L`interculturel et la formation des maîtres : institution et subjectivation

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L’interculturel et la formation
des maîtres :
institution et subjectivation
Claude Clanet
Institut Universitaire de Formation des Maîtres
de Toulouse
INTRODUCTION
En France, depuis la rentrée 1990, la formation des enseignants du primaire
et du secondaire a été regroupée – à l’exception des enseignants du secteur
agricole – dans une institution unique, l’Institut universitaire de formation
des maîtres (IUFM). La formation actuelle peut-elle amener les futurs enseignants à prendre en compte les différences culturelles des élèves ? Propose-t-elle des procédures destinées à intégrer les individus étrangers ou
culturellement marginalisés ? J’appuierai ma réflexion sur la formation des
enseignants du Premier Degré, en ayant présent à l’esprit que, dans les
autres secteurs à composante fortement disciplinaire, la place faite aux problèmes interculturels est encore moindre.
Ce questionnement m’amène à prendre quelque recul vis-à-vis de ce
« rapport au monde » 1 particulier que les enfants et les adolescents
1. C’est ainsi que Herskovits définissait la culture. Ce « rapport au monde » est médiatisé par
des savoir-faire, des savoirs, des formes symboliques… ce qui nous a conduit à définir la
culture comme « …l’ensemble des formes imaginaires/symboliques qui médiatisent les relations d’un sujet aux autres et à lui-même, et, plus largement au groupe et au contexte ; de
même que, réciproquement, les formes imaginaires/symboliques qui médiatisent les relations
du contexte, du groupe, des autres… au sujet singulier » (Clanet, 1990, p. 13).
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construisent à partir de l’éducation scolaire. L’école, en effet, propose ou
impose des médiations caractéristiques : un mode de socialisation particulier, des valeurs et des normes propres, la prégnance de la parole des adultes, la prépondérance de l’écrit, la réification de savoirs spécifiques, etc.
Mon expérience d’enseignant-formateur m’a appris que rien, ou presque
rien, n’est fait pour permettre aux futurs enseignants de situer les activités et
les productions de l’école par rapport à un « extérieur » de l’institution scolaire, même si existent quantité de stéréotypes relatifs à une éthique du
savoir et à sa reconnaissance sociale. Or, il apparaît de plus en plus
aujourd’hui que, sans une prise en considération du sens de l’école dans
notre société par les acteurs mêmes du système, l’institution scolaire est en
passe de tourner autour de rituels déconnectés de la réalité.
Dans cette structuration dynamique de l’individu et des institutions
qu’exacerbent les situations interculturelles, « l’instituteur » occupe une
place centrale de médiateur et de catalyseur : c’est à travers lui qu’interviennent les changements et que se « métabolisent » les transformations
(Belkaid & Berthoud-Aghili, ce volume). Cette fonction essentielle de l’instituteur dans la construction du « rapport au monde » des « éduqués », est
considérée dans la formation des maîtres comme « allant de soi » ; elle
n’est donc jamais prise sérieusement en considération. Ce sont quelques
réflexions et perspectives, à l’issue de huit années d’enseignement dans un
IUFM, que nous présentons ici.
ÉLÉMENTS DE VÉCU DE « L’INTERCULTUREL »
DANS LA FORMATION DES MAÎTRES
Auprès des étudiants et stagiaires
L’idée de réfléchir, au regard de l’éducation, sur les relations entre cultures
est généralement bien accueillie par une partie des étudiants de première
année préparant le concours de Professeur d’École. On pense avoir une
action positive sur l’intégration scolaire et sociale des enfants d’immigrés
et, plus généralement, des enfants dont les normes et valeurs culturelles de
la famille sont très éloignées des normes et valeurs véhiculées par l’école.
Certains étudiants – assez rares il est vrai – choisissent même un thème
d’éducation interculturelle, la plupart du temps sur les problèmes de l’enseignement en ZEP2, comme sujet du dossier qu’ils présenteront à l’oral du
concours d’admission.
2. Zone d’Éducation Prioritaire : secteur socialement défavorisé qui bénéficie de certains
avantages du point de vue de l’encadrement scolaire.
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L’interculturel et la formation des maîtres : institution et subjectivation
Cet intérêt pour les relations entre l’éducation scolaire et les cultures
passe nettement au second plan en deuxième année. Les lauréats du concours, désormais fonctionnaires stagiaires, ont pour objectif premier de répondre à la demande institutionnelle qui est d’enseigner. Et d’enseigner ce
que préconisent les programmes et instructions officielles. Lors des stages
en situation de responsabilité pédagogique, les futurs enseignants sont jugés sur leurs capacités à transmettre ces savoirs canoniques ; évalués par
les Instituteurs Maîtres Formateurs, les formateurs de l’IUFM presque tous
issus de l’enseignement secondaire disciplinaire, et par les Inspecteurs de
l’Éducation Nationale… Le « stagiaire » se doit d’être « efficace », c’est-àdire d’aboutir à ce que les élèves soient capables de reproduire ce qu’il leur
a enseigné. Dans ce contexte, on a autre chose à penser qu’aux vertus
d’une éducation interculturelle. La forme du concours qui a sélectionné les
stagiaires, induit d’ailleurs cette polarisation sur les savoirs traditionnels :
l’écrit porte seulement sur les mathématiques et le français, ainsi que sur
leurs modalités de transmission en tant que disciplines.
Ce contraste marqué entre les attitudes des étudiants de première année et les stagiaires de deuxième année, je l’ai moi-même vécu en ma
qualité d’enseignant universitaire, muté à ma demande à l’IUFM de Toulouse lors de sa mise en place en 1990. Depuis l’université, conduisant des
observations sur des enfants marginalisés, je portais sur l’école un regard
critique par rapport au désintérêt de la plupart des enseignants pour une
éducation interculturelle. Mais dès la première année, confronté aux nécessités institutionnelles – préparation d’un concours sélectif en première
année, acquisition de connaissances techniques rassurantes l’année suivante – j’ai dû nettement réviser à la baisse mes ambitions d’instaurer une
pédagogie interculturelle et de former les étudiants et stagiaires aux problématiques interculturelles.
