Sur l`abstrait et le concret en mathématiques, et l`axiomatique, dans l

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Sur l'abstrait et le concret en mathématiques, et
l'axiomatique, dans l’œuvre de Marshall Stone
Michel Serfati
Université Paris VII
[email protected]
Abstract: This article is intended to describe and to analyze a set of
works of Marshall Stone (1903-1989) between 1936 and 1938. In the
preambles of his seminal article, Stone exposes the problem of the
representation of Boolean algebras, which, he said, is organized
around dialectic between the abstract and the concrete. He explains
how the «abstract» Boolean algebra structure was created from the
set P (E) of all subsets of a set E, a «concrete» instance, provided with
the usual set-theoretic operations. Was there anything else under
the abstract axiomatics than the founding concrete example, i.e. the
algebra of classes? We offer a philosophical analysis of this issue,
which is central to any process of axiomatization.
Key words: Boolean algebras; algebra of classes; algebraic (or
topological) representation; axiomatics.
Resumé: Le présent article est destiné à décrire et analyser un
ensemble de travaux de Marshall Stone (1903-1989) entre 1936 et
1938. Dans les préambules de son article fondateur, Stone expose la
problématique de la représentation des algèbres de Boole, qui, dit-il,
s'organise autour d'une dialectique entre l'abstrait et le concret. Il
explique en effet comment la structure d'algèbre de Boole abstraite
avait été créée à partir de l'ensemble P(E) de toutes les parties d'un
ensemble E, instance «concrète» munie des opérations ensemblistes.
Y avait-t-il autre chose, sous l'axiomatique abstraite, que l'exemple
concret fondateur, celui des algèbres de classes ? Nous proposons
une analyse philosophique de cette question, qui est centrale dans
toute démarche d’axiomatisation.
Mots clé: Algèbres de Boole; algèbre de classes; représentation
algébrique (ou topologique); axiomatique.
Notae Philosophicae Scientiae Formalis,
vol. 2, n. 2, pp. 175 - 191, outubro 2013.
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Mathématiques modernes,
mathématiques contemporaines
Un des objectifs du présent travail est d’examiner une distinction entre
mathématiques
modernes
et
mathématiques
contemporaines.
Par
mathématiques «modernes» j'entendrai ici celles du début du vingtième siècle,
jusqu'à Emmy Noether et Hilbert pour faire court, et dont le Modern Algebra de
Van der Waerden constitue incontestablement l'ouvrage emblématique. En les
qualifiant de «contemporaines», j'entendrai au contraire certaines des
conceptions mathématiques majeures qui, d'une part ont pris leur source
postérieurement à ces précédents auteurs, se sont développés, en gros, autour
de la seconde guerre mondiale, et continuent aujourd'hui à être opératoires et
fécondes.
Dans cette perspective, les travaux de Stone des années 1930 — il est
parmi eux trois résultats principaux ici appelés «les» théorèmes de
représentation — qui ont constitué l'un des points de passage incontestable
entre les deux époques.
Le présent exposé est donc d'abord destiné à décrire et analyser un
ensemble de travaux de Marshall Stone (1903-1989) entre 1936 et 1938.
Aujourd'hui connus sous le nom collectif de «théorèmes de Stone», le terme
recouvre en fait un faisceau de résultats organisés autour d'une méthode
algébrico-topologique centrale. Soixante dix ans après, les méthodes de Stone
sont devenues chose commune, objets d'innombrables entrées dans la
littérature mathématique, dans des secteurs bien divers, en premier lieu la
théorie spectrale et l'étude des dualités (dites de Gelfand-Stone) aussi la
topologie générale, celle de la mesure (les algèbres de Boole sont, comme on
sait, d’un emploi constant et classique en théorie de la mesure et en calcul des
probabilités).
Il y a une vingtaine d'années (1982), l'ouvrage encyclopédique — souvent
remarquable — que Johnstone consacra aux Stone Spaces y ajoutait la logique, la
théorie des faisceaux et celle des topos. La largeur du «spectre» d'applications,
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tant directes qu'indirectes est ainsi exceptionnelle. Cette situation pourra
surprendre, quand on verra tout à l'heure à quel point le problème initialement
posé (que Stone s'était en fait lui-même posé) — la représentation des algèbres
de Boole — aurait pu initialement paraître secondaire, voire futile, aux
contemporains.
