les troubles de la personnalité sont

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L’Information psychiatrique 2008 ; 84 : 11-3
TRIBUNE DES LECTEURS
Rubrique coordonnée par T. Trémine
Humeur :
les troubles de la personnalité sont-ils
des maladies mentales ?
doi : 10.1684/ipe.2008.0274
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Daniel Zagury*
Posée de façon abrupte cette question qui a
fait l’objet d’une table ronde aux XXVIes journées de la SIP à Strasbourg peut susciter trois
types de réponses :
- une réponse restrictive, cramponnée aux
strictes limites d’un champ psychiatrique classique présumé intangible ; elle est ringarde
et incantatoire car toutes les déclamations du
monde n’empêcheront pas ces patients de venir
dans nos structures de soins et de gonfler nos
files actives ;
- une réponse extensive, que je crois « psychiatricide » par la confusion qu’elle opère aux plans
diagnostique, thérapeutique et médicolégal ;
- une réponse différenciée qu’il est de notre
devoir de soutenir et de défendre : oui, ils relèvent incontestablement d’une aide thérapeutique, à certaines conditions. Non, le terme de
maladie ne convient pas et leur niveau d’organisation doit être clairement distingué dans les
mots de celui des psychoses et des troubles de
l’humeur. Vous aurez compris que c’est cette
optique que je défends de façon militante.
Une actualité brûlante
En France, dans le confusionnisme politico-médiatique le plus total, voilà le mal, la
violence et la perversité promus au rang de
maladie mentale. Pêle-mêle, des criminels qui
s’avèrent relever de troubles de la personnalité
diversifiés, rarement schizophrènes ou héboïdophrènes, suscitent à chaque fait divers la
même interpellation de la psychiatrie publique.
C’est le règne du « soignez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».
Comme l’a développé Thierry Trémine dans
son rapport, nous avons tout intérêt à regarder
très vite et de près les débats qui se sont instaurés
aux Etats-Unis autour des sexualy violent preda*Psychiatre des Hôpitaux, Centre psychiatrique du Boisde-Bondy, EPS Ville-Evrard, 13-15, voie Promenade,
93147 Bondy Cedex. <[email protected]>
tors et en Grande-Bretagne autour des dangerous people with severe personality disorders
(DPSD). Il y a en effet un double intérêt politique à dédifférencier les troubles de la personnalité et de l’orientation sexuelle, des maladies
mentales : cela permet de surmonter un obstacle
juridique concernant des lieux de sûreté et
de déplacer la charge de l’imputation sur la
psychiatrie, avec de surcroît le généreux alibi
du « soin ». On glisse ainsi de l’enfermement de
sûreté au soin à perpétuité. On nous l’explique :
des psychiatres vont les soigner après la fin de
leur temps de peine et des experts donneront leur
avis sur la sortie. Ah ! qu’en termes choisis ces
choses-là sont dites ! Voilà la psychiatrie instrumentalisée comme variable d’ajustement, pour
régler la question de la perpétuité réelle. Dans
une logique généralisée de la patate chaude et
de l’ouverture de parapluie, ils seront d’autant
plus inguérissables qu’ils ne sont pas malades.
Messieurs les Anglais,
tirez les premiers
En 1999, le gouvernement anglais manifesta
son projet de détention indéfinie des DPSD. Pour
vaincre l’obstacle juridique, c’est à une distinction clinique qu’il convenait de s’attaquer, celle
des troubles de la personnalité et des maladies
mentales. La réponse argumentée de Kendell [1]
dans le British Journal of Psychiatry (2002), si
elle est marquée par la nuance, la prudence et la
diplomatie, si elle renvoie à demain la résolution
du problème avec des possibilités thérapeutiques
nouvelles…, est néanmoins très claire : la distinction est toujours valide. Pour Kendell, les troubles de la personnalité constituent des facteurs
de risque et de complication, non des maladies
mentales, quelle que soit leur indiscutable appartenance au champ de la pratique psychiatrique :
- leur espérance de vie est diminuée ;
- ils ont une vulnérabilité accrue aux addictions et au suicide ;
- ils facilitent la survenue de maladies
mentales ;
- ils assombrissent le pronostic des maladies mentales auxquelles ils s’additionnent.
