutations du champ médical depuis les années 60. Pour cela, je mobilise essentiellement les travaux des auteurs de la théorie néoinstitutionnelle (voir Encadré 1). A partir d’études du champ médical dans le milieu des années 1990, Scott a créé un modèle pour analyser précisément les institutions. Il décrit un comportement social autour duquel les acteurs gravitent, tout en s’appuyant sur un système de règles. Pour Scott, “Institutions are comprised of regulative, normative, and cultural-cognitive elements that, together with associated activities and resources, provide stability and meaning to social life” (Scott, 2008: p 48). Une institution comprend de nombreux éléments, règles, normes et croyances culturelles et cognitives, associés à des comportements et des ressources matérielles qui contraignent ou permettent aux acteurs de s’organiser dans un champ (Hirsch & Lounsbury, 1997). Les piliers fondateurs de la théorie néo-institutionnelle (cognitif, normatif et régulateur) apparaissent dans l’interaction entre les acteurs, et sont préservés et modifiés par le comportement humain (Scott, 2001, p. 57). Dans cette lignée, pour Leicht (2005) les professions représentent des institutions différentes dont la connaissance, l’expertise, le travail, les marchés, comprenant des normes particulières aux pratiques, des idéologies, et des formes organisationnelles (Scott, 2008, p.227). Ainsi, le modèle de Scott et collègues (2000) suggèrent que le champ médical par sa complexité institutionnelle est composé de plusieurs logiques institutionnelles (Friedland & Alford, 1991). L’apparition ces dernières décennies d’acteurs corporatifs scinde le système de gouvernance en plusieurs schémas et valeurs, demeurant bien éloignés des principes fondamentaux des professions, comme l’entendaient les sociologues (ex : Freidson, Abbott ou Hugues) Décrire les caractéristiques des logiques institutionnelles dans le champ médical français serait un travail doctoral à part entière. Il est impossible de décrire toute la complexité du système français dans cette thèse. Par ailleurs, sur de nombreux points, le modèle français rejoint les logiques présentées dans les travaux de Reay et Hinings (2005, 2009) à propos du Canada, et en partie de ceux de Scott et collègues aux Etats-Unis. Toutefois, il convient de rappeler quelques éléments distinctifs. Pour décrire les particularités du système médical français, les travaux des sociologues de médecine (Bloy, 2011; Castel, 2005; Dubar et al., 2011) et d’économie de la santé (Thèse de Ducos, 2010) seront cités. 38 Encadré 1 : Sociologie des professions versus théorie néo-institutionnelle L’étude des professions en sciences sociales Le paradigme dominant dans l’analyse des professions est celui de la sociologie professionnelle (cf. Thèses de S. Gand (2008) et E. Raviola (2010) pour une revue de littérature). Dans une première vague d’études dites « fonctionnalistes », les auteurs cherchaient à définir le rôle des professions dans la société (citons les travaux de Carr-Sanders, Parsons et Wilensky) et l’importance de la possession de savoirs scientifiques pour la société (Muzio et al., 2013). Dans une seconde vague, datant du début des années 1970, une série de chercheurs du courant « interactionnistes » (ex : Hugues, Freidson, Becker, Hall) et « monopolistiques » (ex : Abbott) perçoit les professions comme une occupation en interaction avec des clients (Johnson, 1972) ou des profanes (Freidson, 1970, 1988). Le centre d’intérêt des sociologues devient l’organisation de ressources, la performance d’acteurs sur un marché et le maintien des compétences (Gand, 2008, p. 39). L’approche traditionnelle des sociologues met ainsi en perspective le pouvoir des professionnels, leur autonomie, leurs connaissances, leur capacité à s’autoréguler, tout en s’appuyant principalement sur des études de modèles purs datant du 19ème siècle (médecins et avocats) (Muzio et al., 2013). Mais « les approches traditionnelles de la sociologie des professions ne sont pas parvenues à gérer le changement opéré par les professionnels dans un registre organisationnel » et « rien n’explique comment les professionnels ont dû faire face à une transformation de leur contexte institutionnel » (p. 702). A la fois compris comme « agents institutionnels » ou comme « chorégraphes du changement institutionnel » (acteurs clés des mécanismes d’institutionnalisation, de légitimité ou de réputation), les auteurs étudient les professions comme des institutions à part entière souhaitant ou étant contraints de transformer leur structure et méthodes de travail (ex: Dunn & Jones, 2010; Kitchener, 2000, 2002; Reay & Hinings, 2005; Scott et al., 2000). A l’instar des organisations, les professions subissent des changements profonds sous une myriade de forces sociales, économiques, technologiques, politiques et légales (Muzio et al., 2013). Par exemple, McCann et al. (2013) illustrent la façon dont les ambulanciers dépassent les objectifs de la National Health Service (Sécurité Sociale anglaise) en proposant de passer d’un service où le patient se déplace à l'hôpital à un service où l’hôpital se déplace chez le patient. 1.1 Apparition d’acteurs corporatifs dans le champ médical La santé actuelle impose de nombreux défis au système qui subit de profonds changements organisationnels et affectent directement les patients (Mendel & Scott, 2010). Dans ce contexte, les professionnels de santé sont entourés et contraints par des projets institutionnels d’autres parties prenantes comme ceux du gouvernement, du système d’éducation, des régulateurs ou de nouvelles institutions concurrentes (Abbott, 1988; Freidson, 1985, 1988, 2000; Light, 2010; Stinchcombe, 2000). Pour décrire l’arène complexe des soins 39 médicaux, les auteurs institutionnels mobilisent la notion de champ organisationnel (DiMaggio & Powell, 1983). Un champ organisationnel comprend l’ensemble des organisations qui répondent à des enjeux et problématiques équivalents (Leblebici, Salancik, Copay, & King, 1991). Un champ est similaire à une industrie - ensemble d’organisations qui fournissent des produits et services proches, mais dont la notion de champ incorpore à la fois les organisations concurrentes, ou alliées, les fournisseurs et les consommateurs, les agents régulateurs, les fonds d’investissements, les groupes d’intérêts, séparés par des distances géographiques, mais qui peuvent affecter les opérations (Mendel & Scott, 2010, p. 249). Scott (1994, 1995) complète la compréhension de champ en insistant sur les relations entre les membres : « la notion de champ connote l’existence d’une communauté d’organisations qui partagent des systèmes communs de compréhension et dont les participants interagissent de manière fréquente et fatidique ensemble et avec des acteurs en dehors du champ » (Scott, 1994, p.207-208). Comme le suggère Bourdieu, les relations aboutissent parfois à des luttes de pouvoir entre des entrants qui essaient de faire « sauter les verrous du droit d’entrée », et les dominants qui essaient de défendre leur position (Bourdieu, 1972). DiMaggio (1983) et d’autres (ex : Fligstein, 1990 ; Hoffman, 1999 ; Oakes et al., 1998 ; Rao et al., 2000 voir Reay & Hinings, 2005, p. 354) entrevoient le champ, plutôt comme une arène de conflits, où plusieurs acteurs antagonistes interagissent dans leurs propres intérêts pour aboutir à leurs fins. Hoffmann (1999) suggère que « les composants d’un champ sont souvent armés de perspectives opposées plutôt que de rhétoriques communes. Le processus ressemble plus à une guerre institutionnelle qu’à un dialogue isomorphique » (Levy & Scully, 2007). En partant de ce constat, un champ organisationnel comporte des acteurs, des logiques institutionnelles et des mécanismes de gouvernance (Mendel & Scott, 2010; Reay & Hinings, 2005; Scott et al., 2000). Les prochaines sections décrivent chaque concept. 1.1.1 Les acteurs du champ médical Le champ médical est composé d’acteurs individuels et d’organisations connectés et reliés. Leur nombre est délimité par leurs engagements et le mode d’organisation (Mendel & 40 Scott, 2010). Le champ médical comprend plusieurs acteurs clés : des fournisseurs (hôpitaux, médecins, professionnels de santé, entreprises pharmaceutiques), des ressources et des consommateurs de produits (patients), des agents régulateurs (gouvernement, les associations professionnelles) et d’autres organisations produisant des services et produits similaires (médecine alternative) (Reay & Hinings, 2005, p. 356). Pour résumer, Krause (1996) identifie essentiellement trois parties : L’Etat, les investisseurs et les professionnels (Light, 2010, p. 271). Tous ces acteurs interagissent formellement et informellement. 1.1.2 Liens formels entre les acteurs du champ médical en France En France, depuis la réforme Debré de 1958, la médecine se pratique soit de façon libérale, soit au sein de Centres Hospitaliers Universitaires (CHU)6. Au 1er janvier 2014, le tableau de l’Ordre7 recense 198 760 médecins inscrits en activité régulière et dénombre 90 630 médecins généralistes. Tableau 1 : Répartition des médecins en activité selon le mode d’exercice Mode d’exercice Effectifs 2014 % 2014 Variation n-7 Libéral 90 552 45,6% - 4,4% Mixte 21 404 10,8% + 11,2% 43,6% + 4,5% 100% - 0,03% Libéral-Salarié 5 920 Libéral-Hospitalier 14 536 Libéral-Salarié-Hospitalier 948 Salarié 86 677 Salarié 27 150 Hospitalier 57 069 Salarié-Hospitalier 2 458 Divers 112 Sans exercice déclaré 15 Total France entière 198 760 Source : Rapport Atlas 2014, CNOM 6Se référer à la liste des abréviations à la fin du document 7Rapport démographique Atlas, publié par le CNOM, disponible en ligne http://www.conseilnational.medecin.fr/sites/default/files/atlas_2014.pdf 41 La médecine se divise en deux filières : les médecins généralistes et les médecins spécialistes8. Le médecin généraliste, ou l’omnipraticien, est le premier maillon de la chaîne des distributeurs de soins (Baszanger, 1983). Désigné comme premier contact avec l’appareil médical, son travail est essentiel pour le champ médical. Il a la particularité d’aborder toutes sortes de pathologies et de passer la main à un spécialiste quand il a un doute. « En France, à la différence de nombreux pays, en particulier aux Etats-Unis où ils ont presque disparu, les généralistes représentent encore environ la moitié du corps médical » (Herzlich, 1984). Ils emploient une culture autoritaire vis-à-vis du patient qui en retour accepte les prescriptions médicales du professionnel de santé (Starr, 1982, Knorr-Cetina, 1999 ; Scott, 2008). Les CHU ont été créés pour permettre aux médecins d’augmenter leurs activités de recherche et de fournir des services de soins pointus (Ducos, 2010). La connaissance est l’arme principale des médecins (Scott, 2008, p. 224). Les médecins universitaires ont des responsabilités transverses aux soins car ils sont responsables de la production de connaissances (Ducos, 2010). Les médecins sont des agents culturo-cognitifs chargés du développement de « cultures épistémiques » (Knorr-Cetina, 1999). Le triptyque, publication, enseignement et soin, est pris en compte dans le déroulement de leur carrière depuis la réforme de 1958 (Terquem, 1992). Ils rédigent ainsi des articles destinés à leurs confrères par le biais de revues académiques spécialisées en partenariat avec d’autres institutions publiques (laboratoires de recherche, fondations) ou privées (laboratoires pharmaceutiques). Ils conçoivent des recommandations de bonnes pratiques (RBP) publiées par l’Etat, les régulateurs ou des sociétés savantes (Light, 2010). En influençant le comportement de leurs confrères, ils contribuent à la définition des normes et standards de la profession et propagent les « bons » comportements à suivre (Mörth, 2004). Pour accéder à un soin médical, un patient peut consulter un médecin libéral, son médecin traitant ou un spécialiste selon la pathologie identifiée. Dans des conditions plus critiques ou urgentes, il peut également se rendre gratuitement à l’hôpital pour disposer de structures de pointes (Ducos, 2010.). D’autres alternatives, comme les plantes médicinales, ou l’automédication peuvent soigner un patient (Lazarus, Delahaye, & Zelek, 2010). Patients et médecins interagissent toutefois avec plusieurs groupes d’acteurs intégrés dans les sphères politiques, culturelles et économiques (Light, 2010). Les agents normatifs et coercitifs du champ médical sont responsables de la définition, de la diffusion et de l’évaluation des standards et systèmes de croyances (Scott, 2008). 8 Médecins dits de secteur 2 exercent des dépassements d’honoraires 42 Le gouvernement, en tant que sponsor, est responsable de fournir aux patients l’accès aux soins de qualité de manière égalitaire en remboursant la totalité ou une partie de leurs frais (Light, 2006, 2010). En France, ce sont la Sécurité Sociale et le Ministère de la Santé qui gouvernent la politique de santé publique. Par ailleurs, ce ministère assure la haute qualité des services de soins en investissant le budget de l’Etat pour les équipements des hôpitaux, en fournissant des recommandations de bonnes pratiques (RBP) aux médecins (Rolland & Sicot, 2012), et en mettant à disposition des étudiants un système d’éducation par le biais des universités de médecine, ou encore en proposant des primes de rémunération aux médecins adhérents au Contrat d’Amélioration des Pratiques Individuelles (CAPI) (Saint-Lary, Plu, & Naiditch, 2011). Les lois régies par le gouvernement renforcent le contrôle et la régulation de la profession (Light, 2006, 2010). Les régulateurs dans le champ de la santé française sont de deux types : ceux régis par les corps professionnels et ceux régis par le gouvernement (Scott, 2008). Le corps médical est représenté par un organisme professionnel, administratif et juridictionnel de défense et de régulation, le Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM). L'Ordre est chargé de veiller « au maintien des principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l'exercice de la médecine » règles prescrites par le code de déontologie médicale9. Le collège de la Haute Autorité de Santé (HAS), créée par la loi française de 2004, est l’autorité publique indépendante à caractère scientifique. « Elle exerce ses missions dans les champs de l'évaluation des produits de santé, des pratiques professionnelles, de l’organisation des soins et de la santé publique »10. Un ensemble complexe d’autres régulateurs interviennent dans le champ médical. Pour n’en citer qu’un, l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM), contrôle la production et l’administration des médicaments. 1.1.3 Liens informels entre les acteurs du champ médical en France Les acteurs dans le champ médical interagissent de manière informelle (Reay & Hinings, 2005). Les médecins hospitaliers, par exemple, développent des relations avec des fournisseurs externes dans leurs activités de recherche. Il peut s’agir d’éditeurs de revues, d’ouvrages, des prestataires d’analyses de données, des sponsors financiers comme les industriels du médicament ou des fondations privées d’investissement (Reay & Hinings, 2005). Les patients s’unissent sous forme de mouvements sociaux et coopèrent avec le gouvernement (Brown et al., 2004), les industriels du médicament (Light, 2010) ou des 9 Source : site internet du CNOM, http://www.conseil-national.medecin.fr/ 10 Source : site internet de l’HAS, http://www.has-sante.fr/ 43 associations professionnelles. Les organismes de formations travaillent avec des experts hospitaliers, ou des laboratoires pharmaceutiques pour animer des séminaires. En résumé, il existe autant de liens formels qu’informels dans le champ du médicament. Néanmoins ces dernières décennies, un lien informel pose problème dans le champ médical : les « conflits d’intérêts » entre laboratoires pharmaceutiques et profession médicale. La loi définit le conflit d’intérêt comme suit : Situation d’interférence entre une mission de service public et l’intérêt privé d’une personne qui concourt à l’exercice de cette mission, lorsque cet intérêt par sa nature et son intensité, peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions (Rapport Sauvé, 2011). De nombreuses situations dans le champ médical illustrent des conflits d’intérêts : Un médecin impliqué dans la phase de recherche du développement d’un médicament en contrepartie d’une participation financière publie les résultats de l’étude dans une revue. Un médecin expert ou spécialiste chargé d’organiser des séminaires de formations destinés à des confrères en contrepartie d’une contribution financière (conférencier). Un individu faisant partie d’un comité de régulation qui valide, conseille et évalue un médicament pour lequel il aurait reçu des contreparties pour son expertise (consulting fees). En France, la loi oblige les médecins à déclarer leurs conflits d’intérêts devant le conseil de l’Ordre. En m’inspirant de Reay & Hinings (2005), je représente les acteurs du champ médical et leurs liens dans la Figure 2 ci-dessous. 44 Figure 2 : Les acteurs dans la chaîne médicale en France Pouvoirs publics Universités Régulateurs Laboratoires pharmaceutiques Ministère de la santé ANSM HAS Sécurité Sociale Ordre des médecins Associations de patients Médecins libéraux Patients Médecine alternative Médecins hospitaliers Pharmacies Profession médicale Editeurs de revues Lien formel Lien informel Source : Auteur inspiré de Reay & Hinings (2005) 45 1.2 Les logiques institutionnelles du champ médical Les logiques institutionnelles suivent des schémas culturels et cognitifs. Elles définissent et justifient les rôles des acteurs, aident à interpréter les évènements, et fournissent des routines et des moyens rationnels pour que le corps de la médecine poursuive son travail (Mendel & Scott, 2010, p. 250). Les problématiques des logiques institutionnelles sont introduites en théorie des organisations par Haveman et Rao (1997) puis par Thornton et Ocasio (1999). Selon, Thornton et Ocasio (1999) les logiques sont : Des pratiques matérielles, des suppositions, des valeurs, des croyances, des règles qui sont socialement construites et modelées par l’histoire et qui permettent aux individus de vivre, d’organiser le temps et l’espace et de donner du sens à la réalité sociale (Thornton et Ocasio, 1999 p. 804 traduction propre). Les logiques institutionnelles se forment à partir de plusieurs attributs d’un champ comprenant des systèmes de croyances et des pratiques des acteurs. L’idée promue est la suivante : les acteurs ont à disposition plusieurs cultures en opposition composées de différents éléments centraux aux logiques ; les identités sociales, les objectifs, les schémas ou encore les ressources symboliques et matérielles (Thornton et al., 2012, p. 85, p.97) correspondant à l’environnement dans lequel s’inscrivent ses membres. Je reviendrai dans le prochain chapitre sur le concept de logique institutionnelle, modèle théorique au cœur de ma thèse. Ainsi, en tenant compte de la structure du champ dans laquelle les professionnels opèrent, leurs objectifs s’opposent ou changent, et plusieurs logiques se dessinent. Les croyances, les modèles de pensées et les pratiques dépendent des relations des professionnels avec d’autres acteurs. Un médecin en relation avec un patient n’a pas les mêmes intentions qu’un médecin en relation avec des laboratoires pharmaceutiques, ou un médecin en relation avec des confrères. Le champ médical comprend plusieurs logiques institutionnelles étant donné que les acteurs interviennent dans différentes sphères, et cherchent plusieurs sources de légitimité (Ruef & Scott, 1998). Dunn et Jones (2010) font référence aux travaux de Kraatz et Block (2008) « les professions sont assujetties à de nombreux régimes de régulation, sont comprises dans les ordres normatifs multiples, et/ou suivent une ou plusieurs logiques culturelles » (p. 243). 46 Le Tableau 2 répertorie les différentes logiques institutionnelles professionnelles observées par les chercheurs (Currie & Guah, 2007; Goodrick & Reay, 2011; Reay & Hinings, 2005, 2009; Scott et al., 2000). Les logiques identifiées sous différents labels évoluent au cours du temps. Tableau 2 : Les logiques institutionnelles dans le champ médical Auteurs Contexte Logique identifiée Scott, Ruef, Corona, Mendel Etats-Unis, Californie Professionnelle (1945-1965) Fédérale (1966-1983) Managériale et de marché (1984 - 1995) Amélioration incrémentale (2000 - ) Reay et Hinings Canada, Alberta Professionnelle (1980 -1994) Centré business (1994 - ) Currie et Guah Royaume-Uni Professionnelle (1948-1971) Managériale (1972-1997) Marché (1998 - ) Sources : Currie & Guah, 2007; Mendel & Scott, 2010; Reay & Hinings, 2005, 2009; Ruef & Scott, 1998; Scott, 2008; Scott et al., 2000 Pour résumer, il existe trois logiques institutionnelles dans le champ médical : la logique professionnelle, la logique étatique et la logique managériale et de marché. 1.2.1 La logique professionnelle La première logique est professionnelle. Le travail est organisé et contrôlé par la profession. Le professionnel, généralement indépendant ou en profession libérale, est au service de profanes (un patient ou un client) ou de la communauté (les confrères). Son objectif est de conseiller, d’enseigner et/ou de développer les connaissances scientifiques (Freidson, 1988). Les sociologues de la profession médicale définissent la médecine comme une communauté occupationnelle : « La médecine, dans l’usage sociologique, est une communauté occupationnelle de consultants dont les services sont de découvrir, conduire et pratiquer certaines formes de connaissance » (Freidson, 1988). Dans le champ où la logique professionnelle est dominante, le système tourne autour des médecins et de la relation médecin/patient. Le gouvernement rembourse les médecins 47 pour leurs prestations ; les médecins sont impliqués dans la gouvernance des hôpitaux publics, vérifient et contrôlent la qualité des soins, préparent des plannings et sont impliqués dans les décisions ; les médecins délivrent des ordonnances ; ils organisent des formations avec des prestataires et rencontrent les laboratoires pharmaceutiques pour négocier des projets de recherche (Reay & Hinings, 2005, p. 356-357). La sociologie des professions s’intéresse à la structure de la profession médicale depuis plusieurs décennies (Freidson, 1985, 1988). A titre d’exemple, la création de groupes de pairs illustre la logique professionnelle. Les groupes de pairs sont des collectifs de réflexion mis en place par le syndicat de médecine générale. Bloy (2008) retrace l’origine de ces groupes : Les groupes de pairs se réunissent périodiquement pour analyser leurs pratiques à partir de la présentation par chacun d’un cas clinique récent sélectionné de manière aléatoire et pour discuter des circuits de soins localement disponibles. D’inspiration anglo-saxonne, ils ont été introduits en France à la fin des années 1980 sous l’impulsion de la SFMG, qui a depuis déposé le terme et peut décerner un label aux groupes dont le fonctionnement satisfait huit critères de qualité. On estime qu’une centaine fonctionne actuellement en France. (Bloy, 2008, p.82) 1.2.2 La logique étatique La deuxième logique est la logique étatique. Dans ce cas de figure, le champ est sous la responsabilité du gouvernement ; les médecins sont fonctionnaires publics et l’Etat contrôle la production de leurs connaissances ainsi que l’organisation de leur travail (Goodrick & Reay, 2011). Le degré de légitimation technique est élevé et la légitimation managériale intermédiaire (Ruef & Scott, 1998, p. 885). Le gouvernement délimite les standards à atteindre par les professionnels, le prix de leurs produits et services. Les médecins hospitaliers sont fonctionnaires publics ; l’Etat détermine le niveau nécessaire requis pour exercer et choisit les formations. Les responsables du gouvernement s’engagent également à assurer la qualité des soins. Suite à des réformes gouvernementales aux Etats-Unis initiées par le président Nixon en 1971, puis en 1993 dans l’Alberta par les autorités fédérales, les autorités gouvernementales prennent les décisions. Les hôpitaux doivent travailler et collaborer sous la houlette d’associations et de nouveaux corps décisionnels. De nouvelles procédures s’imposent ; des objectifs de performance et de réduction des coûts s’immiscent dans les documents. Le mot client remplace le mot patient et les médecins ne participent plus aux prises décisionnelles des hôpitaux (Reay & Hinings, 2005, p. 359–360). 48 L’Etat français, dans la conception de l’Etat-souverain est doté principalement d’une logique étatique (Ducos, 2010). « L'Etat impose ses préférences pour la consommation ou pour la production de certains biens » (p.26). Il décide en complément de « la formation, de la qualité des soins par la création de ressources, l'homologation des procédures diagnostiques et thérapeutiques, de l'évaluation des pratiques, des valeurs éthiques dans la relation entre soignant et soigné ainsi que de la fixation des tarifs » (Ducos, 2010 p. 26). Autre exemple, dans le système français, la mise en place du numerus clausus voté en 1976 décrit l’importance de la logique étatique dans le champ médical. Il est instauré dès la deuxième année pour mettre un terme au nombre trop important de médecins. La réduction du nombre d’ouvertures de postes se poursuit jusqu’à la réforme de l’internat de 1982. 1.2.3 La logique managériale et de marché Dans la logique managériale le travail est inscrit dans les routines d’une organisation et est assujetti au contrôle d’une hiérarchie (Thornton & Ocasio, 1999). Cette logique désigne un cadre de coordination des acteurs par la standardisation, dans lequel les pratiques des professions sont circonscrites par des procédures rationalistes de contrôle managérial (Starr, 1982 ; Abbott, 1988). L’hôpital est représenté comme une bureaucratie professionnelle selon Mintzberg (1982). Par exemple, lorsque l’établissement est privatisé, les professionnels de santé sont employés par une entreprise, et les managers non-professionnels déterminent le contenu de leur travail ainsi que le besoin de formation initial ou d’accréditations nécessaires (Goodrick & Reay, 2011; Scott et al., 2000). Aux Etats-Unis, la logique managériale passe par la privatisation des hôpitaux. Les sociétés d'assurances et les compagnies mutualistes en prennent possession dans les années 80, poussant les médecins à contracter avec les entreprises privées (Scott et al., 2000). Le champ médical devient un espace de coopération et de construction de réseaux entre acteurs. Pour survivre, les hôpitaux créent des alliances avec des coopératives et des fonds d’investissements (D’aunno et Zuckerman, 1987 ; Zuckerman, Kaluzny et Ricketts, 1995 cités par Ruef & Scott, 1998, p. 885). Au Royaume-Uni, le gouvernement Thatcher (1979-1990) développe des politiques centrées sur l’économie des budgets. Plusieurs procédures managériales des consultants avisent la NHS dans ses choix de développement structurel (Currie & Guah, 2007). Comme le soulignait Scott, désormais les managers des soins auraient plutôt intérêt à suivre une formation en école de commerce plutôt qu’à l’université de médecine. En France, le management public touche particulièrement les hôpitaux (thèse de E. Bérard, 2013). 49 Autre application de la logique managériale dans le contexte français, dans les années 90 où les dépenses de santé croissantes par rapport au PIB, la nouvelle loi dite loi 1991 entraîne le fait que le médecin français ne peut plus être inséré dans un système tout à fait libéral : 40 000 médecins deviennent salariés (Bercot, Horellou-Lafarge, & Mathieu-Fritz, 2011). La sociologie des professions fait part d’autres signaux faisant état d’une forme de logique managériale dans le champ médical. Pour maintenir un haut niveau de formation et de publication à l’échelle internationale, les médecins tissent des liens étroits avec les industries pharmaceutiques (Light, 2010). Certains chercheurs perçoivent l’implication des industriels dans le champ médical comme une autre forme de management du champ médical (Abramson, 2004; Brody, 2007; Relman et Angell, 2002) : “Pharmaceutical companies shape how physicians are trained, what they know about a given disease, how they think about alternate approaches to treatment, and what medications they have patients ingest” (Light, 2010, p. 284). Les laboratoires pharmaceutiques conçoivent des modes de traitement médical synthétique en basant leurs propos sur des synthèses scientifiques succinctes. Ils prévoient aussi de fournir aux médecins chercheurs des possibilités de financer leurs projets de recherche, charges de déplacements et autres frais de missions de recherche. Plusieurs avis critiques voient en ce geste une activité marketing visant à communiquer et s’approprier les travaux des médecins (Light, 2010). La logique de marché quant à elle, suppose une compétition pure et parfaite au sein de la profession où les préférences des consommateurs se dirigent vers les acteurs à succès (Freidson, 2001 cité par Goodrick et Reay, 2011, p.379). Le professionnel propose à son client un prix en contrepartie d’un service. Le client est libre en retour de se tourner vers d’autres professionnels aux tarifs plus avantageux ou à une qualité de service supérieure. La publication scientifique prend la forme d’un marché. Les budgets entre les équipes se négocient ; on fait appel à des transcripteurs, ou « ghostwritters » pour publier plus rapidement (Light, 2010). Néanmoins, les entreprises pharmaceutiques commencent à s’approprier la connaissance produite en simplifiant les messages et les histoires aux patients (Suddaby & Greenwood, 2001). Finalement, en employant des tactiques amicales dans l’approche client, des études récentes démontrent que les représentants pharmaceutiques ont tendance à influencer la prescription des médecins (plusieurs auteurs cités par Light, 2010, p.284). 50 1.2.4 La prochaine logique, la logique incrémentale Mendel et Scott (2010) présentent l’émergence depuis les années 2000 une logique dite d’amélioration incrémentale faisant figure dans le champ médical. Il s’agit d’un mélange entre toutes les logiques. Sa légitimité repose sur les preuves scientifiques (Evidence Based Medecine, EBM). Les régulateurs, les entreprises capitalistes et les professionnels de santé appliquent tous à la fois des principes rigoureux et méthodologiques dans leurs pratiques. Les experts mettent en place des standards visant à soutenir les mesures, et promouvoir des pratiques fiables. En s’appuyant sur une médecine basée sur les évidences, les acteurs peuvent ainsi réduire les erreurs et améliorer la sécurité du patient. L’EBM est un moyen de combler le « gap » entre la recherche et la pratique (Mendel & Scott, 2010, p. 256). Plusieurs réseaux collaboratifs sont créés au cours de l’ère incrémentale (ex : Cochrane). L’objet de la thèse étant de décrire l’émergence de cette forme de logique en France, une description plus détaillée appliquée au contexte français se trouve dans la partie résultat de ce manuscrit. Enfin, les mécanismes de gouvernance, dernier élément important du champ, expliquent les mouvements et évolutions entre les acteurs. 1.3 Les mécanismes de gouvernance du champ médical Les systèmes de gouvernance fixent les différentes sources de légitimité pour les acteurs du champ (Ruef & Scott, 1998, p. 882). La légitimité représente une acceptation sociale qui résulte d’une adhésion à des normes, des attentes régulatrices, normatives et cognitives (Deephouse, 1999) conformément aux attentes sociales d’une population (Bitektine, 2011). Suchman (1995) définit la légitimité ainsi : Une perception ou présomption généralisée selon laquelle la pratique est souhaitable, convenable ou appropriée au sein d’un système socialement construit de normes, valeurs, croyances et définitions (Suchman, 1995, p. 574). L’objectif d’une institution revient à respecter les codes imposés par son environnement afin de retrouver les caractéristiques du prototype prédéfini par une catégorie sociale (isomorphisme). Une institution devient légitime dans sa capacité à reproduire de manière similaire les actions de ses concurrents (DiMaggio & Powell, 1983). 51 Ruef et Scott (1998) suggèrent de différencier les sources de légitimité dans le champ médical selon les niveaux organisationnels de Parsons (1960). Les efforts de légitimité sont d’ordre technique et managérial. La légitimité managériale implique le support normatif de mécanismes de gestion du champ (pratiques, structures, et règles). La légitimité technique est centrée au contraire sur les aspects purement technologiques (qualifications, formations, éducation, qualité et procédures). Pour que les institutions perdurent, elles doivent s’adapter aux processus de légitimation normatif des acteurs du champ (autorités sanitaires, régulateurs, patients, médecins etc.) (Ruef et Scott, 1998). Dans la logique professionnelle, les mécanismes de gouvernance reposent sur les professionnels (médecins hospitaliers, CNOM, sociétés savantes). Scott, 2008 cite Djelic et Sahlin-Andersson (2006) pour décrire l’importance de la légitimité des experts « Les nouveaux modes de gouvernance sont basés sur l’expertise ; ils sont souvent légitimés par des références à la science ou en exprimant des termes de mesure » (p.13). Autre exemple de mécanisme professionnel, en France, il est obligatoire de s’inscrire au tableau de l’ordre des médecins pour pratiquer légalement la médecine (légitimité technique normative). Dans une logique étatique, le gouvernement, souhaitant offrir un accès aux soins pour tous et de qualité, élabore des mécanismes de contrôle régulateur. Le montant des remboursements de la sécurité sociale pour une consultation chez le généraliste est fixé à 23€ (légitimité managériale coercitive). Alors que dans la logique managériale, les processus de contrôle de gestion imposés par la structure compétente, établie le rythme et la cadence de travail. Bérard (2013) étudie les activités de contrôle administratif à l’hôpital imposées par le nouveau management public (logique technique normative). Le Tableau 3 ci-dessous est tiré du travail de Scott et de ses collègues. Il rassemble et décrit les trois éléments présentés dans cette section. 52 Tableau 3 : Les ères dans le champ médical : acteurs, logiques et mécanismes de gouvernance Ère Acteurs Logiques institutionnelles Mécanismes de gouvernance Domination professionnelle Médecins indépendants Autorité professionnelle, qualité des soins, bénévolat et nonprofit Les associations professionnelles Equité d’accès aux soins Contrôle de régulation Orientation managériale et de marché Stratégie et gestion Services basés sur la valeur Salaire à la performance 1940 – 1960 Responsabilité gouvernementale 1960 – 1980 Hôpitaux, gouvernements, assurances privées Gouvernement Profession médicale, système multi-hospitalier Management de la Corporations de santé santé Consultants du nouveau Management Public 1980 – 2000 Assureurs privés (cas américain uniquement) Industrie pharmaceutique Amélioration incrémentale Amélioration de la qualité des soins 2000 – aujourd’hui Organisation et corps de standardisation Communautés sanitaires de coalition Evidence Based Medecine Réseaux de collaboration Source : adapté de Mendel & Scott, (2010 : 252) Les principaux éléments des institutions du modèle de Scott (2008) présentés, voyons comment les auteurs expliquent le passage d’une logique professionnelle à une logique managériale. 1.4 Le changement institutionnel dans le champ médical Il est difficile d’ignorer la complexité de l’environnement sans tenir compte de la dynamique des acteurs inscrits dans le champ. Le nouveau focus des théories néo- 53 institutionnelles est de laisser de côté l’unité d’analyse statique et prédictible d’un seul champ pour privilégier l’étude de plusieurs champs dépendants qui se battent dans la définition de problèmes et de légitimation (Ben Slimane & Leca, 2010). La difficulté d’étudier les institutions n’est pas tant dans l’identification des acteurs qui le composent, mais plutôt dans la complexité des arrangements entre acteurs (Hargrave & Van de Ven, 2006). En partant des limites de l’ancien institutionnalisme, de nouveaux axes de travail orientent le néo-institutionnalisme autour du changement institutionnel (Hoffman, 1999). Le point de départ est le suivant : les institutions sont stables, elles dépendent de légitimité pour survivre (Friedland et Alford, 1991 ; Suchman, 1995), et elles mettent leur vie en péril lorsqu’une force exogène perturbe le système institutionnel ; une guerre, un changement économique, de nouvelles lois (Fligstein, 1990). Les chocs chamboulent les schémas cognitifs et culturels des institutions. Et dans un contexte de chaos, les acteurs doivent mobiliser des ressources, des réseaux de contacts et établir de nouvelles règles pour pallier aux difficultés (Suddaby & Greenwood, 2005). Mais voir les événements externes d’un champ comme principaux antécédents des transformations des institutions serait trop simple. Seo et Creed (2002) proposent un modèle différent du changement institutionnel. Ils mettent en avant les contradictions endogènes au sein d’un champ. Les acteurs à l’interstice des pressions institutionnelles vivent de la complexité institutionnelle (Clemens and Cook, 1999 ; Greenwood et al, 2011). Les deux perspectives s’accordent sur le principe que les acteurs des institutions sont responsables de la transformation, du maintien et/ou de la destruction des organisations sur le terrain (Greenwood, Suddaby & Hinings, 2002). Il ne s’agit plus de considérer les résultats du processus de changement, mais de se focaliser sur ses mécanismes (Ben Slimane & Leca, 2010). La perspective des logiques institutionnelles explique qu’une transformation suppose la coexistence de plusieurs logiques dominantes au sein d’un champ. Lors d’un remplacement, une logique institutionnelle prend la place d’une autre logique. Il s’agit d’un mélange, lorsque que certaines dimensions des logiques institutionnelles ont été combinées avec d’autres logiques. Enfin, on parle d’isolement ou de ségrégation quand une logique au sein d’un champ est délibérément exclue du champ. 54 Tableau 4 : Typologie de changement transformationnel au niveau du champ Nature du changement Représentation schématique Temps N Articles Temps N+1 Remplacement Une logique remplace une autre Rao et al., (2003) Greenwood et Suddaby (2006) Scott et al., (2000) Mélange Les dimensions se mélangent pour n'en former qu’une Isolement Disparition d’une logique Glynn et Lounsbury (2005) 1 2 1 Hors champ Purdy et Gray (2009) 1 2 2 Source : adapté de Thornton et al., 2012, p. 164 Par ailleurs, Thornton et ses collègues (2008, 2012) identifient une nouvelle catégorie de changement qu'ils appellent « développement de logiques ». Ils parlent de 3 types de nouveaux changements : un changement par assimilation quand on assiste à un mélange d'éléments d'une logique avec des pratiques et symboles d'une autre logique dominante externe au champ un changement d'élaboration quand les éléments internes des logiques institutionnelles entraînent de nouvelles narrations et pratiques qui vont renforcer la logique prédominante une expansion quand la logique institutionnelle appliquée aux pratiques et narrations d’un champ institutionnel entraîne l’expansion de cette même logique dans d’autres champs relatifs Le développement de logique tient compte de l’entrelacement des différents niveaux (individus, organisations et champs) reflété par la porosité des logiques. Les études portant sur le changement des arrangements dans le champ médical suggèrent qu’entre chaque ère, des forces exogènes et endogènes (selon qu’on se situe à l’échelle de l’institution ou du champ) vont confronter les acteurs du champ, et les pousser à changer de logique (Scott, 2008; Thornton & Ocasio, 1999) (cf. Tableau 5 ). Les acteurs, face 55 aux contraintes du champ, changent la nature des pratiques afin de maintenir une position légitime dans le champ. A chaque problème ou sujet de conflit, des acteurs se mobilisent pour modifier les arrangements du champ. Dans le Tableau 5, j’ai rassemblé les différents exemples d’acteurs et de problèmes qui ont impulsé un changement de logique. Tableau 5 : Problèmes émergents dans les logiques du champ médical Problèmes émergents Exemple d’événements perturbateurs et d’acteurs révoltés La logique professionnelle Mouvement de patients experts, réformes de Nixon (1971) et Clinton (1983) du Prospective Payment System aux Etats-Unis, Thatcher au Royaume-Uni, « Professional-dominance Theory », Freidson (1970), Positionnement paternaliste et monopole de la profession accroît les frais de soins des patients Echec des associations professionnelles dans la gestion et investigation des cas abusifs (fraudes et compétences) à cause de l’ordre moral et respect confraternel (ex : Durkheim) La logique Etatique « State-dominance Theory », Light (2001, 2010) L’Etat possède tous les droits et influence le patient dans ses choix Les professionnels de santé se sentent sous le contrôle d’un Big Brother Les professionnels de santé manquent d’informations La logique managériale « Patient-dominance Theory », Mendel et Scott (2010) Le mode capitaliste se concentre uniquement sur le patient malade. Les acteurs consacrent moins d’efforts aux problèmes de fonds de la société (épidémies, pauvreté) Les entreprises pharmaceutiques sont accusées de corruption, de créateur de maladies Les professionnels de santé entrent dans une perspective managériale de la santé, de leur carrière et de la recherche Association des assureurs de santé (Health Insurance Association of America HIAA) Groupes de syndicats (le General Medical Council GMG) Senator Charles Grassley (USA) New-England Journal of Medicine remettent en question l’influence des laboratoires pharmaceutiques Sources : Light (2010), Nigam & Ocasio (2010) 56 Le long travail de Scott et de ses collègues suggère un remplacement de logique au cours du temps (Thornton et al., 2012). Dans le champ médical américain, la logique professionnelle est remplacée par la logique étatique dans les années 60, puis la logique étatique est remplacée par la logique managériale à la fin des années 70. Ils notent, dans un premier temps, l’ampleur des coûts engendrés par les prix élevés des soins fixés post guerre par les professionnels. L’inflation des coûts n’est plus soutenable à long terme pour l’Etat. Face à un déficit public important, le gouvernement de Nixon puis de Clinton instaure les réformes Medicare et Medicaid dès 1965 (Mendel & Scott, 2010). Les soins deviennent accessibles à tous, mais la taille des établissements ne suffisant plus, l’Etat impose des fusions entre les hôpitaux, et met en place des organisations de contrôle fédéral centré uniquement sur les soins primaires privés (Reay & Hinings, 2005). Le système médical vient de passer à une logique étatique. Très vite, les assurances perçoivent une opportunité stratégique dans la libéralisation du marché et créent leurs propres entités de soins spécialisés. Des fonds d’investissement sont mobilisés ; les médecins d’excellence recrutés ; et des nouveaux profils de métiers virent le jour avec la production de MBA ou master spécialisés dans la gestion de soins (Mendel & Scott, 2010, p. 253). Le système a donc changé à nouveau de logique en passant à une logique managériale. Dans leur étude des logiques médicales au Canada, Reay et Hinings (2009) suggèrent que les logiques s’opposent parallèlement. Alors que les médecins souhaitent le maintien d’une logique professionnelle, le gouvernement adhère à une logique managériale. Ils observent une forme de coopération entre les logiques « Même si les acteurs sont guidés par des logiques institutionnelles différentes, ils doivent travailler ensemble pour fournir un service de soins de qualité aux patients qui en ont besoin » (p.634) Les autorités fédérales de l’Alberta vont convenir avec les médecins un mode de travail opérationnel avec moins de contrôle et plus de budget pour couvrir les dépenses. Néanmoins, la logique managériale dans le champ médical présente d’ores et déjà de nombreuses limites (Light, 2010; Reay & Hinings, 2009; Scott et al., 2000). Les facteurs de changement retenus pour la thèse relatent de l’élévation sociale du statut des médecins hospitaliers. Si bien que les professionnels favorisent une carrière de spécialiste en milieu hospitalier, et délaissent la médecine générale. Scott (2008) notent une baisse générale de 40 points de pourcentage du nombre de médecins généralistes inscrits au tableau de l’ordre depuis les années 50 aux Etats-Unis. En France, les prévisions tendent à baisser avec une forte probabilité de se confirmer jusqu’en 2020 pour atteindre 86 203 médecins généralistes en activité régulière (Rapport Atlas). Le document prévoit en revanche une hausse des effectifs spécialistes et hospitaliers. 57 Pour les sociologues français, la médecine générale souffrirait d’un rabaissement de reconnaissance social, forme de complexe d’infériorité, vis-à-vis de leurs confrères (Grignon, 2011). Dans une longue étude ethnographique Bloy (2008, 2011) s’est intéressée aux choix de parcours des jeunes médecins internes. Elle remarque que beaucoup d’entre eux délaissent le statut libéral pour une position plus stable et sécurisante de salarié. Elle y trouve plusieurs explications : Qu’une partie de ceux-là finisse par se détourner [de la médecine générale] tient à la concurrence de formes salariées d’exercice médical, à des considérations de fond sur le contenu de la Médecine Générale (MG) [...] ; l’isolement dans l’exercice quotidien du métier comparé au partage et à la stimulation que permet le travail au sein d’une (bonne) équipe ; les réactions peu confraternelles essuyées par certains jeunes diplômés formés aux derniers standards de pratique, qui semblent parfois déranger des habitudes locales de prise en charge. (Bloy, 2011, p. 19) Scott (2008) part d’une observation globale et similaire dans toutes les professions. La nature du client oriente drastiquement la division des pratiques des professionnels de santé. D’un côté, les médecins hospitaliers considèrent l’importance d’ouvrir leur agenda aux laboratoires pharmaceutiques. De l’autre, les médecins généralistes, subissent les pressions régulatrices et normatives de l’Etat (représenté par la sécurité sociale) en dépit du bon vouloir des corps professionnels. En ayant comme clients les entreprises, les professionnels perçoivent un statut plus élevé, des récompenses financières plus satisfaisantes (Scott, 2008, p.231). Pour finir, l’évolution mercantile de la santé fait débat. De nombreuses contestations apparaissent à l’intérieur et à l’extérieur du champ (Mendel & Scott, 2010). En effet, le changement vers la logique managériale et de marché entraînent des mouvements de résistance de la part des médecins et des groupes communautaires concernés par le souhait de maintenir une logique professionnelle (cf. Tableau 5, p.56). Ils appellent à une considération plus sociale et éthique des pratiques de soin. Les sociologues de la santé font référence entre autres aux limites de l’objectivité de la médecine par la science en notant l’existence de groupes de pairs dédiés, comme les groupes Balint (Bloy, 2008; Herzlich, 1984). Le "groupe Balint" est issu des écrits et de la pratique du médecin psychanalyste anglais, d'origine hongroise, Michael Balint qui dès les années 40 avait développé à Londres, à la Tavistock Clinic for Human Relations, une formation collective des 58 médecins généralistes, destinée à les sensibiliser à l'importance de la dimension psychologique dans la médecine générale. (Herzlich, 1984, p. 12) Dans ces groupes, les médecins ressentent le besoin de se rapporter aux normes sociales chères à la profession, en comprenant sous une perspective de psychanalyse le rôle sensible du médecin dans ses relations avec le patient. A partir des œuvres du psychanalyste Balint, les praticiens orientent leurs pratiques en tenant pour acquis que le principal médicament pour le patient c’est le médecin. « La formation Balint peut être conçue comme faisant partie d'un vaste mouvement de critique, venue ici de l'intérieur même de la médecine, adressée aux schémas dominants du savoir et de la pratique médicale » (Herzlich, 1984, p. 11). En France, le mouvement a été connu à la fin des années 50, et les premiers groupes démarrent à la fin des années 60. Aujourd’hui, les formations Balint sont obligatoires à l’université, et dans le cadre de la formation continue, elles peuvent s’intégrer à l’EPP des médecins. 59 Synthèse du chapitre 1 Cette dernière décennie, la théorie néo-institutionnelle se renouvelle pour intégrer les problématiques de changement. Le paradoxe de l’agence encastrée (Seo & Creed, 2002) reconnaît une part cruciale de l’action des acteurs à créer, modifier ou détruire les institutions (Lawrence, Suddaby, & Leca, 2009). En partant ce constat, j’ai rassemblé dans ce chapitre les travaux d’auteurs ayant intégrés les forces exogènes et endogènes du changement dans le champ médical. Cette problématique suscite l’intérêt directe de nombreux chercheurs anglo-saxons (Currie & Guah, 2007; Reay & Hinings, 2005; Scott et al., 2000). A partir des trois éléments constitutifs des institutions de Scott (2008), les acteurs, les logiques institutionnels et les mécanismes de gouvernance, j’ai présenté son application au monde de la santé. Plusieurs configurations sont particulières à la France. J’en ai présenté certaines. Brièvement, le champ médical connait plusieurs logiques institutionnelles ces dernières décennies. Une logique professionnelle dominée par des mécanismes de gouvernance contrôlée par les professionnels eux-mêmes ; Une logique étatique qui repose essentiellement sur le contrôle de l’Etat dans les activités de soin ; Et enfin, une logique managériale. Cette dernière est principalement évocatrice dans le champ hospitalier, et américain, car la privatisation du système fait émerger des tactiques de management au sein des établissements. La logique actuelle identifiée par Mendel et Scott (2010) depuis les années 2000 est dites d’amélioration incrémentale. Les acteurs dans cette logique privilégient la qualité et la rigueur de la science dans les soins. Le mouvement est initié par le tournant de l’Evidence Based Medecine, porté par des acteurs aux logiques ambidextres à la fois professionnelle et une managériale. Le système de soin français suit quant à lui la mouvance des pays anglo-saxons. Des auteurs mentionnent l’apparition d’acteurs corporatifs comme les laboratoires pharmaceutiques dans la pratique de soin. En termes de configurations de champ, il est crucial de noter par ailleurs l’importance du rôle des médecins généralistes. En France, ces acteurs se trouvent à l’entrée du système globale, et relient le patient aux autres acteurs. Ils représentent encore plus de la moitié du corps médical. 60 Chaque phase de domination est soumise aux pressions d’acteurs. A plusieurs occasions, les activités de mouvements sociaux ou d’entrepreneurs institutionnels mettent en lumière les problèmes de la logique actuelle. La recherche inductive menée lors de ce travail fait apparaitre une forme de mouvement social dont les principes reposent sur les contradictions des valeurs et schémas de la logique managériale. Le prochain chapitre pointe directement du doigt l’action collective des acteurs à l’initiative de changement dans les institutions. 61 Chapitre 2 : Les activités des acteurs collectifs au sein des logiques institutionnelles Le champ médical a la particularité de comprendre une multiplicité d’acteurs et de logiques institutionnelles dont les objectifs et valeurs s’opposent radicalement. Il compte également de nombreux systèmes de gouvernance bien souvent contraignants pour les acteurs (Scott, 2008). Depuis les années 2000, la logique incrémentale alliant pratiques et valeurs scientifiques caractérise les dernières transformations dans le champ (Mendel et Scott, 2010). Face à l’émergence de nouveaux clients dans les services de soins (ex : les laboratoires pharmaceutiques font appel aux médecins experts de diverses manières), des acteurs se mobilisent afin de changer les arrangements institutionnels (Scott, Ruef, Mendel, & Coronna, 2000). Pour s'opposer aux systèmes de gouvernances normatifs du champ, les acteurs mobilisent des tactiques essentiellement politiques. Les restructurations du champ médical aux Etats-Unis sont portées par des présidents : Nixon, Clinton ou Thatcher au Royaume-Uni. Emergent alors des besoins formulés par les citoyens, les associations de patients, et les médecins. Face aux problèmes institutionnels, les innovations sociales proviennent explicitement de l’action collective et organisée. Le changement qualifié par Van de Ven et Hargrave (2004, 2006) est un processus à part entière provenant d’un mouvement social d’acteurs capable de rompre avec un ancien système institutionnel. Le projet comprend trois étapes : le développement d’une vision contestatrice, la mobilisation d’un réseau d’acteurs alliés et la motivation à changer (Battilana, Leca, & Boxenbaum, 2009; Hargrave & Van de Ven, 2006). Or, il existe beaucoup de mouvements sociaux dans le champ de la santé (Brown et al., 2004). Les participants sont généralement des personnes rejetées par le système structurel à cause de barrières ou d’injustices (McAdam, 1982; Hargrave & Van de Ven, 2006). Datant de la révolution industrielle, des activistes se battent contre la pauvreté dans les villes, une meilleure hygiène dans la production industrielle pour les travailleurs ouvriers, le droit à la contraception, l’accroissement des budgets pour accompagner les patients atteints par le virus du SIDA (Brown et al., 2004; Levy & Scully, 2007; Maguire, 2002). Les luttes s’orientent autours de trois objectifs : un meilleur accès aux soins, une cohérence dans la politique de soins, et un éclaircissement des causes inexpliquées de maladies rares (ex : Cancer du sein) (Brown et al., 2004). Le passage aux logiques institutionnelles dans les processus de changement induit par les acteurs collectifs paraît inévitable aux yeux de plusieurs chercheurs (Battilana et al., 2009; 62 Misangyi, Weaver, & Elms, 2008; Rao, Monin, & Durand, 2003). Pour vaincre le statu quo, la création d’une identité collective alternative correspondant cognitivement et moralement aux acteurs du champ complémentaire aux habitudes et pratiques durables, figurent être d’excellents remèdes au succès de la transformation d’un champ (Misangyi et al., 2008). Dans ce chapitre, je présente un cadre théorique du changement institutionnel proposé par Misangyi Weaver et Elms (2008). Le modèle s’applique particulièrement au cas du champ médical puisque les auteurs allient logiques institutionnelles, ressources et acteurs sociaux. En revanche, cet article théorique repose sur une illustration empirique du cas de la corruption en Bosnie Herzégovine. Misangyi, Weaver et Elms (2008) illustrent comment deux logiques, une de corruption et l’autre d’anticorruption évoluent au cours du temps. Dans ma thèse, il n’est pas directement question de corruption économique ni politique. Toutefois, les conflits d’intérêts entre médecins et laboratoires pharmaceutiques sont interprétés par certains de « corruptifs »11. De telles accusations quoique sanctionnées par les autorités ne sont pas nouvelles. Chaque année, des livres sont publiés à ce sujet (cf. Annexe 1). La première section reprend de manière détaillée les éléments conceptuels du cadrage : les logiques institutionnelles, les ressources, et les acteurs sociaux. Les relations entre les trois concepts, puis leur dynamique au sein du changement sont présentées dans la deuxième section. Enfin, dans la dernière section, je répertorie les différents avantages et les limites du modèle développé dans le chapitre, avant de conclure par la formulation de questions de recherche. L’ouvrage des professeurs Even et Debré accusent le champ d’être corrompu. Leur contestation fera l’objet par la suite d’un conseil de discipline de l’Ordre des Médecins pour motif de manque de « confraternité » 11 63 2.1 Les éléments conceptuels de cadrage 2.1.1 Les logiques institutionnelles Les logiques institutionnelles sont une forme de bifurcation théorique de la rationalité limitée de March et Olsen (1984, 1989). Au lieu de penser que les individus se comportent différemment face à une décision rationnelle et/ou irrationnelle, Friedland et Alford (1991) proposent de regarder d’abord le lieu dans lequel ils se trouvent, d’étudier l’ordre institutionnel qui les entoure, les conflits qui les opposent et l’impact de leurs choix sur leurs pratiques, les matériaux et les symboles utilisés. 2.1.1.1 Principes fondateurs Les fondements de la perspective résident principalement dans l’analyse des confrontations de deux ou plusieurs logiques - autrement appelées « mondes » (cf. Boltanski et Thevenot cités dans Cloutier & Langley, 2013) - contradictoires. Le principe innovateur des logiques institutionnelles est la compréhension de la société comme un système interinstitutionnel (Friedland & Alford, 1991) constitué « d’ordres » répartissant les individus selon différents contextes incluant les marchés, les industries, et les populations. Alford et Friedland (1985) décrivent la société moderne occidentale comme répartie selon trois ordres distincts : le capitalisme, l’Etat bureaucratique et la démocratie politique. Les pratiques et les croyances des trois ordres entrent en contradiction, et c’est la description étendue des confrontations entre acteurs qui permet d’expliquer les difficultés qu’ont les individus à s’engager politiquement. La perspective des logiques institutionnelles fournit plus tard par Friedland et Alford (1991) n’est plus uniquement applicable à un niveau sociétal. Il s’agit d’un modèle métathéorique permettant aux chercheurs d’analyser les schémas cognitifs, les attentes normatives et les activités enracinées dans des pratiques matérielles et les systèmes symboliques des acteurs, les organisations ou les sociétés au sein de différents ordres (Friedland et Alford, 1991, p. 232 ; Thornton et Ocasio, 2008). 