Dans la recherche interculturelle ?
Je pensais, dans le cadre de l’IUFM, poursuivre les thèmes de recherches
que j’animais à l’université, notamment sur le développement et l’intégration scolaire des enfants tsiganes. Pendant deux ans environ, j’ai poursuivi
cette recherche, avec mes anciens partenaires, mais dans le cadre du centre de recherches que je m’efforçais de mettre en place à l’IUFM. Malheureusement, en dehors de l’attrait folklorique habituel, les problèmes
d’éducation des Tsiganes n’ont eu aucun écho dans l’IUFM, ni auprès des
futurs enseignants ni auprès de mes collègues formateurs, si bien que j’ai
dû abandonner cette recherche pour laquelle, pris par de multiples obligations, je me sentais de moins en moins disponible.
On pourrait, s’agissant de la formation des enseignants, penser comme
conjoncturel ce manque d’intérêt pour les problèmes interculturels et la
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recherche interculturelle. Un colloque organisé en 1995 par l’IUFM, sous
ma responsabilité, m’a fait prendre conscience de la généralité de ce « divorce » entre la formation des enseignants et la recherche interculturelle.
L’avènement de la recherche étant la principale innovation introduite
dans la formation par les IUFM, nous avons voulu faire le point sur la ou les
Recherche(s) et Formation des enseignants – c’était le thème du colloque –
(Clanet, 1996), et aussi sensibiliser les différents partenaires à ces rapports
entre la recherche et la formation que je pensais – et d’ailleurs pense toujours
– plus que jamais nécessaires dans le contexte social et culturel contemporain. Le colloque a connu un certain succès. Suite à un appel à communications lancé sur ce thème large auprès de particuliers et d’institutions touchant
de près ou de loin à la recherche et à la formation, 140 propositions nous
sont parvenues dont 3 seulement concernaient les problèmes d’éducation
interculturelle. Certes, plusieurs thèmes abordés dans telle ou telle communication avaient quelque rapport avec les problèmes de relations entre
cultures mais sans jamais être repérés et traités comme tels.
Donc, si les formateurs et autres acteurs de l’IUFM ne s’intéressent pas
aux problèmes interculturels, les chercheurs du secteur interculturel ne se
sentent guère concernés par la formation des enseignants, du moins dans
ses formes officielles et instituées. Divorce incompréhensible sur lequel nous
allons tenter de prendre un certain recul.
DES PRISES DE RECUL PAR RAPPORT
À L’ÉDUCATION SCOLAIRE
Les réflexions qui précèdent partent de l’école, d’une certaine expérience
de l’enseignement et de la formation. Mais, de l’« intérieur », les lignes de
force d’un ensemble socio-culturel sont difficiles à saisir. Une prise de recul par rapport à l’éducation scolaire, est tributaire d’un détour par une
approche générale à travers la sociologie ou, plus globalement encore, à
partir d’une anthropologie sociale et culturelle de l’éducation. Nous ne
faisons ici qu’évoquer ces perspectives.
La prégnance du « sociologique »
Dans le champ des sciences de l’éducation en France, la discipline de référence, largement dominante, est la sociologie. Le renvoi aux sociologues
jalonne le parcours de formation des futurs enseignants : depuis Durkheim
dont on se plaît à rappeler la définition de l’éducation3 malgré son caractère
3. « L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas
encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant
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obsolète, jusqu’à l’inévitable Bourdieu (Bourdieu & Passeron, 1964) – « la
reproduction » l’« habitus », les « violences symboliques » … – en passant
par Baudelot & Establet (1971) – « l’école capitaliste » – Bernstein (1975) –
« codes restreints et codes élaborés » etc. Les psychologues eux-mêmes se
retranchent derrière les sociologues pour définir les objectifs de l’éducation : « La mise en évidence et l’analyse critique des objectifs poursuivis
par les sociétés et les institutions de type scolaire relèvent de la sociologie
et de l’histoire. Nous n’y reviendrons donc pas » (Fayol, p.6, 1998). Je m’inscris en faux contre cette affirmation : les objectifs de l’institution scolaire et
leur analyse critique intéressent tous ceux qui sont concernés ; nous ne
cesserons d’y revenir.
Certes les travaux des sociologues « orthodoxes » de l’éducation, sont
très importants et instructifs et doivent être connus des enseignants. Le déterminisme des institutions est (presque) aussi inéluctable sur l’éducation
que celui de la gravitation de la planète Terre sur la pesanteur. Mais les
objets des sociologues relèvent d’un ordre « macro-social » ; ils traitent d’un
donné figurant dans les systèmes de normes et de valeurs explicitement
diffusés par les institutions. S’ils peuvent aider les responsables politiques à
prendre leurs décisions, ils n’ont guère d’intérêt pour le professeur dans sa
classe dont les dynamiques – cognitives, relationnelles, affectives – concernent un tout autre niveau de fonctionnement et d’analyse. J’ai souvent pu
constater, lors de visites aux stagiaires, les effets pervers d’une référence
déplacée à la sociologie, l’enseignant justifiant certaines situations d’élèves
– le plus souvent de comportements de violence ou des conduites d’échec –
par l’appartenance à une catégorie sociale ou culturelle déterminées. La
conséquence de ceci est un certain fatalisme qui tend à arrêter là le questionnement, donc à dédouaner l’enseignant de ce qui pourrait relever de
son propre échec.
Tout praticien de l’éducation construit sa propre théorie du fonctionnement « psychologique » des élèves. Désormais des « déterminants » sociologiques « scientifiques » viennent s’articuler sur les représentations
traditionnelles en termes de dons, de travail, d’application, d’autorité etc.
Ceci participe à l’élaboration de la folk psychology dont parle Bruner (1996),
cette « psychologie populaire » qui vient subrepticement s’appuyer sur les
références d’une sociologie sortie de son champ. À noter d’ailleurs que
cette « psychologie populaire », par laquelle nous justifions nos pratiques
d’éducation, emprunte aussi à la psychologie classique et notamment à son
vocabulaire – par ex., le terme de « constructivisme » se retrouve, dans le
discours des formateurs, à peu près à toutes les sauces cognitives – et la
un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société
politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné », in
Durkheim E. (1922) Éducation et sociologie. Paris : Félix Alcan, pp. 2-3.