La problématique stonienne sera certes exposée plus loin, mais nous la
mettrons d'abord en perspective historique en la faisant précéder d'un état de la
question dans les années 1930 sur deux des thèmes consubstantiels à ce sujet,
l'axiomatique des algèbres de Boole d'une part, la conception des idéaux à
l'époque de Stone, de l'autre.
L'état des idées booléennes à l'époque de Stone
C’est en 1854 qu’on doit faire commencer cette étude par la parution du
traité de Boole (les «Lois de la pensée»), lequel avait produit ce qui fut
longtemps appelé le «calcul de Boole», ou encore l’ «algèbre de la logique
symbolique». Un calcul qui sera largement amélioré par ses successeurs, John
Venn (le disciple), Stanley Jevons (le critique), et surtout Ernst Schröder dont
l'«Algèbre de la logique» (1890) allait faire date.
Il y eut en fait émergence de deux types d'axiomatiques pour l'algèbre
des classes, l'une équationnelle, l'autre ordonnée. Après quoi, il y aura encore
Whitehead et surtout Huntington, dont l'article de 1904 (Sets of independant
postulates for the algebra of logic) fut décisif pour l’«émancipation» de la
structure abstraite.
En 1913, un papier de Henry Maurice Sheffer compléta les travaux de
Huntington. Après Huntington et Sheffer, une algèbre de Boole était donc une
structure abstraite définie axiomatiquement (avec un léger anachronisme)
comme (IB, v,
 , -, 0, 1) où v et  sont des lois de composition binaires, - une
loi unaire, et (0, 1) des constantes, tels que soient vérifiés divers axiomes:
idempotence et commutativité des deux lois, absorptions mutuelles,
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distributivités mutuelle s, existence d'élément neutres (0 pour v et 1 pour
 ), et
d’un complémentaire pour tout élément.
Alternativement, à la place de cette structure équationnelle («algèbre des
classes») en provenance directe des conceptions de Boole lui-même, Schröder et
Peirce en construisirent une autre de type ordonné (IB, ≤, -, 0, 1)). En ce sens,
une algèbre de Boole est un certain ensemble ordonné, à savoir un treillis
distributif et complémenté. On montre aisément que les deux présentations sont
logiquement équivalentes. Telle était donc, à l'époque de Stone, une «algèbre
de Boole», structure désormais définitivement abstraite, ainsi d'abord construite
à partir de l'algèbre des classes de la logique, puis, plus algébriquement élaborée
à partir de l'ensemble de toutes les parties d'un ensemble (P(E),  ,  , CE, Ø, E).
Dans sa version ordonnée, l'exemple de base devient évidemment (P(E), , CE, Ø,
E) l'ordre partiel étant l'inclusion.
L'état des idées «idéales» à l'époque de Stone
Pour mettre en perspective historique les théorèmes de Stone, je dois
aussi détailler la situation de la théorie des idéaux en 1936.
La première histoire de la théorie des idéaux remonte à Kummer puis à
Dedekind, lequel en donna le premier une formalisation correcte. L'objectif
initial avait été de tenter d'«expliquer» les situations imprévues rencontrées
quant à la divisibilité dans les corps et les anneaux de nombres algébriques
nouvellement apparus, qui n'étaient pas à proprement parler des paradoxes,
mais heurtaient pourtant ce qu'on peut appeler l'intuition arithmétique du
temps, c'est-à-dire celle de la divisibilité dans Z telle qu'elle avait été pratiquée
depuis des millénaires, et dont l'un des piliers du temple était certainement le
théorème de factorisation unique en facteur premiers, qui se trouvait pourtant
être en défaut dans de très simples exemples.
Cette question des idéaux fut reprise, d'abord par Hilbert dans de
nouvelles catégories d'anneaux, particulièrement ceux de polynômes à plusieurs
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indéterminées. Mais la théorie fut surtout développée dans une perspective
abstraite par Emmy Noether qui lui donna sa forme presque actuelle, et dont elle
constitua le cœur de son œuvre mathématique. Car il s'agissait bien cette fois
pour elle, à la fois d'anneaux en général, et d'idéaux quelconques dans ces
anneaux.
