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Revue des Questions Scientifiques, 2012, 183 (1) : 33-54
Identité raciale et déterminisme génétique
Une défense de l’agnosticisme scientifique
Stéphane Leyens
Département Sciences-Philosophies-Sociétés et Centre ESPHIN,
Université de Namur (FUNDP).
Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.
Ludwig Wittgenstein
1. Sciences naturelles et identité
Cet article a pour objet l’usage des sciences naturelles dans le cadre d’une
réflexion sur l’identité personnelle et collective. Il pose la question de la légitimité du discours scientifique1 pour justifier certaines catégories identitaires
et propose des éléments de discussion sur le bon usage des sciences naturelles
pour penser la nature humaine. Plus largement, son ambition est de contribuer à la réflexion sur le statut épistémologique des sciences naturelles
lorsqu’elles sont invoquées pour nourrir des débats portant sur des questions
sociales ou politiques. La thèse qui sera défendue est réflexive et peut s’énoncer comme suit : l’analyse scientifique nous apprend que les sciences naturelles
peuvent être de bien mauvaises conseillères pour aborder certaines questions
– la question de l’identité raciale étant l’une de celles-là – et que, contre toute
apparence, elles ne peuvent démontrer quoi que ce soit. La raison en est que
certains concepts, dont usent avec grand appétit certains scientifiques (de
1.
Sauf précisé autrement, « sciences », « scientifiques », etc. renvoient au seul champ des
sciences naturelles.
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revue des questions scientifiques
toutes disciplines) dans leurs démonstrations, recèlent des ambiguïtés insoupçonnées. L’article soutient que l’agnosticisme scientifique est, dans certaines
circonstances, une vertu.
Afin de déjouer d’entrée de jeu les trop fréquents malentendus, il est important de souligner ce que cette thèse n’est pas. Il ne s’agit pas d’une défense
d’un relativisme épistémologique selon lequel les énoncés des sciences naturelles constitueraient un discours n’ayant pas plus, ni moins, de crédit que la
poésie, l’astrologie ou la rhétorique politicienne et selon lequel les sciences
naturelles n’ont pas de contenu informatif propre. Que du contraire ! L’idée
centrale est que les sciences naturelles ont une portée décisive et unique pour
déterminer ce qui ne peut pas être dit concernant certaines catégories identitaires. Dire que les sciences ne nous apprennent rien de spécifiquement pertinent est une chose (que je ne fais pas) ; dire que, dans certains cas, elles nous
apprennent ce qui ne peut être établi scientifiquement est une tout autre chose
(que je tente de faire dans les pages qui suivent).
La thématique discutée est celle de la catégorie identitaire de race et la
question posée est de savoir ce que les sciences naturelles peuvent nous apprendre et ne peuvent pas nous apprendre sur cette catégorie. Plus précisément, la discussion porte sur la relation existant (ou non) entre différences
raciales et degré d’intelligence. Quatre raisons motivent ce choix thématique.
Premièrement, au cours de l’histoire de l’humanité, les races ont toujours
constitué un facteur d’identité humaine important et souvent primordial.
Bien que la notion de race stricto sensu – que je présenterai plus bas – n’inclut
pas nécessairement les différentes formes de catégorisations ethniques en
usage depuis la Grèce antique jusqu’à la société contemporaine, la logique de
ces différentes catégorisations de l’humanité présente des constantes : une réflexion sur les races alimente la réflexion sur les identités de groupe et sur
l’usage qui en est fait.
Deuxièmement, les relations tissées entre identité, sciences et race sont
serrées et constituent de ce fait un cas d’étude particulièrement intéressant.
Depuis le 19ème siècle, s’est en effet développée une « science de la race » visant
à justifier l’usage des catégories raciales et, par là, à légitimer l’ordre social
établi. Et malgré le discrédit jeté sur le racisme scientifique au courant du
20ème siècle, des scientifiques n’ont eu de cesse que soit démontrée la validité
scientifique de ces catégories identitaires.
identité raciale et déterminisme génétique
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La troisième raison est que la problématique garde toute son actualité.
Bien que la notion de race n’ait plus sa place dans un discours politiquement
correct (en Europe, du moins), ce serait une erreur de penser que ce débat
appartient à l’histoire des sciences et des idées. D’une part, des formes explicites de racisme recourant aux outils scientifiques pour justifier des discriminations entre « races » ont fait grand bruit dans un passé récent. D’autre part,
une forme de racisme n’est pas absente des débats portant sur l’interculturalité des sociétés d’Europe occidentale aujourd’hui. Certes, la justification
scientifique n’est plus que très rarement (ouvertement) sollicitée pour cautionner des propositions politiques ; toutefois la tentation de s’en remettre à l’autorité du savoir scientifique est loin d’être inexistante. L’histoire nous montre
que les mêmes erreurs scientifiques ont été reproduites à maintes reprises2 :
rien ne garantit qu’aujourd’hui, et dans le futur, nous serions immunisés
contre un usage malheureux des sciences naturelles en vue de cautionner la
discrimination sociale sur base des identités de groupe.
Enfin, au sein du débat sur les identités raciales, la question des performances cognitives et de l’intelligence tient depuis longtemps une place centrale. Comme nous le verrons, la logique structurant le concept de race
consiste à associer, selon certaines modalités, des qualités physiques et des
qualités comportementales ou mentales. C’est en vertu de son rôle (prétendument) essentiel dans l’explication des disparités sociales observées – à savoir,
les personnes réussissent plus ou moins bien dans la vie sociale – que l’intelligence a été considérée comme le facteur mental par excellence qu’une « science
de la race » doit prendre en compte. Suivant cette logique, une co-variation
démontrée entre intelligence et catégorie raciale devrait donner à la « science
de la race » toute sa raison d’être, c’est-à-dire justifier la discrimination sociale
sur base des identités de groupe.
L’article est structuré comme suit. Dans un premier temps, je pose le
cadre du débat. Après avoir défini le concept de « race » et la doctrine « raciste »
qui lui est implicitement associée, je souligne les enjeux d’une « science de la
race » et je montre comment cette discipline élaborée au 19ème siècle a été déconsidérée suite aux développements de la génétique des populations dans la
première moitié du 20ème siècle (section 2). Dans un second temps, je présente
2.
Il s’agit là de la thèse centrale du maître-ouvrage de Stephen Jay Gould : Gould S.J., The
Mismeasure of Man, W.W. Norton & Company, 1981, trad. fr. : La Mal-Mesure de
l’ homme, Paris, Odile Jacob, 1997.
