DE REMISSIONS EN RECIDIVES, L’INSCRIPTION DE LA TEMPORALITE EN CANCEROLOGIE Yolande ARNAULT1 Résumé : Le fait même de nommer « patients » les sujets malades fait d’emblée appel à la notion de temps. Dans le déroulement de la maladie grave, du cancer en particulier, c’est donc bien la question du temps, mais bien plus encore celle de la temporalité qui est au cœur de la problématique. Tenter de se pencher sur cette question nous amène dès lors à nous interroger sur ses aspects phénoménologiques. Quelle est l'expérience du temps et de la temporalité chez la personne malade, dans l’ici et maintenant et dans l’après-coup ? En quoi l’irruption de la maladie aigue ou chronique vient-elle ébranler le sentiment identitaire des patients ? Que font vivre ces étapes : de l'annonce du diagnostic, des traitements, en passant par la rémission, voire la guérison, la récidive ou bien encore la fin de vie ? Comment psychiquement peut-on s’organiser dans ces méandres incertains et redoutables ? En quoi la parole, au travers de sa temporalité discursive, vient-elle restaurer cette fracture et aider le malade à se sentir « différemment le même2» ? En cancérologie les progrès des traitements ont permis d’allonger considérablement l’espérance de vie des patients. Il n’est pas rare de rencontrer des malades porteurs de cancer métastatique depuis plusieurs années (cancer du sein, de la prostate par exemple). De même, les suivis des patients allo greffés s’étendent sur de longs mois voire sur des années pour certains. Pour d’autres au contraire la maladie peut aboutir à un décès rapide ou prématuré ne permettant pas aux proches de se préparer à la disparition de l’être cher. Qu’en sera-t-il alors pour ces familles, comment arriveront-elles à faire avec cet échappement inattendu du vivant ? Est-il possible enfin de parvenir à accorder les temporalités de chacun, patients/familles/soignants) ? 1 Psychologue Clinicienne – Département de Psychologie Clinique, Institut Paoli-Calmettes – 232, Bd Sainte Marguerite – B.P. 156 - 13273 Marseille Cedex 9 E-mail :[email protected] Tel. : 04 91 22 33 97 ou 04 91 22 33 33 poste 4261 http://www.institutpaolicalmettes.fr 2 M’Uzan M (de) (1977) « Le même et l’identique » In « De l’art à la mort », Gallimard, Paris, p. 87 2 Présentation En cancérologie les progrès des traitements ont permis d’allonger considérablement la survie des patients. Mais à ce terme de survie je préfère substituer celui d’espérance de vie. Ainsi, n’est-il pas rare de rencontrer des malades porteurs de cancer métastatiques qui sont aux prises avec la maladie depuis plusieurs années, alternant périodes de rémission et de récidive. De même, le fait de nommer patients les sujets malades fait d'emblée appel à la notion de temps. Dans le déroulement de la maladie grave, du cancer en particulier, c'est donc bien la question du temps, mais bien plus encore celle de la temporalité qui est au cœur de la problématique. Tenter de se pencher sur cette question nous amène dès lors à nous interroger sur quels en sont les aspects phénoménologiques. Quelle est l'expérience du temps et de la temporalité chez le patient dans l’ici et maintenant et dans l’après-coup ? En quoi la parole, au travers de sa temporalité discursive, vientelle restaurer cette fracture et aider le sujet malade à se sentir « différemment le même » ? En quoi le paradigme de la psychanalyse enfin, s’avère-t-il heuristique quant à la compréhension de ce qui se joue pour les personnes dans ces temps multiples de la maladie cancéreuse ? Dans un premier temps j’aborderai les notions de temps et de temporalité pour ensuite les resituer dans le paradigme de la psychanalyse. Puis, je tenterai d’expliciter l’impact des progrès médicaux sur les sujets malades au travers des concepts de trauma, de régression, de répétition dans leurs liens avec le contexte de la maladie cancéreuse. La dernière partie sera consacrée à deux récits cliniques. Le temps Le temps est un thème traditionnel de la philosophie et un thème fondamental de la psychanalyse. A son propos St Augustin a écrit : « Je ne mesure pas l’avenir qui n’est pas encore, je ne mesure pas le présent car il n’a pas d’étendue, je ne mesure pas le passé, puisqu’il n’est plus. Qu’est-ce donc que je mesure ? » Pour l’illustrer, communément est utilisée la métaphore du fleuve : l’écoulement du temps impliquant la notion de permanence du changement , ainsi : « On ne se baigne jamais dans le même fleuve » commentait Héraclite. Pour Etienne Klein3, la différence essentielle entre le temps et l’espace est que nous pouvons nous déplacer comme bon nous semble à l’intérieur de l’espace, aller et venir dans n’importe quelle direction, alors que nous ne pouvons pas changer notre place dans le temps. « L’espace apparaît comme le lieu de notre liberté, tandis que le temps 3 Physicien et philosophe, Etienne Klein est directeur de recherches au CEA. Il dirige actuellement le Laboratoire de Recherches sur les Sciences de la Matière1, installé à Saclay 3 emprisonne. Tout trajet effectué dans l’espace est nécessairement chronophage. Ainsi un aller et retour dans l’espace est toujours un aller sans retour dans le temps »4 En outre, le temps recouvre trois concepts distincts : la simultanéité, la succession et la durée, permettant ainsi de dire tout à la fois, le changement, l’évolution, la répétition, la régression, le devenir, l’usure, le vieillissement et sans aucun doute la mort. Pour Bergson5 sa conception était celle du « prochain pas » dans une vision ontologique et créatrice du temps. Pour lui, le temps : « n'est peut-être pas longueur mais création, construction active de l'esprit, qui perçoit la durée dans son acte créateur, à l'image du peintre qui ne sait pas encore ce que sera son oeuvre à l'instant où il l'entreprend »6. La conception hégélienne est celle du temps vrai comme temps aboli, qui laisse la place au mouvement du devenir. L’exemple qu’il en donne est celui du « bourgeon réfuté par l’éclosion de la fleur, de la même façon que le fruit dénonce la floraison comme fausse existence de la plante et vient s’installer, au titre de la vérité de celle-ci, à la place de la fleur »7. Ainsi ce qui advient est contenu dans ce qui le précède mais ne peut advenir qu’en l’abolissant. Une nouvelle fois c’est Etienne Klein qui nous fournit une autre et simple définition du temps en ce que ce dernier en définitive ignore la marche arrière. Mais on ne peut évoquer la