Sur la distance entre cubes et carrés Serguey Bernikov 18 janvier 2012 RÉSUMÉ L’objectif de cet article très court est de proposer la démonstration d’un fait ludique : 26 est le seul entier naturel encadré par un carré (25) et par un cube (27). C’est l’occasion, sans aller dans les détails, d’illustrer l’apport de l’arithmétique des nombres plus compliqués que les entiers. Dire qu’un entier z est encadré par un carré et un cube revient à dire que z − 1 = x3 et z + 1 = y 2 , où x et y sont également des entiers. Alors, y 2 = (z − 1) + 2 = x3 + 2, et la recherche de z se ramène à la résolution d’une équation diophantienne à deux inconnues : y 2 = x3 + 2, d’inconnues x et y. C’est cette équation que j’étudie dorénavant. 1 Réduction du problème Une observation cruciale, dans notre étude, est qu’on peut factoriser cette équation. Comment ? Si on avait eu l’équation diophantienne y 2 = x3 + 2, un autre problème très proche à se poser à titre d’exercice,√l’équation √ aurait3 pu être transformée en y 2 −2 = x3 , qu’on sait factoriser en (y− 2)(y+ 2) = x à l’aide √ d’une identité remarquable (car ( 2)2 = 2). Comme on fait de √ l’arithmétique, donc un problème avec des nombres entiers, l’apparition de 2 peut compliquer la tâche, mais je montrerai comment passer outre. Cependant, ici, on a l’équation diophantienne y 2 = x3 − 2, certes équivalente 2 à y + 2 = x3 , mais qu’on ne peut pas factoriser aussi facilement que l’équation précédente. Il faut donc emprunter une idée géniale à Leonhard Euler (17071783), en introduisant le nombre i comme suit : je rappelle que i est un nombre tel que i2 = −1, et les nombres de la forme a + ib (avec a et b réels) sont des nombres complexes. Il est important pour la suite de se rappeler que si a + ib = c + id, alors a = c et b = d : c’est ce qu’on appelle « identifier les parties réelles et imaginaires ». D’un intérêt non discutable en mathématiques, j’utiliserai ici une petite identité que i permet : a2 + b2 = (a + ib)(a − ib), ce qui ressemble de près à l’identité a2 − b2 = (a + b)(a − b). 1 √ √ Ceci étant dit, notre équation y 2 + 2 = x3 devient (y + i 2)(y − i 2) = x3 . Il n’est pas encore évident que c’est une idée géniale, et ça a même l’air bien plus compliqué qu’avant : en effet, alors qu’on travaillait jusqu’à présent avec √des nombres entiers, maintenant on travaille avec des nombres de la forme a + i 2b où a et b sont des entiers ! Heureusement, la prochaine section montre que même si on change de cadre, on ne doit pas être si dépaysé que ça. 2 √ Arithmétique dans Z[i 2] √ √ J’appelle Z[i 2] l’ensemble des éléments de la forme a + i 2b, avec a et b des entiers ∗ . L’idée dans ce chapitre est la suivante : les notions de nombres premiers, de divisibilité, etc., existent également pour ces entiers, et j’explique comment. Pour rappel, un nombre premier classique est un entier p qui n’admet pas d’autres diviseurs que 1 et lui-même. Pour être honnête, c’est un peu faux, dit ainsi : en effet, 2 est premier mais admet −1 et −2 comme diviseurs également : on a 2 = (−1) · (−2). La définition précise est la suivante : si p s’écrit p = mn avec m et n des entiers, alors soit m, soit n égale ±1. Ainsi, ses seuls diviseurs sont 1, −1, p et −p. Ainsi, 2, 3 et 5 sont premiers (par exemple), mais 4 ne l’est pas : on peut l’écrire 4 = 2 · 2, et 2 6= ±1. En général, pour un ensemble autre que Z, on doit √ changer quelque peu la définition de nombre premier, mais dans le cas de Z[i 2] c’est √ √ √ la même ! 2 est premier : si i 2 = mn, avec m = a + i 2b et n = Par exemple, i √ c + i 2d, alors on peut vérifier que 2 = (a2 + 2b2)(c2 + 2d2 ). On a écrit 2 comme produit de deux entiers, or 2 est premier, donc a2 + 2b2 = 1 ou c2 + 2d2 = 1 † . Si a2 + 2b2 = 1 (par exemple), ceci impose a = ±1 et b = 0, donc m = ±1. De √ même si c2 + 2d2 = 1. i 2 vérifie donc bien la définition d’un nombre premier. Par contre, 3 est certes un mais√n’est pas un √ √ nombre premier parmi les entiers, nombre premier dans Z[i 2], on peut l’écrire 3 = (1 + i 2)(1 − i 2) et aucun des deux termes du produit n’est égal à ±1. On perd donc quelques nombres premiers, mais on en gagne, comme ci-dessus. J’ai utilisé sans le dire un résultat sur les nombres complexes : si a + ib = (c + id)(e + if ), alors a2 + b2 = (c2 + d2 )(e2 + f 2 ), ce qui n’est pas évident ! C’est ce qu’on appelle la « multiplicativité de la norme » ; par définition, la norme √ d’un élément de la forme a + i 2b est a2 + 2b2 . √ ∗. La notation Z[i √ 2] provient du fait que pour créer cet ensemble, on « combine » les éléments de Z et i 2 de toutes les manières possibles,√en excluant cependant la division. Quand on autorise la division, on obtient l’ensemble Q(i 2). †. Et non pas ±1, puisque ces quantités sont clairement positives. 