Kendell associe fortement curabilité et
maladie mentale et fait l’hypothèse que l’efficacité future de nouvelles thérapeutiques pourrait
changer les données du problème. C’est sans
doute un argument diplomatique et dilatoire,
mais également pragmatique. Il me semble que,
dans la tradition française moins centrée sur le
pragmatisme, c’est le niveau d’organisation qui
est prévalent. Autrement dit, l’incurabilité ne
contredit pas la maladie. Je partage à ce sujet le
point de vue de Jean-Charles Pascal.
Canguilhem et les troubles
de la personnalité
Mais l’intérêt principal du travail de Kendell,
au-delà de la nécessaire défense de la psychiatrie menacée d’instrumentalisation politique,
c’est la réflexion à la source même de la légitimation de la démarche clinique. Il est rejoint par
Alec Buchanan [2] de l’université de Yale, qui a
publié un remarquable éditorial dans le Journal
of the American Academy of Psychiatry and
the Law (2007) : « Georges Canguilhem et le
diagnostic de trouble de la personnalité ». Tous
deux s’accordent avec Georges Canguilhem et
Henri Ey sur la nature inévitable du jugement
de valeur clinique. Dans ma thèse (1979) [3] sur
les modèles de normalité en psychiatrie à partir
de Canguilhem, je faisais reposer ce jugement
de valeur sur une évaluation critériologique
formelle nécessairement décentrée par rapport
aux modèles communs et au vécu du sujet.
Car il faut rappeler l’idée-force de Canguilhem
[4] : « On peut décrire objectivement des structures ou des comportements. On ne peut les
dire pathologiques sur la foi d’aucun critère
purement objectif. Quittant la description, on
assigne une valeur vitale positive ou négative
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Tribune des lecteurs
en qualifiant de normal ou de pathologique un
comportement ». La maladie, c’est une « autre
allure de la vie » et pas seulement l’anomalie,
voire la monstruosité.
Nous sommes ici au cœur du problème, car
ce qui est en jeu, c’est notre capacité à soutenir
nos propres critères face au sens commun, à
la pression politique et à des intérêts divers et
multiples. C’est en quoi je suis en désaccord
avec mon ami Pénochet, quand il soutient que
Guy George est un malade et que nous sommes
risibles quand nous nous réfugions derrière
des troubles de la personnalité face à des actes
monstrueux ; comme je suis en désaccord avec
Braconnier quand il estime qu’il n’est pas sain
que la psychiatrie s’éloigne trop de la perception commune. Toute l’histoire de la psychiatrie
légale démontre le contraire, avec l’effort constant des aliénistes pour distinguer l’horreur de la
folie et le mal de la maladie.
Souvenons-nous de la réponse de Jean-Pierre
Falret [5] au docteur Costes qui estimait que tout
homme doué d’un jugement sain pouvait repérer
la maladie mentale ; à Emmanuel Kant qui voulait
que l’on confie ces questions à la Faculté de
philosophie : « Je me bornerai ici, pour réfuter
des prétentions si exorbitantes, à rappeler que les
difficultés à surmonter, loin de pouvoir l’être par
tout le monde, réclament au contraire la réunion
des plus heureuses qualités et l’application d’une
science spéciale qui ne peut être possédée que
par un très petit nombre de personnes ».
Nos ados d’aujourd’hui diraient la même
chose de façon plus directe : « Pas touche !
Dégage ! ». Le même Jean-Pierre Falret nous
enjoignait de ne pas confondre les maladies
mentales avec toutes les bizarreries et singularités de la nature humaine. Beaucoup plus près
de nous (1977), Henri Ey [6] dénonçait cette
« inflation des psychiatres qui étendent abusivement leur champ d’action, en y incorporant de proche en proche, et de borderline en
borderline, toutes les modalités de la condition humaine ». Il comparait la psychiatrie à la
grenouille de la fable qui, d’enflure en enflure,
finit par exploser. Nous y sommes presque.