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revue des questions scientifiques
la controverse qui éclata dans la seconde moitié du siècle dernier sur les déterminants raciaux de l’intelligence. J’explicite d’abord les grandes lignes argumentatives des avocats d’un « nouveau » racisme scientifique (section 3), avant
de mettre en évidence les erreurs scientifiques qu’elles recèlent (section 4 à 7).
Dans un troisième temps, je tire quelques conclusions ayant trait aux dimensions idéologiques de la science (section 8). Une dernière remarque introductive : mon ambition est de présenter la logique et les enjeux d’un débat qui a
eu lieu par ailleurs, m’en remettant très largement à des analyses développées
par d’autres3.
2. Race, racisme et sciences
Parlant de l’espèce humaine, le concept de race est polysémique. Les sens
qu’il a pris dans l’histoire de la pensée sont multiples4. Chacune des diverses
significations renvoie toutefois à une classification de l’humanité qui rend
compte des variations observées entre différentes populations et des similitudes au sein des populations : les membres d’une même race sont apparentés
et partagent des caractéristiques communes qui se transmettent de génération
en génération et qui les distinguent des membres des autres races. En ce sens,
toute théorie raciale traite de la question de l’identité, c’est-à-dire de la question de la « mêmeté » des membres d’une catégorie donnée et de la différence
par rapport aux membres d’autres catégories.
La spécificité de la race, en tant que concept de l’identité, est triple. Premièrement, il s’agit d’une identité qui est foncièrement une identité de groupe.
Bien que tout trait de l’identité personnelle (par exemple, violoniste, hétérosexuel ou catholique) met en relation un individu avec l’ensemble des individus qui partage ce trait, l’identité raciale (par exemple : Caucasien) implique
3.
4.
Principalement, les biologistes Stephane Jay Gould et Richard Lewontin, et le philosophe Ned Block.
Banton M., « The Idiom of Race. A critique of presentism », in Back L., Solomos J. (eds),
Theories of Race and Racism: A Reader, London, Routledge, 2000. Banton distingue
quatre types de signification qui se sont succédées dans l’histoire : (a) la race comme
descendance, telle qu’elle est conçue dans le récit biblique ; (b) la race comme type, apparaissant dans la taxonomie de Linnée ; (c) la race comme sous-espèce, issue du développement de la génétique des populations et (d) la race comme catégorie politique,
instrument conceptuel de classification administrative. Chacune de ces significations
donne lieu à différentes doctrines racistes, c’est-à-dire à différentes stratégies de hiérarchisation des races.
identité raciale et déterminisme génétique
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de manière toute particulière une somme de traits qui sont partagés par l’ensemble des membres de la catégorie (par exemple : rationnel, tempéré, courageux, ...) et qui n’ont aucun lien logique avec les critères utilisés pour établir la
catégorie (par exemple : la couleur de la peau). L’appartenance à la catégorie
domine et détermine de manière significative l’identité personnelle globale de
la personne. Deuxièmement, les traits identitaires raciaux sont transmissibles
de génération en génération. La race est héréditaire – nous reviendrons largement sur ce point. Troisièmement, les traits associés à une catégorie raciale
sont immuables, substantiels, essentiels : la race est une catégorie identitaire
« sans histoire »5, c’est-à-dire hors histoire, que le temps n’affecte pas. L’évolution de la race et des traits qui la caractérisent est régie par les lois de la nature
et non par l’histoire sociale de l’humanité.
Le racisme est une doctrine qui soutient que les catégories raciales, telles
qu’elles viennent d’être définies, sont des catégories pertinentes pour rendre
compte et expliquer les sociétés humaines. Selon celle-ci, une compréhension
de l’essence des races devrait guider l’organisation et la gestion des sociétés
humaines. Le racisme consiste alors à définir un groupe humain à partir d’attributs naturels et à attribuer des caractéristiques morales, comportementales
ou intellectuelles à tout membre du groupe, indépendamment de leur personne propre. Ces caractéristiques sont immuables et héréditaires ; elles définissent le groupe racial. En vertu de son appartenance à un groupe racial, un
individu a nécessairement une tendance à développer les traits associés à ce
groupe. Les caractéristiques comportementales et mentales associées à une
race ayant généralement une connotation positive ou négative (par exemple :
rationnel, courageux, tempéré, etc.), il découle de cette catégorisation une
hiérarchie, notion à laquelle est associée le sens le plus commun du racisme.
Les races n’ont pas toutes même valeur. Dans cette logique, une politique sociale sérieuse ne peut faire l’économie d’une prise en considération des appartenances identitaires raciales qui déterminent les comportements humains.
Il est aisé de comprendre en quoi les sciences naturelles peuvent appuyer
une théorie des races. La découverte scientifique de déterminants raciaux légitimise la catégorisation6. Aussi, au 19ème siècle, les ressources de la craniomé5.
6.
Olender M. Race sans histoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2009.
La race est un concept originellement biologique et, dans son usage en zoologie et botanique, véritablement scientifique. Ce dont il est question ici est son usage pour traiter le
cas de l’espèce humaine.
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revue des questions scientifiques
trie furent exploitées pour démontrer l’infériorité des races « négroïde » et
amérindienne par rapport à la race caucasienne. Samuel Morton, qui fut reconnu « comme le premier objectiviste » de la science américaine, prétendit
démontrer sur base d’une étude comparative des capacités crâniennes de diverses ethnies la plus grande valeur intellectuelle et morale des Blancs et
conclut que « le statut social et le position de pouvoir occupée par chacun
étaient [...] le reflet fidèle de la valeur biologique »7. Plus tard, le racisme scientifique allait tenter de mettre en évidence les bases génétiques, c’est-à-dire
naturelles, essentielles et héréditaires, des traits associés aux différents groupes
raciaux.
Cependant, les avancées de la génétique des populations vont sérieusement mettre en doute la valeur biologique, et scientifique, du concept de race
appliqué à l’espèce humaine. Un critère essentiel pour pouvoir qualifier une
population de race biologique est que la distance génétique entre diverses
populations soit plus grande que la variabilité génétique existant au sein des
populations. Or la distance génétique entre les groupes humains est de l’ordre
de 2% alors que la variabilité intra-populations est estimée à 5%8. La plus
grande partie de la variation humaine a lieu entre individus, indépendamment de leur appartenance à des groupes raciaux. Selon le généticien Richard
Lewontin, 85% de la variation génétique humaine se situe entre deux individus appartenant au même groupe ethnique ; 8% se situe entre les ethnies au
sein de la même « race » ; et seulement 7% se situe entre les « races » principales : Africaine, Asiatique, Océanique et Européenne9.
