Troubles psychiatriques rencontrés en consultation de

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Politiques, interventions et expertises en santé publique
Recherche originale
Troubles psychiatriques rencontrés en consultation
de psychopathologie du travail au Centre hospitalier
universitaire d’Angers
Psychiatric disorders observed in the Angers hospital
occupational psychopathology clinic
1
1
2
3
3
Angélique Ragot , Marie-Pierre Guiho-Bailly , Maurice Tanguy , Bénédicte Gohier , Jean-Bernard Garré ,
1
Yves Roquelaure
ûûRésumé
ûûSummary
Introduction : cette étude épidémiologique est menée à partir
de 168 dossiers de salariés évalués consécutivement par le
psychiatre d’un service de pathologie professionnelle entre
2007 et 2009.
Méthodes : les troubles psychiatriques sont répertoriés selon la
classification internationale des maladies de l’OMS.
Résultats : les diagnostics retrouvés sont les troubles anxieux
dont l’état de stress posttraumatique, l’épisode dépressif
majeur, l’épuisement professionnel et le stress lié à l’emploi.
Les idées suicidaires systématiquement recherchées affectent
plus souvent les hommes et sont comorbides d’épisodes
dépressifs majeurs, d’épuisements professionnels et de stress
posttraumatiques.
Discussion : cette étude ouvre la réflexion à plusieurs niveaux.
Il existe un retard dans la prise en charge des salariés en souffrance qui pourrait être améliorée par la sensibilisation et la
formation des professionnels de santé à la problématique
« santé mentale-travail ». Il est nécessaire que les salariés se
tournent davantage vers les services de santé au travail. La
création de réseaux de soins spécifiques permettrait d’éviter
l’errance thérapeutique et le retard de prise en charge propices
à l’enkystement des troubles. Une réflexion de fond au niveau
politique sur les conditions de travail dans nos sociétés postmodernes paraît indispensable pour endiguer la souffrance
psychique croissante dans le monde du travail.
Introduction: This epidemiological study was conducted on the
medical records of 168 employees consecutively evaluated by
the ­occupational health psychiatrist between 2007 and 2009.
Methods: Psychiatric disorders were listed according to the
WHO International Classification of Diseases.
Results: The diagnoses observed were anxiety disorder including
post-traumatic stress disorder, major depressive episode, burnout and work-related stress. Suicidal thoughts were systematically investigated and more often affected men and were
associated with major depressive episodes, burn-out and posttraumatic stress disorder.
Discussion: This study opens several fields of reflection. The
delayed mana­gement of suffering employees could be improved
by better awareness and training of healthcare professionals in
work-related mental health problems. Employees should be
encouraged to more readily consult occupational health services.
The creation of specific healthcare networks would avoid inappropriate treatment and delayed management that predispose
to chronic disorders. A detailed analysis by policy-makers on
working conditions in post-modern societies is essential to
prevent progression of mental suffering in the workplace.
Mots-clés : Souffrance mentale ; Travail ; Risques psycho­
sociaux ; Diagnostic psychiatrique ; CIM-10.
Keywords: Mental suffering; Work; Psychosocial factors;
Psychiatric diagnosis; ICD-10.
1 Laboratoire d’Épidémiologie et d’Ergonomie en santé au travail – Service de pathologie professionnelle – CHU d’Angers – 4 rue Larrey –
49933 Angers.
2 Centre de Recherche Clinique – CHU d’Angers.
3 Département de psychiatrie et psychologie médicale – CHU Angers.
Correspondance : A. Ragot
[email protected]
Réception : 31/08/2012 – Acceptation : 23/09/2013
Santé publique volume 25 / N° 6 - novembre-décembre 2013
729
A. Ragot, M.-P. Guiho-Bailly, M. Tanguy, et al.
Introduction
Depuis les années 1980, les conditions de travail des
s­ alariés sont dictées par les conditions économiques des
sociétés, sociétés de plus en plus mondialisées menant à
l’uniformisation [1]. La rationalité du modèle tayloristefordiste, caractérisée par la course à la productivité est
devenue une norme et affecte directement les conditions
de travail. De plus l’impératif de profits que ce modèle soustend implique des méthodes de management incitatives,
potentiellement pathogènes [1]. La course à la productivité
et l’impératif de profits génèrent de la souffrance physique
et psychique chez les salariés et font le lit d’un risque
professionnel spécifique : les risques psychosociaux (RPS).
