Exposé de Monsieur Alain Max Guénette, professeur à la

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Exposé de Monsieur Alain Max Guénette, professeur à la Haute école de gestion Arc, Delémont et Neuchâtel, le 22 nov. 2014 lors du Forum œcuménique romand à Lausanne. Titre de la journée d’échange et de débat 2014 : « Travailler ensemble ». Ce texte, qui reprend des bouts d’éléments écrits par l’auteur, est rédigé exclusivement à l’endroit des personnes présentes à la réunion de Lausanne du 22 novembre. Il ne devrait en aucun cas être diffusé plus loin. L’auteur reste disponible pour continuer le dialogue entrepris le 22 nov. dernier ou répondre à des questions spécifiques. 1. Introduction L’idée centrale défendue ici est celle d’un basculement dans les années 1980 où l’entreprise vue comme un espace collectif d’innovation a (re)fait place à une conception de l’entreprise vue comme un espace de relations marchandes – où se vend et s’achète du travail notamment. Un retour au 19ème siècle en quelque sorte, avant la révolution taylorienne ! Avec le traitement individualisé des salarié∙e∙s dans les années 1980, la psychologisation prends le pas sur les considérations organisationnelles et le travail, pourtant collectif par essence, est vidé de cette dimension et réduit à être envisagé en termes de quantité plutôt que de qualité empêchant précisément le « travailler ensemble ». 2. De quelques tendances lourdes 2.1. Évolution des organisations Il est utile de comprendre la nature du basculement qui s’est produit dans les années septante et quatre‐vingt, soit à la fin de la période de croissance extraordinaire dites des « Trente glorieuses ». Les années septante sont marquées par une contestation du modèle fordien‐taylorien, des ouvriers entre autres employés aspirant à être considérés comme autre chose que de simples rouages. Le courant de l'amélioration des conditions de travail s’impose. En témoignent les grèves d'ouvriers de part et d’autre de l’Atlantique (Renault, General Motors notamment). Les réactions diffèrent cependant avec, d’un côté (aux États‐Unis) les représentants d’entreprises préférant prendre à leur compte, en se l'appropriant, le problème de la santé au travail, afin d’éviter une revendication syndicale. D’un autre côté (en France), le problème étant pris en main par l'État au travers d’une institutionnalisation centralisée. Les années quatre‐vingt et nonante sont celles de l’oubli de la question de la santé. Place est laissée aux débats autour de nouveaux modes de gestion, notamment la gestion instrumentalisée des compétences pour participer à l’anticipation en matière d’emploi et pour gérer l’implication des salariés dans des entreprises moins intégrées qu’auparavant et où le mode de contrôle par la discipline montre ses limites. On cherche à dépasser la division trop forte du travail qui montrerait ses limites en termes d'efficacité, à promouvoir la flexibilité. On préfère aborder la question de la fin du travail plutôt que celle des conditions de travail. La décennie des années deux mille voit réapparaître la problématique de la santé, affrontant une contradiction : comment, en effet, alors que l’on a assisté à un mouvement de progrès technique, à travers notamment l’automatisation et l’information, peut‐on comprendre que la santé des personnes au travail se soient aggravée ? Comment la société moderne a‐t‐elle pu engendrer tant de maladies et de pathologies nouvelles ? Pourquoi et comment, en somme, la tertiarisation de l’économie péjore‐t‐elle la santé au travail ? (Diverses manifestations, tel que le Congrès suisse de santé dans le monde du travail, événement biannuel, ont ainsi vu le jour.) Pour répondre aux questions posées dans le paragraphe précédent, mettons en parallèle l'évolution des stratégies économiques avec les modèles d'organisation qui les accompagnent depuis la fin de la seconde guerre mondiale, puis évaluons ce qui a changé dans le travail de l'employé, de l’ouvrier en l’occurrence, dans son rapport au travail. 