2.1.1.2 Conséquences des logiques sur les institutions En s’intéressant de très près à la théorie de l’agence (cf. Giddens, 1984), les auteurs des logiques institutionnelles expliquent que le contexte culturel, politique et social guide l’intention des acteurs, leurs objectifs et leurs identités. Chaque ordre institutionnel va potentiellement influencer les acteurs à disposer des ressources (cf. section suivante) et des 64 rationalités distinctes. En d’autres mots, les individus ont à disposition plusieurs ressources, typiquement, des normes sociales, saisies pour occasionner un changement à un niveau supérieur. Les acteurs sont intégrés dans des systèmes complexes où la structure, les normes et les symboles sont complémentaires et non indépendants. Cela présuppose une autonomie des individus et des organisations dans la société, comme un ensemble organisé en plusieurs niveaux qui se chevauchent : les individus négocient entre eux, les organisations sont en conflit ou se coordonnent, et les institutions entrent en contradiction et interdépendance (Thornton & Ocasio, 2008, p. 104). Ainsi, le regroupement des acteurs en logiques a des conséquences à différents niveaux. D’abord, au niveau des acteurs, les logiques institutionnelles fournissent un guide de comportements à adopter lorsqu’ils souhaitent surmonter un problème (Thornton, Ocasio, & Lounsbury, 2012). Les logiques institutionnelles contraignent les acteurs à concentrer leur attention et leurs préférences selon les catégories et répertoires d’actions définies par la logique à laquelle ils appartiennent. C’est le principe d’agencement (Greenwood & Suddaby, 2006; Seo & Creed, 2002; Thornton & Ocasio, 2008, p. 103). Une fois encore, les auteurs soutiennent qu’à l’inverse de la théorie néo-institutionnelle percevant principalement la cognition comme une contrainte institutionnelle (ex : DiMaggio & Powell, 1983; Tolbert & Zucker, 1983), les logiques institutionnelles fournissent les fondements à la fois symboliques, cognitifs et substantifs (Misangyi et al., 2008) pour comprendre comment les interactions sociales entre les acteurs transforment et reproduisent les structures sociales et culturelles (Thornton et al., 2012). Objectifs : les individus membres d’une logique ont des objectifs communs. Dans une perspective institutionnelle, ils affectent la cognition et l’action des individus (Thornton et al., 2012, p. 88). Les objectifs sont distincts si individu appartient à une logique de marché, de communauté ou professionnelle. L’un sera à la recherche de profit, l’autre optimisera l’égalité et le dernier le service. Schémas : Les logiques institutionnelles aident les acteurs à générer des schémas pour analyser l’information ou guider les décisions. Le concept de schéma souligne la façon dont les acteurs comprennent l’information et la mémorisent, sinon la manière dont ils aident les individus à résoudre une ambigüité (Thornton et al., 2012, p. 89). Les schémas peuvent être de nature pragmatique ou cognitive. Les logiques deviennent une ressource décisionnelle et une contrainte, car elles limitent les possibilités d’agir différemment à un moment donné. Par exemple, un père de famille 65 mobilise chez lui une logique de famille et au travail une logique de marché. Le même acteur peut choisir d’utiliser des logiques distinctes à différents intervalles selon les besoins qu’il perçoit utiles à une situation donnée (McPherson & Sauder, 2013). En revanche, ce que soutiennent les chercheurs, c’est l’irrationalité de certaines décisions. A la maison, le père de famille doit laisser de côté son travail pour s’occuper du parcours scolaire des enfants. Attention : Les individus limitent leur attention sur un ensemble de problèmes prédéfinis par la logique institutionnelle (Thornton et al., 2012, p. 90). Ce point diffère des théories néoinstitutionnelles prônant l’idée que les décisions des acteurs sont prises pour acquises, et donc automatiques. Au niveau des acteurs collectifs, comme les organisations, des travaux récents expliquent que lorsque plusieurs logiques institutionnelles ont des prescriptions incompatibles, cela aboutit à une complexité institutionnelle (Greenwood et al., 2011; Jarzabkowski et al., 2013). Il convient à ce propos de mettre à part les logiques, les membres et les pratiques afin d’éviter l’affectation sur les opérations des organisations. L’organisation peut, par exemple, séparer les logiques au sein d’unités géographiques distinctes ou de différents départements (ex : Dunn & Jones, 2010; Lounsbury, 2007). Si en revanche, les deux logiques coopèrent, on parle d’ambidextrie institutionnelle. Cela s’applique quand les relations entre des logiques multiples au sein d’un champ ou d’une organisation peuvent avoir des conséquences fructueuses (Jarzabkowski et al., 2013). Les logiques sont interdépendantes et peuvent apporter des actions complémentaires. Enfin, au niveau du champ, les logiques contraignent (Seo et Creed, 2002 ; Battilana, 2006 ; Greenwood et Suddaby, 2006) et influencent les activités et les stratégies des acteurs au sein d’un champ organisationnel (ex : Scott et al., 2000 ; Thornton, 2004 ; Murray, 2010). Les processus de légitimation de logiques aboutissent à la matérialisation des logiques. De leur propre construction, elles prennent un aspect tangible quand elles sont exprimées par les acteurs à travers des vocabulaires, des scripts et des schémas (Thornton & Ocasio, 1999). Beaucoup de travaux, jusqu’à présent, se concentrent sur les activités des acteurs collectifs et des processus au niveau du champ (McPherson & Sauder, 2013). A ce niveau, ce qu’il faut retenir c’est l’idée suivante : Les logiques sont constituées de relations entre les systèmes symboliques (identité collective et sens) et des pratiques matérielles (actions substantives), relations médiatisées elles même par des modèles cognitifs (schémas) et des rôles 66 comportementaux qui forment la base dans laquelle les acteurs interagissent dans le monde (Misangyi et al., 2008, p. 755). Pour synthétiser cette dernière idée, Misangyi et ses collègues (2008) proposent d’articuler le passage d'une logique existante à une nouvelle logique autour des pratiques et des actions des membres (Figure 3). Figure 3 : Les éléments conceptuels des logiques institutionnelles au niveau du champ organisationnel Logique existante Nouvelle logique Symbolique : Identité/sens Schémas/rôles/règles Symbolique : Identité/sens Schémas/rôles/règles Substantiel : pratiques et actions Source : Misangyi et al. (2008: 756) 2.1.2 Les ressources Tout processus de changement a un coût. Différentes ressources rendent les logiques durables au court du temps (Battilana et al., 2009; Misangyi et al., 2008). Misangyi et autres (2008) proposent quatre catégories de ressources: économiques, culturelles, sociales et symboliques. En revanche, un flou nous laisse perplexe quant à la nature des ressources. De même, la perspective des logiques institutionnelles n’élucide pas spécifiquement le problème des antécédents des logiques. BenSlimane (2010) note que le problème demeure commun dans le courant en général : « Les ressources demeurent l’aspect le moins bien défini et le moins bien conceptualisé dans la TNI (Dorado, 2005 ; Hardy & Maguire 2008) » (p.150). Or, puisque les logiques prennent la forme d’une action collective dont les membres souhaitent procéder à un changement stratégique (Fligstein, 1997; Lawrence, 1999; Levy & Scully, 2007), je suggère de revenir aux principes fondamentaux du fonctionnement des organisations pour segmenter les ressources du modèle. Le courant théorique basé sur les 67 ressources (« ressource based view » RBV) identifie plusieurs types de ressources requises pour optimiser les opérations, la structure et l’avantage compétitif des organisations. Par avantage compétitif, on entend la capacité d’une organisation à se différencier de ses concurrents d’un point de vue fonctionnel, hiérarchique, cultuel ou régulateur (Coyne, 1986). Dans ces conditions, le bon fonctionnement d’une organisation nécessite deux formes de ressources : des ressources tangibles (matérielles) et des ressources intangibles (immatérielles) (Penrose, 1959). Les ressources tangibles (humaines, techniques et technologiques), sont nécessaires aux membres des logiques pour impulser le changement. Des ressources financières, par exemple, peuvent être utilisées par les acteurs au moment de la définition de la logique pour s’écarter de la logique dominante. C’est le cas dans les travaux de Greenwood et al (2002) où les acteurs ont dû payer des amendes en attendant la mise en vigueur de leurs projets (Battilana et al., 2009). Les chercheurs en sciences de l’information (ex: Hayes & Rajão, 2011; Hultin & Mähring, 2014) et de communication (ex : Castells, 2006 ; Diani, 2000) insistent sur les outils de communication technologique dans l’action collective [utilisation de Facebook au Guatemala (Harlow, 2012) ou lors du printemps arabe en Egypte (Lim, 2012)]. Les technologies permettent aux activistes de discuter, d’échanger sur la vision en cours de définition à moindre coût, de façon asynchrone, avec rapidité et efficacité (téléphones portables et emails dans Diani, 2000). Les ressources économiques favorisent la diffusion de la logique dans le champ. Fabre (1999) ou Rucht (2004) mettent en évidence les communiqués de presse, les supports de propagandes, les campagnes d’informations (livres blancs, rapport), les alertes télévisées, et toute autre forme médiatisée du message nécessitent de réels moyens financiers (thèse de H Peton, 2013). Les technologies de communication limitent cependant les risques de distorsions des messages (Diani, 2000). Pour lors, les technologies comme ressources tangibles apparaissent à chaque étape de la configuration des logiques et des mouvements sociaux. On notera la mention de ressources spatiales dans les travaux de la théorie des mouvements sociaux (Fantasia et Hirsk, 1995 ; Gamson, 1996 ; Polletta, 1999 ; Snow et al., 1986 cités par Kellogg, 2009). Les espaces libres « free spaces » sont des configurations isolées de l’observation des membres de la logique existante (défenseurs du statu quo) et qui permettent aux membres d’une nouvelle logique (réformateurs) de développer des interactions en dehors du quotidien. Les chercheurs des mouvements sociaux mentionnent des lieux publics, semi-publics ou privés, comme des salles ou des locaux syndicaux ou associatifs, ou un café au d’une réunion extraordinaire ou en marge d’un événement (Fantasia, 1981 ; Hirsch, 68 1990), et des espaces virtuels (Diani, 2000). Pour Kellogg (2009), les espaces libres doivent permettre aux acteurs de s’isoler, d’interagir mais aussi d’influencer de nouveaux membres. Les ressources intangibles comprennent le caractère immatériel des capacités d’un groupe à performer des actions. La légitimité, la réputation, le statut ou l’image sont des ressources sociales qui vont faciliter la construction de réseaux d’acteurs au sein d’un champ (Battilana et al., 2009; Maguire, Hardy, & Lawrence, 2004). En particulier, la position sociale des acteurs dans un champ permet d’influencer plus aisément les autres à suivre un entrepreneur ou un mouvement. Les savoir-faire spécifiques des individus comme la rhétorique, l’empathie, les compétences stratégiques machiavéliques, la gestion des émotions, les relations sociales (Delacour, 2011; Fligstein, 1997; Levy & Scully, 2007; Suddaby & Greenwood, 2005) ; des inventions culturelles comme les mythes, les histoires (Morrill & Owen-Smith, 2002), les normes (Meyer & Rowan, 1977) sont principalement évoquées dans la littérature. Enfin, au cœur des tactiques des mouvements sociaux, King et Haverman (2008) insistent sur l’usage des règles de droits (ex : droit de grève ou procès) (Peton, 2013). Pour conclure, en considérant la création d’une nouvelle logique comme le projet d’une action collective stratégique (Hardy & Thomas, 2014), les ressources utilisées dépendent de la créativité d’acteurs. Dans la dernière section, je décris plus précisément qui sont les acteurs porteurs de changement. 2.1.3 Les acteurs du changement Les acteurs constituent l’élément central des logiques institutionnelles et de leurs transformations (Misangyi et al., 2008, p. 757). La perspective de luttes interprétatives entre plusieurs acteurs en est l’un des fondamentaux. Hoffman (1999) parle de « guerre institutionnelle ». Plusieurs acteurs prennent partis dans le combat : ceux qui défendent le projet existant, le statu quo, en d’autres mots la logique existante ; et ceux qui veulent altérer les institutions, les promoteurs d’un changement, c’est-à-dire les nouvelles logiques (Ben Slimane & Leca, 2010). J’ajoute à cela, l’importance des acteurs qui assistent aux luttes. D’après Zilber (2002), les membres des logiques ont aussi un rôle dans l’agencement des logiques lorsqu’ils interprètent l’identité créée et leur donnent un sens (Misangyi et al., 2008, p. 757). Dans ce cas, le changement s’opère de manière non-intentionnelle (Lounsbury & Crumley, 2007) La théorie néo-institutionnelle met en avant le rôle d’entrepreneurs institutionnels (DiMaggio, 1988). Les entrepreneurs institutionnels sont des organisations, des groupes 69 d’organisations, des individus ou des groupes d’individus, dont le projet est d’initier un changement divergent et de participer activement à son implémentation (Battilana et al., 2009). Les acteurs qui défendent le statu quo vont utiliser les ressources de la logique existante pour maintenir leur position dans le champ. Leurs activités, en revanche, consistent à démontrer l’incohérence des projets des entrepreneurs institutionnels de la logique inverse. Le changement, lorsqu’il est intentionnel, dépend des efforts des entrepreneurs à utiliser efficacement des ressources économiques, sociales, culturelles et symboliques disponibles pour propager une nouvelle logique. Les défendeurs du statu quo vont en retour défendre leur position. Grâce aux entrepreneurs institutionnels et au chevauchement structurel, les logiques traversent plusieurs niveaux d’analyses, les organisations, les marchés, les industries, et les champs, afin de relier les pratiques humaines à des cadres sociétaux plus généraux (Friedland et Alford, 1991 : 242). Rao, Monin et Durand (2003) examinent par exemple les différentes logiques en compétition dans la gastronomie française. La nouvelle cuisine est un mouvement initial lancé par les chefs cuisiniers en opposition à la haute cuisine classique dont le pouvoir était principalement détenu par les restaurateurs. Alors que de longues cartes, ou des plats traditionnels contraignent les chefs cuisiniers à dépendre du pouvoir des restaurateurs, un groupe de chefs activistes prône la mise en valeur d’une cuisine simple, légère et créative. Les données collectées pour l’étude démontrent comment les autres cuisiniers ont suivi les démarches de ce groupe qui peu à peu a gagné de la légitimité dans tout le champ. La Figure 4 ci-dessous résume l’interaction entre logiques institutionnelles, ressources et acteurs proposée par Misangyi et al. (2008). 70 Figure 4 : Le changement institutionnel : interaction entre logiques institutionnelles, ressources et acteurs Logique existante Nouvelle logique Symbolique : Identité/sens Symbolique : Identité/sens Schémas/rôles/règles Schémas/rôles/règles Substantiel : pratiques et actions Acteurs défenseurs du statu quo Ressources Economiques Culturelles Sociales Symboliques Acteurs promoteurs Entrepreneurs Institutionnels Source : Misangyi et al. (2008) 2.2 La dynamique de transformation opérée par le changement identitaire et la légitimation Dans la perspective de logiques institutionnelles, le changement intervient lorsque l’arrangement du champ est modifié. J’ai présenté brièvement dans le chapitre précédent, les modes de transformations de Thornton et de ses collègues (2012). Est amené à être modifié, un champ où 1) une nouvelle logique remplace la logique dominante, ou 2) deux logiques se mélangent ; ou 3) lorsque l’une d’entre elles est écartée du champ. Ainsi, les projets des entrepreneurs entrent dans la configuration d’un champ si l’identité construite satisfait les schémas, rôles et règles établis dans son contexte (Thornton et al., 2012). Ils devront par ailleurs tenir compte des éléments symboliques imprégnés dans les logiques, tout en admettant les aspects concrets et matériels (Misangyi et al., 2008). Ainsi, les concepts d’identité, de légitimité et de ressources renforcent les chances de réussite du changement. Comme le suggèrent Van de Ven et Hargrave (2004, 2006), le changement institutionnel est un processus « la différence de forme de qualité et d’état d’une institution au cours du 71 temps » (p. 866). Les chercheurs font aussi mention d’un processus de changement en plusieurs phases. La création d’une identité collective raisonne avec les premières étapes du processus établi des mouvements sociaux (TMS) labélisées comme « framing contest » (Hargrave & Van de Ven, 2006) ou celles de l’entrepreneuriat institutionnel (EI) de « création d’une vision » (Battilana et al., 2009). Alors que la légitimité intervient dans les étapes décisives du changement, la promotion des arrangements institutionnels, et l’action collection pour la TMS (Hargrave & Van de Ven, 2006) ou à motiver les autres entrepreneuriats institutionnels (Battilana et al., 2009). La Figure 5 ci-après intègre les concepts autour de la perspective de logiques institutionnelles, notamment par la constitution d’un réseau TMS, et la mobilisation des alliés (EI). Figure 5 : Le processus de changement institutionnel par les logiques institutionnelles, l'entrepreneuriat et les mouvements sociaux • TMS : framing contests • EI : créer une vision • 3 étapes : diagnostic, pronostic et motivation Définir une identité Intégrer une logique • EI : mobiliser des alliés • TMS : contruire un réseau • TMS : promouvoir les arrangements • EI : motiver les autres • TMS : processus de l'action collective Légitimer le projet Sources : Battilana et al. (2009), Hargrave & Van de Ven (2006), Misangyi et al., (2008) Dans les sous-sections suivantes, je décris en détail la première et dernière étape du changement. L’étape intermédiaire a été expliquée dans la section précédente. 2.2.1 Définir une identité collective L’identité représente le principal moyen symbolique des participants des logiques institutionnelles (Friedland, 2009). L’identité collective émerge à partir des interactions et des échanges entre plusieurs membres d’un groupe social. Elle rassemble des éléments cognitifs, normatifs et émotionnels permettant de répondre à la question qui sommes-nous ? (Whetten & Mackey, 2002) Les individus identifiés à un groupe sont prêts à coopérer et à suivre les 72 normes et prescriptions du groupe et cherchent à protéger les intérêts de ses membres (Fligstein & Mara-Drita, 1996; Thornton & Ocasio, 2008, p. 111). Fligstein (1997) explique l’importance de l’identité dans la construction de sens partagé. Au cours de la création d’une nouvelle logique, les acteurs ont besoin de compétences sociales pour permettre aux individus de retrouver leurs points de vue dans les points d’intérêts soulevés. Par ailleurs, Simmel en 1955 soulevait l’importance des conflits dans la définition de l’identité d’un groupe : « il pensait que dépourvoir un groupe d’opposition peut endommager le groupe par manque de coopération » (Hargrave & Van de Ven, 2006, p. 878). Les comparaisons et conflits des membres de logiques en opposition permettraient aussi de fournir aux individus une forme de confiance en soi, de définition d’eux-mêmes. L’action implique de la part des initiateurs de la logique la création de schémas (framing) prenant comme points d’appuis les répertoires et artefacts culturels. Maguire (2002) étudie la manière dont un groupe d’activistes parvient à instaurer rapidement l’approbation d’un traitement contre le SIDA (Hargrave & Van de Ven, 2006). En entreprenant des négociations directes avec le régulateur (la FDA), ils ont pu accélérer les procédures de validation avant même que les essais scientifiques n’approuvent la molécule. Pour ce faire, ils ont remis en cause l’efficacité des tests conduits lors des essais cliniques. Ainsi, l’adoption d’un traitement aux Etats-Unis a changé suite à la remise en question des structures, et au respect des objectifs éthiques dans les procédures. Selon Benford et Snow (2000), trois types de construction de schéma servent de base dans l’action collective : le diagnostic, le pronostic et la motivation. Le diagnostic permet de définir les problèmes qu’il faut résoudre dans le champ, et les axes d’améliorations à apporter dans ces conditions (Suddaby & Greenwood, 2005). Durant cette phase, les acteurs construisent leur identité à partir d’accusations allant à l’encontre des autres personnes. Le pronostic expose les solutions à mettre en place pour résoudre les problèmes. Ici, il est question de se légitimer aux regards des autres (Boxenbaum, 2006). Enfin, la construction de schémas motivants fournit les raisons pour que des acteurs supportent la logique. Les acteurs définissent une identité en utilisant des schémas de diagnostic, de pronostic et de motivation afin de se dissocier de la logique opposée. En utilisant ces tactiques, ils fournissent des explications à ce que veut dire être antagoniste ou protagoniste dans le champ (Hargrave & Van de Ven, 2006). 73 2.2.2 Légitimer le projet La légitimité intervient au cours de tout le processus de changement. Toutefois, elle devient indispensable dans la phase finale de la transformation. Tant que les idées suggérées ne parviennent pas à acquérir, voire dans certains cas à fournir, de la légitimité aux potentiels entrants, le projet ne peut aboutir. Une logique intègre un champ quand elle gagne la légitimité cognitive et sociopolitique (Hargrave et Van de Ven, 2006) : la dimension cognitive et la dimension sociopolitique. La légitimité cognitive se réfère à l’hypothèse prise pour acquis ; le changement est souhaité, correct et approprié aux yeux de tous et devient partagé quand il s’inscrit dans les normes et les règles des systèmes de croyances (Scott, 2001). Un phénomène est cognitivement légitime lorsque les acteurs ne se posent plus la question de son existence. La légitimité sociopolitique repose sur l’appui et le support d’acteurs clés. Il peut s’agir d’investisseurs, de membres du gouvernement, des consommateurs, ou d’autres personnes qui jouent un rôle clé dans le développement et l’implémentation de projets. Figure 6 : Modèle processus de changement institutionnel par les logiques institutionnelles, les acteurs et ressources Logique existante Nouvelle logique Symbolique : Identité/sens Symbolique : Identité/sens Schémas/rôles/règles Schémas/rôles/règles Légitimité Légitimité Substantiel : pratiques et actions Acteurs défenseurs du statu quo Ressources Economiques Culturelles Sociales Symboliques Acteurs promoteurs Entrepreneurs Institutionnels Source : Misangyi et al., (2008) 74 Pour finir, j’expose dans la dernière section de ce chapitre les limites de ce modèle dans l’application au contexte médical. 2.3 Avantages et limites du modèle dans l’application au champ médical Le modèle de Misangyi et ses collègues présente de nombreux avantages mais aussi des limites. J’ai identifié trois principaux avantages et limites de leur travail dans l’application au champ médical. Je finirai la section par la formulation de questions de recherche. 2.3.1 Les avantages du modèle dialectique de changement Il fournit tout d’abord des perspectives d’analyses claires à propos de l’encastrement des acteurs dans le processus de changement institutionnel (Dacin, Ventresca, & Beal, 1999) par l’action collective (Hargrave & Van de Ven, 2006). L’interaction entre logiques institutionnelles et acteurs au sein d’un processus répond aux limites avancées par les opposants de la théorie néo-institutionnelle, en fournissant une lecture dialectique du changement dans laquelle des acteurs s’opposent à leurs projets respectifs. En complément, Hargave et Van de Ven (2006) invitent les chercheurs à se placer plus concrètement au cœur des modèles de changement à travers les notions de conflits de pouvoir ou de politique. Chose faite a posteriori par le modèle établi, puisqu’en partant des logiques institutionnelles, on tient compte à la fois des conflits entre plusieurs acteurs, des relations de pouvoir au sein d’un champ, et des capacités des acteurs à ancrer dans le champ des valeurs et règles prises pour acquises. Dans le cadre d’une recherche dans le champ médical, il paraît inévitable d’ignorer les conflits entre les logiques existantes compte tenu de la littérature abondante à ce sujet (ex : Dunn & Jones, 2010; Hultin & Mähring, 2014; Reay & Hinings, 2005, 2009; Ruef & Scott, 1998; Scott et al., 2000). Ensuite, le modèle donne une place à la légitimité cruciale et rappelle pourquoi les acteurs se battent dans le changement de logique. Suite à un choc exogène (Seo & Creed, 2002), les acteurs devraient redoubler d’efforts dans la définition et la communication de leur vision. A trop se concentrer sur les conséquences des logiques (Thornton & Ocasio, 2008), on en oublierait presque l’objectif initial de ses membres. Pourtant, la finalité d’un changement de domination de logique est la redéfinition des critères d’évaluation de la légitimité au sein d’un champ (Suddaby & Greenwood, 2005). Par ailleurs, les chercheurs ont présenté l’importance des stratégies politiques utilisées par les acteurs dans le changement institutionnel (Garud, Jain, & Kumaraswamy, 2002; Kellogg, 2011; Lounsbury, Ventresca, & Hirsch, 2003). Le 75 champ médical faisant l’objet de procédures de régulation omniprésentes, il semble crucial de comprendre les comportements politiques (Hargrave & Van de Ven, 2006) et cognitifs des acteurs (Misangyi et al., 2008). Pour finir, le modèle accorde une place non négligeable aux ressources, alors qu’à plusieurs reprises certains auteurs mentionnent ce manque dans la littérature (Battilana et al., 2009). Les auteurs insistent sur l’ensemble des ressources nécessaires aux acteurs pour légitimer la logique. Les ressources économiques, sociales, culturelles et symboliques infusent les pratiques et les rôles des participants (Misangyi et al., 2008, p. 763). En pratique, les ressources figurent essentiellement dans les projets de changement du système de santé. Sans moyens, les réformateurs du système ne peuvent pas mettre en place de stratégies ou tactiques convaincantes aux yeux de tous. 2.3.2 Les limites du modèle En revanche, appliqué au contexte du champ médical, le modèle présente plusieurs limites. Trois d’entre elles me paraissent prépondérantes. Premièrement, les dimensions discursives prennent une place considérable dans la théorie néo-institutionnelle, et ne suffisent pas à expliquer l’influence des acteurs au sein des logiques (Jones, Boxenbaum, & Anthony, 2013; Lounsbury & Crumley, 2007). Et cela, à deux niveaux : méthodologique et théorique. Comme le précisent Battilana et ses collègues (2009) « les recherches actuelles privilégient l’analyse de discours critiques (Munir & Phillips, 2005), l’analyse narrative (Zilber, 2007), l’analyse de construction de sens (Creed et al., 2002 ; Rothenberg, 2007) et la rhétorique (Suddaby & Greenwood, 2005) » (p.94). Comme évoqué antérieurement dans la description des ressources, les chercheurs expliquent parallèlement que les stratégies discursives comme la génération d’histoires, de textes et de discours affectent les constructions sociales des institutions (Morrill & Owen-Smith, 2002; Phillips, Lawrence, & Hardy, 2004). Pourtant, médecins, patients et régulateurs se saisissent au quotidien d’une multitude d’objets et de technologies, qualifiés « épistémiques » (Knorr-Cetina, 2001) pour prescrire un médicament (Bosslet, Torke, Hickman, Terry, & Helft, 2011). Dans la lignée ambitieuse de Reay et Hining (2009), il paraît essentiel d’accorder plus d’importance aux dimensions pratiques et matérielles des ressources des acteurs. Pour influencer le comportement de futurs adoptants de la nouvelle logique, les entrepreneurs institutionnels pourraient centrer leur activité de manière durable dans les routines des individus. Deuxièmement, d’un point de vue empirique, la réduction de temps disponible au quotidien est une dimension considérable dans le changement de logique. Ces cinq dernières 76 années, le métier de médecin évolue vers des pratiques scientifiques contrôlées par d’autres acteurs. Plusieurs remarques fondées sur les travaux de la sociologie médicale, signalent l’évolution perpétuelle du champ et l’importance de l’Etat et des laboratoires pharmaceutique dans la liberté de prescription des médecins. D’après une enquête de la DREES conduite de 2007 à 2009 auprès de 2 000 médecins, le temps de travail hebdomadaire déclaré est de 56 heures et 25 minutes. Ils passeraient 46 heures en présence des patients, consacreraient 3 heures de leur temps en garde, et un peu de plus de 5 heures à des tâches administratives. Cependant, ils doivent consacrer quatre jours par an à leur formation, et intégrer au moins une démarche annuelle d’Evaluation des pratiques professionnelles (EPP) dans leurs pratiques, ou être engagés dans une procédure d’accréditation. La loi oblige par ailleurs le médecin à se former et actualiser en permanence ses connaissances : Le développement médical continu a pour objectifs l’évaluation des pratiques professionnelles, le perfectionnement des connaissances, l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins ainsi que la prise en compte des priorités de santé publique et de la maîtrise médicalisée des dépenses de santé. Elle constitue une obligation pour les médecins. (Article 19 du code de santé L 4133-1) La relation entre le gouvernement et les professionnels se resserre et entraîne une nouvelle forme de conflit d’intérêts manifestée par l’existence d’influences de leurs comportements et de l’information reçue (Castel & Robelet, 2009; Saint-Lary, Plu, & Naiditch, 2011). Ce projet couvre les pertes économiques engendrées par leur absence en cabinet. Malheureusement, compte tenu de toutes les connaissances nécessaires pour être à jour des actualités pharmaceutiques, ça n’est pas suffisant. La mise en place d’un système de salaire à la performance par l’Etat, le contrat d’amélioration des pratiques individuelles (CAPI) auquel 1 médecin sur 3 adhère en 2010, réduirait la liberté du praticien d’organiser son temps de travail puisque plusieurs des missions sont fixées par l’Etat (Barlet, Bellamy, GuillaumatTailliet, & Jakoubovitch, 2011). Cela suppose de plus en plus que la formation des médecins est formatée et orientée pour qu'ils soient plus performants. Ainsi, dans la mesure où le quotidien des médecins comprend plus de tâches administratives imposées par le gouvernement, peu de raisons poussent à croire qu’ils aient du temps à participer aux efforts de mobilisation des nouveaux entrepreneurs du changement. D’autant que la présence des acteurs capitalistes dans le champ médical occupe la partie restante du temps disponible des médecins. En 1992, le médecin généraliste s’inquiète pour la première fois de son niveau de revenu, et a peur pour sa liberté de prescription à laquelle il est extrêmement attaché. Pour combler son capital économique et social, il recevrait à cette époque en moyenne 8 délégués médicaux par semaine à qui il consacre 13 minutes (Deghaye, 77 Bui, & Lévy, 1993). Grignon (2011) constate la chose suivante « Le médecin de nouvelle génération cherche maintenant une occupation qui ressemble à celle d’un salarié avec des horaires « normaux » et prévisibles et des capacités de modalité, formation, et variété dans le métier pour le rendre intéressant. » (p.49) Dernièrement, le modèle consacre trop d’importance aux comportements politiques des entrepreneurs institutionnels et laisse de côté le contexte socio-culturel. En combinant les travaux de la théorie des mouvements sociaux et de l’entrepreneuriat institutionnel dans le cas de la corruption en Bosnie, les possibilités de transformation de champ dépendent des efforts d’un groupe restreint d’acteurs. Or, du fait de la multiplicité des acteurs et de la complexité du champ médical, sa transformation, ne pourrait dépendre uniquement du rôle des entrepreneurs institutionnels (Reay & Hinings, 2009). Les événements récents liés aux scandales pharmaceutiques ou aux projets de restrictions budgétaires interfèrent également dans les conditions de changement au niveau du champ. Le climat tendu en France ces dernières années jouera un rôle d’accélérateur de changement indépendamment de la volonté des membres des logiques. Les chocs externes forment d’excellentes raisons pour introduire de nouvelles réformes politiques. De plus, le nombre d’acteurs avoisinerait le million d’individus. 215 865 médecins actifs en France sont inscrits au tableau de l’Ordre en 2014 ; la médecine est une organisation gigantesque, sans compter le nombre de paramédicales, d’étudiants, d’enseignants et d’employés administratifs nécessaire au fonctionnement. Une dizaine de laboratoires pharmaceutiques, emploient 101 926 personnes en 2011 d’après le syndicat des entreprises du médicament (LEEM)12. Les régulateurs comprendraient 410 collaborateurs pour l’HAS 13 , environ 102 000 agents de l’Etat pour le Ministère de la Santé d’après l’INSEE14. Plusieurs projets d’institutionnalisation pourraient avoir lieu au même moment. L’hétérogénéité des arrangements sont d’excellentes conditions pour les entrepreneurs du changement, mais à quelle échelle ? 12 Source : Site Internet du LEEM, Emploi et localisation publié le 18 juin 2014. Accéder le 20 avril 2015 http://www.leem.org/article/emploi-localisation Source : Site internet de l’HAS http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_412227/en/organisation-de-lahas 13 Source : INSEE, effectifs de la fonction publique de l’état en 2013, accessible en ligne http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATnon03141 [consulté le 27 avril 2015] 14 78 2.4 Formulation de questions de recherche Pour conclure, dans ce travail de thèse, je suggère que pour comprendre comment un mouvement social mobilise des adoptants, il faut tenir compte non seulement des activités discursives, mais aussi du rôle des objets, de la matérialité. L’importance de se concentrer sur la matérialité doit se faire à deux niveaux. Premièrement, en s’attardant sur les activités des entrepreneurs institutionnels (Battilana et al., 2009), et particulièrement sur la création d’artefacts véhiculant des symboles, des identités collectives, des schémas de pensées et des idées (cf. Czarniawska & Joerges, 1996) convoités dans la théorisation de logiques institutionnelles ; Deuxièmement, en se préoccupant des usages et interprétations des adoptants, une fois invités à rejoindre la nouvelle logique (Friedland & Alford, 1991), du rôle performatif des objets (Orlikowski, 2000). Ce processus, la logique institutionnelle établie, les entrepreneurs institutionnels possèdent le moyen d’impulser la transformation du champ en mobilisant les acteurs à rejoindre la logique (Misangyi et al., 2008; Thornton et al., 2012). Plusieurs applications récentes des dynamiques de changement institutionnel et de matérialité ont été publiées dans la littérature (Blanc & Huault, 2014; Hayes & Rajão, 2011; Hultin & Mähring, 2014; Jones & Massa, 2013; Raviola & Norbäck, 2013; Tryggestad & Georg, 2011). Dans l’étude de Jones et Massa (2013) de l’architecture ecclésiastique américaine du début du XXème siècle, des architectes utilisent de nouvelles matières pour exprimer leur identité et mélangent les matériaux traditionnels aux matériaux plus modernes. Les auteurs démontrent que ce processus de légitimation s’est opéré par la matérialité des édifices portant l’identité marqué d’un précurseur de renom, l’architecte Wright. Je propose ainsi de formuler la question de recherche suivante : Comment les pratiques matérielles d’acteurs à l’initiative d’une action collective structurent et participent à la transformation d’un champ institutionnel? A partir de ce questionnement, je souhaite répondre aux interrogations suivantes : Quelles sont les tactiques matérielles déployées par un mouvement social porteur d’un changement divergent ? Comment s’articulent dans un champ institutionnel les logiques institutionnelles, le mouvement social et la matérialité ? Comment les modes d’incarnation matérielle des logiques institutionnelles influencent les dynamiques de remplacement au sein d’un champ ? 79 Suite aux limites sous-jacentes des approches discursives dans le cas du changement de pratiques dans la profession médicale, je mobilise le concept de sociomatérialité (Orlikowski & Scott, 2008) afin d’explorer à la fois le sens symbolique et l’usage performatif des objets dans le changement institutionnel. 80 Synthèse du chapitre 2 Dans ce chapitre, j’ai présenté le cadre d’analyse théorique du changement institutionnel à travers la perspective des logiques institutionnelles. Le modèle de Misangyi et al. (2008) en alliant théorie des mouvements sociaux et entrepreneuriat institutionnel rend compte du changement conjoint de logiques à partir de trois éléments conceptuels : les ressources, les acteurs et les logiques institutionnelles. Alors que les ressources fournissent le moyen aux acteurs sociaux d’impulser les fondations symboliques et substantives des logiques, la transformation du champ s’opère par la remise en question des légitimités respectives de chaque logique conflictuelle. Plus précisément, le basculement d’une logique à l’autre a lieu à partir des éléments substantifs des logiques, eux-mêmes alimentés par les ressources alternatives dans le champ. En revanche, j’ai adressé plusieurs limites. Plusieurs doutes résident quant aux moyens par lesquels s’opèrent réellement le changement et aux ressources mobilisées par les acteurs. J’ai donc fait appels aux principaux travaux de la TMS et de l’EI pour explorer plus en détails la nature des ressources nécessaire aux acteurs sociaux. J’ai expliqué le changement de logique à partir d’un processus constitué de trois phases. La première phase consacre de l’importance aux actions d’entrepreneurs institutionnels dans la conception de l’identité collective de la logique. Elle comprend les activités de construction de schémas à partir de tactiques de diagnostic, pronostic et de motivation. La seconde phase reprend la mobilisation des alliés par les membres et la construction d’un réseau. La nouvelle logique intègre les acteurs motivés par le projet de changement. La dernière phase quant à elle, place au cœur de l’action collective la légitimation du projet entreprit par les leaders. Ainsi, la question théorique et empirique qui guidera mon travail est de se demander pourquoi et comment les acteurs changent de logique, en mobilisant à la fois les éléments symboliques et substantives de la dynamique conjointe des logiques. Peu de recherches à ce jour s’intéressent aux évolutions des logiques institutionnelles avec un enracinement micro des institutions (McPherson & Sauder, 2013). Il s’agit ici de se demander comment les acteurs comprennent et reconstruisent les besoins institutionnels ; comment les processus micro entraînent un changement institutionnel ; et, comment les acteurs s’appuient sur des codes culturels pour faire émerger de nouvelles pratiques ou de nouvelles identités organisationnelles (ibid. p.166). 81 Chapitre 3 : Les aspects sociomatériels du changement institutionnel Comme il existe des modes dans la société, la recherche en management et organisation a ses tendances (Abrahamson, 1991, 1996, cité par Jarzabkowski & Pinch, 2013, p. 580). Indéniablement, en théorie des organisations, la saison depuis le milieu des années 90 est à la « matérialité », au « mode visuel » et aux « artefacts ». Par artefact j’entends « tout objet matériel, produit et transformé consciemment par l’activité humaine sous l’influence d’un environnement physique et/ou culturel » (M. C. Suchman, 2003, p. 98). La popularité des objets en théorie des organisations s’inscrit dans ce que l’on appelle communément le practice-turn (Whittington, 2006). Il porte son intérêt sur la pratique des individus comme unité d’analyse, et plus précisément le visual turn (Meyer, Höllerer, Jancsary, & Van Leeuwen, 2013) ou material turn (Carlile & Langley, 2013) c’est-à-dire l’intérêt pour les objets dans les pratiques des acteurs. Au même titre que le langage verbal, les artefacts méritent un intérêt particulier car ils reflètent l’histoire de leurs fabricants et usagers tout en s’inscrivant dans une temporalité (Suchman, 2003, p. 98). Le mot objet, emprunté du latin objectum, signifie tout ce qui est placé devant. Dans le langage commun, un objet « affecte les sens et en particulier la vue » et « se dit de tout ce qui est doté d'existence matérielle » (Trésor de la langue française informatisée, TLFI). Par opposition au sujet qui relève de l’abstrait, l’objet existe indépendamment de la connaissance ou de l’idée que des êtres pensants peuvent en avoir. « C’est une chose solide, maniable, généralement fabriquée, ayant une identité propre qui relève de la perception extérieure, appartient à l'expérience courante et répond à une certaine destination » (TLFI). Les origines étymologiques du mot soulèvent une ambiguïté majeure où l’objet, à la fois est indépendant du sujet, l’Homme, mais dépendant de l’expérience, de l’usage, des besoins, mais surtout des interprétations des individus. Ainsi, l’objet comprend à la fois une phase de conception et des processus d’usages. Finalement, il dépend de l’intervention d’un homme et se situe dans la pratique. En s’appuyant sur des fondamentaux de la sociologie de la connaissance, Meyer et al. (2013) expliquent que dans la pratique les individus possèdent différents modes pour créer de la connaissance, pour apprendre, ou pour établir la vérité d’une connaissance sur une réalité (Berger et Luckmann, 1967) : le langage et les pratiques matérielles. 82 Dans ce chapitre j’explore le rôle des objets à partir d’une approche sociomatérielle (Orlikowski & Scott, 2008, 2015). Le chapitre soulèvera dans un premier temps la complexité des objets épistémiques au sein des professions. Je détaillerai ensuite le concept à partir de deux attributs : la fonction porteuse de sens et la fonction performative. Je terminerai ce chapitre avec des illustrations empiriques du concept de sociomatérialité dans le changement institutionnel à travers une revue de plusieurs travaux empiriques portant sur le changement institutionnel. 3.1 Les objets épistémiques dans la profession médicale Il existe plusieurs objets mis à la disposition des professionnels de santé au quotidien : un stéthoscope et une souris (Casilli, 2009), un scanner (Barley, 1986), la télémédecine (Gherardi, 2012), une blouse blanche, une table de consultation, un journal, un diplôme, une procédure administrative... La liste peut être très longue. Les objets du médecin sont à la fois concrets (matériels) et abstraits (codifiés, symboliques), stables (fixes) et malléables (mobiles) ou encore autonomes et interactifs. A l’instar des sociologues de la santé (Freidson ,1970 ; Bloy, 2008, 2010) j’ai choisi de m’intéresser en particulier à l’utilisation du savoir médical dans la pratique quotidienne. Knorr-Cetina, pionnière de l’approche basée sur la pratique, base son analyse fine sur les manières de faire des physiciens. Elle met en évidence la façon dont les praticiens marquent symboliquement leur passage en créant temporairement des objets de la connaissance qui soulèvent un problème existentiel (1993, 1997, 2001, etc.). En effet, au-delà d’équiper un cabinet médical d’appareils techniques, les communautés d’experts scientifiques ont la particularité avant tout de mobiliser des savoirs au quotidien pour faire face aux incertitudes et aux risques de paraitre illégitimes face à son patient (Bloy, 2008). 3.1.1 Les incertitudes médicales La médecine est par définition incomplète et incertaine puisque le manque d’objets génère perpétuellement de nouvelles questions de recherche et facilite le progrès scientifique (McGivern & Dopson, 2010; Nerland & Jensen, 2012). Selon Fox (1988), l’incertitude médicale se déploie sur trois différents niveaux : le premier « résulte d’une maîtrise incomplète ou imparfaite du savoir disponible », le second « dépend des limites propres à la connaissance médicale » du moment, et le dernier tient à la 83 difficulté pour un praticien donné de faire la part du premier et du deuxième niveau. (Bloy, 2008, p. 70). Tous les médecins français sont concernés par le second niveau. Bloy (2008) précise que le médecin généraliste serait d’autant plus concerné, car toute une catégorie de savoir médical n’était pas enseignée à l’université avant 2004. Depuis que la médecine générale est devenu une spécialité, de nouveaux enseignements formalisent le savoir biomédical contemporain. L’objectivité de la connaissance paraît plus que jamais ancrée dans la profession médicale et cela, toutes catégories confondues. Les incertitudes de niveau 1 et 2 ont quant à elles un caractère particulièrement aigu en médecine générale, jugée comme une sorte de « mauvais élève » d’après Urfalino et al. (2001). Comme le note Bloy : « quels que soient les efforts personnels qu’il déploie ou la qualité de la formation initiale reçue, l’omnipraticien est devenu, et restera, celui qui sait un peu de tout. » (Bloy, 2008, p. 72). Face aux périmètres limités de la connaissance, la profession s’équipe d’outils pour englober l’essentiel du savoir. Contraint par le temps qu’il lui est réservé à l’apprentissage de peu et tout à la fois, le médecin généraliste doit s’accommoder au sentiment d’angoisse devant les plaintes du profane (Freidson, 1984). Bloy (2008) identifie des objets de la connaissance selon le type d’incertitude du médecin. Pour équiper les omnipraticiens de connaissances actualisées et faire face aux « incertitudes balisées », divers acteurs ont pour mission de développer des objets. Selon Bloy (2008), la médecine spécialisée/universitaire est à même de réduire l’incertitude balisée définit par une stratégie de réduction de la plainte du profane sur des choses connues et donc a priori maîtrisables : « Le balisage de la prise en charge est fait en référence aux savoirs médicaux spécialisés qui font autorité par rapport à l’expérience ou aux pratiques empiriques moins établies. » (p.80) Pour se munir devant « l’incertitude prégnante », le médecin dont les ambitions en matière technique sont maximales consente un investissement important à la Formation Médicale Continue (FMC) et se tournent vers des produits de l’Evidence Based Medecine (EBM). Le tournant de l’EBM a été pris par ces praticiens, au sens où la nécessité d’une bonne connaissance des études et recommandations récentes concernant la médecine générale est acquise, leurs indications étant créditées, sans hésitation, d’un statut épistémologique supérieur à l’expérience clinique individuelle. (ibid. p.81) Bloy (2008) évoque une troisième catégorie de médecin faisant face à « l’incertitude explorée » correspondant à une « prise de distance vis-à-vis des standards de la biomédecine 84 qui a pour principe, soit le rejet d’un univers hospitalier jugé déshumanisant, soit le caractère peu opératoire de ces standards face aux plaintes entendues qu’elles ne permettent pas de décrypter » (p.83). Ce type de savoir peut se trouver dans des synthèses cliniques personnelles ajustées à la compréhension de l’histoire singulière à chaque patient. L’outil indispensable pour remédier à l’incertitude explorée est le logiciel de suivi de patient. La dernière forme d’incertitude explorée par Bloy est « l’incertitude contenue ». Le médecin souhaite dans ce cadre minimiser l’effort d’apprentissage et maximiser le revenu qui guide l’action. C’est la catégorie la plus cynique du travail de Bloy (2008) puisque dans cette catégorie le médecin néglige toute source d’information et formation est n’est motivé que par le gain facile (Freidson, 1994 cité par Bloy, 2008). 3.1.2 Faire disparaître les incertitudes avec des objets de la connaissance A partir de l’histoire de la biologie, Knorr-Cetina (2001) dresse une explication socio constructiviste des objets de la connaissance. Elle se demande comment ils sont produits dans les laboratoires de recherche. Elle suggère le terme d’objet épistémique comme un objet d’investigation scientifique centré sur un processus de recherche, lui-même en cours de définition. Les objets de la connaissance dépendent de ce qu’ils vont devenir dans leur développement et usage futur (Schatzki, Knorr-Cetina, & von Savigny, 2001). Knorr-Cetina suggère ainsi que les objets épistémiques sont des objets émergents reposant sur la génération de connaissances scientifiques, destinés à l’usage des professionnels, et surtout, ouverts à de nouvelles propriétés : « étant donné que les objets épistémiques sont toujours en cours de matérialisation, ils acquièrent continuellement de nouvelles propriétés et les redéfinient » (Knorr-Cetina, 2001, p. 181). Les professionnels de santé, imbriqués dans une culture scientifique « épistémique », sont responsables simultanément de la production et de l’utilisation d’informations et de connaissances (Nerland & Jensen, 2012). Ils sont chargés d’identifier, de valider, de protéger la connaissance au sein de leur communauté ; de se documenter sur des accidents qui se produisent au quotidien, de les analyser et d’exploiter les opportunités pour améliorer leurs traitements (Callon, 2002). Knorr-Cetina fait toutefois un constat intéressant. Elle découvre que derrière la production de connaissances, il existe en réalité toute une « machinerie de la connaissance ». L’idée reprend les principes fondateurs de la sociologie professionnelle stipulant que « le travail de médecin ne peut pas être réduit à l’application mécanique de la science médicale [...] il constitue aussi une construction sociale » (Baszanger, 1983, p. 275) En utilisant le concept de macro-épistémique, Knorr-Cetina souligne les projets institutionnels implicites 85 ancrés dans les objets. Des communautés d’experts s’organisent dans l’établissement d’un projet de connaissance en coopérant et construisant des réseaux dans l’objectif de remédier à un problème. Plusieurs projets de création d’objets épistémiques sont illustrés dans la littérature en organisation (ex : Dopson, 2005 ; Currie & Suhomlinova, 2006 ; McGivern & Dopson, 2010). McGivern et Dopson (2010) observent la mise en place d’un objet épistémique par la NHS au Royaume-Uni en 2002. Le projet porté par le gouvernement vise à améliorer l’accès à la génétique et aux biotechnologies directement pour les patients, en intégrant directement les innovations aux soins de la NHS. Le projet rassemble plusieurs communautés d’acteurs : des professeurs, des médecins de la NHS, des scientifiques académiques, des scientifiques de la NHS, des sociologues, des fonctionnaires et des commissionnaires. Dès le début, le projet pose problème : les acteurs de la NHS critiquent le temps qui leur ait imparti, le montant investi, un travail en équipe décousu par la volonté primaire de conduire un projet scientifique plutôt que la proposition d’un service. Pour les scientifiques, le projet devient une opportunité extraordinaire de financer leur recherche. La création d’un objet épistémique leur permet indéniablement de booster leur crédibilité au sein de la communauté scientifique (Latour et Woolgar, 1986, repris par McGivern & Dopson, 2010, p. 1674-1675). Le projet n’aboutissant pas, il prend une tournure conflictuelle, de « clash épistémique » : les académiques reprochent aux acteurs de la NHS de ne pas comprendre comment diriger un projet scientifique faute d’expérience, alors que les scientifiques de la NHS reprochent leur lenteur aux scientifiques. Les progrès technologiques de notre ère, poussent les chercheurs à comprendre comment les nouvelles technologies de communication et d’information (NTIC) interviennent dans le champ médical (ex : Currie & Guah, 2007). La profession médicale, loin de faire impasse à la règle, voit de plus en plus son métier se tourner vers les NTIC. On parle ainsi de « E-santé », d’« E-médecine », de télémédecine, de dossier électronique etc. L’histoire de ce projet de la NHS démontre qu’il faut tenir compte du développement technique des objets, mais aussi le contexte oppressif dans lesquelles les objets sont utilisés. Depuis ces dix dernières années, les chercheurs en système d’information s’intéressent aux pressions institutionnelles dans l’implémentation et l’usage des technologies (ex: Avgerou, 2000; Kallinikos, Aaltonen, & Marton, 2013) (cf. Encadré 2). La recherche des explications contextuelles macro et micro aboutit autre part à la naissance du concept de sociomatérialité. 86 Encadré 2 : L'application de la théorie institutionnelle en système d'information L’usage des technologies dans les institutions Un cadre d’analyse institutionnaliste met en perspective le management d’un système d’information d’un point de vue normatif, plutôt que technique. Il s’agirait plutôt d’analyser le développement d’une technologie comme le résultat d’interactions entre un outil et des pressions institutionnelles (Avgerou, 2000; Rajão & Hayes, 2009; Weerakkody, Dwivedi, & Irani, 2009). La technologie de l’information dans son déploiement est perçue comme une institution capable de changer, donc d’être institutionnalisée ou désinstitutionnalisée (ex: Avgerou, 2000). Dans son usage, elle dépend de la variation temporelle des valeurs dominantes dans le champ institutionnel (ex: Rajão & Hayes, 2009). Le cadre d’analyse institutionnelle a deux avantages pour ces chercheurs : il permet d’abord de comprendre en détail le développement et la construction d’une technologie dans son contexte social (souvent complexe).Il permet également de comprendre comment les technologies sont utilisées et interprétées dans des réseaux sociaux, économiques et politiques des acteurs (Orlikowski et Barley, 2001 cité par Weerakkody, Dwivedi et Irani, 2009, p.356). Dans le cas où la technologie est comprise comme une institution, la littérature explore l’artefact comme un objet d’étude, un acteur, une industrie. Les acteurs prennent des décisions irrationnelles lorsqu’ils déploient une technologie. C’est le cas d’une entreprise pétrolière du Mexique qui continue à investir dans son déploiement pour accroître sa légitimité alors qu’elle n’a pas de budget (Avgerou, 2000). Dans un thème de recherche différent, les artefacts sont porteurs et producteurs d’ordre (désordre) institutionnel. Hasselbladh et Kallinikos (2000) expliquent que dans un contexte d’institutionnalisation, les artefacts dépendent du discours et des techniques de contrôle des acteurs porteurs de projets et laissent peu de place à la flexibilité interprétative car ils reproduisent les arrangements voulus par l’institution (Rajão & Hayes, 2009, p. 321). D’autres travaux intègrent un cadre d’analyse institutionnelle à l’application des technologies de l’information. Dans l’étude bibliométrique de Weerakkody et al., (2009), différents articles empiriques sont illustrés. Par exemple, Liang et al. (2007) se sont concentrés sur l’influence de la direction dans la gestion des pressions institutionnelles dans le cadre de l’adoption d’un progiciel de gestion (ERP) à grande échelle. Currie et Guah (2007) ont utilisé les théories institutionnelles pour évaluer les facteurs d’influence sur le déploiement d’un programme d’envergure nationale au Royaume-Uni. Robey et Boudreau (1999) étudient les conséquences de la structure organisationnelle sur la technologie et enfin Rajão & Hayes, (2009) démontrent à partir d’une étude longitudinale les événements temporels et historiques qui influencent l’évolution d’un logiciel de monitoring dans la forêt amazonienne. Le système est un moyen de légitimer les actions d’un gouvernement accusé par un autre où les ambitions ne doivent plus être uniquement économiques mais aussi écologiques. 3.2 La sociomatérialité dans les institutions La sociomatérialité est définit comme « l’implication du social et du matériel dans la vie organisationnelle de tous les jours » (Orlikowski, 2007: 1438). Appartenant à l’équipe très active de la London School of Economics où travaillaient Latour ou Ciborra (1999, 2000), les fondamentaux de l’analyse d’Orlikowski prennent source dans les travaux de la structuration (Giddens, 1979, 1984) des sciences techniques (STS) dont les précurseurs sont Callon (1986), Latour (1992), Pickering (1993, 1995), Barad (2003, 2007) (Berard, 2013, p. 62). En diffusant les concepts clés à la communauté de chercheurs en théorie des organisations par 87 le biais d’une publication dans Organisation Studies en 2000, son intention primaire est de souligner le rôle social, spatial et temporel de l’action collective de l’organisation dans l’usage des technologies (Pickering, 1995 ; Schatzki, 2006). En insistant sur le préfixe « socio » devant matérialité, le concept propose de comprendre les systèmes d’information comme un tout et pas uniquement comme un objet créé/codé/développé par des informaticiens. La compréhension d’un système d’information, ou un artefact, ne doit pas être séparé de son contexte ni de son usage. Les schémas de pensée (technological frames) entre ceux qui développent l’outil et ceux qui l’utilisent sont distincts. L’utilisateur final pourrait comprendre l’inverse de ce pourquoi un outil aurait été créé et détourner l’utilisation primaire de l’outil à d’autres finalités consciemment et/ou inconsciemment (Orlikowski & Gash, 1994). Pour comprendre en détail l’approche sociomatérielle, je suggère de diviser le modèle en deux. Dans un premier temps, je présente la fonctionnalité porteuse de sens des objets. Ensuite, je décris le pouvoir qu’ont les objets dans la pratique. 3.2.1 Objets porteurs de sens Au cœur de l’action collective organisée, l’objet représente un moyen de divulguer des idées pour mener à bien un projet commun. Les artefacts comprennent un système complexe de signes symboliques interprété par les schémas cognitifs des individus (Berger, Luckmann, & Zifonun, 2007). Cette forme de répertoire de connaissances tacites est activée lorsque l’on traite une information et souhaite lui attribuer un sens (Weick, 1993, 1995). La sociologie cognitive suggère ainsi que tous les membres d’une même communauté partagent des interprétations similaires et ont des croyances communes (Porac et al., 1989 cité par Orlikowski et Gash, 1994, p. 177). En résumé, à l’instar d’un dictionnaire linguistique, il existe un dictionnaire pour comprendre et interpréter les artefacts visuels et les transposer dans la réalité. L’affiliation d’un individu au sein d’un groupe (communauté de pratiques), influence son système de connaissance, de signification et de normes auxquelles il est exposé. De nombreuses recherches expliquent que ce répertoire serait commun entre des individus partageant les mêmes relations de travail (Orlikowski & Gash, 1994; Salancik, Pfeffer, & Kelly, 1978). La notion de pratiques institutionnalisées (Friedland & Alford, 1991), permet d’insister sur les éléments partagés des individus qui façonnent et guident leur conduite. Dès lors, un objet est ainsi le produit d’actions guidées par des schémas cognitifs, normatifs et régulatifs (Scott, 2001) eux-mêmes inscrits dans la pratique. La pratique se réfère à des formes d’activités sociales relativement cohérentes et établies (MacIntyre, 1981). Il faut distinguer le 88 terme de pratique de la notion d’activité qui aurait une connotation plus comportementale directement liée au travail des individus (Thornton, Ocasio, & Lounsbury, 2012, p. 128) prêts à l’accomplissement de tâches journalières (Lounsbury & Crumley, 2007). La pratique, en référence aux travaux de Bourdieu (1977), fait partie d’un système large de croyances partagées par plusieurs acteurs (Vaara & Whittington, 2012) comprenant un sens social plus profond et réfléchi (Thornton, Ocasio, & Lounsbury, 2012, p. 128). Comme le soulignent Lounsbury et Crumley (2007, p.996), vue de cette manière, la pratique fait référence à la définition d’institution. Le terme d’institution a fait l’objet de nombreuses définitions. L’idée développée par les auteurs met l’accent sur les dimensions contraignantes vécue par les acteurs. “Sets of material activities that are fundamentally interpenetrated and shaped by broader cultural frameworks such as categories, classifications, frames, and other kinds of ordered belief systems (cf. Bourdieu 1972; Lounsbury and Ventresca 2003; Mohr 2000)”. Définir l’institution c’est tenir compte d’éléments qui la compose (systèmes de croyances, catégories, modèles de pensées), mais comme le propose Fligstein (2001) il faut s’intéresser également à ses conséquences sur la vie sociale. Les institutions affectent les comportements des acteurs et par conséquent, les pratiques véhiculent des valeurs et des représentations que l’on ne questionne plus, qui sont prises pour acquis (Maguire & Hardy, 2009). Ces éléments sont compris dans la notion de pratiques institutionnalisées. Les pratiques sont maintenues dans le long terme si bien qu’il n’est plus nécessaire de justifier leurs existences (Jepperson, 1991) L’évolution des définitions de la pratique dans les institutions est représentative de l’émergence de nombreux questionnements dans le champ des sciences de gestion où le langage n’est plus le seul moyen pour les acteurs de diffuser les normes sociales qui régissent le comportement des acteurs. Plusieurs chercheurs ont exploré les significations symboliques des artefacts (ex : Zilber, 2002, 206 ; Czarniawska & Joerges, 1996; Orlikowski & Gash, 1994; Pratt & Rafaeli, 1997; Scott & Orlikowski, 2012; Stigliani & Ravasi, 2012). Dans les organisations, les objets sont utilisés comme signaux, et sont capables de résumer une réalité complexe (Quattrone, 2009). Les acteurs sociaux développent une compréhension spécifique au sujet d’un artefact ou d’une technologie présente dans l’organisation (Orlikowski & Gash, 1994, p. 178). Les artefacts vont par exemple permettre d’afficher la volonté de paraître crédible, ou authentique, d’afficher une éthique dans un rapport annuel grâce à l’utilisation de photos (Höllerer, 89 Jancsary, Meyer, & Vettori, 2013), ou alors de transmettre via une campagne de publicité des messages sur une identité organisationnelle (Vaara, Tienari, & Irrmann, 2007) ou une légitimité (Vaara, Tienari, & Laurila, 2006) ; ou encore d'exprimer des émotions au sein d’équipes (Rafaeli & Vilnai-Yavetz, 2004). Encadré 3 : Illustration empirique de la fonction porteuse de sens des objets L’intervention de la sociomatérialité dans la création d’un parfum (Endrissat & Noppeney, 2013) Endrissat et Noppeney (2013) illustrent le processus de création d’un parfum. Pour matérialiser une émotion particulière, les parfumeurs utilisent différents artefacts. Dans un premier temps, ils collectent des images et des photos dans les magazines, ils vont sur Internet, s’inspirent de la Culture et de l’Histoire, écoutent de la musique, et discutent par téléphone avec d’autres acteurs. Cette phase a pour objectif de connecter un nombre d’objets à une émotion en particulier (la confiance) et de refléter le sens qu’un individu souhaite donner à un objet en voie d’être créé. Les auteurs utilisent la notion « d’objet frontière » de Star et Griesemer (1989) puisque le créateur passe un concept visuel aux parfumeurs via différentes images. Dans un second temps, les parfumeurs analysent le concept visuel en associant les images et textes à des expériences personnelles. La dernière phase consiste à composer un mélange de fragrances. On se rapproche de plus en plus de la matérialisation plus élaborée de l’émotion initiale. Ainsi, dans le processus de création d’un parfum, les artefacts saisis par les acteurs facilitent le transfert d’idées. La matérialité d’une émotion ne se fait pas directement par l’action verbale, mais via un détour par les objets. « Le challenge est de passer d’un état abstrait à une idée concrète » (Endrissat et Noppeney, 2013 p.79). Pour les auteurs, seules les pratiques matérielles permettent d’entreprendre à un tel succès. 