Ces risques comprennent le stress au travail, les violences
internes (agressions verbales et physiques émanant de
collègues ou de supérieurs hiérarchiques), les violences
externes (agressions émanant de personnes extérieures à
l’entreprise ou à l’institution) et la souffrance au travail
résultant de conflits enkystés ou de relations pathogènes [2].
Aujourd’hui, le lien de causalité entre exposition aux RPS
et altération de la santé physique et mentale des travailleurs est largement admis [3]. Les RPS sont responsables
d’entités cliniques spécifiques : pathologies de surcharge
(Karoshi, burnout et troubles musculosquelettiques -TMS-),
troubles anxieux, états de stress posttraumatique (posttraumatic stress disorder ou PTSD), syndromes dépressifs,
suicides et tentatives de suicide [4], pathologies cardiovasculaires [5]. Ces troubles sont en constante augmen­
tation. En 2007, le Réseau national de vigilance et de
prévention des pathologies professionnelles (RNV3P)
rapporte que les troubles mentaux et du comportement,
champs de la psychopathologie du travail, représentent
27 % des problèmes de santé au travail d’origine professionnelle vus en consultation de pathologies professionnelles, devant les maladies de l’appareil respiratoire (19 %)
et les maladies de peau (15 %) [6]. Le RNV3P regroupe les
32 centres de consultation de pathologie professionnelle
français et quelques services de santé au travail. Son but est
de constituer une base pérenne de données nationales sur
les pathologies professionnelles à partir des données de
chaque consultation.
Plusieurs travaux ont étudié le profil sociodémo­
graphique, le devenir et la symptomatologie de patients
adressés en consultation de pathologie professionnelle
pour souffrance psychique liée au travail ou à des faits
de harcèlement moral présumé [7-16] mais aucune ne
­répertorie les troubles psychiques selon les critères
730
Santé publique volume 25 / N° 6 - novembre-décembre 2013
diagnostiques internationaux. Ce travail propose de répertorier les troubles psychiatriques rencontrés en consul­
tation de psychopathologie du travail selon la classification
internationale des maladies-10e version (CIM-10) [17].
Matériels et méthodes
Cette étude rétrospective est réalisée à partir de
168 dossiers de salariés évalués consécutivement par l’un
des médecins, psychiatre, du service de pathologie professionnelle du CHU d’Angers entre le 1er janvier 2007 et le
31 décembre 2009. Notre population est originaire des
Pays de la Loire. Elle est adressée à la consultation de
psychopathologie du travail par les services de médecine
du travail lorsque la problématique professionnelle et ses
conséquences psychiques sont lourdes et complexes et
qu’un avis spécialisé leur est nécessaire. Une grille de
recueil de données, inspirée de trois études publiées sur
le thème de la souffrance psychique en lien avec le travail
[7, 11, 14], est renseignée à partir des correspondances
médicales et des observations psychiatriques. Les carac­
téristiques sociodémographiques et professionnelles
des patients, les éléments médicaux, les nuisances professionnelles et les diagnostics psychiatriques ont été relevés
entre juin et août 2010. Les codages CIM-10, admis par le
RNV3P, sont ceux qui lui sont communiqués. Les troubles
psychiques sont considérés comme imputables au travail
quand les nuisances professionnelles enregistrées pour
être dans la base du RNV3P sont « directes et essentielles »
ou « possibles ou directes mais non essentielles ».
