Extrait - Librinova

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JACQUES BLANCHET
Gloire et décadence de
l'Empire athénien
© JACQUES BLANCHET, 2017
ISBN numérique : 979-10-262-0863-1
Courriel : [email protected]
Internet : www.librinova.com
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LA GRÈCE ANTIQUE
Pourquoi avoir écrit un livre sur la Grèce antique et plus
particulièrement sur l'Empire athénien qui a duré un peu plus d'un demisiècle (de 466 av. J.C., fin des guerres médiques contre la Perse, à 404, fin
de la guerre du Péloponnèse contre Sparte) ?
Indépendamment de l'attrait qu'exerce sur moi la philosophie grecque
et particulièrement celle de ses deux plus illustres représentants : Platon et
Aristote, mes lectures des historiens modernes travaillant sur ce pays et
cette période m'ont donné à penser qu'il était intéressant de faire le point
sur tout ce qui nous unit aux Grecs et sur tout ce qui nous en sépare.
Lorsque, par exemple, l'on s'intéresse à la vie quotidienne des Grecs, on
se demande pourquoi des idées qui nous semblent de nos jours si évidents
n'ont pas effleuré leur esprit, alors que, par ailleurs, ils étaient capables de
s'élever à un haut degré d'abstraction et à un niveau sans précédent en
matière de spéculation philosophique. Peut-être leur manquait-il le sens
pratique ? Mais pourquoi, alors qu'ils étaient confrontés à des problèmes
matériels et financiers de grande envergure, notamment à l'occasion de
toutes les guerres qu'ils n'ont cessé de livrer aux cités voisines et qu'ils ont
fini par perdre (guerre du Péloponnèse), n'ont-ils rien fait pour améliorer
leur situation économique et stratégique ?
De sorte qu'on se dit que la philosophie, la politique et l'humanisme de
Platon et d'Aristote étaient trop en avance sur leur temps pour pouvoir
changer la mentalité de leurs concitoyens. En somme, il n'a nullement été
tiré parti, sur le plan pratique, des avancées conceptuelles sans précédent
qui se sont fait jour alors, et qui ont été finalement des ferments de
conservatisme beaucoup plus que des facteurs de progrès.
L'exemple grec montre bien que ce n'est que dans certaines périodes
privilégiées et rares que les avancées de la pensée sont capables de changer
la vie des sociétés.
Nous ne pouvons pas reprocher aux Grecs du Ve siècle av. J.C. de s'être
comportés en fonction des valeurs qui étaient les leurs et d'avoir géré la
cité en conséquence. Autrement dit, nous ne pouvons pas les juger à la
lumière des valeurs qui dominent dans notre propre société, une société
occidentale du XXIe siècle. Ce serait une grave erreur historique.
Toutefois, nous sommes tentés d'émettre un avis que nous croyons
objectif sur la politique de l'Empire athénien. Il nous paraît possible
d'expliquer pourquoi sa tentative de dominer la Grèce ne pouvait que se
solder, tôt ou tard, par un échec.
La notion d'« économie» en Grèce n'avait pas la consistance que nous
lui donnons de nos jours.
Aristote explique que pour lui le terme d'économie comporte deux
significations : les subsistances et la richesse.
Si l'approvisionnement en denrées alimentaires des maisonnées et de la
cité devenait déficitaire, il n'apparaissait nullement nécessaire d'améliorer
la productivité des terres. La solution préconisée consistait à accroître le
potentiel de main-d’œuvre, c'est-à-dire à augmenter le nombre des
esclaves, qu'ils soient achetés ou capturés au cours des batailles navales
incessantes dans la mer Égée.
Si l'Empire athénien avait besoin de finances pour établir et renforcer
sa domination, il n'entrevoyait qu'une solution : rançonner les cités
voisines avec lesquelles il était en état de conflit quasi permanent. Le
problème de l'enrichissement (terme méprisable) n'avait nullement les
faveurs d'Aristote, alors que le port d'Athènes aurait pu générer une
prospérité économique qui eût mis l'Empire athénien à l'abri du besoin et
lui aurait permis de financer sa politique extérieure impérialiste.