question du temps, sans évoquer celle de la temporalité. Temps et temporalité ne sont pas la même chose car la temporalité n’est pas la chronologie La Temporalité Bien que mes références théoriques se situent dans le champ de la psychanalyse et de la psychopathologie clinique, la temporalité est un terme couramment employé en phénoménologie. Il désigne l’une des caractéristiques de la réalité humaine et a bien plus à voir avec le vécu subjectif du temps qui lui est directement lié. Ainsi, ce vécu ne dépend pas seulement de son écoulement, mais également de la situation dans laquelle il s'écoule. Il n'y a donc pas que le temps qui compte, mais bien aussi l'espace dans lequel il se déploie. La temporalité désigne notre façon d’habiter le temps, de le vivre, de l’imaginer, d’être en rapport avec lui. Merleau-ponty livre une belle formule s’agissant du rapport à la fois familier et énigmatique de l’homme au temps : « Une fois que je suis né, le temps fuse en moi (…) il est visible en effet, que je ne suis pas l’auteur du temps, pas plus que des battements de mon cœur, ce n’est pas moi qui prends l’initiative de la temporalisation. »8 Pour qu’il y ait conscience du temps il faut qu’il y ait changement. Ainsi doit-on prendre en considération l’idée d’antérieur et de postérieur qui se retrouve bien dans les propos des patients atteints de pathologies cancéreuses. Tous témoignent de cet avant et de cet après. 4 Etienne Klein, « Le temps existe-t-il ? » Coll. Les pommes du savoir , Le Pommier, p. 56, 2002 5 Henri Bergson, "L'Evolution créatrice" (1907), p. 317. 6 Ibid. P. 318. 7 G.W.F. Hegel, “phénoménologie de l’esprit » (1807), PUF, 1982 8 Merleau-ponty, « la phénoménologie de la perception », (1945), III, 2, Gallimard, , rééd. p. 488, 1990 4 De cette rupture irrémédiable que la survenue de maladie a signée dans la trajectoire de leur existence. De cet instant, de cet effet de bascule qui les a propulsés dans une dimension autre, celle de la conscience brutale de leur condition de mortel. L’expérience ainsi imposée par la survenue de la maladie se situe du côté de la déconstruction en venant défaire les certitudes. « Le temps qu’on savait s’écouler devient tout à coup provisoire » et confronte à l’irreprésentable de la mort. La temporalité est, pour ainsi dire amputée, de son avenir du fait de l’incertitude qui pèsera voire empêchera dès lors toute projection vers un futur à bien trop d’égard incertain. C’est donc bien la notion de durée9, de temporalité qui est gravement ébranlée par l’irruption du cancer et ce aux différents stades de la maladie. Mais avant il me semble nécessaire de resituer les notions de temps et de temporalité dans le contexte paradigmatique de la psychanalyse. Temps, Temporalité et Psychanalyse Le temps en psychanalyse exclut les paramètres temporels tels que la chronologie, la durée, la fin ou encore l’ordonnance. L’inconscient exclut le temps mesurable et objectivable. Freud fait l’hypothèse de la création abstraite de l’idée de temps. Pour lui l’inconscient est atemporel. Dans l’inconscient (métapsychologie – 1915) il écrit : « Les processus du système inconscient sont intemporels, ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par son écoulement, n’ont absolument aucune relation avec lui. La relation au temps est liée au travail du système conscient.»10 Le temps pose aussi la question de la diachronie11 ce qui amène à s’interroger sur l’originaire (fantasmes et signifiants-clés, Lacan), la remémoration, centrale dès les débuts de la psychanalyse, puis considérée dans son rapport à la compulsion de répétition avec le processus d’après-coup (Nachträglich). Les souvenirs à retrouver dans la cure importent moins que les signes et les processus de la temporalité à l’œuvre. L’illusion d’une levée complète de l’amnésie infantile cède la place aux constructions dans l’analyse, dont la prédication du passé fait partie, comme effet dans le transfert de l’interprétation de l’analyste (C. Stein, 1965 et R. Gori, 1997). Cet ensemble forme une théorie complexe de la temporalité, véritable hétérogénéité diachronique. Pour Lacan encore il y a le temps chronologique, qui est une construction qui relève de l’imaginaire, et le temps logique qui correspond au temps pour chacun, pour voir, pour comprendre, pour conclure12. Dans son discours de Rome13, il met en équivalence le nachträglich et le temps pour comprendre et le terme de l’analyse comme moment de 9 La durée pour Bergson est une expérience de la conscience individuelle, intuitive qui nous fait coïncider avec nous-même, notre moi libre et profond au-delà du langage et de l’intelligence (Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF) 10 S. Freud, " L’Inconscient " dans Métapsychologie (1915). Gallimard, Folio essais, Paris, p.96, 1968 11 caractère des phénomènes linguistiques considérés du point de vue de leur évolution dans le temps (par opposition à la synchronie) 12 Jacques Lacan, « le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, un nouveau sophisme » in revue les cahiers d’art (1945) pp 32-42. Cette première version a été partiellement modifiée lors de sa seconde publication en 1966 dans les Écrits, p209. 13 Jacques Lacan, « Champ et fonction de la parole et du langage » in Les écrits, du Seuil, 1966 5 conclure. Il laisse ainsi entendre que la scène primitive serait un instant de voir. L’après-coup de Freud est à relier par Lacan à son temps logique. Le temps introduit le jeu des signifiants et pose les conditions d’une subjectivité.14 La psychanalyse travaille donc sur des traces, élevées à la dignité de signifiants15, ce travail se situant dans le champ symbolique de la parole et du langage. Si nous considérons que le temps psychique ne se construit qu’à travers le langage et la narration, il nous faut prendre en compte les notions d’ici et maintenant et d’après-coup. L’ici désignera alors la spatialité, tandis que le maintenant désignera la temporalité. Ainsi, si la parole du sujet se déploie dans l’ici et maintenant, elle pourra bien souvent prendre sens dans l’après coup. Le déroulement du discours génère donc une temporalité spécifique, une « temporalité discursive ». Cancer et psychanalyse Il y a d’un côté la médecine moderne, le corps observé, objectivé où la maladie est perçue comme un désordre anatomo-physiologique, et de l’autre le corps imaginaire et fantasmé. Le premier relève d’un langage scientifique nosographié, cartographié, le