Résultats
Sur le plan sociodémographique, la population étudiée
est majoritairement féminine (65,5 %). L’âge moyen est de
43 ans. Sur le plan socioprofessionnel, 97 % des salariés
de l’échantillon sont en contrat à durée indéterminée. Les
employés sont majoritaires (n = 114), devant les pro­fessions
intermédiaires et la catégorie des cadres et professions
intellectuelles supérieures (n = 19 pour les deux) et les
ouvriers (n = 15). Les branches professionnelles les plus
représentées sont la santé et l’action sociale (18 %), le
commerce (15,5 %) et l’industrie manufacturière (12 %).
Le secteur tertiaire emploie 75 % des salariés de notre
TROUBLES PSYCHIQUES EN CONSULTATION DE PSYCHOPATHOLOGIE DU TRAVAIL
Tableau I : Diagnostics principaux et diagnostics associés
Diagnostic principal
échantillon devant les secteurs secondaire (15,5 %) et
primaire (9,5 %). On note que 68,5 % des salariés travaillent
dans une entreprise privée, 19,5 % sont salariés de la
­fonction publique et 12 % d’une association.
Le temps d’exposition moyen, défini comme la durée
entre le début des faits à l’origine des difficultés psychiques
et la consultation de pathologie professionnelle est de
27 mois. Soixante-quinze pour cent des salariés vus en
consultation ne travaillent pas dans la période qui entoure
la consultation. La durée moyenne des arrêts de travail est
supérieure à 16 semaines.
Sur le plan diagnostic, 45 % des patients présentent un
épisode dépressif majeur (codage CIM-10 : F32) (tableau I).
Cinquante-et-un pour cent présentent des troubles anxieux :
troubles anxieux et dépressif mixtes (CIM-10 : F41.2 ;
18,5 %), PTSD (CIM-10 : F43.1 ; 9 %), autres troubles
anxieux (CIM-10 : F40.9 trouble anxieux phobique, F41.0
trouble panique, F41.1 anxiété généralisée, F41.9 trouble
anxieux sans précision, F42.0 trouble obsessionnel
compulsif, F43.2 trouble de l’adaptation ; 24 %).
L’ensemble des troubles anxieux (trouble anxieux et
dépressif mixte, autres troubles anxieux et PTSD) oscillent
entre 42,1 % pour les cadres à 66,6 % pour les ouvriers
(58 % pour les professions intermédiaires, 47,3 % pour les
employés) (tableau II).
Diagnostic
principal
(%)
Diagnostics associés ( %)
EDM a TADM b ATA c PTSD d
EP e
SE f
EDM a
45
/
0
22
13,5
16,5
0
TADM
18,5
0
/
0
0
0
0
24
55
0
/
13
8
8
9
66,5
6,5
33,4
/
0
0
BO e
17,5
41,5
3,5
10,5
0
/
0
SE
15,5
11,5
0
11,4
0
0
/
b
ATA c
PTSD
d
f
: Épisode dépressif majeur.
: Trouble anxieux et dépressif mixte.
c
: Autres troubles anxieux.
d
: Posttraumatic Stress Disorder/État de stress posttraumatique.
e
: Burn out/Épuisement professionnel.
f
: Stress lié à l’emploi.
a
b
On constate que 17,5 % des patients sont en épuisement
professionnel (CIM-10 : Z73.0). Le diagnostic de stress lié à
l’emploi (CIM-10 : Z73.3 et Z56) est retenu chez 15,5 % de
l’effectif total (tableau I). Les diagnostics associés à chaque
diagnostic principal sont résumés dans le tableau I.
Tableau II : Répartition des diagnostics en fonction de la catégorie socioprofessionnelle
PI i
(n = 19)
Cadres et PIS h
(n = 19)
Diagnostic
effectif
 %
EDM a
11
TADM
ATA
b
c
PTSD
effectif
 %
57,9
8
3
15,8
4
Employés
(n = 114)
effectif
 %
42,1
44
1
5,3
21
9
Ouvriers
(n = 15)
effectif
 %
38,6
9
60
24
21
2
13,3
47,4
20
17,5
4
33,3
1
5,3
1
5,3
10
8,8
3
20
ETA
e
8
42,1
11
58
54
47,3
9
66,6
BO
f
7
36,8
3
15,8
16
14
2
13,3
g
2
10,5
3
15,8
19
16,7
2
13,3
SE
d
: Épisode dépressif majeur.