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« folk theory constructiviste » n’a que de lointains rapports avec une théorie scientifique. Je crains fort que l’impérialisme perçu de la psychologie,
en sciences de l’éducation, ne concerne pas vraiment la psychologie.
Toutefois, en France, la référence à la sociologie est, principalement,
du domaine de la tradition. Avec l’avènement de la République ont été
mises en avant les idées de « démocratisation des enseignements »,
d’« égalité des chances devant l’instruction ». Ces chances devant être les
mêmes pour tous, les programmes d’enseignement seront, très vite, uniformisés à l’échelon national et on enseignera à des classes d’enfants de même
âge. En conséquence naissent les notions d’âge moyen pour l’apprentissage de certaines habiletés – lecture et numération au CP, entre 6 et 7 ans ;
proportionnalité entre 10 et 11 ans ; abstraction mathématique à partir de
12 ans ; etc. Ainsi s’est instaurée une vision « sociologiste » de l’enseignement : on apprend un programme national, dans une classe d’âge déterminée.
Cette polarisation sur le programme en relation avec un âge donné, a
engendré les notions d’« avance » ou de « retard » par rapport aux apprentissages « moyens » à un âge particulier. De la sorte est née la notion de
« retard scolaire », en grande partie génératrice de la notion d’« échec scolaire » : il y a – le plus souvent – échec non pas parce que l’élève n’apprend
pas, mais parce qu’il n’apprend pas selon les normes d’âge. À la suite de
quoi naissent la pression institutionnelle, le découragement, les conflits,
l’exclusion… bref un « complexe syncrétique » que l’on nomme échec.
Ainsi se trouve posé le dilemme entre, d’un côté le façonnage par les normes sociales d’une éducation sociologiste et, de l’autre, les objectifs
d’« humanisation », de « socialisation », de « personnalisation », qui seraient
ceux d’une éducation culturelle et interculturelle.
De manière globale – en dehors de cette sacralisation de l’âge – il existe
une tendance des pédagogues au « sociologisme »4. Il s’agit à travers l’école,
d’instaurer une socialisation selon le modèle de Durkheim que ses successeurs n’ont pas radicalement remis en question. Mode de socialisation qui
revient « à traiter de la socialisation comme une sorte de dressage par lequel l’individu jeune est amené à intérioriser des normes, valeurs, attitudes,
rôles, savoirs et savoir-faire qui composeront une sorte de programme destiné à être exécuté plus ou moins mécaniquement par la suite » (Boudon &
Bourricaud, 1982, p. 485).
4. Le suffixe « isme », dans le domaines des sciences, tend à réduire un phénomène complexe à une explication simple qui est celle d’une discipline particulière, traduisant ainsi
l’impérial(isme) de cette discipline. Il est clair que ni la sociologie – ni d’ailleurs aucune autre
science – ne peut permettre, à elle seule, de rendre compte de la complexité de quelque fait
que ce soit dans une situation d’éducation.
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L’interculturel et la formation des maîtres : institution et subjectivation
Cette vision sociologiste de l’éducation scolaire se trouve entérinée avec
force au niveau politique. Les formateurs d’enseignants ont pour fonction
assignée de préparer les futurs enseignants à la transmission des savoirs
académiques, afin d’assurer la réussite de (presque) tous les élèves aux
examens : La loi d’orientation fixe comme objectif à l’ensemble du système
éducatif pour les dix années qui viennent, de permettre à tous d’atteindre
un niveau de formation reconnu et de conduire quatre élèves sur cinq au
niveau du baccalauréat (Lionel Jospin, décret n° 90-788 du 6 sept. 1990).
Dans les objectifs généraux, la seule référence est la norme institutionnelle,
dont le prototype est un examen traditionnel – le baccalauréat – et dont on
commence à se demander à quoi il peut bien servir hors de sa fonction de
rite initiatique… Et les examens passés à l’université et plus tard à l’IUFM
perpétuent la tradition… Nous sommes bien dans une forme de reproduction que dénonce la sociologie mais sans y apporter de remède.
La mise à l’écart de l’anthropologie
Le point de vue anthropologique est plus large : « Les questions que se
posent les anthropologues ne sont pas essentiellement différentes de celles
que se sont toujours posé, de façon pourrait-on dire spontanée, tous les
hommes : questions concernant la nature et l’origine des coutumes et des
institutions, la signification des différences sociales et culturelles entre groupes voisins, etc. » (Mercier, 1968, p. 886). La démarche anthropologique
s’inscrit dans une double perspective. D’une part celle de l’approche comparative : « L’anthropologie souligne d’abord l’importance des ressemblances et des différences entre les groupes humains » (p. 887) ; dans un secteur
de recherche déterminé, les observations ne peuvent prendre sens et être
interprétées qu’en regard d’observations pratiquées dans un secteur homologue d’un autre contexte. D’autre part celle d’une recherche de la spécificité de l’humain : « Soucieuse de totalité, elle cherche à atteindre des
généralisations concernant l’homme et ses comportements, vus sous toutes
leurs dimensions. » (ibid.) ; d’où la prise en compte des matériaux comparatifs par toutes les disciplines qui étudient l’homme selon leurs perspectives propres, ce qui ne manque pas de soulever les problèmes récurrents
des relations entre disciplines. Malgré les exigences de la démarche, je
pense que ce questionnement général sur la nature de l’homme et surtout
sur la diversité des règles et des conduites humaines doit devenir, à terme,
un passage obligé pour tous ceux qui ont pour projet de « conduire » l’enfant hors de son état d’enfance, en d’autres termes de l’éduquer.
Comme illustration de l’intérêt d’une approche anthropologique concernant l’éducation scolaire, nous nous réfèrerons à une thèse, réalisée en
Côte d’Ivoire (Desalmand, 1989). Ce volume compare, de manière globale, les caractéristiques de différentes dimensions d’une éducation traditionnelle et d’une éducation scolaire de type occidental.