Idées reçues et idéaux nouveaux:
le problème de la représentation
ensembliste des algèbres de Boole en 1936
Dans les préambules de son article fondateur de 1936, The theory of
representations for Boolean algebras (= [1936]), Stone expose la problématique
de la représentation des algèbres de Boole, qui, dit-il, s'organise autour d'une
dialectique entre l'abstrait et le concret. Stone explique en effet comment la
structure d'algèbre de Boole abstraite avait été créée à partir de l'ensemble P(E)
de toutes les parties d'un ensemble E, instance «concrète» munie de ces
opérations spontanées que sont la réunion, l'intersection (finies) et la
complémentation ensemblistes. Depuis que l'axiomatique abstraite avait été
proposée, aucun autre exemple ne s'était cependant présenté, à l'exception
évidemment de l'instance substantiellement analogue constituée d'une simple
sous algèbre de ce même P(E) stable pour les lois ensemblistes, en anglais a field
of sets. Je lui préférerai le terme d'algèbre de classes, usuel chez Stone.
Y avait-t-il donc autre chose, sous l'axiomatique abstraite, que
l'exemple concret fondateur, celui des algèbres de classes ? En d'autres termes,
étant donnée une algèbre abstraite IB, existait-il un ensemble E tel que IB soit
booléennement isomorphe à une sous algèbre de Boole A de P(E)? A est alors
une représentation ensembliste de IB.
Dans ses préambules, Stone remarque que ce type de questions s'était en
fait déjà depuis longtemps posé au sujet des groupes «abstraits» et la réponse,
positive, avait été fournie très simplement par Cayley dès 1878: tout groupe
abstrait est isomorphe à un (sous-) groupe concret de substitutions. La
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démonstration est si simple que Johnstone a pu même écrire qu'elle "privait
pour bien longtemps de toute nécessité un développement abstrait de la théorie
des groupes" (!).
Cette conception du concret d'une théorie renvoie en fait à un exemple
originaire (ou considéré comme tel): le concret de l'algèbre de Boole est la
théorie ensembliste, celui de la théorie des groupes est le calcul des
permutations. Après quoi, vient le temps de l'axiomatisation, qui ouvre une
"boite de Pandore" abstraite. Enfin, en un dernier temps, vient le moment d'une
possible (?) représentation de l'abstrait par le concret : l'exemple originaire étaitil en fait entièrement représentatif de la structure abstraite qu’il a engendrée ?
Pour aborder ce problème de représentation, les idées premières qu'on
pourrait juger intuitives et naturelles, se heurtèrent à la réalité de divers contreexemples d'algèbres de Boole, et la solution au problème, si elle était possible,
allait être nécessairement bien plus «mystérieuse» — (recondite, dit Stone) —
que celle des groupes.
D’abord, il était certainement faux qu'une algèbre abstraite quelconque
puisse être isomorphe à une algèbre du type P(E). Celle-ci est en effet à la fois
complète et atomique. Complète, c'est-à-dire qu'elle contient toute intersection
ou réunion, finie ou non, de ses parties; la complétude fait ainsi
consubstantiellement partie de l'organisation ensembliste. Il n'y a aucune raison
pour qu'il en soit ainsi dans une algèbre abstraite quelconque. Ceci n'est certes
pas une preuve, mais il est des exemples d'algèbres de Boole non complètes,
telle l'algèbre 𝑃(E) dite finie-cofinie de parties d'un ensemble infini E: c'est
l'ensemble de ses parties qui sont soit finies, soit de complémentaire fini.
Une autre propriété que possède l'algèbre «exhaustive» P(E), c'est d'être
atomique, c'est-à-dire de posséder des «points», i.e. des éléments minimaux non
nuls pour l'inclusion, les singletons, tels que toute partie non vide contienne au
moins un singleton. On peut très simplement étendre abstraitement, sous le
nom d'atomes, le concept de singleton à une algèbre abstraite, mais on se
heurte ici aussi à des difficultés considérables.
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D'abord il est des exemples d’algèbres abstraites «usuelles» qui sont
dépourvues d'atomes. D'un autre côté, plus fondamentalement encore, même si
une algèbre de Boole possède des atomes, ceux-ci peuvent ne pas suffire à la
caractériser: ainsi les deux algèbres supra P(E) et 𝑃(E) sur un même ensemble
infini E ont les même ensembles de singletons, alors qu'elles ne coïncident pas...