3.2.2 Fonction performative de la pratique matérielle Il existe toutefois une lecture fine des travaux d’Orlikowski, moins évidente à saisir, que le simple rôle d’objets porteurs de sens. En complément du rôle symbolique des artefacts, le second rôle étudié par les chercheurs en gestion est son mode technique (Suchman, 2003) ou performatif (Meyer et al., 2013). Pour ces auteurs, il faut comprendre les objets dans leur aspect symbolique/politique et pratique (Czarniawska & Joerges, 1996), et dans leur rôle performatif lorsqu’ils sont mis en actions (Orlikowski, 2005). A ce niveau, la pratique n’est pas uniquement un moyen d’acquérir un vocabulaire commun, elle va bien au-delà. L’approche par la pratique s’intéresse à deux choses : d’un côté l’origine de la construction des objets, et de l’autre leur emploi et manipulation dans les processus variés de l’organisation. Contrairement à la vision précédente où l’objet est porteur de sens, l’approche par la pratique s’intéresse au moment de l’inscription de ce sens dans l’objet, au rôle des objets dans le contexte organisationnel, et aux actions que ces artefacts vont déclencher (Meyer et al., 2013). En d’autres termes, ici l’intérêt est ce que font les artefacts, à leur « perspective 90 appropriative » (Vaujany, 2006). Les acteurs, les organisations, s’approprient les artefacts (Czarniawska & Joerges, 1996) produits par des groupes de parties prenantes internes ou externes (Vaujany, 2006). A l’origine, la performativité est une notion développée en sciences sociales par Latour (1987) puis reprise par les sociologues économistes comme Callon (1998) ou MacKenzie et Millo (2003). Ces derniers se sont appropriés la notion pour se référer à des pratiques économiques actuelles (Cabantous, Gond, & Johnson-Cramer, 2010, p. 1534). Ils démontrent que les prises de décision des acteurs reposent sur un encastrement. Ainsi ce sont les outils et dispositifs de calcul qui rendent possibles certains comportements économiques sur les marchés (Callon et Muniesa, 2005) et, les pratiques managériales destinées à influencer, dans un contexte organisationnel (Cabantous et al., 2010). En évoquant la notion d’« enchevêtrement en pratique » (Barad, 2003), Orlikowski insiste sur le caractère performatif des technologies. Ainsi, le rôle des acteurs et du contexte historique et social s’imbriquent dans la technologie, et les usages de la technologie s’imbriquent dans l’utilisation des acteurs. “Sociomaterial assemblages produce the capacity for action. It is through the specific sociomaterial intra-action of an ‘apparatus’ or sociomaterial practices than an observed phenomenon or ‘object’ is performed” (Doolin & McLeod, 2012, p.512) Divers exemples de technologies étudiées par l’auteur surlignent l’aspect performatif des artefacts : la messagerie instantanée (Lotus), le téléphone portable et/ou Google (Orlikowski, 2007, 2010 ; Orlikowski 2008 ; Orlikowski, 2012). En étudiant la plateforme de recommandations d’hôtels en ligne du site TripAdvisor, Orlikowski et Scott (2012) expliquent que les utilisateurs en éditant les pages de contenu contribuent en permanence à la production d’un classement visant à modifier la réputation définitive des hôtels dans le monde réel. Plus l’hôtel sera bas dans les classements, moins il aura de chances d’être vu. Mais, plus les acteurs notent un hôtel, plus l’hôtel verra sa position s’améliorer. Le site internet, les utilisateurs, les internautes, les propriétaires des hôtels constituent un ensemble visant à rendre l’outil plus performant. Pour marquer l’usage d’un agent et ses actions sur les caractéristiques matérielles de l’artefact, Leonardi, (2012) préfère reprendre le terme d’affordances ou de caractéristiques signifiantes. De nombreuses recherches en sciences de gestion appliquent le modèle performatif à d’autres objets. 91 Le contrat, par exemple est un moyen de structurer une relation (Suchman, 2003, p.101). Une frise chronologique permet à une organisation de négocier et aux acteurs de gérer leurs temps (Yakura, 2002 cité par Meyer et al.,2013). Un outil de gestion comme un Progiciel de Gestion intégré (ERP) devient un véritable élément de contrôle et de pilotage organisationnel et prend le statut de dispositif de gestion (Vaujany, 2006). Un jeu de société facilite l’organisation d’un espace de travail après le déménagement d’une organisation (Stang Valand & Georg, 2014). Le code vestimentaire va renforcer le pouvoir et assurer un contrôle pour certains acteurs (Pratt & Rafaeli, 1997) etc. Chaque artefact sera utilisé dans un objectif précis. Un groupe de chercheurs en stratégie s’intéresse de plus près aux rôles des artefacts visuels dans la construction de stratégie (Whittington, 2006). Ce groupe souhaite se rapprocher du monde des praticiens en engageant une vision sociologique de la pratique (Vaara & Whittington, 2012). Ils observent plus en détail la prise de décision stratégique des acteurs autour des activités sociales et des objets saisis dans le contexte organisationnel. Par exemple, ils vont étudier comment un SWOT ou les 5 forces de Porter sont des outils d’analyse concrets permettant aux managers de stimuler la créativité (ex : Jarratt et Stiles, 2010 cité par Vaara & Whittington, 2012). Ils vont explorer comment les Powerpoints ou les paper-boards vont permettre de représenter graphiquement de nouvelles idées (ex : Eppler et Platts, 2009 cité dans (Vaara & Whittington, 2012) ou Kaplan (2011) cité dans Meyer et al. (2013)). En France, un autre groupe de chercheurs se penche sur les outils de gestion des organisations (ex : Hatchuel et Molet, 1986 ; Aggeri et Hatchuel, 1997 ; Moidson, 1997 ; Hatchuel, 2000 ; Lorino, 2002 ; Vaujany, 2005, cités par Vaujany, 2006 et Cabantous & Gond, 2012). L’arrivée de nouveaux outils au sein des organisations obéit à une logique de régulation dont le but technique, ou savoir-faire local, est d’orienter l’action collective des acteurs (Vaujany, 2006, p. 113). Par exemple, on compte parmi ces outils « les normes ISO, les nouvelles règles comptables, des Intranets, des Progiciels de Gestion Intégrés, des langages informatiques, de nouvelles techniques d’évaluation des compétences » (ibid. p. 110). L’outil est porteur de sens car il valorise le statut des acteurs. Cet aspect est important notamment dans la phase de « pré-appropriation » où peu de personnes ont pu interpréter la valeur ajoutée à l’objet. Par ailleurs, il aura des conséquences sur la structure de l’organisation quand il contraint, gêne ou sert les intérêts des acteurs dans l’appropriation originelle de l’outil (ibid.). Dans une phase de changement organisationnel, les outils de gestion peuvent servir d’accompagnement de la mutation. 92 Toutefois, les travaux démontrant une exploitation empirique du cadre théorique de la sociomatérialité tenant compte de l’aspect performatif ne sont pas courants à ma connaissance. Sur un plan analytique les écrits d’Orlikowski sont arides, et sur un plan empirique, ils sont rares à mettre en application. Ainsi, la pratique sociomatérielle comme l’entendrait Orlikowski (2007) n'est applicable que dans le cadre où l’artefact serait modifiable ou performant compte tenu de l’usage massif d’une communauté. C’est le cas typique des technologies 2.0 ou des réseaux sociaux numériques, ou d’un software open source. A ce titre, Kallinikos, Aaltonen et Marton (2013) proposent de revoir l’ontologie ambivalente feutrée derrière le terme d’« artefact digital » (cf. Encadré 4). Cette appellation s’applique à tout type de technologies instables, éditables, interactives et reprogrammables répondant aux caractéristiques décrites dans l’encadré ci-dessous. Encadré 4 : Définition d'artefact digital Qu’est qu’un artefact digital ? Digital artifacts are editable. They are pliable and always possible, at least in principle, to modify or update continuously and systematically. Editability assumes various forms. It can be achieved by just rearranging the elements of which a digital object is composed (such as items in a digital list or subroutines in a software library), by deleting existing or adding new elements, or even by modifying some of the functions of individual elements. Second, digital artifacts qua objects are interactive, offering alternative pathways along which human agents can activate functions embedded in the object, or explore the arrangement of underlying information items. Digital objects are […] open and reprogrammable in the sense of being, in principle (if not in practice), accessible and modifiable by a program (a digital object) other than the one governing their own behavior (Kallinikos and Mariategui 2011; Manovich 2001; Zittrain 2008). Fourth, as the outcome of interoperability and openness, digital artifacts qua objects are distributed and are thus seldom contained within a single source or institution. In this sense, digital objects are transient assemblies of functions, information items, or components spread over information infrastructures and the Internet, a condition that sets them strongly apart from physical objects and artifacts of nondigital constitution. Source: Kallinikos et al., (2013 : 360) Un artefact digital est par conséquent le résultat d’un assemblage de matériaux permettant l’intervention d’un tiers capable d’en modifier les propriétés et la finalité. Les technologies de l’Internet font référence notamment aux propriétés malléables soulevées par Kallinikos et ses collègues. Les artefacts digitaux sont pris dans un flux constant et ne gardent jamais le même aspect au court du temps (ibid. p361). Par exemple, le contenu de la page d’un article Wikipédia change à chaque intervention d’un contributeur. 93 Dans le champ des recherches en théorie des organisations, on observe dans les travaux liant sociomatérialité et problématique organisationnelle une relation unidirectionnelle entre les individus et l’usage des objets. Les artefacts vont permettre aux acteurs de performer une action, mais l’action, elle, ne performe par l’artefact. Par exemple, l’action d’accepter un changement organisationnel et d’organiser un nouvel espace de travail (Stang Valand & Georg, 2014), ou encore de changer l’organisation du travail (Raviola & Norbäck, 2013). Ce qui est important de comprendre par les travaux des chercheurs en systèmes d’information, est que l’artefact subit en parallèle des modifications suite à l’usage des acteurs. 3.2.3 Applications empiriques dans la théorie de changement néo-institutionnelle Une recherche d’articles empiriques alliant changement institutionnel et pratiques matérielles est résumée dans le Tableau 6. Les cadres d’analyse saisis par les auteurs sont l’entrepreneuriat institutionnel (Lounsbury et Crumley, 2007), le travail institutionnel (Blanc & Huault, 2014; Gond & Boxenbaum, 2013; Jones & Massa, 2013; Raviola & Norbäck, 2013) et les logiques institutionnelles (Hayes & Rajão, 2011; Hultin & Mähring, 2014). Ils permettent le changement institutionnel à partir de processus de diffusion (Gond & Boxenbaum, 2013), légitimation (Avgerou, 2000), contestation (Blanc & Huault, 2014; Hensmans, 2003), théorisation des pratiques (Lounsbury & Crumley, 2007; Raviola & Norbäck, 2013) et identification (Jones & Massa, 2013). 94 Tableau 6 : Articles empiriques liant changement institutionnel et matérialité Fonction de l’objet Concept Cadre théorique Auteurs Porteur de sens Identité Travail Institutionnel Contestation Travail Institutionnel Mouvements sociaux Logiques institutionnelles Jones et Massa, 2013 Hensmans, 2003 Performatif Rébellion, contestation (Reflets de logiques) Théorisation de pratiques Changements de pratiques Les deux Glocalisation Travail institutionnel Contestation Travail institutionnel Légitimité Théorisation de pratiques Néo-institutionnaliste Travail institutionnel Entrepreneur institutionnel Logiques Institutionnelles Jones, Maoret, Massa, & Svejenova, 2012 Lounsbury & Crumley, 2007 Hayes & Rajão, 2011; Hultin & Mähring, 2014 Gond & Boxenbaum, 2013 Blanc & Huault, 2014 Avgerou, 2000 Raviola & Norbäck, 2013 Source : auteur La première application est une étude liant performativité et entrepreneuriat institutionnel. Lounsbury et Crumley (2007) proposent d’étudier l’innovation dans le champ des fonds d’investissement. Ainsi, ils s’intéressent à la manière dont l’innovation va institutionnaliser les pratiques au sein du champ. Sans parler de modes visuels de manière explicite, ils mettent pourtant au cœur de leur analyse un livre (Wiesenberger Investment Companies Yearbook). Dans les années 1950, une nouvelle catégorie de produits apparaît dans le livre, celle des « fonds communs divers » et va drastiquement modifier le champ (Lounsbury & Crumley, 2007). Des analystes seront recrutés, appliquant des techniques d’analyses économétriques, et élaborent des recommandations au titre des portfolios analysés pour ce produit en particulier. Peu à peu, une nouvelle profession voit le jour et se matérialise à travers l’existence en partie d’artefacts, des revues et journaux, et des associations. Le nombre de membres s’accroît et passe de 20 en 1950, à 100 dans les années 1960. Ils souhaitent se démarquer des autres analystes en obtenant la création d’une catégorie de produits distincte. Je n’irai pas plus dans les détails au sujet du fonctionnement des fonds d’investissement, mais l’article 95 souligne différents enjeux institutionnels. En particulier le rôle des normes de catégorisation du livre dans l’avenir d’une profession qui est en pleine évolution. La nouvelle catégorie de produits intègre à la fois des artefacts (théories, calculs) et des acteurs (managers formés et accrédités) capables d’appliquer les nouvelles théories financières. Une autre contribution soulevée par les auteurs est la reconnaissance d’une pratique anormale par tous les acteurs du champ (professions, l’industrie, les associations syndicales, les médias) (Lounsbury & Crumley, 2007) : Si les irrégularités n’avaient pas été problématisées, la théorie existante n’aurait jamais été remise en question et les activités auraient persisté. Alors que dans ce cas l’anomalie était reconnue socialement comme étant un problème, des négociations politiques en ont découlé car les acteurs au niveau du champ ont soulevé des plaintes à propos des activités contre-normatives. (Lounsbury & Crumley (2007) p. 1005 traduction propre) La seconde application est celle que l’on peut considérer la plus avancée en termes de publications. Dans le travail institutionnel, les acteurs se saisissent d’artefacts afin de marquer leur passage dans le changement d’une institution (Lawrence, Suddaby, & Leca, 2009). Les objets sont examinés comme porteurs de valeurs institutionnelles ou des carriers institutionnels (Scott, 1995). C’est le cas par exemple dans l’étude de Jones et Massa (2013) de l’architecture ecclésiastique américaine du début du XXème siècle. Des architectes utilisent de nouvelles matières pour exprimer leur identité et mélangent les matériaux traditionnels aux matériaux plus modernes. Auparavant réalisées par des profanes, peu à peu, les techniques vont s’avérer originales et vont s’institutionnaliser. Jones et Massa (2013) démontrent que ce processus de légitimation s’est opéré par la matérialité des édifices portant l’identité marquée d’un précurseur de renom, l’architecte Wright. Les auteurs concluent en expliquant le rôle de l’architecture dans la société. L’architecture est le symbole d’une identité collective : le renouveau, et elle inspire les créations artistiques futures et indique l’état de la santé de notre économie (Jones & Massa, 2013, p. 1129). En utilisant un cadre d’analyse néo-institutionnelle et la théorie des mouvements sociaux dans le champ de la distribution musicale, Hensmans (2003) compare les stratégies de légitimation de plusieurs groupes d’activistes. Il s’appuie sur les fondements de la recherche critique de Bourdieu (1993) pour soulever les moyens de pouvoir et de justice que les acteurs utilisent dans leurs discours. Les objets dans le changement institutionnel comme le MP3, le pair-à-pair (PeerToPeer) ou encore le site Internet, sont périphériques à leur travail. A juste titre, ils sont des prétextes pour changer, un moyen de pression et source d’influence envers 96 d’autres parties (labels, gouvernement). Les artefacts reflètent l’activisme, le désaccord en opposition aux autres formats commercialisés par les labels. Dans cette étude, le pouvoir performatif est restreint aux discours des acteurs, ou à « la voix institutionnelle », perçue comme ressource de changement (Hensmans, 2003, p. 366). Récemment Blanc et Huault (2014) proposent une extension du travail de Hensmans (2003). Ils mettent au cœur du changement trois objets symboliques : le disque, les droits de propriété intellectuelle et les fichiers numériques. L’objectif de leur travail est d’illustrer les valeurs et symboles de changement opéré dans le champ par l’intermédiaire de certains objets. Selon eux, les acteurs ont tendance à renforcer certaines valeurs identitaires dans leurs discours en mettant au cœur de leurs propos l’évolution même de certains objets (Blanc & Huault, 2014, p. 11). Parler de CD plutôt que de MP3 permettrait de défendre les droits des artistes et le business model des labels. Comme dans le travail de Hensmans (2003), le rôle performatif des objets n’apparaît pas. Les objets apparaissent uniquement dans le discours des acteurs. D’autres travaux envisagent d’utiliser le concept de sociomatérialité (ex : Gond et Boxenbaum, 2013 ; Raviola et Norbäck, 2013). En abordant l’aspect performatif d’un site internet de presse Italienne, Raviola et Norback (2013) illustrent l’impact des technologies dans le travail des journalistes. Les technologies de l’information ont une double fonctionnalité dans ce cas d’étude : ils sont les déclencheurs d’un changement institutionnel (choc externe) et opérateurs de changement institutionnel (structure et identité organisationnelles). L'ethnographie menée au sein des conférences de presse a permis aux chercheurs d’observer l’apprentissage des nouvelles pratiques et l’usage par les journalistes de manière longitudinale. Le papier reflète l’ancien journalisme, le site internet, le nouveau. La technologie ici symbolise le changement, l’anticipation du futur. Les professionnels font face à l’arrivée de nouveaux outils de mesure d’audience, comme le nombre de clics, et apprennent à rétablir les ressources adéquates selon les préférences de leurs auditeurs. Les équipes sont réorganisées avec les journalistes papier d’un côté et les journalistes web de l’autre. Ecrire un article sur une page internet, ça n’est pas le même travail qu’auparavant : il faut écrite vite pour avoir l’exclusivité. Ainsi, les auteurs soulignent les conséquences de l’arrivée des technologies dans la vie institutionnelle d’un journal, et la manière dont les acteurs s’approprient le site internet dans leur quotidien. En somme, l’essentiel des résultats des articles présentés se concentre sur la technologie comme un déclencheur de changement. Les auteurs n’ont visiblement pas appréhendés concrètement les conséquences des technologies sur le travail institutionnel. Ce n’est qu’à la fin de l’article que les auteurs traitent du rôle des pratiques matérielles dans le 97 changement. Raviola et Norbäck (2014) expliquent que le site internet va avoir un rôle performatif sur le travail des journalistes. La page d’accueil du site se modifie au fur et à mesure des visites. Les articles les plus lus ou les plus commentés sont mis en avant. De même, dans le travail de Blanc et Huault (2014), l’aspect performatif des objets n’a pas été clairement analysé. Parmi l’ensemble des articles recensés dans l’étude de Jones et al (2013) intégrés dans le Tableau 6, l’analyse des pratiques matérielles au sein des logiques institutionnelles est étudiée de manière périphérique. En exécutant une recherche bibliométrique des travaux où apparaissent les termes « material practices » et « institutional logics », Jones et al., (2013) expliquent qu’il s’agit uniquement de paragraphes où la définition de Friedland et Alford est citée. L’intérêt pour les pratiques est souligné mais très peu de résultats attestent du rôle direct des artefacts. Dans une certaine perspective, la mention d’objets apparaît régulièrement. C’est le cas des ingrédients, du menu dans l’émergence de la nouvelle cuisine (Rao, Monin & Durand, 2003), le gaz et l’électricité comme matériau innovant dans l’usine d’Edison (Gargadon et Douglas, 2001), des ressources financières dans la production de films (Durand & Jourdan, 2012). Les auteurs rappellent l’importance des pratiques matérielles dans les définitions de logiques institutionnelles. Friedland (2013) insiste sur le rôle des objets pour rendre les logiques signifiantes : « les substances non-observables doivent être transmutées dans des objets observables, imbriqués et coincés, et représentent le moyen pour les pratiques d’être incrustées, affectées et orientées » (traduction propre, p.37 cité par Jones et al., 2013, p. 52). En somme, très peu d’études récentes ont privilégié l’importance des objets comme bases élémentaires pour distinguer les logiques entre elles. L’exception faite pour Jones et ses collègues (2013) ou de Tryggestad & Georg, (2011) qui ont répertorié les matériaux utilisés par des logiques d’architectes, sollicités par leurs membres : dans le cadre de la logique commerciale, les clients demandent de nouveaux matériaux comme le verre, le fer, alors que les architectes inscrits dans une logique professionnelle privilégient les matériaux traditionnels comme la brique, les pierres ou le bois. Les architectes se battent pour définir quelle forme d’architecture est la plus appropriée pour déterminer l’existence de la nouvelle catégorie appelée « architecture moderne ». Le matériau a essentiellement un rôle de porteur de sens (Meyer et al., 2013) car il véhicule des idées et des symboles qui traversent le temps. 98 Toutefois, en étendant les recherches à d’autres champs d’études, et en particulier celui des systèmes d’information, plusieurs contributions empiriques répondent à l’appel formulée par les chercheurs (Hayes & Rajão, 2011; Hultin & Mähring, 2014). Hayes et Rajão (2011) s’intéressent à l’introduction de NTIC pour soutenir le développement durable dans la forêt amazonienne. L’initiative a été lancée officiellement en 1972 par les Nations Unies, et est réapparue après Kyoto. L’objectif de l’article est de montrer comment les logiques institutionnelles dominantes successives ont entrainé le développement et la création de nombreuses technologies en Amazonie ces 40 dernières années. Dans les années 90, la priorité du gouvernement brésilien était la croissance économique. Alors qu’auparavant, les technologies développées étaient foisonnantes. La force aérienne brésilienne obtenait plus de ressources que le Ministère de l’Environnement. La déforestation de l’Amazonie n’était pas la priorité du pays malgré les rapports publiés par les scientifiques. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que le gouvernement brésilien introduit des technologies pour résoudre les problèmes environnementaux. Des outils vont permettre de détecter en temps réel la déforestation sur une carte (avec images satellites) pour ainsi pénaliser les fermiers responsables. Mais comme le précise un agent scientifique interrogé, ce n’est pas parce que le gouvernement soutient cette démarche qu’il résoudra les fondements de ces activités illégales. Le pays comporte plusieurs logiques : une logique de développement économique, une logique d’état souverain (militaire), et une logique écologique. Les logiques entrent en conflit puisque pour accroître son économie, le Brésil doit produire des matières premières. Mais la production industrielle a un impact néfaste sur l’environnement. Les fermiers subissent les conséquences de la logique écologique sur leur chiffre d’affaires et se plaignent des projets de loi récents. Les auteurs expliquent que le développement de NTIC supporte les différentes logiques et reflète parfois les synergies entre elles. L’outil permet à l’état souverain d’exercer son plein pouvoir et d’accroître ses recettes fiscales grâce aux pénalités. Il permet de limiter par ailleurs la déforestation et de soulever de nouvelles sources de croissance via d’autres moyens (pousses de soja et bœuf). Les résultats suggèrent que pour atteindre leurs objectifs, les acteurs déploient des outils en lien avec la logique dominante. En d’autres mots, comme chez Jones et al., (2013) l’objet est le reflet de la logique. L’usage d’un outil est différent selon la logique qui domine le champ. Les designers de l’outil eux-mêmes impliqués dans l’évolution du champ adaptent le système selon leur identité et le contexte social. 99 Les résultats de cette étude révèlent aussi qu’un même outil peut être utilisé de différentes manières par les acteurs des logiques. Le design technique et les données collectées sont les mêmes, mais les finalités des acteurs diffèrent. Le gouvernement les utilise pour améliorer ses résultats, alors que les activistes l’utilisent pour faire en sorte de changer les lois et préserver l’environnement. Les mêmes données permettent à chacun d’interpréter la réalité à sa manière. Dans ce cas, les auteurs parlent alors de « flexibilité interprétative ». On retrouve l’idée qu’un objet et une technologie peuvent être utilisés via deux logiques différentes dans l’article récent de Hultin et Mähring (2014). L’article de Hultin & Mähring (2014) est le dernier article en date faisant part du rôle de la matérialité dans les logiques institutionnelles. Il s’agit d’une étude de cas dans un hôpital universitaire nordique qui voit ses opérations changer suite au déploiement de nouvelles pratiques de Lean management. Le Lean est une méthode issue de l’industrie automobile visant à augmenter la productivité et la qualité des services. La méthode centrale repose sur la visualisation en temps réel de la gestion du temps (Liker, 2004). Le lean est une logique de management exportée directement dans le champ hospitalier. Deux logiques apparaissent de manière inductive dans l’étude à l’hôpital : logique professionnelle médicale et logique de Lean management. L’implémentation de pratiques de Lean est apparue en 2007 dans le but de réduire le temps d’attente des patients et d’améliorer la qualité des soins à partir de la standardisation du travail. Il s’agit donc d’un développement de logiques par assimilation (cf. Tableau 4, p.55). Les auteurs étudient le déploiement d’un nouveau tableau de bord virtuel dans les équipes hospitalières et se demandent comment l’artefact permet ou contraint le changement institutionnel. Pour explorer le mécanisme d’encastrement socio matériel et de logiques institutionnelles, ils développent un cadre théorique combinant les travaux de Thornton et al. (2012) et le modèle de Leonardi (2011). Ils expliquent que l’attention des individus est guidée par les logiques présentes dans le champ et par un stimulus environnemental. Ils ajoutent dans une perspective sociomatérielle, qu’il faut tenir compte de la matérialité dans les activités des acteurs, et que les identités, objectifs et schémas sont influencés et intégrés dans les pratiques. Pour décrire l’introduction et l’adoption de nouvelles technologies dans les pratiques, Hultin et Mähring (2014) distinguent de manière analytique les fonctionnalités de la technologie, des intentions humaines. Le tableau de bord digital installé dans la salle commune améliore drastiquement l’efficacité des équipes : il n’y a plus de doublon dans les salles, les patients sont traités plus rapidement, les infirmières voient les priorités et se sentent plus impliquées dans les processus. L’écran étant visible de tous, chacun peut voir le travail de 100 l’autre. Le tableau de bord digital non seulement reflète la logique de Lean, mais il force les acteurs à s’imprégner des pratiques lorsqu’ils saisissent les informations relatives à leur tâche dans l’outil. “The digital board's visualization of workflow allows the Lean principle of flow efficiency to acquire a visual form that shapes and informs its meaning into something concrete, understandable and possible to achieve. In other words, the visualization of workflow constructs the operational staff's reality in a way that broadens their' attention from resource efficiency (i.e., utilizing their own time in an efficient way) to flow efficiency (i.e., utilizing their time to achieve an efficient flow of the patient) and thus helps introducing the Lean logic as a reference point for interpretation, discussions and actions in the operations”. (Hultin et Mähring, 2014, p.146) De la même manière, les auteurs observent l’implémentation d’un logiciel de rapport d’erreurs. Le système fait partie des nouvelles procédures où toute personne ayant participé à une opération doit indiquer l’heure de début et de fin et expliquer le retard sur l’agenda. La courbe de suivi des déviations permet aux acteurs de remettre en question leurs activités professionnelles. Ainsi, l’outil de la logique de Lean a aussi une utilité pour les membres de la logique professionnelle. Il ne s’agit pas ici d’un changement de domination de logique mais plutôt de la coexistence de plusieurs logiques au sein du même champ (cf. ambidextriétie Jarzabkowski et al., 2013). La conclusion est la même que dans le travail de Hayes & Rajão, (2011). Avec une perspective sociomatérielle, on découvre que les acteurs de logiques différentes saisissent le même outil mais avec des finalités différentes. 101 Synthèse du chapitre 3 Dans ce chapitre est démontrée la notion de sociomatérialité et son importance au sein des professions. Le chapitre commence par décrire les différentes incertitudes auxquels les médecins font face au quotidien. Il en existe quatre et pour chacune d’entre elles, une liste d’objet matériel vise à pallier le manque. Le travail de Knorr-Cetina (2001) insiste par ailleurs sur le rôle des objets de la connaissance dans les professions scientifique. En abordant la connaissance à partir d’une approche constructiviste, cette chercheuse conçoit les objets épistémiques autrement que par leur capacité à combler un gap scientifique. En effet, les objets sont interprétés par les acteurs comme des moyens de s’emparer culturellement et socialement de projets de configurations institutionnelles. A travers l’étude de la mise en place d’un projet au sein de la NHS, McGivern & Dopson, (2010) s’aperçoivent par exemple que les objets épistémiques engendrent des clashs, et deviennent des prétextes de légitimation et de dé-légitimation d’autres acteurs. Le concept de sociomatérialité a reçu beaucoup d’intérêts en recherche en gestion pour offrir une complémentarité entre le contexte social et la performativité technique des objets. En effet, les artefacts ont le pouvoir de transporter des informations, favorisant l’apprentissage des individus et s’intégrant à leurs systèmes de pensées. Les objets véhiculent ainsi des éléments symboliques, des valeurs, des identités, des symboles au sein de différentes communautés de pratique. Cependant, en se référant aux travaux de Bourdieu ou de sociologues économistes comme Callon et Latour, l’étude des objets dans l’action collective explique une capacité des objets à transformer la réalité sociale. A travers ces deux visions, pour comprendre l’évolution d’un objet il faudrait ainsi connaître les effets du contexte social et historique dans lequel il a été créé, utilisé et interprété. J’aborderai dans la discussion de la thèse une autre approche de la performativité. Les résultats de la thèse permettent en effet de conceptualiser le terrain à la vision d’Austin (1975). 102 Partie 2 : Méthodologie “Comment puis-je savoir ce que je pense avant de voir ce que je dis?” Weick (1995), p.189 La méthodologie de recherche de la thèse suit un processus inductif. Dans ce cadre, l’exploration plutôt que le test, incite le chercheur à découvrir en chemin son sujet, son terrain, sa problématique, le cadre théoriques, ses résultats et ses contributions... En d’autres mots, sa recherche ! Pour un chercheur débutant, l’approche inductive n’est pas le design le plus simple à adopter. Longue, parfois floue et considérée risquée, une recherche inductive s’opère dans un contexte où on ne sait où aller ni quoi chercher, qui approcher, et pour quelles raisons. Ainsi, cette partie présente la vraie méthode de l’exploration de la dynamique matérielle dans les logiques institutionnelles. La Figure 7 illustre les différentes phases du protocole dans le temps. Pour faciliter la lecture de cette partie, je recommande au lecteur de revenir régulièrement sur ce schéma afin de se repérer dans le processus complet de la thèse. Ainsi, dans cette partie articulée en deux temps, je précise la méthode de mon travail et le contexte de l’étude. Dans le chapitre 4, je décris les enjeux d’une étude de cas inductive. A des fins de justifications du choix du design de la thèse, les stratégies de recherches employées dans la littérature des logiques institutionnelles seront décrites dans la première section. Compte tenu du contexte de la recherche et d’un manque théorique signifiant dans la littérature, j’ai choisi d’adopter une étude de cas (Yin, 1989; Eisenhardt, 1989) alliée à une tradition de recherche interprétative (Walsham, 1993, 1995). Toutes les étapes du cheminement de la construction du sujet, de l’émergence d’une problématique seront décrites dans ce chapitre. Les processus de collectes de données et du codage ouvert, sélectif et théorique effectués lors du protocole initial seront successivement présentés. Les enseignements d’une approche par la pratique de l’ouvrage de Gherardi (2012) sont illustrés. Finalement, compte tenu de l’émergence empirique de logiques institutionnelles et de l’importance des pratiques matérielles dans un changement institutionnel, l’analyse des 103 données présente de nouveaux enjeux. Le protocole méthodologique final est composé de différents éléments : les idéaux types (Thornton & Ocasio, 2008) et l’analyse herméneutique (Myers, 2013). Le chapitre 5 a pour objectif de décrire la profession médicale en France depuis 1975 en se basant sur des données contextuelles historiques. Dans le champ des théories institutionnelles comme dans les études de cas interprétatives (Walsham, 1993, 1995), il est crucial de comprendre le contexte contingent à un phénomène. En outre, les auteurs recommandent à plusieurs reprises l’adoption d’un protocole interprétative afin de rendre compte des effets économiques, politiques, structurels, normatifs qui ont affecté les individus et les organisations (Thornton & Ocasio, 2008, p. 109). 104 Figure 7 : Démarche méthodologique de la thèse Développement d’un objet de recherche Une approche basée sur la pratique Industrie pharmaceutique 3 cas pilotes Collecte de données Entretiens, Observation et archives Observation (Netnographie) Entretiens Archives Analyse des données Analyse globale Définition du phénomène Revue de littérature Réputation, légitimité Contestation Fondamentaux des théories institutionnelles Echantillonnage substantif Echantillonnage théorique Codage ouvert, mémos Catégories Typologie Herméneutique Contributions théoriques Logiques institutionnelles Source : auteur inspiré de Harrison et Rouse (2014) 105 Chapitre 4 : Un design de recherche interprétatif pour étudier sociomatérialité dans les logiques institutionnelles La thématique des logiques institutionnelles dans la profession médicale est loin d’avoir été inexplorée en sciences de gestion (Dunn & Jones, 2010b; Hultin & Mähring, 2014; Reay & Hinings, 2005). En revanche, une orientation « par la pratique » des mouvements d’acteurs au sein même de ces logiques reste encore à explorer. Quelle sera la forme de connaissance produite dans cette recherche ? Et comment aborder la réalité du monde social observé sur le terrain ? Dans ce chapitre, je présente les implications méthodologiques de l’étude du mode visuel dans les logiques institutionnelles. Après avoir passé en revue les différentes méthodologies utilisées dans la littérature (cf. Annexe 2), j’ai constaté que les enjeux impliquant l’étude des logiques institutionnelles requièrent à la fois un protocole de collecte de données et une méthode d’analyse spécifique15. Dans le cas de ma thèse, j’ai choisi une étude de cas interprétative (Myers, 1997 ; Walsham, 1993) pour comprendre l’évolution des logiques institutionnelles dans le temps et le rôle des artefacts dans le changement de domination. L’étude de cas est une stratégie de recherche relativement répandue en sciences de gestion (Yin, 2003). Elle est définie comme une « investigation empirique qui examine un phénomène contemporain au sein de son contexte réel lorsque les frontières entre le phénomène et le contexte ne sont pas clairement évidentes et pour laquelle de multiples sources de données sont utilisées » (Yin, 1994, p. 17). L’emploi de l’étude de cas favorise la compréhension des dynamiques de certains phénomènes et s’avère plus approprié lorsque la question de recherche commence par « pourquoi » ou « comment ». Il est de surcroit adapté pour comprendre les conditions d’émergence de plusieurs phénomènes organisationnels car cette étude de cas offre une grande richesse de données temporelles. En effet, en comparant l’application des différentes méthodes employées dans le champ de la santé comme l’enquête ou l’expérimentation, Yin, (1999) explique que la méthode permet de voir un phénomène dans sa globalité et d’intégrer à l’analyse la structure de l’unité observée. La méthode permet à la fois de généraliser des résultats à partir d’un cadre La comparaison des méthodes dans la littérature est faite à partir d’un recensement non-exhaustif d’une vingtaine d’articles empiriques. Les principaux articles empiriques sont des études de cas historiques suivant une démarche généralement déductive. 15 106 théorique (Type 1, Yin, 1994, p.31) ou alors d’arriver à la production de connaissances (Type 2, ibid.). En me laissant guider par les données, cette posture de recherche favorise les interprétations des individus du terrain et la réalité transposée par le chercheur. Laisser les acteurs parler de l’évolution des logiques au sein de leur institution suppose un design méthodologique orienté sur des méthodes qualitatives. Globalement, la thèse se sépare en deux grandes phases : la première a permis l’émergence d’un sujet à partir d’une analyse enracinée des premières données collectées ; la deuxième est l’interprétation des données à partir de l’analyse en profondeur du mode visuel de la profession médicale. La phase intermédiaire consiste à préparer les données récoltées pour les analyser suivant la problématique émergente. Figure 8 : Grandes phases de la méthode de recherche Phase 1 Phase intermédiaire •Recueil de données •Codage ouvert et selectif •Lecture •Préparation du recueil de données Phase 2 •Typologie •Herméneutique Source : auteur 4.1 Phase 1 : Design général et sa pertinence Ce projet vise à mettre en perspective l’usage d’artefacts par des acteurs contestataires dans la profession médicale. 4.1.1 La pertinence de l’étude de la profession médicale L’analyse de la profession médicale est un cas pertinent pour les recherches en sciences de gestion et systèmes d’information. Elle est couramment abordée dans les grandes revues de sciences de gestion pour étudier par exemple l’espace de travail (Halford et Leonard, 2006 dans Organization studies) la gestion de connaissances (Waring et Currie, 2009 dans Organization studies), la compétition stratégique des médecins libéraux (Carter, 1990 Academy of Management Journal), le relation dichotomique avec le rôle de manager (Golden, 107 Duckerich et Fabian, 2000 dans Journal of Management Studies) ou encore la résistance à l’implémentation d’un logiciel (Bill, 2004 dans Information Systems Journal). Dans une perspective néo-institutionnelle « par la pratique », l’interaction des médecins dans la société mérite un intérêt particulier pour plusieurs raisons : Premièrement, la profession médicale est une institution sociale et culturelle impliquant l’interaction de milliers d’individus dont les normes sociales sont définies par des structures variées (politiques, coercitives, sociétales). D’un point de vue interne, les structures de contrôle, des règles et des lois régissent les comportements de praticiens dans le but de préserver et éviter les transgressions des professionnels. Du point de vue de relations externes, la présence d’organismes de contrôle qu’ils soient coercitif (état), social (patients) ou commercial (les laboratoires pharmaceutiques) pousse à croire que prescrire n’obéit pas à une décision parfaitement rationnelle. Deuxièmement, l’étude du changement de logique dans la profession médicale est d’autant plus pertinente, à titre de chercheur, car elle fait preuve de faisabilité empirique. Le champ de la santé est une problématique sociétale du ressort des pouvoirs publics. Ainsi, de nombreuses données sont libres d’accès. Les débats entre les différentes parties représentées dans le schéma sont généralement publiés sous forme de rapports ou de projets de lois. Les médecins, par ailleurs, doivent rédiger une thèse à la fin de leur cursus scolaire. Ils comprennent l’importance des recherches qualitatives et s’intéressent de très près aux travaux des sociologues de la santé. Cela implique un accès des données relativement facilité par la transparence du métier. Troisièmement, avec 215 865 médecins actifs en France inscrits au tableau de l’Ordre en 2014, la médecine est une organisation gigantesque. L’étude des médecins permet de considérer les enjeux managériaux à une grande envergure. Considérer la profession médicale comme un tout permet de saisir la complexité qu’une organisation peut rencontrer lorsqu’elle est contrainte de changer ses pratiques. Plusieurs problématiques organisationnelles peuvent faire l’objet d’étude dans la profession médicale. A l’instar d’une entreprise, les médecins ont à disposition plusieurs ressources stratégiques, dépendent d’indicateurs de performance, gèrent des crises, prennent des décisions ; ils entrent parfois en compétition, ou coopèrent, doivent socialiser, exercer des jeux de pouvoirs, produisent des services, dépendent de la satisfaction d’un client. Quatrièmement, les médecins se saisissent au quotidien d’une multitude d’objets et de technologies pour prescrire un médicament (Bosslet, Torke, Hickman, Terry, & Helft, 2011). Dans le contexte d’un diagnostic, le médecin met en œuvre un savoir médical qui varie selon 108 ses expériences personnelles, des rapports avec des confrères ou le monde hospitalier, et de sa propension à accueillir l’innovation thérapeutique ou à privilégier des sources d’informations sur le médicament (Rapport Igas, 2007, p.3). Aujourd’hui, 96% des médecins auraient recours à Internet pour accéder à l’information (Baromère Web et Santé Hopscotch Listening Pharma, 2013). Ils naviguent entre plusieurs sites institutionnels, bases de données scientifiques, sites internet, logiciels de patients, réseaux sociaux ou encore leurs mails. L’usage de technologies est devenu indispensable au quotidien et représente un contexte d’étude idéal pour l’analyse des artefacts et des technologies. Cinquièmement, plusieurs événements exogènes ont entrainé dans la profession de profondes révoltes. Les drames engendrés par les scandales pharmaceutiques à répétition (Vioxx, Mediator, Diane 35 etc.) remettent en question la responsabilité des acteurs du champ de la santé dans sa globalité. Les thèmes de révolte et de contestation font l’objet de plusieurs ouvrages, documentaires et conférences annuelles depuis plusieurs années : Pour le Professeur de l’Académie Française Jean Bernard, la responsabilité de la consommation anarchique de médicaments et des maladies iatrogènes qui en résultent incombe à plusieurs acteurs : aux malades qui prennent de façon absurde et désordonnée des produits très dangereux ; aux médecins, parce qu’ils prescrivent trop souvent précipitamment des médicaments nouveaux ; aux laboratoires qui, pour des raisons évidentes, maintiennent cet état de choses : aux pouvoirs publics qui ne prennent pas les mesures qui s’imposent (Déclaration faite aux journées médicales de Poitiers, octobre 1972, cité par (Dupuy & Karsenty, 1974 : 17). Finalement, le dernier élément important du cas de la profession médicale en France est le caractère non-accompli du changement de logique institutionnelle. Malgré le projet de la loi Bertrand de 2011, les médecins poursuivent la réflexion sur les pratiques adéquates à avoir dans la profession. Au moment où je rédige cette thèse, de nombreuses évidences empiriques suggèrent que la logique indépendante attire de plus en plus de nouveaux membres. Le nombre d’inscriptions aux groupes indépendants, la disparition du métier de visiteur médical, les abonnements aux revues et sites internet indépendants, sont autant d’éléments qui justifient l’intérêt de se pencher sur l’évolution des logiques. Dans sa thèse Moyon cite judicieusement le travail de Van de Ven (1992) qui suggère que l’incomplétude du processus de changement est un contexte d’étude favorable pour une recherche sur le changement : “Most studies of strategy process to date have been retrospective case histories conducted after the outcomes were known. However, it is widely recognized that 109 prior knowledge of the success or failure of a strategic change effort invariably biases a study's findings. While historical analysis is necessary for examining many questions and concerted efforts can be undertaken to minimize bias, it is generally better, if possible, to initiate historical study before the outcomes of a strategic change process become known. It is even better to undertake real-time study of strategic change processes as they unfold in their natural field settings” (Van de Ven, 1992 p.181). Cela implique deux types de conséquences : au niveau du champ cela signifie que le basculement vers la domination de la logique indépendante peut apparaître d’un moment à l’autre. A un niveau micro, il est intéressant de recueillir en temps réel les incertitudes des médecins à rejoindre une nouvelle logique. Dans cette section, j’ai évoqué les différents points qui légitiment l’étude de la profession médicale comme cas majeur de la thèse. La prochaine section vise à introduire l’épistémologie de la recherche. 4.1.1.1 Une recherche interprétativiste De manière inévitable, le chercheur doit se poser la question de l’origine épistémologique et ontologique de son travail. L’épistémologie définit la forme de connaissance que le chercheur considère vraie. L’ontologie distingue ce qui est réel de ce qui est illusoire pour le chercheur (Duberley, Johnson, & Cassell, 2012). Les définitions exactes des philosophies en Management font débat. La tradition tenant compte des interprétations des individus pour développer la connaissance du monde social est l’interprétativisme (Geertz, 1973 ; Walsham, 1993). Le principe de l’interprétativisme est « d’accéder et de comprendre au sens actuel et aux interprétations des acteurs inscrits subjectivement dans un phénomène ». Le chercheur « décrit et explique les comportements des acteurs en s’intéressant à l’expérience, le maintien, l’articulation et le partage dans la construction des réalités de tous les jours » (Duberley et al., 2012, p. 21). L’épistémologie subjectiviste (relativiste) à laquelle la philosophie interprétative appartient, s’oppose radicalement à l’objectivisme (réaliste) « pour qui il est possible d’observer objectivement et de manière neutre le monde social et de tester ces prédictions statistiques » (Duberley et al., 2012). Le monde social n’est pas donné, il est le résultat produit par l’interaction entre les humains (Orlikowski & Baroudi, 1991, p. 14). Cette philosophie estime que les organisations 110 n’existeraient pas sans les êtres humains. Le chercheur ne découvre pas la réalité comme un objet, mais il s’aperçoit qu’il est possible d’interpréter la réalité (ibid.). En système d’information, l’importance du monde social dans lequel les acteurs s’inscrivent implique les chercheurs à s’intéresser de plus près aux interprétations et aux significations. Les chercheurs privilégient les descriptions profondes du terrain en faisant face aux usages d’une technologie (Orlikowski & Baroudi, 1991; Walsham, 1995). « La rude tâche du chercheur interprétatif est d’évaluer les interprétations des individus, de les écarter de leur appareil conceptuel, et d’alimenter les événements entre eux » Walsham (1993). Le chercheur doit tenir compte de son rôle dans sa recherche soit en tant qu’observateur externe soit en tant que participant : « Car même si il pense avoir simplement un rôle d’observateur, il a de forte chance d’influencer ce qu’il se passe sur le terrain lorsqu’il partage des concepts ou des interprétations avec les acteurs du terrain » (ibid.). Pour comprendre pourquoi les acteurs ont rejoint une logique plutôt qu’une autre et comment les pratiques matérielles ont permis ce changement, le chercheur doit rester attentif à ce qui émerge du terrain et ne pas forcer les résultats. L’accès à la réalité du monde passe par les discours des individus, leurs usages des technologies, leurs interprétations ainsi que l’interprétation du chercheur. En aucun cas le chercheur interprétatif annonce au lecteur que l’étude reporte des faits (Walsham, 1993). En somme, dans cette section, pour faire part du changement de logique dans la profession médicale, les éléments à prendre en compte dans la collecte de données sont résumés dans le Tableau 7 ci-après : 111 Tableau 7 : Implications théoriques et méthodologies Objectif de la recherche Concept théorique L’accès aux pratiques et artefacts nécessaires à la prescription de médicaments Pratiques matérielles Collecte les schémas cognitifs, identités et objectifs des médecins Logiques institutionnelles Rassembler les interprétations qu’ont les médecins d’eux-mêmes Logiques institutionnelles formulées par les acteurs Rassembler les interprétations qu’on les acteurs de l’usage de certaines technologies dans la prescription de médicaments Pratiques matérielles Identifier les phases temporelles où les pratiques de prescription ont changé Changement de logiques Source : auteur 4.1.1.2 Le recueil de pratiques matérielles D’un point de vue méthodologique, conduire une recherche basée sur la pratique force le chercheur à s’intéresser aux connexions entre les actions des individus et l’environnement. En s’intéressant au travail ou au métier principal des acteurs, l’approche par la pratique met en perspective les objets, l’espace et les modèles cognitifs des acteurs. Ce niveau d’analyse suggère de se concentrer sur une pratique centrale. Dans mon cas, l’activité principale du médecin est de prescrire. Comme le souligne Gherardi (2012) “the concept of practice resides in the fact that practices rest on other practices” (p. 155). Ainsi, s’intéresser à la pratique de prescription des médecins va plus loin qu’étudier le moment où le médecin prend son stylo – ou clavier – et écrit – tape – une ordonnance. La pratique de prescription comme l’entendrait Gherardi est l’analyse des dynamiques, des objets, des normes, qui sont connectés à l’action de prescrire un médicament telle quelle. L’auteur reprend le concept de texture d’Emery et Trist (1965) pour souligner la connexion existante entre l’organisation et son environnement. Alors prescrire un médicament impliquerait d’autres activités comme s’informer, se former, 112 s’intéresser à l’actualité de la profession et de la société, suivre des lois, des règles, s’engager dans un groupe, discuter avec le patient ou un groupe de paires, faire de la recherche, se déplacer en conférences etc. Considérer les éléments contextuels des pratiques nécessite la prise en compte de la matérialité qui entoure les acteurs (Gherardi, 2012, p. 77). Il s’agit de regarder l’interaction entre un sujet et un objet, leur agencement et leur configuration dans l’espace et le temps. Gherardi rejoint ici les fondamentaux proposés par les chercheurs en management des systèmes d’informations tels que Suchman (1999, 2002), Barad (2003, 2007), Orlikowski (2007,2009) stipulant que les objets et les technologies ne prennent sens que si on les observe dans leurs usages. En revanche, collecter un ensemble de pratiques n’est pas simple car ces dernières sont opaques et difficilement identifiables dans le langage humain. Pour capter les pratiques du terrain, Gherardi (2012) fournit un ensemble de conseils au travers d’agrégats et d’études basés sur la pratique. Nous retiendrons trois leçons de son ouvrage : D’abord, elle propose de se concentrer sur les pratiques qui se répètent. Si la pratique est plusieurs fois détectée au cours de la recherche c’est qu’elle est socialement reconnue par les acteurs comme étant institutionnalisée (Gherardi, 2008). Ensuite, en s’appuyant sur les fondements de Pierre Bourdieu (1990) le docta ignorantia, selon elle les acteurs évoquent spontanément leurs pratiques lorsqu’ils emploient un vocabulaire ambigu dans leurs réponses. Et enfin, les objets et les pratiques ont un pouvoir performatif sur l’activité sociale des acteurs. La pratique en situation illustre comment les choses se sont passées. Elles démontrent une temporalité et des souvenirs d’un phénomène. Alors comment collecter des pratiques en tenant compte de cela ? Il faut considérer l’importance de multiplier les sources de données et d’accéder aux interprétations des acteurs directement sur le terrain. Dans le contexte d’étude de pratiques matérielles issues de plateformes technologiques, Vaast et Walsham (2013) recommandent de collecter plusieurs sortes de données. Ils expliquent que les données électroniques doivent être collectées, mais ne doivent pas être la source exclusive des chercheurs enracinés : Ils peuvent compléter les données électroniques par d’autres méthodes comme les entretiens semi-directifs, l’observation ou les questionnaires […] La triangulation des données aide le chercheur à construire son cadre conceptuel 113 provenant de sources d’évidence multiples (Vaast & Walsham, 2013, p.15 traduction propre). Dans les sections suivantes, je décris les méthodes de collecte utilisées pour constituer le recueil de pratiques matérielles des médecins. 4.1.2 Le protocole spécifique à cette recherche Plusieurs techniques ont été favorisées : les entretiens semi-directifs, l’observation non participante, et les archives documentaires. Les méthodes de construction théorique, comme la théorie enracinée ou l’étude de cas, insistent sur le principe d’overlap (Eisenhardt, 1989, p. 536). Il faut constamment alterner collecte de données et analyse de données. Mais attention, par collecte de données il faut entendre nouvelles données. Il n’est pas recommandé d’analyser le même ensemble de données une seconde fois (Glaser, 1978). Le chercheur enraciné et interprétatif doit faire preuve d’improvisation et fait le choix de retourner sur le terrain pour collecter un nouvel ensemble de données (ibid.). Dans les sections suivantes, je décris les méthodes utilisées pour collecter les pratiques de prescription des médecins tout au long du processus. Pour faciliter la lecture, les techniques sont rassemblées au sein de cette section. 4.1.2.1 Les entretiens semi-directifs Les individus travaillent avec les mains, les bras, la tête, et le corps, mais ils travaillent également avec les mots, le langage et la communication (Gherardi, 2012, p. 103). En lien avec l’ontologie interprétative de la thèse, les sources de données pour formuler la théorie sont principalement des données primaires et qualitatives. Walsham (1995, 2006) explique que les entretiens sont à privilégier dans ce cadre puisque « c’est le meilleur moyen pour un chercheur d’accéder à l’interprétation qu’ont les participants des actions et des évènements qui a lieu sur le terrain » (Walsham, 1995, p. 78). La première source de données choisit dans le cadre de la thèse est donc l’entretien. Selon la stratégie de recherche retenue choisie et la personnalité du répondant (Walsham, 1995), il existe différentes formes d’administration ; Elle est plus ou moins directive selon le degré de précision des réponses attendues par le chercheur ; et l’entretien peut être conduit en personne, par téléphone ou par vidéo-conférence. Afin de laisser les individus s’exprimer tout en étant active (ibid.), j’ai choisi de réaliser des entretiens semi-directifs avec plusieurs 114 parties prenantes : des collaborateurs travaillant dans un grand groupe de l’industrie pharmaceutique (Tableau 8), des médecins hospitaliers et généralistes, des experts en économie et sociologie de la santé ( Tableau 9). Au total, 50 personnes ont été interrogées pour la thèse. Tableau 8 : Liste des répondants de l’industrie pharmaceutique # Titre Date Durée 1 Responsable des alliances stratégiques 02/07/2012 35 min 2 Directeur de la communication en Espagne 20/09/2012 1h25 3 Directeur des relations presse, Espagne 04/10/2012 37 min 4 Chargé de communication interne 04/10/2012 1h32 5 Responsable des relations institutionnelles, Espagne 05/10/2012 51 min 6 Relation avec les associations de patients, Espagne 05/10/2012 1h11 7 Chef de projet clinique 09/10/2012 51 min 8 Chef de projet clinique 09/10/2012 1h19 9 Responsable de la réputation 19/10/2012 30 min 10 Directeur de la communication filiale commerciale 19/10/2012 1h07 11 Directeur des Opérations et des forces commerciales 19/10/2012 1h06 12 Coordinatrice post marketing de pharmacovigilance 26/10/2012 1h36 13 Relation Presse 30/10/2012 53 min 14 Directeur institutionnel 06/11/2012 20 min 15 Responsable institutionnelle et de la communication 06/11/2012 51 min 16 Directeur relations institutionnels académiques 06/11/2012 1h21 17 Visiteur médical Ile-de-France 23/12/2012 50 min 18 Direction intelligence économique 25/02/2013 1h10 19 Direction des ressources humaines 15/04/2013 53 min 20 Directeur des affaires scientifiques 30/04/2013 49 min 21 Community Manager plateforme de santé 04/02/2013 30 min 22 Consultant spécialiste industrie 1 10/07/2012 43 min 23 Consultante spécialisée réputation industrielle 2 26/02/2013 37 min 24 Consultant spécialiste santé médicale 3 02/05/2013 1h30 115 Le premier panel est composé d’un ensemble de 21 professionnels occupant des fonctions diverses dans un groupe pharmaceutique français, et de 3 consultants spécialisés dans l’industrie pharmaceutique. Ces entretiens ont été menés en personne et ont duré en moyenne 1 heure. Ils ont été enregistrés avec un dictaphone et retranscris mot à mot. La diversité du panel, poste, statut, relations avec différents parties prenantes et lieux géographiques, m’a permis de mieux comprendre le changement de perceptions dans l’industrie pharmaceutique. En lien au phénomène initial, mon objectif était d’abord de recueillir les opinions des employés sur la réputation du secteur et de leur entreprise. Je souhaitais en complément identifier le groupe de parties prenantes qu’ils considéraient le plus important dans leur stratégie, ainsi que les évènements déclencheurs du contexte actuel. Plus tard, j’ai découvert que les informations collectées au sein de l’organisation me permettront de comprendre les pratiques matérielles des médecins avec qui ils étaient en relation (visiteur médical, chef de projet clinique ou formateur). Le jargon du champ de la santé, ainsi que son contexte, m’étant peu familier, les premiers entretiens m’ont permis d’acquérir un vocabulaire précis quant au fonctionnement du champ médical. L’utilisation d’une grille d’entretiens générale de quatre questions ouvertes a permis de collecter un nombre important de données primaires. Toutefois, pour optimiser l’émergence naturelle d’un objet de recherche, je me laissais guider par le fil des discussions amorcées par le répondant. Après avoir identifié l’objet de ma recherche, je décidai d’interroger des médecins. Une fois de plus pour optimiser l’émergence d’une théorie, je ne souhaitais pas spécialement réduire mon échantillon à des médecins généralistes. Je visais les médecins spécialistes, hospitaliers et chercheurs. Pour ce faire, j’ai sollicité mon propre réseau de contacts. En apprenant au cours de l’enquête que certains médecins utilisaient Twitter, je lançai plusieurs invitations sur le réseau social. En complément de messages directs, j’utilisai le fil de discussions #doctoctoc pour optimiser mes chances d’être lue. « #DocTocToc A la recherche de doc twittos à interviewer pour ma thèse ! Très court, par tel et anonymat garanti ;-) Merci bcp » 116 Tableau 9 : Liste des répondants médecins # Nom Fonction Contacté Moyen Date Durée 25 Dr Ph Medecin généraliste Blogueur Twitter Téléphone 30/04/2013 37 min 26 Dr D Médecin généraliste, Paris Boule de Téléphone neige Twitterl 02/05/2013 38 min 27 Dr Fr Médecin généraliste Ile de France Boule de Téléphone neige Twitter 02/05/2013 1h30 28 Dr A Médecin généraliste remplaçante, Loiret Contact personnel Téléphone 09/05/2013 26 min 29 Dr F Medecin hospitalier, Loiret Contact personnel Télépone 09/05/2013 28 min 30 Dr H Cardiologue, Picardie Contact personnel Téléphone 09/05/2013 1h40 31 Dr Ch Medecin chercheur Twitter Skype 10/05/2013 1h02 32 Dr Gé Médecin généraliste Blogueur Twitter Téléphone 13/05/2013 23 min 33 Dr C Médecin généraliste, Gers Boule de Téléphone neige Twitter 15/05/2013 38 min 34 Dr E Médecin généraliste, Gers Boule de Téléphone neige Twitter 21/05/2013 38 min 35 Pr P Médecin hospitalier, Paris Contact personnel Observation 23/05/2013 50 min 36 Int 1 Médecin hospitalier, Paris Observation Observation 24/05/2013 31 min 37 Int 2 Médecin hospitalier, Paris Observation Observation 25/05/2013 20 min 38 Dr La Futur médecin généraliste, Paris Twitter Téléphone 28/06/2013 49 min 39 Dr T Médecin chercheur, Paris Twitter Face à face 08/07/2013 1h00 40 Dr V Médecin hospitalier, Paris Boule de Face à face neige Twitter 08/07/2013 47 min 41 Dr Va Médecin généraliste, Versailles Contact personnel Face à face 09/07/2013 28 min 42 Dr Em Médecin hospitalier, Paris Rep Institute Téléphone 10/07/2013 40 min 43 Dr Ha Médecin généraliste, Paris Contact personnel Face à face 16/07/2013 27 min 44 Dr D Médecin généraliste, Paris Contact personnel Téléphone 18/07/2013 22 min 117 45 Dr M Médecin généraliste, Versailles Contact personnel Face à face 01/08/2013 27 min 46 Dr Is Médecin généraliste, Haute Garonne Twitter Skype 05/08/2013 39 min 47 Dr B Medecin pédiatre Twitter Téléphone 05/08/2013 30 min 48 Dr S Médecin hospitalier, Nouvelle Calédonie Twitter Téléphone 08/08/2013 27 min 49 Soc Sociologue Mail Téléphone 16/08/2013 1h24 50 Econ Economiste Mail Face à Face 10/10/2013 1h12 En résumé, 24 médecins ont été interrogés par téléphone, en face à face et par vidéoconférence, et deux experts par téléphone. Chaque technique avait son propre avantage : en face à face, à l’hôpital ou au cabinet d’un médecin libéral, je pouvais me rendre compte des objets et de l’organisation de l’espace de travail des médecins ; alors que l’entretien par téléphone favorisait l’intimité des échanges. Les répondants se sentaient plus libres et n’étaient pas déstabilisés par le jugement de collègues qui auraient pu les entendre16, ni par l’attirail déstabilisant du chercheur (ex : prise de note et dictaphone). Tous les entretiens ont été enregistrés, retranscris mot à mot et soumis à la relecture du médecin. L’entretien semi-directif m’a permis de collecter l’identité perçue des acteurs, leurs valeurs, croyances, jugements, ainsi que leurs pratiques en les incitants à me décrire une consultation type et à dévoiler leurs sources d’informations. Les questions directives posées sont les suivantes : pouvez-vous vous présenter brièvement ? Comment restez- vous informé des innovations pharmaceutiques ? Quelle est la réputation du secteur pharmaceutique en France ? Pour un médecin, un patient, et pour vous ? Parmi les controverses actuelles (efficacité des médicaments, conflits d’intérêt experts et médecins ou lobbying pharmaceutique), quelles seraient pour vous les solutions efficaces ? L’accès aux médecins n’a pas été difficile. Mais, en réalité, il n’a pas toujours était facile de les convaincre. L’affiliation du projet doctoral au plus gros groupe pharmaceutique français rendait la situation particulièrement paradoxale. Demander à un médecin indépendant d’aider une doctorante dépendante relevait de l’ironie à leurs yeux. Voici une réponse de mail de refus. Je me souviens d’un entretien téléphonique en particulier où le médecin interrompit la discussion pour aller fermer la porte. Elle ne souhaitait pas que l’on entende notre échange. 