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La différence évidente entre les traits dominants d’une éducation de
type traditionnel et ceux d’une éducation à fondement scolaire est, pour
celle-ci, une augmentation des « distances », à savoir une introduction de
médiations plus complexes et diversifiées – lieu, temps, personnel spécialisé ; recours à l’analyse et à l’abstraction ; refoulement du sacré ; langue
particulière, utilisation de l’écrit… – entre les apprentissages et leur mise en
œuvre effective dans la société. Ces médiations dissemblables individualisent et différencient deux cultures et instaurent donc des relations au monde
et aux autres différentes : directement reliées aux activités et comportements de la vie dans l’éducation traditionnelle, soumises à un ensemble de
relais dans l’éducation scolaire de type occidental. Nous pouvons ainsi
repérer les caractéristiques – et aussi les paradoxes – de deux problématiques générales d’éducation :
– en situation dite traditionnelle, le sujet construit son rapport au monde
en relation directe avec la communauté dans laquelle il vit ; il ne peut
donc que se trouver en harmonie, en « communion » avec son groupe
et son contexte. Le paradoxe – au moins vis-à-vis des valeurs de la société occidentale – est que le sujet, directement impliqué dans la dynamique d’enculturation, se trouve totalement « aliéné » à la communauté,
au sens (étymologique) où il « ne s’appartient pas », il est une partie du
groupe, vis-à-vis duquel il ne peut exister comme entité autonome. Pris
dans des rituels, des normes, des activités… acceptés comme vérité intangible, les modalités de fonctionnement reposent sur les croyances ;
la société ne peut donner – ou refuse de donner – à l’individu les moyens
de construire les outils ou procédures réflexives qui lui permettraient de
prendre conscience de sa situation et, éventuellement, de tenter de la
transformer. Avantage évident de ce type d’éducation : l’intégration sociale et culturelle des individus se trouve assurée de fait, puisque l’éducation des enfants n’est pas séparée du fonctionnement social des
adultes ; l’enfant comme l’adulte fait partie de la communauté qui les
englobe et aux normes et aux valeurs de laquelle ils se conforment ;
– en situation d’éducation dite scolaire, le sujet construit son rapport au
monde, par l’intermédiaire d’institutions spécialisées, à travers des médiations complexes ; il ne peut donc que se trouver en « décalage »,
parfois en contradiction, avec son (ou ses) contexte(s) d’appartenance.
Le paradoxe ici, est que le détour par ces médiations complexes et différenciées permet – dans certaines conditions – l’analyse et la prise de
conscience de ces contradictions et, en fin de compte, restaure l’intégration du sujet à son contexte en lui donnant les moyens – du moins au
plan des idées et de l’imaginaire – d’agir sur ce contexte et de le transformer ou, en tout cas, de se situer par rapport à lui. Principal inconvénient de ce type d’éducation : si l’intégration sociale – certes avec de
nombreux ratés – se trouve assurée pendant la période scolaire, elle
devient problématique, pour un grand nombre d’adolescents, à la fin de
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L’interculturel et la formation des maîtres : institution et subjectivation
leur scolarité ; l’école n’a pas pu, ou su, mettre en place les médiations
adéquates autorisant une intégration sociale et culturelle pour une grande
partie de la population des jeunes.
Généralement on considère ces deux perspectives d’éducation soit dans
une perspective temporelle – on oppose alors à l’éducation scolaire un
mode d’éducation antérieur à la généralisation de l’école – soit dans une
perspective spatiale – on oppose alors l’éducation dans une société traditionnelle et la scolarisation dans une société occidentale. En fait, dans notre société, ces deux modalités d’éducation co-existent et avec elles les
cultures ou plutôt les « subcultures » qui leur correspondent. Ce n’est pas, à
mon avis, un abus de langage que de parler de culture scolaire non pour
signifier une acquisition de connaissances particulières, mais, plus généralement et plus fondamentalement, pour traduire ce rapport particulier au
monde qui se construit à travers l’école, et qui introduit, plus ou moins, en
chacun de nous certains clivages. Nous pouvons, dans la mesure où nous
avons fréquenté l’école, dire que nous sommes pluri-culturés et la question
de cette coexistence en chacun de nous de plusieurs cultures ou sub-cultures est certainement l’une des questions interculturelles à prendre sérieusement en considération.
Alors que l’approche sociologique situe et étudie son objet dans le cadre des normes sociales reconnues, des objectifs spécifiés d’un ensemble
social particulier – par ex. l’échec scolaire dans les limites de l’institution
qui l’engendre – l’approche anthropologique tente d’aborder son objet dans
la globalité du contexte social et culturel, en prenant en compte la pluralité
des déterminations qui alimentent la dynamique de la vie à différents niveaux d’organisation, démarche qu’en termes actuels on pourrait appeler
systémique. On entrevoit déjà à quelles orientations pédagogiques peuvent
correspondre ces deux types d’approche : l’école traditionnelle se réfèrera
volontiers à un certain idéalisme normatif de la sociologie, l’éducation culturelle et interculturelle ne pourra que renvoyer au pragmatisme et au pluralisme de l’anthropologie.
LE PSYCHOLOGIQUE ET L’INSTITUTIONNEL
L’échec d’une proportion importante d’élèves et surtout le malaise qui s’amplifie ces dernières années, atteignant des classes d’âge de plus en plus
précoces, m’amènent à penser que l’école faillit, en grande partie, à sa
fonction d’intégration sociale et culturelle. Malgré le recours à davantage
d’enseignants, davantage de normes, davantage d’institution… les choses
ne paraissent pas s’améliorer. Le malaise n’est plus du ressort des gendarmes ni même des médiateurs bénévoles (encore que l’on puisse préférer
ceux-ci à ceux-là).
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C. CLANET
Que s’est-il passé ? La coupure inhérente à l’existence même de l’institution scolaire est en train de s’amplifier entre l’école et le monde qui l’entoure, jusqu’à atteindre, dans certains secteurs, un degré de rupture. L’école
n’arrive pas à prendre suffisamment en compte et à cultiver les relations
réciproques entre les dynamiques psychologiques et les dynamiques institutionnelles dans le développement de l’enfant, de l’adolescent et aussi…
de l’adulte. De manière plus abrupte : l’école se polarise sur la transmission de savoirs canoniques alors que l’essentiel de sa fonction est ailleurs.