: Trouble anxieux et dépressif mixte.
c
: Autres troubles anxieux.
d
: Posttraumatic Stress Disorder/État de stress posttraumatique.
e
: Ensemble des troubles anxieux.
f
: Burn out/Épuisement professionnel.
g
: Stress lié à l’emploi.
h
: Profession intellectuelle supérieure.
i
: Profession intermédiaire.
a
b
Santé publique volume 25 / N° 6 - novembre-décembre 2013
731
A. Ragot, M.-P. Guiho-Bailly, M. Tanguy, et al.
Diagnostic
Tableau III : Fréquence des nuisances professionnelles et imputabilité du travail pour chaque diagnostic principal
Effectif
(n)
Facteurs
organisationnels (%)
Facteurs
psychosociaux (%)
Processus
de travail (%)
Lien direct
et essentiel (n)
 %
EDM a
TADM b
73
30
71
66,5
30
18
13,5
0
44
15
60
50
ATA c
36
58,5
32
9,5
23
64
PTSD
15
44,5
44,5
11
13
86,5
BO e
29
72
5
23
17
58,5
SE
26
74
17,5
0
5
19
d
f
: Épisode dépressif majeur.
: Trouble anxieux et dépressif mixte.
c
: Autres troubles anxieux.
d
: Posttraumatic Stress Disorder/État de stress posttraumatique.
e
: Burn out/Épuisement professionnel.
f
: Stress lié à l’emploi.
a
b
732
Santé publique volume 25 / N° 6 - novembre-décembre 2013
Tableau IV : Temps d’exposition et durée des arrêts de travail
pour chaque diagnostic principal
Temps d’exposition
(mois)
Durée des arrêts
de travail (semaine)
EDM a
27
15
TADM 28
12
ATA
c
21
11
PTSD 18
16
EP
e
37
7
SE
f
20
11
b
Diagnostic
L’imputabilité directe et essentielle du travail et les
nuisances professionnelles (facteurs organisationnels,
facteurs psychosociaux et processus de travail) impliquées
dans chaque diagnostic principal sont résumées dans le
tableau III.
Le diagnostic d’épisode dépressif majeur est plus souvent
posé chez les cadres (57,9 %) et chez les ouvriers (60 %)
que dans les autres catégories socioprofessionnelles
(tableau II). Les cadres de notre échantillon sont fréquemment en burnout (36,8 %) et 3 des 15 ouvriers (20 %)
présentent un PTSD (tableau II). Les troubles psychiques
des employés, catégorie socioprofessionnelle majoritaire,
sont résumés dans le tableau II.
Trente-huit pour cent des sujets reconnaissent avoir eu
des idées suicidaires depuis le début de leurs difficultés au
travail (50 % des hommes et 31,8 % des femmes)
(tableau V). Quatorze virgule cinq pour cent (14,5 %) en
ont encore le jour de la consultation. Les diagnostics d’épisode dépressif majeur, d’épuisement professionnel et de
PTSD sont souvent associés aux idées suicidaires, depuis le
début des difficultés professionnelles (respectivement
54,8 %, 40 % et 37,9 %) comme le jour de la consultation
(27,4 %, 26,7 % et 13,8 %).
Sur le plan médical, 46 % des patients n’ont aucun antécédent psychiatrique. 74 % prennent un traitement psychotrope alors qu’ils ne sont que 32 % à bénéficier d’un suivi
psychothérapique. Les classes pharmaceutiques les plus
retrouvées sont les anxiolytiques (82 % des salariés sous
traitement psychotrope), les antidépresseurs (72 %) et les
hypnotiques (27,5 %). L’association anxiolytique-anti­
dépresseur est la plus fréquente (34,5 % des salariés sous
traitement) puis l’association anxiolytique-antidépresseurhypnotique (19 %).
d
: Épisode dépressif majeur.