Ainsi, ces structures booléennes, pourtant analogues aux ensemblistes, ne sont
pas faites avec leurs éléments, i.e. avec leurs éléments minimaux.
Qu'une algèbre abstraite ne put être isomorphe à un P(E) «exhaustif»
n'avait cependant rien de choquant si l'on revient au parallèle avec la
représentation des groupes: un groupe abstrait G quelconque n'est pas
isomorphe au groupe symétrique S(G) tout entier, mais seulement à un certain
sous groupe de celui-ci.
Anneaux booléens, anneaux de Stone.
La première idée de Stone (remarquable), fut d’emprunter ses concepts à
un tout autre registre que l'ensembliste — celui-ci avait conduit à l'impasse des
atomes-points — à savoir la théorie abstraite des idéaux dans un anneau
commutatif, souvent jusque là utilisée en Arithmétique. La théorie idéale,
cependant, vit dans les anneaux — et non dans les algèbres de Boole.
C'est alors que Stone, élaborant un troisième point de vue, va constituer
sur toute algèbre de Boole IB, une structure nouvelle d'anneau commutatif
introduisant la différence symétrique, ici notée

comme loi de groupe.
Rappelons qu'en posant: xy(xy)(yx) , on définit sur IB une loi
de groupe additif commutatif de caractéristique 2. Dès lors (IB,
 ,  ) est un
anneau commutatif unitaire idempotent (i.e. a a = a2 = a pour tout a), structure
appelée par Stone anneau booléen. En sens inverse, Stone montra — propriété
assez banale — que tout anneau unitaire idempotent peut être constitué en
algèbre de Boole.
Dans l'article, Stone revendique un peu ingénument (!) qu'il aura été le
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premier à démontrer cette réciproque et consacre une longue partie du
[Stone1936] à l'étude de cet anneau sous-jacent, aujourd’hui considéré comme
une structure très simple. Dès lors, le cadre «idéal» se trouvait placé, et un idéal
de l'anneau sera désormais appelé un idéal de l'algèbre de Boole.
De surcroît, si la distinction premiers versus maximaux est cruciale en
théorie générale des idéaux, Stone démontra qu'en fait, dans ce cas spécifique
des anneaux booléens, les deux notions coïncident.
Le 'concret' fondateur
Cela dit, et maintenant qu'il disposait d'un anneau commutatif unitaire et
de son appareillage idéal, que pouvait en faire Stone ? La reconstruction de son
idée directrice est celle ci : il lui était facile d'identifier tous les idéaux maximaux
en examinant le cas particulier fondateur où IB est l'algèbre P(E) de toutes les
parties d'un ensemble quelconque E. Ce que nous appellerons le paradigme de
situation.
Dans ce cas en effet, à tout élément t, il suffit d'associer l'ensemble
Excl(t) des parties de E qui ne le contiennent pas, c'est-à-dire l'excluant de t —
ou bien encore l'ensemble des parties du complémentaire de {t}):
(∀ t ∈ E) Excl (t) = {Ω ; t  Ω } (1)
On montre facilement que chaque Excl (t) est un idéal maximal de P(E), et
que tous les idéaux maximaux sont ici obtenus de cette façon, de sorte que la
correspondance t → Excl(t) est bijective. Autrement dit, dans ce cas
paradigmatique, les points de l'ensemble E donné sont bijectivement les sources
des idéaux maximaux de l'anneau. Stone procéde ensuite à l'extension
«naturelle», au cas des parties, de ces familles d'idéaux maximaux excluants.
Notons désormais
Sp(P(E) = {Excl (t) ; t ∈ E}
l'ensemble de tous les idéaux maximaux de P(E) (le spectre de P(E)). Pour toute A
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∈ P(E), Stone définit alors Excl (A) par extension suivant
Excl(A) = {J ∈ Sp(P(E)) ; A  J}
(4)
L'excluant de la partie A est donc l'ensemble des idéaux maximaux qui ne
contiennent pas A. La formule (4) sera appelée le paradigme de constitution —
on la retrouvera constamment dans la suite. Il est alors immédiat de vérifier que
l'application A → Excl(A) = F (A) est un homomorphisme booléen injectif de P(E)
vers P(Sp(P(E))). Ainsi toute partie A de E est représentée par la famille Excl(A)
d'idéaux maximaux.