2.2. De la stratégie économique et du rôle ouvrier La prise en compte de ce que l’on demande aux personnes depuis les années septante est illustrée ici à travers le travail ouvrier. Le modèle taylorien répondait à une logique économique de production où la demande renvoyait à des biens de 1er équipement. Il fallait en effet reconstruire au sortir des guerres mondiales. Le travail de l’ouvrier était celui d’un « expert » dans un domaine spécialisé. Dans les années septante, la demande est devenue une demande de renouvellement. Nous entrons dans ce que l’on appelle aujourd’hui une « économie de la variété » dans laquelle le client dicte sa préférence. L’ouvrier n’est alors plus seulement un expert mais doit faire face à la polyvalence au risque de la maîtrise de son « expertise métier ». Illustrons cette nouvelle forme de professionnalisme en nous appuyant sur le cahier des charges d'un « soudeur » : Soudeur dans le … passage… modèle taylorien‐
fordien  Savoir souder  Détail des opérations de soudure Conséquence : gain en expertise année après année Soudeur aujourd’hui 
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Savoir souder Autocontrôle (vendeur de son travail) Ranger/Nettoyer (norme 5S) Maintenance de 1er niveau (norme TPM) Réunion d'équipe autonome Écrit dans un cahier les problèmes rencontrés (cognition)  Être prés à être dérangé pour aider un collègue de l'équipe autonome Possible ou pas possible ? Conséquence : augmentation de la flexibilité au détriment de l'expertise. L’arrivée d’une demande dite de consommation suit cette dernière tendance. Pour s’adapter à la mondialisation, les entreprises doivent sans cesse innover pour être compétitives et renouvellent régulièrement un bien afin de dynamiser le marché. L’ouvrier cesse d’être expert de son domaine et se retrouve en continuelle adaptation. Il ne se voit plus seulement qualifié relativement à la maîtrise de sa tâche (cadence, norme), d'autres facteurs faisant leur apparition : activités cognitives, flexibilité. Certes le travail est moins dangereux et moins pénible qu’auparavant, mais, en même temps, la maintenance, les contrôles, les réparations, les réponses aux incidents, obligent à des efforts et des postures difficiles, non prévus par la conception. Ce professionnalisme d’un genre nouveau requiert des compétences nouvelles, le travail s’intensifiant, voire se densifiant. La flexibilisation devient de plus en plus une obligation imposée par les modes d'organisation. 2.3. L'hyper‐compétitivité Le changement organisationnel et stratégique des organisations a conduit à la création de nouvelles formes de management et d’organisation. Le monde actuel de la concurrence s'est tellement complexifié que, pour être compétitif, il faut non seulement dominer en termes de coûts, mais aussi de qualité, d'innovation et de délais. C’est ce phénomène que l’on appelle hyper‐compétitivité et qui touche tous les domaines économiques, toutes les organisations jusqu’à celles du secteur public. Pour faire face à cette donne économique, les fonctions dirigeantes spécialisées (DRH, Finance, etc.), ont élaboré des outils propres à leurs domaines de compétences. La création de tels outils (juste‐à‐
temps, démarches qualité, équipes autonomes, etc.) engendre des difficultés dans la mesures où ils ont été élaborés par des experts pour des experts et qu'ils peuvent parfois engendrer des contradictions si ce n’est des paradoxes (en requérant, par exemple, polyvalence et expertise à la fois). En conséquence, les managers se retrouvent face à des outils hypercomplexes et n'arrivent plus à voir la cohérence de l'ensemble. Le « middle manager » se retrouve confronté à appliquer des normes dans le seul but de remplir les objectifs sur lesquels il sera jugé. Son travail gagne donc en complexité et en intensité – les 3C (contraintes, contradiction et conflit logique) –, ce qui peut nuire à sa santé et de fait le conduire à transmettre la tension qu’il ressent à son équipe. Les responsables RH, qui devraient à cet égard aider les directions à réguler les tensions et les contradictions, sont souvent dépassés et se replient parfois sur une hypothétique posture stratégique. Les périodes de fort changement organisationnel (hyper‐performance) provoquent dès lors une augmentation des maladies liées au travail, par exemple les troubles musculo‐squelettiques (TMS) et autres pathologies émergentes. Ces deux facteurs, couplés à l'augmentation programmée de la durée de la vie professionnelle et au vieillissement de la population active, menacent à moyen ou long terme les organisations. 