Université de Lausanne Faculté des Lettres – Section de philosophie Chaire de philosophie générale et systématique Cours de philosophie générale 2009-2010 Professeur : R. Célis, Assistante : S. Burri Introduction à la philosophie générale et systématique « La Crise de l’humanité européenne » La mobilisation totale selon Ernst Jünger Aujourd’hui nous allons aborder plus précisément le contenu de La mobilisation totale du philosophe Ernst Jünger. Quels sont les points principaux de ce texte ? L’essentiel de la thèse de l’auteur consiste en l’articulation entre l’économie de guerre et la notion de progrès. Ce sont les philosophes des Lumières qui sont à l’origine de l’économie moderne ou de ce que nous appelons plus communément l’économie de marché. L’objectif visé par une telle pensée est donc celui de progrès. L’industrie et la technique moderne permettent d’accroître les biens nécessaires à l’existence quotidienne. Un second objectif qui serait visé alors dans un deuxième temps est celui de progrès moral. Il s’agit ici essentiellement de favoriser, par des constituions et des décisions politiques, un état pacifique au sein même d’une société, mais aussi entre les sociétés. Cet état pacifique s’établit grâce à des lois, des règles qui enjoignent le respect mutuel des personnes et des biens. L’art et la science Pour que ce respect dont nous venons de parler soit seulement possible doit préexister un élément supplémentaire que nous nommons par habitude la culture. La culture englobe ici deux groupes de choses toujours associées, à savoir les arts et la science. Dans nos sociétés contemporaines, l’art et la science sont des activités aujourd’hui considérées dans nos sociétés comme opposées. Dans un tel contexte, nous sommes alors condamnés à la barbarie. Toutefois, traditionnellement, art et science vont de paire. Pourquoi ? Qu’est-ce que l’on entend plus précisément par le terme de science ? La science est un ensemble de disciplines qui a la vertu de susciter un intérêt par et pour elle-même. Il s’agit d’étudier non pas pour exploiter ou pour mettre à profit mais bien plutôt pour comprendre. Autrement dit, la science est un exercice qui vise à intensifier la passion de comprendre des choses librement exposées sous nos yeux. Il s’agit donc en premier lieu de comprendre la nature et, par extension, de comprendre les êtres humains. Mais en quoi cette compréhension de la nature et de l’homme contribue-t-elle au respect mutuel ? La réponse est simple : la science offre un objet commun d’intérêt, un véritable patrimoine commun (la nature). En effet, nous sommes des êtres de la nature et celle-ci est donc quelque chose que nous partageons. Dans la perspective des Lumières, il s’agit également d’intensifier la conscience de tous les êtres humains vis à vis des événements naturels qui n’apparaissent dès lors plus comme apparition, surgissement de forces obscures. En quelque sorte, nous pouvons dire que les Lumière luttent contre l’obscurantisme, que celui-ci soit induit par paresse ou par ignorance. Ainsi, les phénomènes de la nature n’apparaissent plus comme des manifestations de la colère divine. L’intelligence des philosophes des Lumières s’emploie alors à dissoudre de tels spectres, des images intercalaires qui empêchent l’homme de voir les choses en face. L’intelligence tant de la nature que de notre propre nature humaine commence à se développer. Il s’agit alors aussi de comprendre ce qui est proprement humain pour discerner ce qui est humain de ce qui est inhumain. Les philosophes des Lumières ont eu le courage de dénoncer certaines pratiques révoltantes, de dénoncer ce qui est indique de la nature humaine. Les philosophes français des Lumières ne disposent pas du terme « raison pratique ». Il s’agit bien pourtant de définir quelque chose d’analogue à cette raison pratique. Il s’agit de déterminer cette raison qui donne du sens. En effet, ce qui a du sens a le mériter de se présenter comme universel. La science est donc ici à comprendre en son sens large, universel et non pas au sens de telle ou telle science particulière. Mais pourquoi les arts sont-ils alors associés à la science ? Tout d’abord parce qu’on les pratique également pour eux-mêmes. L’art possède sa propre finalité. L’art est une connaissance qui fait découvrir, prospecter et comprendre la nature humaine. N’importe quelle œuvre d’art fait découvrir à sa manière le monde, elle montre la réalité de manière autre. Le peintre ou l’écrivain ne font