L'Empire athénien a choisi une autre voie, car celle du développement
économique en tant que facteur de puissance politique et militaire
n'appartenait pas au mode de pensée, à la mentalité de l'époque.
La politique de la force est vouée à l'échec. Athènes, après une guerre
qui dura vingt ans, dut s'incliner devant Sparte, un petit peuple qui n'avait
pour lui que sa bravoure.
INTRODUCTION
Le problème de la sécularisation des institutions
Selon Otfried Höffe, le discours sur la politique et sur la multiplicité de
ses formes possibles est une découverte des Grecs. Avant cette découverte,
avant la relève du mythe par le logos, le débat politique était sans objet. En
effet, aussi longtemps que l'ordre fondamental de la vie commune est
justifié par un récit qui se transmet (oralement) de génération en
génération, l'humanité est ramenée à son origine divine, laquelle
« explique » aussi bien la forme juridique et politique de la vie en commun
que celle de ses pratiques sociales. La totalité reste soustraite, à cause de
son institution divine, à toute décision humaine, c'est-à-dire aussi bien à la
critique théorique qu'à la transformation pratique. L'homme reste sans
pouvoir sur son histoire, et sur son devenir.
Homère considère encore l'ordre juridique comme sacré. Il le tient pour
une condition préalable à la vie humaine et lui oppose l'existence sans droit
ni culture que mènent les cyclopes. C'est, dans l'historiographie grecque
(Hérodote, Thucydide) chez les présocratiques et chez les sophistes que
s'accomplit la relève du mythe politique par le logos. Avec le personnage
de Socrate, ils préparent ensemble la voie aux deux grandes figures de la
philosophie grecque : Platon et Aristote. Platon et Aristote ont une valeur
paradigmatique tout à fait universelle pour la philosophie politique, parce
qu'ils la traitent à un niveau de réflexion exemplaire. Ils développent de
surcroît des concepts fondamentaux et des modèles argumentatifs qui sont
aujourd'hui d'une grande importance, aussi bien du point de vue de
l'Histoire qu'au plan épistémologique.
À cela s'ajoute le fait que Platon et Aristote s'appuient sur une richesse
extraordinaire en matière politique. Ils ont la connaissance de l'expérience
de communautés non grecques, telles celles des Perses et des habitants de
Médée, mais aussi celles des établissements coloniaux qui sont également
riches en enseignements. Cette association exceptionnelle de la « théorie »
et de l'empirie est ce qui caractérise le mieux l'œuvre de Platon et
d'Aristote.
Ce qu'ils ont en tout cas prouvé, c'est que l'homme fait partie de ces
êtres qui ne vivent pas de façon solitaire, mais en communautés ou en
sociétés, et jusqu'à maintenant cette vérité n'a été démentie ni par
l'expérience quotidienne, ni par la recherche scientifique.
La polis a un caractère politique et juridique certain ; sous sa forme
évoluée, la polis consiste dans une structure relativement différenciée, un
ensemble d'institutions contraignantes déterminées par des normes et,
depuis Solon, par des lois écrites.
La domination politique n'est pas contraire à la nature humaine et n'est
donc pas illégitime. Platon et Aristote affirment même que l'homme a un
intérêt naturel à vivre dans une communauté contraignante. L'intérêt de
l'humanité, disent-ils, ne se trouve pas dans l'anarchisme mais dans la
politique.