Au sein des populations de l’Afrique sub-saharienne, tout, depuis la couleur de la peau jusqu’au type de crâne et la diversité génétique totale, est
plus variable que dans n’importe quelle autre population du globe. En
d’autres mots, il est très probable qu’une personne du Congo et une personne du Mali soient génétiquement plus différentes l’une de l’autre
qu’elles ne le sont l’une et l’autre d’un Belge.10
Dans l’état actuel des connaissances, les races humaines apparaissent être
des constructions sociales et non une réalité biologique. Rien n’autorise à accorder une légitimité scientifique à l’identité raciale. Malgré cette sérieuse
7.
8.
9.
Cité dans : Gould S.J., op. cit., p. 88.
Graves J., The Race Myth, New-York, Penguin, 2004, p. 5.
Lewontin R.C., Biology As Ideology. The Doctrine of DNA, New-York, Harper Perennial, 1991, p. 36.
10. Graves J., op. cit., p. 17.
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mise en doute, les tentatives pour légitimer l’usage des catégories raciales et
l’ordre social qui en résulte ont continué à mobiliser énergie et passion. La
suite de l’article s’attache à analyser une série de travaux qui vont dans ce sens.
3. Races, intelligence et réussite sociale
Deux publications traitant des relations entre races et niveaux d’intelligence ont suscité un débat particulièrement passionné sur la question du racisme. Toutes deux sont le produit du travail de chercheurs des sciences
humaines de renom, travaillant dans des institutions universitaires parmi les
plus illustres de la planète. Elles ont été publiées à quelque 25 ans d’intervalle
et partagent la même logique argumentative. La première, publiée en 1969,
est un long article écrit par le psychologue de l’éducation de l’Université de
Californie, Arthur Jensen11. La seconde est un ouvrage volumineux édité en
1994 et compilant les recherches du politologue Charles Murray et du psychologue de l’Université de Harvard Richard Herrnstein12. Les bases empiriques
et les développements des deux écrits diffèrent substantiellement ; cependant,
les postulats, les constats généraux et les argumentations sont analogues, et les
conclusions qui en sont déduites sont similaires13.
Un premier postulat est que le niveau d’intelligence est un facteur explicatif important de la réussite sociale des individus : plus vous êtes intelligents,
plus vous avez de chance d’atteindre une position sociale élevée. Ce postulat
va à l’encontre d’un ensemble de travaux selon lesquels l’environnement social, constitué de la famille, de la classe sociale, du système éducatif et du réseau social, est le facteur décisif pour expliquer la réussite sociale (métier
valorisé, bon salaire, réussite familiale, casier judiciaire vierge, etc.). Un deuxième postulat est que l’intelligence est une entité unimodale quantifiable à
partir d’une seule variable (le facteur g) que certains tests (les tests de QI)
permettent de mesurer : un classement hiérarchique de l’intelligence peut être
11. Jensen A.R., « How much can we boost IQ and scholastic achievement ? », Harvard
Educational Review, 39, 1969.
12. Herrnstein R.J., Murray C., The Bell Curve, New-York, The Free Press, 1994.
13. Mon objectif est de rendre compte et d’analyser la logique argumentative sans entrer
dans les détails des bases empiriques ni des développements particuliers. Ainsi, par
exemple, pour les besoins de la démonstration dans le cadre de cet article, j’illustre les
thèses avancées par une comparaison entre populations Afro-américaines et Caucasiennes bien que les recherches analysées dépassent cette seule problématique.
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revue des questions scientifiques
aisément établi. Deux constats fondamentaux complètent les prémisses de la
démonstration. Premièrement, les résultats moyens obtenus par les membres
des populations Noires (Afro-américaines) au test de QI sont significativement plus faibles que ceux obtenus par les membres de populations Blanches
(Caucasiennes) – The Bell Curve met en évidence une différence de 15 points.
Deuxièmement, la performance réalisée au test de QI, c’est-à-dire l’intelligence, est une trait hautement héritable au sein de la population Caucasienne.
Les auteurs en infèrent que l’héritabilité doit être tout aussi élevée dans les
populations Afro-américaines.
Deux conclusions sont tirées de ces postulats et constats. La première
conclusion est que la différence de performance au test de QI observée entre
populations Afro-américaines et populations Caucasiennes a une cause génétique : l’intelligence est un facteur déterminé (en partie) naturellement. La
seconde conclusion est qu’une politique sociale gagnerait à ne pas aller naïvement à l’encontre de l’ordre de la nature mais plutôt à s’adapter à cet ordre :
puisque naturellement certaines populations humaines, catégorisées en races,
sont plus intelligentes que d’autres, pourquoi ne pas répartir les fonctions sociales et statuts qui y sont associés en fonction des déterminants naturels ?
Investir dans des politiques sociales égalitaristes visant à améliorer l’environnement des populations les plus défavorisées (en l’occurrence, les Afro-américains) est une perte d’énergie irraisonnable puisque les différences observées
sont « naturelles ».
Les conclusions sont racistes au sens où le racisme a été défini plus haut :
un trait comportemental (plus ou moins intelligent) est associé de manière
essentielle ou naturelle à une catégorie distinguée sur base de traits phénotypiques logiquement indépendants du trait comportemental en question. Les
Afro-américains sont en moyenne moins intelligents que les Caucasiens (en
partie) parce que le groupe Afro-américain a un génotype moins favorable
aux performances intellectuelles. Il est biologiquement déterminé qu’une intelligence relativement faible (par rapport à d’autres groupes humains) soit un
des traits identitaires Afro-américains.
Une des forces de l’argument est qu’il semble satisfaire les exigences de
notre sens commun : une fois les deux constats empiriques acceptés (et nous
allons voir qu’ils sont raisonnables), la démonstration peut sembler aller de
soi. L’intelligence, mesurée par le QI, étant hautement héritable, c’est-à-dire
identité raciale et déterminisme génétique
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« génétique », la différence constatée de performances entre populations Afroaméricaines et populations Caucasiennes doit en toute logique avoir une cause
génétique. Les Noirs sont génétiquement inférieurs, quant à l’intelligence,
aux Blancs. Qui peut intuitivement et avec conviction contester cette conclusion?
