Distinction - ressources Socius

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socius : ressources sur le littéraire et le social
Distinction
Denis Saint-Amand (FNRS – Université de Liège)
Le concept de distinction constitue la clef de voûte d’une sociologie des goûts menée
par Pierre Bourdieu, qui a permis d’objectiver les déterminations (principalement : le
niveau d’instruction et l’origine sociale) infléchissant les pratiques culturelles des
individus et de mettre en lumière la façon dont ces dernières se révèlent des «
pratiques classantes, c’est-à-dire [l’]expression symbolique de la position de classe ».
Comme c’est souvent le cas chez le sociologue, le concept doit s’entendre dans une
double acception, dont les facettes sont complémentaires sans être tout à fait
superposables. En matière de goûts, la distinction est d’abord une opération menée
par les sujets sociaux : celle par laquelle ils distinguent, notamment, entre ce qui est
beau et laid, c’est-à-dire par laquelle ils font le départ entre ce qu’ils jugent légitime
ou non. La distinction est aussi un résultat de cette opération : l’opération de sélection
produit des effets de distinction liés aux deux sèmes inhérents à la polysémie du
terme — c’est-à-dire que, par la catégorisation qu’ils produisent, les individus sont à la
fois rendus distincts (différents) et/ou distingués (élégants). Pour une large part, la
sélection n’est ni forcément consciente ni stratégique et tient de ces inclinations
produites par l’habitus.
Les enquêtes menées par Bourdieu sur les corrélations entre les jugements
concernant les pratiques artistiques et l’origine sociale des sujets évaluant ont
notamment été prolongées par Nathalie Heinich dans ses travaux sur les rejets de l’art
contemporain et par Jean-Louis Fabiani à l’occasion de ses recherches sur les à-côtés
de ce qu’il nomme « la culture légitime ». Philippe Coulangeon, reprenant le chantier
entrepris par Bourdieu, a pour sa part fait observer que les classements et
déclassements engendrés par les pratiques et jugements culturels sont susceptibles
d’évoluer : de cette façon, la lecture, que les résultats obtenus par Bourdieu érigeaient
en pratique à la fois légitime et discriminante, a aujourd’hui perdu une partie de ce
que Coulangeon nomme son « profit de distinction ». Il convient, du reste, de garder à
l’esprit le caractère variable des logiques de distinction en fonction des différents
espaces où se situent les individus : devenir spécialiste de l’œuvre d’Antoine Volodine
pourrait rendre distinct et distingué un chercheur au sein de son département, mais
cette spécialisation pourrait le rendre normal voire suspect dans un autre sous-champ
ou un autre champ (si, par exemple, le même spécialiste se trouvait intégré à un
département similaire au sein d’une autre université, où Volodine serait un objet
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d’étude partagé par tous les chercheurs, ou s’il faisait partie d’une équipe sportive, où
cette affinité littéraire pourrait être déconsidérée).
La réflexion sur la distinction est une question majeure de la sociologie en général, et
de la sociologie culturelle en particulier. Elle est capitale en matière d’étude de la
réception des œuvres d’art, en ce qu’elle implique la prise en considération des
dispositions qui orientent la façon dont les œuvres sont perçues par les individus. Elle
éclaire également, sans que ce ne soit son premier objectif, la logique de constitution
du champ littéraire, d’une part, et les mécanismes de positionnement à l’œuvre au
cœur de ce dernier, d’autre part. Le principe de distinction est en effet l’une des
conditions qui rend possible l’autonomie relative du champ littéraire, puisque celle-ci
se construit à proportion de ce que les agents qui y participent parviennent à établir
des règles et des valeurs qui ne font sens qu’au sein de cet univers particulier,
divergeant en cela des lois (économiques, comportementales, esthétiques) qui
prévalent dans les autres milieux (professionnels, par exemple) fréquentés par ces
individus.
Par ailleurs, sans être exactement l’antonyme de l’imitation (il n’est pas impossible,
par exemple, que les membres d’un groupe imitent les manières de l’un des leurs pour
se distinguer collectivement), la distinction est corrélée au principe d’originalité, qui
prévaut au cœur de l’univers artistique, et en particulier de celui des Lettres depuis
l’époque romantique. En cela également, la distinction est l’un des moteurs du champ
littéraire, de même que c’est elle qui pousse certains auteurs entrant dans le champ à
se détacher de l’influence du canon pour s’essayer à des modèles nouveaux : ainsi
certains acteurs de la mêlée symboliste comme Jean Moréas en tête cherchant à
s’affranchir du Parnasse ou les surréalistes fustigeant le roman psychologique. La
dynamique de succession des mouvements littéraires, les revendications des avantgardes et les luttes opposant des courants simultanés qui défendent chacun leur
propre vision esthétique sont toutes, en cela, motivées par un impératif de distinction,
qui peut se donner à voir comme la stratégie majeure en matière de visibilité au cœur
du champ littéraire (à noter cependant qu’il n’en est pas moins possible d’évoluer
dans cet univers sans tout à fait se distinguer, en adoptant une position d’élève ou de
continuateur, comme le fait un José Maria de Heredia, à la suite de Leconte de Lisle,
par exemple).