Et pourtant l’institution scolaire est tellement ancrée dans notre société,
tellement valorisée, qu’elle semble à tous – ou presque – aussi indiscutable
que l’air que l’on respire. Elle est partie existentielle de notre culture et je
me garderai bien de mettre en cause sa réalité. De plus, au plan personnel,
j’ai conscience du rôle qu’elle a joué dans ma vie. Certes, parfois, cela
aurait pu être un peu mieux pour moi… et sûrement beaucoup mieux pour
d’autres. Car si j’ai, apparemment, bien réussi mon acculturation scolaire
et mon intégration sociale, l’école que j’ai connue n’a pas pu, ou su, donner des atouts pertinents à la plupart de mes camarades d’une classe de
campagne dont certains intellectuellement plus « doués » que moi ont carrément raté leur intégration sociale hors du village en plein « exode rural ».
Sans doute une question d’époque et de contexte social, mais aussi une
question d’éducation scolaire, « d’acculturation » scolaire.
Car l’école nous modifie en profondeur, nous « trans-forme ». Transformation dynamique non de l’individu seulement, mais plutôt des relations
de l’individu aux autres et, plus globalement, des relations au milieu de vie.
Cette construction des rapports de l’individu au contexte relationnel et institutionnel est complexe et l’école y participe de manière plus ou moins
appropriée pour chacun de nous. Comme nous l’indiquions il y a quelques
années (Clanet, 1990, p.124), les institutions « […] participent à la fois, de
manière paradoxale du collectif – elles sont communes à un groupe – et de
l’individuel – chaque membre du groupe est, d’une certaine manière, constitué par les institutions. » Et nous citions le psychanalyste sud-américain
José Bléger « […] toute institution est une partie de la personnalité de l’individu ; et cela au point que l’identité est toujours entièrement ou en partie,
institutionnelle au sens qu’au moins une partie de l’identité se structure par
l’appartenance à un groupe, à une institution, à une idéologie, à un parti,
etc. » (Bléger, 1979, p. 257)5.
À propos de l’adolescence, un psychanalyste contemporain pense que
l’institution scolaire contrecarre le développement et la mise en œuvre des
structures subjectives. L’adolescent se trouve placé devant un dilemme : ou
5. C’est Freud, bien sûr, qui le premier, notamment dans « Totem et tabou », a mis l’accent
sur les dimensions institutionnelles fondamentales du psychisme humain. Bléger ne fait qu’en
proposer une extension plus à la portée des ingénus de la psychanalyse.
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L’interculturel et la formation des maîtres : institution et subjectivation
assumer les questions fondamentales de sa subjectivité et de son identité
sexuelle, ou accéder aux succès scolaires et professionnels. S’il désire réussir socialement il s’enferme dans le piège de la « normopathie » en renonçant à sa singularité et à son originalité et en se coulant dans les stéréotypes
proposés par l’école, aboutissant à « la construction sociale d’une pseudoidentité socio-professionnelle, sans contrepartie efficace au niveau subjectif » (Desjours, 2000, p. 275). Il devient ainsi un « normopathe professionnel
efficace » (ibid.). L’auteur justifie, au plan théorique, cette vision de la construction sociale proposée par l’école : en gros, elle est fondée sur des processus défensifs, narcissiques et présubjectifs, qui ne suffisent pas à la
structuration du sujet. Ils permettent de se faire respecter et reconnaître du
monde, de parvenir à une « identité sociale » qui, d’un point de vue intime,
est une « fausse identité ». La construction du sujet suppose un jeu d’identifications et d’expressions à l’opposé de l’individualisation narcissique que
propose l’école, dans un cadre institutionnel fortement normatif. Ce que
l’auteur affirme à propos de l’adolescence peut, à l’heure actuelle où une
pression sociale vers la « réussite scolaire » est à son apogée, être facilement étendu à l’enfance de l’école élémentaire et même, pour certains
aspects, à certaines situations dans la préscolarité.
Ce que j’essaie de dire ici, c’est que l’institution, les différents aspects
et composantes de l’institution, ne peuvent être limitées à un cadre légal ou
moral, posé a priori de manière abstraite. L’institution devrait surtout exister
– en tout cas pour l’éducateur – par les processus psychologiques et relationnels qui s’y développent. Combien d’élèves, intellectuellement performants, restent-ils en marge de l’éducation scolaire en raison des ratés de
cette incorporation réciproque du « psychique » et de « l’institutionnel ».
Notre hypothèse ici, est que les médiations humaines intersubjectives leur
ont fait défaut.
À titre d’illustration, je me permets d’évoquer la chance exceptionnelle
que j’ai eue, à un moment donné de ma scolarité. J’ai abominablement
vécu mes trois premières années à l’école ; elles me laissent, presque 60
ans après, un sentiment de marasme qu’aucune nostalgie ne parvient à
estomper. Silence vide, murs gris, odeur surie, barres, ronds, lettres, mots,
majuscules bancales, marges sabrées de paraphes rouges… Ma petite école,
l’école de « Madame », a été une prison… et même pire. Mon seul souvenir agréable – ma seule médiation subjective positive à l’institution – est
celui d’une fille de « l’école des grands » qui m’accompagnait le matin et
essuyait mes larmes… Période indécise, avec beaucoup de maladies, beaucoup d’absences, les embellies des vacances, l’angoisse des rentrées… Et
puis la chance… je suis passé chez les grands à la fin du CE2 alors que
j’aurais dû attendre au moins un an de plus… sans doute à cause d’un
déséquilibre des effectifs entre les « grands » et les « petits »… peut être
aussi parce que « Monsieur » avait remarqué ma triste figure et probablement
233
C. CLANET
voyait que je n’aimais pas « Madame », ou pire que « Madame » me méprisait un peu. Chez les « grands », malgré une peur au ventre chronique, j’ai
découvert un maître qui parlait de choses intéressantes ; je comprenais ce
que je lisais et prenais goût à lire ; il me devenait facile d’apprendre ; je me
mettais même à jouer dans la cour ! Je me suis donc attaché à ce maître
exigeant et honnête, dur parfois, dans la classe duquel je suis resté cinq
années. À travers lui, j’ai construit un rapport personnel à l’institution scolaire et notamment aux savoirs et à un ensemble de valeurs. Sans « Monsieur », jamais je n’aurais construit ce rapport psychologique, pour moi
fécond, à l’institution scolaire ; jamais – comme tous mes camarades d’alors,
à une autre exception près – je n’aurais eu l’envie, ou même l’idée, de
continuer des études.
