L’œuvre de Max HORKHEIMER La Philosophie comme creuset pluridisciplinaire et révolutionnaire En brève introduction, on peut estimer qu’en pleine période des « années folles », son projet pluridisciplinaire dit de la « Théorie Critique » fut une contribution décisive à l’avènement sociopolitique de la Raison postmoderne ; en effet, cette théorie se pensait ellemême comme générateur révolutionnaire et permanent d’un réel Progrès sociétal. Si l’on se met en tête de rédiger une note sur un tel sujet, c’est que Maximum HORKHEIMER est bien l’un de ces architectes du rationalisme avec lesquels un Humaniste s’endort inlassablement ; ce penseur fut un acteur incontournable dans l’arène idéologique de l’entre-deux guerre, une période que je perçois comme « folle » effectivement et trouble intensément ; une période couveuse d’excès et de contraires exacerbés, une période aussi déconcertante que finalement abominable et qui fut, dans les faits, un effroyable « trou d’air européen » de l’histoire du monde ; un drame en un acte et tant de scènes, sur lequel il ne sera jamais superflu de revenir. Y revenir non pas pour se lamenter inlassablement en décomptant les victimes, tels de zélés accusateurs et en oubliant tout le reste, mais bien plutôt pour bâtir une compréhension globale et surtout enseignable de cette spirale apocalyptique ; pour la penser objectivement, historiquement, c'est-à-dire la restituer, intelligiblement et utilement, en termes de causalité. Raison oblige. Je pense donc que l’œuvre, le destin et le parcours de Horkheimer pourront guider en ce sens quiconque souhaitera en approfondir l’étude rationnelle, et j’espère sincèrement que ces quelques lignes en seront incitatrices. Marcel CANTON Page 1 Qui était-il ? De quelle synchronie conceptuelle fut-il l’auteur ? Et dans quelle diachronie idéologique cette contribution s’inscrivait-elle peut-être ? Qui était-il ? La quasi-totalité des manuels de philosophie de Terminale ne convoque pas ses écrits. Cela est dû à la pluridisciplinarité et à la nature même de son projet, souvent mal identifié et sous-exposé, mais dû en outre, au grand nombre de philosophes aussi brillants que prodigues qui, comme lui, sont nés à l’aube du dix-neuvième siècle : BERGSON et son « évolution créatrice », BACHELARD et son « rationalisme appliqué », ARENDT et sa « modernité », MARKUSE et son « unidimensionnalité » de l’homme, MAUSS et son invention de l’anthropologie. Et cela fut dû, plus encore , à l’étonnante éclosion de ceux qui sont nés tout juste après lui, dans les années 1910-1920 : POPPER, JANKELEVITCH, LEVINAS, LEVI-STRAUSS, SARTRE, MOUNIER, MERLEAU-PONTY, MONOD, MORIN, GENET, DELEUZE, FOUCAULT, HABERMAS, tous issus d’une génération « début de siècle » dont la culture et le génie visionnaire n’ont pas ( ?) été égalés depuis et dont les œuvres cathédrales ont pu logiquement occulter celle de Max HORKHEIMER,… ce que 1968 n’a pas fait. Il est né en 1895 à Stuttgart d’une famille juive pratiquante et d’un père qui était un puissant baron de l’industrie textile. Au terme d’études classiques et bourgeoises, il devient, durant la première guerre mondiale, jeune directeur des écoles des Beaux Arts de Munich et il écrit une étude sur les « lois élémentaires de la peinture ». Il s’intéresse alors à la psychologie, et donc, bien logiquement, à la Théorie de la Gestalt (forme) ; puis il vient à la philosophie par l’étude de SCHOPPENHAUER qui l’influence beaucoup. Il soutient en 1922 une thèse dirigée par Hans CORNELIUS qui porte sur l’œuvre de KANT ; cela montre d’emblée son intérêt pour ce que « Raison » veut dire. Sa thèse s’intitule « Contribution à l’antinomie de la faculté de juger téléologique » (par « téléologie » entendons rapidement « finalisme »). Marcel CANTON Page 2 Presque dans le même temps, en 1924, il fonde avec Friedrich POLLOCK, étudiant en finances puis en sociologie, l’Institut de Recherche Sociale à Francfort ; et dès 1926 il cumule enseignement et fréquentation du mouvement ouvrier d’essence marxiste, tout en faisant écho aux recherches psychanalytiques. A 35 ans, en 1930, il est nommé à l’Université de Francfort pour y