second relève de la parole subjective, du langage qui ouvre la voie au symbolique. C’est précisément dans cette inadéquation que se profilent et s’installent les interprétations psycho-socio-médicales de la maladie, dont l’existence même et le développement actuel permettent de mesurer les limites du seul discours médico-biologique et qui, à bien des égards, laisse insatisfait notre désir de sens.16 Ainsi, la notion d’étiologie est-elle essentielle pour appréhender à la fois les représentations liées aux maladies et le mode sur lequel elles se vivront. L’étiologie, si elle reste incertaine, laisse le malade aux prises avec un non-sens insupportable. Cette notion revêt sans doute toute son importance dans ce qu’elle fait référence fondamentalement à la question des origines et cette question, nous le savons, est centrale en psychanalyse (fantasmes originaires, scène primitive). Nous sommes, en effet, originaires de cette béance, de cette méconnaissance primordiale, cette scène primitive qui nous a constitués : de notre conception, nous avons été absents, comme de notre présence au moment de notre mort nous ne pourrons jamais témoigner. Ces deux pôles essentiels de notre existence, quoi que nous fassions, resteront pour nous une énigme. Le propre du langage étant de signifier l’absence et le manque, la parole à travers lui ne tente-t-elle pas en partie de combler cette « amnésie primordiale ? Je ferai également un lien avec le besoin de croyance qu’ont eu de tous temps les hommes et pense alors à la thèse de Freud déjà présente dans Totem et Tabou (1912) puis dans l’homme Moïse et la religion monothéiste (1938) extrait p 137. Je suis donc tentée de continuer ce parallèle entre la question des origines et l’étiologie des cancers qui très souvent reste floue, voire totalement ignorée et laisse les malades en proie 14 Alérini, P., « Le temps comme facteur d’efficience du traumatisme autour du concept de l’après-coup » in Cliniques méditerranéennes, n°21-22, Mémoire et traumatisme, pp. 31-38, 1989 15 R. Gori, « Pour introduire la question sur mémoire et traumatisme » in Cliniques méditerranéennes, n°21-22, Mémoire et traumatisme, p 20, 1989 16 François Laplantine, « Anthropologie de la maladie », Bibliothèque scinetifique, Payot, Paris, p.21, 1992 6 à un sentiment d’impuissance et d’incompréhension. Presque tous les malades se demandent : « Mais qu’ai-je donc fait pour mériter ça… Pourquoi moi ?… ». Nous assistons alors à toutes sortes de théories profanes de la part des patient sur le fait qu’ils ont développé un cancer. Le savoir têtu du malade pourra ainsi s’opposer à celui du médecin. Alors débute une quête de sens où l’irrationnel pourra tenir parfois une place importante. Quête incessante qui renvoie à notre incomplétude ontologique primordiale. Cancer et trauma Rappelons qu’à la notion de traumatisme est associée celle d’après coup (nachträglich). Pour Freud cette notion n’indique pas un décalage entre l’action et la réaction, mais au contraire, un événement qui, dans l’acte de sa propre énonciation réinvestit une inscription passée et acquiert valeur de révélation. Ce qui se passe « après » transforme ce qui l’a précédé en une occasion. Le mécanisme psychique impliqué dans la constitution du traumatisme relève d’un « mécanisme logique et non linéaire, structurel et non évolutif »17 (prédiction et de prédication du passé ?) Cette temporalité traumatique placée sous le signe de l’après-coup, instaure un mouvement de bascule entre le présent et le passé, permettant de jeter un pont entre la théorie du refoulement et la notion de traumatisme. Dans les deux cas on a affaire à un effet d’aprèscoup ; le refoulement se révèle dans le retour du refoulé et le traumatisme n’apparaît que lorsqu’il est évoqué par le deuxième souvenir. La constitution du traumatisme implique donc le refoulement et par conséquent le retour du refoulé, ce qui est inscrit et oblitéré est condamné à faire retour sous différentes formes. Des idées refoulées, Freud écrit qu’elles « subsistent et se glissent sans que rien ne les en empêche dans les associations les plus rationnelles. La plus simple allusion suffit à en réveiller le souvenir »18 Le traumatisme se présente donc rarement isolé, mais au contraire s’inscrit dans un réseau de souvenirs à valeur traumatique. Infinie, nous dit Lacan, est la gamme des évènements pouvant inscrire leurs effets dans une névrose, comme traumatisme initial ou comme occasion de sa réactivation19 Revenant à la question du cancer, tout comme R. Gori et M.J. Del Volgo (2005), je pense que le malade se trouve face à une situation qui excède ses capacités psychiques de représentation. Ces notions sont précieuses à qui veut saisir quelque chose de cette détresse profonde, dans laquelle sont plongés les patients à l’annonce de leur cancer. Je citerai donc un large extrait issu de l’ouvrage qui évoque ces questions20 : « Le rêve du « nourrisson savant » (Ferenczi, 1923), reprend cette idée que l’adulte a délibérément ou à son insu imposé à l’enfant une souffrance insupportable, qui l’a condamné à vivre au-dessus 17 Paola Mieli, « Les temps du traumatisme », in Actualités de l’hystérie, Erès, Toulouse, 2001 18 S. Freud, « Manuscrit K », in Naissance de la psychanalyse (1896), PUF, Paris, 1996 19 J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » (1938) in Autres écrits, Seuil, Paris, p 23-84, 2001 20 R.Gori & M.J. Del Volgo , « La santé totalitaire, essai sur la médicalisation de l’existence », Denoël , Paris, p. 165-171, 2005 7 de ses capacités psychiques, et ce en ne prenant pas la mesure de sa détresse psychique essentielle (…) L’expérience de la souffrance et de l’angoisse quand le corps est atteint peut se trouver redoublée lorsque le patient est contraint de s’identifier au savoir médical, en faisant appel à la part rationnelle et adulte de sa personnalité tout en méconnaissant la détresse de l’enfant présente chez le sujet malade ( ...) Cette violence faite au sujet atteint son paroxysme quand on demande paradoxalement à celui-ci d’adhérer à sa propre abolition. Mégère apprivoisée, le patient est ainsi non seulement invité à se soumettre, à s’exproprier de son corps au profit du corps soignant, à se représenter l’irreprésentable, qui excède ses possibilités de représentations, mais de plus, il lui est demandé de consentir à cette soumission, mieux, de la désirer, de l’aimer » A quelle part infantile, dans quelle zone archaïque