C’est donc cette relation profonde et réciproque à l’institution que chaque enfant doit construire pour devenir élève. Et les normes sociales, les
apprentissages cognitifs, les « bonnes volontés »… n’y suffisent pas, du moins
pas dans tous les cas. Il faut que l’élève trouve le sens de ce qu’il fait. Ce
sens, c’est l’enseignant qui l’assume et, à la limite, l’incarne ; c’est lui qui
peut autoriser – ou non – qu’une relation positive à l’institution se réalise.
UNE APPROPRIATION DE L’INSTITUTION
PAR L’ÉLÈVE ; LA PÉDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
Ce problème des relations aux institutions, certains courants pédagogiques,
en particulier ceux que nous connaissons sous le nom d’Éducation Nouvelle, l’ont posé au début du XXe siècle en mettant l’accent sur l’initiative
des élèves, les activités de coopération dans le travail de groupe, l’investissement des réalités extra scolaires, etc. (Decroly, 1929 ; Claparède, 1956 ;
Freinet, 1967 ; Cousinet, 1949 ; Dewey, 1947 ; etc.). Leurs principes et orientations auraient dû remettre fondamentalement en cause l’institution scolaire… Celle-ci, héritière d’une longue tradition théocratique, transférée
sur la sociologie, n’a été que peu affectée par les conceptions nouvelles de
l’école qu’elle a souvent neutralisées en se les appropriant et en les détournant de leur sens subversif.
Nous évoquerons cependant le courant de la « pédagogie institutionnelle », réactivé et théorisé dans les années 70. En évoquant cette orientation, j’ai souvent droit à quelques réflexions ironiques ou hochements de tête
de commisération. L’institution scolaire relève du sacré – un ancien ministre
français de l’Éducation Nationale affirmait sérieusement que l’école était un
« sanctuaire » – et il est utopique de penser pouvoir la remettre en cause.
Selon les théoriciens de cette « pédagogie institutionnelle » (Lobrot,
1966 ; Vasquez & Oury, 1967), l’enfant peut devenir « instituant » c’est-àdire créateur des normes et des règles auxquelles il devra ensuite se
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L’interculturel et la formation des maîtres : institution et subjectivation
soumettre. « La pédagogie institutionnelle est […] la méthode qui consiste
à aménager, par une analyse permanente des institutions externes, la marge
de liberté dans laquelle le groupe-classe pourra autogérer son fonctionnement et son travail, assurer sa propre régulation par la création d’institutions internes » (Lourau, 1970, p. 255). C’est à Lapassade (1967) que l’on
doit cette distinction entre institutions externes – règles extérieures à l’établissement et à la classe, programmes, instructions, circuits d’autorité, hiérarchie, « bureaucratie pédagogique » etc. – et les institutions internes –
règles intérieures à l’établissement, « ensemble des techniques institutionnelles », conseil de coopérative, projet d’école, règles de vie, etc.
La pédagogie institutionnelle présuppose une analyse de l’institution
en termes de pouvoir. La pédagogie traditionnelle repose sur une identification du pouvoir du maître et du pouvoir des institutions ou plutôt sur
l’exploitation de cette identification. La pédagogie institutionnelle se propose, au contraire, de favoriser la socialisation en permettant aux enseignés
d’instituer, dans la mesure du possible, leur organisation tout en prenant
conscience des contraintes sociales et institutionnelles de leur apprentissage. Sans doute trouvons-nous une perspective analogue dans la pédagogie des groupes, avec toutefois une différence de champ : alors que dans la
pédagogie des groupes l’autogestion est circonscrite aux limites du groupe,
dans la pédagogie institutionnelle l’autogestion concerne tout ou partie des
« institutions internes », c’est-à-dire le partage du pouvoir dans l’établissement.
Ce partage du pouvoir que sous-tend la pédagogie institutionnelle peut
être justifié par plusieurs constats :
– la mise en question de l’universalité du savoir du maître : sans doute le
maître dispose-t-il d’un savoir lié à son statut, mais à partir de ce savoir
reconnu, il y a confiscation – ou négation ? – des savoirs qui concernent
la « transversalité » du groupe : savoirs sur le passé des participants, savoirs sur les relations informelles et les relations hors de la classe, savoirs sur l’imaginaire et les fantasmes du groupe – là-dessus, tout élève
qu’il soit bien adapté, déviant, cancre, caractériel… en sait plus long
que le maître – d’où l’impossibilité de conduire unilatéralement le groupe
et le recours à la non-directivité ;
– l’équivocité du rôle du maître dans la structure libidinale du groupe : le
maître occupe une place centrale, place sur laquelle se transfèrent, symboliquement, les relations parentales, mais ces relations ne peuvent être
assumées que de manière équivoque. Rien en effet n’autorise le maître
à emprunter tel rôle plutôt que tel autre – père autoritaire, mère
sécurisante, copain ou frère « semblable »… – sinon au niveau imaginaire où, selon les individus et les circonstances, un type de relations ou
un autre peuvent être réactivés. Cette équivocité des relations du maître
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C. CLANET
– et au maître – dans la structure libidinale du groupe nécessite le recours à l’autogestion ;
– l’ambiguïté du statut du maître dans le système institutionnel : le maître
est à la fois chargé d’une fonction instituante – que rappelait le terme
« instituteur » que je regrette – et se trouve aussi au service de l’institué.