16 118 « Bonjour, La chaire à laquelle vous êtes rattachée a trop de soutiens industriels pour que je puisse collaborer avec vous, désolé. On n'est plus vraiment dans le monde universitaire » En tant que chercheur-doctorante-sponsorisée, je représentais précisément la contestation et la nature du mouvement de l’indépendance. Le passage d’un environnement à l’autre, c’est-à-dire au siège d’un grand laboratoire, puis dans les salles de consultation et à l’hôpital changeait drastiquement ma perception des choses et ses combats. Dans l’entreprise, je ressentais le mal-être des employés vis-à-vis des évènements. Chez les praticiens, je me sentais révoltée par les comportements des laboratoires. Je compris ainsi plus clairement l’objet des contestations des médecins indépendants, la nature de leur révolte, et les intérêts qu’ils souhaitent défendre. Aussi, je vivais le temps d’une recherche, l’expérience qu’un expert affilié à l’industrie pharmaceutique avait quand il explique en public les liens qui l’unissent aux entreprises. Finalement, je percevais un tournant dans l’interprétation des interprétations (cf. tradition interprétative) et la non-neutralité du chercheur sur le terrain. 4.1.2.2 Observation non-participante L’Observation est la méthode privilégiée par les chercheurs souhaitant collecter les pratiques (Gherardi, 2012). L’observation se déroule sur un site spécifique choisi pour observer des situations concrètes, de façon participative lorsque le chercheur s’implique dans la situation observée et occupe un rôle ; et non-participative s’il est passif et qu’il ne fait qu’observer. Afin de mémoriser ses observations, le chercheur tient un journal de bord où il note chaque instance observée. Pour me rendre compte des propos recueillis lors des entretiens, je suis entrée en contact avec un visiteur médical, des médecins de la Pitié Salpêtrière, et des chercheurs à l’Hôtel Dieu. J’ai passé une journée aux côtés de la représentante médicale, une journée à l’hôpital au sein de la pharmacie centrale, puis une demi-journée dans un service de recherche en épidémiologie. Apprenant peu à peu que les technologies avaient un rôle prépondérant chez les médecins indépendants, j’ai principalement eu recours par la suite à de l’observation non participante en ligne. A l’origine, la netnographie - aussi connue sous le nom d’ethnographie virtuelle (Hine, 2000) de Webethnography (Prior et Miller, 2012) - est une méthode d’enquête qualitative utilisée en marketing utilisant Internet comme source de données en s’appuyant sur 119 les communautés virtuelles de consommateurs. Le terme réfère à la méthode anthropologique utilisée en sociologie, l’ethnographie, où les chercheurs étudient les significations, les pratiques et les artefacts d’un groupe social en particulier en s’immergeant au sein de la communauté culturelle (Atkinson et al., 2001 ; Flick, 2009). L’ethnographie se base sur l’observation, les entretiens et l’analyse de discours de documents/artefacts (Flick, 2009 ; Fetterman, 2010). La netnographie revient à transposer cette méthode traditionnelle de collecte de données au contexte de communautés virtuelles (Hine 2000; Howard 2002; Kozinets 2002). Les communautés en ligne contiennent un nombre considérable de données utiles aux chercheurs. Ils peuvent ainsi suivre des conversations, consulter des photos ou des documents vidéos/audios, sous une forme explicite, sans nécessairement intervenir (Prior et Miler, 2012 : 507). Cette promenade dans le monde des blogs et des Twitts de médecins a permis d’étoffer la liste de pratiques matérielles observées. Le respect éthique et légal de la collection de données électroniques est cruciale (Vaast & Walsham, 2013). Pour garantir l’éthique de ma recherche, j’ai informé par mail, chaque bloggeur de l’utilisation d’extraits de leurs billets.17 4.1.2.3 Archives Pour compléter la collecte de pratiques matérielles des médecins, une grande partie du travail de recueil repose sur une étude d’archives documentaires. L’avantage de l’archive est qu’elle permet de couvrir de larges horizons temporels (Pezet, 2000). C’est la raison principale qui motive les chercheurs en théories institutionnelles : couvrir un large spectre d’acteurs dans un espace temporel large. Il est difficile de restituer une liste exacte des archives utilisées pour la recherche tant elles sont nombreuses. Dans l’ensemble, elles peuvent être divisées selon leur niveau d’analyse. La presse et les rapports publics (Igas, Even et Debré (2011), Begaud et Castagliola (2013), de HAS, compte rendu des assises du médicament de 2011, etc.) ont permis de capturer la perspective de champ institutionnel dans le temps. La couverture médiatique des scandales sanitaires a favorisé la prise de parole de plusieurs acteurs contestataires, de capturer leurs discours, valeurs et parfois pratiques qu’ils souhaitaient diffuser. 17 Après la transmission du manuscrit aux membres du jury 120 Les livres et ouvrages sociologiques, ou encore les thèses d’étudiants en médecine favorisaient l’acquisition de pratiques au niveau de l’individu. La recherche sur les modes de prescription des médecins a reçu un intérêt particulier dans la littérature académique française et internationale, et en particulier depuis le déploiement de nouvelles technologies de l’information (ex : Addison, Whitcombe, & William Glover, 2013; Bloy, 2011; Bullock, 2014; Freidson, 1985, 1988; Vega, Cabé, & Blandin, 2008). Plus l’analyse de données avançait, plus je voyais émerger deux grands groupes de médecins : les médecins pro-pharmas, les médecins anti-pharmas. Ainsi, je décidais de renforcer ma typologie avec de nouvelles données secondaires. Afin d’accroitre et de saturer l’existence des deux groupes, j’ai écouté 180 auditions menées au sénat dans le cadre de missions sénatoriales après le scandale du Vioxx et du Médiator (2004 et 2010). Chaque audition a fait l’objet de la retranscription d’un greffier de procès-verbaux accessibles en ligne sur le site www.senat.fr. Au cours de ces auditions, plusieurs parties prenantes clés de la profession furent interrogées : présidents d’associations, de syndicats, et de revues, membres de l’Ordre des Médecins, ou encore des praticiens. Ces entretiens riches de par la qualité des répondants et l’ambition commune de faire évoluer la profession, constitue la base de mes données secondaires visant à saturer les groupes de pratiques matérielles. Voir les annexe 3 la liste détaillée des répondants des auditions sénatoriales de 20052006 et 2011. 4.1.2.4 Focus group Pour finir, les résultats d’analyse ont fait l’objet de présentations formelles à des étapes intermédiaires devant des dirigeants de l’industrie pharmaceutique. Ce retour d’expériences m'a permis de valider mes interprétations du terrain. 4.1.3 Le codage des données façon « Théorie Enracinée » La clé de l’analyse des données dans la théorie enracinée repose sur le principe de l’échantillonnage théorique. “Theoretical sampling is the process of data collection for generating theory whereby the analyst jointly collects, codes, and analyzes his data and decides what data to collect next and where to find them, in order to develop his theory as it 121 emerges. This process of data collection is controlled by the emerging theory, whether substantive or formal” (Glaser, 1978, p. 36) La phase de codage des données selon Glaser repose sur trois étapes : le codage ouvert, sélectif et théorique. Le codage ouvert doit tenir compte de toutes les données collectées. Il permet de fracturer son analyse en plusieurs catégories d’analyse afin de faire émerger une catégorie conceptuelle (Glaser 1979). Lors de cette phase, j’ai comparé les concepts entre eux à partir de l’écriture de mémos. Le codage ouvert revenait à lister toutes les pratiques matérielles observées sur le terrain, et à prévoir la prochaine phase de collecte. J’ai indexé tous les objets épistémiques des médecins dans un tableau (cf. Gherardi, 2012) à l’aide de l’outil Nvivo selon quatre principales activités de prescription (Freidson, 1988) : L’apprentissage, la consultation, le soin et la vie professionnelle (voir annexe 4 pour la liste complète des objets épistémiques collectés). Le codage sélectif est l’identification d’une catégorie spécifique faisant raisonner un problème général. L’analyste choisit parmi les catégories observées celle qui sera la variable principale de son étude. Comme le mentionne Glaser (1979) cette phase est frustrante, car on doit mettre de côté toute une partie de sa recherche. Dans mon cas, j’ai choisi de m’intéresser au changement de pratiques. Après le codage sélectif, les mémos sont centrés sur un seul et même problème visant à répondre à plusieurs questions : Quels groupes de médecins ? Existe-t-il des pratiques plus proéminentes au sein de ces groupes ? A des fins pratiques, j’ai utilisé le logiciel Nvivo pour lister les pratiques partagées aux médecins indépendants. Chaque incident a été identifié par des catégories et sous catégories présentées dans le dictionnaire thématique (Tableau 10). 122 Tableau 10 : Dictionnaire thématique émergent du codage sélectif Catégorie Sous-catégorie Détails EVENEMENT DECLENCHEUR SOCIALE LEGITIMATION AUPRÈS DES PAIRS LEGITIMATION AUPRÈS DES PATIENTS SCANDALES INTERNAT STAGES AMIS ASSOCIATION COMMUNAUTÉ DE PRATIQUE MAÎTRE DE STAGE BLOGGEUR TWITTOS REVUE PRESCRIRE ESPACES VIRTUELS ALGORITHMES IDENTITÉ OBJECTIF VALEUR LIEU DES CONFLITS LOGIQUE INDEPENDANTE LOGIQUE DE LABORATOIRE PRATIQUES OPPOSÉES ESPACES SOURCES SOIN VIE PROFESSIONNELLE CRÉATION BLOG GROUPE DE PAIRS SOCIETALE PROFESSIONNEL INFLUENCE COLLECTIF INDIVIDU MATERIEL REFLEXION CONTRADICTION INTRA IDENTITE ACTIONS ELIMINATION SUBSTITUTION MATERIALISATION Source : auteur Le codage théorique. Glaser (1979) propose une lise de 18 familles de codes théoriques. Les codes théoriques permettent d’expliquer en finesse la relation entre les concepts émergents du terrain. Ils sont cruciaux car ils aident le chercheur à construire sa théorie. Parmi les codes théoriques proposés, deux familles s’appliquent spécifiquement à l’objet de ma recherche : la typologie et le processus. Typologie : d’abord, l’analyse enracinée des pratiques de prescription divise la profession médicale en idéaux-types. Chacun des groupes est composé d’acteurs, comprenant des valeurs, des croyances, des systèmes de pensées, des symboles identitaires, des objectifs, des espaces de travail différents. Processus : ensuite, l’échantillonnage théorique de la thèse reflète qu’à un moment de sa carrière, un médecin prend la décision de rejoindre un groupe plutôt qu’un autre. Les 123 résultats révèlent alors que les pratiques matérielles l’influencent dans son processus de décision et attirent son attention. 4.2 Phase intermédiaire de lecture L’échantillonnage théorique aboutit à l’émergence de logiques institutionnelles nommées par la suite, « Logique indépendante » et « Logique de laboratoire ». Pour faciliter la seconde phase d’analyse des données, les données ont été filtrées et rassemblées au sein de deux documents séparant les médecins par logique. La partie analyse des données qui suit reviendra plus en détail sur la méthode des typologies. Le Tableau 11 reprend l’ensemble des sources collectées pour l’analyse des pratiques des médecins. Tableau 11 : Données collectées par groupe de médecin Médecins identifiés de Sources Entretiens Exemple de données et de pratiques logique de labo logique Indép J’ai vu que c’est surtout au niveau de l’HAS qu’ils écrivent des recommandations. Donc si il y a des médecins qui ont des conflits d’intérêts, je trouve que c’est très grave (Dr Da, 18 juillet 2013) 11 13 (+25) Netnographie Dans les commentaires, les médecins remercient les auteurs des billets de blogs pour leur avoir ouvert les yeux sur la visite médicale. (notes de terrain 17 Février 2014) 17 26 Archives Certaines revues, comme Prescrire, vont en parler rapidement et le médecin généraliste sera informé. Si la visite médicale consiste à me faire un rappel sur des produits que j’utilise déjà, j’ai d’autres façons de m’informer (Audition Antoine Beco, 24 mars 2011) 13 18 Presse Dès 1997, elle avait alerté sur les dangers du Mediator. Trente ans après sa création, la revue, sorte de «Canard enchaîné» du monde médical, voit ses abonnements exploser et son site est saturé. Son mot d'ordre, l'indépendance. (Les Echos, 14 janvier 2011) 10 20 51 87 Total Source : auteur 124 L’objectif de répartir les médecins en deux groupes était de visualiser l’histoire commune de chacun des deux groupes. Le volume de données ainsi diminué de plus de moitié, j’évitais « la mort par asphyxie de données » tant redoutée par les chercheurs qualitatifs (Pettigrew, 1988 cité par (Eisenhardt, 1989, p. 540). Dans un tiers document, toutes les archives ont été classées par ordre chronologique. L’objectif était de lister la série d’évènements importants apparus dans la profession. Les évènements ont été décrit sous la forme d’une narration comme le recommandaient Miles et Huberman (1994). Dans cette section, j’ai illustré comment les données de la thèse ont été collectées par overlap. La prochaine section vise à décrire plus en détail l’analyse finale des données. 4.3 Phase 2 : Analyse des données Il existe deux formes d’analyse des données (Myers, 2013, p. 166) : l’analyse top-down signifie que les concepts utilisés pour analyser les données proviennent de la littérature, l’analyse bottom-up comprend des concepts émergents de l’analyse des données collectées. Je suis les conseils de Myers (2013) suggérant qu’il est fructueux de combiner ces méthodes d’analyse. La section 4.3.1 présente l’analyse top-down des idéaux-types de la métathéorie de Thornton et collègues utilisée pour catégoriser les deux logiques émergentes (illustré dans le chapitre 6). La section 4.3.2 présente l’analyse bottom-up herméneutique employée pour comprendre en détail la logique indépendante (intégrée dans les chapitres 7 et 8). 4.3.1 La typologie des logiques institutionnelles La méthode d’analyse standard préconisée par Thornton et ses collègues (2005 ; 2008 ; 2012) est celle des idéaux types ou typologies. Selon les auteurs, les idéaux types sont des outils d’analyse interprétatifs permettant de comprendre les actions des acteurs ainsi que de pouvoir les tester avec des hypothèses. L’objectif est de comparer les logiques d’un système interinstitutionnel selon des dimensions comparables. Le travail du chercheur revient alors à caractériser dans un axe Y les dimensions des logiques institutionnelles et dans un axe X les caractéristiques respectivement observées au sein de chacune des deux (ou plus) logiques. 125 Si dans les travaux antérieurs, les dimensions des logiques en axe Y étaient relativement libres (ex. Rao et al., 2003 organisation du menu, rôles du chef, règle de cuisson…), il est dorénavant pris pour acquis d’appliquer un modèle théorique commun basé sur les travaux de Thornton de 2004 (ex : Smets et al., 2014; Thornton et al., 2005). Chaque ordre institutionnel est composé de catégories élémentaires qui représentent les symboles culturels et les pratiques matérielles de la logique. En théorie ces éléments représentent comment les individus et les organisations lorsqu’ils sont influencés par un ordre institutionnel ont des chances de « comprendre leur propre identité et définition de soi : c’est-à-dire qui ils sont, leurs logiques d’action, comment ils agissent, leur vocabulaire moteur, et la langage important » (Thornton et al., 2012, p. 54). Les catégories sont les suivantes : racine métaphorique, sources de légitimité, sources d’autorité, sources d’identité, base de normes, base de l’attention, base de la stratégie, les mécanismes de contrôle informel, et le système économique. Ainsi, afin de restituer les pratiques matérielles émergentes des entretiens et des observations, j’ai utilisé la méthode des idéaux types. Les pratiques matérielles ont été répertoriées au sein de deux idéaux types selon leur prépondérance dans les données. 4.3.2 L’analyse herméneutique L’analyse herméneutique peut être considérée à la fois comme une philosophie de recherche et comme une approche méthodologique (Bleicher, 1980). Dans le cas de ma thèse, j’ai utilisé l’analyse herméneutique à titre méthodologique. L’analyse herméneutique revient à comprendre un texte et à se demander ce qu’il « veut dire » (Radnitzky, 1970 cité par Myers, 2013, p. 170). C’est une méthode particulièrement utile quand un texte parait confus ou contradictoire. L’effort du chercheur consiste à comprendre ce que les personnes font, disent et pourquoi, et à produire une histoire plausible à la fin de l’analyse. Les textes utilisés durant l’analyse herméneutique sont les documents produits après l’agglomération des données. La problématique définie, je me suis concentrée uniquement sur les textes issus de médecins de la logique indépendante. L’objectif fixé à ce moment de la thèse était d’expliquer pourquoi les jeunes médecins rejoignent la logique indépendante alors qu’elle semble être la moins dominante, la moins confortable au quotidien, et la plus critiquée dans la profession. A priori, il y aurait peu d’avantages à opter pour les pratiques de la logique. Mais visiblement, il y aurait des pressions institutionnelles qui m’ont amené à penser que les raisonnements sont limités par de nombreux biais (cognitifs, culturels, institutionnels). 126 Pour aider le chercheur à comprendre un texte, les méthodes herméneutiques suggèrent de se fier à plusieurs techniques : l’historicité, le cycle herméneutique, le préjudice, l’autonomisation et la distanciation. 4.3.2.1 Historicité Le concept fondamental de l’analyse herméneutique est l’historicité. Par historicité, il faut entendre relation entre individus qui ont un vocabulaire commun basé sur les circonstances historiques particulières (Wachterhauser 1986 cité par Myers, 2013, p184). “This means that what we are cannot be reduced to a noumenal, a historical core such as transcendental ego or, more broadly, a human nature that is the same in all historical circumstances. Rather, who we are is a function of the historical circumstances and community that we find ourselves in, the historical language we speak, the historically evolving habits and practice we appropriate, the temporally conditioned choices we make” (Wachterhauser 1986, p.7) Vu de cette manière, les logiques institutionnelles apparues dans la profession médicale s’expliquent par l’émergence de scandales pharmaceutiques. Les cas du Médiator ou du Vioxx sont souvent cités par les médecins, les conflits d’intérêts avec certains experts, le nom de médicaments dangereux à éviter. Le changement au niveau du champ s’opère par ce que plusieurs médecins ont interprété comme les dangers de leurs prescriptions sur la société. Les événements peuvent être décrits soit à partir d’une narration, soit dans un tableau ou un diagramme (Miles & Huberman, 1994). Les évènements marquants, aussi appelés incidents critiques (Myers, 2013, p. 170) de l’émergence de la logique indépendante dans la profession médicale sont listés dans le Tableau 12. 127 Tableau 12 : Chronologie des incidents critiques de la logique indépendante Date Evènements 1975 Création de la revue Pratiques, revue indépendante et syndicale 1978 Création d’association de médecins pour la formation continue UNAFORMEC et SMG 1981 Création de la revue Prescrire par le collectif UNAFORMEC 1987 Premiers groupes de pairs 1983 Base de données médicamenteuse Banque Claude Bernard (BCB) 1990 Mouvement Evidence Based Medecin se déploît en France. Vers une médecine de laboratoire au profit des médecins hospitalo-universitaires. Création de l’institut Cochrane 1993 Loi « anti-cadeaux » ou « DMOS », amende, emprisonnement et interdiction d’exercer en cas de non rédaction conventionnelle 1996 Formation continue obligatoire 1997 Création de la plateforme Atoute, et premiers sites internet professionnels (MMT Médecins Maîtres-Toiles) 2002 Renforcement de la loi DMOS 2004 Scandale mondial du Vioxx 2006 Création du forum MG clinique rassemblant des médecins indépendants 2007 Premiers blogs Jaddo, Docteur V Supergelule, Grange Blanche 2008 Documentaire « les Médicamenteurs » sur Arte 2009 Scandale Français du Médiator 2009 Premières inscriptions des médecins bloggeurs sur Twitter 2010 Projet de loi « Sunshine Act » à la française (Loi Bertrand) 2012 Scandale des pilules 3ème génération 2014 Mise en ligne de la base de données des liens d’intérêts Source : auteur L’historicité des faits inclus dans les données est cruciale quand l’on souhaite étudier le changement institutionnel. Le changement n’est pas un processus rationnel et direct. Il implique l’interaction d’acteurs dans un contexte complexe (Walsham, 1993, p.53). La contextualisation informe le chercheur des jeux de pouvoirs, des influences, des opportunités dont les acteurs se saisissent pour initier le changement (Pettigrew, 1990). De plus, la recherche m’amenant peu à peu à analyser les usages de technologies, il est crucial d’avoir une vision des différentes périodes traversées par la communauté indépendante. En systèmes d’information, le contexte social dans lequel les acteurs s’inscrivent apporte des explications quant à l’usage précis de certains logiciels. Il explique en complément, le choix des acteurs, les réticences, les contraintes ou l’adoption d’une technologie plutôt qu’une autre. 128 Alors que ma thèse s’inscrit dans une approche basée sur la pratique, j’ai dû, par ailleurs, expliquer le changement de logique à un niveau micro. En reprenant une à une les histoires des médecins interrogés pour la thèse ou observés durant la Netnographie (total de 87 médecins indépendants Tableau 11, p.124), l’analyse herméneutique suggère de lier les circonstances historiques qui ont influencées les choix des médecins indépendants. En d'autres mots, cela revenait à se demander quels sont les événements et pratiques communs qui auraient poussé les médecins à devenir indépendants : pourquoi les jeunes médecins ont préféré les pratiques des médecins indépendants ? A quel moment précisément leur attention s’est tournée vers la logique indépendante ? Quels artefacts ou technologies ont contribué à ce changement ? Qui est à l’origine de ces artefacts ? Pour visualiser l’historicité du changement de logique des médecins, j’ai rédigé un mémo reprenant la biographie de chaque médecin dans mon journal de bord. C’est une sorte de carte d’identité. La Figure 9 ci-dessous illustre la carte d’identité du Dr E. Chaque carte d’identité rassemble des données issues d’entretiens, d’archives ou de la Netnographie. On y trouve l’âge du médecin18, le lieu d’installation, la formation, les groupes collectifs auxquels il appartient, les artefacts utilisés, et le verbatim qui explique le moment où il rejoint sa logique définitive. L’âge est souvent déterminé de manière approximative en vue des éléments collectées dans la narration (fin des études environ 30 ans, nombre d’enfants et âges) 18 129 Ce travail a été réalisé à la fois pour la logique indépendante et pour la logique de laboratoire. Figure 9 : Carte d'identité du Dr E Dr E 36 ans Médecin généraliste, Gers Logique Indépendante Euh… quand est ce que j’ai adhéré au Formindep… peut être vers la fin de mon internat [...]. J’ai un moment donné j’écoutais radio IFM. Et un jour en écoutant une émission, ils parlaient d’un nouveau médicament, anti arythmique dans la fibrillation que ça allait être génial je me suis dit tiens c’est bizarre. Du coup ça me parlait pas du tout. Je me suis dit c’est bizarre pourtant j’ai bien lu mon Prescrire ce mois-ci. Donc ça me paraissait bizarre. Et là j’ai réécouté l’émission et j’ai ressorti mon Prescrire et non mais attend ils se foutent de ta gueule. Parcours Identité Internat terminé en 2008 Thèse soutenue en 2009 Remplaçante du Dr V Médecin entrepreneur de la nouvelle logique Ressources Prescrire BIP 31 BEH Réseaux Formindep MG Form (syndicat) Pas de congrès, visites médicales, formations sponsorisées, Quotidien du Médecin Source : auteur Pour la thèse, j’ai créé à partir des données près d’une cinquantaine de cartes d’identités. D’une étude de cas unique de la profession médicale, je passe à l’analyse comparative de mini-cas exposant le processus de carrières des médecins. 4.3.2.2 Le cycle herméneutique L’idée du cycle herméneutique passe par un roulement constant entre la compréhension du texte dans sa globalité, le retour à chaque partie, puis un retour au texte dans sa globalité. Le chercheur part d’une explication anticipée et se fait une idée générale du texte. Il confirme son intuition de départ en lisant en détail les parties du texte qui vont confirmer ou étoffer son intuition de départ. « Il s’agit d’une circulation circulaire... Le sens général du texte envisagé 130 par l’intuition du chercheur est confirmé explicitement dans les parties du texte, dépendantes d’un tout, et déterminantes pour la compréhension du tout » (Gadamer, 1976a cité par Myers, 2013, p.185). Dans le contexte de l’étude de cas comparative longitudinale, le cycle herméneutique est l’opportunité pour le chercheur de lier le contexte, les actions des acteurs et les interprétations du chercheur. “The longitudinal comparative case method provides the opportunity to examine continuous processes in context and to draw in the significance of various interconnected levels of analysis. Thus, there is scope to reveal the multiple sources and loops of causation and connectivity so crucial in identifying and explaining patterns in the process of change” (Pettigrew, 1990, p. 271) Par exemple, à chaque introduction d’entretien, le médecin devait se présenter. Alors je suis médecin généraliste, je suis installé depuis 21 ans dans le Gers en médecine rurale, j’ai été associé pendant 20 ans, et mon associé est parti à la retraite et je me retrouve seul. Alors je suis… oui ce n’est pas original. Je ne reçois plus de visiteurs médicaux depuis bientôt 20 ans, ça veut dire qu’en fait j’en ai reçu très peu. Je suis lecteur émérite de Prescrire. C’est-à-dire que je lis la revue Prescrire et je la relie, je suis masochiste. Ça fera cette année pour la 21ème fois, depuis que je suis installé c’est mon devoir en quelque sorte de vacances je lis et relis la revue Prescrire. (Entretien avec le Dr Ph) Avant même de lire la suite du texte, je savais que le Dr Ph appartenait à la logique indépendante. Mon intuition se confirme peu après quand il m’explique qu’il est le seul de son entourage à l’être, mais qu’en revanche, il n’est pas le seul sur Internet. Quand vous fréquentez les médecins sur Internet vous avez l’impression que les trois quart qui lisent Prescrire, que plus de la moitié qui sont lecteurs émérites, que dans la vraie vie on est, alors nous dans le département du Gers on est très nombreux on est je pense 7 médecins lecteurs émérite, il y a quelque pharmaciens aussi. Voilà ces lecteurs de Prescrire, moi dans mon environnement immédiat, dans les 8 ou 9 médecins qui travaillent dans le canton autour de moi, je suis le seul à la lire régulièrement. (Suite entretien avec le Dr Ph) 131 Je me promène alors sur les réseaux sociaux et les blogs de médecins pour chercher les autres médecins indépendants mentionnés par le Dr Ph. Je conduis des entretiens avec quelques-uns et de nouvelles explications apparaissent (Encadré 5) Encadré 5 : Illustration du schéma de réflexion herméneutique Entretien avec le Dr C Présentation : « J’ai 55 ans, j’exerce depuis 1986 en tant que généraliste, j’ai toujours travaillé en cabinet libéral, j’ai aussi un peu travaillé en tant que salarié dans le secteur social pendant une dizaine d’années, je me suis intéressée à l’accès aux soins des jeunes au chômage. J’étais en Bretagne. Je me suis installée à [C...]. Un secteur rural, où là je travaille en groupe avec un autre médecin, sinon je fais pas mal de formations destinées aux généralistes auprès d’un organisme qui s’appelle MG Form. Je suis maître de stage à la fac de Toulouse. » Artefacts : Prescrire « en général avec Prescrire et le centre de pharmacovigilance, ça me suffit. J’ai à peu près toute l’information qu’il me faut » Visiteur médicaux interdits « Et puis surtout une lassitude, et puis bon évidemment quand on est comme ça à vouloir être indépendant on s’entoure de gens qui pensent comme vous. Donc j’avais déjà quelques collègues qui avaient abandonné qui m’ont dit réfléchis bien. » Mais : « Ensuite j’ai arrêté avec les visiteurs médicaux, car quand je leur disais ce que je pensais de leurs médicaments il y en avait qui se mettaient à m’insulter. C’était (rire) assez terrifiant quand vous les heurtez de plein fouet ! Il y a un billet sur un blog de bruit des sabots qui raconte très très bien ce qu’il peut se passer quand vous contredisez un visiteur médical [http://lebruitdessabots.blogspot.fr/2013/02/chut-pas-de-marques-visites-medicales.html]. C’est assez hallucinant. » Source : auteur A nouveau, on me mentionne le nom d’un blog. Le cycle herméneutique incite le chercheur à s’interroger sur les significations du contenu. Chaque détail a son importance ; chaque message doit être attaché à une explication contextuelle (Myers, 2013; Walsham, 1993). En somme, si ce médecin mentionne ce blog, c’est pour m’indiquer 1) elle n’est pas la seule à penser cela, 2) d’autres ont justifié ce choix à l’écrit, 3) démontrer son appartenance à une communauté récente et « cool » (lecteur ou bloggeur). Le cycle herméneutique se prolonge jusqu’à ce que le chercheur résolve les contradictions apparentes dans son texte. Au regard de mon positionnement interprétatif, il ne s’agit pas d’extrapoler les interprétations de cinquante individus à toute la profession ou à d’autres organisations, « mais uniquement d’illustrer la plausibilité d’un raisonnement à partir de cas et d’en tirer des conclusions » (Walsham, 1993, p. 14). Un autre concept essentiel à l’analyse herméneutique est le « préjugé ». 132 4.3.2.3 Préjugés L’analyse herméneutique suggère que le « préjudice » du chercheur, autrement dit le pré-jugement, joue un rôle important dans la compréhension du texte. « Notre volonté de comprendre implique toujours des connaissances anticipées et des attentes particulières à propos du texte » (Myers, 2013, p.186). En d’autres termes, le chercheur interprète un texte à partir de ses expériences passées, de ses connaissances, du vocabulaire, des règles de grammaires, des conventions sociales etc. Les connaissances tacites ou explicites du chercheur sont en quelque sorte un « prérequis » pour interpréter un texte. “No knowledge without fore-knowledge” (Diesing, 1991 : 108) En tant que chercheur, il ne faut pas ignorer les connaissances passées acquises au cours de notre carrière professionnelle, ou vie personnelle. Un interprétativiste ne conçoit pas son raisonnement comme un biais dans la recherche, mais le voit plutôt comme une opportunité. Le principal c’est d’être conscient de l’effet de ces connaissances dans l’analyse les données. Dans la thèse, je fais face à plusieurs préjugés. Le premier est l’empathie dégagée envers les répondants. Comme je l’évoquais dans la section entretiens, mes propres engagements étaient influencés par l’environnement dans lequel je posais mes questions. D’un côté, je ressentais le désespoir des employés de l’industrie pharmaceutique à ne pas comprendre pourquoi ils étaient tant stigmatisés, mais de l’autre, je comprenais le combat des médecins indépendants pour le bien de la société et des patients (dont je fais moi-même partie). Le second préjugé est celui de mon expérience professionnelle passée. Avant de commencer la thèse, j’avais comme mission de développer la stratégie de communication digitale d’un cabinet de conseil et de conseiller des entreprises dans le développement de plateformes collaboratives en interne. Mon premier rôle était de déployer l’image et la réputation du cabinet sur les réseaux sociaux (dont Twitter) et de créer le blog du cabinet. Le second, était de piloter plusieurs projets d’implémentation de réseaux sociaux d’entreprises. Pendant deux ans, j’ai cumulé des connaissances autour de la performance des plateformes Web et des techniques d’optimisation de la visibilité sur Internet, et autour du travail communautaire. C’est un sujet par ailleurs qui me passionne et que je continue à enseigner régulièrement aux élèves. 133 Ce qui me conduit au rôle d’enseignante en système d’information. Toutes les connaissances réunies autour de la préparation de cours et de cas pratiques ont améliorées drastiquement mes connaissances théoriques sur le sujet. En sommes, les connaissances acquises en marketing digital me permettaient par exemple d’interpréter le vocabulaire technique : « Régulièrement on a de l’info juste en lisant la timeline. » (Entretien avec le Dr B). Cela me permit en particulier de comprendre les actions des médecins bloggeurs comme le partage de liens, les listes de blogs, et les différentes techniques de diffusion de contenu sur Twitter (raccourcir un lien, Retweeter, créer une liste de discussion avec un # etc.) Pour finir, deux autres groupes de concepts sont à prendre en compte dans l’analyse herméneutique, l’autonomisation et la distanciation et l’appropriation et l’engagement (Myers, 2013). Le premier groupe concerne le recul que le chercheur doit prendre par rapport au texte créé dans le passé. Le dernier groupe suggère l’engagement du chercheur pour un texte. 134 Synthèse du chapitre 5 En se basant sur les critères exposés dans ce chapitre, le design de recherche final est présenté dans la Figure 10 ci-après. Figure 10 : Design de la recherche Stratégie de recherche Etude de cas inductive Tradition Interprétative Unité d'analyse Pratique matérielle Méthode d'analyse Typologie et herméneutique Source : auteur Pour expliquer le changement de logique dans la profession médicale, j’adopte une stratégie de recherche inductive. Les arguments de la thèse suivent un déroulement linéaire, pourtant dans les faits, le travail a commencé sur le terrain. J’ai appliqué la méthode de cas unique en me penchant concrètement sur les pratiques matérielles des médecins inscrits dans le champ médical. Les données sont principalement issues des discours des acteurs et des traces laissées dans différents espaces, au sénat, ou sur des blogs. Pour faire part de leurs interprétations, j’ai utilisé le cycle herméneutique. Les grandes lignes de la méthode suggèrent aux chercheurs de prendre du recul sur un texte et de chercher les explications en interférence avec les interprétations qu’il aurait pu avoir au départ. 135 Chapitre 5 : Contexte empirique Le changement de logique institutionnel dans le champ médical français s’est opéré dans un contexte perturbé par plusieurs chocs externes. Je présente brièvement le contexte au moment de la collecte des données dans une première section, et décris succinctement les groupes collectifs d’acteurs clés. 5.1 Evènements et scandales à répercussion France Inter, 30 septembre 2013, Mathieu Vidard : « On assiste depuis plusieurs années à une avalanche de scandales pharmaceutique, les plus récents se nomment Mediator, Diane 35, ou pilule de 3ème et 4ème génération ; Mais d’autres affaires encore plus graves ce sont déroulées partout dans le monde, impliquant quasiment tous les grands laboratoires mondiaux. La tête au carré [nom de l’émission] est consacrée à la face cachée de l’industrie pharmaceutique pour essayer de comprendre comment des médicaments peuvent provoquer des crimes sanitaires, et comment le système de santé en est arrivait à de telles dérives. » « Scandales », « face cachée », « crimes sanitaires », « dérives »… Le vocabulaire choisi par le journaliste atteste bien de l’état actuel du champ de la santé : des institutions responsables de « crimes sanitaires » pour satisfaire des enjeux économiques ou politiques. En octobre 2010, la presse révèle un scandale médicale grave entrainant la mort de 500 à 2000 personnes (le nombre reste encore inconnu aujourd’hui). Parmi les 5 millions de patients, le Mediator entrainait pour certains des effets secondaires graves comme la multiplication du risque de valvulopathie cardiaque. Ces dernières décennies, de nombreuses affaires ont éclaté dans la presse dénonçant principalement les dysfonctionnements majeurs dans l’industrie pharmaceutique en reprenant des événements tels que le retrait du Vioxx en 2004 aux Etats-Unis ou le Médiator en France en 2009. Ces scandales vont marquer significativement la production mondiale des médicaments accompagnés d’enjeux financiers, économiques, industriels et sanitaires et entrainer une crise de confiance du public. La France, de son côté connait aussi plusieurs scandales pharmaceutiques complémentaires à ceux connus à échelle mondiale. En 2001, une centaine de personnes mourront d’un traitement pour prévenir de maladies cardiovasculaires, les Cerivastatine. En 2009, le médiator, traitement destiné aux diabétiques, est le plus conséquent du centenaire. 2000 personnes sont décédées suite à la prise de ce médicament. Enfin, depuis 2012, d’autres scandales sont parus dans la presse comme celui des pilules 3ème générations, ou sous un 136 autre registre des prothèses mammaires PIP. La chronologie exposée dans la Figure 11 retrace ces différents évènements dans le temps à différentes échelles : en haut de la frise les scandales pharmaceutiques vécus à l’échelle mondiale, en bas de la frise, les événements qui n’ont concerné que la France. Figure 11 : Chronologie des scandales pharmaceutiques en France et dans le monde Echelle Internationale 81 morts 10 000 victimes 30 000 morts 800 victimes Thalidomide Vioxx Heparines 1961 1993 2001 Sang contaminé Cerivastatine 297 victimes 100 morts 2004 2008 2010 Mediator 2 000 morts 2013 Diane 35 PIP 14 morts Echelle nationale Source : auteur Les prochaines sections visent à rappeler l’histoire de trois des plus grands scandales en termes de décès. Cette partie n’a pas vocation de rappeler stricto sensu ce qu’il s’est passé ou de trouver la cause de ces évènements, mais plutôt d’exposer l’émergence de nouvelles institutions, normes et idées liées à la profession médicale et à la pratique de prescription. 5.1.1 Thalidomide, dangerosité des médicaments Introduit sur le marché dans les années 50 par le laboratoire allemand Grünenthal, le médicament était prescrit aux femmes pour lutter contre les nausées en début de grossesse sous le nom de Contergan. Près de 10 000 personnes sont nées avec des malformations (par exemple l'absence de jambes ou de bras). Le médicament représentait pourtant un réel succès commercial pour la firme. Il sera retiré du marché en 1961 à cause d’un taux trop élevé d’effets secondaires. Ce scandale est un bouleversement, car pour la première fois il atteste de la 137 dangerosité des médicaments. La France, a été épargnée par les effets néfastes du médicament, car l’autorisation de vente sur le marché fut accordée au moment même où le médicament est retiré du marché allemand. Aucune victime n’a été déclarée, mais, l’affaire du Stalinon ayant éclaté l’année précédente entrainant des conséquences graves pour 3 200 personnes. A la suite de cette première vague de scandales, les régulateurs mettent l’accent sur de nouvelles précautions. En 1967, l’autorisation de mise sur le marché (AMM) est instaurée. Il faudra baser ses résultats sur des essais cliniques ayant prouvés que les risques du médicament sont inférieurs à ses bienfaits ou que la balance bénéfices/risques est positive. Juste après, en 1972, l’accent sera mis sur les prix et les conditions de remboursement des médicaments. Malgré, une surveillance de production des médicaments renforcée, d’autres scandales émergent depuis. Le Distilbène en 1977, le sang contaminé en 1985, l’hormone de croissance d’extraction, puis le Vioxx en 2004 va secouer les Etats-Unis. 5.1.2 Vioxx : vers une clarification de la régulation des médicaments Le 30 septembre 2004, un médicament vedette du laboratoire Merck est retiré du marché mondial : le Vioxx. Il entraina 28 000 décès pour des raisons de maladie cardiaques et notamment d’infarctus du myocarde. Selon l’agence sanitaire américaine, la FDA, le produit était la cause de 160 000 crises cardiaques et attaques cérébrales aux Etats-Unis depuis 1999. D’après la presse, l’entreprise aurait été informée des risques par de nombreuses notes internes (Le Monde, 5 nov 2004) et n’aurait jamais communiqué les autorités des effets secondaires du médicament. La crise a eu des conséquences considérables pour le laboratoire producteur, mais pas uniquement. Les régulateurs sont directement remis en cause dans cette affaire car ils n’ont jamais interdit la vente du Vioxx et n’ont pas su contrôler efficacement la phase post commercialisation du médicament. C’est un problème de pharmacovigilance. Introduit en 1999, le Vioxx est un médicament disponible uniquement sous ordonnance. Une fois qu’un médicament est sur le marché (pharmacie de ville ou d’hôpital), le laboratoire et les régulateurs sont chargés de surveiller les effets secondaires des médicaments afin de maintenir une balance bénéfices/risque favorable. C’est ce qu’on appelle la phase IV dans le cycle du médicament. Durant la phase qui suit la commercialisation d’un médicament, le laboratoire recherche de nouvelles utilisations, test les formulations, essai de nouveaux dosages sur une population de plus de 10 000 personnes. Les agences régulatrices quant à 138 elles, doivent prendre en charge le suivi du médicament à travers des dispositifs de pharmacovigilance. C’est le rôle principal de l’Agence National de Sécurité du médicament au niveau national, et de l’Agence Européenne du Médicament, l’EMA au niveau européen. Pour résumer, le scandale du Vioxx souligne aux Etats-Unis les faits suivants : les laboratoires sont accusés de rétention d’information, les régulateurs d’inattention, les experts de corruption. Les mêmes controverses seront amorcées dans le débat public français 5 ans plus tard avec le scandale du Mediator (cf. Annexe 1). 5.1.3 Le médiator, émergence de controverses dans la société française Trente-sixième médicament le plus vendu en France en 2004, le Mediator est un médicament produit par les laboratoires Servier ayant entrainé 2 000 décès (TroudeChastenet, 2011). Le médicament est suspendu en 2009 pour cause de risque de valvulopathies. Il aurait était administré à 5 millions de patients au total et apporta au laboratoire un milliard d’euros de chiffres d’affaires depuis sa commercialisation en 1976 (ibid.). A l’origine, le médicament a été présenté comme un antidiabétique. Or, dérivé de l’amphétamine, il s’avère être un puisant anorexigène, poussant les femmes en surcharge pondérale à l’utiliser comme un coupe-faim. L’autre argument favorisant la consommation de ce médicament est qu’il était remboursé au taux le plus élevé par la sécurité sociale. D’après le rapport d’information du Sénat (Hermange, 2011), de nombreux éléments avaient été signalé dès la mise sur le marché du médicament en 1974. Il est évoqué notamment, qu’en 1997, la revue Prescrire souligna l’absence de preuves quant à l’efficacité du médicament et s’interroge sur la stratégie thérapeutique réelle de Servier. D’autres rapports et études se succèdent où l’on signale la « surprescription » du médicament en dehors de ces indications, c'est-à-dire hors AMM (coupe faim au lieu d’un antidiabétique). En bref, lors des auditions menées par la commission interministérielle en 2011, de nombreux éléments resurgissent et font part des maladresses existantes du système. D’autres scandales vont surgir dans la presse. Le cas des pilules 3ème génération, notamment en 2012 accusera les laboratoires pharmaceutiques d’avoir causés la mort de 20 jeunes femmes. Les prothèses mammaires PIP vont faire l’objet de nouvelles attaques médiatiques (cf. Annexe 1). La presse clame le contexte actuel de « crise de confiance ». Plusieurs documentaires médiatiques, vont proposer une analyse des événements : Maladies à vendre, en 2011 sur Arte, Vendeur de Maladies sur France 2 en 2012, Les Infiltrés en 2013 sur France 2, Le Monde 139 en Face : folies sur les ordonnances sur France 5. Autour de la table, les débats opposent généralement un représentant du syndicat de l’industrie pharmaceutique (LEEM) et un médecin appartenant à un collectif indépendant. 5.2 Emergence d’associations et de revues indépendantes anti-pharma En parallèle de ces scandales sanitaires, plusieurs mouvements sociaux apparaissent dans le champ médical français. Trois d’entre eux ont retenu mon intention pour la thèse et sont au cœur du changement de logique. 5.2.1 Syndicat La revue Pratiques, les cahiers de la médecine utopique du syndicat de la médecine générale (SMG) a pour moto la revue de « médecins en colère »19. De nouvelles idées contestatrices et indépendantes y sont introduites et matérialisées. Dans un de ces romans, Martin Winckler évoque ses premiers écrits au sein de la revue. Il écrit « Dans la joyeuse euphorie/anarchie de ces années-là [courant 1975], tout était abordé de front : sexualité, euthanasie, contraception et avortement, solidarité des « soignants de base » avec es « usagers de la santé », lutte des classes, féminisme, dénonciation des contrôles médicaux patronaux, critique de l’Ordre des médecins et des laboratoires pharmaceutiques, etc. » (Winckler, 2000 : 23) Pratiques est une revue qui fonctionne sans publicités ni subventions, et aujourd’hui perdure des souscriptions de ses abonnées. Le mode de rédaction est sous la forme de journaux personnels/témoignages où des médecins relatent les histoires quotidiennes de leurs rencontres avec les patients. 5.2.2 Association de formation continue UNAFORMEC Dans un article du journal Le Monde daté de Juin 1977, Dr Gilles Bardelay, futur directeur de la revue Prescrire, dénonce le comportement des laboratoires pharmaceutiques. Il leur reproche de remplacer l’information des médecins aux profits de la visite médicale : 19 Source : Historique de la revue Pratiques, disponible en ligne http://pratiques.fr/Historique-de-larevue-Pratiques.html [consulté le 7 Juillet 2014] 140 La formation continue ne fait pas aujourd’hui obligatoirement partie du métier de médecin. […] Dans ce domaine, il n’existe aucune information nationale, objective, ministérielle ou autre, susceptible de remplacer l’information truquée des laboratoires. […] On comprend alors, qu’il est bien plus facile pour le commerçantmédecin de croire sur parole le boniment des envoyés des laboratoires, d’obtenir ainsi à bon compte un vernis de connaissances à jour susceptible d’impressionner favorablement la clientèle et de se taire sur le scandale nationale ainsi entretenir. C’est ainsi qu’en 1978 Gilles Bardelay collabore dans un projet appelé Union National des Associations de Formation Médicale Continue (UNAFORMEC) défendant la création de formation postuniversitaire des médecins. Face à l’apparition soudaine de plusieurs médicaments, les médecins doivent rester informer sur les développements thérapeutiques crées par les industriels. L’UNAFORMEC partent du constat que la pédagogie adéquate pour que des adultes s’informent n’est pas la même que pour celles des étudiants universitaires. Pierre Gallois, fondateur de l’union UNAFORMEC explique dans une interview les négligences de l’époque : On ne se rendait pas compte à quel point l’on est manipuler dans notre formation, il poursuit, On était manipulé par d’autres intérêts, des intérêts médicaux, et puis surtout un des objectif industriels. On a été long à se rendre compte qu’on a été manipulé à centrer la formation sur le médicament alors qu’il fallait se concentrer sur le patient. 20 La formation doit être alors basée sur la pratique en favorisant les échanges entre les professionnels par petits groupes « Des professionnels au service des professionnels » (Le Monde, 15 mai 1978) L’association créait en 1981 la Revue Prescrire, unique revue indépendante délivrant de l’information thérapeutique en France. 5.2.3 Formindep Le Formindep, contraction des mots Formation et Indépendance, est une association loi 1901. Son slogan : « pour une formation médicale indépendante au service des seuls professionnels de santé et des patients »21 Le collectif propose aux membres d’être abonné à 20 Interview de Pierre Gallois, juin 2008, disponible en ligne http://www.unaformec.org/images/Pierre_Gallois-desktop/interview_de_P_Gallois.html consulté le 16 octobre 2014 21 Site Internet du Formindep www.formindep.org consulté le 9 juillet 2014 141 une liste de diffusion du collectif afin d’être informé de leurs actions. Il fonctionne, sans surprise, de manière autonome, c’est à dire sans financement de l’industrie. Ce collectif a été initialement crée pour réagir à l’installation le 26 janvier 2004 des nouveaux critères de la FMC. Bernard Ortolan, en charge des conseils nationaux de formation médicale continue et le ministre de l’époque souhaitant réformer la FMC font appel à toutes nouvelles idées et moyens proposés. L’objectif du nouveau décret est de rendre plus rigoureuse la formation des médecins en respectant les critères de rigueur et l’indépendance, sans produits cités, uniquement des noms de molécules, locaux séparés entre formation et promotion. Les propos sont pris tels quels par le collectif du Formindep. Il saisit l’occasion pour répondre aux besoins des régulateurs et confirme son statut d’association de terrain. Le collectif propose à ses membres d’être signataire de leur propre charte. Les signataires de la Charte du Formindep considèrent que les professionnels de santé reçoivent de la société la mission d’exercer leur activité dans l’unique intérêt de la santé des personnes, comprises dans leurs dimensions individuelle et collective. Pour cela, ils doivent viser à travailler en toute indépendance en se préservant des influences susceptibles de nuire à cette mission, en particulier venant d’intérêts industriels, financiers ou commerciaux. (Site Internet) La charte signée (cf. Annexe 5), l’association propose au professionnel de santé de télécharger une affiche qu’il pourra afficher dans son cabinet pour marquer son engagement dans la transparence et l’indépendance. L’association Prescrire propose elle aussi une charte intitulée « Non-Merci » en 2008 (cf. Annexe 5) : « Les signataires s'engagent à œuvrer pour des soins de qualité, et à agir pour se dégager de ces influences. La Charte est signée chaque année par tous les adhérents à l'Association »22 On retrouve dans les engagements une liste de pratique à ouvrer pour fournir des soins de qualité. Cette liste comprend : Le refus de prise d’intérêt Le refus d’avantage en nature, dons et subventions de firmes L’adoption d’une attitude critique vis-à-vis de l’information profession, et soit de l’écarter ou de la confronter à des informations indépendantes 22 Le choix privilégié aux sources indépendantes et formations indépendantes La diffusion aux patients des informations puisées http://www.prescrire.org/fr/12/38/0/0/About.aspx consulté le 9 juillet 2014 142 143 Partie 3 : Résultats Il ressort de la revue de littérature l’idée que les logiques institutionnelles dans le secteur de la santé sont plus proéminentes que dans d’autres organisations (ex: Dunn & Jones, 2010; Goodrick & Reay, 2011; Reay & Hinings, 2005, 2009; Scott et al., 2000). Comme le soulignent les auteurs, il existe différentes formes de logiques : la logique professionnelle, la logique étatique, la logique managériale et la logique incrémentale. Dans cette recherche j’ai choisi de me concentrer sur la présence de deux logiques professionnelles dont les pratiques de prescription diffèrent. Ainsi, j’ai fait le choix de ne pas aborder la relation de la profession médicale avec le gouvernement, ni la structure organisationnelle de la profession, ou encore la compétition des médecins sur un marché. En revanche, afin d’affiner le rôle des pratiques matérielles, je me focalise principalement sur la manière dont les médecins prescrivent un médicament, en tenant compte de la présence des autres acteurs dans le champ. En France, deux logiques de prescription coexistent : médicale : une logique de laboratoire et une logique indépendante. Le premier chapitre de cette partie décrit les éléments symboliques et substantifs des deux logiques tout en mettant en avant les pratiques matérielles de chacune. Afin d’incarner le propos, deux chemins de vie de médecins appartenant chacun à une logique distincte seront analysées. Je m’attacherai aux pratiques matérielles du médecin type de la logique indépendante pour illustrer en particulier le changement de domination de logique dans la profession, c’est-à-dire le passage d’une logique de laboratoire à une logique indépendante. La narration exposée mettra en avant un processus cyclique (Langley, 2007) de trois catégories de pratiques matérielles exprimant les modes de relation entre les logiques: l’élimination, la substitution et la transformation. Les chapitres suivants exposeront le changement de domination de logique. En effet, la logique de laboratoire a longtemps dominé la profession médicale. Or, depuis la succession de plusieurs scandales sanitaires dans les années 2000, la logique indépendante attire de plus en plus ; On observe ainsi un renversement de domination de logique dans la profession où peu à peu la logique dominante devient la logique indépendante. Le chapitre 7 s’attarde sur le moment précis où les acteurs changent de logique. Ainsi, sous le terme de « déclic institutionnel », j’explique les raisons sous-jacentes qui motivent les acteurs à adhérer à une logique plutôt qu’à une autre. Une fois de plus, l’accent est mis sur les pratiques matérielles et l’objectif des chapitres 7 et 8 est d’expliquer pourquoi les acteurs changent de logiques. Cette partie présente les résultats provenant de nombreuses sources de données. Pour indiquer l’origine des données, j’utilise différents labels : « ENT » pour les données provenant 144 d’entretiens ; « ARCH » pour les archives documentaires ; et « OBS » pour les données issues des observations participantes, et « ART » pour les articles académiques de sociologie de médecine. 145 Chapitre 6 : La coexistence de plusieurs logiques de prescription dans la profession médicale La rivalité dans la profession médicale entre médecins spécialistes et médecins généralistes n’est pas nouvelle (Freidson, 1985). Alors que les uns s’impliquent dans des activités de développement et de recherche pour améliorer les traitements médicaux du patient, les autres militent pour l’importance de l’entretien clinique avec le patient dans sa guérison (Dunn & Jones, 2010). Ce débat persistant dans la profession entre la médecine de laboratoire et la médecine clinique a peu à peu laissé place à une nouvelle division. Désormais, les médecins ne se divisent pas uniquement en raison de leurs statuts (Freidson, 1985) ou de leurs formations (Dunn & Jones, 2010), mais aussi selon leurs manières de faire et notamment celle de prescrire un médicament. Au regard de son étymologie « inscrire, enrôler », prescrire quelque chose à quelqu’un c’est commander expressément par des ordres ou des conseils extrêmement précis (Trésor de la Langue Française). Sa mission première est de répondre aux besoins d’un patient en se basant sur la connaissance accumulée par la médecine depuis plus de 5000 ans (Smith, 1996). L’un des éléments centraux du serment Hippocratique et du code de déontologie dans l’activité de prescription est la connaissance. Les normes et règles qui régissent la profession mettent l’accent sur le partage de connaissances, leur activation. Un médecin entretient et perfectionne ses connaissances dans le respect de son obligation de développement professionnel continu. (Article R.4127-11 du code de la santé publique) choisit librement mais en raisonnant (Article R.4127-8 du CSP), s’interdit de faire courir au patient un risque injustifié par l’absorption d’un médicament dangereux (Article R.4127-40). Prescrire est un processus long qui ne s’arrête pas au moment de la consultation et à l’ordonnance de médicaments. En amont, le médecin doit assimiler un ensemble d’informations lui permettant de prendre une décision rationnelle ; il a recours à une phase de recherche, d’acquisition, et de mémorisation de l’information. Des millions d’informations médicales sont disponibles aujourd’hui, et leur nombre doublerait tous les vingt ans (Bullock, 2014). Il est inimaginable que l’on attende d’un médecin qu’il puisse avoir retenu toutes ces informations ou qu’il puisse les utiliser de manière efficace dans le cadre de son quotidien, d’autant plus dans des conditions stressantes. Plusieurs objets de la connaissance vont l’aider 146 à acquérir des informations et connaissances : un livre, une revue médicale, une brochure de laboratoire, un article scientifique, une recommandation de bonnes pratiques, puis de plus en plus, il accède à des technologies comme les sites Internet, les bases de données, etc (cf. Chapitre 3). Au moment de la consultation avec le patient, il opère un choix délibéré reposant sur une recherche d’informations rapides et faciles d’accès lui permettant de savoir quel médicament prescrire sans danger. Souvent, c’est grâce à des habitudes et des réflexes acquis par l’expérience. En complément, il dispose de son logiciel d’aide à la prescription installé sur son ordinateur et d’un dictionnaire de médicaments, des recommandations de bonnes pratiques diffusées par les régulateurs. Finalement, le médecin échange avec ses confrères. Il les retrouve de manière hebdomadaire pour discuter de cas cliniques, ils partagent des avis, des opinions sur la profession et la politique du gouvernement, ils se donnent des conseils mutuellement. Toutes ces pratiques en amont, et en dehors de la consultation contribuent à la pratique centrale de prescription. Le milieu dans lequel le médecin évolue, à l’hôpital ou en cabinet, va drastiquement influencer ses choix de pratiques matérielles. Confinés dans un environnement de recherche scientifique actif, les médecins hospitaliers assistent à de nombreux colloques organisés par les industriels du médicament dont la mission est de vendre des médicaments tout en contribuant à l’amélioration des soins de santé publique. En revanche, isolés dans un cabinet médical, et occupés par l’intensité du nombre de consultations, les médecins généralistes critiquent le comportement des experts et optent pour d’autres artefacts. Ces derniers pensent que les médecins adhérents à la logique de laboratoire sont influencés par les laboratoires pharmaceutiques dans leur prescription et qu’il est plus prudent de se détacher des industriels. Dans ce chapitre, je résume dans la première section comment les deux logiques, de laboratoire et d’indépendance, sont intégrées dans la profession médicale en France (voir le Tableau 13). Je m’appuie sur la méthode d’analyse fournie par Thornton, Ocasio, & Lounsbury (2012) afin de comparer distinctivement les caractéristiques des deux logiques institutionnelles. Je présente ensuite dans la deuxième section les deux histoires types de chaque logique. Les auteurs expliquent que le changement de logique repose sur trois mécanismes : le changement introduit par des entrepreneurs institutionnels exploitant des discontinuités culturelles ; le chevauchement structurel forçant des individus et organisations précédemment différentes à s’associer ; 147 le séquençage d’événements historiques via l’enchaînement de crises ou de scandales de différente nature entraînant un changement incrémental et la nécessité pour des structures de se transformer (Thornton, Jones, & Kury, 2005) ; Ici, nous verrons en particulier la façon dont ces mécanismes s’enchaînent par les pratiques matérielles. Enfin, j’analyserai en particulier les artefacts et pratiques des médecins de la logique indépendante pour comprendre comment le changement de logique s’est opéré dans la profession. Un processus continue et cyclique en découle et illustre comment les médecins indépendants entreprennent des pratiques d’élimination, de substitution et enfin de transformation. 