Et pourtant : chaque point de cette inférence démonstrative est sujet à
caution. En premier lieu, les deux postulats de la démonstration sont hautement contestables et ont donné lieu à de vives critiques. Ainsi les données
utilisées dans The Bell Curve pour établir une relation causale déterminante
entre le QI et la réussite sociale (premier postulat) ont été réanalysées et ont
livré des perspectives différentes sur le rôle joué par l’environnement social
dans la réussite des individus14. Par ailleurs, l’adéquation faite entre intelligence, facteur g et QI est depuis longtemps contestée. Non seulement l’intelligence est-elle un ensemble de compétences non-réductibles à un facteur
unique, mais en outre le test de QI évalue un ensemble de compétences
« culturelles » particulières, à savoir des compétences mises en avant dans le
monde occidental : le QI reflète le niveau d’éducation occidentale acquis, et
non l’intelligence15. Les deux constats empiriques sont quant à eux peu
contestés. La différence significative des scores de QI entre populations Afroaméricaines et Caucasiennes (premier constat) est largement reconnue : en
soi, elle n’oppose pas les différents protagonistes du débat ; ce qui est sujet de
controverse est l’explication qu’il convient d’en donner. De même, la haute
héritabilité de la performance aux tests de QI (second constat) n’est pas sujet
de débat au sens où, ici aussi, le nœud du problème est de donner la juste signification à ce fait généralement accepté16.
14. Delvin B. et al. (eds), Intelligence, Genes, and Success. Scientists Respond to The Bell
Curve, New-York, Springer-Verlag, 1997, Part IV.
15. Lewontin R.C., Rose S., Kamin L.J., Not In Our Genes. Biology, Ideology and Human
Nature, New-York, Pantheon Books, 1984, ch. 5 ; Montagu A., « The IQ Mythology »,
in Montagu A. (ed), Race and IQ, New-York, Oxford Uiversity Press, 1999 ; Gould S.J.,
op. cit., ch. 4-5.
16. Ainsi Richard Lewontin écrit-il : « Des volumes pourraient être écrits sur l’estimation de
l’héritabilité du QI et on peut trouver des erreurs dans le traitement que fait Jensen des
données publiées. Cependant, il est sans intérêt, pour aborder les questions de race et
d’intelligence et les questions relatives à l’éducation, de savoir si l’héritabilité est de 0.6
ou de 0.8. Dès lors j’accepte sans contestation sérieuse l’estimation plutôt haute [0.8]
proposée par Jensen » (Lewontin R.C., « Race and Intelligence », Bulletin of the Atomic
Scientists, 26, 1970, réimprimé in Montagu A. (ed), Race and IQ, New-York, Oxford
Uiversity Press, 1999, p. 241).
42
revue des questions scientifiques
Chacune de ces difficultés mériterait d’être analysée afin de soumettre au
tribunal de la rationalité scientifique les conclusions racistes. Je voudrais ici
concentrer mon analyse sur un concept central de la démonstration : l’héritabilité, concept « faux-ami » s’il en est. L’héritabilité constatée est le phénomène
sur lequel repose l’« essentialisme raciste », car c’est bien du constat de la haute
héritabilité du QI que la tendance naturelle (génétiquement inscrite) des
Noirs à être moins intelligents est déduite. Nous allons le voir, le concept
d’héritabilité est trompeur à plus d’un titre.
4. Premier argument.
Héritabilité et déterminisme génétique
Il serait intéressant de demander à des non professionnels de la génétique
mais instruits en biologie d’expliquer la notion d’héritabilité et de préciser ce
que signifie qu’« un trait est hautement héritable ». Beaucoup auraient certainement une idée relativement assurée de cette notion qui appartient à notre
bagage culturel et qui n’a rien d’ésotérique ; mais combien en mesurent véritablement la signification profonde ? Voyons voir.
La définition d’abord, l’explication ensuite. L’héritabilité d’un trait est la
proportion de la variation totale d’un trait dans une population qui est due à
la variation génétique. Comment comprendre ceci17 ? La variation totale d’un
trait (par exemple : la taille des individus) dans une population résulte de
deux sources causales. Premièrement, des individus partageant les mêmes
gènes (le même génotype) présentent des traits phénotypiques différents en
raison des environnements différents où ils évoluent (ils ont été plus ou moins
bien nourris) : l’environnement est une première source de variation. Deuxièmement, dans une population différents génotypes produisent des phénotypes différents lorsqu’ils se développent dans le même environnement : le
génotype est une seconde source de variation. Chaque génotype présente une
distribution de phénotypes (résultant de l’interaction génotype-environnement qui a concouru au développement différencié des individus partageant
ce génotype), chaque génotype ayant sa propre moyenne pour un trait. La
17. Voir : Lewontin R.C., Rose S., Kamin L.J., Not In Our Genes. Biology, Ideology and
Human Nature, pp. 96-97 ; Lewontin R.C., « Race and Intelligence », pp. 239-240 ;
Block N., « How Heritability Misleads About Race », Cognition, 56:2, 1995, réimprimé
in Montagu A. (ed), Race and IQ, New-York, Oxford Uiversity Press, 1999, pp. 449 sv.
identité raciale et déterminisme génétique
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variation entre les moyennes des différents génotypes est appelée variance génétique de la population ; la variation de phénotype entre les différents individus partageant un même génotype est appelé variance environnementale.
L’héritabilité est le rapport entre la variance génétique et la variance totale
(variance génétique + variance environnementale). Une héritabilité de 1.0
pour un trait signifie que toute la variation de ce trait observée dans une population est due au génotype : il n’y a pas de variation entre des individus
partageant le même génotype, aussi différents que soient les environnements
dans lesquels ils se sont développés. Une héritabilité de 0.0 signifie au contraire
que toute la variation observée est due à des facteurs environnementaux : tous
les individus se développant dans des environnements identiques ont le même
phénotype, et le même génotype (pour ce trait). L’héritabilité est une notion
statistique qui exprime la nature (génétique ou environnementale) des causes
de variations observées dans une population.
L’accent mis sur l’héritabilité dans les études discutées ici s’explique par
la valeur opérationnelle de cette variable. En effet, à moins de connaître les
mécanismes génétiques et environnementaux précis qui génèrent un trait, le
phénotype d’un individu ne peut pas être décomposé en sa composante génotypique (part due à la génétique) et sa composante environnementale (part
due à l’environnement) car génotype et environnement interagissent étroitement dans le développement de l’organisme – ce point est particulièrement
crucial pour l’étude d’un « trait » tel que le QI dont on n’a aucune idée de ce a
quoi il correspond et des facteurs génétiques et environnementaux qui le modulent. Par contre, la variation totale d’un phénotype dans une population
peut être décomposée en (a) la variation entre les moyennes (de phénotype)
des différents génotypes18 et (b) la variation (de phénotype) parmi les individus partageant le même génotype. Il existe en effet un ensemble de stratégies
permettant d’évaluer séparément les deux types de variations au sein d’une
population et, dès lors, d’évaluer le degré d’héritabilité et ce, indépendamment d’une connaissance précise de la nature du trait et des mécanismes causaux qui le génèrent. Ainsi, dans le cas d’adoption d’enfants, la corrélation
entre leurs traits et ceux de leurs familles biologiques (desquels ils sont géné18. Les individus partageant le même génotype pour un trait (par ex. « la taille du corps »)
auront des tailles différentes selon l’environnement dans lequel ils évoluent. La moyenne
des tailles de ces individus est ce que j’appelle la « moyenne phénotypique » de ce génotype. Différents génotypes pour un trait ont des moyennes phénotypiques différentes
– c’est la variation de ces moyennes dont il s’agit ici.