La guerre des mots est
déclarée
On pourrait rétorquer à mon point de vue que
tout cela est pure convention et que les « maladies mentales », dans un pluriel diversifié succédant à l’aliénation, sont un paradigme apparu au
milieu du XIXe siècle, notamment avec Falret,
comme l’a montré Lanteri-Laura. Si l’on prend
beaucoup de recul, sans doute y a-t-il aujourd’hui
une recherche tâtonnante pour sortir de clivages
trop tranchés entre maladies mentales et troubles
de la personnalité, catégoriel et dimensionnel,
qualitatif et quantitatif, etc. Mais gare au moindre
de nos faux pas, car ce sont des messages forts
que nous adressons à la conscience collective,
aux politiques… et aux pervers.
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Si vous proposez vos soins, c’est qu’ils
sont malades. C’est donc que vous pouvez les
guérir. « Comment pouvez-nous dire que Guy
George n’est pas malade tout en étant incurable ? » demandait son avocate. Nous sommes
pris au piège du nominalisme. Les mêmes mots
ne recouvrent pas les mêmes choses mais, pour
l’opinion publique, on doit soigner un pédophile
comme on traite un schizophrène, ce qui relève
évidemment d’une absurdité totale.
Vous les psychiatres, qui savez si savamment décrire des personnalités borderline,
psychopathiques, narcissiques, abandonniques,
carencées, schizoïdes, perverses narcissiques…,
guérissez-les ! Devons-nous reculer devant notre
audace d’avoir voulu conquérir de nouveaux
territoires ? Je pense évidemment aux soins de
délinquants sexuels. C’est ce que pensent probablement certains collègues, estimant que nous
avons mis le doigt dans un engrenage fatal. Ils
ont tort, à mon avis, car toutes les expériences
novatrices sont à encourager, à condition de
distinguer soigneusement les niveaux d’organisation, les champs concernés, la nature du soin
et les limites éthiques [7]. A la condition également de porter et de défendre sans jargonner
notre point de vue devant l’opinion publique.
Il est en particulier crucial de distinguer
soigneusement les trois champs de la psychiatrie publique :
- celui de la demande élargie, qui concerne
tous ceux qui viennent spontanément vers le
soin ou acceptent d’y être accompagnés ;
- celui du soin sans consentement, reposant
sur la loi de 1838 puis de 1990, pilier historique
de la psychiatrie publique ;
- celui de l’injonction de soin, dont la
culture est récente dans notre pays, avec la loi
de 1998.
Tout télescopage intempestif de ces deux
derniers champs, toute dédifférenciation est
catastrophique. C’est ce qu’il convient d’expliquer sans relâche devant l’opinion publique.
Les mots sont trompeurs et il ne faut pas
confondre :
- Le soin sans consentement, qui relève
du seul champ sanitaire, et l’injonction de soin
qui relève d’un espace médico-socio-judiciaire,
dans lequel l’environnement thérapeutique
repose sur un système d’inter-contenance des
cadres thérapeutique, judiciaire et social. Les
travaux stimulants d’André Ciavaldini [8] en
sont l’illustration. Dans ce champ, le juge n’est
pas un obstacle aux soins, il en est la condition.
Le soin ne peut être proposé, en seconde intention, que dans un cadre judiciaire.
- Le traitement des maladies mentales et
l’aide au réaménagement des défenses des
délinquants sexuels qui acceptent de s’engager
dans le travail thérapeutique, quelle que soit la
nécessaire dialectique de la carotte et du bâton.
- Le traitement psychotrope qu’il est légitime de prescrire à un sujet malade qui n’est pas
en état de consentir, et l’aide chimiothérapique
au contrôle pulsionnel qu’il est exclu d’im-
poser. Du Président de la République à Bernard
Debré, on aimerait passer outre cette différence
et faire fi des consensus cliniques et éthiques de
la profession psychiatrique.
Céder sur le mot, c’est déjà céder sur la
chose.
Les pervers ne sont pas
des malades
Ce ne sont pas des malades parce que
nous l’avons décidé en vertu d’une cohérence
clinique, psychodynamique et thérapeutique.