: Trouble anxieux et dépressif mixte.
c
: Autres troubles anxieux.
d
: Posttraumatic Stress Disorder/État de stress posttraumatique.
e
: Épuisement professionnel.
f
: Stress lié à l’emploi.
a
b
Tableau V : Répartition des idées suicidaires depuis le début
des difficultés professionnelles selon le sexe et la catégorie
socioprofessionnelle (CSP)
CSP
Hommes
Femmes
Effectif
 %
Effectif
 %
29
50
35
31,8
8
80
3
33,3
3
33,3
1
10
Employés
13
43,3
28
33,3
Ouvriers
5
62,5
3
42,8
Ensemble
Cadres et PIS
PI
b
a
: Profession intellectuelle supérieure.
: Profession intermédiaire.
a
b
TROUBLES PSYCHIQUES EN CONSULTATION DE PSYCHOPATHOLOGIE DU TRAVAIL
La moitié des salariés (52,5 %) peuvent prétendre faire
reconnaître leur trouble psychique en maladie à caractère
professionnel. Un avis d’inaptitude médicale définitive à
tout poste dans l’entreprise est recommandé pour 41,1 %
d’entre eux.
Discussion
Notre étude présente certaines limites dont l’existence
d’un double biais de recrutement. D’une part, les patients
sont adressés exclusivement par les services de médecine
du travail pour avis sur les diagnostics psychiatriques,
­l’aptitude des patients à poursuivre à leur poste ou sur
l’oppor­tunité d’une déclaration en maladie à caractère
professionnelle pour l’essentiel. D’autre part, les patients
sont tous salariés. Il peut exister un biais de classement des
troubles psychiatriques, les patients étant évalués cliniquement par un seul psychiatre sans recours à des échelles
d’évaluation ­validées. Les diagnostics sont posés à partir de
la classification des maladies de l’OMS internationalement
reconnue qui attestent de leur fiabilité. La cohérence de ce
travail est satisfaisante puisqu’un seul psychiatre expérimenté a évalué les troubles pour tous les patients de l’étude,
ce qui prémunit d’une fluctuation dans les diagnostics et
le codage. La CIM-10 est retenue étant celle utilisée par le
RNV3P.
Sur les plans sociodémographiques et professionnels,
nos résultats concordent avec ceux des études sur le même
thème [7 -14, 16, 18]. Notre population est majoritairement
féminine (65,5 %) [7, 9, 11, 13, 14, 16, 18]. L’âge moyen des
salariés est de 43 ans [13, 14]. La catégorie socioprofes­
sionnelle des employés est majoritaire (68 %) alors qu’ils
ne représentent que 16,4 % des actifs français en 2009 [19].
Cette surreprésentation, retrouvée dans une autre étude
[18], est liée à un biais de recrutement. Le secteur privé
emploie 68,5 % des salariés de notre échantillon. Ce taux
varie entre les études selon qu’elles aient considéré le
secteur associatif comme indépendant ou non des secteurs
privé et public. Ainsi il varie de 70 % pour Boisson et Fontana
[8] à 90 % dans l’étude de Soula [16]. Les branches professionnelles de la santé et de l’action sociale, du commerce et
de l’industrie manufacturière sont les plus représentées.
Elles sont fréquemment retrouvées dans les études portant
sur la souffrance psychique au travail [10, 11] en particulier
les secteurs de la santé et du commerce [7, 10-14, 16, 18].
Le secteur des services est celui qui emploie le plus de salariés de notre échantillon (75 %), comme dans la population
active générale (74,2 % en 2008) [20].