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revue des questions scientifiques
tiquement proches) est un indicateur de l’héritabilité : une similitude de traits
(corrélation positive) indique que la variance génétique domine la variance
environnementale. Le cas d’étude idéal est celui de jumeaux monozygotes,
séparés à la naissance, et élevés dans des environnements différents : leur similitude quant à un trait traduit une héritabilité importante de ce trait. Une
autre stratégie consiste à comparer des enfants ayant des génotypes plus ou
moins différents (jumeaux monozygotes ; jumeaux dizygotes ; frères-sœurs
biologiques ; enfants adoptés) et grandissant dans un environnement identique (la même famille) : une corrélation importante indique la prépondérance de la variance environnementale. Ces stratégies posent d’énormes
difficultés méthodologiques et d’interprétation19 ; reste qu’elles offrent de
réelles possibilités théoriques d’estimer l’héritabilité.
Les erreurs dont se rendent coupables Jensen, Herrnstein et Murray relativement à la notion d’héritabilité concernent l’inférence déductive qu’ils opèrent des prémisses (postulats et constats) à leurs conclusions sur les races. Les
données sur lesquels ils appuient leur argument concernent l’héritabilité du
QI ; les conclusions qu’ils en tirent portent sur un aspect de la génétique dont
ne rend pas compte la notion d’héritabilité, à savoir le déterminisme génétique.
Rappelons-nous que la thèse qu’ils prétendent démontrer est que des facteurs
génétiques expliquent (en partie) la différence moyenne de QI observée entre
populations Afro-américaines et populations Caucasiennes. Autrement dit :
les gènes des Noirs déterminent (en partie) leur plus faible niveau d’intelligence. Un premier point à souligner pour comprendre les erreurs auxquelles
peut mener un mauvais usage du concept d’héritabilité a trait à la distinction
entre héritabilité et déterminisme génétique.
Héritabilité et déterminisme génétique sont deux phénomènes de nature
génétique ; tous deux ont rapport au rôle tenu par le génotype dans le développement du monde vivant. Mais leur parenté s’arrête ici, chacun ayant rapport
à un rôle différent des facteurs génétiques. Le degré d’héritabilité traduit le
poids du génotype dans l’explication causale de la variation d’un trait au sein
d’une population. Le déterminisme génétique renvoie à la cause du trait luimême. La différence est de taille puisque les deux phénomènes peuvent aller
dans des sens radicalement différents20. Ainsi, le trait « cinq doigts à chaque
19. Pour une discussion de ces difficultés : Lewontin R.C. et al., op. cit., pp. 98-116 ;
Delvin B. et al. (eds), op. cit.
20. Sur ce point : Block N., art. cit., pp. 449-459.
identité raciale et déterminisme génétique
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main » est génétiquement déterminé et est cependant très faiblement héritable
puisque la variation du nombre de doigts observée dans une population (certains individus en ont quatre, d’autres trois) s’explique principalement par des
facteurs environnementaux tels que des accidents mutilants ou l’effet de la
thalidomide ingérée par la future mère sur le développement du fœtus. À
l’inverse, certains traits et comportements « culturels » ont une haute héritabilité sans être génétiquement déterminés : dans la population belge, le trait
« porter une jupe » ou « vernir ses ongles » co-varie (quasi) parfaitement avec la
différence chromosomique XX / XY. En soi, l’héritabilité ne nous dit rien sur
le déterminisme génétique, c’est-à-dire sur la cause génétique de la présence
d’un trait chez un individu, et ceci est quelque peu contre-intuitif. Nous reviendrons plus loin sur cette distinction délicate et sur ses conséquences pour
notre propos. Voyons à présent en quoi consiste l’erreur inférentielle.
5. Deuxième argument.
Héritabilité et comparaison inter-populations
Le constat de l’héritabilité élevée du QI au sein des populations Afroaméricaines et Caucasiennes conduit les auteurs à conclure que la différence
moyenne de performance au test de QI observée entre ces deux populations a
une cause génétique : les Noirs sont génétiquement inférieurs aux Blancs eu
égard au QI. L’erreur de l’inférence se situe dans le glissement d’une préposition en italique (au sein) vers l’autre (entre), c’est-à-dire d’un fait concernant
une population vers une comparaison entre populations. De nouveau ici, le
glissement peut sembler intuitivement raisonnable. Il n’en est rien : l’inférence est fallacieuse, comme le montre l’expérience suivante imaginée par
Richard Lewontin21.
Soit un sachet de maïs récolté sur plusieurs plants. Les grains de maïs de
ce sachet présentent une variabilité génétique. Soit encore deux milieux de
culture, l’un riche en nutriments, l’autre pauvre en nutriments (toute chose
étant égale par ailleurs). Plantons une poignée de maïs dans chacun des milieux et mesurons la taille des plants après qu’ils soient arrivés à maturité.
Dans la population cultivée dans le milieu riche, on observe une distribution
des tailles des individus autour d’une moyenne élevée (la moyenne de la taille
de cette population) ; dans le population cultivée dans le milieu pauvre, les
21. Lewontin R.C., art. cit., pp. 244-245.
46
revue des questions scientifiques
tailles des individus varient autour d’une moyenne faible (la moyenne de la
taille de cette population). L’héritabilité du trait « taille » au sein de la population cultivée en milieu riche est de 1.0 puisqu’en effet, la variation observée est
exclusivement due à des causes génétiques, l’environnement (le milieu nutritif) étant homogène et identique pour tout individu de cette population. Il en
va de même pour le trait « taille » de la population cultivée en milieu pauvre :
l’héritabilité est de 1.0. Le trait « taille » a une héritabilité maximale dans les
deux populations et cependant la différence entre les tailles moyennes des
deux populations est entièrement due à la différence environnementale
puisque les grains, plantés au hasard, viennent d’un même pool génétique. Conclusion : de la haute héritabilité d’un trait au sein de populations on
ne peut pas déduire que la différence observée pour ce trait entre les deux
populations a une cause génétique. Or c’est précisément ce type de déduction
que font Jensen, Herrnstein et Murray.