2 La proposition qui fait tout marcher est la suivante : √ Théorème 1 On peut effectuer des divisions euclidiennes dans Z[i 2]. La division euclidienne pour les entiers est celle qu’on apprend à poser dès √ l’école primaire. Savoir comment la poser pour les nombres de la forme a + i 2b n’est pas très important ; si vous êtes intéressés, il faut juste savoir qu’au lieu de « faire rentrer le plus grand multiple de 7 dans 34 » quand on veut faire la division de exemple), on doit « faire rentrer le plus grand multiple √ 34 par 7 (par√ de 1 + i 2 dans 5 + i7 2 » où le plus « grand » multiple est celui √ dont la norme est la plus grande. Dans le jargon mathématique, on dit que Z[i 2] est un anneau euclidien. √ La présence d’une division euclidienne, que ce soit pour Z ou √ pour Z[i 2], est à l’origine de l’arithmétique, et permet d’utiliser pour Z[i 2] les mêmes résultats d’arithmétique que pour Z, en transposant les notions. 3 Résolution de y 2 = x3 − 2 Appliquons tout ce qu’on vient √ d’apprendre équation diophantienne : √ à notre 3 2)(y −i 2) = x . Une première observation on l’avait écrite sous la forme (y +i √ √ est que y +i 2 et y −i 2 sont premiers entre eux : je rappelle que deux nombres sont premiers entre eux si ±1 est l’unique diviseur commun aux deux nombres. Ou encore, si aucun nombre premier ne divise les deux nombres à la fois. Pour √ le montrer,√je suppose qu’il existe un nombre premier p qui divise à la fois y√+ i 2 et y − √i 2. Alors, √ il divise également la différence des deux, à savoir y + i 2 − (y − i 2) = 2i 2. J’utilise alors le lemme d’Euclide : Théorème 2 (Lemme d’Euclide) Si p est un nombre premier et divise ab, alors p divise a ou b. De deux choses l’une, donc : √ – soit p divise 2, cas p = i 2 qui est le seul diviseur premier de 2 √ auquel 2)2 ) ; (2 = (−1) · (i √ – soit p divise√i 2 qui est lui aussi premier, comme on l’a vu ci-dessus. Alors, p = i 2 (p ne √ peut pas être égal à ±1). 3 est √ pair : En effet, Dans les√deux cas, p = i 2 et √ on peut en√conclure que x√ comme i 2 divise à la fois y + i 2 et y − i 2, le produit i 2 · i 2 = −2 divise √ √ le produit (y + i 2)(y − i 2) = x3 . Alors, comme x3 est pair, x est aussi pair ‡ . Alors, y 2 aussi est pair, car y 2 = x3 − 2 est la différence de deux nombres pairs. Ainsi, y est aussi pair. Écrivons x = 2k et y = 2l, ce qu’on peut faire parce qu’ils sont pairs. En injectant ceci dans y 2 = x3 − 2, on trouve 4l2 = 8k 3 − 2, d’où, après simplifications, 2l2 = 4k 3 − 1, puis 1 = 4k 3 − 2l2 = 2(2k 3 − l2 ) : absurde, on ne peut pas écrire 1 comme produit de deux entiers autres que 1 et −1 ! Cette absurdité découle du fait √ √ qu’on a supposé qu’un nombre premier p divisait à la fois y + i 2 et y − i 2, donc la vérité est qu’il n’en existe pas, donc ils sont premiers entre eux. ‡. La contraposée est plus facile à montrer : si x est impair, alors x3 est impair par un calcul direct, en posant x = 2k + 1. 3 √ Alors, √ j’assure qu’on peut écrire y+i 2 comme un nombre au cube, de même pour y − i 2. En effet, si on écrit x comme un produit de nombres premiers, ce qu’on peut toujours faire avec un nombre (par exemple 105 √ = 3 · 5 · 7 dans Z), √ √ 3 3 3 2)(y − i 2), donc y + i 2 on obtient x = p · · · p puis x = p · · · p = (y + i 1 n 1 n √ et y − i 2 ont dans leurs décompositions en nombres premiers uniquement des p3i § , et sont des nombres au cube. √ √ C’est là qu’on peut conclure : écrivons y +i 2 = (a+i 2b)3 . En développant péniblement, on trouve : √ √ √ √ √ y + i 2 = a3 + 3i 2a2 b − 6ab2 − i2 2b3 = (a3 − 6ab2 ) + i(3 2a2 b − 2 2b3 ). √ En partie réelle et imaginaire, on trouve y = a3 − 6ab2 et 2 = √ identifiant √ 3 2a2 b − 2 2b3 , qu’on peut encore écrire 1 = (3a2 − 2b2 )b. Ceci impose b = ±1, et ±1 = 3a2 − 2. – Si 3a2 − 2 = 1, alors 3a2 = 3 donc a2 = 1 et a = ±1. Dans le cas a = 1, on trouve donc y = a3 − 6ab2 = 1 − 6 = −5, puis, comme y 2 = x3 − 2, on a x3 = 27 = 33 donc x = 3. Dans le cas a = −1, on trouve y = −1 + 6 = 5, et de même x = 3. – Si 3a2 − 2 = −1, alors 3a2 = 1, ce qui est impossible. Bref, on a donc pour uniques solutions x = 3, y = −5 et x = 3, y = 5. La seconde solution s’exprime plus « concrètement » : 27 et 25 sont les seuls carrés et cubes à être espacés de 2, ou encore : 26 est le seul entier positif à être encadré par un carré et un cube. √ √ §. On ne peut pas avoir, par exemple, p21 dans y+i 2 et p1 dans y−i 2, sinon p1 diviserait les deux à la fois et ils ne seraient pas premiers entre eux : c’est là que ça sert. 4