LA POLITIQUE À TRAVERS LAUTRÉAMONT L'envers d'une raison instinctuelle @ L'HARMAITAN, 2009 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: EAN: 978-2-296-09148-1 9782296091481 Paris Sinan EVCAN LA POLITIQUE À TRAVERS LAUTRÉAMONT L'envers d'une raison instinctuelle Préface d'Alain Badiou L'HARMA TT AN La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parntions Irma Julienne ANGUE MEDOUX, Richard Rorty, Un philosophe conséquent, 2009. Axel CHERNIAVSKY, Exprimer l'esprit. Temps et langage chez Bergson, 2009. Denis VIENNET, Il y a malêtre, 2009. André TOSEL, Spinoza ou l'autre (in)finitude, 2008. Serge V ALDINOCI, Phénoménologie affective, 2008. Driss BELLAHCENE, Eloge de la discontinuité, 2008. Didier CARTIER, La vie ou le sens de l'inaccompli chez Nicolas Grimaldi, 2008. Remerciements: SIrn1aEvcan, Çmar Evcan, Maria Siakalli, Melek Ulagay Taylan, Zeynep Perinçek Signoret, Claude Signoret, Karine Mina et Büsra Ersanli. Préface par Alain Badiou La rhapsodie, la fable, le court-circuit Sinan Evcan a tenu à utiliser un embrayeur philosophique tout à fait inattendu: Il travaille à partir de Lautréamont. La visée profonde est énoncer la lisière de pensée toujours mouvante, entre la création littéraire et la rénovation politique. Je veux d'abord présenter la méthode, le style de pensée, de ce travail. Je repère trois opérations: la rhapsodie, la fable, le court circuit. La forme du travail est en apparence déliée, sans continuité formelle trop apparente. Il y a une séparation brutale des paragraphes, une survenue très soudaine des références. Sinan Evcan travaille à mettre en évidence les irruptions et les décalages. Il utilise des fables pour concentrer la pensée: la cigale et le clochard, Aphrodite.. .Enfin, il juxtapose des déterminations étrangères l'une à l'autre, créant ainsi des oxymores théoriques. Tout cela, au fond, dans une grande fidélité à Lautréamont. C'est que Lautréamont n'est pour l'auteur ni l'occasion d'un exercice herméneutique, ni celui d'un structuralisme littéral. Lautréamont est plutôt comme le canevas des ressources où la pensée de Sinan Evcan va puiser. C'est que cette pensée exige des rapprochements de type poétique, dont le style de Lautréamont est friand: innocence calculée, sang-froid enfantin, imagination rationnelle, jouissance non décadente etc. Les références fondamentales du travail organisent trois séries. Il y a bien entendu tout ce qui tourne autour de Lautréamont: les classiques études académiques, les usages littéraires (Sollers, Blanchot, Vaneigem, Pleynet...) et la façon très particulière qu'a Sinan Evcan de régler la distribution des grands oxymores dans l'espace de la pensée de la politique. Il y a tout un matériel philosophique contemporain centré sur la biopolitique ( et en effet, quoi de plus nettement connexe à Lautréamont, le chantre de la femelle du requin, que le passage du biologique au symbolique ?). On trouvera donc Foucault et Agamben, mais aussi comme des contre-poids, Zizek ou Rancière. Il y a enfin la série constituée par moi-même, qui est comme le vis-à-vis purement spéculatif de Maldoror. La pensée de Sinan Evcan travaille par divisions et par suites, un peu comme dans le Sophiste de Platon. La division fondamentale oppose la raison instinctuelle, qui domine les états, et l'instinctuel non encore raisonné, qui constitue les peuples. Au regard de cette division, la question majeure est celle de l'innocence. Une autre division concerne le centre et les bords: s'exerce partout la séduction du centre, et la peur des bords. Une vraie politique serait une redistribution-dissémination des centres. Une série importante est la série subjective, celles des prédicats cruciaux: le talent (pour l'art), le génie (pour la science), la beauté (pour l'amour), le pouvoir (pour la politique). Une autre est la série des actions de l'Etat pris dans sa raison instinctuelle: attirer, négliger, manquer. Sinan Evcan tire de tout cela des effets étonnants. Dans la descendance de son référent Maldoror, on s'attache aussi à l'analyse des affects primordiaux. Il y a une très fme analytique de l'ennui, et aussi une grande efficacité dans l'usage de cet affect animal sous-estimé chez l'homme: le contrôle extensif, le marquage du territoire. Remarquons enfm que tout se construit en boucle à partir d'une expérience cruciale: la manifestation qui suit le meurtre, en Turquie, d'un journaliste arménien. Et qui permet de scruter la pertinence du mot d'ordre: nous sommes tous des arméniens. Nous pouvons sans doute poser à Sinan Evcan quatre questions après avoir insisté sur la force et l'originalité du travail : 1. Comment expliquer, alors même que la pensée des affects est si importante, l'absence de la psychanalyse? A-t-elle un sens ? 