La morale de cette mise au point est que, sur bases des données relatives
à l’héritabilité, on devrait raisonnablement adopter une attitude agnostique
quant à la question de l’identité génétique des groupes raciaux.
6. Troisième argument.
Héritabilité directe et héritabilité indirecte
Il faut cependant aller plus loin. L’argument de Lewontin montre qu’il
n’y a pas de lien nécessaire entre haute héritabilité d’un trait et cause génétique
d’une différence pour ce trait entre populations. Mais il ne permet pas de nier
la possibilité biologique d’une cause génétique, ni même une probabilité élevée
de l’existence d’une telle cause – et c’est précisément ce que répondit Jensen à
la démonstration de Lewontin22. Admettons dès lors à ce stade cette possibilité : le haut degré d’héritabilité du QI observée au sein des populations signifie que, très probablement, une cause génétique explique la différence entre les
populations, à savoir les gènes « Afro-américains » codent pour une intelligence faible alors que les gènes « Caucasiens » codent pour une intelligence
élevée. Une analyse plus fine de l’héritabilité permet toutefois de mettre en
doute cette conclusion et de renforcer notre « agnosticisme raisonnable ».
22. Jensen A., « Race and the genetics of intelligence: a reply to Lewontin », Bulletin of the
Atomic Scientists, May 1970.
identité raciale et déterminisme génétique
47
Les arguments discutés jusqu’ici présupposent que la variance génétique
d’un trait, dont l’héritabilité mesure la pondération dans la variance totale,
reflète une causalité génétique. Derrière l’héritabilité se cachent les gènes qui
codent pour le trait étudié et dont on ne connait pas la nature ni les mécanismes de détermination du phénotype. Mais ce présupposé est-il correct ?
Autrement dit : un degré élevé d’héritabilité signifie-t-il nécessairement que
des gènes sont la cause de la variation que l’on cherche à expliquer ? A quoi je
réponds sans ambages : oui et non ! (l’équivocité de la réponse ne fait que refléter l’opacité du concept d’héritabilité qui exprime le poids explicatif de
facteurs génétiques et qui n’implique pas de déterminisme génétique − comme
nous l’avons vu dans le premier argument) Comment diable expliquer cela ?
Il est indéniable que l’héritabilité nous parle bien du rôle causal des
gènes : il s’agit d’une vérité analytique, définitionnelle (d’où ma réponse positive ci-dessus). Discutable, par contre, est la nature de la chaîne causale qui est
en jeu. Pour expliquer un phénomène quelconque, il est possible d’avoir recours à des chaînes causales distinctes, qui se superposent, se séparent ou
s’enchevêtrent. Mon comportement actuel de produire un texte sur mon ordinateur portable peut s’expliquer par ma volonté de rendre mon article mercredi sans faute / par mon désir de mettre au clair mes idées sur l’identité
raciale / par des forces inconscientes qui me poussent à briser mon ennui dans
le train où je suis installé pour de bonnes heures / par les glissements des fibres
d’actine et de myosine des muscles de mes doigts / par l’influx nerveux qui
déclenche le mouvement musculaire / etc. Le mouvement musculaire est une
cause directe du texte généré sur mon écran mais qui s’inscrit dans un réseau
de causes plus ou moins distales et indirectes. De même, le rôle des gènes pour
expliquer un trait est bien souvent une explication causale intéressante mais
qui doit être située dans un ensemble de chaînes causales, impliquant des effets indirects.
Pour illustrer l’importance de cela pour notre propos, considérons une
société où les enfants roux sont régulièrement frappés sur la tête23. Leur QI,
qui est significativement plus faible que celui des autres enfants pour des raisons évidentes, a un haut degré d’héritabilité : des jumeaux monozygotes,
partageant entre autres gènes celui codant pour les cheveux roux, auront un
23. Ce point est discuté dans : Block N., art. cit., pp. 465-476. L’exemple est repris de :
Jencks et al., Inequality : A Reassessment of the Effect of Family and Schooling in America,
New-York, Basic Books, 1972.
48
revue des questions scientifiques
QI similaire quel que soit l’environnement particulier (au sein de cette société) où l’un et l’autre grandissent. La variance totale de QI est largement due à
des causes génétiques. La question qui nous intéresse ici est de savoir quel
gène intervient dans quelle chaîne causale. À laquelle on répondra : le gène
« cheveux roux » cause directement la couleur des cheveux des enfants et, étant
donné l’interaction entre le trait qu’il code directement (cheveux roux) et
l’environnement (dans lequel les roux sont battus), il cause indirectement le
QI. Aucun gène « QI » n’intervient dans cette explication (d’où ma réponse
négative ci-dessus).
La difficulté que soulève cette nouvelle ambiguïté du concept d’héritabilité tient à ce que, pour de nombreux traits, il est impossible de séparer les
effets génétiques directs et indirects et que tous deux sont inclus dans la mesure de la variance génétique, renforçant l’idée d’une causalité génétique
stricto sensu24. Reprenons l’exemple de la corrélation existant entre paires
chromosomique XX /XY et le trait « vernir les ongles ». Il est évident qu’il n’y
pas de gène qui code pour le trait « vernir les ongles » et que c’est l’interaction
entre le sexe et l’environnement culturel qui explique la corrélation observée
entre déterminant génétique et trait comportemental ; de plus, le rôle joué par
l’environnement culturel est manifestement primordial. Cependant la causalité indirecte est conventionnellement reprise dans la variance génétique25. On
dira dans ce cas que l’héritabilité est indirecte.
Plusieurs éléments laissent à penser que la causalité génétique indirecte
est importante pour le QI et que des effets environnementaux viennent gonfler la variance génétique et le degré d’héritabilité mesuré. Un exemple classique d’interaction entre déterminant génétique et environnement ayant un
effet sur le QI est la plus grande stimulation parentale (facteur environnemental) dont bénéficient les bébés souriants et actifs (facteur génétique)26. Par
ailleurs, la difficulté classique de distinguer les causes environnementales des
causes génétiques dans l’estimation de l’hérédité est particulièrement importante dans le cas d’adoptions croisées (jumeaux monozygotes Noirs dans fa24. Lewontin R.C., Biology As Ideology. The Doctrine of DNA, p. 33.