Le temps d’exposition moyen aux difficultés profes­
sionnelles long (27 mois) est du même ordre de grandeur
que dans les autres travaux sur le sujet, dans lesquels il
oscille entre 19,1 mois [7] et 27 mois [13] (tableau IV).
Concernant les diagnostics, la plupart des études sur la
souffrance psychique au travail recherchent les troubles
dépressifs, anxieux et les idées suicidaires [7-9, 11, 12, 15,
18]. Cependant la grande variabilité des modes de recueil
des données (échelle d’évaluation validée [8, 11], questionnaire [9, 12, 15, 18] ou recueil rétrospectif des données
[7, 12]) mène à des résultats hétérogènes et rend difficile
la comparaison de nos résultats sur le plan quantitatif avec
ceux de ces études.
Les troubles anxieux sont fréquents dans toutes les
­catégories socioprofessionnelles (tableau I). Symptômes
constants et souvent inauguraux d’un mal-être au travail,
ils s’accompagnent de manifestations physiques d’angoisse
(douleurs abdominales, sensation de « boule » œsophagienne et d’oppression thoracique, sueurs, tremblements).
Le lien entre troubles psychiques et travail est fort notamment pour le PTSD (86,5 %) (tableau III). Concernant les
nuisances, les facteurs organisationnels (facteurs économiques, managériaux et les relations de travail) sont plus
souvent en cause que les autres facteurs de risque pour
l’ensemble des diagnostics principaux. En accord avec ce
constat, Chevalier suggère que certains évènements professionnels comme un changement majeur du contenu du
travail ou de son organisation peuvent provoquer ou précipiter des troubles anxieux et/ou dépressifs [21]. Pour les
PTSD, les facteurs psychosociaux (violence psychique,
agression verbale, harcèlement moral présumé entre autre)
ont un rôle égal aux facteurs organisationnels.
Dans notre population certaines catégories socioprofessionnelles sont fréquemment touchées par certaines
décompensations psychiques : les cadres par le burnout
(36,8 %), les ouvriers par le PTSD (20 %). Dans ces deux
catégories, le taux d’épisode dépressif majeur est important : 60 % pour les ouvriers et 57,9 % pour les cadres
(tableau I). Le taux élevé de dépression chez les ouvriers
est à mettre en lien avec le jobstrain ou tension au travail,
situation qui associe forte demande psychologique et faible
latitude décisionnelle selon le modèle de Karasek « demande
– autonomie – soutien social » et à laquelle les ouvriers, en
particulier les non qualifiés, sont soumis. Cet état de
job­strain répété constitue un facteur de risque d’épisode
dépressif majeur [22]. Le taux de PTSD chez les ouvriers
(20 %) est difficilement interprétable en raison de la
faiblesse de l’échantillon (n = 15). Les cadres sont en
général peu soumis au jobstrain grâce à une latitude
­décisionnelle étendue qui compense la forte demande
Santé publique volume 25 / N° 6 - novembre-décembre 2013
733
A. Ragot, M.-P. Guiho-Bailly, M. Tanguy, et al.
psychologique [23]. Dans notre échantillon, les salariés ont
des conditions de travail dégradées de façon constante. La
latitude décisionnelle des cadres est réduite par l’organi­
sation du travail : surcharge objective de travail, manque
de moyens et de temps, objectifs chiffrés. Ainsi les cadres
de notre échantillon sont en tension au travail, situation
qui fait le lit de la dépression et de l’épuisement professionnel [24].
L’ensemble des diagnostics est retrouvé chez les employés,
avec une prédominance des troubles dépressifs et anxieux
(38,6 % et 47,3 % pour l’ensemble des troubles anxieux,
cf. tableau I). Comme pour les ouvriers, le jobstrain est
fréquent dans la CSP des employés [23].