enseigner la « philosophie sociale », domaine pluridisciplinaire s’il en est, tout en devenant directeur de l’Institut qu’il avait cofondé. Fort de son étude sur (je cite) "les débuts de la philosophie bourgeoise de l'Histoire", il dote l’Institut, en 1932, d’une revue de recherche sociale, la « Zeitschrift für Sozialforschung ». C’est d’abord en cela qu’il innove radicalement, car il crée ainsi les conditions toutes nouvelles qui permettent la collaboration interactive des différentes sciences humaines jusqu’alors cloisonnées. Cette implication d’intellectuel engagé et oeuvrant dans son siècle lui vaut d’être révoqué en 1933 dès l’amorce de la vague brune. Sa revue étant éditée à Paris jusqu’en 1940 par l’éditeur Alcan, puis Zurich, HORKHEIMER dirige l’annexe de l’Institut en exil sous le pseudonyme de Heinrich REGIUS, d’abord depuis Genève puis New-York jusqu’en 48. Ce déracinement ne l’empêche pas de poursuivre ses travaux, notamment - sur l’Autorité et la Famille, ce moule familial dont il est lui-même parvenu à s’extraire psychologiquement, socialement et intellectuellement, - sur les prédispositions au fascisme de la société américaine, - et sur le symptôme sociétal que constitue alors l’antisémitisme. Ces textes sont publiés entre 1949 et 1950 et titrés « Etudes en préjudices ». Marcel CANTON Page 3 De retour à Francfort en 1949, il met à profit le rétablissement de sa chaire de philosophie sociale pour relancer les travaux de l’Institut. Il prend sa retraite en 1958, non sans avoir été doyen, recteur et titulaire du prix GOETHE. Il meurt en 1973 en offrant au public ses fameuses « notes critiques » qui constituent un journal analytique du quotidien, avec des bilans critiques emblématiques, et surtout la concrétisation personnelle de sa théorie, même si leur radicalité originelle est désormais atténuée. Quel est son apport conceptuel à ce moment charnière et synchronique ? La pensée et le travail catalyseur de Max HORKHEIMER expriment pour l’essentiel un humanisme pacifique, internationaliste et antidogmatique. Avec les ADORNO, POLLOCK et WEIL entre autres, il incarne une jeunesse étudiante brillante qui, parce qu’elle est spécifiquement d’origine bourgeoise, semble être la seule à pouvoir analyser et comprendre la déchéance d’un capitalisme bourgeois qui, selon elle, et sur fond de faillite weimarienne, ne pouvait que conduire au fascisme… cela, avant de renaître dans le productivisme de masse américain. Pas de jugement de valeur sur les protagonistes de cette logique historique, plutôt une prise de recul objectivante et méthodiquement distanciée. On peut affirmer sans exagérer, ni trop extrapoler pour l’instant, que ce que HORKHEIMER nomme la « Théorie critique » s’est greffé sur les principes de « l’empirio-criticisme » ; il s’agit d’un système déjà psycho-socio-philosophique qui a été développé juste avant lui au 19° siècle par Richard AVENARIUS, fils de l’éditeur allemand du même nom et de Cécile Wagner, la plus jeune sœur de Richard WAGNER qui était son parrain. La théorie empirio-criticiste se voulait épistémologique, c’est à dire qu’elle s’appliquait aux processus cognitifs d’appréhension du monde et d’élaboration Marcel CANTON Page 4 des connaissances ; tout en se démarquant aussi bien du matérialisme aliénant que de la métaphysique - souvent « de combat » fin 19°, elle convoquait les acquis croisés des sciences physiques, psychologiques et biologiques. Elle entendait ainsi mettre en lumière le fait que seule une expérience dite « pure », synthèse de l’expérience extérieure et du travail cognitif intérieur est à même de permettre une juste compréhension, fonctionnelle, conceptuelle, et citoyenne du monde réel. A cette fin, AVENARIUS a théorisé le fameux concept d’ « introjection » comme étant le processus « d’intégration », en et par l’individu, des réalités qu’il a choisi d’appréhender pour les assimiler. On parlerait aujourd’hui de « construction » et de « représentations », à ceci près qu’alors l’impératif critique maîtrise des n’était pas optionnel mais principe premier, et qu’à cette intégration du réel correspond de fait une partie idéelle, constitutive