L'hommage de Jean-Manuel de Queiroz à Louis Gruel Louis Gruel nous a soudainement quittés le 23 décembre à l’âge de soixante-deux ans. Maître de conférences détaché depuis 1992 à L’Observatoire de la vie étudiante et membre du Lessor, ceux qui l’ont connu et qui l’ont lu, savent quel brillant sociologue et quel homme de qualité l’université vient de perdre. Né en 1947, il avait conservé du milieu de petits commerçants et d’artisans dans lequel il avait grandi, un attachement au travail acharné et bien fait, au point d’avoir un moment songé à intituler son mémoire d’habilitation "La sociologie comme petit métier" : labeur, rigueur, méticulosité. Étudiant en philosophie, il s’engage dans la voie sociologique, et sera pendant dix ans (1974-1984) chargé de cours à l’école de formations d’éducateurs du CREAI et chargé d’études au service de prévention de la délinquance du "Relais". De cette période date à la fois sa thèse de doctorat (1982) et ses premiers travaux sur les populations de grande pauvreté. L’ampleur de ses capacités s’y révèle, puisqu’il manifestait dans une thèse consacrée à une relecture critique de Marx un sens théorique d’une grande acuité, et dans ses travaux de terrain une sensibilité d’écoute et d’observation qui conduisait à remettre en cause un certain nombre de stéréotypes dominants sur l’identité et les pratiques des plus démunis. Son étude sur la "cité d’urgence" de Cleunay demeure à cet égard exemplaire et les articles qu’il en tirera (notamment "Narcisse en haillons" dans la revue Esprit) renouvellent fortement la problématique des "identités négatives". Intégré à l' université Rennes 2 en 1989, d’abord comme ingénieur de recherche puis maître de conférences, il est ensuite détaché à l’Observatoire de la ie Etudiante (OVE) jusqu’à sa retraite il y a un an. Le rôle qu’il y a joué dans l’extension et l’organisation des grandes enquêtes nationales y a été déterminant, et son nom est étroitement associé aux publications de cette période. La dernière (Les étudiants en France. Histoire et sociologie d’une nouvelle jeunesse), venait de paraître aux PUR cet automne. Mais il avait aussi - à sa manière : celle de l’enquête rigoureuse et de la conceptualisation novatrice - abordé bien d’autres sujets. Dans "Pardons et châtiments. Les jurés français face aux violences criminelles", Nathan, 1991) il renversait l’évidence séculaire de jurés inconséquents et "irrationnels", mettant au contraire à jour leur logique tacite mais parfaitement cohérente. En 2004, il publie aux PUR La rébellion de Mai 68. Une relecture sociologique. Il y montre que les deux grands adversaires idéologiques de la sociologie française - Bourdieu et Boudon - proposent en fait la même "explication" de cet épisode par la crainte du "déclassement" et que cette thèse est incompatible avec les données empiriques. Il y substitue une analyse originale de la "crise de maintenance" symbolique d’une société dans laquelle la génération montante ne se reconnaît plus. Son dernier livre, Bourdieu illusionniste (PUR, 2005), ne lui pas fait que des amis. Il y démonte patiemment les tours de passe passe méthodologiques et les procédés rhétoriques d’un auteur plus soucieux de faire coller le réel à ses thèses que d’élaborer avec rigueur des analyses accordées aux chiffres et aux faits. Tel était l’homme, habité avant tout d’une "éthique de la responsabilité". Il se tenait attristé, à l’écart des médiocres intrigues et des petites luttes de pouvoir - non sans les commenter parfois d’un humour mordant. S’il avait choisi de travailler avec acharnement sur Marx et son héritage, c’était d’abord pour se comprendre lui-même et comprendre pourquoi il s’était sous la bannière "marxiste-léniniste" jeté avec tout un groupe générationnel dans un activisme militant qui menait à une impasse. C’était pour lui affaire d’ honnêteté intellectuelle et d’intégrité morale : un sociologue qui plie devant les idoles, à commencer par les siennes propres, ne valait rien à ses yeux. Louis l’intraitable sur l’éthique professionnelle. Louis à la fois discret, modeste et batailleur. Louis l’ami partageant ses enthousiasmes et parfois ses fureurs. Louis si drôle aussi, et capable d’un humour puissant qu’il opposait à la prétention et à la bêtise. Louis enfin père et grand-père : toutes nos pensées et notre amitié vont vers Marianne Gruel cruellement éprouvée par la perte quasi simultanée de son père et de sa mère Danny. Saluons tous avec respect le disparition et d’un ami et d’un collègue qui fait honneur à notre Université. Jean-Manuel de Queiroz était professeur en sciences de l’éducation à l’université Rennes 2.