Les idées suicidaires concernent 38 % des patients
depuis le début des difficultés professionnelles et 15 %
d’entre eux le jour de la consultation. Dans notre population
l’apparition d’idées suicidaires constitue un signal subjectif
d’alerte et semble convaincre les salariés de recourir à
l’arrêt maladie pour s’éloigner de l’environnement de
travail pathogène devenu invivable. La diminution de plus
de la moitié des idées suicidaires avec l’arrêt de travail
et la mise à distance du milieu professionnel semblent
corroborer cette hypothèse.
Le taux d’idées suicidaires depuis le début des difficultés
professionnelles est plus élevé chez les hommes que chez
les femmes (50 % contre 31,8 %) puis ces chiffres se
rejoignent le jour de la consultation. Plusieurs hypothèses
sont possibles pour expliquer le fort taux d’idéations suicidaires chez les hommes. D’abord le travail reste pour les
hommes le principal socle de construction de l’identité
alors que chez les femmes elle s’appuie sur le travail, la
maternité et l’éducation des enfants [25]. Ensuite l’existence et l’expression de difficultés psychiques de la part
d’un homme sont peu acceptées par les collectifs de travail,
en particulier dans les milieux professionnels masculins
(B.T.P., armée, etc.). Ce rejet est lié aux mécanismes de
défense collectifs qui exaltent la virilité pour contrer
symboliquement la peur et la souffrance au travail. Celui
qui souffre menace de fragiliser le collectif de travail.
Désigné comme un faible, il doit se taire ou partir [26].
L’isolement et le faible soutien social sont en eux-mêmes
des facteurs de risques de conduites suicidaires [27].
Les données de la littérature [27] rapportent l’existence
d’un gradient social (des cadres aux ouvriers) lorsque sont
considérées la mortalité par suicide et les tentatives de
suicide. Notre étude objective un gradient social des
pro­fessions intermédiaires aux ouvriers concernant les
idées suicidaires pour les deux sexes (tableau V). Dans
notre travail, la CSP des cadres n’entre pas dans ce gradient,
le taux d’idéation suicidaire est bien supérieur aux autres
734
Santé publique volume 25 / N° 6 - novembre-décembre 2013
CSP (tableau V). Nous en concluons que les cadres reçus à
notre consultation, souvent en proie à des conflits éthiques
et de valeurs avec la politique de leur entreprise, sont particulièrement meurtris par leur situation de travail.
L’épisode dépressif majeur est logiquement le diagnostic
le plus fréquemment associé aux idéations suicidaires
puisque la présence d’un trouble de l’humeur multiplie par
trente le risque de suicide par rapport à la population
­générale [28]. Les idées suicidaires persistent chez 27,4 %
des patients déprimés le jour de la consultation. Le faible
recours au suivi spécialisé et la mauvaise adaptation ou
l’absence de traitement peuvent expliquer la persistance
des idées suicidaires et objectivent les carences dans la
prise en charge des patients déprimés.
Le PTSD est le second trouble pourvoyeur d’idées suicidaires en fréquence depuis le début des difficultés professionnelles (40 %) comme le jour de la consultation
(26,7 %). Le PTSD est une affection très invalidante qui se
complique souvent de troubles de l’humeur [28]. Notre
étude montre que deux tiers des patients atteints de PTSD
présentent un épisode dépressif majeur comorbide
(tableau II). Cette cooccurrence explique le fort taux d’idées
suicidaires associées au PTSD et leur persistance. Les
­salariés en PTSD ont la plus « courte » durée d’exposition
(18 mois) et la plus longue durée d’arrêt de travail
(16 semaines), ce qui illustre le syndrome d’évitement
caractéristique de cette affection : incapacité à retourner
sur le lieu du ­traumatisme et à reprendre le travail
(tableau IV).