2. L'auteur ne pourrait-il pas revenir sur la figure essentielle du sang-froid. Quelle en est, dans le monde inspiré par les descriptions de Lautréamont, la provenance animale? 12 3. Comment situer toute l'entreprise au regard du courant vitaliste en philosophie (Bergson, Deleuze...) ? 4. On voit bien la ressource politique de tout ce qui est ici repensé. Mais peut-on faire l'économie d'une méditation séparée sur le principe d'organisation, si fondamental et si aporétique ? Alain Badiou 13 INTRODUCTION Maldoror: l'animal-humain difficulté d'un Choix-Vérité et se tenir debout dans la Des Maldorors ultra nationalistes, nationalistes, peu nationalistes, ignorants, ou seulement dépolitisés, avaient tous envahi les trottoirs d'Istanbul un jour d'hiver 2007. Rabaissés et réactivés, enragés mais stupéfaits, ils regardaient la marche d'un long cortège composé de près de deux cent mille personnes qui criaient à haute voix: «Nous sommes tous des arméniens! ». Les Maldorors témoignaient d'un événement, jamais vu à Istanbul jusqu'à ce jour-là. Par masses, ils condamnaient l'assassinat d'un journaliste, Hrant Dink, citoyen turc, d'origine arménienne et d'autres, attroupés, les regardaient simplement avec stupéfaction. Il ne s'agissait pourtant pas, dans l'affaire, d'être arménien ou non, mais de comprendre comment l'amour de la justice pourrait encore réunir aujourd'hui autant de personnes en tant que corps et cœurs palpitants. Comme le disait Lautréamont, il ne s'agissait pas ici d'un homme qui s'arrête dans la rue pour voir deux bouledogues s'empoigner au cou mais qui ne s'arrête pas quand un enterrement passe.. qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur .. qui rit aujourd'hui et pleure demain. Je te salue, vieil océan. l Un rassemblement des réactivités obscures regardait simplement une autre réactivité militante, réunis autour de la justice et de l'amour. Nous en reviendrons en détail à l'assassinat de Hrant Dink et de l'événement qu'il a suscité vers la rm de ce travail. Mais commençons par l'obscurité et sa profonde solitude. « Il Y a une solitude dans cette affaire» est le titre du roman de Tuna Kiremitci, jeune auteur contemporain turc. Ce titre semble faire allusion à l'expression: « il y a quelque chose qui ne tient pas debout en ce que vous venez de dire ». Ce que vous faites est faux, 1 Lautréamont, Les Chants de Maldoror, p 99 et cela, probablement, sous l'influence de votre solitude, sous l'influence de toute rencontre possible non-réalisée, toute animalité accumulée dans cette période de la non-rencontre, tout psychologisme déroutant et aveuglant. Evidemment, il faudra mettre en lumière les contours, et même l'intérieur de cette période de la non-rencontre. Est-ce un fait? Estee un choix? Est-ce que c'est immanent à une telle situation de solitude d'être cette solitude (le hasard des coups de dés est-t-il aussi immanent) ? Ou est-ce purement contingent? La représentation des objets est une chose qui manque chez les animaux, dit-on. On considère souvent que la corporalité, le sexe, la violence et la tendresse, chez les animaux, sont vécus dans leurs existences comme de purs affects, ni représentés, ni calculés mais comme des passages à l'acte tout simplement. Mais « concernant les rapports corporels chez les êtres humains, la pureté n'existe plus, comme dirait Lacan: il n'y a pas de rapport sexuel »2, il y a toujours le deux plus le un, selon lui, qui représentent le support fantasmatique du couple. Mais malgré tout, dans le cas de l'homme qui est affamé, affamé de nourriture, d'amour et de sexe, n'y aurait-il pas une pulsion qui correspond à un univers purement animal? Selon Heidegger cité par Agamben, «l'ennui profond» met en lumière la proximité inattendue entre le Dasein et l'animal. Certes, le vivant, de même qu'il ne connaît pas l'être, ne connaît pas non plus le néant,. mais l'être n'apparaît dans « la claire nuit du néant» que parce que, dans l'expérience de l'ennui profond, 1'homme a pris le risque de suspendre son rapport du vivant avec le milieu3. 