6.1 La multiplicité des logiques professionnelles chez les médecins français depuis 1975 Les modes de prescription divisent les médecins en deux groupes : le premier groupe reconduit une logique de laboratoire où le médecin, en complément de son activité de prescripteur à l’hôpital ou en libéral, réalise différentes activités de recherche en association avec les laboratoires pharmaceutiques ; le second groupe suit une logique indépendante où le médecin se concentre essentiellement sur ses patients et préfère avoir recours à des sources indépendantes du financement des laboratoires pharmaceutiques. Un médecin de logique de laboratoire, appartient généralement au milieu hospitalier ou représente l’ancienne génération des médecins généralistes. Elle ressemble dans la finalité à une logique managériale (Scott et al., 2000). Ses membres exercent pour la majorité dans des centres hospitaliers, au sein de services de cancérologie, de psychiatrie, ou encore de gynécologie. Les laboratoires pharmaceutiques s’intègrent à la majorité des activités professionnelles des médecins hospitaliers ; ils interviennent dans la manière dont ces médecins s’informent et prescrivent, dans leurs habitudes de socialisation et aussi dans leur possibilité d’évolution de carrière. Ces médecins partagent généralement l’idée que les laboratoires pharmaceutiques sont indispensables : « Il faut savoir que ce sont eux … qui trouvent de nouvelles molécules et qui font de la recherche, une avancée, qu’on n’est incapable, à notre niveau de réaliser. Donc voilà. » (ENT) Les caractéristiques décrivant les logiques sont exposées dans le Tableau 13. 148 A l’inverse, un médecin de logique indépendante pense que les laboratoires pharmaceutiques influent sur la prescription de médicaments. Il faut plutôt avoir recours à des modes de prescription neutres, indépendants de tout financement afin de préserver la santé publique et d’éviter de nouveaux scandales pharmaceutiques. Cette logique est similaire sur de nombreux aspects à la logique incrémentale suggéré par Mendel et Scott (2010). En revanche, elle intègre en complément des valeurs de la logique professionnelle. Ces médecins privilégient le « colloque singulier » entre eux et les patients ; ce qui compte le plus c’est « une relation d’aide et d’échange, librement consentie et en théorie neutre et bienveillante » (ARCH). Cette logique est principalement suivie par des médecins généralistes qui exercent en activité libérale. 6.1.1 La logique de laboratoire Les médecins de logique de laboratoire partagent une identité centrée sur le statut et l’expertise. Appartenant à une tradition positiviste compatible au titre de médecin spécialiste ou hospitalier, ils croient en l’efficacité des médicaments et à leurs effets bénéfiques sur les patients (Vega, 2012). La pratique de prescription va au-delà du simple diagnostic avec un patient. Elle revient à entreprendre des projets de recherche, à les publier et à valoriser ses connaissances auprès de différentes communautés scientifiques. Il est inévitable pour ces médecins de recourir à des partenariats avec les firmes pour pallier au manque de financement du système publique et étatique actuel (ligne 8 Tableau 13). La stratégie est alors basée sur l’acquisition de ressources complémentaires pour améliorer le travail des professionnels. Les échanges entre le sénateur F Autain et l’ancien directeur de l’ANSM J-F Bergmann, lors de la commission d’enquête pour le Médiator, illustrent bien cette idée : M. Jean-François Bergmann : - je ne peux compter ni sur l’Afssaps23 ni sur l’APHP24, ni encore sur mon université pour m’envoyer à ce congrès. M. François Autain - Tandis que vous pouvez compter sur l’industrie pharmaceutique et que vous acceptez même son invitation ! M. Jean-François Bergmann - Oui, je n’ai guère d’autre choix… C’est nécessaire à la recherche. 23 Ancien nom de l’ANSM 24 Assistance Publique des Hôpitaux de Paris 149 La légitimité de leurs pratiques repose sur un statut et un accès privilégié à des ressources matérielles ou financières. Plus un médecin sera reconnu dans son domaine, plus il sera sollicité par les laboratoires, et plus il aura de relations avec eux. C’est ainsi que dans l’enceinte de l’hôpital, les médecins sont privilégiés et dominent les autres de par leur statut et leurs fonctions (patients, infirmières, administratifs…) : son bureau individuel, son salaire, l’équipement informatique, des invitations à voyager, des témoignages dans la presse spécialisée etc… A l’instar d’un consultant, la base de sa mission est alors de développer ses compétences oratrices en public afin de se faire connaître et promulguer ses études (Freidson, 1988) : Les symposiums, permettent de s’entraîner à parler en public, et de se faire connaître auprès des pairs. Pour les grandes sociétés savantes c’est une source financière impressionnante c’est-à-dire que tous les congrès sont financés par ces laboratoires (ENT, Dr R) Toutefois, le caractère coercitif des liens d’intérêts entre médecins et laboratoires menace le confort et l’hégémonie de la logique. Conformément à la loi, ils sont dans l’obligation de déclarer en public les liens qui les unissent aux firmes. Ce principe remet en question partiellement leur intégrité, car la multiplicité de leurs relations avec les différentes firmes ne permet pas de justifier une quelconque influence : Le fait d’être financé par un laboratoire pharmaceutique pour se rendre à un congrès n’influence pas la façon dont on pratique la médecine. […] Je dirai que le point de contact direct d’un point de vue information entre les laboratoires et les médecins à l’occasion des congrès est très limité, et, je pense, qu’il n’impacte pas la prescription. (ENT, Dr F) Enfin, le système économique de la logique de laboratoire peut être qualifié de « capitalistique personnel » (Thornton et al., 2012) puisque les activités extraprofessionnelles confèrent à l’amélioration des ressources personnelles. La profession médicale des médecins de la logique de laboratoire s’inscrit dans un système de gouvernance managériales où les acteurs formulent besoin d’outillages précis, et nécessitent le soutien d’acteurs corporatifs comme les laboratoires pharmaceutiques (Scott et al., 2000). Les laboratoires pharmaceutiques utilisent des sources basées sur la tendance EBM dans leurs stratégies de communication, et divulguent par le biais de leurs forces de vente, les visiteurs médicaux, les résultats quantitatifs de leurs études. Les visiteurs médicaux se 150 déplacent de cabinet en cabinet pour couvrir les médecins de brochures d’information, et des fiches descriptives de médicaments. Souvent, leur passage est accompagné d’une attention matérielle : J’ai connu les weekends, les voyages en mer rouge, les ordinateurs, et encore j’ai connu les petits cadeaux. Plus on est petit généraliste, moins on a de gros cadeaux. Je pense qu’il y a certains profs d’université qui ont dû faire de très beaux voyages. (ENT Dr Is) 6.1.2 La logique indépendante La logique indépendante repose sur des valeurs complexes puisqu’elle mélange la logique incrémentale et la logique professionnelle (Scott et al., 2000). Les sources de légitimité incluent des pratiques basées sur l’Evidence (EBM), mais aussi, privilégient le rôle social du médecin dans sa relation avec les patients. D’un côté, c’est en réalisant des études systématiques de la littérature qu’il est possible de déterminer l’efficacité d’un médicament. De l’autre, le médecin est à même de fournir un travail de qualité en maintenant une relation étroite avec le patient, et de pratiquer une « médecine lente » (Vega, Cabé, & Blandin, 2008) Pour eux, très peu de médicaments ont su prouver leur efficacité. Ces médecins sont très critiques à l’égard de prescriptions « inadaptées » ou de « dérives médicamenteuses » (Vega, 2012). Ainsi, ils contestent les démarches abusives des laboratoires pharmaceutiques, le comportement de leurs confrères, et jugent l’intrusion de la relation médecins/laboratoires dangereuse pour la profession : A mon sens, la forme choisie devra en tout cas empêcher les experts de se retrouver dans des situations de conflits d’intérêts. Je vois aujourd’hui trop de spécialistes prétendument indépendants prendre des décisions concernant des médicaments devant être utilisés dans des domaines auxquels ils ont consacré trois ans de leur vie. A l’évidence, ils ne sont alors pas en mesure de prendre des décisions objectives (ARCH) Leur stratégie est alors basée sur l’introduction de pratiques justes, c’est-à-dire prescrire seulement les médicaments qui ont fait leurs preuves et supprimer les médicaments qu’ils jugent inutiles (Vega, 2012). Les ressources indépendantes, comme la revue Prescrire, guident les médecins indépendants dans leurs prescriptions. Avant de poursuivre la description de la logique, je reviens sur l’histoire de la revue et son importance pour les médecins indépendants. 151 La revue Prescrire est une revue médicale mensuelle éditée par l’Association Mieux Prescrire, association de formation à but non lucratif (loi 1901) publiée la première fois en 1981 par l’UNAFORMEC (Union nationale des associations de formation médicale continue). A l’origine, l’idée naît de discussions d’un groupe de pharmaciens et de médecins partant du constat que les professionnels de santé étaient mal informés, sous-entendu, pour son rédacteur en chef Bruno Toussaint, « trop informés par les firmes pharmaceutiques ». Prescrire, à l’origine, a bénéficié de subventions de l’Etat. Puis en 1990, elle choisit d’opter pour un financement complet sur abonnements (270€ par an). La revue est indépendante et n’a aucun lien avec les industriels : « Ni subvention, ni sponsor, ni publicité. Ici, il n’y a rien à acheter, ni à vendre. » Bruno Toussaint, Interviewé par les Echos25 La mission de la revue est inscrite dans l’article 1 des statuts de l’association : Œuvrer, en toute indépendance, pour des soins de qualité, dans l'intérêt premier des patients. À cet effet, l'Association pourra prendre toute initiative et entreprendre toute action à des fins de formation des professionnels de santé, de sensibilisation, d'information, et d'amélioration des pratiques. (ARCH) Dans le contenu, le revue propose des synthèses régulières de données, met en avant les aspects de pharmacovigilances et couvre d’autres thèmes variés comme l’éducation thérapeutique, les pathologies et évolution, la revalorisation des soignantes ou la justice sociale (Site Internet de Prescrire). La revue Prescrire comme objet épistémique (Knorr-Cetina, 2001) fait office de : a) revue d’informations médicales, b) de recommandations de bonnes pratiques (RBP), et c) de symbole identitaire. Toutefois, les créateurs et contributeurs de la revue Prescrire ont des projets ambitieux pour la profession, et peuvent être qualifiés d’entrepreneurs institutionnels (Battilana, Leca, & Boxenbaum, 2009). Les contributeurs de la revue s’exercent par ailleurs à corriger la politique du médicament de l’Etat en contribuant à différents réseaux de discussion. Bruno Toussaint est par ailleurs régulièrement interviewé dans la presse pour apporter des explications sur son diagnostic (Benford et Snow, 2000) après plusieurs scandales, ou donner son avis technique au sujet d’innovations thérapeutique.. 25 « Prescrire la revue médicale qui dérange », 14 janvier 2011, Les Echos page 10, Valérie de Senneville 152 Depuis sa diffusion, le nombre d’abonnés ne cesse de s’accroître. Trois ans après son lancement en 1981, la revue compte 10 000 abonnés. C’est un réel succès. En 1990, 20 000 professionnels de santé adhèrent à la revue, puis ils sont 23 000 en 1994. Après une diminution d’abonnés suite à l’arrêt de promotion postale, la plus grande croissance a eu lieu en 1998 où le nombre passe de 20 000 abonnés à 25 000 en 2000, la deuxième hausse a lieu en 2002, puis le nombre d’abonnés se stabilise de 2004 jusqu’à 2011 (Figure 12). Il atteint un nombre record en 2012 avec plus de 35 000 abonnés. D’après la Figure 12, le nombre d’inscrits à Prescrire a augmenté de 21% entre 2010 et 2013. La première revue indépendante de France a vu son rayonnement s’étendre au lendemain du scandale du Mediator. Première revue à avoir réclamé le retrait du Mediator, elle a su gagner la confiance de nombreux acteurs, dont celle du ministre de la santé de l’époque (Xavier Bertrand)26. Les lecteurs sont principalement des médecins généralistes (48,6%) et des pharmaciens (19%). Les étudiants en médecine représentent quant à eux 15% des abonnés, et seulement 5% des abonnés sont des médecins spécialistes. Cette fraction entre les lecteurs de la revue est reconnue par les médecins, comme l’illustre le verbatim : « Je ne sais pas pourquoi les internes en médecine générale sont plus intéressés par Prescrire que les autres. » (ENT, Dr E) Il convient de rappeler ici qu’environ 200 000 médecins sont inscrits au tableau de l’ordre depuis 2000. Si la moitié des abonnés à Prescrire sont médecins, cela signifie que d’après mes estimations, le nombre de médecins abonnés à la revue Prescrire est d’environ 17 000 soit près de 6% en 2000 de la population médicale totale et 9% en 2013. Mais sur les 90 000 médecins généralistes, plus d’un tiers est abonné à Prescrire. Source : La revue Prescrire en plein boom. L’Express, 03 février 2011 Saget E. http://www.lexpress.fr/actualite/indiscrets/larevue-prescrire-en-plein-boom_958260.html [Consulté le 17/11/2011]. 26 153 Figure 12 : Evolution des abonnements de la revue Prescrire de 1990 à 2013 Source : Site internet de Prescrire En somme, la revue Prescrire comme objet épistémique et projet pédagogique, est devenue le symbole identitaire de la logique indépendante puisque sa crédibilité s’est vue accroître quand elle a figuré parmi les premiers lanceurs d’alertes à avoir mentionné les dangers du Médiator : Souvent les gens qui lisaient Prescrire était hyper investis dans cette indépendance ; mais qui était complètement en marge. Avec cette sortie de l’après Médiator, ça y’est, ils ont été en pleine lumière. Et là c’était eux les héros, par ce que eux, ils avaient toujours été indépendants. Du coup ça devient une espèce de revendication, « et ben oui j’ai zéro conflit d’intérêt et je lis Prescrire ». Et les vrais de vrais te dirons depuis combien de temps. Quand j’étais gosse, mes parents lisaient Prescrire. Je m’en souviens par ce que je me souviens du mot prescrire, le visuel n’a pas trop changé. (ENT, Dr Ch) Les médecins suivant la logique indépendante exercent généralement en profession libérale (Vega, 2012). Le choix de la médecine générale s’est fait par désir. Pour ces médecins, c’est une vocation plutôt qu’une reproduction familiale. Ils choisissent de se consacrer entièrement à leurs patients au détriment du confort de salaire offert dans les hôpitaux. L’idéal type de ce médecin est décrit dans les ouvrages de Martin Winckler, par l’emblématique portrait du Docteur Sachs. Ce dernier va se révéler être un modèle pour la logique indépendante : 154 Je l’ai déjà raconté dans un billet : c’est en lisant La Maladie de Sachs, alors que j’étais en 6ème année et que je me torturais pour savoir quelle spécialité choisir, que je me suis décidé pour la médecine générale. (ARCH, Blog) Finalement, ils considèrent que leur mission est de diminuer les risques de scandales sanitaires dont la profession est en partie responsable. A l’encontre des partisans plutôt corporatistes de la logique de laboratoire, ceux de la logique indépendante revendiquent un esprit communautaire coopératif. D’ailleurs, il est courant de retrouver dans la logique indépendante des médecins syndiqués, revendiquant le rôle de la médecine générale au sein de la profession. Ses premières armes à MG France, Claude Leicher les fournit, en 1986, en participant à la création du centre 15 (le SAMU) de la Drôme. Sous son impulsion, MG France sera pionnier sur plusieurs dossiers stratégiques comme la permanence des soins, avec l'invention des « maisons médicales de garde ». En 1990, bien avant l'affaire du Mediator, il propose une formation médicale continue indépendante de l'industrie - qui rencontrera un succès limité. (ARCH, Le Monde 5 juin 2013). 155 Tableau 13 : Les idéaux types des logiques professionnelles médicales Caractéristiques Système économique Source d’identité Logique de laboratoire Logique Indépendante Capitalisme Personnel : subordination aux firmes pharmaceutiques Capitalisme coopératif, subordination à la patientèle J’ai effectivement des relations avec l’industrie pharmaceutique, notamment avec les laboratoires Servier, en tant qu’experts de l’échographie cardiaque dans le cadre de l’étude Regulate. J’ai obtenu des contrats de recherche subventionnés par les laboratoires Astra Zeneca, Trophos, Brams et Servier. (ARCH) Ton objectif dans ta carrière c’est ? - C’est d’être professeur. Donc les critères sont un nombre de publications importantes, dans les plus renommées de la discipline. […], l’étude menée avec l’industrie va compter. (ENT) Médecin comme expert au statut élevé Donc en trois ans, je me suis dit que pour le bien des patients, il fallait être indépendant des laboratoires pharmaceutiques donc ne pas recevoir la visite médicale. (ENT) Les actions du Formindep sont de trois ordres. Tout d’abord, il s’agit de sensibiliser les professionnels de santé aux risques liés à la collusion d’intérêts entre laboratoires pharmaceutiques et organismes de la formation médicale. (ARCH) Médecin comme citoyen responsable Mais c’est vrai que quand on veut faire quelque chose de plus pointu qui touche moins de médecins, les neurologues par exemple, c’est important pour nous d’avoir quelqu’un qui finance. On est que 4 sur le territoire. (ENT) J’essaie d’être compatissant et scientifiquement solide, de ne pas juger et d’expliquer mes décisions, de respecter l’autonomie de mes patients et même de l’encourager. J’essaie d’être fidèle à la promesse que je me suis faite. (OBS) Je me suis battu pour que cette étude soit réalisée et je suis fier de faire partie de son comité scientifique de suivi. Les résultats de cette étude seront présentés prochainement lors d’un congrès pharmacologique à Kyoto et je ne peux compter ni sur l’Afssaps, ni sur l’AP- les cinq fondateurs du SNJMG ont voulu faire de leur syndicat une structure originale se référant au quadruple axiome suivant : indépendance politique, indépendance syndicale, indépendance financière, transparence. (ARCH) 156 HP, ni encore sur mon université pour m’envoyer à ce congrès. (ARCH) Source de légitimité Ressources matérielles et financières et image de prestige de la profession Source d’autorité Ces congrès sont des lieux où l’on fait part de ses recherches et où les jeunes chercheurs peuvent débuter leur carrière en exposant leurs travaux. Ce sont aussi des lieux de perfectionnement et d’enseignement post-universitaire, où les cardiologues, libéraux ou hospitaliers, bénéficient de mises au point de la part d’experts internationaux. (ARCH) Régulateurs (HAS), Association professionnelle (Ordre des médecins) Le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) se préoccupe depuis longtemps des conflits d’intérêts et lorsqu’est survenue la « loi anti-cadeaux », nous avions déjà mis en place depuis deux ans un service chargé des relations entre médecins et industrie pharmaceutique. (ARCH) Et l’HAS ne veut pas avoir de gens impliqués. C’est écrit. Maintenant après tous les problèmes liés aux scandales, ils veulent que les gens soient les plus neutres possible. Honnêtement, c’est très difficile. Par Preuves basées sur la science A chaque fois, ce qui me paraît le plus crédible c’est Evidence Base Medecine. Est-ce que il y a des études ? Comment elles ont été faites ? Est-ce qu’il y a eu des essais cliniques pour randomisés versus placebo ? Si oui comment ça a été fait ? Est ce qu’il y a des biais ? (ENT) L’autre jour je n’ai eu aucun scrupule à être méchante. Mais mon externe était là. Je lui ai dit « regarde ça, c’est ce qu’il ne faut pas faire quand tu veux parler d’un médicament ». Voilà, elle me présente une molécule pour un inhibiteur de la pompe à proton, sauf qu’au lieu de le tester avec la molécule de référence, il a été testé contre le placebo. Alors là ! Le truc qui n’a aucun sens scientifiquement ! (ENT) Revue Prescrire, membres de la communauté Au contact de mes maîtres de stage, j’ai appris à ne pas prescrire sans réfléchir, en particulier des médicaments dangereux utilisés par beaucoup et depuis retirés du marché. J’ai appris à ne pas recevoir les visiteurs médicaux, et à me former de façon indépendante. J’ai appris à découvrir une médecine proche des gens, loin de tout ce qui m’avait profondément déplu à l’hôpital. (OBS) Si vous voulez, je n’ai pas eu à arrêter les médicaments qui étaient déconseillés à mes patients, puisque la revue Prescrire m’ayant dit dix ans avant d’arrêter par 157 ce que dès que tu es expert, tu es malgré tout impliqué avec l’industrie. (ENT) Mission basée sur Attention basée sur Consulting et développement des compétences et carrière professionnelle En ce moment, par exemple, notre société française de [nom de spécialité], dont les présidents sont investis dans cette étude, m’ont aussi impliqué… car ça nous fait avancer dans notre carrière tout simplement. (ENT) Moi ça me sert à monter et à me faire voir. Quand je fais mes topos, les symposiums dans les congrès, il y a des moments qui sont consacrés aux laboratoires. Les symposiums ça te permet de t’entraîner à parler en public, et de te faire connaître auprès de tes pairs. (ENT) Statut de la profession Euh, voilà, on doit faire venir un grand neurologue australien pour nous parler de la maladie de parkinson etc. C’est pareil, il y a un labo qui va financer une soirée. (ENT) Mais à ma connaissance, les mecs les meilleurs méthodos, les meilleures études, les plus rigoureux en général, ils sont plutôt dans le public. C’est des PMU machin etc. On leur demande leur avis forcément et forcément je pense que c’est normal qu’ils se fassent payer pour ça (ENT) exemple de d’antalgique ou le médiator n’en parlons même, j’en ai jamais prescris je crois (ENT) Diminution des scandales sanitaires Genre quand il y avait eu ces articles comme quoi on prescrivait dix fois trop de benzodiazépines, et que ça augmentait le risque de démence chez les personnes âgées. Punaise qu’est-ce qu’on a pu virer de benzos qui traînaient sur les ordonnances. Moi j’avoue que ça ne m’a pas forcément déplu qu’on souhaite jeter un peu de pavés dans la marre. (ENT) Raisonner en fonction du nom de la substance active permet, pour les médecins et pharmaciens, de prévenir les effets indésirables et les risques d'interactions médicamenteuses et, pour les consommateurs, d’éviter les surdosages (ARCH) Moralité et Ethique de la profession Donc, je ne peux pas scientifiquement, je peux pas me reposer sur une information commerciale pour me faire une idée d’un nouveau produit. (ENT) Moi, j’ai toujours été très gênée vis à vis des gens qui était infects avec les visiteurs médicaux. Soit, on les reçoit, soit, on ne les reçoit pas. Mais un moment, c’est quand même des gens. Surtout quand on prend leur pognon. Entre parenthèses. (ENT) 158 Stratégie basée sur Logique d’investissement Mécanismes de gouvernances Augmentation des ressources de la profession C’est vrai que parfois je me lève pendant une conférence [pour critiquer] et les gens me regardent avec des grands yeux. Y’en a qui m’ont dit et « V. reste un peu gentille avec les laboratoires, ils te donnent à manger » [rire] (ENT) Et puis, la dernière chose quand même c’est qu’ils ont toujours un petit budget pour des congrès. C’est quand même intéressant quand ils nous payent un petit quelque chose pour aller dans les congrès internationaux parce que ça coûte quand même super cher. (ENT) Pallier un manque L’université nous fait obligation de faire de la recherche, qui entre dans notre évaluation en points, mais elle ne nous en donne pas les moyens. Je serais ravi que mon université ou l’AP-HP finance l’essai thérapeutique international auquel je suis associé, mais cela n’a pas été possible et je n’avais pas d’autre choix que de me tourner vers l’industrie pharmaceutique, en l’occurrence Sanofi-Aventis. (ARCH) Entrepreneurial et fonctionnariat public En 2006, mon unique client a été le laboratoire Lilly. Le contrat de conseil a été conclu pour la période du 02 juin 2006 au 15 décembre 2006, pour un montant total de 37.500 euros HT. A la fin de l'année 2006, j'ai décidé de réintégrer l'IGAS. Aussi, dans cette perspective, j'ai anticipé la cessation d'activité de l'Eurl en demandant à mon frère d'assurer la fonction de gérant. (ARCH) Bonne prescription, juste prescription J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de gens qui disent « moi je suis anti-médicament » alors que le but ce n’est pas d’être anti-médicament, ça ne veut rien dire. C’est juste d’utiliser les médicaments à bon escient, et des médicaments qui ont plus d’efficacité que des effets secondaires, et s’ils ont des effets secondaires de peser les indications et de pas les mettre n’importe quand. (ENT) Eduquer la civilisation Les scandales ont permis d ‘éduquer la population, de remettre en question cet espèce d’air sur « on prescrit à mort » et d’éduquer la population, et dire, « regardez ce que ça donne quand on se met à prescrire à tort et à travers pour tout et n’importe quoi, n’importe comment, regardez ce que ça donne ». (ENT) Autonomie et activité libérale Alors je suis médecin généraliste, je suis installé depuis 21 ans dans le Gers en médecine rurale, j’ai été associé pendant 20 ans, et mon associé est parti à la retraite et je me retrouve seul. Alors je suis… oui ce n’est pas original (ENT) 159 Entrepreneurs institutionnels Pour ma part, je suis attachée à 100 % au service public. Je n’ai jamais eu d’activité libérale, et n’en aurai jamais. (ARCH) LEEM Bruno Toussain, Dominique Dupagne, Martin Winckler, Claude Leicher, Philippe Foucras Experts Evènements séquentiels importants Les années 1980’s ères des développements thérapeutiques, de l’EBM 1981 Création de la revue Prescrire, 1986 Syndicat MG France, 2004 création du Formindep 2004 Scandale du Vioxx, 2009 Médiator Source : auteur application de Thornton et al., (2012) 160 La section précédente a permis de dresser un aperçu synthétique des deux logiques de prescription au sein de la profession médicale. La section qui suit illustre à partir de deux narrations comment les deux logiques, de laboratoire et indépendante, représentent des guides de comportements formels et tacites pour les médecins qui les suivent. Je me suis inspirée pour cela du travail de Smets et al. (2014) qui décrit le quotidien d’assureurs de la banque Lloyds à Londres. Rassembler toutes les données collectées à partir de différentes sources au sein d’une même histoire permet « de rendre compte de la réalité - et de le faire de manière persuasive » (Van Maanen, 2011 cité dans Smets et al., 2014 : 23). L’histoire détaillée d’une journée type d’un acteur véhiculant entre deux logiques institutionnelles facilite, à mes yeux, la lecture et permet au(x) chercheur(s) d’intégrer les pratiques dans son contexte. Je décris les débuts de carrière de deux médecins le Dr L (Laboratoire) et le Dr I (Indépendant) ayant opté chacun pour deux logiques distinctes. Il s’agit de deux personnages fictifs inspirés des entretiens effectués dans le cadre de la thèse. Ni le Dr I ou le Dr L n’ont réellement existé. Mon objectif est d’introduire les différentes pratiques matérielles de chaque logique et d’illustrer les choix menés par les acteurs au cours de leur vie. La narration du Dr I se trouvant au cœur de ma problématique est complétée par des données représentatives extraites des entretiens, d’archives et des observations effectuées sur les blogs dans le Tableau 14, le Tableau 15 et le Tableau 16. 6.2 Le Choix de sa logique de prescription en début de carrière professionnelle 6.2.1 Début de carrière du Dr L Le Dr L intègre l’université de médecine en 1997. Au cours de sa 6ème année, elle est classée parmi les premiers du concours d’internat, ce qui lui laisse l’opportunité de choisir sa spécialité et la ville d’exercice. Pour le Dr L, il n’y a pas de doutes, sa carrière se fera à l’hôpital dans un service de cardiologie. Au cours de son internat, elle intègre un service hospitalier dirigé par des professeurs très réputés. Elle participe aux différentes activités de l’équipe : topos fréquents des laboratoires invités; visites d’intervenants médicaux présentant des innovations thérapeutiques ; buffets et dîners offerts par les entreprises pharmaceutiques ; ou travail de pairs avec les laboratoires pour approvisionner leurs patients : « C’est utile d’avoir un lien avec les labos pour qu’ils nous aident à savoir où on peut trouver les médicaments, où on peut commander des injecteurs et tout ça. » (ENT). Elle découvre peu à peu que les industriels font partie intégrante de son quotidien, et finalement, ça ne lui déplait pas puisqu’ils améliorent drastiquement ses conditions de travail. 161 Son titre de docteur affirmé, le Dr L choisit une carrière de médecin hospitalier. La vie à l’hôpital lui plait, et sa carrière s’annonce prometteuse. Pour maintenir ses connaissances à jour, elle s’informe par le biais de « publications dans les revues scientifiques », « des présentations dans des congrès », « en moyenne deux fois par an », « les sites spécialisés », et surtout « les labos qui passent ». Le Dr L consacre 3 jours par semaine aux consultations dans deux hôpitaux. Lorsqu’elle prescrit un médicament, c’est généralement le nom de marque des médicaments appris durant son internat qui lui vient en tête : Je vais retenir un ou deux noms par classe, un ou deux dosages et à force, ça va bien rentrer… allez je répète 3 fois: Glucophage, Daonil, Actos, Cozaar, Crestor…ah oui Crestor c’est facile à retenir, on a eu un ptit dej pour le premier jour de stage sponsorisé par le labo ! (ARCH, Blog) Elle distribue aux patients des brochures pédagogiques offertes par les laboratoires, et participe à des événements pédagogiques organisés par les firmes pharmaceutiques. Le reste du temps est consacré à la recherche. Un jour, un de ses confrères lui propose d’entreprendre l’écriture d’une Recommandation de Bonnes Pratiques (RBP). Initialement appelées RMO (Références Médicales Opposables), les recommandations sont mises en place dans le cadre de la convention médicale de 1993, et « définissent un ensemble d’interdits en matière de pratique médicale dont le non-respect était censé impliquer des sanctions financières » (Castel & Robelet, 2009, p. 100). En d’autres mots, les RBP sont l’expression d’une rationalisation des pratiques médicales par les normes (Castel & Robelet, 2009, p. 101). Il s’agit de preuves basées sur les chiffres, transformées dès leurs publications en règles coercitives, permettant de servir la communauté d’outils d’aide à la prise de décision. Elles sont rédigées par un consensus d’experts visant à rationaliser les choix de traitement pour un patient. Malgré la perception négative de ces recommandations par la profession, les RMO se sont largement diffusées à travers l’existence de l’HAS et des sociétés savantes (ibid. p104). La production des recommandations est interne à la profession. Ce sont les médecins euxmêmes qui les élaborent, les appliquent et les contrôlent. Le professeur hospitalier explique au Dr L que le plus prestigieux est d’avoir le « tampon de l’HAS », afin que la recommandation soit la plus diffusée possible. La soumettre à la société savante n’attirerait qu’une minorité de la profession, puisque 45,9% des médecins sont des généralistes dont l’habitude est de s’appuyer sur les recommandations de l’HAS. Mais, son collègue fait face à un dilemme : il a à ce jour trop de liens avec les industriels, et les 162 régulateurs de l’HAS « maintenant ils veulent que les gens soient les plus neutres possibles » (ENT). Le Dr L, en revanche, n’avait aucun lien avec l’industrie : « j’étais très jeune et sans implication. » C’est ainsi qu’elle devient le premier auteur d’une étude scientifique aux ambitions prometteuses. L’HAS n’a pas accepté de publier la recommandation car « trop de personnes étaient impliquées dans le gouvernement et dans l’industrie ». Le régulateur spécifie l’origine avec la mention ci-contre : Deux experts ont été exclus des débats relatifs aux traitements médicamenteux compte tenu de l’existence d’un lien ponctuel avec au moins un laboratoire de l’industrie pharmaceutique commercialisant un médicament en relation avec le thème (ARCH)27 En revanche, alors que l’HAS refusa de publier la recommandation des médecins sur son site Internet, « la société savante, » elle, affichera le travail du Dr L et de ses collègues dans ses sources de travail. Une fois publiée, elle est surprise par les nombreuses sollicitations et opportunités qui s’ouvrent à elle : Mon nom est paru là, là. Je suis repérée comme quelqu’un d’important travaillant sur un domaine qui les intéresse. […] Ils s’y sont tous mis. Tous les laboratoires qui travaillaient dans ces problématiques se sont mis à me contacter (ENT) Alors, prise au jeu, le Dr L répond aux laboratoires et les rencontre individuellement. Les représentants vont la « mettre en avant », lui présenter des confrères de sa spécialité, l’inviter à des déjeuners de prestige et aussi, lui confier des missions de « consulting » et « d’expertises » telles que réaliser des topos pour d’autres médecins, former les forces commerciales, ou apporter son avis sur différents projets de recherche. Aujourd’hui, le Dr L prépare son HDR afin de « gravir les échelons » et devenir PU-PH28. Pour cela elle quitte l’hôpital temporairement, « C’est comme une année de césure », dit-elle, pour se consacrer entièrement à ses travaux de publications. Sa rémunération provient uniquement d’activités de conseils destinées aux laboratoires. Elle a choisi d’opter pour le Exemple de recommandation de l’HAS, disponible sur http://www.hassante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2014-01/2e_epreuve_reco2clics_tabac_200114.pdf consulté le 17 juillet 2014 27 28 Professeur d’université-praticien hospitalier 163 statut d’auto-entrepreneur29. Les liens d’intérêts qui unissent le Dr L aux laboratoires sont publiés sur une base de données publiques crée par le gouvernement. La publication publique des liens d’intérêts est l’application du projet de la Loi Bertrand 201330. Les données sont accessibles à tous sur les sites Internet de chaque laboratoire et sur un site Internet. Ainsi, si l’on saisit le nom d’un professionnel de santé - médecin, pharmacien, hospitalier, infirmiercomme dans l’exemple ci-contre, les résultats affichent le montant des avantages reçus par les laboratoires, la nature (repas, hébergement, frais de déplacement) et la date. La base de données publique pilotée par le Ministère des Affaires Sociales et de la Santé permet à chaque internaute « d’apprécier en toute objectivité la nature des relations qui lient les industries de santé à d’autres parties prenantes » (discours de Marisol Tourraine le 26 juin 2014)31. Le ministre en charge de la santé précise qu’elle ne veut pas qu’à travers la publication de ces données une stigmatisation s’opère à l’encontre des médecins qui ont des liens d’intérêts avec les industriels. Elle insiste sur la nécessité de ces partenariats pour la santé qui restent bien des liens d’intérêts et non des conflits d’intérêts. 29 Ce dispositif a été créé dans le cadre de la loi de modernisation de l'économie (LME), promulguée le 4 août 2008. La majorité des créations d'entreprises depuis 2009 se font en utilisant ce régime. 30 Conformément à la loi n°2011-2012 du 29 décembre 2011 modifiant le Code de la Santé Publique, et en particulier l’article L.1453-1, les entreprises commercialisant des produits de santé ont désormais l’obligation légale de rendre publics leurs liens d’intérêt avec tous les acteurs du monde de la santé. Publié le 22 mai, le décret est rétroactif au 1er janvier 2013. Il porte sur toutes les conventions, avantages en nature ou espèces d’un montant minimum de 10 € TTC. Cette loi veut concilier sécurité des patients et accès au progrès thérapeutique. (Source : http://www.expanscience.com/fr/transparence-des-liens-interets) 31 http://www.sante.gouv.fr/mise-en-ligne-du-site-transparence-sante-conference-de-presse-demarisol-touraine-jeudi-26-juin-2014.html consulté le 11 juillet 2014 164 Figure 13 : exemple de la base de données publique transparence santé Source : https://www.transparence.sante.gouv.fr/. [consultée le 11 juillet 2014] 165 6.2.1.1 Bilan des pratiques matérielles du Dr L Consultation Sources d’information Articles académiques Noms de marque Conférences Brochure commerciale Topos Pharma RBP (recommandations de bonnes pratiques) Radio IFM Valorisation de la Recherche Formation Budget de recherche Ecrire des recommandations Communication en conférence Maintenant, voyons comment le Dr I prescrit un médicament. Dans la section suivante, je décris la carrière type d’un médecin de la logique indépendante. 6.2.2 Début de carrière du Dr I Le Dr I entre à l’université une dizaine d’années plus tard que le Dr L, en 2005. Le concours de l’internat a changé de nom, c’est désormais l’ENC (Examen National Classant). Le nombre de diplômés n’a cessé de baisser, à cause du numerus clausus, nombre maximum de médecins reçus à la fin du cursus. Comme dans l’ancien temps, les premiers classés sont les premiers servis. Depuis 2004, la médecine générale est reconnue comme étant une spécialité et rejoint la liste des spécialités du 3ème cycle, l’internat. Les notes scolaires du Dr I ne sont pas très bonnes, ses professeurs lui rappellent que « Si vous continuez comme ça, vous allez finir généraliste ! » (OBS) Depuis 2009, les étudiants de médecine suivent des cours de lecture critique d’articles de recherche médicale qui aboutissent à une évaluation s’échelonnant sur les deux années 166 de concours. En parcourant les grands chapitres d’un cours de Lecture Critique32, les médecins apprennent plusieurs choses: identifier l’objet et la question étudiée, critiquer la méthodologie, critiquer la présentation des résultats, critiquer l’analyse des résultats et la discussion, évaluer les applications cliniques, critiquer la forme de l’article. A l’examen, le Dr I n’est pas suffisamment bien classé pour faire autre chose que médecine générale (OBS). L’internat de médecine générale comprend des enseignements théoriques, et 6 semestres de formation pratique. Pendant les enseignements théoriques, le Dr I reçoit divers conseils de ses professeurs au sujet de l’influence des firmes pharmaceutiques sur ses prescriptions « C’est un peu “attention aux laboratoires, c’est de la pub !ˮ » (ENT). On lui transmet des suggestions de lectures pour se préparer au métier telles que le BIP 31 (une newsletter pharmacologique) ou la revue Prescrire. Il s’y abonne dans le but de préparer ses examens, mais il constate que la revue n’est pas simple à lire et reste encore trop « aride ». En parallèle, l’interne doit obligatoirement effectuer deux semestres de stage en milieu hospitalier, deux semestres de stage en milieu agréé (un en pédiatrie et/ou gynécologie, et un libre) et un semestre obligatoire auprès d’un médecin généraliste, « chez le Prat’ ».33 L’étudiant en médecine générale, contrairement à ceux qui ont choisi une spécialité hospitalière, va fréquenter deux milieux comprenant les deux différentes logiques de prescription ; à l’hôpital et dans un ou plusieurs cabinet(s) libéral(aux). Il est intéressant de détailler plus précisément les pratiques matérielles des jeunes stagiaires durant leurs formations continues afin d’identifier le moment où l’attention change. A partir des différents 32Description du Module Lecture Critique Université de Montpellier 1. Accessible en ligne http://www.med.univ-montp1.fr/enseignement/cycle_2/Autres-ModOblig/MB6/Mtp/lecture_critique/MB6_LCA_Presentation_logique_de_recherche_Mtp.pdf consulté en Janvier 2015. Décret n° 2004-67 du 16 janvier 2004 modifié relatif à l’organisation du Troisième Cycle des Etudes Médicales – Arrêté du 22 septembre 2004 modifié fixant la liste et la réglementation des diplômes d’études spécialisées en médecine - Bulletin Officiel de l’Education Nationale n° 39 du 28 octobre 2004. Arrêté du 4 février 2011 relatif à l'agrément, à l'organisation, au déroulement et à la validation des stages des étudiants en 3ème cycle des études médicales. 33 167 parcours du médecin généraliste séparés dans la narration en trois stages, je cherche à identifier le moment où s’opère le déclic. 6.2.2.1 Premier stage : découverte de la logique de laboratoire à l’hôpital Le Dr I commence un stage dans le service gynécologie d’un centre hospitalier universitaire. Les journées s’enchaînent, le tempo des consultations est rapide, il faut aller vite, et prescrire des médicaments qu’il connaît maintenant par cœur. Son chef de clinique est un médecin de la logique de laboratoire. Il n’est pas très présent : « je crois qu’il m’a adressé la parole une fois dans le stage ». Mais, en revanche il tient à ce que tous les internes participent aux évènements du service : formations, présentations, déjeuners (« les médecins adorent manger », ou conférences. Il reçoit en échange des stylos, des règles, des sushis, des revues gratuites. Puis, il se demande qui sont ces personnes habillées différemment, qui sourient et organisent les réceptions ? Le Dr I ne comprend pas immédiatement : Avec un grand sourire, le Chef nous annonce fièrement que nous devons, à partir de maintenant, quand il nous faut prescrire un anti-inflammatoire, toujours inscrire sur nos ordonnances le Betapourrane Fort. C’est important. Car la gentille représentante du laboratoire, à côté de lui, a promis des cadeaux et de l’argent pour le service, comprenez : pour la gueule du chef de service. (ARCH, Blog)34 Sa deuxième année d’internat, le Dr I choisit de la faire en cabinet libéral. C’est à ce moment qu’il découvre une nouvelle logique de prescription : la logique indépendante. 6.2.2.2 Deuxième stage : découverte de la logique indépendante chez le praticien Il ne le sait pas encore, mais son nouveau maître de stage est un médecin emblématique de la logique indépendante. C’est l’un des premiers du mouvement (cf. entrepreneur institutionnel). Durant son stage, le Dr I va observer et mettre en pratique les conseils de son tuteur. L’environnement est nouveau pour lui, et son attention se tourne peu à peu vers une nouvelle façon de penser. Son maître de stage lui déconseille dans un premier temps de recevoir des visiteurs médicaux : « c’est une perte de temps » et surtout « la salle d’attente est pleine à craquer ». 34 Vous connaissez le Betapourrane fort ?, Docteur Stéphane publié le 5 septembre 2011, accès en ligne le 4 aout 2014 http://drstephane.fr/2011/09/05/ve-aime/ 168 Son maître de stage se définit comme un « militant », un « fou furieux » voir même « un emmerdeur », étant capable de faire disparaître de la profession des artefacts jugés nuisibles pour ses pairs à partir des lois existantes (cf. Tableau 14). En effet, Le Dr I apprend que son maître de stage fait partie d’une association appelée le Formindep. Cette association créée en 2004 rassemble tous les précurseurs de la logique indépendante. Leur dernier combat a porté ses fruits. En 2009, ses membres actifs parviennent à faire retirer une recommandation de bonnes pratiques (RBP) du site de l’HAS par le biais d’un conseil d’état sous prétexte qu’elle a été rédigée par des experts ayant trop de liens d’intérêts avec l’industrie (Le Monde 20 avril 2013). En parallèle, il lui suggère d’éliminer de son quotidien un tas d’objets qu’il avait l’habitude d’utiliser à l’hôpital : les revues spécialisées, le Vidal, les supports pédagogiques des laboratoires, les recommandations de bonnes pratiques rédigées par les experts, et de ne plus participer aux congrès scientifiques, et aux dîners de laboratoires. En outre, il lui recommande aussi d’arrêter de prescrire des sirops pour les bronchites et des médicaments contre la phlébotomie. Deux médecins indépendants interrogés dans le cadre de la thèse ont fait part des mêmes pratiques matérielles : ne pas prescrire de médicaments pour traiter les toniques veineux. Entretien avec le Dr E Par exemple les médicaments pour les toniques veineux, pour la circulation des jambes. Vous savez, le seul truc qui marche c’est faire du sport, marcher et porter des bas de contention. C’est pas sexy mais ça marche. Prendre des médicaments ça ne sert à rien. Entretien avec le Dr Is Une phlébotomie, quand vous avez un peu, juste un peu, de notion de médecine, vous savez que rien, aucun produit médicamenteux, ne peut marcher sur les veines. Pour les veines, il faut marcher et mettre des bas de contention. C’est ce qu’ils appellent la déprescription : l’objectif est de diminuer la liste de médicaments des patients sur leurs ordonnances en préservant uniquement une liste de molécules jugées indispensables. Dans le Tableau 14, je répertorie toutes les pratiques matérielles d’élimination des médecins indépendants. 169 Tableau 14 : Pratiques matérielles d'élimination Pratiques matérielles Agrégation des pratiques Illustrations de verbatim Oter les petits objets sponsorisés ; Arrêter d’écouter une radio streaming ; Ne pas afficher de posters de médicaments ; Oter les artefacts promotionnels Et en fait c’est là que je me suis rendue compte que l’émission de radio que j’écoutais était essentiellement financée par le labo Sanofi bien sûr. […] Et du coup, j’ai arrêté d’écouter ça. Je me suis rendue compte que j’étais aussi sous influence (ENT Dr E) Refuser les visiteurs médicaux ; rejeter les formations continues sponsorisées ; Refuser de rencontrer un acteur de l’industrie C’était un peu dur, parfois, de refuser LA lampe à regarder les pupilles que je piquais à tous mes co-internes en me jurant de trouver le temps pour aller m’en acheter une, bien à moi. Les deux seules entorses que je me suis accordées ont été quelques petits pains abandonnés qui restaient dans la salle de détente vide, quand personne ne regardait, et une poignée de stylos quand j’étais en rade. Mais, et j’y tiens, toujours chourée dans la poche d’un collègue, et jamais à la source (OBS) Donc vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique, je ne reçois plus de visiteurs médicaux depuis bientôt 20 ans, ça veut dire qu’en fait, j’en ai reçu très peu. (ENT Dr P) Du coup, donc, j’ai appris à dire, moi aussi, avec toutes mes dents : « Ah, merci beaucoup, mais je suis désolée, je ne reçois pas les visiteurs médicaux. » (OBS) Je fais des FMC [formations médicales continues] valables et n’ai aucun conflit d’intérêts (OBS) Mettre une pancarte sur sa porte Repousser Disons que j’avais mis un panneau sur la porte, j’étais le premier dans le département à le faire. Il disait qu’on ne recevait plus les visiteurs médicaux. J’ai eu quelques messages d’insultes sur mon panneau disant que je voulais les mettre tous au chômage et que je voulais les empêcher de travailler, etc. (ENT) Refuser une invitation à un congrès ; refuser un cadeau de laboratoire ; refuser une aide financière pour une activité Refuser des subventions financières « Pratiques » est une revue qui fonctionne sans publicités ni subventions, et aujourd’hui perdure grâce aux souscriptions de ses abonnés. Une autre revue s’appuiera sur un mode de financement indépendant en 1981. Il s’agit de la revue Prescrire initiée par le collectif UNAFORMEC (OBS) Désormais, le docteur Guy-Coichard se bat pour que des formations aient lieu à l'hôpital en se passant de l'industrie. (ARCH) 170 Nier les recommandations d’experts de l’HAS et des sociétés savantes Se méfier des artefacts créés par la logique de laboratoire Supprimer des médicaments jugés inutiles ou inefficaces ; ne pas renouveler de l’ordonnance ; limiter son ordonnance à un nombre restreint de médicament Déprescrire Utiliser le droit pour faire disparaitre des RBP Audition sénatoriale du Docteur Dupagne : J’ai en effet considéré que la Haute Autorité de la santé (HAS) faisait preuve d’une surprenante amnésie, en déclarant qu’elle avait pour seule responsabilité d’apporter des informations ou des avis. Elle n’a pas souhaité corriger sa position. (ARCH) Et il faut sans cesse, sans cesse se poser la question. Ou que, bah on ne renouvelle pas une ordonnance c’est pas on appuie sur imprimer comme on a imprimé la fois d’avant. Non. Le but du renouvellement, c’est de reprendre tout. Souvent pour les patients qui ont des traitements chroniques assez lourds, on se demande à chaque fois : tel truc, pourquoi il y est ? Depuis quand il le prend ? Est ce que c’est surveillé ? Et ensuite, il faut regarder les interactions. J’ai plutôt eu de la chance, j’ai été éduqué comme ça. Il faut enlever tout ce qui peut l’être. (ENT) J’ai été éduqué très tôt à cette idée que moins on prescrit, mieux c’est. (ENT) Eliminer par la loi En 2009, première victoire, autre requête devant le Conseil d'Etat. Cette fois, c'est l'autorité sanitaire suprême qui est visée. Certaines recommandations de la Haute Autorité de la santé (HAS) auraient été rédigées par des experts ayant des liens d'intérêts avec les laboratoires dont ils ont évalué les produits. Seconde victoire : la recommandation sur le traitement du diabète est abrogée pour défaut de transparence. Source : auteur 171 Dans un second temps, il lui explique que ses sources d’information habituelles sont à substituer à des sources plus rigoureuses, basées sur l’Evidence Based Medecine (EBM). Son maître de stage le réabonne à la revue Prescrire. En imitant les ordonnances de son maître de stage, le Dr I observe qu’il ne faut pas prescrire des marques de médicaments, mais inscrire uniquement la Dénomination Commune Internationale (DCI), le nom de la molécule, et avoir toujours un avis critique sur ce que l’on prescrit. Après plusieurs semestres chez le Prat’, le Dr I doit terminer sa formation par un dernier stage à l’hôpital. Il l’effectue au service des urgences de l’hôpital local. 6.2.2.3 Dernier stage : prise en compte de l’existence de plusieurs logiques Il retrouve à l’hôpital d’autres internes, et en discutant avec eux, il réalise à quel point son maître de stage était atypique. Toutefois, les débats entretenus avec ses confrères donnent raison, selon lui, à son formateur précédent : il croit dorénavant que les visiteurs médicaux n’appuient pas leurs discours sur un raisonnement rigoureux. Il choisit de ne plus les écouter et d’arrêter d’aller aux « pseudos formations » de l’hôpital : « J’étais devenu : “ L’interne qui ne reçoit pas les labos ˮ » (OBS) Les plus anciens se rappellent des anciens temps où la logique de laboratoire était la plus proéminente de la profession. Au cours des entretiens, le sentiment de solitude revient à de nombreuses reprises : Vous savez, quand j’étais seul dans mon cabinet le seul du département à ne pas recevoir les visiteurs médicaux, que je refusais d’aller aux repas des laboratoires, quand j’y allais, à chaque fois je contredisais le visiteur, l’expert qui venait dans la voiture du visiteur. […] Donc voilà, vous vous retrouvez dans des situations impossibles. On vous invite à prendre l’apéro et à bouffer, et vous vous dites que vous crachez dans la soupe. Donc un moment vous n’y allez plus. Vous êtes isolé Vous passez pour un ayatollah [...] Heureusement, il y a eu Internet . (ENT, Dr P) Pour combler ce manque social, les médecins de la logique indépendante se saisissent de technologies. Comme beaucoup d’autres dans ces années-là en France, le Dr I décide de s’inscrire sur le réseau social Twitter, et de lire les blogs de certains confrères afin de maintenir un niveau de socialisation convenable. De là, il découvre d’autres blogs, comme Jaddo, Fluorette, Borée, Dupagne : 172 On se sent seul quand on fait nos premiers remplacements [internat]. Enfin pour avoir un recul sur sa pratique et réfléchir dessus, il faut l’exprimer et pour ça il faut que quelqu’un nous écoute, ou qu’on croit que quelqu’un nous écoute. Donc Twitter ça sert à ça. Après Twitter c’est aussi rencontrer les gens, c’est aussi poser des questions et avoir des réponses rapides. C’est plein de trucs. (ENT, Dr B) Pour le Dr I, Les réseaux sociaux vont lui permettre d’améliorer sa pratique de prescription indépendante tout en se trouvant au milieu de médecins de laboratoires. De nombreux médecins échangent des conseils, des idées, et répondent activement aux doutes formulés par les médecins de toute la France via des listes de discussions (Twitter, forums Yahoo, commentaires de blogs). Sur ces réseaux, le Dr I découvre d’autres témoignages de jeunes médecins déboussolés eux aussi par la découverte de ces deux mondes. On y lit différentes anecdotes comme le choc culturel, les échanges avec des patients, mais aussi, comme les décrivent les passages ci-dessous, des conseils de justifications à adopter pour se sortir de certains débats. Ce sont de vrais journaux intimes : Encadré 6 : Extrait du blog Le Bruit des Sabots J'explique alors à la visiteuse médicale qui s'apprêtait à ouvrir sa page de réclamations que je ne reçois pas de visiteurs médicaux, que je refuse... Elle me coupe la parole. Pourtant on se connaît, on s'est déjà vu à une réunion et que (tentative de manipulation numéro 1)... C'est à mon tour de l'interrompre. Je luis dis que c'est impossible, que je n'assiste à aucun rendez-vous sponsorisé et que... Elle me coupe encore la parole, Vous savez j'ai trois enfants, je fais ce métier depuis 20 ans, si vous ne recevez plus de visiteurs, comment je vais faire ? (tentative de manipulation numéro 2). Je reprends mon discours en lui expliquant que ce n'est rien de personnel mais que mes principes... Vous vous en fichez qu'on soit au chômage ? La moutarde commence à me monter au nez. Le patient attend toujours. Et puis, sans laboratoire, pas de médicaments. (tentative de manipulation numéro 3). Trois tentatives en moins de trente secondes. Je bous. Source : Le Bruit des sabots, « Jour de visite », 30 avril 2014 Le Tableau 15 reprend toutes les pratiques de substitution codées à partir de nos données. 173 Tableau 15 : Pratiques matérielles de substitution Pratiques matérielles Agrégation des pratiques Créer une revue EBM indépendante ; S’abonner à la revue Prescrire ; Création de diplôme lecteur émérite ; signer des chartes ; créer son propre carnet de suivi Création de nouveaux artefacts Créer/lire un blog ; créer un compte Twitter ; Poster des questions sur les réseaux sociaux ; Lire des informations postées sur Twitter ; Appropriation d’artefacts externes Illustrations de verbatim Remarque de François Autain lors des auditions sénatoriales 2010 « Il existe une banque de données, Thesorimed, […] Cette banque de données a été élaborée à partir de la banque Theriaque, et elle me semble répondre à vos attentes : elle est indépendante de l’industrie pharmaceutique, mais elle n’est pas utilisée. » (ARCH) Simple détail : il est impossible de trouver un carnet de suivi de patients sous anticoagulants qui ne soit financé par l'industrie. Il faut le fabriquer. (OBS) Ce qui m’a sauvé et ce qui m’a permis de tenir et de pas déplanquer et de pas partir, c’est qu’il y a eu Internet. J’ai rencontré des gens comme Dominique Dupagne sur Internet. On a travaillé ensemble sur Internet. Après, il y a eu le Formindep qui s’y est mis, donc on a pu discuter entre nous et puis maintenant il y a Twitter. Bien sûr, ça nous sort de notre isolement. (ENT, Dr P) Par exemple le fil de discussion #doctoctoc Figure 14 est un nouveau moyen pour l’aide à la décision : Figure 14 : Illustration discussions du fil #doctoctoc sur Twitter Source : Twitter 174 Suivre des recommandations de bonnes pratiques indépendantes ; Poser des questions sur Twitter ; Substitution matérielle mimétique Créer une association de médecins indépendants (ex : UNAFORMEC, Formindep) ; Se rassembler en groupes de pairs ou lors de conférences ; Raconter sa vie sur Twitter Substitution matérielle sociale Prescrire les médicaments en DCI ; Substitution matérielle pratique Interview de Gilles Bardelay pour Libération, 23 janvier 2001 « On n'est pas là pour rigoler, on est là pour faire des choses fiables et sérieuses. C'est vrai, la revue ne valorise pas la superficialité. Ce n'est pas un magazine de loisirs, elle ne se feuillette pas. » (ARCH) Des étudiants de médecine ont créé un livret intitulé « Pourquoi garder son indépendance face aux laboratoires pharmaceutiques ». Le collectif s’appelle la troupe du rire, et le livret est téléchargable depuis le site internet du Formindep (OBS) Les médecins sur Twitter se mentionnent régulièrement avec le signe @. Ils parlent de cuisine, de musique, de leurs enfant ; ils se racontent des blagues orientées sur leurs pratiques ou non ; Ils échangent des photos de symptômes de leurs patients, se retwittent. (OBS) Histoire du Formindep : Le collectif Formindep « pour une formation médicale indépendante au service des seuls professionnels de santé et des patients » a été lancé en mars 2004 à l’initiative de Philippe FOUCRAS, à l’époque médecin généraliste dans le Nord et formateur en médecine générale, pour soutenir l’appel lancé aux Conseils nationaux de formation médicale continue de déclarer leurs conflits d’intérêts : L’appel du Formindep. En 2005, le collectif se regroupe en une association, le Promindep, qui changera de nom en 2006 pour devenir le Formindep. L’association regroupe des professionnels de santé, des patients et des citoyens soucieux de favoriser une formation professionnelle et une information auprès du public indépendantes, c’est à dire dégagées de toute influence d’organismes pouvant avoir d’autres finalités que l’intérêt seul des patients (Source : http://www.formindep.org/Mais-qu-est-ce-que-le-Formindep.html (OBS) Audition lors de la commission sénatoriale du Médiator d’Antoine de Beco président du syndicat de MG. Nous espérons aussi que ces Assises déboucheront sur la possibilité de prescrire en DCI, grâce à des outils informatiques adaptés. A l’heure actuelle, je ne crois pas que cela soit possible. Si je tape la molécule amoxicilline au lieu de Clamoxyl, je me retrouve devant une liste considérable. Ce n’est pas ce que j’appelle prescrire en DCI, (ARCH) La prescription en DCI est, selon les convaincus, une assurance pour le patient de la qualité de la prescription et du prescripteur. Diable ! Mais les raisons cachées de la prescription en DCI sont idéologiques : 1) Les "bons" médecins qui sont de "vrais" scientifiques (la science a bon dos et à bon compte) prescrivent en DCI ; 2) Prescrire en DCI c'est contrer le capitalisme (i.e. Big Pharma). (OBS) 175 6.2.2.4 Bilan des pratiques matérielles du Dr I Sources Consultation d’information Banque Claude Bernard (BCB) Fiches Prescrire Prescrire, BIP 31, Minerva Dénomination Commune Internationale (DCI) Socialisation Twitter Blogs Rencontres Prescrire Formindep, MG clinique 6.3 Le choix de logique Après avoir comparé les différentes logiques institutionnelles qui existent dans la profession, le Dr I doit faire un choix : pratiquer une médecine de laboratoire ou une médecine indépendante. Le Dr I est convaincu qu’adopter une logique indépendante serait en adéquation avec ses valeurs et croyances. Plusieurs facteurs et pratiques matérielles vont contribuer à son engagement pour la logique indépendante. C’est ce que j’appelle « le déclic ». Je reviendrai en détail dans le prochain chapitre sur ce concept. La consultation est un moment où le médecin légitime sa pratique aux patients. Après le scandale du Médiator, il emploie des tactiques discursives vouées à le rassurer : Il fallait non seulement expliquer, mais, il fallait essayer d’aller défaire toutes ces représentations négatives du médicament avec un grand M qu’avait instauré tout 176 ce climat de scandale et de remise en cause […]. En plus, ça nous mettait une étiquette de vendu sur le dos, et à la profession dans son ensemble, alors là on ne fait plus de distinguos, “on le sait bien les médecins, vous êtes tous partis aux Seychelles avec les labos ˮ. (ENT) En complément des justifications orales employées, le Dr I va utiliser comme moyen de légitimation des ressources tangibles qui l’entourent, voire les rendre visibles à ses patients. Il s’agit par exemple de la « charte non-merci » de la revue Prescrire qu’il affiche dans son bureau, d’un diplôme de la revue Prescrire, ou simplement lui délivrer une fiche rédigée par la revue. Un médecin interrogé raconte avoir préféré afficher dans la salle d’attente une pancarte disant qu’il ne reçoit pas les visiteurs médicaux (Figure 15 ci-après).La feuille est accrochée sur le tableau des actualités diverses du cabinet au regard des visiteurs du cabinet. Le Dr P, témoignage ci-contre, écœuré par la perte de temps accordée aux refus des visiteurs médicaux, prend la décision de prendre les devants. C’est un moyen pour lui non seulement d’éviter le contact des visiteurs médicaux, et aussi de se légitimer face à ses patients. Auteur : Comment les visiteurs médicaux ont été informés de votre décision ? Au fur et à mesure des refus, je suppose qu’ils ne venaient plus. Réponse : Disons que j’avais mis un panneau sur la porte, j’étais le premier dans le département à le faire, j’ai mis un panneau sur la porte disant qu’on ne recevait plus les visiteurs médicaux. J’ai eu quelques messages d’insultes sur mon panneau. Disant que je voulais les mettre tous au chômage et que je voulais les empêcher de travailler, etc. (ENT, Dr P) 177 Figure 15 : Pancartes indiquant la mention "Le Dr I ne reçoit pas de représentants pharmaceutiques" Source : Auteur Ensuite, c’est parce que les ressources indépendantes sont les plus abondantes autour de lui que le Dr I va naturellement porter son choix vers la logique indépendante. Son réseau de contacts propagent plusieurs documents au sein des réseaux construits : Ils s’échangent des documents de travail sur Twitter et par mail (ex : Fiches, articles, recommandations), commentent des blogs, ou envoient des liens vers des blogs de nouveaux membres. Je sais qu’il y a des organismes de FMC, justement les copains de Twitter ont déjà testé certaines, en disant que tel était mieux que l’autre, je pense que je demanderais à mon entourage vers quel organisme me tourner. (ENT, Dr La) Finalement, le Dr I n’a pas eu à faire trop d’efforts pour rejoindre la logique indépendante. En effet, les nouvelles lois et codes déontologiques qui régissent la profession ont été révisés depuis les différents scandales sanitaires (Vioxx de 2004, Médiator de 2009, Pilule 3ème génération en 2012) La loi « anti-cadeaux » a réduit un peu les abus : il n’y a plus de pots de départ à la retraite payés par les laboratoires, il n’y a plus de séminaires couplés avec des voyages en Mer rouge. Ces pratiques existaient, mais comme je n’y participais pas, je ne puis les décrire. (ARCH, Audition Antoine de Beco, Commission sénatoriale Vioxx 2005) 178 Une sanction est prévue pour les médecins s’ils ne rédigent pas une convention écrite de leurs relations avec les entreprises pharmaceutiques. Ils doivent la soumettre à l’avis de l’ordre des médecins sous peine d’une amende et d’un emprisonnement de deux ans, ainsi qu’une restriction d’exercer pendant dix ans. A titre d’exemple, en 1999, la cours d’appel d’Angers a condamné un médecin pour avoir accepté un don de matériel vidéo opératoire d’une valeur de 56 400€. Il est condamné à verser une amende de 3050€. Il s’engageait réciproquement à commander au laboratoire pharmaceutique d’autres produits. Autre exemple, le 26 février 1999 un médecin est condamné à verser 2 290€ pour avoir fait profiter à sa femme et ses enfants d’un séjour professionnel. (ARCH)35 La loi a été renforcée en 2002 puis en 2012, et instaure l'interdiction de remettre à un médecin un présent d'une valeur supérieure à 30 euros. Les médecins généralistes, ne pourront plus bénéficier d’avantages en espèce de la part de l’industrie, ni d’avantages en nature en participant à des congrès. En 2011, l’ordre des médecins a examiné 80 000 dossiers. La majorité concerne des dossiers pour des études et conventions de recherche ; le reste, la participation à des congrès nationaux et internationaux. On constate, en revanche, que le nombre de demandes est en baisse constante. Il y a eu 1 000 demandes en moins en 2013 qu’en 201236. Le Tableau 16 illustre des exemples de pratiques matérielles de transformation dans le contexte de plusieurs médecins suivis et observés dans le cadre de cette étude. 