Hors les murs - Gwenaêlle Aubry - Académie de Nancy-Metz

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Hors les murs
(Woippy, Collège Jules-Ferry, printemps 2012)
23 mars
«Certains de nos élèves logent là», me dit Carole en passant devant l'Hôtel du Nordun carré de béton au milieu d'autres blocs, plus élevés, façades nues, déclinaisons de beige,
mais pas de désolation, le printemps arrive, parfums de terre remuée et, autour des tranchées
ouvertes par les travaux du nouveau tramway, des herbes folles: zone franche, ban-lieue,
territoire des bannis, des sans-papiers, des sans-logement, des en- instance-d'expulsion? Et
bien non, et cela je l'ai senti d'emblée en voyant Carole Clotis sur le quai de la gare de Metz,
en rouge et noir, jupe courte et jambes nues: pas de déguisement ni de faux-semblant, pas
d'état d'exception, de règles nouvelles ni suspendues. On va juste jouer le jeu, en s'efforçant
de redistribuer les cartes: à chacun, les mêmes atouts.
La séance a lieu dans la salle de documentation. Les élèves s'installent, face-à-face,
de part et d'autre des grandes tables. Devant, les filles, plus loin les garçons. J'apprendrai à les
reconnaître, pour le moment, on s'observe, on s'épie. Je lis l'incipit de l'Isolée, un peu
anxieuse. On est en pleine affaire Merah: comment parler de ce livre, ce livre du silence et du
refus, de la révolte et de la dérive, sans malentendu ni écho déformé? Bien vite, je me rassure.
C'est que, simplement, les élèves ont travaillé: ils ont lu le texte avec leur professeur, ils l'ont
analysé. C'est Paola qui lit, cette fois: le compte-rendu du cours précédent. Les élèves ont
travaillé sur l'usage du «je», des temps verbaux. A un moment passe le mot «analepse». Et là
les choses (je veux dire, le travail de Carole Clotis) sont décidément claires: ces enfants (c'est
une classe de 4ème), on va leur donner les mêmes mots qu'aux autres. On ne va pas les
enfermer dans le langage qu'ils sont supposés parler. A un moment, je parle de ça: je parle du
Saint Genet de Sartre, et du mot «voleur» apposé à l'enfant Genet, «un seul mot qu'il
contemple à l'envers et qui contient son âme», et de l'œuvre, la vie entières qu'il faudra pour
réparer cette violence-là. Je parle de la guerre de Pierre et de Margot (les personnages de
L'Isolée) contre ces mots qui font écran au réel, «SDF» pour clochard, par exemple, et des
mots de la littérature et de la philosophie qui déplacent le langage pour ouvrir un nouvel accès
au monde. Devant moi, une petite, soudain, rit, d'un rire nerveux, gêné. C'est la corde
sensible: ça se joue là, tout se joue là. A la fin de la séance, la même petite, avec une autre,
s'est emparée d'un dictionnaire: elles tournent les pages, fébriles, en riant, toujours. Carole et
moi leur demandons ce qu'elles cherchent: «Oh non, Madame, on peut pas vous dire, c'est trop
la honte». On insiste, elles finissent par céder: «0n cherche le mot "philosophie"». OK, la
prochaine fois on parlera de ça.
11 mai
Nous sommes donc convenues, Carole Clotis et moi, de commencer par là: le sens du
mot «philosophie». Les élèves auront travaillé un passage du livre où, d'une certaine façon, il
est question de cela: le bonheur- et le danger- qu'il peut y avoir à ressaisir le monde sous des
idées. Est-ce la tiédeur de cette journée de printemps, la fatigue de la fin d'année, l'excitation
du premier tour des élections: les élèves tardent un peu à s'installer. Carole leur a demandé
d'écrire leur nom sur un bout de papier, Brahim s'est collé le sien sur le front. De toutes les
tables, des demandes fusent: Madame, j'ai oublié mon livre, mon cahier, ma règle- des
demandes inquiètes, enfantines, de présence, d'attention. Carole y répond avec douceur et
fermeté. Pas de tension, de rapport de force, ni d'agressivité: aucune incertitude quant à la
place qui est la sienne, le rôle qu'elle a à jouer. Et, très vite, le calme revient. Les élèves lisent
les petits textes qu'ils ont composé en écho à l'incipit de l'Isolée. Je leur parle, donc, de la
philosophie, de Socrate, de l'étonnement qui torpille et défait les préjugés. Ils écoutent,
questionnent, attentifs, présents.
A l'issue de cette deuxième séance, ce que je sentais déjà m'apparaît très clairement: ils
suivent leur professeur, sans bien savoir où elle va les mener, mais ils la suivent, ils lui font
confiance. Et là où elle les emmène, ce n'est pas entre mais hors les murs: elle fait tomber les
barrières, les cloisons érigées entre eux et les livres, et le langage, et le monde. Elle leur fraie
un accès à ce qui, pour d'autres, plus chanceux, est ouvert d'emblée. Et cela vient tout
simplement de ce que la place qu'elle occupe est celle de la transmission (et non de la
domination, du conflit, ni de la démagogie). Au téléphone, un soir, elle me dit qu'elle a appris
à sa classe le sens du mot «intarissable». Elle leur a aussi demandé de noter leurs réactions à
mes interventions: «L'écrivain était intarissable», a noté un élève- un mot de plus qui est
passé, encore une brèche dans le mur. Mais la prochaine fois, je parlerai moins.
1er juin
Dernière séance, le programme est établi, nous allons travailler sur les dernières pages du
livre. Dans la cour du collège, sur les terre-pleins, des hélices multicolores, des installations,
de grands iris mauves. Les élèves ont composé un «jardin des mots»; il y a aussi un projet
avec l'UNICEF, un concours de nouvelles, une équipe de foot, un orchestre. Je les lis, ces
dernières pages. Puis c'est au tour des élèves: ils ont rédigé des «hypothèses de lecture». Ils
ont, en fait, réécrit, chacun, la fin du roman, ils en ont exploré les possibles. Et leurs textes
tiennent, concis, nets, sans concessions. Le travail s'engage sur ces dernières pages. Des mains
se lèvent, nombreuses remarques, toutes pertinentes, parfois subtiles. Et, à mesure, un autre
texte s'élabore: le professeur note, au tableau, les points fondamentaux, construit, mot à mot,
avec la classe, des phrases. Voilà, c'est fait: ce sont eux qui écrivent à présent, en écho, et moi
j'écoute, heureuse, émue de voir le livre vivre à travers leurs mots. René Hirschi, le Principal,
est là: il écoute, lui aussi. Et puis il prend la parole, il les félicite. Sourires en coin, paupières
baissées, ils sont contents, surtout ne pas le montrer: c'est trop dommage que ce soit fini, dit
Paola en partant. On se dit au revoir.
Au déjeuner, ensuite, on me parlera de ce chanteur de variétés invité à grands frais par la
municipalité et de l'argent qui manque pour acheter de nouveaux instruments aux membres
de l'orchestre, de ces sorties au théâtre, au concert, organisées chaque mois. «Ils avaient peur,
au début, me dit la Principale adjointe, ils ne connaissaient pas les règles. Mais à la fin de
l'une des représentations, une petite m'a dit: "Oh, Madame, c'était tellement beau je voudrais
chaque jour avoir quelque chose comme ça dans ma vie". Voilà, conclut-elle, c'est ce qu'on
tente de faire: qu'ils aient, chaque jour, quelque chose comme ça dans leur vie».
Gwenaëlle Aubry
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