Si on considère maintenant une sous algèbre de Boole M(E) de P(E), c'està-dire une simple algèbre de classes de E, le résultat reste valide et M(E) est
encore isomorphe à une certaine sous algèbre de Boole de (P(Sp(E))).
La représentation d'une algèbre de Boole quelconque.
C'est cette situation particulière concrète que Stone prend pour support à
l'extension abstraite, ce que nous appelons le paradigme, c'est-à-dire : étant
donnée une algèbre de Boole abstraite et l'anneau booléen associé IB, Stone
considère encore l'ensemble de tous ses idéaux maximaux, que lui-même
appellera ultérieurement (1940) le spectre de IB (Sp(IB)). A tout élément A de IB,
Stone associe alors pareillement F( A), ensemble des idéaux maximaux de IB qui
ne contiennent pas A:
F( A) = {J ∈ Sp (IB) ; A  J}
Dans ces conditions «abstraites», Stone démontre la permanence de
validité des relations précédentes: la correspondance A → F(A) est un
isomorphisme booléen de IB vers F (IB). Ainsi toute algèbre abstraite IB est-elle
isomorphe à une certaine algèbre de classes de Sp(IB). Ce qui répond
définitivement de façon positive à la question de la représentation ensembliste
des algèbres de Boole.
Dans ce cas général abstrait cependant, les démonstrations ne peuvent
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évidemment plus s'appuyer sur des
propriétés
ensemblistes simples
d'appartenance et d'inclusion, mais doivent utiliser celles des idéaux maximaux
de l'anneau booléen abstrait IB — que Stone étudie donc longuement. Se
découvrent alors deux problématiques d'existence neuves, deux questions que
Stone règle par un usage de l'axiome du choix (via une forme équivalente au
lemme de Zorn).
Ainsi, ce résultat de Stone permet-il de conclure que calculer dans une
algèbre de Boole abstraite comme s'il s'agissait de sous-ensembles munis des
opérations ensemblistes usuelles (finies), est donc licite. La théorie booléenne
abstraite n'est donc pas plus générale que l'ensembliste « concrète », tant du
moins qu'on ne s'intéresse qu'aux opérations effectuées un nombre fini de fois.
La même conclusion vaudra pour les treillis distributifs, qui peuvent être
représentés par des classes de sous-ensembles. Par contre, si l'on s'intéresse à la
possible itération infinie des lois de composition et des relations (distributivité
infinie par exemple), la situation doit être réexaminée.
La diversité insoupçonnée des algèbres de Boole infinies aura ainsi fait
toute la richesse, l’intérêt de l’invention, et aussi la difficulté, de la question.
La représentation ensembliste
des treillis distributifs (1937)
L'année qui suivit ce très important article, Stone publia deux articles, eux
aussi fondamentaux, sur les représentations topologiques [1937] et [1937b]. Je
commencerai par l'étude du second, paru dans une revue tchèque, Topological
representations of Distributive Lattices and Brouwerian Logics (= [1937b]).
L'objectif premier de Stone est d'étendre aux treillis distributifs les
procédés de représentation ensemblistes valides pour les algèbres de Boole —
lesquelles sont des treillis distributifs particuliers — avec cette question: tout
treillis distributif est-il isomorphe à un certain ring of sets, c'est-à-dire à un treillis
de parties d'un certain ensemble muni de la réunion et de l'intersection.
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Stone va à l'essentiel, définissant d'abord, pour la première fois dans
l'histoire — cette fois en dehors évidemment de tout recours à un anneau — les
idéaux d'un treillis, puis simultanément, les idéaux et filtres premiers et non pas
ici maximaux. : dans un treillis distributif, tout idéal maximal est premier, mais la
réciproque n'est plus ici valide comme elle l'était en algèbre de Boole.
A tout élément A d’un treillis distributif abstrait T, Stone associe, par
analogie avec les algèbres de Boole, l'ensemble F (A) des idéaux premiers du
treillis qui ne contiennent pas A. Tout treillis distributif abstrait est ainsi
représentable par un treillis de classes, comme en algèbre de Boole (théorème
12, page 12).