25. La convention scientifique aurait pu être inverse et donner la priorité aux facteurs environnementaux. Ce choix conventionnel et la tendance au déterminisme biologique affichée par de nombreux scientifiques sont liés.
26. Scarr S., McCartney K., « How people make their own environments : A theory of
genotype-environnement effects », Child Development, 54, 1983, cité dans : Block N.,
art. cit., p. 471.
identité raciale et déterminisme génétique
49
milles Blanches) car, en plus de la similarité des familles adoptives (dont le
profil est sélectionné par les agences d’adoption) qui réduit la variation environnementale réelle, les enfants Noirs « emportent » leur environnement : ils
sont Noirs et sont traités comme des Noirs27. La cause génétique directe de la
couleur de peau est une cause indirecte, via l’interaction du trait « noir » avec
l’environnement socioculturel, du développement cognitif de l’enfant qui est
stimulé différemment qu’un enfant Blanc.
L’impossibilité de distinguer l’héritabilité directe de l’héritabilité indirecte est une raison suffisante pour éviter de tirer des conclusions sur la causalité « purement » génétique (c’est-à-dire indépendante d’une interaction avec
l’environnement) de la variation du QI. De ce fait, un haut degré d’héritabilité n’est pas un indicateur de l’existence de gènes codant pour l’intelligence.
Raison de plus d’adopter un agnosticisme scientifique sur la question de
l’identité génétique des races.
7. Quatrième argument. Héritabilité et immutabilité
L’erreur fondamentale qui sous-tend les divers mauvais usages que nous
venons d’analyser est probablement le lien supposé entre héritabilité et immutabilité. Elle consiste à soutenir qu’un trait hautement héritable est un trait
immuable. Puisque l’héritabilité est une mesure du poids causal de la génétique, et puisque la génétique fixe des traits, il semble intuitivement raisonnable d’associer haute héritabilité et immuabilité. L’argument raciste étant
d’associer de manière figée des traits comportementaux ou mentaux à des
catégories établies sur base de traits physiques, l’héritabilité, indicateur d’immuabilité, devient ainsi un outil de choix pour démontrer la valeur scientifique des catégories raciales et pour justifier l’ordre social inégalitaire − nous
reviendrons sur ces motivations dans la section qui clôt cet article.
Quelques éléments de réflexion permettront de mettre en évidence le
caractère fallacieux du lien entre héritabilité et immuabilité. Tout d’abord,
l’héritabilité est sensible aux modifications environnementales. Elle est une
mesure du rapport entre variance génétique et variance environnementale
dans un environnement donné ; elle n’a aucune puissance prédictive pour éva27. Block N., art. cit., p. 455. La situation est analogue à celle de la société imaginaire où
les roux sont battus, quels que soit l’environnement familial.
50
revue des questions scientifiques
luer ce rapport dans d’autres conditions environnementales28. Ainsi une modification de l’environnement socioculturel peut avoir une incidence sur le QI
de l’ensemble des personnes concernées. Dans les études d’adoption, bien que
le score réalisé au test de QI soit corrélé au score des parents biologiques, l’ensemble des scores des enfants adoptés est plus élevé (de l’ordre de 20 points)
que l’ensemble des scores de leurs parents biologiques, et similaire aux scores
des familles adoptives, plus aisées et plus instruites. De même, les performances visuelles d’une population peuvent être déplorables pour des raisons
génétiques et avoir une haute héritabilité ; si toutefois des modifications environnementales sont effectuées (développement de l’ophtalmologie et de prothèses optiques), les performances de l’ensemble de la population vont
s’améliorer29. La haute héritabilité ne signifie pas qu’un trait ne peut être
changé et amélioré en agissant sur l’environnement.
Cette dernière mise au point ne désarçonne toutefois pas les avocats de la
thèse raciste qui ne nient pas le rôle joué par l’environnement et l’effet positif
de l’amélioration des conditions de vie sur les performances des individus. Ils
maintiennent toutefois l’idée de l’immuabilité des différences entre les groupes
humains. Car ce n’est pas le QI individuel qui est génétiquement déterminé,
nous disent-ils, mais le potentiel de QI attaché à un groupe. Ils expriment cela
par la métaphore du seau vide:
Les gènes déterminent la taille du seau, et l’environnement la quantité
d’eau qui y est versée. Si l’environnement est pauvre, aucun des seaux ne
sera rempli et tous les génotypes auront de médiocres performances ; si
l’environnement est favorable, les seaux les plus grands pourront contenir
davantage, tandis que les petits, une fois remplis, déborderont. [...] Tout
28. Lewontin R.C. et al., op. cit., p. 116.
29. Ce qui s’accompagnera également d’une modification du degré d’héritabilité : les variations de performance ne sont plus dues essentiellement à des causes génétiques (les déficiences d’origine génétique peuvent être corrigées par les prothèses) mais à des raisons
environnementales (en raison de leur condition socio-économiques, certaines personnes
n’ont pas accès aux services de soins). On pourra objecter que c’est l’environnement
« normal » qui doit être considéré et que les prothèses et les services de soin sont « artificiels » : ce qui compte ce sont les performances « naturelles ». Mais les notions de performance « naturelle » et d’environnement « normal » n’ont pas de sens absolu : nous
sommes des animaux sociaux, doués d’intentionnalité et qui évoluons dans un monde
structuré par des constructions culturelles – qui sont autant de « prothèses ». Définir un
environnement « normal » et des performances « naturelles » implique un choix normatif
et une conception de ce que la société devrait être. Il s’agit d’une question normative et
non descriptive.
identité raciale et déterminisme génétique
51
enrichissement de l’environnement se traduit par une exagération des différences déjà présentes dans les génotypes30.
Cette position se traduit graphiquement comme suit (graphique 1).
Soit en abscisse la richesse de l’environnement, variant d’« appauvri » à
« enrichi », et en ordonnée le niveau de QI moyen. Soit encore trois
courbes correspondant à trois génotypes (trois populations). Pour
chaque génotype, une augmentation de la richesse de l’environnement
implique une augmentation du score moyen de QI. Dans un environnement appauvri, le QI des trois génotypes est faible et similaire ; plus
l’environnement s’enrichit, plus la distance entre les courbes grandit.
Enfin, point crucial, les courbes ne se croisent jamais : la hiérarchie
entre les génotypes, en termes de performance au test de QI, est préservée entre les environnements, quelle que soit leur richesse.
140
Génotype 1
120
100
Génotype 2
QI 80
moyen 60
Génotype 3
40
20
0
Appauvri
Moyen
Enrichi
Environnement
Graphique 1.