À l'intérieur de la polis, seule une partie des habitants possède le droit
de cité, les autres sont des résidents (métèques : en gros, des étrangers
établis dans la cité) ou des esclaves. Avant le déclenchement de la guerre
du Péloponnèse, Athènes comptait approximativement 315000 habitants,
dont 172000 citoyens, 28000 résidents et 115000 esclaves, selon Vogt',
Même parmi les citoyens, beaucoup participaient peu aux affaires de la
cité. Les marchands, les artisans et les journaliers abandonnaient en
général l'initiative politique aux « patriciens ». En outre, les femmes
n'étaient pas admises à la citoyenneté. Le sujet juridique qui apparaît dans
La Politique d'Aristote est un homme, citoyen libre, maître de sa maison,
qui joue les trois rôles suivants : mari, maître des esclaves et père de ses
enfants.
La polis n'est à l'origine rien d'autre qu'un village qui n'est pas fortifié.
Le terme désigne plus tard la petite cité républicaine, qui ressemble aux
villes d'Italie du Nord à la Renaissance et peut-être aussi aux cités
cantonales suisses. La polis a servi de modèle à l'un des théoriciens de la
démocratie parmi les plus importants des temps modernes, Rousseau. La
polis est une association jouissant de la capacité juridique intérieure
comme extérieure, composée de citoyens et pourvue de territoires ruraux
qui en dépendent et pourvoient à ses besoins alimentaires. La communauté
représentée par la polis est relativement petite ; ses membres se
connaissent personnellement ; elle peut être commandée sans moyens de
communication compliqués, directement par la voix d'un général, et
convoquée par celle d'un messager. Malgré tout, la polis doit être assez
grande pour pouvoir vivre, en autarcie dans le domaine économique. Cette
communauté politique est en même temps une communauté de culte.
De manière étonnante, le rôle des ordres « non politiques » n'est pas
pris en considération dans la réflexion philosophique. Ni les différents
groupes ethniques, ni les importantes associations culturelles (groupes
d'amphitryons), ni les alliances militaires (symmachies) entre cités
républicaines n'occupent une place quelconque dans la philosophie
politique classique.
La solidarité panhellénique ne joue, quant à elle, qu'un rôle minime.
Ainsi, par sa tendance à rapprocher affaires « publiques » et affaires
« privées », par la volonté de ses citoyens de trouver leur accomplissement
propre dans la coopération agonale à l'organisation politique, la cité est
avant tout une communauté de personnes. La dimension politique a un
caractère vital : il ne peut être question d'une émancipation de la société
civile par rapport à l'État.
Toutes ces conditions ne sont pas un obstacle au débat fondamental sur
la légitimité du pouvoir ; elles lui sont plutôt utiles.
Les grandes dimensions que connaissent les communautés modernes,
leur système économique extrêmement complexe, le pluralisme des
groupes et de leurs valeurs, le caractère systématique de la politique,
créent des difficultés (malgré le développement des moyens de
communication) que ne connaît pas la cité grecque.
« L’anarchisme » est certainement une idéologie préindustrielle
fonctionnant dans de petites sociétés fermées. Est-ce viable ? Platon aussi
bien qu'Aristote partiront de cette situation de base pour démontrer, chacun
à sa façon, la nécessité d'une domination.
Du mythe à la raison
Le cas de Sparte est utile à méditer car il conduit à revoir la thèse de
Otfried Hôffe selon laquelle les cités grecques seraient passées d'une
organisation d'origine divine à une forme de gouvernement voulue, pensée
et organisée (rationnellement) par les citoyens.
Ce qui caractérisait Sparte était, outre le fait qu'il s'agissait d'une
royauté, deux pratiques fondamentales florissantes conçues au cours de ce
que l'on peut appeler la « révolution du VIe siècle »:
« L'agôgé », terme conventionnel qui désigne l'éducation des jeunes
spartiates, entièrement prise en charge par l'État, et pour qui une traduction
par le mot « instruction » au sens moral et moderne du terme serait
certainement une traduction réductrice. L'agôgé permettait d'entrer dans
les syssities, groupes de convives, compagnonnages de table, auxquels
appartenaient tous les Spartiates mâles, et qui constituaient un préalable
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