La représentation topologique
Ce qui est vraiment neuf, c'est la suite, introduite par: «We now proceed
to the introduction of topological concepts». Stone va en effet se servir du
résultat précédent pour topologiser l'ensemble S= Sp(T) de tous les idéaux
premiers du treillis. C'est ici un point de basculement où se découvre l'inventivité
authentique de Stone. C'était vraiment, comme dit excellemment Johnstone une
idée «audacieuse» au regard des critères du temps; et ce sera aussi une
mécanique que Stone ne cessera de répéter dans d’autres articles.
Pour analyser ce point, nous utiliserons ici simultanément les deux textes
de 1937 pour expliquer ce mécanisme topologisant fondamental —dans le cas
simplifié où T = IB est une algèbre de Boole. Pour topologiser Sp(IB), Stone
décrète que sa topologie sera celle engendrée par F(IB), i.e. tous les F(A) où A
décrit l'algèbre IB — c’est-à-dire encore la famille «cruciale» précédente.
Invoquant sur ce point Alexandroff et Hopf, Stone montre bien qu'il savait
qu’un tel mode d'imposition d'une topologie est toujours possible sur un
ensemble quelconque avec une famille de parties quelconques (topologie
engendrée par une famille de parties). Cette famille est une base d'ouverts, i.e.
un ensemble de Sp(IB) est ouvert si et seulement si il est réunion de certains
F(A).
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On vérifie simplement qu’en l'occurrence, les F(A) sont cependant aussi
fermés Ce sont donc des «fermouverts» de la topologie et les fermouverts (en
anglais «clopen».) forment ainsi base de celle-ci (en fait, ces éléments sont
même les seuls ouverts, donc en même temps fermouverts). Stone démontrera
ensuite, d'une part que cette topologie ainsi induite sur Sp(IB) est compacte,
d'autre part aussi que la famille F(IB) précitée est constituée des seuls
fermouverts de la topologie.
En d'autres termes, à toute algèbre de Boole IB abstraite est associé un
espace topologique compact admettant une base de fermouverts, ce qu'on
appelle aujourd'hui un espace topologique totalement non-connexe (totally
disconnected). Un tel espace est un objet topologique qui n'a sans doute pas
manqué d'apparaître sur le moment comme quelque peu insolite. Stone l'appela
un espace booléen (Boolean space); il fut désigné par ses successeurs, en
hommage (justifié !) à leur inventeur, comme un espace de Stone.
Le modèle premier d'un espace de Stone est évidemment un espace
discret fini. Un modèle qui ne peut malheureusement pas servir durablement de
support à l'intuition, car un espace discret infini ne peut jamais convenir (par
nature, il n'est pas compact). L'exemple fondateur est en vérité celui de l'espace
topologique <2>E où E est un ensemble quelconque, lorsqu'on le munit de la
topologie produit. Cette idée de Stone sera le germe d’une conception
mathématique qu'il va désormais toujours revendiquer: la constitution de F(IB)
comme base d'ouverts d'un espace topologique construit ad hoc. En 1938, sa
règle d'or sera «Un principe cardinal de la recherche mathématique moderne
peut être ainsi énoncé: «on doit toujours topologiser»». Ceci lui a permis de
relier d'une façon ombilicale l'algèbre et la topologie.
A ce moment, Stone avait donc produit deux représentations d'une
algèbre de Boole, l'une ensembliste, l'autre topologique. Il en développera plus
tard encore une troisième, au moyen d'une algèbre de fonctions continues.
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L'évolution de la pensée de Stone
Après son résultat sur la représentation ensembliste booléenne, Stone
s'était d'abord tourné, pour la représenter pareillement, vers un type de
structure moins forte, les treillis distributifs, structure qui contenait certes celle
des algèbres de Boole, mais ne lui était pas équivalente — manquait
essentiellement la structure d'anneau. Il ne poursuivit pas dans cette voie. Sa
démarche ultérieure témoigna de ses véritables centres d'intérêt entre algèbre
et topologie. J'en évoquerai seulement brièvement deux aspects importants, la
dualité d'une part et les anneaux fonctionnels d'autre part.