L’acte psychotique n’est pas le recours à l’acte,
magistralement théorisé par Claude Balier
[9]. Le morcellement n’est pas le clivage. La
psychose et la défense contre la psychose, ce
n’est pas la même chose. Celui qui est submergé
par l’envahissement délirant et celui qui planifie
son geste criminel en gardant la capacité d’y
renoncer si les conditions ne s’y prêtent pas, ce
n’est pas pareil.
Est-ce que cela signifie que nous sous-estimons leur perte de liberté et le poids des déterminismes ? Certainement pas. Nous savons ce
que le recours privilégié au mal peut révéler de
mal subi, comme nous connaissons ce trajet qui
va du traumatisme subi, en souffrance d’inscription psychique, au traumatisme infligé [10].
Mais considérer les pervers comme des malades
est une faute grave :
- c’est rendre la perversion confortable ;
- c’est faire surgir le leurre d’un soin qui ne
concernerait pas l’engagement du sujet ;
- c’est fournir un surcroît de jouissance,
comme je l’ai parfois entendu : « les meilleurs
spécialistes n’y sont pas arrivés… Alors moi,
docteur ! ». Si la récidive relève de leur maladie,
c’est aux psychiatres, thérapeutes ou experts que
l’on demandera des comptes, pas au pervers ;
- c’est déplacer le problème car il faudra
ensuite expliquer à l’opinion pourquoi ces malades
sont néanmoins responsables de leurs actes.
En guise de conclusion
La différenciation des maladies mentales
et des troubles de la personnalité est une digue
à maintenir, quels que soient les nuances, les
rapprochements et les ponts que la clinique et la
thérapeutique suggèrent. Nos collègues anglais
nous ont montré l’exemple, en refusant de céder
sur les mots.
Thierry Trémine a convoqué une belle
image, celle de la criée. C’est que ça discute
beaucoup et que ça marchande à la grande
braderie de la clinique. Défendre jalousement avec Canguilhem et avec nos maîtres
l’exclusivité de notre jugement de valeur peut
paraître un objectif bien naïf, face aux puissants
enjeux économiques, judiciaires, politiques, aux
assurances, aux laboratoires pharmaceutiques,
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Tribune des lecteurs
aux lobbies divers et intérêts particuliers. Mais
nous n’avons pas d’autre choix. Les hôpitauxprisons et la psychiatrisation de la transgression et de l’inadaptation, ce n’est pas demain.
C’est aujourd’hui, pour peu que le flou de nos
concepts l’autorise et que notre défense de l’essentiel soit molle.
Références
7. Zagury D. Les nouveaux monstres, plaidoyer pour un traitement raisonné des agresseurs sexuels. In Violences sexuelles. Le
soin sous contrôle judiciaire. Paris : Inpress
2003.
8. Ciavaldini A. La pédophilie, figure de la
dépression primaire. Rev Fr Psychanalyse
2006 ; 1 : 177-95.
9. Balier C. Psychanalyse des comportements
sexuels violents. Paris : PUF, 1996.
10. Zagury D. Les serial killers sont-ils des
tueurs sadiques ? Rev Fr Psychanalyse
2002 ; 4 : 1195-213.
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1. Kendell RE. The distinction between
personality disorder and mental illness.
Br J Psychiatry 2002 ; 180 : 110-5.
2. Buchanan A. Georges Canguilhem and
the diagnosis of personality disorder. J Am
Psychiatry Law 2007 ; 35 : 148-51.
3. Zagury D. Modèles de normalité et psychopathologie. Thèse, Paris, 1979, L’Harmattan,
1998.
4. Canguilhem G. Le normal et le pathologique. Paris : PUF, 1966.
5. Falret JP. Considérations générales sur les
maladies mentales. Paris, 1843.
6. Ey H. A propos d’une émission radiophonique : psychiatrie et criminologie. Information Psychiatrique 1977 ; 53, n° 3.
Persona, d’Ingmar Bergman, 1966. © Collection Cahiers du Cinéma
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