35 Rapport consulté en ligne http://www.bakermckenzie.com/files/Uploads/Documents/Global%20Pharmaceuticals/France.pdf le 21/10/2014 36http://www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/cnomfaitsetchiffres2013.pdf consulté le 21/10/2014 179 Tableau 16 : pratiques matérielles de transformation Pratiques matérielles Agrégation des pratiques On a commencé à prescrire au moment où il y a eu tous ces scandales, toutes ces remises en cause etc. (ENT) Mettre en application les recommandations sociétales ; Suivre la norme sociale Suivre les règles du code de déontologie digitale ; Labéliser son blog avec Hon Code Illustrations de verbatim Institutionnalisation des pratiques Tenir un blog est devenu une pratique légitime, prise pour acquis dans le champ de la profession et fait l’objet aujourd’hui de règles prescrites par l’Ordre des médecins. Le conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) publie un livre blanc en 2011 intitulé « Déontologie médicale sur le web ». (OBS) Chaque médecin a la possibilité de faire certifier son blog par l’HAS. Dès 2004, le régulateur a choisi d’utiliser les huit critères retenus par la fondation Health On the Net, et de délivrer le label certifié le HON-Code aux sites internet médicaux ayant respecté les critères. (OBS) Afficher un diplôme, une pancarte ; Tweeter ou bloguer Légitimer son appartenance intraprofessionnelle C’est-à-dire que, sur Internet, les gens ne sont pas typiques. Vous avez… Quand vous fréquentez les médecins sur Internet vous avez l’impression que les trois quart lisent Prescrire, que plus de la moitié sont des lecteurs émérites. Alors que dans la vraie vie, nous, dans le département du Gers on est très nombreux, on est, je pense, 7 médecins lecteurs émérites. Il y a quelques pharmaciens aussi. Voilà ces lecteurs de Prescrire. Moi dans mon environnement immédiat, dans les 8 ou 9 médecins qui travaillent dans le canton autour de moi, je suis le seul à la lire régulièrement. (ENT) Les médecins signataire de la charte du Formindep ont leur nom qui apparait sur le site internet de l’association (disponible sur http://www.formindep.org/Les-signataires-de-la-Charte-du.html, dernière consultation le 01/04/2015) . Ils ont le choix de télécharger, une affichette. Il est inscrit sur le site internet du collectif la mention suivante : « Une fois votre 180 Légitimer son appartenance à l’extérieur du champ Imiter les membres de son réseau ; S’approprier les mêmes artefacts Raconter sa transformation ; Participer à des activités collectives ; signature effectuée, vous pourrez télécharger une affichette de la charte à signer vous-même et à exposer afin d’exprimer publiquement votre engagement » (source : http://www.formindep.org/La-Charte-duFormindep,61.html , dernière consultation le 01/04/2015). (OBS) Ce week-end, je suis allée aux Journées Nationales de Médecine Générale. L’année dernière, j’y suis allée pour valider mes heures de FMC obligatoires. J’y étais déjà allée il y a plusieurs années. J’avais trouvé ça plutôt pas mal. Alors cette année, je me suis dit que j’allais y retourner. Mais, après le billet de Jaddo: Formation Mes Couilles , je me suis sentie toute bête. J’ai bien eu l’impression qu’elle parlait du même congrès, bien que je n’en ai pas eu le même ressenti, en même temps, je suis un peu bête comme fille, peut-être mon esprit critique peu développé m’a empêché de voir les choses telles qu’elles sont. (OBS) Je sais que cet esprit critique peu développé quelque soit le domaine est à la fois ce qui fait mon charme et ma faiblesse dans la vie. Mais le billet de Jaddo ainsi que la rigueur de certains de mes confrères dans la vie et surtout de ceux que je côtoie depuis peu sur twitter m’ont fait me poser des questions sur moi-même. (OBS) Au fil des discussions, je réalise certaines de mes erreurs. J’essaye de me corriger, de retrouver ce mètre étalon du Dr Sachs que j’aurais tant aimé égaler. Je deviens Prescririen et ferme la porte du cabinet aux visiteurs médicaux. (OBS) Source : auteur 181 Synthèse du chapitre 6 L’analyse des idéaux types dans la profession médicale française a soulevé l’existence de deux logiques professionnelles. La logique de laboratoire similaire à une logique managériale (Scott et al., 2000) repose sur l’optimisation de la carrière des médecins. Les médecins appartenant à cette logique privilégient les ressources permettant de franchir des niveaux sociaux supérieurs. Ils entreprennent de nombreux contacts avec l’industrie pharmaceutique mettant à leur profit des ressources financières et sociales nécessaires aux fonctionnements de leur logique de prescription. La logique indépendante, plus complexe à décrire, repose sur des valeurs hybrides portées par la logique professionnelle et la logique d’amélioration incrémentale (Mendel & Scott, 2010). Le projet est porté par un mouvement social à visée pédagogique dont les principes reposent sur la création d’un objet épistémique, Prescrire. Les médecins de la logique indépendante ont des valeurs symboliques centrées sur la préservation de soins de qualité et du colloque singulier médecin/patient. Pour bénéficier de l’identité de la logique indépendante, le médecin qui souhaite rejoindre le mouvement doit suivre plusieurs règles. Ces règles sont formalisées à travers la signature de charte, ou l’obtention de diplômes, et implicitement par le respect de règles de conduite. En s’intéressant de plus près au parcours type d’un médecin indépendant, les résultats suggèrent qu’il a eu recourt à deux pratiques substantives : l’élimination et la substitution. La première est de supprimer de sa pratique toutes les ressources de la logique adverse, jugées alors illégitimes. La seconde est de remplacer les objets par de nouveaux, validés ou construits par les principes de la logique. Les résultats suggèrent que les deux logiques sont en conflit dans le champ. Les altercations entre médecins sont douloureuses. Ils ressentent d’autant plus le besoin de défendre leurs causes pour garantir la survie de leur mouvement. 182 Chapitre 7 : Le rôle de la sociomatérialité dans le détournement de l’attention des acteurs Dans le chapitre précédent, j’ai illustré la façon dont les acteurs changent de logique par la pratique matérielle. A travers l’histoire du Dr I, trois grandes catégories de pratiques ont été exposé: l’élimination, la substitution et la transformation. Ainsi, changer de logique pour un individu nécessite un réel effort à la fois physique, cognitif et moral. Physique, car l’action de rejeter un artefact est produit par le corps. Cognitif, puisqu’il faut modifier son schéma de pensée initial. Et enfin moral, car cela affecte l’état psychique (solitude, angoisses). Ce chapitre répond à un autre objectif, celui de comprendre pourquoi les acteurs changent de logique. Je vais m’intéresser en particulier au moment précis et au contexte du déclic. C’est-à-dire entre la phase de substitution et de transformation (Figure 16). Figure 16 : Processus de changement de logique par la pratique matérielle Déclic Substitution Matérialité Transformation Elimination Source : auteur 183 7.1 L’observation d’un déclic Que se passe-t-il pour qu’un acteur choisisse de rejoindre une logique plutôt qu’une autre ? Pourquoi l’attention du Dr I s’est tournée sur la logique indépendante et moins sur la logique de laboratoire ? En gardant une posture orientée sur la pratique matérielle, je compare dans cette partie les différents artefacts utilisés par les médecins indépendants dans la phase de transformation. Et j'ai arrêté totalement de recevoir la visite médicale. Je suis le seul dans mon cabinet actuellement. Pour blaguer, mes associés me disent que je ne reçois plus depuis que je lis mes revues. Ils n'ont pas totalement tort. (OBS, Blog) En effet, d’après Simon (1947) les individus ont une capacité limitée à tenir compte de tout ce qui les entoure (Thornton et al., 2012, p. 89). L’individu dispose de plusieurs solutions pour concentrer son attention : soit, il le fait automatiquement en se laissant guider par les routines ou les comportements pris pour acquis (DiMaggio & Powell, 1983), soit, il parvient à contrôler son attention par le biais d’activités ou planning de prise de décisions. Les promoteurs des logiques institutionnelles expliquent que ces dernières aident les acteurs à se concentrer sur la résolution d’un problème en particulier et de fournir des solutions à prendre en compte lors de leurs prises de décision. Ainsi, elles fournissent un ensemble de schémas, d’identités et d’objectifs qui permettent aux acteurs de savoir comment se comporter face à un problème, et comment le résoudre (Thornton et al., 2012). Donc, nous savons que les logiques fournissent des schémas de pensée permettant aux acteurs de prendre des décisions. C’est une des conséquences principales des logiques. Ce qui m’intéresse particulièrement dans ce chapitre c’est l’attention en amont des acteurs pour une logique, celle qui se passe avant qu’il n’ait choisi la logique à rejoindre. Si nous devions visualiser à l’aide d’une courbe le niveau d’attention du Dr I pour les deux logiques pendant ces stages, nous obtiendrions deux courbes, l’une en forme de U inversé, et l’autre en forme de S (Figure 17). 184 Figure 17 : Courbe d'attention du Dr I pendant ses stages d’internat Attention d'un médecin indépendant en stage PHASES DE FORMATION 1er stage DEGRÉ D'ATTENTION DÉCLIC 3ème stage 2ème stage Source : Auteur Maitre de stage hospitalier Maitre de stage indépendant Source : auteur Avant le début du 3ème stage à l’hôpital, le degré d’attention du Dr I pour la logique de laboratoire commençait à baisser (courbe bleue). Toutefois, lorsqu’il intègre l’environnement hospitalier, son attention pour la logique indépendante (courbe rouge) ne diminue pas, au contraire. Le déclic s’opère quand l’attention pour la logique de laboratoire est moins importante que l’autre. Plus précisément, une fois qu’il a été confronté physiquement aux deux environnements, il prend conscience de l’intérêt qu’il a pour la logique indépendante. Par ailleurs, cette thèse soutient l’idée que les pratiques matérielles substantives, vont concrètement participer à ce changement d’attention soudain. Le verbatim recueilli lors d’un entretien illustre cette idée : Justement, mon remplacé, celui que je remplace, m’a demandé pourquoi je ne venais pas aux déjeuners avec les labos. Je lui ai dit que c’était parce que je voulais rester indépendant. Il m’a demandé si c’était un choix personnel ou si ça nous était enseigné à la fac. Et je n’ai pas su répondre. Forcément, pendant les trois années d’internat je n’ai pas différencié ce que j’apprenais en stage de ce que j’apprenais en cours, ou de ce que j’apprenais sur Internet. Parce que Twitter, en gros, c’est à la fin de mon internat. Donc, en trois ans, je me suis dit que pour le bien des patients, il fallait être indépendant des laboratoires pharmaceutiques, 185 donc, ne pas recevoir la visite médicale. Etre abonné à Prescrire pour avoir une information indépendante, même s’il n’y a pas que Prescrire qui donne de l’information indépendante. Donc je ne sais pas, il n’y a pas eu un élément qui a fait que j’ai essayé d’être indépendant. Il y a eu un ensemble de choses. (ENT, Dr B) Ce chapitre est divisé en plusieurs sections. Chaque section expose une catégorie de l’analyse herméneutique des résultats : la section 1) illustrera l’attention centrée sur le jugement des ressources et pratiques divergentes, la section 2) l’attention centrée sur la matérialisation des pratiques, puis la dernière section 3) portera sur l’attention centrée sur la matérialisation de la logique. Avant cela, je vais m’arrêter sur deux artefacts digitaux courants et typiques des médecins indépendants : les Blogs et Twitter. a Les blogs Blog est la contraction de Weblog. Dans sa forme la plus simple, un blog est un site Internet d’une page composé d’articles datés, présentés sous une chronologie inversée. Un blog peut être décrit comme un journal en ligne de un ou de plusieurs contributeurs. On y trouve principalement du texte et des hyperliens avec la possibilité d’incorporer d’autres formes de média comme des images, des vidéos, des boutons d’actions de partage (Facebook, Twitter, mail). Dans sa forme la plus simple, un blog est composé des éléments suivants : un titre, un espace commentaires - espace ouvert aux lecteurs, de la biographie de l’auteur, d’une blogroll –, des listes de sites/blogs appréciés par l’auteur, des boutons d’actions (diffusés sur les réseaux sociaux). Le premier blog de médecins voit le jour en 2005. C’est celui du Docteur Dupagne, directement incorporé à la plateforme Atoute créé en 2000. Le blog le plus emblématique et symbolique deviendra celui d’un jeune médecin interne surnommé Jaddo, Juste Après Dresseuse d’Ours, créée en septembre 2007. Elle est décrite par ses pairs comme « un personnage important et mythique de la blogosphère, devenue une référence »37. Entre 2007 et 2009, d’autres blogs importants naitront : Docteur V, En attendant H5N1, Supergelule, le Fils du Dr Sachs, Docteur du 16, Grange Blanche puis le Webzine du très connu Martin Winckler. Mais c’est principalement depuis 2011 que le nombre de blogs se multiplie. Dans sa Témoignage de Gélule dans l’émission de France Culture, 9 juin 2012, Place de la toile, http://www.franceculture.fr/emission-place-de-la-toile-les-medecins-blogueurs-2012-06-09 [consulté le 1er Juillet 2014] 37 186 thèse de doctorat de médecine, Hélène Maginot-Mcrae décompte 107 blogs de médecins à la fin de l’année 2012. D’autres blogs actifs créés plus tard comme celui de Borée, DocteurMilie, Perruche en Automne reçoivent parfois plus d’une centaine de commentaires. Des réactions viennent de médecins confrères reconnaissables au titre « Dr » dans leurs pseudos, mais aussi des patients internautes curieux de connaître le quotidien d’un médecin. Les blogs se différencient des autres sites traditionnels car ils sont plus simples à utiliser. Les outils comme Blogger ou Wordpress pour les plus connus, sont délivrés clé en main et ne nécessitent aucune connaissance technique particulière ; ce qui est a priori le cas des médecins. Les bases de données des blogs sont stockées « dans les nuages ». Il n’y a de fait aucune restriction quant à la taille ou au nombre d’articles. La taille et la fréquence des articles varient, mais atteignent généralement environ mille mots (voire plus) publiés à une fréquence approximative d’un article par mois. La trame éditoriale des blogs de médecins reprend un mode de narration journalistique où les médecins racontent principalement les consultations avec leurs patients. La narration romancée humanise le professionnel. A l’instar de la médecine clinique, le médecin bloggeur privilégie une médecine plus proche du patient, et de la société en général, en renvoyant l’image d’un individu empathique, incertain, et nostalgique. Cette image a contrario de l’acteur rationnel scientifique promu par le courant de l’EBM, illustre un individu faisant face à des contraintes sociales complexes : Encadré 7 : Exemple de rédaction journal de bord Il faut admettre qu’elle n’avait plus toute sa tête depuis un moment. Encore suffisamment pour reconnaître ses proches, circuler dans sa maison, manger seule les repas préparés. Mais pas beaucoup plus. Quand j’arrivais chez elle, je la saluais : - Bonjour Mme Mimi, vous savez qui je suis ? Elle me regardait, me souriait, me répondait « Oui, bien sûr », me souriait encore. Puis ses yeux allaient vers ma sacoche, la scrutaient un instant. - Ah ! Mais vous êtes le Docteur. Sa chance c’est qu’elle n’a jamais été fugueuse. Elle ne bougeait pas de son intérieur, tentait rarement une rapide incursion dans son jardinet. Source : Borée, Biscottes, 26 novembre 2012 http://boree.eu/?p=2554 b Twitter Le microblogging est une nouvelle forme de communication où les utilisateurs décrivent leurs activités en 140 caractères. Inventé en 2006, Twitter permet de partager de manière très synthétique un message à son réseau de contacts. Depuis 2010, l’application Twitter est disponible sur les téléphones portables. Le nombre d’inscrits accroît drastiquement depuis. 187 Désormais dotés d’une connexion illimitée aux réseaux 3G, les utilisateurs peuvent tweeter des messages à leur réseau de contacts sans limites. En France, on compte environ 4,5 millions d’utilisateurs en 2013 (Médiamétrie)38. Après Facebook, c’est le réseau social sur lequel les français passent le plus de temps, environ 47 minutes par mois. A ces débuts, en 2006, la fonction initiale de Twitter était de répondre à la question « Que fais-tu ? ». Toutefois, Mischaud (2007) dans une des premières études sur le site démontra déjà que parmi les messages étudiés, 58,5% n’adressent pas directement de réponses. Selon lui, dans un mode d’appropriation alternatif, un nombre grandissant de personnes utilisent Twitter pour interagir avec les autres en employant un nouveau langage non intégré par la plateforme (comme @, #, Retweet, citation etc). Les chercheurs identifient trois principales fonctionnalités du réseau social : relation amicale, source d’informations et recherche d’informations (Java et al., 2006). Au cours de mes observations sur le réseau social, je découvre des médecins au degré d’influence différent, allant de 14 000 abonnés à 200. Le peloton de tête est représenté par des bloggeurs emblématiques comme : Jaddo, Ddupage, Padre Pio, Dr-Borée, Drcouine, DrStéphane et Fluorette (Tableau 17). Tableau 17 : Etat des comptes Twitter de 12 médecins Compte Date d’inscription Nbr de Tweets Nbr d’abonnements Nbr d’abonnés Premier post de blog Jaddo nov-10 23320 206 13979 sept-07 Ddupagne févr-09 12660 251 7229 avr-05 Padre Pio oct-09 42300 937 5887 févr-07 Dr_Borée oct-10 12059 108 4889 déc-10 DrCouine août-10 9979 186 4792 avr-12 DrStéphane juin-09 18581 202 4426 sept-11 Fluorette nov-10 42000 249 3510 déc-09 DocArnica févr-10 165000 1257 2913 déc-12 GeluleMD févr-09 5127 554 2880 sept-07 Dr_Carton janv-11 34000 232 2769 - juil-11 17474 717 2501 août-11 DrMilie Source : auteur 38 Les français se sont massivement convertis aux réseaux sociaux, Benjamin Ferran, Le Figaro, 5 aout 2013, disponible en ligne http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2013/06/24/01007-20130624ARTFIG00270-lesfrancais-se-sont-massivement-convertis-aux-reseaux-sociaux.php [consulté le 6 aout 2014] 188 Les médecins les plus actifs postent entre 200 et 50 tweets par semaine. Les sujets abordés couvrent plusieurs thématiques : vie personnelle (ex : cuisine, gastronomie, vie de famille), politique (ex : gouvernement et lois, décisions des régulateurs) et professionnelle (ex : doute de prescription, conseils). Dans ce dernier cas, pour avoir recours à l’aide de leurs confrères, les médecins posent des questions en ajoutant le mot dièse #Doctoctoc. Les résultats de l’analyse herméneutique suggèrent que l’attention des acteurs est centrée sur l’apparition de conflits entre les pratiques des membres de chaque logique. 7.2 L’attention centrée sur les contradictions de ressources et pratiques Dans les institutions où de multiples logiques coexistent, les échanges entre les acteurs aboutissent à des formes de tensions et de conflits (Thornton & Ocasio, 2008). Les membres de chaque logique ne s’entendent pas sur les mêmes codes et valeurs, et leurs schémas cognitifs s’opposent. L’idée que l’existence de plusieurs logiques entraîne des conflits dans les institutions est soulevée par de nombreuses preuves empiriques (ex: Dunn & Jones, 2010; Greenwood, Suddaby, & Hinings, 2002; Hensmans, 2003; Lounsbury, 2007; Reay & Hinings, 2005). Ainsi, comme sur un champ de bataille (Hoffman, 1999), les acteurs antagonistes s’affrontent afin d’accomplir un objectif particulier. Lorsque les auteurs observent une contradiction dans un champ, ils se rendent compte des différences de pratiques et schémas de pensées existants, et déclenchent l’activation – le déclic (Seo & Creed, 2002). Les pratiques matérielles interviennent dans les conflits entre les logiques car elles s’intègrent aux ressources tangibles visibles, tacites et statiques du champ. En d’autres mots, comme la partie visible de l’iceberg, c’est un élément concret facile à évaluer et à interpréter (Meyer, Höllerer, Jancsary, & Van Leeuwen, 2013). Si bien que lorsque les acteurs des logiques s’affrontent, ils basent leurs rhétoriques sur les ressources employées par leurs adversaires. Ces pratiques font l’objet d’évaluation et elles deviennent à leurs yeux légitimes, alors que d’autres paraissent illégitimes. Ainsi, les acteurs n’évaluent pas le discours des autres (Phillips, Lawrence, & Hardy, 2004), ils évaluent aussi leurs pratiques. L’instant où l’individu se rend compte du décalage entre ses ressources, jugées légitimes, de celles qui lui semblent illégitimes déclenche un déclic : Il y a deux ans, c'est le déclic, lors du congrès d'une société savante. “ Les deux tiers des intervenants ne déclaraient aucun lien d'intérêts, alors que je savais qu'ils travaillaient pour des laboratoires et qu'en plus ils étaient invités au congrès par 189 ces mêmes labos! ˮ Désormais, le docteur Guy-Coichard se bat pour que des formations aient lieu à l'hôpital en se passant de l'industrie (ARCH) Un médecin de logique de laboratoire me raconte plusieurs anecdotes à ce sujet : Je suis allé à Nice il y a une semaine ; il y avait un congrès machin de la médecine générale là. Et donc je suis allé […] assister à une présentation d’une étude qui s’appelle X, enfin peu importe […]. Donc, c’est une étude qui était de grande envergure à travers toute la France machin etc. Et donc, ils se sont fait financer par Pfizer. Bon voilà. Donc ils présentent et voilà. Moi je trouve que c’est marrant et tout. Et il y a des mecs de Pfizer dans la salle évidemment. Et donc là, il y a un mec derrière moi qui se lève “ Oui mais de toute façon c’est financé par l’industrie. C’est complètement malsain ˮ Et là tu te dis … “ Quoi ? Pourquoi un truc financé par l’industrie serait tout de suite malsain ˮ. (ENT) Au regard des données collectées, les querelles ont lieu dans les deux sens. Les médecins indépendants sont victimes de plusieurs insultes : Vous passez pour un ayatollah. (ENT) Tu passes pour un intégriste. (ENT) J'en ai marre de passer pour un radical surfant sur la vague d'un courant populiste et surmédiatisé, un obscur ayatollah imposant une épuration drastique d'une ordonnance déjà très impuissante à soulager les maux du quotidien (OBS) Michel Cymès insulte Dominique Dupagne d’ayatollah au grand journal. Dupagne se sentant attaqué fait appel à la communauté de médecin bloggeur. Le groupe se mobilise pour le défendre. “ Si je sais que je vais me faire attaquer je sais qu’il y a un groupe pour m’aider. ˮ (ARCH) Ainsi, pendant l’altercation, les médecins indépendants critiquent les ressources des autres (revues spécialisées, radios sponsorisées, cadeaux de sponsors, recommandations de bonnes pratiques), et les médecins de laboratoire vont critiquer les ressources de leurs contraires (Prescrire, Twitter, Blogs, EBM etc.). Dans un besoin de légitimation, ils se mobilisent pour défendre la logique qui leur incombe, et se soutiennent collectivement (Hensmans, 2003). Le médecin interrogé poursuit son histoire : 190 Donc en rentrant de Nice… Donc à Nice tu sais, il y a plein de labos. C’est financé par des labos par ce que c’est un gros congrès. Donc là, ils nous donnaient des sacs de congressistes. Donc c’était des sacs du labo Ipsen, je ne sais pas quoi, je ne sais même pas qui sait d’accord ? Donc quand je suis revenu de Nice, j’avais pris ça pour mettre du bordel dedans. Et donc j’allais voir un médecin généraliste pour lui parler de mon étude. Et il me dit “Ah mais t’es acheté par un labo ˮ je fais “ quoi ?ˮ il me dit “ t’es acheté par un labo ˮ alors je lui fais réexpliquer 4 fois par ce que je ne comprenais pas, il me dit “ bah oui tu as un sac Ipsen ˮ. Et je luis fait “ A ouais carrément. ˮ Et donc voilà, tu vois c’est un peu un exemple comme ça (ENT) Finalement, les données suggèrent que les conflits ne sont pas uniquement intraprofessionnels ou intra-logiques, mais aussi extra-professionnels. En effet, les médecins indépendants interrogés racontent avoir eu ces mêmes débats avec des amis, des membres de la famille, en couple, ou plus classiquement avec des visiteurs médicaux et surtout avec leurs propres patients. Ces derniers leurs reprochent en première instance de ne pas prescrire le médicament qu’ils veulent : Tout récemment, le ton est monté avec une mère qui ne comprenait pas que je ne “ veuille pas soigner ˮ la rhinopharyngite de sa fille (qui toussait mais n’avait pas de fièvre et me souriait de toutes ses dents). J’ai passé 30 minutes à essayer de lui expliquer, à marquer mon empathie “ Je sais que c’est pénible et désagréable. ˮ, à lui imprimer les fiches-conseils de Prescrire. Mais, non, décidément elle voulait un SIROP et a conclu “ On m’avait bien dit à l’école que vous ne vouliez pas soigner les bronchites des enfants. Je n’avais pas voulu le croire mais…ˮ. (OBS) Aussi, ce n’est pas pour autant que les médecins indépendants vont changer leurs pratiques. Ils sont conscients qu’ils n’attireront que les patients et amis partageant la même idée qu’eux : « c’est vrai qu’ils choisissent leur médecin en fonction de leur goût » (ENT, Dr Is). En d’autres mots, médecins et patients établissent une relation de confiance en se basant sur des schémas de pensées communes. Je ne suis pas un médecin qui fait des grandes ordonnances. C’est aussi pour ça qu’ils me choisissent. (ENT, Dr Ph) Pour conclure cette section, les valeurs et croyances des acteurs internes et externes vont entrer en collision. Marqués par le décalage entre les ressources choisies par leurs confrères, l’attention des acteurs est portée sur les différences de ressources. Ainsi, comme le suggère la littérature, c’est en observant les contradictions entre les logiques et les pratiques 191 qui la composent, que les acteurs vont activer une nouvelle logique ou rejoindre une autre (Seo & Creed, 2002). Plus la situation va se répéter plus l’acteur changera ses modes de pensée et activera la nouvelle logique accessible (Thornton et al., 2012, p. 92). La section suivante expose l’idée que les acteurs se focalisent sur des éléments symboliques correspondant à leurs logiques. 7.3 L’attention centrée sur la matérialisation des éléments symboliques de la logique Centrer l’attention à travers le discours et la rhétorique participe au changement institutionnel (Berger, Luckmann, & Zifonun, 2007; Suddaby & Greenwood, 2005). Les techniques de rhétorique, ou d’argumentation, est pratique courant chez les individus souhaitant accroître la légitimité d’un champ (Suddaby & Greenwood, 2005, pp. 36–37). Pour autant, de nombreuses recherches démontrent que les individus centrent leur attention sur une information matérialisée par un système d’informations (Simon, 1990, 1996). Les individus faisant face à un nombre illimité d’informations et contraints par un temps limité, définissent des préférences et sélectionnent l’information selon des critères et des biais. Les artefacts au sein des institutions sont complémentaires aux discours car ils véhiculent les valeurs et les symboles de l’institution (Scott, 2001) permettant ainsi aux individus de prendre des décisions rapidement. Ainsi, au lieu de donner un sens aux informations discursives, les individus s’appuient sur les éléments matériels, à l’instar d’une heuristique ou d’un raccourci informationnel. Précédemment, j’illustrais comment les conflits entre pratiques influençaient le changement de logique. Je discute dans cette section l’idée que ce sont les éléments symboliques véhiculés par des artefacts qui vont activer le processus de changement. Plus particulièrement, les médecins activistes véhiculent l’identité collective pour mobiliser des alliés de la logique, et procèdent à la légitimation de leur projet en diffusant le projet. 7.3.1 Action collective centrée sur la construction identitaire de la nouvelle logique En complément de la revue Prescrire, pour justifier leur pronostic, les médecins activistes vont se saisir d’artefacts technologiques dont le pouvoir de diffusion est important, entre autres les blogs et Twitter (Diani, 2000). Ils racontent sur leurs blogs les conflits vécus avec des confrères de la logique opposée ; ils s’encouragent à maintenir leurs positions 192 militantes et à ne pas abandonner la lutte. En clair, ils promeuvent les pratiques matérielles de la logique. Par exemple, Sommatino Roots, reconnait avoir été lui aussi influencé : Je reste actuellement sous influence. J'en suis conscient. Mais maintenant il s'agit de la leur. Et cette influence, j'en suis pleinement conscient et fier. Mon lien d'intérêt (parce qu'on ne peut pas parler de conflit) est d'être leurs amis. Et j'espère qu'ils vont encore beaucoup déteindre sur moi. Parce que, grâce à eux, je pense, du moins j'espère, qu'au final, ce seront mes patients qui seront mieux soignés. (OBS, Blog)39 Les jeunes médecins découvrent la logique indépendante dans la revue Prescrire, sur les Blogs et sur Twitter. S’ils se retrouvent face au témoignage matérialisé des membres de la logique, ou dans les pratiques retranscrites, ils vont traiter l’information et décider si oui ou non ils rejoignent la logique en imitant les acteurs. Le déclic s’opère dans l’interaction avec les objets. C’est-à-dire quand l’acteur découvre les pratiques pour la première fois et retrouve un schéma de pensées similaire au sien. Cela passe en partie par le discours, mais aussi par la capacité de l’acteur à reproduire dans son quotidien les pratiques mentionnées à l’oral. Par exemple : Mais le billet de Jaddo ainsi que la rigueur de certains de mes confrères dans la vie et surtout de ceux que je côtoie depuis peu sur twitter m’ont fait me poser des questions sur moi-même. (OBS) Et puis, je découvre twitter, les médecins blogueurs, A toute… je subis une nouvelle influence! et mince alors, on peut même plus prescrire un sirop pour la toux sans culpabiliser… je lis de plus en plus Prescrire, je viens même de m’inscrire au test de lecture pour être lecteur émérite moi aussi, y’a pas de raison… Je suis passée de “ Je ne me pose même pas de questions ˮ à “ Je sais qu’il faudrait que je prescrive des génériques ou je sais ce que dis Prescrire mais bon voilà quoi, ils exagèrent des fois ˮ à “ Je sais ce qu’il faut faire, je n’y arrive pas encore mais je lutte pour essayer d’y arriver ˮ (OBS) En conséquence, émetteurs de messages et récepteurs d’informations retrouvent un intérêt commun à utiliser ces ressources. Cela leur permet d’enrichir leur compréhension de la logique pour laquelle ils ont/vont opter. En observant les manières de faire des autres, ils 39 Sommatino Roots AA-VM, 19 janvier 2013 193 ajoutent au répertoire des pratiques de la logique de nouvelles idées, symboles et artefacts qui entrent en cohérence avec le reste. Auteur : Et Twitter dans ton quotidien c’est pour faire quoi ? Réponse : (rire) Ba pour… Râler ! […] Après Twitter c’est aussi rencontrer les gens, c’est aussi poser des questions et avoir des réponses rapides. C’est plein de trucs. […] Il y a des comptes perso type Jaddo, Docteurmilie etc. Mais il y a des comptes avec des professionnels la FMC, l’HAS et en plus il y a des personnalités qui twittent de l’information. Clairement Fralin. Ces tweets, il y a de la discussion mais il y a aussi de l’information avec un lien derrière qui parle de la molécule avec un AFM qui sort un truc dessus des trucs comme ça. Régulièrement on a de l’info juste en lisant de la timeline. Prescrire, Twitter et les blogs vont faciliter le partage des pratiques du répertoire de la logique indépendante avec les autres membres. Ces supports fournissent aux acteurs 7.3.2 des schémas 7.3.3 une identité collective et une 7.3.4 source de légitimation. 7.3.2 Schémas cognitifs : Recommandations de Bonnes Pratiques, conseils de prescription, les listes, La revue Prescrire, et les autres ressources, fournissent aux médecins des recommandations de bonnes pratiques à l’instar de celles réalisées par les autorités sanitaires (HAS ou Sécurité sociale). Dans les extraits, les médecins témoignent de l’intérêt d’avoir suivi les recommandations de la revue. Ils n’ont jamais prescrit de Mediator de Jasmine40 ou d’Acomplia41. J’en entends parler, j’essaie de gratter un peu, de voir ce qu’en dit Prescrire, ce qu’en dit le copain spécialiste sur Twitter ou quoi. (ENT) De la même manière, les utilisateurs de Twitter suivent respectivement les recommandations de leur réseau. Les questions posées via le fil de discussions #doctoctoc sont des bons exemples de raccourcis informationnels. Au lieu de faire des recherches, ou 40 Jasmine est une pilule 3ème génération. Acomplia est un médicament prescrit pour les patients en fort surpoids qui fait l’objet de controverses car il serait responsable de cas de dépression chez certains patients. Il faut l’objet aujourd’hui d’une surveillance étroite des régulateurs 41 194 d’attendre de rencontrer son groupe de pairs, le médecin peut s’appuyer sur les réponses instantanées de confrères : #DocTocToc un déficit en folate avec Hb normale, ça se traite? Réponse 1 : ben je traiterais, pas d'effets secondaires et l'anémie apparaît probablement secondairement Réponse 2 : oui, c'est pas cher et inoffensif. En profiter pour interroger sur habitudes alim (carence en fruits et légumes) Ces artefacts vont faciliter la prise de décision du médecin indépendant. 7.3.3 Un symbole identitaire La revue Prescrire, les blogs et Twitter ne sont pas simplement des objets fournissant aux médecins des informations sur le médicament et des recommandations de bonnes pratiques. Ils permettent de valider ou afficher son identité. C’est l’idée soutenue dernièrement par les chercheurs en théories institutionnelles comme Jones et Massa (2013) ou Blanc et Huault (2014). Ainsi selon ces auteurs, les artefacts auraient des dimensions cognitives dont la matérialité reflète des valeurs, une culture ou des identités. Les lecteurs de la revue sont surnommés les Prescririens. Cette dénomination est le symbole d’appartenance à un groupe. « Prescrire ou le petit village gaulois d'irréductibles, peuplé de 20 000 abonnés. »42 (Libération, Janvier 2001) « Je deviens Prescririen et ferme la porte du cabinet aux visiteurs médicaux. » (OBS) Les médecins sur Twitter sont des Twittos reconnus pour avoir un esprit critique. Un phénomène de starification s’est produit autour des personnages de Jaddo ou de Dr Borée « J’ai lu les blogs médicaux, j’ai lu Jaddo en entier » « Elle est marrante j’ai envie de savoir ce qu’elle raconte sur Twitter, j’ai regardé sa page, finalement je me suis inscrite, j’ai commencé à voir plein d’autres gens, de blogs, voilà quoi, je suis venue comme ça ». Les Twittos c’est une race de médecins très particulière qui sont parfois en souffrance dans leur profession, qui ont trouvé l’exécutoire Twitter pour retrouver leurs pairs. Pour retrouver des gens avec qui ils peuvent échanger là-dessus. Il n’y a pas moins représentatif que les Twittos si vous voulez. C‘est vraiment un monde 42 Cf : Figure 12 : Evolution des abonnements de la revue Prescrire de 1990 à 2013, p.154 195 à part, dans le bon sens du terme d’ailleurs. C’est très frappant, moi je les connais presque quasiment tous. Il n’y a pas de bourrins sur Twitter. Il n’y a pas des types qui sont là pour dire « ouais, grattons du fric à l’industrie pour payer nos congrès ». Ceux-là sont trop occupés à se faire endoctriner par leurs visiteurs médicaux. (ENT) 7.3.4 Une source de légitimation externe Les médecins utilisent la réputation de Prescrire pour rassurer leurs patients de la qualité de leurs prescriptions. On voit apparaitre par exemple, dans les foires aux questions (FAQ) de certains sites Internet, des suggestions destinées aux patients afin qu’ils puissent identifier le médecin indépendant de l’autre. Sur le site de la ville de Grenoble, nous retrouvons la question suivante « je cherche un médecin abonné à la revue Prescrire et critique vis-à-vis des laboratoires pharmaceutiques »43 Maintenant Prescrire commence à être un peu connu, je dis "vous savez, je suis abonnée, comme votre médecin que je remplace, à la revue Prescrire, la seule revue indépendante des laboratoires pharmaceutiques. Ils disent que ça ne sert pas à grand-chose et qu’il faut peut-être essayer d’arrêter". (ENT, Dr E) Au cours de cette section, j’ai souligné le rôle des objets épistémiques capitaux pour les acteurs. Ils fournissent des informations pour prendre des décisions ; ils véhiculent des histoires et permettent ainsi à chacun de promouvoir son identité, son capital symbolique. Les exemples sont illustrés à partir de trois artefacts abondants dans la logique indépendante : la revue Prescrire, Twitter et les Blogs. Dans la section suivante, je précise comment les médecins indépendants bloggeurs et twittos attirent l’attention sur leur logique. Cela correspond à la phase de construction de réseau mentionné dans la littérature des mouvements sociaux (Hargrave & Van de Ven, 2006). La promotion du projet passe une fois de plus par différentes pratiques matérielles. 43 Résultats pour Thème Santé, Plan Grenoble Info, Consulté en ligne le 16 juillet 2014 http://www.plang.info/infos/sante 196 7.4 L’attention centrée sur la matérialisation de la logique Les ressources matérielles vont servir explicitement à formuler les différends qui opposent les médecins au sein de la profession. En d’autres mots, les objets véhiculent la logique. A plusieurs reprises, des recherches démontrent que les objets ont un rôle de porteur de changements institutionnels ou de logiques institutionnelles (ex : Blanc & Huault, 2014; Jones & Massa, 2013). A ce titre, j’ajoute que les pratiques matérielles sont porteuses d’une théorie ayant pour principe de démarquer les deux logiques. Pour rappel, la formulation d’une théorie permet de simplifier un concept (Strang et Meyer, 1993) ou un script (Czarniawska et Jorges, 1996). La théorisation se manifeste par des déclarations où les acteurs alignent leurs idées sur une prescription normative existante donnant accès à une légitimité morale et pragmatique (Suchman, 1995 cité par (Greenwood et al., 2002, p. 60). A titre d’illustration, dans leurs blogs, les médecins indépendants ont recourt à plusieurs techniques visant à invoquer les membres de leur logique à laquelle ils appartiennent. Forcément avec Twitter. En fait au départ Twitter, au tout début j’y été allé pour Jaddo. Par ce que j’ai découvert Jaddo en 6ème année, justement en internat. De là forcément on découvre d’autres blogs, par Twitter et par le blog de Jaddo, tu vois. Jaddo, Fluorette, Borée, Dupagne. (ENT, Dr E) Les mêmes formes de pratiques ont aussi été observées sur twitter et dans les forums de discussions. Leur buts, comme l’affirme l’extrait suivant : « laisser des traces tangibles » Une seule raison pour ce blog (outre mon ego et mon polygraphisme) : Mettre mes actions en rapport avec mes écrits, et vice versa. Laisser des traces tangibles du monde que j'imagine tel qu'il devrait être et en revenir constamment à ma pratique forcément imparfaite, le monde tel qu'il est. Et donner des idées (ouvrir des portes) aux collègues et aux patients. (OBS) Le Tableau 18 illustre les différentes pratiques répertoriées au cours de l’ethnographie virtuelle. 197 Tableau 18 : liste des pratiques de blogging permettant d'invoquer la logique Pratique matérielle de blogging 1 Illustrations de données Recommander à ces lecteurs les blogs de confrères indépendants dans la blogroll Blogroll du Fils du Dr Sachs 2 Insérer un lien hypertexte d’un autre blog dans le corps du texte Blogroll de Dr Borée Je vous invite très fortement à lire l’article de Farfadoc « Votre médecin, vous le voulez avec ou sans pub », et l’appel des 50 médecins généralistes en 2007 Je vous invite à lire le parcours de Matthieu Calafiore sur le sujet et l’article de Docgécé. Et surtout, je vous invite à lire les articles de Bruit des sabots (1-2-3) un interne bien plus éclairé que je ne l’étais et de signer sa pétition en ligne « Chut,pas de marques » (DocteurMilie, Ce que j’écris sur mon ordonnance, 21 fév 2013) Ces deux années ont servi à nourrir ma réflexion qui a été largement inspirée par mes confrères sur Twitter, membres du Formindep pour quelques-uns (Nfkb, Je ne reçois plus la visite médicale, 11 sep 2012 3 Mentionner le pseudonyme d’un confrère similaire (avec ou sans hyperliens) 4 Se présenter dans la biographie accessible dans la barre latérale du menu du blog (page Si vous voulez rencontrer les premiers d'une nouvelle espèce (Copyright Fluorette encore une fois), allez-vous balader sur la blogosphère médicale et sur Twitter. Vous y trouverez tout un tas de jeunes médecins (et moins jeunes, c'est plus une affaire d'état d'esprit que d'âge en fait), qui ne courent pas après l'argent, qui n'ont pas peur de s'installer, qui sont motivés par leur travail. (Dr Kalee) Je suis adhérent à l’Association Mieux Prescrire depuis mai 2008 et expert titulaire auprès de l’ANSM depuis février 2010 (si, si, c’est compatible…) (Grange Blanche, rubrique A propos) 198 intitulée A propos, Contact, Auteur) 5 Poster un article reflétant la logique choisie -Ce blog est financé intégralement par moi-même. -Je n’ai aucun lien avec l’industrie pharmaceutique, qu’il soit financier, moral ou familial. L’intégralité de mes revenus est issue de mon activité libérale. -Bon, le seul truc dans mon cabinet financé par un labo, c’est une toise à ruban44. (20 euros, dans toutes les bonnes crémeries) Mais j’arrive pas à la décrocher. C’est coincé. (c’est pas faute d’avoir essayé) Pardon. (Docteur Stéphane, rubrique A propos) Chasteté, Jaddo, 22 oct 2008 Visiteuse, Fluorette, 17 fev 2011 Je ne reçois plus la visite médicale, Nfkb, 11 sep 2012 AA-VM [Médecins ayant accepté la Visite Médicale], Sommatino Roots, 19 janv 2013 Votre médecin, vous le voulez avec ou sans pub?, Farfadoc, 19 fev 2013 Ce que j’écris sur mon ordonnance, DocteurMilie 22 oct 2013 Jour de visite, Bruit des sabots, 30 avr 2014 Source : auteur La première pratique identifiée relevant de l’invocation des logiques est de partager les noms des membres. Ils postent à ce titre un lien entrant dans sa blogroll ou dans le corps du blog (textes, commentaires) ou simplement mentionner son nom (lignes 1, 2 et 3 dans Tableau 18). Le second acte est d’invoquer les pratiques matérielles de la logique à laquelle le médecin appartient. Par exemple, les médecins indépendants bloggeurs ont tous posté un article expliquant pourquoi ils ont décidé de ne plus recevoir la visite médicale (Pratique 5 dans le Tableau 18). En faisant cela, ils expliquent aux lecteurs qu’il s’agit d’une pratique récurrente dans la logique. La logique devient standardisée, ou prise pour acquis, dès qu’un même comportement est reproduit (Strang et Meyer, 1993). 44 Une toise à ruban médicale est un outil fixé au mur permettant de mesurer la taille du patient 199 Synthèse du chapitre 7 Dans ce chapitre j’ai illustré les processus de changement intentionnel effectués par les médecins indépendants activistes et pas leurs futurs membres. L’observation micro du changement opéré par et pour les individus illustre complémentairement le processus de changement de l’action collective présenté par Hargave et Van de Ven (2004, 2006). Pour promouvoir la logique, les indépendantistes se saisissent de plusieurs artefacts/ressources : les médias, les réseaux sociaux, les lieux publics (universités), les lieux de travail (cabinets et hôpitaux) et les lois. L’objectif est de construire un réseau d’acteurs en accord avec la vision du mouvement. L’autre élément qui a favorisé la mise en avant de la logique est la médiatisation du scandale du Médiator. Les médecins indépendantistes participent à des émissions médiatiques, et écrivent des directives pour la définition de nouveaux projets de loi comme celui de la loi Bertrand. Les technologies interviennent dans le changement en attirant l’attention des acteurs sur le contenu de l’information divulgué par les acteurs. Je rejoins l’idée que les narrations (Garud & Giuliani, 2013), les symboles et valeurs sont imbriquées dans les objets (Blanc & Huault, 2014; Jones & Massa, 2013). Pour motiver les acteurs à rejoindre leur logique, les médecins indépendantistes fournissent le moyen d’activer une identité collective légitime. Etre lecteur émérite de la revue Prescrire, reflète l’identité du médecin. Inscrire dans sa blogroll le site d’un confrère indépendant, ou diffuser un lien url dans un twitt complètent la définition de soi. En revanche, les résultats suggèrent surtout que les objets ont un sens que lorsqu’ils sont intégrés à des pratiques, des habitudes ou des routines (Bourdieu, 1977; Orlikowski, 2000). Tout acteur n’appartenant pas au champ médical ne pourra comprendre ce que lire la revue Prescrire veut dire. De même, celui qui n’a pas pris connaissance des scandales pharmaceutiques ces dernières années ne trouvera pas l’utilité de suivre une démarche indépendante. Pour finir, c’est principalement en prenant compte de l’interférence de l’usage d’objets distincts, que rejoindre une nouvelle logique prend un sens. En conclusion, la matérialisation d’une logique en objet (un blog, un twitt, une revue) contribue à la transformation des acteurs. Les observateurs prennent conscience de l’existence de nouvelles pratiques légitimes dans le champ et peuvent à leurs tours les adopter s’ils les jugent pertinentes. 200 Chapitre 8 : La non-intentionnalité du changement de logique Les deux chapitres précédents illustrent l’interaction des logiques institutionnelles et des pratiques matérielles dans la profession médicale. Nous avons découvert que les pratiques matérielles de deux logiques distinctes se différencient. Par ailleurs, le cas des logiques de prescription dans la profession médicale est une histoire de changement de domination où peu à peu la logique alternative, la logique indépendante, attire de plus en plus de jeunes médecins. Le processus de changement de logique est illustré par trois phases : la phase d’élimination, de substitution et de transformation. Chacune de ces phases permettent aux entrepreneurs du changement (les travailleurs institutionnels) d’instaurer les principes et de créer les règles d’une logique alternative. Dans le chapitre 7, je me suis concentrée sur l’idée que l’attention des acteurs se tournait vers la nouvelle logique (les contradictions, les pratiques matérielles et la théorie). L’activation de la nouvelle logique, ou le déclic, a lieu lorsque les acteurs interagissent avec les artefacts. Une fois de plus, ce déclic s’opère grâce aux actions intentionnelles des acteurs qui se mobilisent pour créer une logique alternative ou combiner les logiques et les schémas (Thornton et al., 2012). Ce dernier chapitre de la partie résultat a pour vocation d’expliquer le changement de domination de logique opéré par les acteurs non-humains, en particulier les technologies. Les résultats de l’analyse suggèrent en effet que les objets qui ont des propriétés technologiques contribuent eux aussi au déclic institutionnel. 201 8.1 L’utilisation des technologies dans la profession médicale L’habilité des médecins à utiliser les nouvelles technologies dans leur pratique a suscité beaucoup d’intérêts dans la littérature anglo-saxonne (Gonod-Boissin, 2005). De nombreux travaux s’intéressent par ailleurs au besoin d’informations des médecins et introduisent l’idée que les médecins ont leurs « sources préférées » (ex : Haugh, 1997). La recherche d’informations qu’elles soient académiques ou professionnelles permet de maintenir son niveau de connaissance à jour, de supporter ou confirmer une connaissance (Addison, Whitcombe, & William Glover, 2013) donc d’éliminer toute forme d’incertitudes (cf. Chapitre 3). Dans les années 90, l’information médicale issue des revues papier et des livres sont les favoris des médecins (Gonod-Boissin, 2005). Puis, peu après, l’évolution électronique dans le secteur de l’édition est un nouveau tournant décisif dans les nouveaux usages. Internet devient un des outils de base dans l’activité quotidienne des médecins. Il représente un nouveau moyen de communication permettant l’accès et la disponibilité de l’information médicale et les bases de données accessibles sur des sites spécialisés comme PubMed ou Medline. Il permet, par ailleurs, d’accéder à des modules de formation depuis son cabinet. Depuis le boom d’Internet, de nouveaux usages sont explorés dans la littérature. On parle de médecine 2.0, en référence aux réseaux sociaux (Hughes, Joshi, & Wareham, 2008). Les études démontrent un usage croissant des TIC en particulier des courriers électroniques entre confrères et avec le patient (Liederman & Morefield, 2003), des réseaux sociaux (Hyman, Luks, & Sechrest, 2012), des téléphones portables (Bullock, 2014), Twitter (Chretien, Azar, & Kind, 2011) ou encore Google (cité par Addison et al., 2013). De nombreux avantages sont mis en avant dans la littérature ; Les nouvelles technologies font gagner du temps, améliorent le soin des patients et elles permettent principalement aux médecins de développer, utiliser, évaluer et partager des informations au sein d’un écosystème de connaissances riche et varié (Hyman et al., 2012; McGowan et al., 2012; Smith, 1996). Ainsi, au-delà de figurer comme immenses bases de données informationnelles, pour les médecins installés dans des zones rurales éloignées, les nouvelles technologies permettent d’accéder plus rapidement aux techniques modernes, d’entrer en contact avec des pairs ou des personnes influentes dans un domaine, et engager des discussions avec eux (McGowan et al., 2012). Historiquement, les médecins se retrouvaient dans le cadre de conférences ou de salons professionnels. Ces espaces ont des frontières limitées, les réunions sont rares et ils réduisent le confinement à un cercle très restreint. Grâce à Internet, ils ne sont plus limités par la distance géographique qui les sépare. Il n’existe pas d’études significatives à ce jour démontrant l’utilité perçue de Twitter et des blogs pour les 202 médecins. Mais de nombreuses idées relèvent l’importance des réseaux sociaux dans la formation des médecins, et suscitent un intérêt constant pour le changement que cela implique dans la pratique (Hughes et al., 2008) Il est tenu pour acquis en management des systèmes d’information que l’utilisation d’une technologie est influencée par la perception qu’ont les utilisateurs quant à la facilité d’accès et de l’utilisé perçue dans l’amélioration de sa performance (Davis, 1985). Les médecins utilisent une technologie si elle leur semble facile à utiliser et si elle améliore leurs pratiques ou la satisfaction de leurs patients (McGowan et al., 2012). Trouver une information au sein des bases de données contenant des millions d’informations n’est pas une tâche facile. Ainsi, utiliser les moteurs de recherche performants tels que Twitter et Google accroît les chances d’obtenir des réponses rapides à des questions complexes. Dans les sections suivantes, je décris les conséquences de l’utilisation massive des technologies numériques par les médecins dans la profession. Je soutiendrai l’idée que les artefacts saisis exercent un pouvoir indépendamment de l’action volontaire des individus. Les algorithmes des moteurs de recherches fonctionnent selon l’activité des acteurs, certes, mais ces derniers n’ont pas conscience du fonctionnement des moteurs et leurs comportements sont influencés par les calculs et la structure de la plateforme. Internet et les réseaux sociaux vont accroître la capacité des médecins à satisfaire ce type de besoin. Nous nous concentrerons sur la technologie des moteurs de recherche. 8.2 Les moteurs de recherche Selon une étude IPSOS, les médecins placent la recherche d’information en tête de leur besoin. 44% d’entre eux considèrent qu’Internet est une source importante, 72% disent l’utiliser au moins une fois par semaine pour des raisons professionnelles et 73% pour rechercher des informations sur le médicament (IGAS, 2007 p.12). En effet, dans le domaine de la santé, l’information disponible sur internet est une nébuleuse. Tous les acteurs, patients, médecins, organismes, régulateurs, associations de patients s’approprient les services du web pour diffuser ou accéder à l’information. Il existerait ainsi 3 700 groupes de discussion autour de la santé ; le site Atoute compte environ 1,5 million de visiteurs par mois - la plupart sont guidés par les moteurs de recherche ; Doctissimo affiche 150 000 messages postés par jour ; 1 milliard de vidéos en ligne ont trait à la santé (Livre Blanc Déontologie du Web, Ordre des Médecins, 2011). Il existe un groupe de sites de médecins surnommé « médecins maîtrestoile » (MMT) formé dans les années 90 pour réunir plus de 110 sites internet. Leur volonté 203 est de « promouvoir et partager une information médicale de qualité, tant avec leurs confrères qu’à destination des patients » (Livre Blanc 2011). Nous l’avons vu précédemment, ces médecins expriment leurs chroniques essentiellement au travers de blogs. L’Ordre des médecins impose une règle quant à l’accès à ces sites de l’extérieur ; l’accès au site de médecins doit se faire uniquement de manière « naturelle », et l’Ordre prohibe toute forme de référencement payant. Nous avons accès à un site internet naturellement de différentes manières : en cliquant sur un lien (dans un texte, mails, ou réseau social), en saisissant directement l’adresse url du site dans la barre de navigation, ou alors en effectuant une recherche avec les moteurs de recherche. Une étude récente de l’agence AT Internet montre qu’en moyenne 39% des visites d’un site internet d’information proviennent de Google, 7% de Facebook, 1% de Twitter (Janvier 2014). Or, de nombreuses études mettent en avant le manque de compétences des médecins dans la recherche d’information (ex : Ely et al., 2002). La difficulté réside dans la capacité à formuler une question claire, et à chercher les mots clés adéquats dans la base de données. Parmi les autres obstacles découverts dans l’étude d’Ely et al (2002), on découvre, par exemple, le manque de temps, l’incertitude au sujet de l’endroit où peut se trouver cette information, le doute quant à la crédibilité de la source, ou encore l’échec de la recherche. Un médecin passera 2 minutes à chercher une réponse à sa question avant d’abandonner sa recherche (Addison et al., 2013) Ainsi, un bon système d’information pour un médecin est un système qui 1) l’aide à formuler sa question pour obtenir la bonne ressource très tôt dans son processus de recherche, 2) fournit des informations utiles, robustes et synthétiques. Sans aucun doute, la meilleure source capable de fournir ce type de réponses est un collègue. En interagissant avec un collègue, un médecin pourra mieux comprendre son problème et le formuler plus clairement. La crédibilité qu’il accorde à un pair va renforcer par ailleurs le conseil reçu puisque son niveau de crédibilité est élevé. 