Généralement assez mal intégré dans le « système » socio-institutionnel, le maître se doit de faire participer les élèves à des pratiques, des
institutions, des valeurs… sur lesquelles il n’a aucune prise… et avec
lesquelles il peut être en désaccord ou en porte-à-faux. D’où l’oubli ou
la négation de sa « transversalité », le refuge dans une école
« cléricalisée » plus ou moins en rupture avec les réalités socio-culturelles… L’ambiguïté du statut du maître, dans une école marginalisée et
scotomisant le socio-politique implique le recours à l’analyse institutionnelle.
Donc la pédagogie institutionnelle ne consiste pas seulement en la participation des élèves à une organisation des tâches scolaires et en leur implication créative dans les apprentissages – perspectives pédagogiques que nous
pouvons repérer sous les vocables « méthodes actives ». Elle apparaît comme
une visée de mise en relation et d’articulation du relationnel et de l’institutionnel – l’école devenant le lieu d’une structuration active des normes
sociales et, plus fondamentalement, du libidinal et du politique. La circulation du pouvoir, les relations affectives dans le groupe-classe sont aussi
celles d’autres institutions et organisations sociales importées à l’école de
l’extérieur… Ceci en référence à une « analyse institutionnelle » permanente qui génère les limites du « cadre » d’actualisation de la pédagogie.
Recours à la non-directivité, autogestion de la tâche et du groupe, analyse permanente de cette autogestion dans le système de référence de l’institution, spécifient la pédagogie institutionnelle. Elle se caractérise par son
projet d’articuler de manière aussi consciente et explicite que possible,
avec les outils dont nous disposons et à des niveaux habituellement ignorés, déniés ou refoulés, l’institution interne et les institutions externes, le
groupe instituant et l’organisation instituée, l’individuel et le collectif, le
sujet et l’institution.
En l’absence de ce projet explicitement posé et mis en œuvre, l’institution scolaire ampute la construction de la personne de la complexité de ses
composantes institutionnelles – par ex. l’enfant réduit au statut « d’apprenant » – ; elle crée une rupture aliénante entre le sujet et les institutions
sociales – par ex. l’identité sociale vécue comme « fausse identité ». Elle
dénie à l’individu la possibilité d’accéder à une responsabilité véritable de
citoyen, même si, de plus en plus, on invoque de manière incantatoire une
formation à la citoyenneté. Bien des enfants – et sans doute aussi des
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L’interculturel et la formation des maîtres : institution et subjectivation
adultes qui y travaillent – peuvent se vivre dans l’école, comme extérieurs à
l’école, attendant chaque jour, comme je l’ai vécu pendant trois années de
ma première enfance, je ne sais quelle émancipation ou libération conditionnelle…
REPENSER LA FORMATION DES ENSEIGNANTS
ET DES FUTURS ENSEIGNANTS
Les points de vue et réflexions qui précèdent devraient amener à repenser
radicalement la formation des enseignants. La « formation » actuelle ne laisse
que peu de place à la prise en compte des composantes subjectives et
intersubjectives. En particulier les relations individu-institution, singulièrement stéréotypés, n’autorisent pas, la plupart du temps, une structuration
dynamique et créative de l’individu en tant que sujet. La formation des
enseignants doit donc être repensée selon plusieurs perspectives.
Une perspective de formation générale
a) L’introduction d’une anthropologie de l’éducation : les soubassements
théoriques sur lesquels s’articulent les finalités de l’éducation procèdent,
en France du moins, d’une sociologie explicite ou implicite. Les objectifs
poursuivis et les cheminements pour les atteindre ont été posés à un moment historique donné et ne peuvent évoluer dans des structures difficiles à
mettre en mouvement et dans les mentalités qui leur correspondent. Il faudrait que chaque enseignant, chaque responsable de l’éducation devienne
capable de porter sur l’institution scolaire un regard distancié qui lui permette de percevoir le sens de l’éducation scolaire bien au delà du sens que
lui affecte l’institution.
Il s’agit donc de sortir de celle-ci, de la regarder de l’extérieur, bref
d’aborder l’éducation institutionnalisée avec un regard anthropologique qui
mette à distance l’éducation scolaire. Mise à distance dans le temps : par
quels cheminements historiques, à travers quelles métamorphoses l’institution scolaire est-elle devenue ce qu’elle est aujourd’hui ? Mise à distance
dans l’espace, espace ethnologique de différents contextes et de différentes
cultures, et aussi, bien sûr, espaces sociologique et socio-économique qui
servent de référence principale aujourd’hui.
Cette formation générale en anthropologie de l’éducation devrait être
entreprise, avant même l’admission dans les instituts ou les cycles de formation. Elle devrait concerner un public beaucoup plus large que celui des
futurs enseignants.
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C. CLANET
b) Formation générale concernant le développement psychologique de
l’être humain : la connaissance de l’enfant et de son développement n’entrent pas dans les préoccupations premières des programmes de formation
des futurs enseignants. Dans l’IUFM où j’enseignais, la psychologie de l’enfant est dispensée à titre optionnel. Il est évident que les enseignants – et
pas seulement les enseignants du primaire – devraient avoir une formation
solide en psychologie du développement, ou, plus largement en psychologie de l’éducation, terme qui n’existe pas officiellement en France dans les
qualifications de la psychologie.
Le besoin d’une telle psychologie commence toutefois à émerger : Psychologie de l’Éducation (Foulin & Mouchard, 1998) est le titre du petit
ouvrage cité, à l’attention des étudiants et stagiaires des IUFM, préfacé par
Fayol (1998). Mais cet ouvrage traite uniquement de psychologie cognitive.
La connaissance de celle-ci est indispensable, bien sûr. Mais cette perspective est réductionniste : la psychologie de l’éducation doit aussi comprendre le développement socio-affectif, les relations entre pairs, les relations
adulte-enfant, la psychologie des groupes… en définitive la psychologie
concernant toutes les dimensions et situations qui intéressent l’éducation
scolaire.
Comme pour l’anthropologie, la partie théorique concernant la psychologie de l’éducation devrait constituer un pré-requis à la formation au
métier d’enseignant.