Le burnout touche 17,7 % des patients et est associé aux
idées suicidaires dans 37,9 % des cas depuis le début des
difficultés professionnelles. La fréquence de ces idées
décroît fortement avec l’arrêt de travail (13,8 % le jour de
la consultation). L’apparition d’idées suicidaires chez les
sujets en burnout est un critère de gravité qui doit mener à
l’arrêt immédiat du travail et à l’hospitalisation [29] car les
passages à l’acte sont souvent le fait de raptus anxieux
imprévisibles. Ces patients ont la plus longue durée d’exposition (37 mois) et la plus courte durée d’arrêt de travail
(7 semaines) car le burnout associe classiquement un déni
du surmenage et une augmentation de l’implication
pro­fessionnelle du salarié alors même que son efficience
est réduite menant au phénomène de présentéisme [29]
(tableau IV).
Dans 52,5 % des cas, les troubles psychiques sont
­suffisamment sévères pour prétendre être reconnus en
maladie à caractère professionnel. En 2006, la souffrance
psychique était le deuxième trouble signalé au titre de
maladie à caractère professionnel (21 % des cas) derrière
les affections de l’appareil locomoteur (59 %) [30].
TROUBLES PSYCHIQUES EN CONSULTATION DE PSYCHOPATHOLOGIE DU TRAVAIL
Enfin pour 41 % des patients de notre étude, la sévérité
des troubles a mené à un avis d’inaptitude médicale définitive à tout poste dans l’entreprise. Cet avis d’inaptitude
médicale définitive atteste que l’état psychique du salarié
est incompatible avec la poursuite de son activité au sein
de son entreprise et que la reprise du travail au même poste
constituerait une menace sérieuse pour sa santé et son intégrité psychique. Cependant, cette procédure aboutit à une
perte d’emploi, et les données de la littérature sont convergentes pour dire que le devenir professionnel des sujets mis
en inaptitude définitive est sombre mettant en lumière un
hiatus dans la prise en charge des patients les plus en
­souffrance. En 2003, Soula rapporte que sur 62 patients mis
en inaptitude, un tiers seulement avait retrouvé un travail
à un an, les autres étaient au chômage ou en arrêt longue
maladie [16].
Conclusion
Les risques psychosociaux sont lourds de conséquences
sur le plan humain par la souffrance morale et les troubles
psychiatriques qu’ils engendrent, pour la société et les
entreprises par l’absentéisme durable qu’ils provoquent et
la perte de productivité associée. Pour nombre de salariés,
les difficultés professionnelles à l’origine de la décompensation psychique semblent avoir annihilé le rapport
subjectif au travail qu’ils entretenaient et grâce auquel ils
se construisaient et s’accomplissaient en temps que sujet.
Cette étude permet d’ouvrir une réflexion à plusieurs
niveaux sur la prise en charge des salariés en souffrance au
travail. Tout d’abord, force est de constater qu’il existe un
décalage temporel entre l’apparition de la souffrance
psychique au travail et sa prise en charge diagnostic et
thérapeutique. Ce décalage peut être attribué à un manque
de sensibilisation et de formation de certains acteurs de
soins (médecins généralistes, psychiatres) dans le dépistage et le traitement des décompensations psychiques liées
au travail. En outre, il paraît nécessaire que les salariés
reprennent confiance en leur médecin du travail et en sa
capacité d’agir au sein de l’entreprise. Enfin l’inexistence
de réseaux de soins opérationnels et spécifiques à la problématique « santé mentale-travail » favorise l’errance thérapeutique des patients et mène à l’enkystement des troubles
délétère sur les plans psychique et professionnel. La mise
en place de réseaux de soins semble indispensable pour
répondre de façon cohérente et coordonnée à la demande
croissante d’aide des salariés en souffrance.
La sensibilisation des salariés, la formation des professionnels de santé et le développement de réseaux de soins
efficaces ne résoudront sans doute pas le problème majeur
de la souffrance psychique au travail mais constitueront des
bases solides pour faire évoluer les mentalités dans les
entreprises et pour interpeller les politiques sur la nécessité d’une réflexion de fond sur les conditions de travail
dans nos sociétés postmodernes, sociétés qui font souvent
passer la santé des salariés après la rentabilité et les i­ ntérêts
financiers.
Aucun conflit d’intérêt déclaré
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