Or ce présupposé du parallélisme des courbes reflète une mauvaise
conception de la biologie du développement. Il est faux que le génotype détermine le phénotype et que l’environnement ne fait que moduler la magnitude
30. Lewontin R.C., La triple hélice. Les gènes, l’organisme, l’environnement, Paris, Seuil,
coll. « Science ouverte », 2003, p. 36.
52
revue des questions scientifiques
du phénotype exprimé. Il existe une interaction étroite entre génotype et environnement appelée « norme de réaction » 31. Un génotype détermine non pas
un phénotype particulier, mais des phénotypes variant en fonction des facteurs environnementaux – l’environnement détermine en partie la forme et la
taille du seau. Les courbes des génotypes peuvent se croiser. Un génotype x
ayant des résultats phénotypiques supérieurs à un génotype y dans un environnement appauvri peut avoir des résultats inférieurs à ce dernier dans un
environnement moyen, et la tendance peut à nouveau s’inverser dans un environnement enrichi (graphique 2). Ce phénomène a été clairement mis en
évidence en botanique.
120
Génotype 1
100
Génotype 2
80
QI
moyen
60
40
20
0
Appauvri
Moyen
Enrichi
Environnement
Graphique 2.
À nouveau ici, l’analyse scientifique nous convie à une posture agnostique. On ne peut préjuger des effets que des modifications environnementales entraîneraient sur le phénotype. L’identité phénotypique n’est pas
déterminée immuablement par le génotype. Dit autrement : une démonstra31. Lewontin R.C., Biology As Ideology. The Doctrine of DNA, ch. 2 ; Lewontin R.C., La
triple hélice. Les gènes, l’organisme, l’environnement, ch. 1-2 ; Kaplan J., « Phenotypic
Plasticity and Reaction Norms », in : Sarkar S., Plutynski A. (éds), A Companion to
the Philosophy of Biology, Oxford, Blackwell Publishing, coll. « Blackwell Companion to
Philosophy », 2008.
identité raciale et déterminisme génétique
53
tion de la différence génétique entre populations, si elle était faite, ne déterminerait pas encore les performances phénotypiques dans des environnements
changeants. La biologie, seule, ne peut pas nous éclairer sur l’efficacité potentielle de politiques visant l’amélioration environnementale, c’est-à-dire socioculturelle.
8. Déterminisme biologique et idéologie scientifique
La controverse relative à la question raciale présentée ici porte sur le
concept d’héritabilité et, de manière plus distale, sur le déterminisme biologique. La pierre d’achoppement de l’argumentation des thèses racistes est l’interprétation (fallacieuse) de données (valides, ou supposées telles pour les
besoins de la démonstration) sur l’héritabilité du QI dans différentes populations : on fait dire à ces données ce qu’elles ne peuvent pas dire.
La difficulté du débat résulte de quelques caractéristiques du concept
d’héritabilité qui expliquent son succès. Premièrement, il s’agit d’un concept
opérationnel : il permet d’évaluer concrètement le poids explicatif des aspects
génétiques et environnementaux. Cependant son champ d’application est restreint et la tentation est grande de le faire parler là où il ne peut rien dire de
scientifiquement valide. Deuxièmement, il appartient à la fois au domaine de
l’expertise scientifique et au sens commun : tout un chacun a une certaine notion de l’héritabilité, mais rares sont ceux, scientifiques inclus, qui en connaissent le sens précis et le domaine de validité. Ce genre de concept nous expose
à justifier le (mauvais) sens commun sous couvert de validité scientifique.
Troisièmement, l’héritabilité renvoie à la notion de génétique, laquelle est intimement associée à celle de déterminisme : être génétique, c’est être immuablement fixé. Non seulement l’idée de déterminisme génétique est à prendre avec
un sérieux grain de sel, mais en sus, l’héritabilité n’implique pas le déterminisme. Ces trois caractéristiques font de ce concept un « faux-ami » ou, pour
certains, un « mauvais bon ami » − « bon » dans le sens où l’héritabilité est
perçue comme un concept utile à leurs projets, mais « mauvais » parce que son
« usage utile » n’est pas valide. Quels sont ces projets ?
Stephen Jay Gould souligne que le succès de The Bell Curve coïncida avec
l’élection à la présidence du Congrès américain de Newt Gingrich, député
54
revue des questions scientifiques
républicain qui initia une période de réduction drastique des politiques d’aide
sociale. Vingt-cinq ans plus tôt, l’article de Jensen coïncida avec l’assassinat de
Martin Luther King et les émeutes qui s’ensuivirent, avec l’opposition croissante à la guerre du Vietnam et avec la réaction conservatrice que ces évènements suscitèrent32. De plus, souligne Gould, ni l’une, ni l’autre de ces deux
publications retentissantes n’avançaient des arguments neufs et innovateurs :
leur succès ne s’expliquait pas par des raisons scientifiques, mais par des facteurs contextuels. Elles répondaient à des préoccupations politiques.
Le problème auquel ces thèses racistes tentent d’apporter des réponses est
l’allocation de ressources à des populations de statut social inférieur : étant
donné l’échec avéré de politiques égalitaristes, comme en témoigne la persistance de l’échec social de certaines populations, ne faut-il pas revoir l’idéal
égalitaire ? Pour les auteurs de ces thèses, continue Gould, il s’agit de reconnaitre, et de justifier, les barrières biologiques qui entravent l’égalité sociale.
Selon eux, il est un fait de nature que l’identité des groupes détermine le rang
social que leurs membres peuvent prétendre atteindre. On a bien pu lutter
contre les barrières sociales aristocratiques ; on ne peut rien contre l’ordre naturel. Le « seau » Noir est différent du « seau » Caucasien – we have to face it !
Bien que l’interprétation faite par Gould des motivations des auteurs des
thèses que nous avons analysées s’apparente parfois à un procès d’intention et
qu’elle demande à être élaborée et historiquement documentée, elle a le mérite
d’éveiller à une réflexion sur les rapports qu’entretiennent sciences et sociétés.
Une fonction essentielle de la science est de nous émanciper des préjugés et de
l’obscurantisme. Lorsqu’elle est utilisée comme outil de légitimation de projets politiques – lorsqu’elle est idéologie – elle perd son sens premier et sa raison d’être. Si la biologie ne peut rien nous dire de déterminé sur les identités
de groupe, alors elle doit se taire. Ou mieux : clamer haut et fort qu’elle ne sait
pas. Les questions d’identités humaines sont avant tout des questions
d’éthique, et non des problèmes biologiques.
32. Gould S.J., op. cit., p. 26-27.
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