1°) La dualité algébrico-topologique. Etant donné une algèbre de Boole, on lui
associe désormais son espace de Stone dit dual de l'algèbre. En sens inverse,
étant donné un espace de Stone, il est facile de lui associer une algèbre de Boole
qui sera dite également duale (c'est la classe de ses fermouverts). Stone montra
que le second dual (qui est donc une algèbre de Boole) est isomorphe à l'algèbre
initiale, de sorte que la correspondance algébrico-topologique entre algèbres de
Boole et espaces de Stone est bijective en un certain sens (ce sens deviendra
ultérieurement catégorique). Pour Stone ce seront désormais deux structures
strictement équivalentes et, pour lui, il n’ y aura plus désormais de différence
d’essence entre algèbre et topologie.
2°) Les anneaux fonctionnels. Le résultat fondamental est le suivant: IB étant un
anneau booléen, on a l'isomorphisme d'anneaux
IB  C (Sp(IB), <2>)
Expliquons: à toute algèbre de Boole abstraite IB est associé son espace
(topologique) dual de Stone Sp(IB). Stone considère ensuite l'anneau A =
C(Sp(IB), <2>) de toutes les applications continues de l'espace compact Sp(IB) à
valeurs dans l’espace <2> = {0,1}, muni de la topologie discrète. Stone montre
alors qu’il existe, entre IB et A, un isomorphisme d'anneaux. Ainsi toute algèbre
booléenne abstraite IB est-elle représentable par une algèbre de fonctions
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continues sur un certain espace compact (troisième mode de représentation
booléenne).
C'est cette idée, véritable fil d'Ariane, que Stone reprendra et adaptera
ultérieurement en utilisant non plus le C(S, <2>) — où <2> est le corps {0,1}
supra, et S= Sp(IB) le spectre booléen, mais un anneau-algèbre A (presque)
général. L’objectif final de Stone (puis de Gel’fand) sera d’obtenir, pour certaines
algèbres réelles, notées A, la formule fondamentale (Dualité de Stone):
A  C*(Sp(A), IR)
où C* désigne l’ensemble des application continues et bornées sur l’espace
topologique Sp(A), lequel désigne ici l’ensemble des idéaux maximaux de
l’anneau A. Cette formule permet donc de représenter un anneau «abstrait» A
comme un anneau «concret» de fonctions continues et bornées.
La réception des travaux de Stone
La réception des travaux de Stone fut relativement lente, retardée par la
deuxième guerre mondiale, comme lui-même le note en réponse à MacLane.
Après la guerre, un important article de Jacobson de 1945, visa, en se plaçant
dans un anneau quelconque, à thématiser les idées topologiques de Stone et vint
fixer les idées des chercheurs, marquant ainsi la reprise des études dans ce
secteur. Dès lors, les idées et techniques contenues dans les travaux stoniens de
1936-1938-1940 se diffusèrent rapidement dans la communauté mathématique.
Comme on l'a noté, les théorèmes de Stone sont aujourd'hui une entrée
incontournable de nombre d'ouvrages dans des secteurs très différents des
mathématiques. Appartenant ainsi aux mathématiques «contemporaines» et
non plus «modernes», ils sont demeurés absents chez Van der Waerden jusque
dans les dernières éditions de son Algebra.
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Méthode spectrale ou «pensée par idéaux»?
Une
conclusion
provisoire,
centrale
dans
l'histoire
des
idées
mathématiques contemporaines, se constate dans la promotion, si éclatante
chez Stone, de ce qu'on peut appeler, philosophiquement parlant, la «pensée
par idéaux», et plus mathématiquement, l'avènement des méthodes spectrales,
qui se décrit par une stratégie en trois étapes : d'abord l'assignation, à une
situation mathématique donnée, d’ un anneau (ou une famille d'anneaux)
représentatif(s), ensuite la constitution comme ensembles en soi des familles des
idéaux premiers (ou maximaux selon le cas) de cet(s) anneau (x), la
topologisation enfin de l'ensemble de ces derniers en leur assignant une base
d'ouverts (ou de fermés selon le cas) adaptée à la situation. Les deux premières
prescriptions avaient certes été déjà, sous des formes diverses, plus ou moins
envisagées par les prédécesseurs de Stone. Mais Stone, s'il appliqua d'abord la
dialectique à une configuration d'anneaux entièrement nouvelle — les anneaux
booléens — il ne se contenta pas de collectiviser (c'est-à-dire, simplement,
d'organiser en un ensemble) la famille de tous les idéaux maximaux, mais il l'a
surtout constitué comme espace topologique en lui imposant une base adaptée
d'ouverts. Si cette stratégie en trois points est aujourd'hui une sorte de pain
quotidien dans bien des secteurs de l'activité mathématique, on soulignera que
c'est chez Stone qu'elle s’introduisit pour la première fois.