de la psyché renvoie le cancer ? « J’ai devant moi un nourrisson dans une carcasse d’adulte » écrivait C. Stein21 s’agissant de la régression dans la situation analytique. La maladie cancéreuse vient ébranler les certitudes. Les défenses se fissurent laissant le sujet en proie à une désorganisation psychique jusqu’alors inconnue. Mais, loin de paralyser la pensée, de la sidérer, elle vient ouvrir les vannes des fantasmes (originaires comme évoqué plus haut) et des angoisses de mort. La faille narcissique brutalement plonge le sujet dans cette précarité, cette fragilité improbable de l’infans, ce qui ne manquera pas d’instaurer un mouvement mêlant régression et répétition. Chronicité et cancer Comment accompagner les malades dans leurs questionnements ? Comment leur assurer dans ces longs parcours thérapeutiques (chirurgies, chimiothérapies, radiothérapies, intensification, immunothérapie…) un sentiment de continuité d’être ? Comment aider nombre d’entre eux à admettre qu’il leur faut renoncer à l’idée de guérison pour passer à celle de plus en plus reprise par les oncologues de la chronicité de leur maladie ? La maladie cancéreuse ne se guérit pas, entend-on fréquemment, elle se soigne. Elle s’accompagne, en tous cas souvent, dans une visée palliative rarement déclarée comme telle. Ainsi, le mot de rémission, se définissant comme l’atténuation ou la disparition temporaire des symptômes d’une maladie où la guérison n’est absolument pas certaine se trouve être à la frontière des mots guérison et chronicité. « La maladie chronique est caractéristique en ce qu’elle place le malade dans une position temporelle différente, la maladie étant alors assimilable à sa durée, son absence de fin rend sa présence permanente. Pus discrète que la maladie aiguë, qui annule le temps et rompt avec la continuité historique du sujet, la maladie chronique n’a 21 C. Stein, 1971, L’enfant imaginaire, Paris, Denoël, 1987. 8 d’autre durée que celle du sujet qui, à son corps défendant, pourrait bien finir par se 22 confondre avec elle» . La rémission n’étant pas synonyme de guérison, la peur de la récidive taraude le patient qui se demande alors : Quand ?… Combien de temps cela tiendra ? Du même coup, l’espérance de vie visée par ces multiples protocoles se transforme parfois en vie désespérée. Car comme le dit l’adage « La mort est certaine, l’heure est incertaine » Ce que fait vivre le cancer, c’est une accélération du parcours de vie. Il fait se « hâter le pas ». Mais trop souvent le malade qui se sent en sursis et qui voudrait « mettre les bouchées doubles » n’en a plus ni la force ni l’énergie, ce qui intensifie chaque jour un peu plus son désarroi. La maladie provoque une réorganisation pulsionnelle. « Elle devient la zone d’ombre de la vie, un territoire auquel il coûte cher d’appartenir et qui transforme le corps idéal en corps meurtri, souillé » 23 Dans le même temps, la représentation du temps est bouleversée par l’irruption dans la réalité de l’anticipation de la mort. « La mort arrive toujours trop tôt et ce futur qui est raccourci risque d’entraîner un désinvestissement de la situation présente ».24 Ainsi, le cancer est une souffrance sans issue. La maladie exacerbe le sentiment de déréliction qui est une expérience irrémédiable non partageable et le temps de la souffrance est un temps sans échéance, un temps qui stagne, qui met le sujet face à une expérience destructurante. Une élaboration psychique de ce vécu pourrait sans doute advenir grâce à la parole. En effet, la parole, envisagée comme une construction après coup, instaure un récit qui remet en jeu le sentiment de permanence dans le temps. C'est l'ipséité de P. Ricoeur. Pour lui, « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et que le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle.».25 Sans ce temps de l’élaboration, il y a effraction dans l’identité du sujet, un narcissisme en faillite soumis à la perte de l’image de soi. Dés lors, peut s’instaurer une recherche nostalgique et figée de se retrouver à l’identique, face à un réel qui rappelle à chaque instant ce décalage qui se creuse inexorablement. Une oscillation incessante peut alors s’instaurer entre le fameux « Je voudrais être comme avant », et le « Ce que je suis aujourd’hui ». Dans le « Je voudrais oublier, être comme avant » aucune place possible à la remémoration qui fait accéder au même, par le biais du récit et remet en jeu le sentiment de permanence dans le temps, cette ipséité. 22 Jean-Louis Pedinelli., « Hypothèse d’un « travail de la maladie », in Cliniques Méditerranéennes, 41/42, Popper, la science et la psychanalyse, Erès, p 170, 1994 23 Patrizia Clivaz-Luchez, Forum du réseau ARCOS sur les soins palliatifs, « Le corps en jeu, le corps enjeu », 16 Déc.2004 24 Pierre Lévy-Soussan : « Mort annoncées, morts anticipées, la culpabilité mise à l’épreuve » in Actes du Colloque Psychanalyse et fin de vie, 1998 25 Alban Gonord « Le temps » Coll. Corpus. Flammarion, p. 195-214, 2001 9 Par la narration le patient se réapproprie une « identité narrative » en s’intronisant comme personnage de son histoire, dont il est à la fois le sujet et l’objet, ce qui n’est pas sans rappeler ce que Piera Aulagnier dans « Violence de l’interprétation »26 nommait le travail d’auto historisation du Je. L’ipséité désigne donc le maintien de soi à travers les aléas évènementiels qui construisent son histoire. Dans cette perspective, notre travail consiste à aider le patient à combler peu à peu, pas à pas, l’effet de rupture suscité par l’irruption de la maladie ; l’aider à se sentir le même mais pas l’identique d’avant cet évènement. Le faire ré accéder à cet effet dynamique de trajectoire qui fait se modifier et se décaler progressivement la direction vers laquelle on tend. Dans l’identique nous dit de M’Uzan27 les forces à l’œuvre se singularisent par leur orientation persévérante dans une même direction. On dirait dans ce cas, tournées vers le passé à la recherche d’un état antérieur. Les activités de représentation, de symbolisation sont appauvries. Les condensations, les déplacements et dramatisations sont rudimentaires. La valeur de décharge de la répétition y est accentuée. C’est le principe d’inertie qui régit l’identique. Dans le même, la direction pourrait être envisagée comme tournée vers l’avenir (même incertain) promesse de possibles, de multiplicité des directions qui se nourriront entre elles. Qui du même ou de