Marielle Macé, revenant sur les outils de la sociologie littéraire de Bourdieu, considère
la distinction comme l’un des concepts susceptibles de permettre la mise en place
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d’une approche sociologique du texte, en faisant voir la concurrence des styles qui se
développe au cœur d’un champ. La distinction aide à comprendre comment et
pourquoi advient la différence et pourquoi celle-ci peut se révéler significative et
produire des effets d’adhésion ou d’exclusion. Macé, pour illustrer ce principe, choisit,
au cœur de Sodome et Gomorrhe, l’exemple du style de Mme de Cambrener qui se
distingue par l’emploi particulier de « la règle des “trois adjectifs”, véritable poncif des
gens bien élevés de son époque ». Le narrateur proustien, en observateur appliqué,
note : « ce qui lui était particulier, c’est que […] la succession des trois épithètes
revêtait, dans les billets de Mme de Cambrener, l’aspect non d’une progression mais
d’un diminuendo. » À cet exemple fictionnel mettant en lumière les effets de
positionnement distinct et distingué de micro-faits stylistique, on peut articuler des
éléments discursifs pouvant sembler anodins, mais susceptibles de permettre
l’identification d’un auteur : dans La littérature sans estomac, Pierre Jourde relevait de
la sorte un tic fréquent de Jean-Philippe Toussaint, consistant à éloigner la relative de
son antécédent en la reportant en fin de phrase (« La route était toujours déserte en
face de moi, qui s’était enfoncée dans un bosquet… », dans La réticence). Ces
éléments, en apparence insignifiants, font sens en ce qu’ils sont, comme l’indique
Marielle Macé, parfois emphatisés pour fonctionner comme marqueurs de singularité :
ils invitent alors à prendre en considération à la fois la question du détail comme
principe infléchissant (voire générant) une forme littéraire spécifique et, surtout, la
logique concurrentielle des styles entre eux.
Il importe également, comme le fait remarquer Jacques Dubois, de prendre en
considération les limites des mécanismes de distinction car, si « le champ suppose […]
l’originalité, […] en même temps, il suspecte les ruptures radicales et ne tolère pas les
comportements anomiques ». S’il peut être avantageux d’afficher un être-distinct, il
n’en convient pas moins de conserver, dans le même temps, une manière
d’être-distingué, sous peine d’être mis au ban du milieu lettré : ce de quoi peut
témoigner Arthur Rimbaud, incapable de se plier aux logiques cénaculaires parisiennes
et rapidement mis à l’écart par ses pairs, mais aussi toutes les formes de littérature
minoritaires (proscrites, sauvages ou périphériques). Reste que de telles productions
sont souvent susceptibles d’être récupérées ultérieurement par l’institution littéraire
au prix d’une euphémisation de leur dimension distincte.
Bibliographie
Bourdieu (Pierre), La Distinction, Paris, Minuit, 1979.
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Bourdieu (Pierre), Les Règles de l’art [1992], Paris, Seuil, « Points essais », 1998.
Bourdieu (Pierre), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points essais », 2001.
Coulangeon (Philippe), Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans
la France d’aujourd'hui, Paris, Grasset, « Mondes vécus », 2011.
Coulangeon (Philippe) & Duval (Julien) (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre
Bourdieu, Paris, La Découverte, « Recherches », 2013.
Dubois (Jacques), L’Institution de la littérature [1978], Bruxelles, Labor, « Espace
Nord/Références », 2005.
Fabiani (Jean-Louis), Après la culture légitime. Objets, publics, autorités, Paris,
L’Harmattan, « Logiques sociales », 2007.
Heinich (Nathalie), L’art contemporain exposé aux rejets, Nîmes, Jacqueline Chambon,
« Rayon Arts », 1997.
Lahire (Bernard), La Culture des individus, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui »,
2004.
Macé (Marielle), « Penser le style avec Bourdieu », dans Bourdieu et la littérature, sous
la direction de Jean-Pierre Martin, Nantes, Cécile Defaut, 2010, pp. 63-76.
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