Dans cette stratégie chez Stone, on reconnait certains des éléments qui
participèrent, dans les années 1950, aux tous premiers développements de la
géométrie algébrique abstraite chez Weil et Zariski en particulier. On sait que le
désir de pouvoir représenter une variété algébrique affine V sur un corps
algébriquement clos K, intrinsèquement, c'est-à-dire indépendamment de son
plongement dans Kn, a été une des origines de la géométrie algébrique moderne.
L'anneau représentatif étant ici K[T1,..., Tn] ses idéaux maximaux représentent
les points de V. Faute de place nous ne développerons pas davantage ici cet
aspect qui s’incarnera parfaitement dans la topologie de Zariski.
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Ainsi, la «pensée idéale» stonienne, qui s'est très largement développée
dans l'activité mathématique depuis la seconde guerre mondiale, a-t-elle
organisé un mouvement important dans l'histoire des idées, entraînant la mise à
distance apparente avec nombre de formes de pensée et d' «intuitions»
mathématiques ancestrales, qu'elles soient géométrique (ainsi de la géométrie
algébrique moderne où le «visuel» est ainsi passé au second plan), arithmétique
(où avec la théorie idéale, c'est la divisibilité qui est devenue subalterne), enfin
topologique, où comme on vient de voir, une conclusion stonienne de fait est
que la topologie n'est pas, par essence, distincte de l'algèbre.
«Axiomatiser»
«Axiomatiser une structure» est une expression impropre, car elle
superpose deux temps épistémologiques distincts. Ce que cherche le
mathématicien c’est fournir un système d’axiomes (i.e. une « théorie ») propre à
décrire le plus adéquatement possible une situation ou un objet avec lequel il
travaille. Il n’y a certainement pas qu’une seule façon de le faire. L’effectuation
choisie dépend des conceptions du chercheur. Il conserve en effet dans les
axiomes retenus certaines des propriétés de l’objet, et ce, de façon plus ou
moins large, plus ou moins «extensive». C’est alors seulement que se produit
une structure axiomatisée. Cette naissance est ainsi une axiomatisation à visée
«concrète», c’est-à-dire «pour un objet». Mais il est dans la nature des choses
que le geste dépasse nécessairement l’objet initial. Quand on axiomatise, on
ouvre en effet une boite de Pandore. Certes, dans cette boîte, il y a bien l’objet
initial, mais il y en a sans doute (peut-être ?) d’autres, et une tâche seconde
consiste à essayer de mettre au jour des inventaires, fussent-ils partiels, de
l’extension de l’axiomatique inventée. On a désormais affaire à une axiomatique
abstraite, c’est-à-dire «en soi». Un troisième temps (qui peut ne pas figurer,
parce que parfois sans intérêt) est la recherche d‘une possible «retour aux
sources», c’est-à-dire d’une « explication concrète » de l’axiomatique abstraite
tout entière.
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Références:
[Johnstone 1982], Stone Spaces, Cambridge University Press, Cambridge (UK),
1982.
[Stone 1936] 'The theory of representation for Boolean algebras', Trans. Amer.
Math. Soc., 40 (1936), 37-111.
[Stone 1937] 'Applications of the theory of Boolean rings to general topology',
Trans. Amer. Math. Soc., 41 (1937), 375-481.
[Stone 1937a] 'Algebraic characterizations of Special Boolean rings', Fund. Math.,
29, 223-303.
[Stone 1937b] 'Topological representations of Distributive Lattices and
Brouwerian Logics', Casopis pro Pestovani matematiky A Fysiky, 67(1937),
1-25
[Stone 1938] 'The representations of Boolean algebras', Bull. Amer. Math. Soc.,
44 (1938), 807-816.
[Serfati 2007] 'Du psychologisme booléen au théorème de Stone', Pour
comprendre le XIX°, Histoire et philosophie des sciences à la fin du siècle
(J-C. Pont, L. Freeland, F. Padovani, L. Slavinskaïa eds.), Olschki. Firenze.
2007, 145-169.
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