l’identique « prendra le dessus », lorsque le cancer récidive et mène à la phase ultime du palliatif malgré les efforts de tous les protagonistes ? La récidive Si l’annonce, puis le temps des traitements constituent comme je l’ai déjà dit plus haut un véritable traumatisme avec son parcours du combattant et la terreur ressentie devant l’inconnu, qu’en est-il lorsque survient une (première) récidive ? Il n’est malheureusement pas exceptionnel de parler en terme de premier épisode, puis de second, puis de troisième. La chronicité une fois installée et reconnue on cesse de compter. Il n’y a plus ni récidive, ni rémission, mais un temps où le silence de la maladie ne s’installe, pour des périodes toujours plus brèves, que pour mieux laisser la place au fracas d’une évolution nouvelle. Le cancer peut donc se révéler être un véritable feuilleton avec ses rebondissements, son suspens, sa fin heureuse ou malheureuse, mais le tout s’accompagnant d’ un sentiment profond de déjà vu, de déjà vécu désespérant. La récidive confrontant de nouveau à l’épreuve de la maladie fait donc refaire le même parcours. C’est un peu comme si on revenait sur ses pas, mais si on connaît déjà le chemin, on en ignore toujours l’issue. Consultations et examens se succèdent dans le cadre du dispositif d’annonce comme au début. L’attente des résultats encore pour connaître l’étendue du nouvel épisode. N’est-ce que localisé ou est-ce déjà métastatique ? Dans la 26 P. Castoriadis-Aulagnier, La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF,1975. 27 M’Uzan de, « Le même et l’identique », in De l’art à la mort, Gallimard, 1977 10 première situation, les médecins peuvent proposer de nouveau le même type de traitement qu’au diagnostic initial, ce qui désarçonne le malade qui se demande alors : « Si ça n’a pas marché la première fois, pourquoi ça marcherait maintenant ? » Dans le deuxième cas de figure et selon la ou les localisations secondaires, de nouveaux protocoles seront proposés, soit beaucoup plus agressifs en fonction de paramètres tels que l’état général et l’âge du malade, l’étendue et le siège de ou des localisations, soit au contraire beaucoup moins parce que les médecins savent que de demeurer agressif ne servirait à rien. Marie suivie pour un cancer du sein diagnostiqué métastatique huit ans auparavant et ayant déjà subi plusieurs protocoles de chimiothérapies, des essais thérapeutiques aux protocoles de rattrapage, déclare : « Etre sous traitements à perte de vue, à perte de vie ». Elle évoque son sentiment épuisant de devoir « gagner sa vie ». Dans ces paroles, il y a l’idée de la lutte pour la vie, d’un véritable travail à plein temps pour mériter le droit de vivre. Mais il y a aussi l’idée que de gagner sa vie c’est un peu comme un jeu de hasard. La vie ne serait-elle qu’une grande loterie ? Les « pourquoi-moi ? Pourquoi maintenant ? » le disent bien. Protocoles de rattrapage, voilà une appellation bien sinistre. Que rattrape-t-on ainsi un échec, une personne ? Se rattraper n’est-ce toujours pas in extremis ? Dans tous les cas cela laisse des traces aussi bien physiques que psychiques. Une nouvelle fois, la terminologie médicale ne fait pas preuve de beaucoup de douceur et l’impact des mots ne semble toujours pas le souci de celui ou de ceux qui un jour derrière leurs données statistiques décident de tel ou tel vocable. Mais quelle est donc cette énergie qui permet de repartir chaque fois, de serrer les dents et de retourner sur le front des traitements et de leurs effets secondaires, en bon petit soldat chez qui un espoir même ténu et pourtant improbable, ne parvient pas à s’éteindre ? Est-il possible de se résigner à mourir ? 1ère Conclusion Temporalité et cancer, voilà un vaste programme ! A l’issue de cet exposé qu’avons nous saisi de cette question difficile sinon que l’irruption de la maladie met en jeu de façon aiguë la temporalité chez le patient et cela quelles que soient les étapes de la maladie. Le cancer serait comme un révélateur surpuissant quant à notre rapport au temps. Il en accentue les effets, en exacerbe les processus. La maladie fait faire immanquablement retour sur son histoire dans une tentative d’intégration de cet événement et dans le même temps confronte à l’idée de sa propre mort où la question du temps qui reste devient centrale. Ce temps qui reste est aussi bien celui des traitements que celui de la vie, mais comme déjà indiquée plus haut la temporalité dans ce contexte est « amputée de son avenir ». Les patients témoignent tous de leurs difficultés à se projeter même à très court terme. Ne sachant jamais s’ils pourront faire ce qu’ils ont prévu pour demain. Les projets ne dépassent généralement pas une semaine, quinze tout au plus. Comment parvenir à se situer dès lors que nous ne pouvons plus entretenir un rapport au temps dans toutes ses dimensions, s’articulant autour du présent, du passé mais aussi de l’avenir ? 11 Elisabeth ou comment tomber sept fois et se relever huit … Elisabeth, 36 ans, mariée, a quatre fils âgés de 7 à 13 ans et un cancer du sein métastatique au niveau pulmonaire. Elle a appris sa récidive il y a quelques semaines. Depuis elle ne vit plus. L’idée de sa mort (prochaine ?) a envahi comme un poison son esprit. Elle qui tout au long du premier épisode de sa maladie avait toujours cru en sa guérison, en sa volonté de vivre et de vaincre son cancer, la voilà terrassée, dans le doute et la peur. Cette annonce de la récidive, de ces métastases pulmonaires multiples l’ont plongée dans des abîmes de terreur. Elle lutte, essaie d’écarter en vain cette idée qu’elle ne guérira pas. « C’est chronique » lui a ainsi dit un médecin. Elle ne sait plus ce que veut dire ce mot, ses sentiments et ses idées se bousculent et s’embrouillent. Partagée, écartelée entre désespoir et refus, la voilà catapultée dans la « chronique de sa mort annoncée ». La première fois pourtant, Elisabeth y croyait. Elle était prête à tout et pensait que pour vaincre son cancer elle devait « y aller à fond » comme elle avait toujours fait dans la vie. Elle a accepté tout ce qu’on lui proposait, la mastectomie, les six cures de chimiothérapies et la radiothérapie. Elle a également donné son accord pour participer à une expérimentation de remise exhaustive du dossier médical au patient, car elle pensait que si la médecine l’aidait, elle, en retour, pouvait en retour aussi aider « à faire avancer ». Il y a aussi qu’Elisabeth cherche