2.4. Évolution de la subjectivité Les diagnostics portant sur l’individualisme contemporain ne manquent pas. Avec Hugues Poltier, philosophe à l’Université de Lausanne, dans un ouvrage collectif que nous dirigions, intitulé « Travail et fragilisation. Le management et l’organisation en question » paru en 2004, nous nous basions sur l’idée défendu avant nous par d’autres, que le processus de démocratisation va de pair avec un double processus d’individualisation et de fragilisation. À l’individu hypermoderne ou hypercontemporain selon les dénominations, tout est donné d’emblée, comme jamais auparavant dans l’Histoire sans doute, mais cet individu doit pourtant tout reconstruire. Cette situation ne favorise pas la tranquillité d’esprit et risque plutôt d’entraîner La fatigue d’être soi, pour reprendre le titre de l’ouvrage de notre collègue Alain Ehrenberg. Pris dans la norme de la responsabilité de soi, avec comme impératif de s’assumer matériellement par une rémunération acquise par le travail, l’individu se définit à partir de l’activité au travers de laquelle il s’inscrit dans un milieu socioprofessionnel déterminé et, du même coup, conquiert une identité à même de lui procurer la reconnaissance des autres. Les individus hyper‐contemporains, ou hypermodernes, se définissent comme des « travailleurs » en ceci que l’emploi est l’accès à l’émancipation matérielle (je suis souverain sur l’emploi de mon revenu), à l’identité sociale et enfin à la sécurité (rente vieillesse, protection contre les périodes de chômage, etc.). À l’individu comme figure normative, répond ainsi celle du travail comme mode d’insertion obligé. Étant donnée cette centralité de l’emploi comme vecteur d’indépendance et d’émancipation financière et statutaire dans nos société dite de l’« éthique du travail », l’individu se remet sans doute à une dépendance nouvelle, grosse de menaces, écrivions‐nous Hugues Poltier et moi. Dans cette même ligne d’analyse, un autre auteur, notre ami le Dr. Jean‐Pierre Papart, estime qu’une exigence d’initiative et de maîtrise professionnelle qui est la marque de notre situation d’individus hyper‐contemporains (de notre hypermodernité), est venue se surajouter à l’exigence de discipline et la culpabilité, notions qui renvoyaient elles à la modernité. Dans son ouvrage intitulé « Santé mentale. Plaidoyer pour la sécurité humaine et les droits de l’homme, il écrit : « Cette exigence renforce au niveau du milieu du travail l’exigence culturelle de ne construire son identité qu’à partir de choix exclusivement réflexifs, avec un envahissement des subjectivités par des questions obsédantes du genre : ‘Est‐ce que ma fonction correspond bien à mes compétences ?’, ‘Suis‐je bien traité avec tout le respect que je mérite ?’, etc. Questions qui prennent trop souvent la tête et qui finissent par rendre la vie particulièrement fatigante pour confiner souvent à l’impuissance. Quand l’idéologie de la réalisation de soi‐même condamne le sujet à un travail permanent sur lui‐même, quand l’identité assignée au départ ne correspond plus à l’identité qu’il convient d’acquérir, le besoin de reconnaissance est infini. » Le tableau suivant est tiré de l’ouvrage mentionné de J.‐P. Papart. Dimensions
santé / travail
S u b je c t i v i t é
Traditionnelle
Dite « moderne »
Hypercontemporaine
Fatalité
Discipline
Initiative
Maîtrise
Le « paroissien »
L’Individu-sujet
Le Soi réflexif
Foi
Sens du devoir
Affirmation narcissique
Evitement affectif
Souffrance psychique
Peur
Anxiété
Fatigue
Sentiment causal de la
Danger
Honte
Culpabilité
Impuissance
« J’ai la haine »
Normes incorporées
Obéissance
Honneur
Normes intériorisées
Emancipation
Normes égoïques
Maîtrise désymbolisée
« Empowerment »
Autonomie
Identification
Identité
Vagabondage
Alcoolisme
Violence familiale
Dépendances
BPD
La grâce
« Faut assumer »
Résilience
Idéologie
comportementale
Agent socio-
économique
Affect dominant
souffrance
Intention sociale
Objet pathologique
Mode défensif
Mode idéologique de
réaction