2 3 Zizek, Slavoj, Organs without Bodies, p 99 Giorgio Agamben, L'ouvert: De l'homme 18 et de l'animal, p 107 Cette suspension causée par l'ennui profond, n'est-elle pas finalement une sorte de non-sensibilité, une perte de contact sensible avec les procédures de vérité (dans le sens de catégorisation d'Alain Badiou: l'art, la politique, l'amour et la science), donc une sorte d'hibernation? Une décadence humaine se montrerait évidemment en la perte de l'enthousiasme et de la sensibilité sociale et politique. Ou dans un autre sens, l'homme qui devient jouisseur, esclave de jouissance, prisonnier de son corps ou assassin de son âme. Et de l'autre côté, la déconnexion obligée de tous ceux qui sont condamnés à la solitude, d'une manière ou d'une autre, ceux qui sont jetés en-dehors de la société. La solitude et l'animalité; il faudra peut-être élaborer ces deux thèmes ensemble, ainsi que l'ennui qui intervient quelque part entre ces deux. Et bien évidemment, la tristesse et l'indifférence, quand l'ennui n'offre que ces deux-là. Un carrefour, et l'animalhumain qui se trouve en permanence soit avec le côté tristesse de ce carrefour, soit avec son côté indifférent. Bien sm, la pauvreté et la souffrance qui configurent et reconfigurent cet ennui: l'ennui des riches, l'ennui des pauvres, l'ennui des bêtes. En procédant finalement à la recherche, nous rencontrons une question assez inattendue. La recherche de l'ennui ne nous conduitelle pas nécessairement au point de fusion de l'humain et de l'animal ? S'il faut faire un pont dans l'œuvre de Jacques Brel vers ce travail qui va étudier «l'animalité rationnelle de l'humain et la politique à travers Lautréamont », nous pourrions prendre comme point de départ la chanson de Brel qui se demande: «Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient ?» et qui lance vers la fin son coup décisif: 19 « Pourtant il nous reste à tricher, être le pique et jouer cœur, être la peur et rejouer, être le diable et jouer fleur »4 La partie « être le pique et jouer cœur» est peut-être celle qui nous place cœur des Chants de Maldoror, car on joue chez lui pour payer le déjà joué ou pour défaire le nœud dénaturé de ce que l'on appelle la nature de l'humaine. Le centre de la politique (le centre qui empêche la politique d'exister en tant que politique véritable) impose pourtant ici ses doutes car l'instinct originel de ce jeu n'est-il pas fmalement la peur qui appelle tout un chacun au «bon sens », demanderait Lautréamont? Le bon sens de la (a)politique. A un certain moment, on cesse de jouer chez Lautréamont. Mais les «artificialités» accumulées sont déjà ancrées dans le corps. On n'a donc qu'à les dégager. Mais comment? Par l'instrumentation de la ruse (que l'on a si bien apprise) au service de la violence. Mais ce sang-ftoid même (le sang-ftoid de Maldoror), coexiste paradoxalement ( paradoxe selon la logique mais pas hors-possibilité) avec la peur, l'angoisse et la mise à nu des réactions corporelles: apparence très douteuse selon la mathématique! Commençons donc peu à peu l'histoire de Maldoror : J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ,. c'est fait. n s'aperçut ensuite qu'il était né méchant: fatalité extraordinaire! n cacha son caractère tant qu'il pût, pendant un grand nombre d'années,. mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête ,. jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal... atmosphère douce! Qui l'aurait dit! lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l'aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché. Il n'était pas menteur, il avouait la 4 Brel, Jacques, Pourquoi/aut il que les hommes s'ennuient 20