toujours à comprendre ce qui se passe pour elle. Alors avoir son dossier était tentant. Elle s’est donc vue remettre dans une mallette et bien rangé, l’entièreté de son dossier avec ses compte-rendus de consultation, d’examens d’imagerie médicale et para-clinique et de bilans de toute sorte. Elles a ramené le tout chez elle, l’a rangé dans un coin et l’a « étrangement » oublié. Puis, un jour elle l’a retrouvé, consciemment en tous cas elle ne l’avait pas perdu… Elle a donc entrepris de s’y pencher, tellement bien qu’elle « est tombée » (le terme est bien choisi) sur un courrier d’un anatomopathologiste, qui écrivait à propos d’une analyse histologique : « Ce type de cancer, chimio-résistant, … ». Il devait bien y avoir une suite, mais Elisabeth ne s’en souvient pas. Tout ce qu’elle a vu d’un coup et qui a aboli tout le reste c’est ce « chimio-résistant ». Deux termes accolés lui on donné brutalement et de plein fouet le sentiment d’être condamnée. Cela a été une gifle, une vraie. Elle a immédiatement obtenu un rendez-vous auprès de son oncologue, qui n’a pas trop su quoi lui raconter et s’est empêtré dans des explications qui se voulaient rassurantes autour de considérations purement statistiques avancées dans la littérature, mais qui ne concernaient pas forcément un patient en particulier et bien évidemment pas elle. Par littérature ce n’est pas de roman dont il s’agit mais de littérature médicale bien entendu. Elisabeth n’a jamais pu oublié. Ces deux mots se sont gravés dans son cerveau, comme est gravé au fer rouge le bétail. A travers eux, elle n’était plus une personne, mais une donnée, privée d’elle même, ravie à toute humanité. Evidemment quand la récidive est survenue, elle a ré évoquer ce compte-rendu, ce souvenir venant alors, comme un sinistre présage, trouver confirmation dans la réalité. L’information exhaustive se révèle d’une violence inouïe et pose dès lors, dans ce cas deux questions. La première : « Doit-on dire que le dossier et remis de façon 12 exhaustive et trier en fait les documents trop parlants ? » Mais cette option ne serait pas très éthique ! La deuxième question serait alors : « Est-il éthique de remettre à un patient l’entièreté de son dossier sans prendre en compte l’effet dévastateur que cela ne manquera pas d’avoir ? ». Je ne peux qu’approuver quand Jean-Pierre Caverny28 écrit : « dés lors que le consentement aux soins a été posé comme la référence cardinale de l’éthique médicale, inscrite désormais dans les tables de la loi, l’information au patient en est devenue le corollaire, a-t-on pensé, obligé. Le respect de la personne imposerait qu’elle soit informée. Informée de tout ce que, en fonction des connaissances médicales du moment, on peut dire (donc lui dire), de sa maladie, de ses causes, de son devenir, des traitements qu’on lui propose (…) Or, à l’opposé du respect au nom duquel elle fut imposée, voilà que l’information pourrait être violente et même violante, au point qu’au lieu de respecter la personne, elle dépersonnaliserait jusqu’à la chosifier ». Remettre l’exhaustivité de son dossier à un patient est une idée proprement folle. Les médecins perdraient-ils la raison ? Ils sont sans doute pris dans les excès ce fantasme actuel de la transparence. Mais ces limites qui sont, me semble-til, ici atteintes pour ne pas dire dépassées, ne proviennent-elles pas au fond de ce qui gagne et mine Etats-Unis : la judiciarisation de la médecine ? Mais revenons à Elisabeth. Son sentiment de solitude est décuplé. Son mari refuse d’entendre ses doutes et l’évocation de sa mort. Sa mère affiche une bonne humeur qui masque mal son chagrin... Elisabeth essaie de se raccrocher à quelque chose qui lui donnerait du courage, son beau courage qui l’a abandonnée. Elle vient me voir dès qu’elle le peut ou bien m’appelle au téléphone. Je suis celle à qui elle peut tout dire, sa terreur, sa colère, ses espoirs. Elle peut en ma présence vomir son sentiment d’injustice de cette maladie qui la ronge. Elle pleure et rit tout à la fois. Elle ne peut contenir ses émotions. Cette annonce a fait l’effet d’une bombe et l’a laissée sans force, perdue, traumatisée. Lui reviennent en mémoire les derniers jours de son père, emporté par une tumeur au cerveau que les soignants avaient attaché sur son lit parce que, trop agité, il pouvait s’arracher ses perfusions. La violence de ce souvenir l’envahit. Elle se demande sans doute si elle ne finira pas comme lui. La voici donc comme le nourrisson savant de Ferenczi, détentrice d’un savoir qui excède ses moyens psychiques, contrainte à cette réalité traumatique. Le résultat de son premier scanner de contrôle après la série de cures de chimiothérapies reçues depuis sa récidive s’est révélé décevant. Elle me dira alors que je la croise aux consultations externes : « Ce n’est ni mieux ni pire, ça n’a pas bougé, les deux scanners sont comparables. Bien sure j’aurais préféré que ça régresse. Tant pis. Au moins je me console en me disant que ça n’a quand même pas augmenté… ». Sa mère et sa sœur qui l’accompagnent ce jour là affichent toutes deux une sorte de bonne humeur qui cache mal leur déception. Elisabeth tente de faire de même. Je les quitte. Elles restent là debout au milieu de la salle d’attente, comme indécises, elles semblent en fait complètement perdues. Depuis cet examen, Elisabeth a dû subir un nouveau protocole de chimiothérapie bien plus 28 J.P. Carverni, « Ethique de l’information : informer le sujet, n’est-ce pas risquer d’en faire un objet ? », pp. 59-66, in Violence du dire, violence de l’annonce, 7ème colloque de Médecine et Psychanalyse, Etudes freudiennes, Paris 2005. 