3. Critiques des organisations du travail 3.1. Malaise au travail… Sociologues, médecins du travail et psychologues du travail n’ont pas manqué de mettre en relief les atteintes à la santé produites par les organisations du travail modernes. Pour certains, il y a souffrance au travail parce que, alors que l’on demande de la créativité dans des organisations devenues flexibles, les outils de management et notamment la gestion des compétences brident précisément le potentiel créatif des personnes engagées. Pour le sociologue Philippe Zarifian par exemple, nous sommes passés d’une société disciplinaire à une société de contrôle, la modulation de l’engagement lui paraissant être au cœur de ce basculement. D’un côté la face négative, les personnes sommées de s’auto‐mobiliser dans un monde économique devenu instable, sont soumises à n’être qu’un morceau de capital, forcé de se valoriser par lui‐même : un monde où le travail en tant que tel tend à disparaître ! De l’autre la face positive, où l’on prendrait la mesure de ce que signifie ledit basculement en termes de coordination dans une société de l’engagement créatif. Pour d’autres, tel que le Dr. Philippe Davezies, médecin du travail, l’impact de l’accroissement des exigences de rentabilité imposées par les attentes de rendement des actionnaires sur l’organisation du travail et sur la qualité de vie au travail des travailleurs. Les injonctions contradictoires qui pèsent sur eux, parmi lesquelles l’injonction à faire du chiffre, contraindrait les travailleurs à négliger la qualité de leur travail, mettant en péril le sens de leur engagement, et, par‐delà, leur identité professionnelle et leur estime de soi. « Dans les cabinets médicaux, observe le médecin, les salariés se plaignent moins de l’intensification que de la dégradation de la qualité et du sens de leur travail ». Les mécanismes de défense que mobilisent les travailleurs pour supporter des choses difficiles dans le travail visent le plus souvent à mettre la personne « à l’abri de l’impact émotionnel de son activité », ce qui la conduit à développer des attitudes de froideur, de rigidité, d’indifférence voire de dénigrement à l’égard de ses collègues. D’autres encore apportent des explications sur la crise du travail et de la montée de souffrance. La lecture de l’ouvrage de Pierre Farron « Dis, pourquoi tu travailles » paru en 2012 apporte à cet égard moult éclairages. J’aimerais pour ma part mettre l’accent sur trois points : 1. La tendance à mettre la faute sur les individus au lieu d’interroger l’organisation du travail. On a, à travers le seul outil véritablement nouveau depuis plus de septante ans, celui de gestion des compétences, affirmé un mode gestion individualisant où l’on met la faute sur les individus d’éventuels manques de performance, avant même de chercher à savoir si l’(in)organisation du travail n’est pas responsable dudit manque de performance. Autrement dit, on met la faute facilement sur les individus d’emblée. Signe de cette tendance à l’individualisation et à la psychologisation, le phénomène du coaching. [Pédagogiquement parlant, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans nos enseignements en matière de RH (Ressources humaines), mes collègues de la Heg Arc et moi insistons sur l’importance qui doit être mise sur l’organisation du travail avant toute chose. L’individualisation du traitement des salariés depuis les années quatre‐vingt n’a que trop permis en effet que les formes de psychologisation, voire aujourd’hui, de médicalisation, priment dans le monde des organisations.] 2. La nécessité de co‐construire la prescription du travail eu égard à l’irruption du client, ou de l’usager, dans le processus de production de biens ou de services. Le passage d’une économie de la variété (« deuxième équipement » comme dit plus avant) et les organisations de type produit‐process qui sont courantes désormais, ont mis au premier plan l’importance du client, de l’usager. Il est nécessaire de composer avec le client ou l’usager, de sorte que si l’on en est empêché, il y a des risques de souffrance. Ce qu’a essentiellement apporté au début du vingtième siècle l’ingénieur américain Frederik Taylor, c’est une vision intégré de l’entreprise avec l’importance accordée à ce que l’on appelle le « bureau des méthodes ». L’« expert » du travail y assure la prescription permettant l’exécution du travail – bien sûr, l’on sait qu’il y toujours un écart entre ce qui est prescrit, la tâche pensée, et ce qui est réalisée, l’activité réelle de travail. Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui les travailleurs sont face au client, ou à l’usager dans le cas des services publics, et qu’ils doivent co‐construire la prescription devenue plus riche que naguère. Quand cela ne leur est pas permis, qu’il ne leur est pas permis de co‐construire la prescription, alors il y a empêchement d’agir et, finalement, souffrance. [Cela m’est apparu criant lors d’une intervention en toute fin du siècle dernier dans une institution du monde socio‐sanitaire, alors que je devais répondre à un représentant syndical qui me demandait pourquoi dans les milieux industriel souvent la violence au travail était plus forte et l’on souffrait sans doute moins. Ma réflexion m’a conduit à prendre en compte cette idée que lorsque l’on devait prendre en compte le client, ou l’usager, il fallait pouvoir co‐construire la prescription, ce que ne permet pas souvent les organisations du travail demandant la coopération mais en même temps la rendant plus difficile.] 3. L’absence d’un Droit de l’entreprise. L’entreprise, selon les auteur∙e∙s Blanche Segrestin et Armand Hatchuel dans leur ouvrage paru en 2012 : Refonder l’entreprise, a été décomposée pour être restée un impensé juridique. Il est vrai que l’entreprise n’a pas été fondée en droit. Il y a certes un Droit du travail, mais pas un Droit de l’entreprise. À défaut, il y a un Droit de la société anonyme. Comment remédier à cette situation? Comment empêcher que les actionnaires se comportent comme les propriétaires de l’entreprise – alors même que ce sont les dirigeants qui sont censés la représenter! –, compromettant le progrès collectif. Comment renouer avec la tradition qui a donné naissance à l’entreprise et permettre son adaptation aux exigences contemporaines? Telle est la question posée par nos collègues et amis. Car l’entreprise moderne pensée au tournant des 19e et 20e s. particulièrement par l’ingénieur américain Frederik Taylor comme un «collectif de création et d’innovation», n’a jamais eu de véritable existence juridique. Au lieu d’un droit de l’entreprise, on a eu un droit de la société anonyme, ce qui a contribué à ce que l’objectif du profit à court terme assujettisse les dirigeants et leurs stratégies. Pour eux, il convient de revenir au moment de l’invention de l’«entreprise moderne» qui répondait à une crise de rationalisation et de la fonder enfin en droit pour qu’elle réponde à sa fonction essentielle de régulation du capitalisme. S’opposent ainsi deux conceptions de l’entreprise, l’une disant qu’elle est un collectif d’innovation, l’autre qu’elle est une sorte d’espace marchand où le travail s’achète et se vend au gré des besoins des actionnaires dans une logique de court‐terme. Nous défendons avec Segrestin et Hatchuel l’entreprise vue comme un collectif d’innovation contre la société vue comme un espace de relations marchandes. On a réussi à laisser penser que les propriétaires d’actions, les actionnaires donc, sont propriétaires de l’entreprise, ce qui est une aberration du point de vue du Droit. 3.2. Trop de management ou pas assez ? Comme le management, l’organisation du travail a assurément une influence sur la santé. L’étude d’un collègue, A. Valeyre (2005), le montre. Ses questions de recherche sont les suivantes : existe‐t‐il un ou des modèles de Nouvelle Forme d’Organisation (NFO) ? La contradiction entre le fait que les tâches sont de plus en plus automatisées et qu’elles devraient donc être moins contraignantes pour les employés, et que, pourtant, les problèmes de santé augmentent, vaut‐il pour tous les modèles ? Certains modèles contribuent‐ils à l'amélioration des conditions de travail, et par là même de la santé ? Valeyre a relevé quatre types prépondérants de modèles d'organisation : 