8.2.1 La technologie de calcul de référencement naturel Arrêtons-nous d’abord sur les technologies de référencement naturel des sites internet. L’objectif de cette section est de comprendre comment les blogs des médecins ou les comptes Twitter des médecins sont accessibles via un moteur de recherche. Au cours des entretiens avec de jeunes médecins, il semblerait que certains aient découvert les sites des médecins indépendants ou les profils de médecins indépendants par eux même. 204 Mais je m’emmerde tellement dans son cabinet paumé et désert que j’ai le temps de créer un blog, pour raconter une visite loufoque de la garde de la veille. En cherchant à me faire lire, je découvre ceux qui existent déjà. Et déjà je me sens moins seul. (OBS) 8.2.2 Comment fonctionnent les moteurs de recherche ? Les « robots » vont indexer un contenu, et hiérarchisent les résultats selon la pertinence avec le mot recherché. Plus un résultat, c’est-à-dire un lien, un profil, une information, une image ou une vidéo, se trouve en haut du classement, plus il a de chance de fournir à l’utilisateur un résultat de qualité. Les moteurs de recherche sont des robots spécialistes de la gestion de données sur des corpus très hétérogènes (l’ensemble des sites Web), dont ils ne sont donc pas les auteurs et qu’ils ne structurent pas mais qu’ils traitent à partir d’un repérage automatique des sites qu’ils indexent à l’aide de modèles statistiques rudimentaires. (Boullier, 2000) Aujourd’hui, les moteurs de recherche, et en particulier celui de Google fonctionnent en quatre étapes (Farchy & Méadel, 2013) : La 1ère étape consiste à collecter les données pour alimenter le moteur, dite crawling. L’ambition de Google est de scanner tous les sites web à l’aide d’un robot afin de saisir le contenu (texte, liens, codes html). Pour faciliter l’accès des robots à un site Web, il faut respecter un certain nombre de critères de satisfaction pour ne pas échapper aux moteurs et ainsi voir son site référencé. La 2ème étape est l’indexation des données. Les informations une fois collectées sont traitées, les liens analysés, les textes soumis à une analyse sémantique. Cette phase est un secret industriel. Il ne faudrait pas que l’indexation favorise les sites Web qui auraient joué tactiquement à l’optimisation de l’indexation de leur site La 3ème étape consiste à classer le contenu indexé, le ranking. Les premiers moteurs de recherche ont été développé il y a plus de 35 ans (Henzinger, 2007). A l’origine, le modèle reposait seulement sur un classement lié au contenu du texte. Peu à peu, les moteurs de recherche ajoutent à l’algorithme la structure d’un site web, ses hyperliens, et la construction du site web. L’idée était de refléter la qualité de la page web. L’algorithme de Google, le Page Rank révolutionne la pertinence des requêtes car c’est le premier algorithme à tenir compte 205 des hyperliens dans son classement (ibid.) Ce modèle est inspiré d’indicateurs scientométriques définis par Eugène Garfield en 1972 (Ertzscheid, 2009) alors utilisés pour l’évaluation de publications scientifiques. La pertinence d’une page web est définit par le nombre de personnes qui la citent, autrement dit qui postent un lien, appelé backlink sur leur propre site. Ce coup de génie des inventeurs de Google Sergue Brin et Larry Page alors étudiants à Stanford, transposé sur un corpus ouvert et non filtré est breveté en 1998. Peu à peu de nombreux acteurs vont s’inspirer du PageRank de Google. Google n’aura de cesse de modifier et d’améliorer son PageRank pour se démarquer de ses concurrents (Yahoo, Bing). A titre d’illustration, en 2007, le Pagerank a connu 450 modifications (Ertzscheid, 2009) et contiendrait en 2013 200 facteurs de classification. Non seulement il tient compte du nombre de liens pointant sur le site et sa structure (html), mais de nouveaux paramètres entrent en jeu. Le principal changement comprend le comportement passé des utilisateurs à court-terme et long-terme (Henzinger, 2007). Toutefois, il est important de rappeler que le fonctionnement exact de l’algorithme est une « boîte noire » (Assadi & Beaudouin, 2002). Personne ne connaît exactement le système de traitement de Google. Plusieurs recherches se basant sur l’observation et sur les expérimentations vont permettre aux chercheurs de comprendre le fonctionnement de son algorithme (voir Henzinger, 2007). le classement dépend de critères de géolocalisation identifiés dans l’adresse IP de l’utilisateur les résultats dépendent des recherches passées enregistrées automatiquement les résultats dépendent du trafic d’un site, des visites précédentes l’algorithme utilise des données personnelles complémentaires que l’utilisateur a lui-même fourni au serveur (documents lus ou ouverts, e-mails) La 4ème étape est la restitution des résultats. Les résultats sont présentés sous forme d’une liste de liens. La plupart des consultations ne dépasse pas les deux premières pages. Les navigateurs se contenteraient ainsi de regarder uniquement les premiers résultats en haut de la hiérarchie. Celui qui est en haut aura plus de chance de cumuler des visites que les autres sites et ainsi de maintenir sa position en haut du classement puisque l’algorithme tiendrait compte de son taux de visite. Les différentes étapes présentées ici suggèrent que la technologie manipule le comportement des individus. Cela fait appel à la notion de performativité évoquée dans la revue de littérature (Pickering, 1995). Les moteurs de recherche deviennent un assemblage sociomatériel où l’action produite est le résultat de l’agencement entre l’individu et la 206 technologie (Orlikowski, 2000) qui d’une manière inattendue manipule non intentionnellement l’action finale des individus. Testons deux requêtes plausibles faites par un utilisateur cherchant à découvrir/lire un autre médecin. 8.2.3 Expérimentations Les tests suivants ont été réalisés par le biais de deux outils https://adwords.google.com/d/AdPreview et https://twitter.com/search. Les deux outils me permettent de changer la géolocalisation des navigateurs. Les requêtes sont paramétrées sur Paris, en France. D’autres données complémentaires comme le Page Rank des blogs des médecins, sa note d’efficacité de référencement sont obtenues grâce à la plateforme Woorank45. 8.2.3.1 1ère simulation avec Google Dans le cadre de la première simulation, imaginons un jeune médecin qui aurait découvert dans une Revue professionnelle, ou en librairie les histoires de médecins bloggeurs. Curieux de découvrir son contenu, il cherche dans Google le nom de ces blogs et effectue la requête « blog de médecin ». Le Tableau 20 illustre l’ordre des résultats qui s’affichent sur la page, ainsi que la note d’évaluation de la qualité de référencement du blog et son Page Rank (PR). En complément, j’ai regardé plus en détail la logique à laquelle appartenait le médecin. Pour cela, j’ai cherché à savoir si le médecin 1) lisait Prescrire, 2) refusait la visite médicale et 3) prescrivait en DCI. A titre d’exemple, plusieurs informations m’indiquent que les extraits du blog en première ligne du Tableau 19 reflètent l’appartenance à la logique indépendante. A l’inverse, le second bloggeur mentionne avoir discuté récemment avec un VM, donc il est non indépendant. Plusieurs experts dans le domaine du Marketing Digital m’ont confirmé lors d’entretiens informels la fiabilité de l’outil. 45 207 Tableau 19 : illustrations de verbatim pour déterminer la logique des médecins bloggeurs Visite Médicale Prescription en DCI Revue Prescrire Il y a quelques années, en prenant la décision de ne plus recevoir les visiteurs médicaux, je pensais pouvoir me libérer de certaines contraintes en matière de prescription. Pour simplifier mes prescriptions, j'ai commencé à les faire en DCI. Je trouvais plus logique de mentionner le nom d'une molécule et son dosage, plutôt que d'avoir à choisir parmi une ribambelle de noms commerciaux. Je sors mon pied à coulisse pour mesurer l'épaisseur du supplément "intéractions médicamenteuses" de la revue PRESCRIRE: elle a encore bien augmentée cette année. Je n'ai plus qu'à m'y attaquer OUI - - NON Mais il se trouve qu'un visiteur médical m'a convaincue de Prescrire du Doliprane, car fait à Lisieux, donc MADE IN FRANCE, tout simplement! Indépendant Source : auteur L’objectif de cette simulation n’est de pas de tenter d’expliquer pourquoi un lien est placé au-dessus d’un autre. Elle permet simplement d’illustrer la présence de blogs de médecins indépendants dans le classement, et en particulier en top de la liste des résultats. Les vingt premiers résultats de la requête « blog médecins » lors de la simulation sont les suivants : Tableau 20 : Exemple de classement pour la requête "blog médecin" dans Google # Titre Liens 1 Le club des médecins blogueurs | Les 2 3 4 5 6 articles des médecins ... www.clubdesmedecinsblogueurs.com/ Juste après dresseuse d'ours www.jaddo.fr/ Journal de bord d'une jeune médecin généraliste de Seine www.docteurmilie.fr/wordpress/ armance.overblog.com - Armance, femme, médecin (et www.armance.overblog.com/ Le fils du Dr Sachs | Quotidien d'un médecin de campagne www.docteursachs.unblog.fr/ Docteur Gécé | Femme, médecin généraliste, remplaçante ... www.docteurgece.wordpress.com/ Médecin indépendant OUI PR Note backlinks 3 65,2 42 346 OUI 4 74,5 90 044 OUI N/A N/A N/A OUI 3 61,8 16 970 OUI N/A 63,3 12 451 OUI 3 64,5 7 771 208 7 Blog du Docteur Didier Moulinier | Un 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 médecin persécuté www.dr.moulinier.fr/ DE LA MEDECINE GENERALE, seulement de la médecine www.docteurdu16.blogspot.com/ Behind The Mask | Le blog d'un médecin généraliste de ... www.drstephane.fr/ Le blog de DrFoulard | Médecin en transit, pas encore http://www.drfoulard.fr/ Le blog de Borée: Borée est un médecin généraliste installé www.boree.eu/ cris et chuchotements www.cris-et-chuchotements.net/ Les carnets d'un médecin de montagne http://genoudesalpages.blogspot.com/ madame, son livre et la médecine http://madamemedecine.blogspot.com/ Le blog de Granadille | médecine et autres broutilles https://granadille.wordpress.com/ Farfadoc | médecin de famille https://farfadoc.wordpress.com/ Antisèches de consultation en médecine générale https://antiseche.wordpress.com/ Promenade de santé http://www.fluorette.over-blog.com/ Journal de soignés/soignants réconciliés http://www.alorsvoila.centerblog.net/ Docteur Couine - femme médecin http://www.ledocteurcouine.wordpress.com/ NON 2 62,8 2 302 OUI/NON 3 60,4 1 745 OUI 3 63,8 6 045 OUI 3 57,4 9 571 OUI 4 65,1 17 688 NON 3 56,9 4 090 NON 3 56,3 6 253 NON 2 55,8 2 191 N/A 2 59,6 5 659 OUI 3 65 10 167 OUI/NON 2 58,9 7 541 OUI 3 62,7 64 326 NON 0 65 75 651 NON 3 58,3 5 436 Source : auteur Dans le Tableau 20, on voit que beaucoup de blogs de médecins indépendants s’affichent dans les premiers résultats. La littérature explique que ce classement repose sur l’historique de l’utilisateur, sur son profil, sa navigation passée. Ainsi, il est impossible de prédire la liste exacte de cette requête type pour un individu. Mais, il est fort probable que compte tenu du PR de 4 pour les blogs de Jaddo et Borée, ainsi qu’un nombre supérieur de liens qui pointent sur leurs sites (plus de 90 000 liens sur d’autres sites internet pointent sur le site de Jaddo), ces liens apparaîtront en tête des résultats et donc auront une probabilité élevée d’être vus et cliqués par les utilisateurs des moteurs de recherche. 8.2.3.2 2ème simulation avec Twitter Dans le cadre d’une deuxième simulation, la requête « médecin généraliste » est testé sur le réseau social Twitter. Nous ne savons pas grand-chose à propos du fonctionnement de 209 l’algorithme de Twitter dans la littérature académique. Dans la presse, il est mentionné que Twitter a acquis plusieurs startups dans le passé qui travaillaient sur le perfectionnement d’algorithmes de réseaux sociaux. En 2011, par exemple, l’entreprise achète Julpan, une startup fondée par un ancien de chez Google, afin d’améliorer la plateforme L'algorithme de Julplan analyse notamment en temps réel les mises à jour des statuts, les tweets, les contenus sur lesquels les internautes cliquent "J'aime" sur Facebook, et les flux RSS (ARCH)46 Ainsi, tout comme celui de Google, le modèle de calcul du moteur de recherche est une boîte noire. Pour réaliser la simulation, j’ai utilisé mon compte personnel (@helenelambrix). Je m’aperçois très vite que la liste des résultats est personnalisée. Au-dessus du profil proposé, il est mentionné le nom d’une personne de mon réseau qui serait déjà abonné au profil suggéré (voir Figure 18). En effet, pour entrer en contact avec des médecins sur twitter j’ai été amené à en suivre quelques-uns (la plateforme ne m’autorisant pas à envoyer de message à quelqu’un que je ne suis pas et qui ne me suit pas en retour). Donc, lorsque j’effectue une recherche avec mon compte, les profils affichés en haut de la page sont des profils appartenant au réseau de mon propre réseau. Ainsi, la plupart des médecins affichés sont indépendants. Source : Twitter rachète Julpan, un algorithme de recherche social En savoir plus sur, L’Expansion et AFP, 22/09/2011 46 [consulté en ligne le 12 décembre 2014] http://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/twitter-rachete-julpanun-algorithme-de-recherche-social_1438062.html#CFTQpDhXJfZXOLgZ.99 210 Figure 18 : Impression écran requête « médecin généraliste » Source : Twitter C’est le principe des caractéristiques structurelles d’un réseau social (Burt, 1987 ; Weignert, 2002). Les personnes qui ont des opinions ou des comportements similaires ont les mêmes liens, et vice versa, les personnes développent les mêmes opinions en étant en relation avec les mêmes individus (Wellman, 1983, 1997). L’algorithme de twitter serait basé sur les fondamentaux des théories des réseaux sociaux. Quand le moteur de recherche suggère de suivre les membres du réseau de contact de l’utilisateur, il optimise l’adoption de l’utilisateur qui aura une grande chance de trouver des personnes en rapport avec ses propres valeurs et opinions. Les études démontrent aussi que les personnes avec des similarités sociodémographiques ont les mêmes besoins, préférences et goûts (Ibarra, 1992). J’ai comparé les résultats de la requête avec d’autres comptes, d’autres appareils (téléphone et tablettes), les résultats sont les mêmes. L’algorithme ne se base donc pas sur l’activité passée de l’utilisateur, comme peut le faire Google. Il semblerait qu’il s’appuie sur la popularité du profil, ses nombres d’abonnés, et l’antériorité du dernier tweet posté. 211 8.3 La structure des réseaux sociaux Les données collectées au cours des entretiens et de l’ethnographie suggèrent qu’il existe d’autres moyens de s’abonner à un profil qu’en passant par le moteur de recherche. A plusieurs reprises, le fait de s’abonner à un compte par hasard est mentionné au cours de nos entretiens. Le terme « par hasard » connote une décision prise de manière non-intentionnelle, non-réfléchie. C’est ce qu’affirment par exemple les médecins suivants : Typiquement Docteurmilie, qui est généraliste dans le 93, je ne sais plus trop comment je me suis mis à la suivre, mais on s’est rencontré à un congrès à une époque dans Paris, et voilà on s’est donné rendez-vous dans le stand de je sais plus quel laboratoire justement. Et voilà c’est comme ça. C’est sympa (ENT, Dr B) [Twitter] Moi c’est venu par hasard hein. (ENT, Dr La) J’étais en congés maternité. J’ai découvert les blogs médicaux. J’ai lu les blogs médicaux, j’ai lu Jaddo en entier. Et je ne sais pas comment je me rappelle plus ah si, avec des commentaires de son truc, j’ai découvert qu’elle était sur Twitter. Et comme elle était marrante j’ai eu envie de savoir ce qu’elle racontait sur Twitter, j’ai regardé sa page, et finalement je me suis inscrite. J’ai commencé à voir plein d’autres gens, de blogs, voilà quoi, je suis venue comme ça. (ENT, Dr E) Le Tableau 21 est une liste non-exhaustive des pratiques non-intentionnelles collectées lors de la Netnographie réalisée sur Twitter pour comprendre comment on est amené à s’abonner à un profil sans passer par le moteur de recherche : Tableau 21 : Pratiques non-intentionnelles observées sur Twitter Action 1. Installation par défaut sur certains téléphones et systèmes d’ordinateur lors de son achat 2. Suggestion de 3 profils similaires dès que l’on suit un contact, ou lors de la création d’un nouveau compte en haut de la page. Illustration Désormais, sur certains smartphones, Twitter ou une application similaire, est installé par défaut (à ma connaissance, c’est le cas des Iphone, des HTC, et de Windows 8). L’utilisateur n’a pas la possibilité de la supprimer. Et pour profiter de la pleine utilisation des suppléments de son appareil, il s’inscrit au réseau social (ex : synchronisation des contacts) (OBS) 212 Test réalisé avec @helenelambrix 3. Suggestion de 3 profils à suivre en haut à droite de la page Les profils qui me sont proposés sont des contacts académiques dans le domaine de la stratégie, du manager et de la théorie des organisations. La fenêtre est constamment sous les yeux de l’utilisateur en haut à droite. 4. Suggestion de plusieurs comptes dans l’onglet #découvrir> personnes La page de résultat est accessible dès que l’on clique dans le menu #découvrir. Visiblement, les personnes suggérées dépendent de plusieurs critères : 1. Localisation de l’adresse IP 2. Autres abonnements en relation avec le compte 3. Abonnements passés 213 5. Insertion de profils au milieu d’une requête Dans l’ordre, les suggestions pour la requête « Médecin généralistes » sont DDupagne, GeluleMD, Jaddo, DocteurStéphane, Loubet Dominique, France Médecin La dernière section de cette partie suggère que les médecins indépendants ont conscience du pouvoir des technologies. 8.4 Manipulation des objets Comme le témoigne un médecin twittos interrogé, Twitter et les blogs auraient facilité l’accès aux acteurs institutionnels et se seraient rendus capables de contribuer au changement de domination. En effet, Marisol Touraine, dans le cadre du projet de loi sur les déserts médicaux, a fait appel aux médecins bloggeurs. Ils expliquent la jalousie de leurs confrères syndicalistes lors de leur venue à l’Elysée : Quand on veut faire passer des idées là, on s’est quand même retrouvé dans le bureau de Marisol Touraine avec 24 bloggeurs sur les déserts médicaux qui représentaient rien ni personne ! Moi je suis syndicaliste. Le syndicat, ils peuvent faire ce qu’ils veulent, ils n’auront pas autant de buzz que celui qu’on a eu avec 214 nos tweets, c’était inimaginable ! Ils étaient verts quoi (rire). Je suis un syndicat de MG France, moi, les vieux copains de MG France ils étaient verts quoi "Vous vous avez réussi en trois semaines à passer à la télé, à la radio, on vous voit partout avec vos tweets et nous on peut passer n’importe quel communiqué de presse, on va avoir si on a une demi ligne dans le quotidien du médecin, on est content quoi !" C’est vrai que ça a une puissance, il faut la maîtriser, il faut savoir s’en servir. (ENT) C’est un sujet de discussion que l’on retrouve régulièrement dans les discussions des médecins : Avec les médecins blogueurs, nous sommes reçus au ministère de la santé, suite aux propositions faites pour l’avenir de la médecine générale. Même si nos propositions ne sont pas reprises, je réalise notre influence commune, notre capacité à fédérer. Je comprends aussi l’urgence de faire profiter au maximum de notre vision de la médecine générale. (OBS) Ainsi, ils partagent entre eux plusieurs techniques d’optimisation de référencement, traquent la performance de leurs blogs ou profils Twitter via des outils d’analyse, et choisissent d’optimiser la structure de leurs sites en changeant régulièrement le système de gestion de contenu (Wordpress). Il y a un système qui me paraît intéressant, c’est celui mis en place sur http://kred.com pour évaluer ton "crédit" en tant qu’émetteur de Tweets. Le nombre de tweets que tu émets est pris en compte, mais aussi les retweets, les réponses, etc. Ton influence se calcule d’après le nombre de tes tweets qui sont retweetés et du nombre de réponses privées que génèrent tes interventions. Cela te donne une échelle de crédibilité intéressante. (OBS) 215 Synthèse du chapitre 8 Dans ce chapitre, j’ai illustré comment les acteurs rejoignent non-intentionnellement la logique indépendante. Par le biais de plusieurs expérimentations, j’ai constaté le pouvoir performatif lié aux usages. Les algorithmes de recherche des plateformes utilisées par les médecins comme Google ou Twitter influencent le comportement des usagers, qui seront attirés de facto par les premiers résultats. Ainsi, le déclic pourrait probablement avoir lieu de manière non-intentionnelle. A travers plusieurs expérimentations, les requêtes positionnent les médecins indépendants en tête des classements. La littérature propose plusieurs explications à ce sujet : l’algorithme favorise les comptes et sites des plus anciens, il met en avant les utilisateurs dont le nombre d’abonnés ou de clics est important, il accorde de l’importance à la dynamique de contenu à l’intérieur du site. De fait, les médecins indépendants s’étant très tôt emparés des technologies pour substituer au manque de relation sociale, ils arrivent en premier. Ce résultat a néanmoins des conséquences exponentielles, puisque automatiquement, en cliquant, l’utilisateur renforce la performance du site du médecin. Pour comprendre complètement comment la matérialité agit dans les décisions des acteurs, les résultats suggèrent de tenir compte de la performance technique des artefacts digitaux (Orlikowski et Scott, 2008). Là encore, l’enchevêtrement matériel humain dans les pratiques explique comment des acteurs sont contraints de se laisser porter par les éléments matériels de leur contexte. Les résultats suggèrent finalement que les entrepreneurs institutionnels ont conscience du pouvoir des algorithmes dans la mobilisation du mouvement. Ils les utilisent à des fins stratégiques et échangent des conseils à ce sujet. Un des leaders du mouvement explique dans un entretien comment des « twittos » ont été sollicités par le ministère de la santé pour préparer un projet de loi. Le réseau social numérique a la particularité d’être public et d’être utilisé par de multiples acteurs. Il est particulièrement réputé pour attirer les politiciens dans leurs tactiques de communication ou de discussion. 216 Discussion : une lecture de l’énoncé performative du changement institutionnel Le projet de cette thèse est de comprendre l’action collective des acteurs dans la transformation d’un champ. Par acteurs, j’entends d’abord les initiateurs de la nouvelle logique, c’est-à-dire les entrepreneurs institutionnels (i.e. les indépendantistes). Néanmoins, les logiques médicales s’inscrivant dans un champ, il faut aussi intégrer les acteurs passifs (i.e. les indépendants) qui ne défendent pas nécessairement de position, mais qui suivent les schémas proposés. Dès lors, cela comprend les aspects non-intentionnels du changement (Lounsbury & Crumley, 2007). Je propose d’aborder directement la coopération duale des deux types d’acteurs : ceux qui formulent le besoin de changer, et ceux qui perçoivent le changement. Pour ce faire, je reviens aux principes de la notion de performativité des actes de langage d’Austin (1975). Ce dernier explique que pour qu’un énoncé soit performatif, il faut rassembler plusieurs « conditions de félicité ». J’illustre dans cette section plusieurs actes performatifs à partir du cas des médecins indépendantistes et indépendants. De manière complémentaire, avec les travaux de la théorie néo-institutionnelle, la mobilisation des conditions de félicité résonne avec les processus de légitimation (Vaara & Monin, 2010). J’expose ce processus à travers la notion de bricolage (Boxenbaum & Rouleau, 2011) correspondant à la phase de manipulation intentionnelle des structures sociales pour répondre aux problèmes de la logique existante. Cette lecture théorique des résultats sera une manière d’aborder la question principale de la recherche. La discussion générale de la thèse se scinde en deux sections. Dans la première, j’articule les théories et avec les résultats empiriques. Ce plan constitue une opportunité pour revenir aux concepts évoqués dans les premiers chapitres de la thèse, et puis permet d’aller plus loin en explorant également de nouveaux concepts. A partir des bases théoriques posées et articulées dans la section, je présenterai les contributions théoriques, méthodologiques et managériales de la thèse puis je finirai par l’exposé de ses limites. 217 1. Articulation théorique de la sociomatérialité dans la dynamique conjointe des logiques institutionnelles L’analyse de la sociomatérialité d’objets épistémiques dans la profession médicale a permis de mettre en évidence les dynamiques conjointes des logiques institutionnelles, des acteurs et des ressources au sein d’un champ. Les logiques institutionnelles prennent une forme de bricolage, avec, au cœur du projet, des objets épistémiques. Dans un premier temps, les configurations du champ médical seront déchiffrées à partir du modèle de Misangyi et al (2008). Dans un second temps, je reviendrai sur la notion de performativité afin de comprendre les fondements micro du changement de logique. 1.1. Configuration du champ médical Les résultats empiriques de la thèse illustrent le modèle mis en évidence par Misangyi et al. (2008) (Figure 19). On retrouve dans l’étude de la profession médicale les différents éléments des logiques institutionnelles : les éléments symboliques, l’identité, et le sens, les schémas cognitifs et les règles, puis les éléments substantifs et les ressources. Figure 19 : Deux logiques en opposition dans le champ médical Logique de laboratoire Logique indépendante Médecin généraliste Médecin hospitalier Réduire les incertitudes Préserver la R&D Prescrire un médicament Acteurs défenseurs Experts scientifiques Ressources Economiques Culturelles Sociales Symboliques Acteurs promoteurs Revue Prescrire, Formindep, syndicats Source : adaptation de (Misangyi, Weaver, & Elms, 2008) 218 La profession médicale a longtemps été dominée par une logique professionnelle, puis étatique et enfin managériale (Mendel & Scott, 2010; Reay & Hinings, 2005; Scott, Ruef, Mendel, & Coronna, 2000). Mendel et Scott (2010) mettent en évidence l’émergence d’une logique incrémentale dans le champ médical alliant principes scientifiques et valeurs professionnelles. La logique indépendante représente une forme de logique incrémentale portée par un mouvement social comprenant majoritairement des professionnels de santé. La logique concourt en parallèle à une logique dite managériale, ou de laboratoire (ex : Dunn & Jones, 2010; Glynn & Lounsbury, 2005; Reay & Hinings, 2005). Les membres affiliés à chaque logique ont des identités et des schémas de pensées distincts. Ils suivent des règles particulières (Misangyi et al., 2008). Les médecins indépendants sont principalement de jeunes généralistes dont la vocation est le bien-être de leurs patients. Les médecins de laboratoire sont des médecins généralistes plus âgés, ou des médecins hospitaliers, qui privilégient leur statut et les activités de recherche. D’après les informations collectées dans la presse, le mouvement indépendantiste remonte aux années 70. A cette époque, plusieurs mouvements de nature révolutionnaire et contestataire virent le jour pour prôner l’humanisation de la société et, pour ce faire, attaquèrent le système capitaliste (Acquier & Aggeri, 2008). Plusieurs grandes organisations non-gouvernementales (ONGs) sont créées (ex : Greenpeace, WWF). L’analyse des médecins indépendants met en évidence la construction d’un diagnostic/pronostic (Hargrave & Van de Ven, 2006) en démontrant qu’il existe un problème dans la structuration du champ : les liens entre les laboratoires pharmaceutiques et les médecins experts, les régulateurs et patients, ne peuvent et ne doivent plus exister (Figure 20 ci-après). A la base des activités substantives des deux logiques, demeure l’activité centrale de prescription guidée par les règles cognitives, normatives et politiques de la profession (Scott et al., 2000). Les recherches sociologiques passées insistent sur l’importance de la relation entre les différents acteurs à travers cette pratique (Freidson, 1985). Néanmoins, Misangyi et ses collègues (2008) font part du rôle des ressources dans les logiques institutionnelles. Ses éléments pris en compte, mon attention s’est portée sur les objets de la connaissance et les objets épistémiques (Knorr-Cetina, 2000). 219 Figure 20 : Pronostic de structuration du champ promu par les médecins indépendantistes Source : auteur L’étude longitudinale de la construction d’une nouvelle logique au cours du temps visualise le changement de logique comme deux processus (Hargrave & Van de Ven, 2006; Langley, 1999). Pour comprendre comment s’opère le changement dans le champ médical, je sépare visuellement les activités des entrepreneurs institutionnels, devenus bricoleurs, de celles des autres membres, les usagers. 1.2. Bricoler un projet pressionnel autour d’un objet épistémique La théorie néo-institutionnelle explique que le changement débute par un choc exogène (Greenwood, Suddaby, & Hinings, 2002; Seo & Creed, 2002). Les scandales pharmaceutiques 220 exercent une pression sur la profession médicale. Ils mettent en doute le lien de confiance qui lie le médecin à son patient. Face à cela, l’objectif du mouvement social des indépendantistes est essentiellement pédagogique. Après avoir construit un réseau de médecins formateurs, l’UNAFORMEC, les entrepreneurs matérialisent leur projet à travers la création de la revue épistémique Prescrire, un modèle de bonnes pratiques. L’artefact est similaire à ceux disponibles dans les ressources du champ et s’appuie sur les piliers institutionnels de la profession (comme les RBP, les formations, les évaluations des pratiques professionnelles, les fiches de lecture, les rencontres annuelles, les listes des médicaments interdits, les diplômes, les chartes...). Selon le « jargon » néo-institutionnel, cela signifie que la logique définit l’identité collective et théorise ses pratiques dans le champ (Glynn & Lounsbury, 2005). Cette phase de conception est à la fois le diagnostic, le pronostic et la motivation d’un projet collectif (Hargrave & Van de Ven, 2006), et un espace libre où des acteurs se rassemblent et concrétisent la construction du mouvement (Fantasia et Hirsk, 1995 ; Gamson, 1996 ; Polletta, 1999 ; Snow et al., 1986 cités par Kellogg, 2009). Les médecins fondateurs de la logique indépendante ont par ailleurs confié que dès les années 2000, ils ont pu discuter régulièrement via des forums, des emails et autre espaces virtuels privés (Diani, 2000). Vu sous cet angle, la logique institutionnelle est une innovation institutionnelle composée de plusieurs étapes successives : la pré-institutionnalisation comprenant la phase de conception de la logique, la semi-institutionnalisation comprenant la phase de légitimation de la logique dans le champ, la mobilisation d’alliés, et enfin l’institutionnalisation, moment où l’objet s’inscrit dans les routines des acteurs (Greenwood et al., 2002; Tolbert & Zucker, 1996). Traditionnellement, les activités de création, à la genèse de l’innovation, ont été largement négligées dans la littérature néo-institutionnelle (Lounsbury & Crumley, 2007). Les auteurs ont préféré s’intéresser aux phases de diffusion, pour comprendre directement les contraintes imposées par l’environnement dans l’élaboration de projets. Parmi les projets récents visant à combler les limites théoriques, le concept de travail institutionnel valorise ce passage innovant des institutions. La notion de bricolage envisagée par Boxenbaum et al (2011, 2012, 2014), conçoit l’importance de la phase de conception du travail institutionnel. Le bricolage est un régime de conception singulier qui a pour principe dichotomique de faire du neuf avec de l’ancien. LeviStrauss (1962) explique que « Le bricoleur utilise les débris d’évènements, des fossiles historiques d’un individu et d’une société pour reconstruire quelque chose de nouveau » (Christiansen & Lounsbury, 2013, p. 202). Basé sur des capacités réflexives visant à produire des solutions à un problème émergent, le bricoleur a besoin de ressources. Si l’on considère 221 les logiques institutionnelles comme des explorations créatives, il est tout à fait possible d’appliquer les mécanismes de bricolage aux configurations de logiques (ex: Christiansen & Lounsbury, 2013). Les acteurs agissent comme des bricoleurs pour combiner les éléments des différentes logiques existantes au sein d’un nouvel objet (Lounsbury & Glynn, 2001), c’està-dire une nouvelle logique (Christiansen & Lounsbury, 2013). Voir la logique comme le résultat d’un bricolage est en lien avec le modèle de Misangyi et al (2008). En revanche, le concept de bricolage fournit des éléments concrets de ce que les acteurs souhaitent pour concevoir une logique. Dans le cadre de ma thèse, au lieu de tenir compte d’objets frontières (Bechky, 2003 ; Star & Griesemer, 1989), je prends en considération des objets épistémiques. Ils représentent des objets flexibles qui incorporent des éléments provenant de mondes sociaux différents, celui de la logique professionnelle et celui de la logique managériale. C’est pourquoi, en ligne avec la notion de bricolage, la logique indépendante est une nouvelle théorie conçue par des bricoleurs, par l’intermédiaire d’objets épistémiques (cf. Figure 21). La réflexivité des acteurs autour de ce projet acquière très vite la légitimité du champ. Prescrire est ainsi considérée comme le lanceur d’alertes de plusieurs médicaments à l’origine de scandales (Mediator, pilule 3ème génération). Figure 21 : Projet de bricolage de la logique indépendante Logique professionnelle « Bricolage » Logique indépendante Logique managériale Objets Epistémiques Chocs externes Intégration des objets épistémiques dans les ressources économiques, sociales, culturelles et symboliques du champ Source : auteur Le projet établi, l’identité définie et la logique théorisée, les membres vont chercher à étendre la logique dans le champ. 222 1.3. Impliquer les autres acteurs dans la logique La force des indépendantistes a été indéniablement de s’approprier des artefacts digitaux comme Twitter et les blogs (Kallinikos, Aaltonen, & Marton, 2013) et des objets épistémiques comme Prescrire (Knorr-Cetina, 2001) intégrés dans les normes et pratiques quotidiennes de prescription. Le pouvoir de diffusion des technologies est progressif et favorise la prise de conscience des acteurs membres des logiques par le biais de ce que j’ai appelé le déclic. A terme, l’encastrement d’un jeune médecin dans un environnement où deux logiques sont concurrentes, lui offre davantage la possibilité de choisir la logique qui lui correspond (Kellogg, 2011). Par ailleurs, les configurations du champ n’étant pas en la faveur des médecins de laboratoire, les médecins choisissent la logique indépendante. Finalement, les membres se laissent guider par les éléments symboliques et substantifs de la logique. Les logiques institutionnelles dans la pratique fournissent un guide pour l’action, sans que l’acteur n’ait besoin de remettre en question ce qu’il fait (Thornton, Ocasio, & Lounsbury, 2012). Il n’y a maintenant plus besoin de consacrer des efforts à la définition de soi, de ce qu’il faut bien faire et comment. Les acteurs n’ont plus qu’à se laisser guider. Figure 22 : Changement de logique au niveau micro Nouvelle logique Logique existante Déclic – élimination – substitution Pratiques/actions Usage Modification Ressources Objets épistémiques Découverte de Prescrire, Blogs et Twitter Entrepreneurs diffusent des idées via des artefacts digitaux Source : auteur adapté de Misangyi et al. (2008) 223 Pour comprendre simplement comment le déclic s’opère, revenons à l’origine de la performativité, et du rôle du langage dans l’action. 2. Interprétation des objets dans l’action collective Les objets épistémiques et les artefacts digitaux ont pour propriété d’être ouverts et malléables. Ils sont sans cesse en évolution et nécessairement (re)définis par les interprétations des individus. Je vois à cette idée plusieurs compatibilités avec la perspective qu’aurait Austin (1962) de la performativité. Prenons comme point de départ la couverture du livret ci-dessous intitulé « pourquoi garder son indépendance face aux laboratoires pharmaceutiques » (Figure 23). Le document a été conçu dans le cadre de la construction de pronostic de contestation par les entrepreneurs institutionnels de la logique indépendante. Figure 23 : Couverture du livret "pourquoi garder son indépendance" Source : Site Internet du Formindep47 47 Document accédé le 4/05/2015 http://www.formindep.org/Pourquoi-garder-son-independance.html 224 Comme le précise Cochoy (2010) : « Performer quelque chose ne dépend pas seulement du pouvoir des mots imprimés » (p.78). Les médecins indépendantistes ou ceux qui ont écrit le livret (Figure 23) ne peuvent pas compter sur les espoirs d’un changement naturel sans l’aide de praticiens. Les mots prennent sens uniquement s’ils sont mis en action, s’ils donnent une direction à l’action (Austin, 1975). Dans l’énoncé performatif des manuels de la logique indépendante, « je promets des modes de prescription indépendants », pour respecter la promesse, trois instances sont importantes : l’auteur du dispositif (i.e. un médecin indépendantiste), le médecin qui prescrit un médicament (i.e. un futur médecin indépendant), l’objet qui fait le travail de transmission de savoir indépendant (i.e. Prescrire, Blog, Charte...). Du point de vue d’Austin, le succès de l’énoncé performatif dépend de plusieurs conditions de félicité : la légitimité du locuteur, l’existence d’une procédure et l’intention d’exprimer l’acte, l’intention d’agir. Les conditions de félicité comprennent un locuteur et un destinataire. L’énoncé formulé par le locuteur, l’illocution, doit contenir explicitement l’objet de l’énoncé pour que le destinataire puisse réaliser l’acte énoncé et garantir un accomplissement, la perlocution. Le locuteur doit respecter des conditions de sincérité (institutionnelles) en engageant sa parole contre l’exécution d’un acte. Les auteurs de la revue Prescrire, par exemple, s’engagent à ne pas avoir de liens d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique. Les déclarations sont téléchargeables sur le site internet de l’association Prescrire. Le destinataire, capable de recevoir et d’interpréter l’énoncé, s’engage en retour dans l’exécution d’un projet, et donne sa parole pour entreprendre la réussite qui le lie désormais avec le locuteur. Un signataire de la charte Prescrire, ou du Formindep, ou un bloggeur, devient membre et s’engage à suivre les recommandations des auteurs. « Je suis indépendant » expriment une action conjointe entre plusieurs acteurs dont l’accord de principe est un ensemble de pratiques indiquant la façon dont la personne agit. Les sites internet des indépendantistes regorgent de titres à caractères performatifs directs comme : « "Non merci... " aux influences », « 10 choses à savoir pour lutter efficacement contre les conflits d’intérêts », « Je ne reçois plus la visite médicale », « Je fais chier et j’assume ». Ou alors, il peut s’agir d’énoncés performatifs indirects, comme les titres du numéro de 1er mai 2015, « Sinusites aiguës : pas d'antibiotique le plus souvent », « Fluindione (Préviscan°) : risques d'atteintes graves de la peau et des reins », « Diabète : encore une gliptine, à écarter comme les autres », invitant les médecins indépendants à suivre leurs recommandations. 225 Les mots et leur mobilisation par la parole permettent l’action : « Vous voulez être indépendant, j’ai la solution ». Prescrire, et les autres dispositifs, contiennent un ensemble d’énoncés performatifs, rassemblés autour des mots, des théories et des idées. Mais le journal propose aussi des moyens pour l’action avec des listes et guides prêts à l’emploi, qu’ils soient d’ordre symbolique, comme une identité collective, ou d’ordre substantif, comme un moyen d’agir (Thornton et al., 2012). Finalement, en refusant les publicités d’industriels pour financer leurs activités, Prescrire ou Twitter ajoutent au langage symbolique un espace libre (free space), lieu de performance, rempli de signification. La revue, comme les blogs ou Twitter, produisent des mots qui font les choses, et articulent les mots avec des énoncés significatifs. Il semble évident qu'avant de dire il faut être indépendant, l’acteur doit lui-même démontrer qu’il l’est. Utiliser Twitter pour échanger des conseils pratiques plutôt que de se rendre à des salons rémunérés par les industriels du médicament, reflète l’acte même d’être indépendant. 2.1. Etudier la discursivité de l’action Le concept de performativité illustre très souvent les théories de l’acteur réseau (ActorNetwork-Theory, ANT) portées par Bruno Latour, ou la théorie sociologique des marchés (Callon & Latour, 1991; Denis, 2006; Latour, 2006). Pour étudier les individus, il faut tenir compte des autres éléments qui le dépassent. Bien souvent, ce qui dépasse les individus ce sont les interprétations qu’ont les acteurs des mots, des objets et des pratiques dans lesquels ils s’encastrent. Latour (2006) illustre simplement cet exemple avec les lourdes clés des chambres dans certains hôtels. Le client, par pure comportement égoïste, ne souhaite pas mettre la clé dans sa poche pour la déformer. Il est tenté de la déposer à la réception. Pour l’hôtel, le passage obligé à la réception de l’hôtel est l’opportunité d’inciter son client à écrire une recommandation dans le livre d’or. La clé, en tant qu’artefact, est continuellement réinterprétée par les acteurs au cours des usages. Pour l’un, c’est un poids, pour l’autre, une opportunité ; pour la femme de ménage, ça devient un outil de travail. Grâce à la présence de la clé à la réception, elle connaît les passages des clients et pourra planifier le nettoyage des chambres. Mais sans l’action des acteurs, la clé est démunie de tout sens, et sans la clé, les acteurs ne peuvent performer leur travail ni s’organiser. Ils n’ont pas d’autres choix que de s’en remettre à la parole pour pouvoir s’organiser, planifier ou nettoyer. Pour éviter la distorsion de messages dans un contexte organisationnel complexe, l’activité des acteurs repose sur des processus organisants. Pour Lorino, (2013), dont la vision est plus sceptique, étudier la performativité c’est analyser « la discursivité de l’action », plutôt 226 que « la performativité du discours ». Quand ils créent plusieurs objets, les médecins indépendants anticipent le futur en réduisant les scandales. Ils gouvernent la dynamique de leurs activités par un sens sans échanger le moindre mot. L’action attache la signification d’une volonté future souhaitée « éviter les risques causés par les médicament» à la revue Prescrire, ici et maintenant (Lorino, 2013). La vision performative du langage selon Austin correspond à l’idée distincte que l’objet, une technologie dans l’usage, fait et accomplit des choses, plutôt que de transmettre des idées simplement (Feldman & Orlikowski, 2011; Orlikowski & Scott, 2008, 2015). En système d’information, la notion de performativité développée par Austin est revisitée. En effet, l’ordre de création discours-action est quelque peu perturbé par les propriétés techniques des technologies. Pour Leonardi (2011) « L'agence matérielle est définie comme la capacité d'entités non humaines d'agir en propre, en dehors de toute intervention humaine » (p. 148). Ainsi, il ne suffit plus de dire pour faire, mais de faire pour faire. Un ERP, un outil de gestion construit par l’activité humaine, décide ce qui doit être fait pour l’individu (Orlikowski, 2005). Au lieu de parler « d’agencement matériel », Orlikowski (2005) suggère de maintenir un vocabulaire cohérent autour de deux notions distinctes : l’agencement humain et de performativité matérielle. « La division reconnait alors les conditions non anticipés de l’être humain quand il fait face à des conséquences inattendues » (Orlikowski, 2005, p. 185) L’approche performative permet d’analyser les conditions dans lesquelles la performance est réalisée, comment elle se produit et quels en sont les effets. Maintenant, peut-on considérer qu’une logique institutionnelle est performative ? 2.2. Le déclic comme approche performative Austinienne des logiques institutionnelles Les médecins indépendantistes espèrent que leur logique va performer un changement dans le champ médical. J’expliquais précédemment que les logiques institutionnelles prenaient une forme de bricolage. L’objectif du bricoleur est bien de faire en sorte que l’objet conçu soit utilisable. Il tient de sa responsabilité de combiner les bons éléments pour répondre à un besoin (Duymedjian & Rüling, 2010; Kokshagina, Boxenbaum, & Cartel, n.d.). En considérant alors que les logiques institutionnelles du champ appartiennent au répertoire des bricoleurs, le produit créé est associé à un projet de contestation fin prêt à déstabiliser. Le bricolage n’est pas un hasard, il s’agit d’un processus itératif souhaité mêlant conception et test (Duymedjian & Rüling, 2010). Parmi ces projets, nous retrouvons des articles de blogs ou 227 de journaux évoqués précédemment énonçant le projet suivant : « j’ai le moyen de vous rendre plus indépendant ». Le destinataire, lui-même encastré dans le champ, au vue de l’objet créé et mis à sa disposition dans son répertoire de ressources, se demande « comment faudrait-il que j’agisse ?». L’instant même où il comprend l’énoncé le déclic se produit. Dans le cadre d’un dialogue performatif (Austin, 1962, 1975), la logique créée s’inscrit dans la durée et la coopération. A la fois le locuteur et le destinataire contribuent à la réussite autour des conditions de félicité. Ainsi, dans une démarche de légitimation (Suchman, 1995), la réponse attendue par un locuteur constitue un acte de changement. Le bricolage de la logique indépendante apparaît comme une solution « toute prête » correspondant aux standards établis par les institutions (cf. Figure 24). Mais, devenir membre de la logique demande des efforts. Baker et Nelson (2005) montraient que les clients d’une entreprise deviennent eux-mêmes des bricoleurs : « ils donnent leurs avis, partagent leurs savoirs, et ponctuellement, “donnent un coup de main” » (Thèse de M Cartel, 2014). L’étude de cas des médecins indépendantistes montrent que les bloggeurs assurent la portée des messages des bricoleurs dans le futur en configurant eux même la logique (liste de blogs, liens twitter, réseaux de contacts). Ils deviennent alors bricoleurs : « la pratique de bricolage traduit l’identité des bricoleurs : il laisse toujours une dédicace» (Duymedjian et Rüling, 2010 : 141). L’acte, dans la vision Austinienne, implique bien des actions futures à l’instant où l’illocution formulée - et non la théorie - est mise, ou pas, en application. Mäki (2013) compare et critique intelligemment la performativité d’Austin à celle de MacKenzie. McKenzie fait un raccourci du modèle en expliquant que les théories performent les marchés. Dans le sens d’Austin, c’est le langage qui performe les marchés. Les effets ne sont pas à chaque fois performés par le locuteur. D’autres types d’activités sont nécessaires comme s’informer, apprendre, appliquer, argumenter, implémenter, prédire, persuader, mobiliser des ressources (Mäki, 2013). Ainsi, la performation, et non plus la performativité qui sous-tend à un état (de Vaujany, 2015) est un processus qui passe d’abord par l’interaction entre deux parties et l’interprétation de ce qui les entourent (le champ), plutôt que par le passage direct à la théorie. Dans Figure 24, l’usage précède la théorie, et l’acte suit bien l’énoncé. 228 Figure 24 : Les actions performatives dans le changement de logique Acte Nouvelle logique Bricolage Usage Logique Logique Intégration des pratiques matérielles dans les ressources économiques, sociales, culturelles et symboliques du champ LOCUTEUR Formulation Enoncé Déclic DESTINATAIRE Interprétation Source : auteur Dans cette section, j’ai illustré la dynamique conjointe des logiques institutionnelles avec un enracinement micro. Je présente maintenant les contributions de ma thèse à différents égards : d’abord d’un point de vue théorique, ensuite méthodologique, puis managériale. 229 3. Contributions Cette recherche a pour ambition de comprendre les pratiques matérielles à l’initiative de l’action collective. A cette fin, j’ai mené un travail doctoral de plusieurs années pour mettre en relief les processus de changement, leurs évolutions et adaptations à l’environnement. 3.1. Contributions théoriques L’ancrage dans la théorie du changement institutionnel couplée à la mobilisation de la sociomatérialité pour étudier l’aspect micro des logiques institutionnelles est une contribution théorique en soi. L’enseignement à tirer de cette conceptualisation est la prise en compte des interactions sociales des individus à plusieurs niveaux. En premier lieu, il clarifie entre autres les fondations micro de la dynamique conjointe des logiques institutionnelles (McPherson & Sauder, 2013). Les agents du changement labélisés autrement par entrepreneurs institutionnels (DiMaggio, 1988), mouvement sociaux (Rao, Monin, & Durand, 2003), bricoleurs (Boxenbaum & Battilana, 2005; Boxenbaum & Rouleau, 2011; Christiansen & Lounsbury, 2013) sont rassemblés autour d’un projet collectif de changement, dont la finalité est d’acquérir de la légitimité. Face à l’émergence de tous ces concepts, le néo-institutionnalisme tend à expliquer le rôle des acteurs dans la configuration dynamique des institutions (Battilana, Leca, & Boxenbaum, 2009; Misangyi et al., 2008; Tracey, Phillips, & Jarvis, 2011). Toutefois, si beaucoup de travaux orientent leurs contributions sur des aspects cognitifs, peu d’entre eux ont expliqué la dynamique de changement à partir des éléments substantifs (Jones, Boxenbaum, & Anthony, 2013). Dans ce travail, je suggère que les activités de mobilisation et de motivation des entrepreneurs institutionnels à eux seuls ne suffisent pas. Les résultats de transformation de logiques dans le champ médical révèlent que dans l’usage, une logique est adoptée que si elle paraît conforme aux besoins futurs, matériels et immatériels, des acteurs. Pour qu’un projet porte ses fruits, les conflits doivent aboutir à la formulation d’une (in)cohérence avec le reste des pratiques, des normes et du contexte. Cependant, la configuration optimale est d’intégrer le projet aux ressources par lesquels les acteurs dépendent au quotidien. Ce travail de thèse est l’opportunité de lier bout à bout le processus de changement et de comprendre l’encastrement des acteurs dans la pratique. En second lieu, je perçois une contribution à la littérature de l’innovation institutionnelle et de bricolage. L’existence de deux logiques conflictuelles contenant des systèmes de 230 croyances communs peut être associée à une nouvelle forme de structure hybride complexe (Battilana & Dorado, 2010; Jay, 2013; Pache & Santos, 2013). Le médecin indépendant endosse un rôle hybride où il allie vocation professionnelle et outils de gestion scientifique. Plusieurs travaux ont mis en avant la présence de logiques professionnelles, étatiques et managériales au sein du champ (ex : Reay and Hinings, 2005, 2009 ; Scott et al., 2000). Mendel et Scott (2010) identifient en revanche, l’apparition d’une logique dite incrémentale, similaire à la logique indépendante découverte dans le contexte de la thèse : L’inhabilité des logiques précédentes à fournir une solution adéquate aboutit à un consensus général priorisant la qualité et les coûts des soins [...]. La logique EBM suscite un intérêt accru pour l’écart entre la recherche et la pratique, et la dissémination et implémentation d’interventions validées par des démonstrations scientifiques (Mendel & Scott, 2010, p. 256). La naissance de la logique indépendante fait en revanche écho à d’autres travaux empiriques. Les chercheurs reportent l’apparition de logiques similaires dans d’autres contextes comme celui de la finance (Dorado, 2010) ou de la vente (Tracey et al., 2011). Je vois dans un premier temps un lien direct avec l’émergence de la notion d’entrepreneur social dans la littérature en gestion. L’objectif de l’entreprenariat social est de produire des formes d’institutions économiquement rentables à partir de convictions sociales et environnementales. Au lendemain de la crise financière, la société se retourne vers des modèle d’affaires traditionnels (Mair & Marti, 2006; Rifkin, 2014). En approchant les activités des médecins sous la forme d’un bricolage (Boxenbaum & Rouleau, 2011), mon étude répond aux appels émis par les chercheurs en gestion ces trente dernières années (Van Maanen & Barley, 1982). Plutôt de s’intéresser à la performance économique d’une organisation, approcher une communauté occupationnelle, une profession ancestrale qui plus est, aborde directement la nature symbolique et substantive de l’action collective. Une organisation comprend un ensemble de ressources, certes, mais sans les significations que les êtres humains qui les utilisent leur donnent, aucune organisation n’existerait. « L’intérêt pour les valeurs, la culture, la tradition, le pouvoir, est bien l'analyse des éléments qui guident le comportement de notre société actuelle » (Van Maanen & Barley, 1982, pp. 8–10). Ainsi, en troisième lieu, cette thèse propose de rendre compte du rôle de la sociomatérilaité dans les professions. La théorie néo-institutionnelle s’est penchée sur le rôle des artefacts principalement dans leur dimension symbolique. Représentant l’un des opérateurs des mécanismes institutionnels (parmi les systèmes symboliques et rationnels et 231 les routines) (Scott, 2008, p. 83), l’artefact figure être une ressource élémentaire dans la construction, la maintenance et la transformation des institutions (Meyer, Höllerer, Jancsary, & Van Leeuwen, 2013). Des articles récents ont été bien plus loin que l’action symbolique des artefacts, où les technologies, comme chocs exogènes, déclenchent le changement (Blanc & Huault, 2014; Jones & Massa, 2013; Raviola & Norbäck, 2013). Dans cette lignée, j’ouvre de nouvelles possibilités à travers l’étude de la création d’objets épistémiques (Knorr-Cetina, 2001). Mon approche complète la compréhension du rôle des objets dans les institutions, en intégrant l’action performative à l’origine des phénomènes de changement. Je notifie la double fonctionnalité des artefacts, symbolique et performative, à travers la notion de déclic qui rassemble les efforts de coopération intentionnels et non-intentionnels des acteurs. Le déclic représente une situation où un acteur comprend qu’il doit changer de logique. Le déclic s’apparente aux conditions de félicité d’un énoncé performatif (Austin, 1962, 1975), en ce sens qu’il vise à performer un projet commun à partir d’un acte de langage. L’énoncé est de surplus performé par les propriétés techniques des technologies (Orlikowski & Scott, 2008, 2015). Le blog du médecin indépendant, son compte twitter, son engagement dans un forum de discussion sont, dans le même temps une reconnaissance d’un engagement « être indépendant », et un acte performatif du changement, où il s’affranchit de normes technologiques pour agir au nom de la logique. Ma recherche a pour but de répondre ainsi à l’invitation émise du courant sociomatériel (ex : Leonardi et Barley, 2008) qui incite à ne plus comparer une technologie dans un contexte, mais plutôt à comparer radicalement différents usages technologiques dans un contexte similaire. Le choix d’étudier les pratiques sociomatérielles dans la profession médicale satisfait cet enjeu puisque j’explore de manière approfondie la pratique de deux logiques dans un contexte de crise. Enfin, les cadres processuels liant logiques institutionnelles et sociomatérialité, m’obligent à dépasser la compréhension statique d’une technologie. Les objets épistémiques aux frontières si poreuses mêlent plusieurs choses ; Ils imbriquent les acteurs, leur contexte et la matérialité et évoquent la construction, l’usage et la reconstruction d’un objet dans le temps. Les objets trahissent les intérêts stratégiques des acteurs quand leurs usages ont des conséquences qui affectent de surcroît la configuration du champ. Par conséquent, contrairement à une lecture traditionnelle en système d’information, je me suis focalisée sur les objets en train de se faire, de faire et de défaire se heurtant à des pressions contextuelles. 232 3.2. Contributions méthodologiques Mon travail ne propose pas d’innovations méthodologiques en tant que telles. En revanche, j’ai croisé plusieurs techniques qui renforcent l’originalité des résultats. Je vois principalement deux singularités. La première est l’analyse herméneutique. Pour aider le chercheur à comprendre un texte, les méthodes herméneutiques suggèrent de se fier à plusieurs techniques : l’historicité, le cycle herméneutique, le préjugé, l’autonomisation et la distanciation. Elle facilite également la prise de recul du chercheur quand il fait face à un nombre important de données qualitatives. Il s’agissait dans la thèse d’étudier les traceurs et déclencheurs dans les histoires des acteurs en établissant une chronologie des faits et en rédigeant les cartes d’identités (cf. Chapitre 4). L’analyse herméneutique a permis de lier les circonstances historiques aux choix de carrière des médecins. La seconde contribution méthodologique est la mobilisation de la Netnographie. Pour comprendre en profondeur les points importants des entretiens, il était crucial de diversifier les sources et les contextes. En me promenant sur les différents sites internet utilisés par les médecins indépendants, je pouvais apporter suffisamment d’éléments empiriques pour confirmer les interprétations faites après les premiers codages. Le contenu des discussions constitue d’emblée du nouveau matériel pour le chercheur. Naturellement, cela nécessite de respecter les codes éthiques imposés par chacun des sites internet. Mais, à l’instar d’un observateur participant, le chercheur se prête également à l’expérience des usagers. Les notes de terrains fournissent de surcroit de nouvelles interprétations. 3.3. Contributions managériales Cette recherche contribue à la mise en articulation de concepts théoriques dans le champ de la santé. Elle propose une adaptation des travaux au contexte français et encourage plusieurs parties prenantes à considérer un ensemble de concepts pour réfléchir à l’implication de leurs actions. D’abord, le cadre d’analyse théorique explique l’évolution des usages. Les dynamiques symboliques et substantives soulignent la difficulté de mener à bien une idée en décalage avec l’ère du temps. Inversement, elles expliquent la réussite de certains projets qui coïncident avec la logique dominante. La compréhension des logiques profitent fatalement à tous ceux soucieux de mener à terme une entreprise. Cela passe en revanche nécessairement par 1) la 233 faculté de reconnaître les logiques dans un contexte, et 2) la mobilisation de ressources, et 3) l’inscription de pratiques dans les normes sociales du champ. Les recherches démontrent que tout changement de logique passe nécessairement par des phases conflictuelles. Les suggestions du modèle interrogent l’individu sur la nature de ces conflits, sur les rapports de forces symboliques et sociaux établies dans un contexte dans lequel son action s’inscrit. Au cours d’un projet de changement, les individus doivent appréhender les réactions, et garder une position réflexive sur les dysfonctionnements mis en évidence. Pour surmonter les réactions négatives, il convient d’ajuster les discours et pratiques aux schémas de pensées des acteurs que l’on souhaite convaincre. Ensuite, ce travail compare les différentes tactiques de mobilisation des acteurs contestataires. A long terme, les projets de changement fructueux sont ceux qui laissent des traces. Cela passe par l’usage massif des NTIC et par l’intérêt des médias, qui tendent à enrichir la visibilité d’un mouvement sur Internet. La diffusion de la vision sur les réseaux sociaux facilite par ailleurs l’accès à des acteurs importants, comme des représentants politiques ou des futurs alliés. La thèse offre aussi une illustration des nouvelles tendances dans la profession médicale. Aux Etats-Unis, de nouveaux principes émergent dans le champ médical et incluent des projets de rigueur scientifique basés sur l’évidence (EBM). Les innovations thérapeutiques évoluent de manière très complexe, et les docteurs jouissent d’une position sociale enviée dans ce nouveau système, car eux seuls peuvent apprécier la complexité scientifique des nouveaux traitements. La logique indépendante émergente en France présente des similitudes. Elle met en avant l’utilité pour des médecins généralistes d’opter pour cette logique afin de légitimer leurs positions dans le champ médical, trop longtemps rabaissées par leurs confrères. Le combat d’ascension sociale passe par la création d’objets épistémiques plus rigoureux de l’EBM. J’espère enfin présenter en parallèle une description subsidiaire du champ médical « à la française », dont le fonctionnement reste à ce jour atypique, et parfois envié, des autres pays. Le système médical français diffère en de nombreux points des systèmes anglo-saxons répertoriés par Scott et ses collègues, Reay et Hinings, ou Currie et Guah. Contrairement aux Etats-Unis, la structure française repose en grande partie sur le travail des médecins généralistes bénéficiant du statut autonome libéral. La relation avec le patient est par conséquent personnalisée, privilégiée et prise pour acquis, car la plupart des soins passent par ce personnage emblématique. Au moment d’écrire la thèse, des manifestations de médecins généralistes ont lieu dans toute la France pour dénoncer les limites du contrat à la 234 performance instauré par la loi de santé. Selon les futurs aboutissements de ces complaintes, le champ médical prendra une nouvelle tournure. Cela pourrait faire l’objet de nouvelles investigations, et à terme, enrichir l’historicité des cas de changement de logiques dans ce contexte. 