13 agressif encore que le précédent. Ce traitement a nécessité son hospitalisation. Je lui ai rendu visite à chacun de ses séjours. La chimiothérapie la faisait vomir terriblement, l’épuisait. Ses forces psychiques et physiques dans ces moments-là l’abandonnaient. Elle me demandait de rester près d’elle, tout comme un enfant le demanderait à une mère. Ensuite, elle a reçu deux réinjections de consolidation29. Un moment elle s’était raccrochée à une greffe allogénique30, son frère aîné ayant été déclaré compatible. Cette perspective a un temps constitué un espoir, mais à la suite d’analyses plus poussées cette compatibilité s’est avérée insuffisante. La déception une nouvelle fois fût terrible. Tous ces efforts pour tant d’incertitude la désespèrent. A sa deuxième et dernière réinjection, Elisabeth a appris de l’oncologue que les traitements ne s’arrêteraient pas là. Elle devra quoiqu’il advienne recevoir encore de la chimiothérapie et probablement de l’immunothérapie. Les produits ne seront définis qu’à l’issue du bilan de contrôle dans quelques semaines. Elle devra aussi, toujours selon son bilan, peut-être être opérée de ses métastases pulmonaires, ce qui consiste en une chirurgie thoracique lourde. Tout cela fait beaucoup à « absorber » et elle ne cesse de dire : « Cette fois, ce n’est pas comme la première fois, c’est trop dur… Je n’arrive pas à y croire… » Pour ajouter immédiatement, comme pour conjurer la réalité que pourraient revêtir ces paroles : « Non, non, ça va aller ». On peut s’interroger sur vers où va Elisabeth ? Comment peut-elle s’organiser psychiquement à présent que tout est à recommencer ? Comment retrouver de l’espoir face à une situation qui ne cesse de se dérober, de lui porter des coups. « Tomber sept fois, se relever huit », dit le haïku japonais31… et à la huitième que se passera-t-il ? J’accueille depuis le début et du mieux que je peux toute cette peur mais je suis moi aussi parfois envahie par elle, je la ressens et se produit alors comme une porosité de nos frontières psychiques. L’archaïque indifférenciation serait-elle à l’œuvre ? Contenir cette angoisse qui s’insinue en permanence dans son esprit, l’absorber ne serait-ce qu’un peu, pour redonner à Elisabeth un espace psychique plus apaisé voilà ce que je tente de permettre en lui offrant ma disponibilité, mais je suis moi aussi au bord parfois de rendre les armes devant l’effroi provoquer par ses angoisses de mort qui régulièrement la submergent, l’engloutissent sous un océan de terreur sans fond, dans ces contrées si proches d’un chaos insondable et archaïque, celui d’avant la pensée qui permet de lier ces fragments épars, persécuteurs. Je suis celle qui tente de transformer à la manière de Bion, ces éléments Bêta (β) en éléments Alpha (A), car pour Elisabeth se joue l’impensable de sa propre mort qui se profile toujours plus menaçante, toujours plus présente à mesure que les évènements de sa maladie s’accumulent. Chez elle, elle contemple ses enfants, si jeunes encore et se demande comment ils feront sans elle, après. Elle se demande au fond comment elle peut faire avec cette pensée terrifiante… 29 auto greffe pour tenter de renforcer l’efficacité des traitements reçus 30 Greffe de cellules souches avec donneur compatible dans la fratrie 31 L’intégralité de ce Haïku japonais dit en fait : « Telle est la vie, tomber sept fois se relever huit ». Philippe Labro a donné en titre ce Haïku à l’un de ses romans paru chez Gallimard en 2003, où il fait l’évocation de sa dépression. J’emprunte à mon tour ce Haïku pour parler d’Elisabeth. Mais parviendra-t-elle à se relever encore ? 14 Comment peut-on se représenter sa propre mort lorsque cette dernière surgit soudainement dans le réel de l’existence ? Le réel n’est-il pas ce qui justement ne transite pas par l’imaginaire et le symbolique ? La maladie en venant refaire effraction a brisé chez Elisabeth son sentiment de continuité d’être, la propulsant dans un monde où tout peut advenir, surtout le pire. Comment l’aider à faire face à cette situation traumatique sinon en accueillant du mieux possible ses émotions si contrastées, si changeantes. J’ai le sentiment parfois d’en être le trait d’union, celui qui relie entre elles ses deux parties clivées d’elle même, l’une malade et l’autre pas, désespérée et pleine d’espoir tout à la fois, des parties qui s’affrontent aussi. Je suis peut-être celle qui redonne un peu de cohérence en la « délestant » de ce trop plein d’émotions, de pensées, de fantasmes de toutes sortes. M. H. l’inconsolable veuf L’homme est d’une maigreur extrême. Il est maladroit dans ses gestes. Son regard n’arrive à se poser sur rien, ce qui donne l’impression qu’il est fuyant. Installés dans cette petite pièce qui sert à recevoir patients et familles dans ce service d’oncologie médicale, après m’être présentée comme la psychologue que l’équipe a sollicitée pour que je le rencontre, j’invite M. H. à parler. Il a manifestement du mal à trouver ses mots. Déjà son regard se trouble, ses yeux s’embuent. Tassé sur son siège, il semble perdu, s’excusant presque de se montrer d’emblée dans cette fragilité, cette détresse qu’il ne parvient pas à contenir. Non, M. H. n’est pas un patient, bien que son aspect physique puisse le faire croire. Il est l’époux d’une patiente de 42 ans hospitalisée dans le service depuis quelques jours pour un cancer des ovaires évidemment décelé à un stade métastatique déjà évolué. Elle est ainsi très vite après le début de sa prise en charge déclarée en phase palliative terminale. Le mari vient d’apprendre des médecins ce qu’il en était. Je suis face à un homme totalement désemparé. Il ne veut pas encore croire « qu’il n’y a plus rien à faire » pour son épouse, sinon tenter de contrôler la douleur qui tenaille, faire en sorte qu’elle ne s’étouffe pas, l’abdomen comprimé par l’ascite. Le couple à un fils de 11 ans. Le père, depuis que son épouse a été prise en charge dans notre institut après l’aggravation de son état, n’a rien pu lui dire de la réalité de la situation. Il lui a toujours assuré que maman guérirait. A présent qu’il sait que c’est « une question de jours » il ne sait plus que faire. Annoncer ça, il ne s’en sent pas la force. Il croit que son épouse aussi ignore l’étendue de la maladie. En fait, les médecins auront parlé à la patiente. Comment d’ailleurs aurait-il pu en être autrement, elle, qui se voyait décliner de jour en jour, toujours plus épuisée, perdant de son autonomie ? Monsieur H. se demande comment il pourra faire « comme si », ne pouvant envisager qu’il pouvait partager ça, cette perspective trop désespérante. Comment aurait-il pu, lui, qui n’arrivait pas alors à se le dire ? L’impensable, l’absurde soudain le paralyse. 