Une perspective de formation personnelle
a) Immersion, en début d’apprentissage professionnel, pendant une année scolaire, dans un contexte pluriculturel, étranger au pays d’origine. Il
s’agit de vivre et d’observer les pratiques éducatives instituées, dans un
contexte culturel différent de celui que le futur enseignant a connu jusquelà, avec une immersion et une implication dans ce nouveau contexte. Il
s’agit en somme de mettre en œuvre, sur le terrain, certains aspects de la
formation générale anthropologique préalablement intégrée. J’emprunte à
Fernand Ouellet l’idée que le futur enseignant ou l’enseignant en situation
de « séjour culturel », devrait être confronté à un problème d’éducation ou
de dysfonctionnement éducatif dans le pays concerné, afin de l’observer,
de l’analyser et de proposer des changements susceptibles de dépasser ou
d’améliorer la situation problématique. Le compte-rendu de cette petite
« recherche-action » ou de cette amorce d’« approche ethnographique »
pourrait constituer l’essentiel de l’évaluation de ce séjour culturel que j’hésite à appeler « stage » en raison des normes rigides qui accompagnent
habituellement ce type de pratique.
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L’interculturel et la formation des maîtres : institution et subjectivation
Je verrai même, dans ce séjour, un moyen de redonner un sens au « mémoire professionnel » qui « couronne » la formation sur le terrain. Une bonne
partie des mémoires professionnels est, à l’heure actuelle, un exercice de
pure forme qui consiste, d’une année sur l’autre, à reproduire les mêmes
thèmes. Le compte-rendu d’une expérience personnelle dans une situation
nouvelle, hors d’un contexte institutionnel pétrifiant, nous en dirait beaucoup plus sur les capacités d’implication et de souplesse d’adaptation de
l’enseignant ou du futur enseignant et contribuerait à développer ces capacités aujourd’hui essentielles.
b) Formation personnelle de l’enseignant ou du futur enseignant à partir
de son implication professionnelle. Quelle conscience chaque enseignant
a-t-il des rapports authentiques qu’il entretient avec les normes et les valeurs de l’institution scolaire, avec les élèves, avec les collègues, avec la
hiérarchie ? Ces rapports ne sont que très rarement explicites ; ils se manifestent parfois – rarement – sous forme de bien-être ; le plus souvent sous
forme de malaise latent, d’anxiété… de critiques projectives ; ou pire, de
culpabilité, on se perçoit comme un « moins que rien », on « déprime »…
L’implication dans un contexte culturel nouveau entraîne inévitablement un questionnement sur soi, une prise de conscience de certaines dimensions de son propre fonctionnement psychologique. Ce changement
de contexte pourrait être l’amorce de ce travail sur soi, devenu à mon avis
indispensable, une version moderne du « connais-toi toi-même » qu’un
estimé philosophe préconisait, il y quelque deux douzaines de siècles. Sur
les modalités de cette exploration de soi, des procédures seraient à mettre
en place ; c’est sans doute à partir du travail en groupe que peut se dynamiser une structuration psycho-culturelle de la personne.
C’est dans la mesure où chaque enseignant est capable de réaliser l’articulation de sa propre subjectivité et de l’institution scolaire qu’il peut autoriser ses élèves à réussir cette articulation.
Une vision autre des relations éducation-culture
J’ai envisagé ici la culture dans un sens général, comme l’ensemble des
rapports dynamiques que nous entretenons avec le monde, avec les autres,
avec nous mêmes. Il est donc impossible de parler d’éducation scolaire en
dehors de la culture. Ceci, des chercheurs éminents comme notre regretté
collègue Carmel Camilleri (1994 ; Camilleri & Vinsonneau,1996) et, dans
un tout autre contexte, le psychologue du développement du langage, Jerome Bruner (1996), l’ont pressenti qui préconisent l’avènement d’une « psychologie culturelle » étudiant les processus de construction de la
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C. CLANET
personne dans les interrelations du sujet et des contextes culturels. Toute
psychologie du développement ou de l’éducation est donc culturelle. Elle
est aussi, d’un certain point de vue, « interculturelle », si nous considérons
que les réseaux de significations de toute culture, notamment dans le secteur post-industriel, apparaissent comme hétérogènes, parfois contradictoires.
Ce que nous proposons, c’est que les institutions scolaires fassent une
place à chaque individu en tant que sujet ; parviennent à laisser exister une
parole authentique ; autorisent, dans la mesure du possible, les êtres humains à prendre en charge leur destin personnel. Cette vision met en cause
le caractère sacralisé des institutions existantes et nous pouvons comprendre les réactions négatives que nous essuyons lorsque nous préconisons
l’existence d’institutions scolaires qui – paradoxalement – fassent une place
au sujet. L’existence de l’être humain en tant que sujet n’est pas totalement
incompatible avec l’éducation scolaire.
Quel est le statut de mon texte ? Il n’est pas une étude empirique et il ne
peut être considéré comme « scientifique ». Je m’inscrirais volontiers dans
la perspective de Bernard Charlot (1998) pour qui « les sciences de l’éducation étudient la question de l’homme du triple point de vue de son hominisation (le devenir être humain), de sa socialisation (le devenir membre
d’une cité, et même de plusieurs), de sa personnalisation (le devenir être
singulier) » (p. 165). Ce que j’essaie de montrer ici, c’est que l’éducation
scolaire actuelle valorise une forme particulière de socialisation, au détriment d’autres formes qui autoriseraient un « devenir humain » plus « humain ». Et ceci à partir d’une réflexion critique partant « de l’intérieur » de
la formation et prenant appui à la fois sur des éléments personnels, des faits
institutionnels, des pratiques de formation, des schémas théoriques… Démarche de détour qui s’apparente à ce que certains scientifiques contemporains appellent une « épistémologie performative » selon le terme proposé
par Sinaceur : « Distinguer comprendre, expliquer, préciser peut déboucher sur un renouvellement ou une extension de l’agir ; l’instrument d’analyse ou de critique se transforme en instrument de recherche » (Sinaceur,
1991, citée par Martin, 1998, p. 56). Épistémologie performative, aujourd’hui
marginale, mais qui pourrait bien renouveler certaines perspectives de recherche en Sciences de l’Éducation.
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L’interculturel et la formation des maîtres : institution et subjectivation
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