4. Limites Les limites de mon travail sont de natures méthodologiques et conceptuelles et se déclinent en plusieurs points. Premièrement, l’étude des objets épistémiques dans la profession médicale n’est pas une étude ethnographique à proprement parler. Il pourrait m’être reproché de ne pas avoir étudié longuement les pratiques sur le terrain. Barley, (1986) et Gherardi (2012) consacrent plusieurs jours d’observation à l’hôpital pour comprendre en détail l’interaction des médecins avec une technologie. Seuls les usagers peuvent décrire leurs impressions durant l’utilisation d’un artefact. Or, dans le cas des médecins indépendants, les artefacts mobilisés pour leurs apprentissages sont publics (Twitter, Googe, Blogs) ou alors épistémiques (Prescrire). En tout état de cause, à l’exception de la consultation avec les patients48, l’usage des objets épistémiques ne se passe ni en cabinet, ni à l’hôpital, mais sur Internet, dans des salons professionnels, en formation, dans une brasserie, chez eux, ou en vacances. Le cabinet médical est pour les médecins ce que sont les salles de classe pour les enseignantschercheurs. De plus, les interroger par Skype ou par téléphone plutôt qu’en face à face favorise la liberté d’échange. Beaucoup de médecins souhaitent garder l’anonymat, et ils savent que porter préjudice à la confraternité coûte cher. Pour comprendre en profondeur la construction de la nouvelle logique, je regrette de ne pas avoir pu m’attarder plus longuement sur le cas de la revue Prescrire. Comme l’a fait Cochoy (2010) avec la revue « Progressive Grocer », il aurait été intéressant d’investiguer l’histoire et l’évolution en profondeur de la revue, ses titres, ses dessins, ses auteurs et lecteurs, pour étudier les énoncés performatifs et ses effets. Plusieurs mails ont été envoyés pour prendre contact avec l’association Prescrire, mais j’ai été limité par le temps pour entamer de nouvelles tactiques d’approche. De même, n’étant pas médecin, je n’ai pu avoir accès au site internet ni me procurer des exemplaires du mensuel. 48 Pour des raisons déontologiques, il m’aurait été impossible d’assister à des consultations. 235 Deuxièmement, en tenant pour acquis l’importance du rôle des entrepreneurs de la nouvelle logique, je fais l’impasse sur les autres acteurs. Les défendeurs du statu quo n’ont pas été complètement ignorés. J’ai pu collecter de nombreuses données au sujet des pratiques des médecins de laboratoire, notamment, à travers les discours des médecins indépendants, ou par le biais de leurs prestataires employés par des laboratoires pharmaceutiques. Des médecins hospitaliers prennent récemment la parole dans les médias pour défendre leurs pratiques, et dénoncer les médecins indépendants. Dans le cadre de recherches futures, il serait intéressant de collecter plus de données primaires au sujet des activités des défendeurs du statu quo pour enrichir une compréhension multi-niveaux du changement (Tracey et al., 2011). La troisième limite tient au fait que les logiques différentes de celles décrites dans la thèse n’ont pas reçu assez d’attention. La profession médicale, comme le suggèrent certains interviewés, n’est pas « tout noir ou tout blanc ». La possibilité que les médecins n’appartiennent, ni à l’une ni à l’autre logique, n’a été que très succinctement développée. Ceci s’explique par la volonté d’étudier de manière approfondie la création d’une logique contestataire, et les pratiques matérielles attachées. De futures recherches pourraient néanmoins explorer l’existence des « non-membres » aux logiques institutionnelles, et analyser leur rôle au sein du changement. 236 Conclusion générale A travers le cas de la profession médicale, je souhaitais comprendre comment et pourquoi des acteurs provoquent un changement. Il s’agit d’une étude inductive portant sur l’observation d’un groupe de médecins souhaitant ramener une logique professionnelle dans le champ médical. Les acteurs de ce champ ont pour particularité dichotomique de pourvoir à des finalités sociétales par le biais de modèles économiques. Les pressions de ce double enjeu expliquent également pourquoi des crises sanitaires encouragent les acteurs à redéfinir la forme de leurs institutions. Pour comprendre la façon dont ce changement s’opère, j’ai suivi l’institutionnalisation d’une nouvelle logique émergente. Des acteurs ont ressenti le besoin de légitimer leur rôle par la création d’un mouvement social à la croisée de plusieurs mondes : une logique professionnelle et une logique basée sur l’évidence. J’ai mis en évidence l’intérêt d’étudier le changement de logiques à travers la pratique matérielle. Mon projet de recherche s’est avisé de répondre à la problématique suivante : Comment les pratiques matérielles d’acteurs à l’initiative d’une action collective structurent et participent à la transformation d’un champ institutionnel? Pour apporter des réponses, je me suis concentrée sur la création d’objets épistémiques. Pour cela, j'ai opté pour une approche sociomatérielle des usages des médecins dans le champ. J’ai pu d’abord mettre en illustration l’interaction entre entrepreneurs, logiques et ressources matérielles au niveau macro. Puis, de façon inductive, j’ai explicité le rôle des énoncés performatifs dans le changement de choix de logique chez les individus à travers une nouvelle notion : le déclic. Déclic : (dé-klik) s. m. Petit mécanisme de déclenchement qui, actionné, détermine le fonctionnement ou l'arrêt d'un appareil. Le Trésor de la Langue Française 237 Perspective de recherche future A partir de l’exposé des contributions et limites de mon travail dans la discussion, j’envisage plusieurs pistes de recherche futures. Les premières sont en lien direct avec le terrain de la thèse, alors que les dernières explorent de nouvelles pistes de recherche. La première voie de recherche consiste à poursuivre mon travail doctoral en élargissant l’analyse macro du changement de logiques dans le champ médical. La prolongation de la thèse passe par une description plus détaillée des différentes logiques institutionnelles dans le temps et requiert pour cela de profondes connaissances. J’adopterai une approche historique du terrain et envisagerai l’accès aux données avec l’aide du département dédié à l’économie de la santé de Dauphine. Il me paraît par ailleurs inévitable d’interroger plusieurs acteurs du champ en impliquant les laboratoires pharmaceutiques, les régulateurs et membres du gouvernement. Afin d’enrichir le cadre conceptuel, j’envisage de poursuivre les recherches de logiques institutionnelles en considérant leurs dynamiques conjointes exposés dans le travail de Boltanski et Thevenot. Toujours dans l’objectif de valoriser les résultats de la thèse, la deuxième perspective de recherche est d’avoir recours à une analyse multi cas des mouvements indépendants de médecins à l’international. Lors de conférences académiques, plusieurs participants évoquaient l’existence de la logique indépendante dans leur pays (ex : Royaume-Uni et Allemagne). Suite aux différents scandales touchant le champ médical, plusieurs acteurs sont soumis à de nouvelles régulations au niveau de leurs activités. J’imagine qu’à l’instar de la France, les mécanismes de gouvernance résultent du travail de plusieurs entrepreneurs. Il serait intéressant de comparer le rôle de la matérialité à cet égard, et d’établir une liste de propositions des facteurs clés de succès, ou d’échecs, des différents mouvements dans l’implantation d’une nouvelle logique. Aussi, une analyse comparative de cas pourrait contribuer à la description des tactiques de mouvements sociaux professionnelles. La troisième voie de recherche envisage l’élargissement de l’analyse micro du changement à un nouveau terrain. Si le cas du champ médical avait la particularité de décrire un champ mature, je pourrais envisager l’observation du changement institutionnel dans un champ émergent. Comme le montre la littérature néo-institutionnelle, les entrepreneurs institutionnels dans les champs moins institutionnalisés ont besoin de légitimer leur existence auprès de plusieurs parties prenantes dont les activités du champ dépendent (Aldrich et Fiol, 1994 ; DiMaggio, 1991 ; Rao et al., 2000 cités par Battilana et al.). Les stratégies de 238 motivations doivent faire preuve de conviction et générer l’accord simultané de tous les acteurs. Le cas des nouveaux espaces de travail collaboratifs dans plusieurs capitales prend la forme d’un champ émergent. A l’origine les espaces ont été créés par des pouvoirs publics, ou des associations non gouvernementales pour favoriser la dynamique de l’emploi et de création d’entreprise sur un territoire donné. Depuis ces cinq dernières années, plusieurs espaces à buts lucratifs voient le jour si bien que toute jeune entreprise désireuse d’accéder à des ressources économiques, sociales et culturelles de qualité emprunte la légitimité d’un incubateur ou d’un réseau d’entrepreneurs en échange d’un bien ou d’un service. A travers une étude longitudinale comparative des espaces collaboratifs, je serais à même de décrire les pratiques de légitimation des acteurs du champ émergent. Je concentrerai mon analyse sur une ville en particulier (ex : Londres), et tenterai de 1) faire état les différentes formes d’espaces collaboratifs et des acteurs apparus dans le temps, 2) de décrire les projets des entrepreneurs à l’initiative de ces espaces, et enfin 3) d’observer les pratiques de leurs usagers. « J'aimerais terminer sur un message d'espoir. Je n'en ai pas. En échange, est-ce que deux messages de désespoir vous iraient ? » Woody Allen Au cours des prochaines études, je pense engager une réflexion « critique » plus marquée et affranchie, en approchant les facteurs d’innovation institutionnelle (de la logique indépendante de médecin, ou d’un champ émergent comme les espaces de travail collaboratifs) comme une réaction globale de contestataires en marge de la société. Vue sous cet angle, ces projets s’attaquent aux dérives du capitalisme, dénoncent la perte de sens social, et se battent pour le maintien de règles morales tout en engageant des activités de transformation. 239 240 Liste des abréviations ANSM AP-HP BCB BIP 31 CAPI CHU CNOM DCI DREES Agence Nationale de Sécurité du Médicament Assistance publique des Hôpitaux de Paris Banque Claude Bernard Bulletin d’information de pharmacologie de Haute-Garonne Contrat d’Amélioration des Pratiques Individuelles Centre Hospitalier Universitaire Conseil National de l'Ordre des Médecins Dénomination Commune Internationale Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques EI Entrepreneuriat Institutionnel ENC Examen National Classant EPP Evaluations des Bonnes Pratiques HAS Haute Autorité de Santé HDR Habilitation à Diriger la Recherche IGAS Inspection Générale des Affaires Sociales ISO Organisation internationale de normalisation INSEE Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques IPSOS Institut de sondage français LEEM Les Entreprises du Médicament MG Médecine Générale MMT Maître Médecins Toiles NHS National Health Services Nouvelles Technologies de l’Information et de la NTIC Communiction ONG Organisation Non Gouvernementale PU-PH Professeur des Universités - Professeur Hospitalier PR Page Rank RBP Recommandations de Bonnes Pratiques SMG Syndication de Médecine Générale SWOT Strength Weakness Opportunities Threat (modèle d’analyse stratégique) TLFI Trésor de la Langue Française Informatisé TMS Théorie des Mouvements Sociaux TNI Théorie Néo-Institutionnelle UNAFORMEC Union National des Associations de Formation Médicale Continue VM Visiteur Médical 241 242 Liste des figures Figure 1 : Nombre de publications d'articles portant sur les logiques institutionnelles et la matérialité jusque 2012 ........................................................................................................26 Figure 2 : Les acteurs dans la chaîne médicale en France ...................................................45 Figure 3 : Les éléments conceptuels des logiques institutionnelles au niveau du champ organisationnel .....................................................................................................................67 Figure 4 : Le changement institutionnel : interaction entre logiques institutionnelles, ressources et acteurs .............................................................................................................................71 Figure 5 : Le processus de changement institutionnel par les logiques institutionnelles, l'entrepreneuriat et les mouvements sociaux ........................................................................72 Figure 6 : Modèle processus de changement institutionnel par les logiques institutionnelles, les acteurs et ressources......................................................................................................74 Figure 7 : Démarche méthodologique de la thèse ..............................................................105 Figure 8 : Grandes phases de la méthode de recherche ....................................................107 Figure 9 : Carte d'identité du Dr E ......................................................................................130 Figure 10 : Design de la recherche .....................................................................................135 Figure 11 : Chronologie des scandales pharmaceutiques en France et dans le monde......137 Figure 12 : Evolution des abonnements de la revue Prescrire de 1990 à 2013 ..................154 Figure 13 : exemple de la base de données publique transparence santé..........................165 Figure 14 : Illustration discussions du fil #doctoctoc sur Twitter ..........................................174 Figure 15 : Pancartes indiquant la mention "Le Dr I ne reçoit pas de représentants pharmaceutiques"...............................................................................................................178 Figure 16 : Processus de changement de logique par la pratique matérielle ......................183 Figure 17 : Courbe d'attention du Dr I pendant ses stages d’internat ..................................185 Figure 18 : Impression écran requête « médecin généraliste »...........................................211 Figure 19 : Deux logiques en opposition dans le champ médical ........................................218 Figure 20 : Pronostic de structuration du champ promu par les médecins indépendantistes ...........................................................................................................................................220 Figure 21 : Projet de bricolage de la logique indépendante ................................................222 243 Figure 22 : Changement de logique au niveau micro ..........................................................223 Figure 23 : Couverture du livret "pourquoi garder son indépendance" ................................224 Figure 24 : Les actions performatives dans le changement de logique ...............................229 244 Liste des tableaux Tableau 1 : Répartition des médecins en activité selon le mode d’exercice ..........................41 Tableau 2 : Les logiques institutionnelles dans le champ médical ........................................47 Tableau 3 : Les ères dans le champ médical : acteurs, logiques et mécanismes de gouvernance ........................................................................................................................53 Tableau 4 : Typologie de changement transformationnel au niveau du champ .....................55 Tableau 5 : Problèmes émergents dans les logiques du champ médical ..............................56 Tableau 6 : Articles empiriques liant changement institutionnel et matérialité .......................95 Tableau 7 : Implications théoriques et méthodologies ........................................................112 Tableau 8 : Liste des répondants de l’industrie pharmaceutique ........................................115 Tableau 9 : Liste des répondants médecins .......................................................................117 Tableau 10 : Dictionnaire thématique émergent du codage sélectif ....................................123 Tableau 11 : Données collectées par groupe de médecin ..................................................124 Tableau 12 : Chronologie des incidents critiques de la logique indépendante ....................128 Tableau 13 : Les idéaux types des logiques professionnelles médicales ............................156 Tableau 14 : Pratiques matérielles d'élimination .................................................................170 Tableau 15 : Pratiques matérielles de substitution ..............................................................174 Tableau 16 : pratiques matérielles de transformation .........................................................180 Tableau 17 : Etat des comptes Twitter de 12 médecins......................................................188 Tableau 18 : liste des pratiques de blogging permettant d'invoquer la logique....................198 Tableau 19 : illustrations de verbatims pour déterminer la logique des médecins blogeurs 208 Tableau 20 : Exemple de classement pour la requête "blog médecin" dans google ...........208 Tableau 21 : Pratiques non-intentionnelles observées sur Twitter ......................................212 Tableau 22 : liste des livres parus critiquant l'industrie pharmaceutique .............................260 Tableau 23 : Design de recherche et méthodes des études sur les logiques institutionnelles ...........................................................................................................................................265 Tableau 24 : liste des objets épistémiques des médecins dans la prescription de médicaments ......................................................................................................................275 245 246 Bibliographie Acquier, A., & Aggeri, F. 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Les industries contestées sont caractérisées par une audience hostile, et une distanciation entre les acteurs internes et les acteurs externes de l’industrie (Galvin, Ventresca, & Hudson, 2004). Elles se diffèrent des industries stigmatisées caractérisées quant à elles par une contestation sociale permanente et qui concerne le cœur de leur modèle d’affaire (Durand & Vergne, 2014) Des études s’intéressent ainsi aux secteurs de l’armement (Baum et McGahan, 2013), du pétrole (Levy et Egan, 2003) de la grande distribution (Yue, Rao et Ingram, 2013) du tabac et du jeu (Galvin, Vantresca et Hudson, 2004), des pompes funèbres (Garden, 2001), l’échange de cadavres (Anteby, 2010), ou encore des combats ultimes (Helms et Patterson, 2014). Ces industries sont contestées car la production de leurs biens et services ont des impacts sociaux discutables ou dont la vente d’une manière ou d’une autre est inappropriée pour les personnes externes (Hudson, 2008). Les entreprises font face à un acharnement médiatique les poussant à adopter des stratégies différentes d’autres industries non contestées (Durand et Vergne, 2014). En effet, contrairement à d’autres secteurs, elles vont chercher à rester discrète, et à réduire la publicité négative plutôt que de chercher à avoir une couverture positive. J’ai utilisé la plateforme de vente en ligne Amazon.fr et avons saisi le mot « pharmaceutique » dans la barre de recherche. Le Tableau ci-dessous est une liste non exhaustive, mais cette sélection rend compte des différents sujets de polémiques abordés par les auteurs. Nous les avons classés par ordre chronologique d’apparition. La plupart sont apparus à partir de 2004, date d’apparition du scandale du Vioxx. 259 Tableau 22 : liste des livres parus critiquant l'industrie pharmaceutique Année Titre Auteur(s) 1974, 1977 1999 2004 L'invasion pharmaceutique J-P Dupuy et S Karsenty La mafia pharmaceutique et agro-alimentaire Le grand secret de l’industrie pharmaceutique Le grand méchant loup pharmaceutique : Angoisse ou vigilance ? La vérité sur les compagnies pharmaceutiques : Comment elles nous trompent et comment les contrecarrer Cobayes humains : Le grand secret des essais pharmaceutiques Les inventeurs de maladie : manœuvres et manipulation de l’industrie pharmaceutique Vaccins, mensonges et propagande Ces médicaments qui nous rendent malades : sauver des vies, faire des économies Médicaments dangereux : A qui la faute ? Les vendeurs de maladies: Comment l'industrie pharmaceutique prospère en nous manipulant Laboratoires pharmaceutiques : mensonges, gloire et cupidité Guide des 4000 médicaments utiles ou dangereux Tous fous ? L’influence de l’industrie pharmaceutique sur la psychiatrie Omerta dans les labos pharmaceutique Dr Louis de Brouwer Philippe Pignarre 2005 2005 2007 2008 2009 2009 2011 2011 2012 2012 2013 2014 2014 Cholestérol, mensonges et propagande: Le livre qui a révélé le scandale des statines Philippe Urfalino et Bertrand Richard Marcia Angell et Philippe Even Sonia Shah, John le Carré et Pierre Saint Jean Jorg Blech Sylvie Simon Boukris Sauveur et Philippe Even Marc Girard Emilio La Rosa Didier Frèrejacques Pr. Philippe Even et Bernard Debré J-Claude St-Onge Dr Bernard Dalbergue et AnneLaure Barret Michel de Lorgeril Source : Amazon L’autre élément qu’il faut prendre en compte dans ces ouvrages, ce sont les auteurs. Certains sont des médecins ou professeurs hospitaliers (ex : Professeur Phillipe Even, ancien doyen de l’Hôpital Necker à Paris, Michel de Lorgeril, cardiologue et chercheur CNRS). D’autres, sont d’anciens employés des laboratoires pharmaceutiques, c’est le cas de Philippe Pignarre, ancien directeur de communication chez Sanofi, ou du Docteur Bernard Dalbergue, ancien responsable médical chez Merck. Pour le public, ce sont des personnes dont la crédibilité ne sera jamais remise en doute compte tenu de leurs proximités passées avec des laboratoires pharmaceutiques. J’ai regroupé les sujets principaux traités en trois grandes catégories : le façonnage de maladie, les médicaments inefficaces et dangereux, et le lobbying pharmaceutique. 260 1. Le façonnage de maladie. Le façonnage d’une maladie (disease mongering) est défini comme étant la transformation d’un facteur de risque en une pathologie médicale en vue de vendre des tests ou des médicaments à des personnes relativement en bonne santé49 (Moynihan, Heath et henry, 2002). Les exemples repris sont ceux de la dysfonction sexuelle féminine, du trouble bipolaire, du déficit motivationnel ou encore du syndrome de la bedaine. Les auteurs dénoncent les méthodes marketing des laboratoires, qui pour dévier les restrictions publicitaires, communiquent sur une maladie à priori nouvelle via d’autres moyens non soumis à des réglementations. Comme le souligne l’extrait du documentaire de « Maladies à vendre » ci-dessous, le danger évoqué dans ces documents est lié à la dangerosité pour un non-malade de prendre un traitement alors qu’il est bien portant. Jusque dans les années 70, l'industrie pharmaceutique créait des médicaments pour guérir des maladies. Depuis, pour répondre à l'obligation d'un retour sur investissement immédiat, l'industrie pharmaceutique en vient à créer des maladies pour vendre des médicaments. Du cholestérol trop élevé à la dysfonction érectile en passant par la dépression et le trouble bipolaire, "Maladies à vendre" démonte les stratégies mises en œuvre par l'industrie pharmaceutique, avec la complicité plus ou moins passive des experts médicaux et des autorités de santé, pour tous nous transformer en malades, c'est-à-dire en consommateurs de médicaments. Extrait du documentaire « Maladies à vendre », diffusé sur Arte, 2011 Documents relatifs parus en France : reportage télévisé « Les Médicamenteurs », France 5, diffusé 9 Juin 2009, « Maladie à vendre », Arte, diffusé le 8 Novembre 2011, Livre « Les inventeurs de maladie : manœuvres et manipulation de l’industrie pharmaceutique » de Jorg Blech chez Acte Sud, Article parue dans la presse « L'efficacité des antidépresseurs mise en cause », Le Figaro, Catherine Petitnicolas, 22 janvier 2008 2. Les médicaments inefficaces et dangereux Parmi les 11 000 médicaments de la pharmacopée actuelle, certains présentent des risques « disproportionnés par rapport aux bénéfices qu’ils apportent » (Bruno Toussaint, directeur de la revue Prescrire). Des listes, des guides, des publications scientifiques (métaanalyse) fleurissent de plus en plus dans le but d’indiquer les médicaments qui sont « plus 49 Source : Editorial : Prévention ou façonnage de maladie, Minerva, 2008 ; 7 (7), http://www.minervaebm.be/fr/article.asp?vol=7&nr=7, consulté le 6 mai 2014 261 dangereux qu’utiles ». Les effets indésirables de ces médicaments sont qualifiés de mortels, et en attendant qu’ils soient retirés du marché par les autorités ou les laboratoires, les auteurs préfèrent alarmer patients et médecins de leurs dangers. Ici, c’est la fragilité des études cliniques des laboratoires et leur manque de transparence ainsi que la lenteur des régulateurs qui est largement dénoncé. Les industriels sont soumis à des pressions commerciales et réglementaires les poussant à développer des molécules inutiles ou semblables à d’autres pour accélérer la hausse de profit. Après les affaires de l’hormone de croissance, du Vioxx, de l’Isoméride du Mediator, et de plusieurs médicaments retirés du marché en quelques mois, une véritable, mais salutaire inquiétude s’est manifestée dans la population concernant l’utilité et les risques des traitements. […] Les professeurs Even et Debré ont donc décidé de passer en revue les 4.000 médicaments sur le marché et d’identifier ceux qui sont efficaces, ceux qui le sont moins, ceux qui ne le sont pas du tout et, parallèlement, d’analyser leur degré de toxicité éventuelle intrinsèque et celle qui pourrait résulter des interactions entre eux, de l’âge des malades et des pathologies associées et préciser quel pays les a découverts, leur prix et leur coût pour la Sécurité Sociale Résumé du « Guide des 4000 médicaments utiles ou dangereux », Even et Debré, 2012 3. Le lobbying pharmaceutique Dénonce les méthodes d’influences des laboratoires pharmaceutiques transformant des liens d’intérêt en conflits d’intérêts. Les personnes dénoncent le fait qu’une personne, médecin en général, reçoive une rémunération de la part des industriels qui a pour but de communiquer à des fins commerciales les intérêts d’un médicament. Ces personnes parlent sous l’influence d’un laboratoire et non sous son propre intérêt mettant en cause la crédibilité de ses propos. Par exemple, un expert lorsqu’il présente un nouveau médicament à une conférence pour lequel il aurait reçu des compensations, aura tendance à exposer les intérêts du médicament, et moins ses effets secondaires. Pour être au cœur des stratégies de lancement d’un médicament, 2 équipes de journalistes ont travaillé en parallèle. La première a infiltré un laboratoire et la seconde a enquêté sur le terrain auprès des médecins et des visiteurs médicaux. Une enquête en infiltration qui permet de découvrir l’influence des visiteurs médicaux sur certains médecins, ainsi que les stratégies marketing sophistiquées qui permettent à de nouveaux médicaments de prendre une place importante sur le marché. Des médicaments qui n’apportent parfois rien 262 par rapport à ceux existants, qui présentent des effets indésirables importants, et qui sont beaucoup plus chers que ceux habituellement prescrits. Syllabus de l’émission Les infiltrés du 22/02/2013 Documents : « Omerta dans les labos pharmaceutique » et interviews dans les médias de l’auteur « Un médecin au service des labos vide son sac », Libération 3 février 2014 ; « Les pratiques du laboratoire pharmaceutique Merck en accusation » Le monde.fr, le 4 février 2014. Documentaire télévisé Les infiltrés « laboratoires pharmaceutiques : un lobby en pleine santé », diffusé le 22 Février 2013 sur France 2 263 Annexe 2 : Les méthodes de recherche appliquées par les auteurs de logiques institutionnelles Pendant longtemps, choisir un design de recherche se résumait à opter pour des méthodes dites qualitatives (entretiens, observations, archives) ou des méthodes quantitatives (tests de régression). Pour légitimer l’utilité des discours des acteurs sur un terrain, les sociologues se penchent sur de nouveaux protocoles. Les stratégies de recherches en sciences de gestion comme l’étude de cas unique ou multiple (ex : Eisenhardt, 1989; Yin, 1984, 1989, 2003), l’ethnographie (ex : Van Maanen, 1979), les approches historiques (ex : Rowlinson, 2010, 2014), la théorie enracinée (Glaser et Strauss, 1967) sont préférées aux méthodes dites quantitatives lorsqu’un chercheur souhaite améliorer la compréhension d’un objet complexe. L’objectif est de mieux rendre compte l’interaction entre les individus, les objets et les facteurs socio temporels qui les entourent. Pour faire valoir les changements de systèmes de croyances au sein d’un champ, il est important de récolter les réflexions des acteurs sociaux dans leurs contextes (Thornton & Ocasio, 2008). Tenant ses origines dans les théories institutionnelles, les études fondatrices des logiques institutionnelles accordent un intérêt particulier aux événements sociaux précédents dans le but d’interpréter les conséquences sur le comportement humain et organisationnel (ibid, p. 108). Aussi, afin de mettre en perspective une évolution des pratiques matérielles et symboliques au cours du temps, les auteurs favorisent de surplus les études centrées sur un champ institutionnel pour pouvoir capturer plusieurs niveaux d’analyse. L’étude de cas unique longitudinal faisant office de recherche complète reste la stratégie dominante (Gawer & Phillips, 2013; Goodrick & Reay, 2011; Jones & Massa, 2013; Pouthier, Steele, & Ocasio, 2013; Reay & Hinings, 2005, 2009; Smets, Jarzabkowski, Burke, & Spee, 2014; Suddaby & Greenwood, 2005b). Les cas d’études illustrées dans le Tableau 23 varient tant d’un point de vue temporel que contextuel. Il peut s’agir de périodes relativement contemporaines allant des années 1980 à nos jours (ex: Lok, 2010; Reay & Hinings, 2009), ou qui remontent aux siècles précédents (ex: Goodrick & Reay, 2011; Rao et al., 2003). Les évènements sont apparus en Amérique (Etats-Unis ou Canada) avec quelques rares exceptions en Europe, au Royaume-Uni et en France (Pache & Santos, 2013; Rao et al., 2003; Smets et al., 2014). Les cas sont atypiques pour le domaine des sciences de gestion où généralement on s’intéresse plutôt à des entreprises ; le champ de la santé et de la profession médicale est surreprésenté, mais on retrouve des exemples de changement de logique au sein des entreprises juridiques ou de 264 conseil (Suddaby & Greenwood, 2005b), de la nouvelle cuisine (Rao et al., 2003), dans les assurances (Smets et al., 2014) ou encore à Pôle Emploi (Pache & Santos, 2013). Tableau 23 : Design de recherche et méthodes des études sur les logiques institutionnelles Auteurs Etude empirique/ Protocoles localisation/ collecte période de données l’étude Rao et al., Grande cuisine, 2003 France, depuis 1789 et 1970-1997 Suddaby & Entreprises Greenwood, professionnelles 2005 de services juridiques, EtatsUnis, 1998-2000 Reay & Champ de la santé Hinings, en Alberta, 2005 Canada, 1980-2004 Reay & L’hôpital en Hinings, Alberta, 2009 Canada, 1990-2008 Dunn & Ecoles de Jones, 2010 médecine, Etats-Unis, 1910-2005 Lok, 2010 Valeurs boursières, Etats-Unis Royaume-Uni Goodrick & Pharmaciens, Reay, 2011 Etats-Unis, 1910-2005 Jones, Maoret, Massa, & Svejenova, 2012) McPherson & Sauder, 2013 Architecture moderne, Etats-Unis 1870-1975 de Méthode de d’analyse Archives, entretiens, bases de données Documents, retranscriptions de réunions Documents, articles Presse Mixte : Etude de Phases cas et Test de chronologiques corrélations Analyse de contenu quantitatif inductif (théorie enracinée) Etude de cas de longitudinale Reay & Hinings, 2005, Entretiens semi-directifs (45x2) Archives documentaires Etude de cas interprétative, codage enracinée Etude de cas interprétative et test d’occurrences et cooccurrences Entretiens semi- Analyse de directifs, articles discours et de presse Archives historiques, recherche bibliographiques Archives Présentation des résultats Idéaux-types Phases chronologique Théorie enracinée Idéaux-types Phases chronologiques Analyse de contenu Idéaux-types Analyse de contenu, sémiotique Phases chronologiques, Idéaux-types Conseil médical à Ethnographie : Analyse de Stone City, Observation (15 contenu N/A, mois), Focus 2008-2009 Group, Entretiens Idéaux-types 265 Pache & Pôle Emploi, Santos, France, 2013 2005-2009 Pouthier et Médecins al., 2013 hospitaliers, Etats-Unis, 1990-2011 Sauermann Ingénieurs & Stephan, Etats-Unis 2013 Période recherche Entretiens, archives Archives documentaires et entretiens semidirectifs (25) Base de données (5018 de scientifiques) Hultin & Service hospitalier, entretiens semiMähring, pays nordique directifs (40), 2014 2008-2009 observation, archives Smets et al., Assureurs de 2014 Llyods, Royaume-Uni, Etude de cas interprétative Analyse thématique Etude de cas interprétative Phases chronologiques Test de régression Idéaux-types (quanti) Théorie enracinée inductif Phases chronologiques Théorie enracinée Narrations biographiques Source : auteur Les recherches empiriques mettant en lumière des logiques institutionnelles suivent principalement un protocole hypothético-déductif interprétatif (Dunn & Jones, 2010b; Lounsbury, 2007; Marquis & Lounsbury, 2007; Rao et al., 2003). L’étude empirique vise à démontrer l’existence de plusieurs idéaux-types (ex : Lok, 2010; Reay & Hinings, 2005) au sein d’un champ en se reposant sur le cadre d’analyse formulé par Friedland & Alford, (1991) et Thornton & Ocasio, (1999, 2008). Parmi ces méthodes, on retrouve généralement un protocole de recherche mixte combinant narration d’un cas et analyse de contenu discursive et rhétorique (ex: Goodrick & Reay, 2011; Reay & Hinings, 2005; Scott, Ruef, Mendel, & Coronna, 2000; Suddaby & Greenwood, 2005). Il s’agit de la démarche encouragée par Thornton et ses collègues postulant que les méthodes mixtes, d’abord interprétatives puis positivistes permettent de tester l’émergence d’idéaux-types (Thornton & Ocasio, 2008, p. 110). Sauf quelques exceptions (ex: Sauermann & Stephan, 2013), les données proviennent d’une combinaison de méthodes qualitatives (entretiens, documents historiques et observations). L’analyse de contenu et l’analyse de lexicométrie sont deux méthodes d’analyses statistiques50 visant à tester statistiquement les termes relatifs à la culture d’une logique à partir de la fréquence d’utilisation du vocabulaire 50 Le terme « analyse de contenu » est souvent confondu avec « analyse thématique » (Miles et Huberman, 1991) ayant pour principe d’attribuer un thème à un extrait de texte. 266 par les acteurs en les associant à chaque ordre. « Cela permet de rester en dehors des impressions débordantes et fausses des données qualitatives » (Eisenhardt, 1989, p. 538). Dans ce cadre, la triangulation de données primaires et secondaires est importante. Eisenhardt (1989) explique que les données qualitatives issues de protocole qualitatif sont indispensables pour comprendre pourquoi il existe une relation entre deux phénomènes (par exemple la transition soudaine entre deux logiques). Le mixte entre l’étude de cas et l’analyse de contenu est particulièrement judicieux pour valider la typologie offerte par Thornton et Ocasio (1999). Pour évaluer les activités des membres de logiques, certains articles (ex : Hayes & Rajão, 2011; Hultin & Mähring, 2014; Smets et al., 2014) ont privilégié quant à eux un design interprétatif et inductif. C’est plutôt vers ce design que mon choix final s’est porté. 267 Annexe 3 : Liste des auditions menés au Sénat Rapport d’information du Vioxx (2005) : procés-verbaux des auditions Audition de M. Jean MARIMBERT, directeur général, et Mme Emmanuelle WARGON, adjointe au directeur général, de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) et de M. Didier EYSSARTIER, adjoint au directeur général de la santé et Mme Hélène SAINTE MARIE, sous-directeur de la politique des produits de santé à la Direction générale de la santé (mardi 25 octobre 2005) Audition de M. Alexandre BIOSSE DUPLAN et Mme Laure LECHERTIER, membres du Collectif Europe et Médicament, de M. Philippe EVEN, professeur de médecine et de M. Marc GIRARD, expert judiciaire près la cour d’appel de Versailles (mardi 8 novembre 2005) Audition de MM. Yannick PLETAN, vice-président des affaires médicales, et Bruno RIVALS, directeur des affaires publiques de Pfizer, et de M. Bruno TOUSSAINT, directeur de la revue « Prescrire » (mardi 22 novembre 2005) Audition de M. Christophe WEBER, président des LIR (Laboratoires internationaux de recherche) (mardi 29 novembre 2005) Audition de MM. Claude HURIET, président, et Dominique MARTIN, directeur, de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam) (mardi 6 décembre 2005) Audition de M. Noël RENAUDIN, président du Comité économique des produits de santé (CEPS) et du professeur François CHOLLET, président du conseil d’administration de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) (mardi 13 décembre 2005) Audition de M. Jean PARROT, président du Conseil national de l’ordre des pharmaciens, et de MM. Jean-Pierre CASSAN, président de la Fédération française des industries de santé (Fefis), et Richard LERAT, secrétaire général du LEEM (Les entreprises du médicament) (mardi 20 décembre 2005) Audition de MM. Jean-Luc BELINGARD, porte-parole du G5 et président du laboratoire Ipsen, et Jean DEREGNAUCOURT, conseiller scientifique du président des laboratoires Pierre Fabre et de M. Georges-Alexandre IMBERT, président de l’association d’aide aux victimes des accidents et maladies liés aux risques des médicaments (AAAVAM) (mardi 17 janvier 2006) Audition de MM. Laurent DEGOS, président de la Haute Autorité de santé et Etienne CANIARD, président de la commission qualité et diffusion de l’information médicale de la Haute Autorité de santé (HAS) (mardi 24 janvier 2006) Audition de M. Daniel VITTECOQ, président de la commission d’autorisation de mise sur le marché de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), de M. Gilles BOUVENOT, président de la commission de la transparence de la Haute Autorité de santé (HAS), de M. Philippe FOUCRAS, président du collectif Formindep et de M. Philippe PIGNARRE, ancien cadre dirigeant de l’industrie pharmaceutique, auteur du livre « Le grand secret de l’industrie pharmaceutique » (mardi 31 janvier 2006) Audition de M. Bernard LEMOINE, vice-président délégué, Mme Catherine LASSALE, directeur des affaires scientifiques, pharmaceutiques et médicales, M. Yves JUILLET, conseiller du président, du Leem (Les entreprises du médicament) et de M. Lionel BENAICHE, vice-président du Tribunal de Grande Instance de Nanterre (mardi 7 février 2006) Audition de M. Jean MARIMBERT, directeur général, et Mme Emmanuelle WARGON, adjointe au directeur général, de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) (mardi 21 février 2006) Audition de M. Philippe KOURILSKY, professeur au Collège de France, de MM. Guy FRIJA, président de la Commission nationale de matériovigilance de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), Daniel DUVEAU, vice-président, Jean-Claude GHISLAIN, directeur de l’évaluation des dispositifs médicaux, et de M. Daniel LENOIR, directeur général de la Mutualité française et Mme Laure LECHERTIER, responsable du département « politique du médicament » à la Mutualité française (mardi 28 février 2006) Audition de MM. Frédéric VAN ROEKEGHEM, directeur général de la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (Cnam) et Hubert ALLEMAND, médecin conseil national, de M. Claude BÉRAUD, professeur honoraire à l’Université de Bordeaux et de M. 268 Jacques CARON, président de la commission nationale de pharmacovigilance de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) (mardi 7 mars 2006) Audition de Mmes Danièle TOUPILLIER, chef de service du Pôle professions de santé et affaires générales à la Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins (DHOS) et Maud LAMBERT-FENERY, chef de bureau et de M. Bernard ORTOLAN, président du Conseil national de la formation médicale continue des médecins libéraux (mardi 14 mars 2006) Audition de Mme Marie-Laurence GOURLAY, médecin, chef du département de la publicité et du bon usage des produits de santé de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), et du professeur Jean-Paul GIROUD, membre de l’Académie nationale de Médecine (mardi 11 avril 2006) Rapport d’information du Médiator (2011) : procés-verbaux des auditions Audition de Mme Anne CASTOT, chef du service de la surveillance du risque, du bon usage et de l’information sur les médicaments à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (mardi 1er février 2011) Audition de M. Jean-François GIRARD, conseiller d’Etat, président du Pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) « Sorbonne Paris Cité », ancien directeur de la Santé (1986-1997) (mardi 1er février 2011) Audition de M. le professeur Hubert ALLEMAND, médecin-conseil national de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts) (mardi 1er février 2011) Audition de M. le professeur Jacques BARROT, membre du Conseil constitutionnel, ancien ministre du travail et des affaires sociales (1995-1997) (mardi 1er février 2011) Audition de M. Pierre SCHIAVI, directeur de la division scientifique « Pharmacologie et gériatrie » des laboratoires Servier (jeudi 3 février 2011) Audition de M. François ROUSSELOT, président de la commission des relations médecinindustrie du Conseil national de l’Ordre des médecins (mardi 8 février 2011) Audition de Mmes Isabelle ADENOT, présidente du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens, et Françoise ROBINET, vice-présidente de la section B de l’Ordre des pharmaciens (mardi 8 février 2011) Audition de M. Jean-François MATTEI, président de la Croix Rouge, ancien ministre de la santé (2002-2004) (mardi 8 février 2011) Audition de M. Christian BABUSIAUX, président de l’Institut des données de santé (mardi 8 février 2011) Audition de M. Noël RENAUDIN, président du Comité économique des produits de santé (mardi 15 février 2011) Audition de M. Didier TABUTEAU, conseiller d’Etat, ancien directeur général de l’Agence du médicament (1993-1997), ancien directeur-adjoint du cabinet du ministre de l’emploi et de la solidarité (1997-2000), ancien directeur du cabinet du ministre délégué à la santé (2001-2002) (mardi 15 février 2011) Audition de M. Didier HOUSSIN, directeur général de la santé (mardi 15 février 2011) Audition de M. Bruno TOUSSAINT, directeur de la revue Prescrire (jeudi 17 février 2011) Audition de M. Dominique MARTIN, directeur de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (jeudi 17 février 2011) Audition de M. André WENCKER, directeur général de la Mutuelle générale des cheminots (jeudi 17 février 2011) Audition de M. le professeur Pierre-Louis DRUAIS, président du Collège de médecine générale (jeudi 17 février 2011) Audition du Professeur Jean-Louis MONTASTRUC, professeur de pharmacologie clinique, chef du service de pharmacologie clinique du CHU de Toulouse, responsable du centre régional de pharmacovigilance de Toulouse (mardi 1er mars 2011) Audition de M. Philippe LAMOUREUX, directeur général du des Entreprises du médicament (Leem), ancien directeur auprès du directeur général (1994-1997) et ancien secrétaire général (1997-1998) de l’Agence du médicament (mardi 1er mars 2011) Audition de M. Philippe LECHAT, directeur de l’évaluation des médicaments et des produits biologiques à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (mardi 1er mars 2011) 269 Audition de MM. Jean-Luc HAROUSSEAU, président, François ROMANEIX, directeur général, et Gilles BOUVENOT, président de la commission de la transparence, de la Haute Autorité de santé (mardi 1er mars 2011) Audition de M. Jacques de TOURNEMIRE, ancien conseiller pour les industries de santé au cabinet du ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées (2002 à 2004) (jeudi 3 mars 2001) Audition de M. William DAB, ancien directeur général de la santé (2003-2005) (jeudi 3 mars 2011) Audition de M. Martin HIRSCH, ancien directeur du cabinet du secrétaire d’Etat à la santé et ancien conseiller chargé de la santé au cabinet du ministre de l’emploi et de la solidarité (1997-1999) (jeudi 3 mars 2011) Audition de M. Claude HURIET, professeur émérite, rapporteur de la loin° 88-535 du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme, président d’un groupe de travail des Assises du médicament (mardi 8 mars 2011) Audition de M. Jean-Philippe SETA, président opérationnel des Laboratoires Servier (mardi 8 mars 2011) Audition de M. Eric ABADIE, conseiller scientifique auprès du directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (mardi 8 mars 2011) Audition de MM. Frédéric VAN ROEKEGHEM, directeur général et Hubert ALLEMAND, médecin-conseil national, de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (Cnam) (mardi 8 mars 2011) Table ronde avec des représentants de la presse médicale : MM. Vincent BOUVIER, président des éditions Vidal, Gilles CAHN, directeur des éditions John Libbey, Gérard KOUCHNER, président de Janus, Bruno THOMASSET, président du groupe Impact médecine, Alain TREBUCQ, président du syndicat de la presse et de l’édition des professions de santé, directeur général de Global média santé et Mme Stéphanie VAN DUIN, présidentedirectrice générale des éditions Elsevier Masson (jeudi 10 mars 2011) Audition de M. Jacques SERVIER, président des Laboratoires Servier (jeudi 10 mars 2011) Audition de M. Jean-René BRUNETIÈRE, ancien directeur général de l’Agence du médicament (1997-1999) (mardi 22 mars 2011) Audition de M. Lucien ABENHAÏM, professeur d’épidémiologie et de biostatistique ancien directeur général de la santé (1999-2003) (mardi 22 mars 2011) Audition de M. Jean-Pierre BADER, professeur émérite, ancien conseiller au cabinet du ministre de la santé (1974-1979), ancien président du comité national de pharmacovigilance (1979-1981), ancien vice-président de la commission l’autorisation de mise sur le marché des médicaments (1988-1991), ancien président de la commission de contrôle de la publicité et de la diffusion du bon usage des médicaments (1991-1997) (mardi 22 mars 2011) Audition de M. Philippe BAS, président de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), ancien ministre de la santé et des solidarités (2007), ancien directeur du cabinet du ministre du travail et des affaires sociales (1995-1997) (jeudi 24 mars 2011) Audition de M. Antoine de BECO, président de la Société de formation thérapeutique du généraliste (jeudi 24 mars 2011) Audition de M. Jean-Louis IMBS, professeur de pharmacologie, ancien président de la commission nationale de pharmacovigilance (1992-1995) (jeudi 24 mars 2011) Audition de Mme Geneviève DERUMEAUX, présidente de la Société française de cardiologie (jeudi 24 mars 2011) Audition de M. Dominique MARANINCHI, directeur général, et de Mme Fabienne BARTOLI, adjointe au directeur général, de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (mardi 29 mars 2011) Audition de M. Pierre-Louis BRAS inspecteur général des affaires sociales, ancien directeur de la sécurité sociale (2000-2002) (jeudi 31 mars 2011) Audition de M. Louis-Charles VIOSSAT, inspecteur général des affaires sociales, ancien directeur du cabinet du ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées (2002-2004) (jeudi 31 mars 2011) Audition de MM. Daniel VITTECOQ, président, et Jean-François BERGMANN, vice-président, de la commission d’autorisation de mise sur le marché de l’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (jeudi 31 mars 2011) 270 Audition de Mme Virginie BAGOUET, journaliste scientifique (mardi 5 avril 2011) Audition de MM. Daniel BIDEAU, administrateur, et Grégory CARET, directeur des études, de l’UFC-Que Choisir (mardi 5 avril 2011) Audition de M. Etienne CANIARD, président de la Fédération nationale de la mutualité française, président de la Fondation de l’avenir pour la recherche médicale appliquée (mardi 5 avril 2011) Audition de M. Philippe DUNETON, ancien directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) (1999-2004) (mardi 5 avril 2011) Table ronde avec des représentants d’associations de patients : M. Dominique-Michel COURTOIS, président de l’Association des victimes de l’Isoméride et du Mediator (Avim), M. Karim FELISSI, conseiller national et Mme Marie RUELLEUX, de la Fnath, association des accidentés de la vie, Mme Sophie Le PALLEC, présidente de l’Association des malades des syndromes de Lyell et de Stevens-Johnson (Amalyste), M. Gérard RAYMOND, président de l’Association française des diabétiques (AFD) (mercredi 6 avril 2011) Audition de M. Jean MARIMBERT, ancien directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) (2004-2011) (mercredi 6 avril 2011) Audition de Mme Carmen KREFT-JAÏS, ancien chef du département pharmacovigilance de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (2008-2011) (mardi 12 avril 2011) Audition de M. Louis MERLE, professeur de pharmacologie, ancien président de la commission de pharmacovigilance de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) (2007- 2010) (mardi 12 avril 2011) Audition de M. Antoine VIAL, spécialiste de l’information médicale et grand public, membre de la commission « Qualité et diffusion de l’information médicale » de la Haute Autorité de santé, membre du conseil d’administration de la revue Prescrire, coordinateur du Collectif Europe et Médicament (mardi 12 avril 2011) Audition de Mme Anne LAUDE, professeur de droit à l’université Paris Descartes, codirecteur de l’Institut Droit et Santé (jeudi 14 avril 2011) Audition de M. Denys SCHUTZ, directeur général de Servier-Biopharma (jeudi 14 avril 2011) Audition de M. Bernard BÉGAUD, professeur de pharmacologie à l’université de Bordeaux, directeur de l’unité de recherche « Pharmaco-épidémiologie et évaluation de l’impact des produits de santé sur les populations » (jeudi 14 avril 2011) Audition de Mme Catherine REY-QUINIO, responsable de l’unité pharmacotoxico- clinique 2 du département de l’évaluation thérapeutique des demandes d’autorisation de mise sur le marché à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) (mardi 26 avril 2011) Audition de M. Jean-Michel ALEXANDRE, professeur de pharmacologie, ancien président de la commission d’autorisation de mise sur le marché (1985-1993), ancien directeur de l’évaluation des médicaments à l’Agence du médicament et à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (1993-2000), ancien président du comité des médicaments à usage humain au sein de l’Agence européenne du médicament (1995-2000) (mardi 26 avril 2011) Audition de M. Jean WEBER, ancien conseiller technique au cabinet du ministre de la santé et de la sécurité sociale (1975-1978), ancien directeur de la pharmacie et du médicament au ministère de la santé et de la sécurité sociale (1978-1982), secrétaire général de la commission nationale de la pharmacopée (1979-1982), chargé par le Premier ministre d’une mission sur la politique et le prix du médicament (1991) (mardi 26 avril 2011) Audition de MM. Christian LAJOUX, président, Philippe LAMOUREUX, directeur général et Mme Catherine LASSALE, directeur des affaires scientifiques des entreprises du médicament (Leem) (jeudi 28 avril 2011) Audition d’Irène FRACHON, praticien hospitalier au département de pneumologie du Centre hospitalier universitaire de Brest (jeudi 28 avril 2011) Audition de M. Christian RICHÉ, professeur de pharmacologie, responsable du centre régional de pharmacovigilance de Brest, ancien président de la commission nationale de pharmacovigilance (1998-2001) (mardi 3 mai 2011).) Audition de M. Eric GIACOMETTI, journaliste, chef de service au quotidien Le Parisien (mardi 3 mai 2011) 271 Audition de M. Pierre CHIRAC, membre du collectif Europe et Médicament, vice-président de l’association Mieux Prescrire, membre de la rédaction de la revue Prescrire (mardi 3 mai 2011) Audition de M. Bernard KOUCHNER, ancien ministre de la santé et de l’action humanitaire (1992-1993), ancien secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’emploi et de la solidarité, chargé de la santé (1997-1999), ancien ministre délégué à la santé auprès du ministre de l’emploi et de la solidarité (2001-2002) (mardi 3 mai 2011) Audition de Mme Corinne LEPAGE, députée européenne, ancien ministre de l’environnement (1995-1997) (jeudi 5 mai 2011) Audition de M. Philippe EVEN, professeur émérite à l’Université Paris- Descartes, président de l’Institut Necker, auteur d’un rapport avec M. Bernard Debré sur la refonte du système français de contrôle de l’efficacité et de la sécurité des médicaments (jeudi 5 mai 2011) Audition de Mme Catherine HILL épidémiologiste à l’Institut de cancérologie Gustave Roussy, MM. Philippe RICORDEAU et Alain WEILL du département des études sur les pathologies et les patients à la direction de la stratégie, des études et des statistiques de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts) (jeudi 5 mai 2011) Audition de M. Dominique DUPAGNE, médecin généraliste (mardi 17 mai 2011) Audition de M. Lionel BENAÏCHE, secrétaire général du service central de prévention de la corruption (SCPC) (mardi 17 mai 2011) Audition de M. Jean ACAR, cardiologue, ancien chef de service de cardiologie à l’hôpital Tenon, fondateur du groupe valvulaire de la Société française de cardiologie, M. Mahmoud ZUREIK, directeur de recherche et Mme Agnès FOURNIER, épidémiologiste, à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) (mardi 17 mai 2011) Audition de M. Edouard COUTY, président du conseil d’administration de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam), rapporteur des Assises du médicament (mardi 17 mai 2011) Audition de M. Philippe FOUCRAS, médecin généraliste, président, et Mme Anne Chailleu, membre, du Formindep (Pour une formation et une information médicales indépendantes) (jeudi 19 mai 2011) Audition de M. Pierre BORDRY, président, et Mme Axelle HOVINE, secrétaire générale, de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) (jeudi 19 mai 2011) Audition de M. Paul BENKIMOUN, journaliste en charge des questions de santé et de médecine au quotidien Le Monde (jeudi 19 mai 2011) Table ronde sur la pharmacovigilance en France : M. Jacques CARON, responsable du centre de pharmacovigilance de Lille, Mme Françoise HARAMBURU, responsable du centre de pharmacovigilance de Bordeaux, M. Jean- Pierre KANTELIP, responsable du centre de pharmacovigilance de Besançon, Mme Marie-Christine PÉRAULT, responsable du centre de pharmacovigilance de Poitiers, présidente de l’Association française des centres de pharmacovigilance (mardi 24 mai 2011) Audition de M. André CICOLELLA, président du Réseau Environnement Santé (mardi 24 mai 2011) Audition de Mme Patricia BRUNKO, chef d’unité, et Mme Irène SACRISTAN-SANCHEZ, chef d’unité adjoint « produits pharmaceutiques », au sein de la direction générale de la santé et des consommateurs de la Commission européenne (mardi 24 mai 2011) Audition de MM. Pierre AUCOUTURIER, Alain TRAUTMANN et Mme Angélica KELLER, membres de l’Association Sauvons la recherche (mardi 24 mai 2011) Audition de MM. Pierre JOLY, président, et Patrice QUENEAU, membre, de l’Académie de médecine (jeudi 26 mai 2011) ) Audition de MM. Gérald SIMONNEAU, professeur des universités, chef de service de pneumologie et réanimation respiratoire, coordinateur du Centre de référence national pour l’hypertension artérielle pulmonaire sévère et Marc HUMBERT, professeur des universités, praticien hospitalier dans le service de pneumologie et réanimation respiratoire, à l’hôpital Antoine Béclère (jeudi 26 mai 2011) Audition de M. Michel POT, ancien secrétaire général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) (2004-2011) (jeudi 26 mai 2011) Audition de Mme Anne PRIGENT, directeur des rédactions d’Impact Médecine et de Prescriptions Santé (jeudi 26 mai 2011) ) 272 Audition de M. Jean-Hugues TROUVIN, conseiller scientifique auprès du directeur général pour les produits biologiques, ancien directeur de l’évaluation (2001-2007), à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) (mercredi 1er juin 2011) Audition de M. Alain-Michel CERETTI, conseiller santé auprès du Médiateur de la République, auteur d’un rapport sur le bilan et les propositions de réforme de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (mercredi 1er juin 2011) Audition de MM. Didier DELMOTTE et Jérémie SÉCHER, membres titulaire et suppléant de la commission de déontologie (formation spécialisée compétente pour la fonction publique hospitalière) (mercredi 1er juin 2011) Audition de M. Jacques POIRIER, lanceur d’alerte, ancien responsable de Sanofi-Aventis chargé des approvisionnements biologiques du Lovenox (mercredi 1er juin 2011) Audition de M. Pierre BOISSIER, chef de l’Inspection générale des affaires sociales, Mme Anne-Carole BENSADON, MM. Etienne MARIE et Aquilino MORELLE, membres de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) (lundi 6 juin 2011) Audition de M. André SYROTA, président-directeur général de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Mme Cécile THARAUD, présidente du directoire de l’Inserm, M. Victor DEMARIA-PESCE, chargé des relations avec les Parlements français et européen, et M. Arnaud BENEDETTI, directeur du département de l’information scientifique et de la communication (mardi 7 juin 2011) Audition de M. Georges CHICHE, cardiologue à Marseille (mardi 7 juin 2011) Audition de M. Xavier BERTRAND, ministre du travail, de l’emploi et de la santé (mardi 7 juin 2011) 273 Annexe 4 : Liste des objets épistémiques Le Tableau 24 liste les résultats de cette première phase d’analyse. Pour rappel, la pratique de prescription comme l’entend Gherardi (2012) comprend tout le processus qui amène l’acteur à aboutir à ses fins. 274 Tableau 24 : liste des objets épistémiques des médecins dans la prescription de médicaments Pratiques agrégées Verbes d’action Artefacts, espace et temps Exemples cités Apprentissage Collecter et sélectionner des informations, des sources et des documents pour accroître ses connaissances et compétences à propos d’un médicament, d’une maladie ou des informations générales sur la profession ; Former : suivre une formation ou former les autres, discuter avec ses paires à propos de sa pratique et de cas de patients ; Pratiquer : apprendre en faisant, délivrer de nouveaux traitements et évaluer leur efficacité, recevoir de nouveaux patients ; Mémoriser : capacité à se souvenir du nom des molécules ou des médicaments, leur performance et les risques liés ; Faire de la recherche (hosp) : entreprendre des activités de recherche basée sur des pratiques scientifiques (Evidence Based Medecine) Lieu : Université, Hôpital (internat ou formation continue), Salle de congrès, séminaire, de réunion, domicile, cabinet ; Documents : Articles scientifiques, les courriers et emails, brochures, recommandations, listes de médicaments efficaces, nonefficaces ; Plateformes : Sites internet, moteurs de recherche, blogs, forums, pages et comptes des réseaux sociaux ; Medias ; radio dédiée, la presse, magazines et revues spécialisés ; (hosp) Liens d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique (contrats, prestations de services, consulting) ; Club des remplaçants ; Groupe de pairs local ; Congrès des sociétés savantes et spécialités (cancérologie, pédiatrie, médecine générale etc.) ; Salle de détente ; Topos ; Google ; Pubmed ; Cochrane ; BIP 31 ; Minerva ; Newsletter de centre de pharmacovigilance ; MG Clinique ; Liste des 77 médicaments (ANSM) ; Liste des 68 de Prescrire ; Recommandation HAS ; Recommandation société savante ; Fiches RCP remise par le visiteur médical ; Twitter ; Radio IFM ; Prescrire, le Quotidien du Médecin, Impact Medecin, Panorama du médecin ; Inosande, Lambset, Revue de cardiologie ; Consultation Examiner : le patient, ses antécédents, les traitements antérieurs, son métabolisme, par le biais de questions, en l’écoutant et/ou en réalisant un examen biologique ; Lieu : Cabinet médical, salle de consultation, Hôpital, centres, chez le patient ; Vidal, Banque Claude Bernard, Dorosz Pearltrees ; Ordonnances précédentes ; Applications mobiles ; 275 Informer et conseiller le patient à propos de sa maladie, des traitements existants et des prochaines étapes ; Evaluer les avantages, les inconvénients et les risques liés à un traitement ; Dispositifs : ordinateurs, dictionnaires, guides thérapeutiques ; Matériel médical ; Soin Soulager la douleur du patient, guérir de sa maladie ou d’une pathologie (diminuer les iatrogénies) ; Choisir librement: être responsable de ses actions, et de la délivrance d’un traitement ; Décider collectivement : décision collégiale avec le patient, satisfaire ses besoins à travers une négociation ; Formuler : Ecrire un diagnostic au patient ou à un confrère (spécialiste, pharmacien par exemple), des substances pharmaceutiques et délivrer une ordonnance ; Appliquer des règles : suivre et mettre en application les règles déontologiques de l’activité et les lois ; Bureautique : Ordonnanciers ; Système d’aide à la décision médical ; Documents, papiers, crayons, stylos ; Déclaration des effets secondaires ; Carnet de suivi de patient ; Marque des médicaments ; Nom de la molécule (Dénomination Commune Internationale, DCI) ; Logiciel certifié par HAS Crossway, Hellodoc intégrant une base de données médicamenteuse en DCI et/ou marque ; Vie Professionnelle Participer à l’extension de réseaux de praticiens ; Formation groupée localisée, thématique ; Amélioration de la santé publique ; Ecrits : Livres ; Journaux ; Témoignages ; Pétitions ; Club des médecins 2.0 (bloggeurs) ; Rencontres Prescrire ; Syndicats MG, SJMG ; ANEMF (étudiants en médecine) ; Twitter ; Connaissances générales de la profession ; La maladie de Sachs (Martin Winckler) ; Blogs personnels (Jaddo, Borée, Atoute, Docteur V…) ; Charte non-merci ; Déserts médicaux ; 276 277 Annexe 5 : Les chartes du formindep et de Prescrire 278 279 280 281