pas simplement une glorification trompeuse de la réalité à travers leurs peintures ou romans, mais nous disent quelque chose de vrai. La beauté de l’art n’est jamais complètement fictive ou fantasmatique. Elle montre bien quelque chose d’humain et de proprement intérieur. L’art est donc bien, à sa manière propre, une connaissance de la nature et de la nature humaine. La notion de progrès Le progrès n’a plus la signification et le sens que lui donnaient les philosophes des Lumière. Pour les penseurs des Lumières, le progrès désignait bien une progression. Aujourd’hui, il n’a désormais plus le sens d’une progression ; il est devenu autre chose. Mais comment Jünger explique-t-il plus précisément cette mutation de la signification du progrès. Ernst Jünger vit entre deux régimes, entre deux époques, à savoir celle de l’empire prussien dont il reste des traces féodales et cet autre monde qui est en train de naître avec la deuxième guerre. Que dit Jünger de cet ordre ancien ? Que visent ces régimes anciens ? Jünger émet le constat qu’il s’agit les plus souvent de régimes dynastiques construits tout à fait différemment de nos sociétés. Dans ces régimes, l’empereur est le dépositaire de toute une tradition et de sa connaissance. Dans les guerres menées par de tels régimes, les hommes sont économisés. Au contraire, dans la guerre contemporaine et dans les régimes contemporains, il n’y a aucune économie : on assiste à une mobilisation totale. Si dans les régimes anciens il y avait des limites, on assiste avec les guerres modernes à une mobilisation totale. Ce qu’il faut ici relever c’est que la configuration ancienne disparaît au moment où naît la démocratie. Que se passe-t-il au juste avec l’avènement des démocraties ? La démocratie c’est l’avènement d’un gouvernement gestionnaire. Ceux qui dirigent l’état sont alors essentiellement des hommes de calcul. Ces calculs sont stratégiques et visent certaines fins qui répondent aux intérêts d’une classe dominante, à savoir la bourgeoisie. Autrement dit, un élément clé des sociétés modernes est la conscription. Pourquoi est-ce un élément si important ? La conscription est un élément important dans la mesure où elle fait de tous les hommes des soldats, soldats d’une nation dont la visée finale est le travail. Le travail est ce qui définit le citoyen des sociétés modernes. L’homme n’est donc plus qu’un soldat qui doit se mobiliser, tant sur le plan économique que sur celui d’une guerre, qu’elle soit civile ou entre états. On pourrait croire que ces deux manières d’être un soldat sont différentes. En réalité, elles ne le sont pas. En effet, les hommes d’affaires qui produisent les armes sont bien ceux qui font le plus de bénéfices. Ces hommes se vendent des armes mutuellement. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que les soldats morts par millions sont doublement victimes. Ils meurent à la guerre comme ils meurent pour les industriels qui produisent les armes. En d’autres termes, la production de biens de consommation est intimement liée à l’industrie de guerre et nos économies modernes sont bel et bien des économies de guerre. On entre alors dans une autre perspective où les biens de consommation ne sont plus conçus comme des biens durables. Il ne s’agit plus de conférer une certaine présence, une consistance emblématique aux choses. Autrement dit on est dans une perte de style et, corrélativement, dans le culte de l’éphémère. Rien ne dure et rien n’est fait pour durer. Or la consommation d’objets et de choses éphémères engendre l’oubli. Dans nos sociétés industrielles avancées, le phénomène de l’oubli s’accentue : il s’agit de ne rien mémoriser. Autrement dit, nous vivons dans une société sans mémoire qui ne vit plus le temps dans la durée mais dans le flux (le flux des biens, le flux des capitaux, etc.). En effet, les biens de consommation sont faits pour ne pas durer et l’argent est fait pour circuler. La valeur de l’argent est elle aussi éphémère et la dévaluation est un processus incessant. C’est alors l’anticipation d’une société du gaspillage ou de la dépense constante qui se doit, en tant que telle, d’organiser la rareté. C’est bien en ces divers phénomènes que réside la mobilisation totale. Il s’agit de cette mobilisation où les hommes ne s’attardent plus aux choses qu’ils rencontrent. Bien au contraire, il s’agit de jouir des biens de consommation le plus rapidement possible pour ensuite s’en débarrasser. Compte-rendu de la séance du 17 novembre 2009