15 J’apprends également, lors de cet entretien, que le père et son fils sont porteurs d’une maladie génétique que l’on dit orpheline32. C’est le père qui l’a transmise. Le fils pour le moment va bien. Je comprends alors cette maigreur, ce physique de grand malade. M. H. est suivi depuis des années par une équipe spécialisée. Il a déjà subi plusieurs interventions. Il aurait déjà dû se faire hospitaliser depuis des semaines mais, trop absorbé par la situation de son épouse. Il dit : « moi ça peut attendre, c’est elle l’important. » Je ne peux alors pas m’empêcher de penser que cet enfant qui sera, dans les prochains jours orphelin de mère, sera, peut-être aussi, un jour orphelin de père. Lui-même, étant atteint, sait que son état peut se dégrader, les médecins le lui ont dit. L’enfant, même si cela reste relégué, inconscient, n’ignore rien de tout cela. Cette triple menace vient donc planer et obscurcir un peu plus l’avenir de cette famille. Ces pensées là, sont forcément chez chacun d’entre nous et n’appellent aucune réassurance. Que la position de la « passivité assumée », de l’accueil est difficile à tenir, bien qu’elle soit souvent la seule à avoir ! Résister, ne rien ajouter d’inutile, jusqu’à se faire violence. Se laisser pénétrer par la détresse de l’autre mais demeurer présent, sans fuite dans de vaines et inutiles paroles comme un aveu d’impuissance, qui peut pousser, pour se sortir du malaise provoqué, à balbutier quelques mots maladroitement lénifiants et pour qui dans le fond ? Mais à l’inverse, écouter, accueillir, ne pas juger, est-ce déjà soulager ? Estce suffisant ? Doit-on en toutes circonstances rester silencieux, se contenter d’émettre quelques « humm…humm » savamment dispensés ? Peut-on donner notre avis ? Pouvonsnous avoir de véritables échanges, sans que les entretiens ne se transforment en simples conversations, aux risques de perdre la visée thérapeutique ? Le silence est aussi précieux que la parole qui soutient. Plus tard dans l’entretien, j’aborde avec lui la question des non-dits, qui ne peuvent qu’amplifier les souffrances liées à un contexte déjà compliqué. Ainsi, concernant l’enfant, je donne mon sentiment qu’il ne peut rester en dehors de cette réalité, pourtant douloureuse. Comment ne rien lui adresser alors même qu’il rend visite à sa mère presque chaque jour et est ainsi témoin de l’altération grandissante de son état ? C’est un peu comme si, il avait l’image mais pas le son. C’est insupportable. Peu après d’ailleurs, le jeune garçon, confié pour le week-end à des amis, fera une chute qui nécessitera son retour précipité à la maison, afin qu’il puisse consulter l’équipe médicale qui le suit habituellement. Quelle sens donner à cette chute sinon montrer qu’en se faisant mal il a mal, puisque les mots sont interdits ? M. H. précise que, ne travaillant pas depuis plusieurs années, c’est lui qui a donné à son fils le biberon, changé ses couches, suivi ses devoirs… Il sait faire la cuisine, gérer le quotidien, toutes choses qui habituellement échoient aux femmes au foyer. Il ajoute que si sa femme venait à partir, il saura s’organiser. Il entrevoit cet avenir quelques secondes, puis dit : « je ne sais pas comment je vais faire, je suis perdu. ». Il se remet à pleurer. 32 Pathologie évolutive qui porte notamment atteinte aux systèmes hépatique et artériel. 16 M. H. est revenu me voir souvent durant les quelques semaines qui se sont écoulées entre cette première rencontre et la mort de son épouse, ainsi qu’en consultation externe après le décès. C’est à chaque fois un homme terrassé de chagrin que j’ai rencontré. Encore dans l’incompréhension, le refus, de cet événement. Incapable de reconnaître que la maladie de son épouse avait été plus forte que tout l’arsenal thérapeutique déployé, il cherchait une réponse à sa souffrance en tentant de savoir qui avait failli ? Qui n’avait pas pris à temps les bonnes décisions ? Idéalisée, dépeinte, jusque dans son agonie, comme courageuse et exemplaire, M. H. met en avant cette figure digne des plus belles icônes à qui l’on voue une ferveur éternelle, recomposée, réinventer par le travail du deuil. D’un côté les médecins, les persécuteurs, les incapables. De l’autre la victime forcément exemplaire, forcément parée de toutes les qualités. Toutes ces pensées n’auraient-elles pas non plus comme fonction de retarder le moment d’en affronter d’autres, qui, en raison des menaces liées à la maladie génétique du père et du fils, seraient encore plus angoissantes ? 2ème Conclusion Dans ces lieux, où maladie grave et traitements dictent leurs lois, pas de filet. Nous sommes des navigants dans ce vaisseau que constitue l’hôpital, pouvant être appelés à tout moment, car joignable par un bip, dans n’importe quel service. De ces histoires de vie qui se font et se défont, ces moments d’espoirs et de détresse profonde, nous sommes les témoins. Ainsi, devons-nous parfois intervenir en urgence parce qu’une équipe, un médecin se sentent débordés par la situation qu’ils rencontrent. Différer n’est pas toujours possible face à l’angoisse qui peut submerger un patient, une famille, des soignants. Mais en même temps travailler cette question devient essentiel, pour ne pas tomber dans le mimétisme médical que constitue l’urgence. Gare au « SAMU psychologique » ! Ne pas céder à la tendance actuelle qui est de « dégainer » du psy à toutes les occasions. Les cellules de soutien psychologiques pullulent. Je m’interroge encore sur leur pertinence… On sait pourtant, que le précieux allié du psy c’est le temps, les modifications ne s’installant souvent qu’après coup. Ces lieux si particuliers, exigent donc des pratiques particulières et singulières. Loin, le cabinet feutré de l’analyste, loin le cadre auquel le psy se raccroche peut-être parfois pour se rassurer lui-même. De tels lieux convoquent des sentiments extrêmes, comme sont extrêmes les problématiques de vie et de mort auxquelles sont confrontés tous les protagonistes de ces tranches de vie, malades, entourage et soignants. 17 Modélisation de temporalité et cancer Commentaires et conclusion Ce schéma représente l’idée que la temporalité est amputée de l’avenir par la survenue dans le Réel du cancer. Les flèches en pointillés à droite figurent cette rupture et le fait que les relations à l’avenir ne sont pas encore et relèvent de fait de l’imaginaire (les pointillés représentant l’aspect incertain et hypothétique de l’avenir ). La flèche à l’intérieur de la partie gauche du schéma qui figure le passé et qui est en petits pointillés va du présent au passé et inversement et représente selon son sens les mouvements de répétition ou de régression. La flèche verticale figure quant à elle la coupure, le Réel, ce qui n’est pas symbolisable. Ce schéma dans sa configuration peut aussi montrer le caractère involutif de la temporalité La temporalité est une notion complexe. Tenter de la modéliser constitue une démarche de fait difficile et surtout lacunaire et réductrice.