les organisations apprenantes ‐ forte autonomie, travail en équipe, autocontrôle, tâches complexes non monotones, peu de contraintes de rythme, résolution des problèmes imprévus ;  les organisations en lean ‐ à la recherche de la suppression ou diminution du « gras » (stock, management moyen, etc.), modèle proche de l'organisation apprenante à la différence près qu’il y a moins d'autonomie et il y a plus de contraintes de rythme ;  l’organisation taylorienne ‐ autonomie faible, tâches répétitives et monotones, respect des normes de qualité, faible contenu cognitif des tâches ;  l’organisation de structure simple ‐ peu de travail en équipe, mais proximité entre les cadres et les ouvriers, procédures peu formalisées, autonomie relativement forte, rotation des tâches non répétitives, supervision directe. L’analyse de Valeyre fait ressortir que les problèmes de santé sont plus importants dans les organisations lean que dans les organisations apprenantes. Comparant par ailleurs les organisations tayloriennes à d’autres NFO, le chercheur note que dans les organisations lean, la situation en termes de santé vaut celle des organisations tayloriennes ; quant aux organisations apprenantes, elles font montre d’avantages en termes de santé physique, mais pas nécessairement en termes de santé mentale. En définitive, Valeyre souligne que les structures simples sont les moins problématiques en termes de santé, ayant deux atouts majeurs : la proximité et le management de type social. Valeyre conclut que les NFO ont une part de responsabilité quant à l’augmentation des problèmes de santé. De ces exemples contrastés, on peut avancer l’idée que les mauvaises conditions de travail ne sont pas une fatalité : des marges de manœuvre existent pour autant qu’il y ait une réelle volonté politique et des institutions idoines. On peut aussi penser que la crise n’est pas celle d’un trop de management mais plutôt d’un manque. 4. Ouverture L’idée centrale de ma présentation est qu’il est devenu depuis la seconde moitié du siècle dernier de plus en plus difficile de travailler ensemble. Loin de laisser penser que les temps anciens étaient plus doux, au contraire !, je dirais avec la sociologue du travail Danielle Linhart que les travailleurs pouvaient donner sens à leur souffrance – les luttes sociales permettaient d’entrevoir un monde plus juste ‐, sans compter que les collectifs de travail fonctionnaient – il était possible de prendre en compte des éléments comme la fatigue au sein des équipes, ce qui n’est plus permis par le lean management. La « précarité subjective » pilotée par le management contemporain fragiliseau plus haut point les personnes. J’ai essayé à travers cet exposé, de mettre en relief certains aspects du malaise au travail, à travers des explications micro mais aussi macro. La question du Droit renvoie à ce dernier type d’explication. Mais avant de régler peut‐être un jour cette question, l’on doit affronter des problèmes de santé au travail, l’urgence étant de cherche à mettre en place des dispositifs de gestion de conflits dans nos organisations où règnent des tensions et des contradictions. Ici l’on devra interroger les conceptions de la santé au travail, ce que nous faisons d’emblée ma collègue Sophie Le Garrec et moi dans notre petit ouvrage « Le travail est‐il dangereux pour la santé » paru en début d’année 2014. Ainsi, face une intensification du travail – de par l’accélération des rythmes – qui se poursuit du fait de la concurrence et du développement des technologies de l’information ; à des organisations plus complexes, plus exigeantes : en termes de performances ; à des organisations qui privilégient une structuration par produit ou projet par opposition à une structuration par métier, ce qui engendre une déstructuration des collectifs de métier avec en soi des effets délétères sur la santé au travail ; face à cela que faire ? Ces évolutions ont clairement des effets sur la santé au travail avec une montée de ce qu’on appelle les risques psychosociaux (RPS). Depuis quelque temps, on traite moins par le mépris les suicides, les dépressions, les plaintes pour harcèlement, les malaises au travail… Les mentalités évoluent avec il faut le dire l’aide de la législation qui définit clairement les devoirs de l’employeur de prévention et de protection de la santé physique et psychique des salariés. La question urgente est celle de la mise en place de dispositifs de gestion des conflits, objet de colloques récents qui ont eu lieu à la Haute école de gestion Arc à Neuchâtel. 
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