de la pensée elle-même. C’est là une vision du « cogito » qui, privilégiant l’expérience personnelle du sujet, émancipe l’homme, à la fois par rapport aux impératifs moralistes du moment, par rapport au programmatisme positiviste et par rapport au surdéterminisme hégélien de l’absolu Savoir collectif. Tout comme les théories d’AVENARIUS ont influencé directement les intellectuels et les étudiants russes impliqués dans la révolution d’octobre, la « théorie critique » développée par HORKHEIMER et consorts viendra, on le sait peut-être trop peu, nourrir l’esprit qui « renversa les tables » en Mai 1968. C’est l’intensité et la sémantique de ces évènements qui traduisent l’authenticité et le bien-fondé des aspirations portées par cette théorie. Si l’Ecole de Francfort, qui était moins une « école » qu’un mouvement de pensée de libération des groupes et d’émancipation des consciences, a ralenti son activité dans les années 1960, il n’empêche, donc, qu’elle a eu une influence sur les soubresauts et les innovations salutaires qui, lorsque cela Marcel CANTON Page 5 s’imposait, ont « donné de l’air » à nos sociétés occidentales. Il s’est agi, pour ces penseurs, de montrer tout l’intérêt qui réside, à chaque époque, et surtout à chaque fin d’époque, dans la capacité de l’homme à opérer avec volontarisme et indépendance, en toute liberté d’esprit et de conscience, l’analyse critique d’effets de crise qui sont censés pouvoir nous aider à remonter aux causes. Dans les années 1930 puis 60, il se serait avéré urgent, vital, de mettre en pratique, tant au niveau de l’individu que des groupes de référence, une telle théorie sociologique du présent, afin que ces « fins d’époque », dont on ne devine qu’après coup les désastres, eussent pu être évitées ou mises à profit comme autant de relances rationnelles. La « théorie critique » avait donc en son temps ambitionné, sans avoir recours à aucun dogme ni précepte, de se montrer capable d’inciter les élites intellectuelles puis les masses citoyennes à appréhender pleinement cette « fin d’une époque » basée sur le capitalisme concurrentiel et les principes dits « libéraux » - en effet, la permissivité coupable, irresponsable et prédatrice n’a bien sûr rien de commun avec la liberté républicaine (liberté versus libéralisme)... Cela revenait dans ces années à opposer à la « théorie traditionnelle », quels qu’en soient les slogans, la « théorie critique » qui dénonçait par avance tous les slogans, toutes les fausses grandes leçons de l’histoire et toutes les grandes et illusoires finalités manipulatrices. Cela revenait à apprendre à débusquer la raison aliénante et utilisatrice qu’avaient instrumentalisée le nationalisme, le colonialisme et le scientisme, à la seule fin inavouée d’un libéralisme d’enrichissement. En fin de cauchemar nazi et en pleine explosion économique américaine, émergea donc cette nécessité d’une « dialectique de la Raison » qui, loin de valider et de propager un ensemble de valeurs et de règles issues d’un glorieux passé et inscrites dans le marbre, tenta de faire valoir la prégnance d’une pensée critique guidant, au présent, une action raisonnable. Marcel CANTON Page 6 L’Aufklärung des LEIBNIZ, WOLF ou MENDELSSOHN était ainsi réhabilitée pour devenir l’âme d’une sorte de « révolution permanente », opposée au traditionnel idéalisme allemand qui n’avait d’ailleurs rien à envier aux autres nationalismes, opposée à « l’évidence du monde » en marche, opposée à toutes les prédestinations et surdéterminations, opposée à tous les enracinements porteurs d’inertie, opposée enfin à toutes les utopies pseudo ou quasi « messianiques. » Ce courant de pensée, latéral par nature, mais clair et vigoureux oeuvra pour une « dialectique négative », c'est-à-dire la mise en œuvre constante d’une négativité critique permanente, mais constructive au final. Rompre avec l’inexorable et fatal cheminement qui a mené de la domination de la Nature à la domination de l’Homme. Et, pourrait-on dire, en finir avec tous les « royaumes » pour éviter tout « royaume de dupes » « L’obsession » à cultiver serait dès lors de mettre en rapport les discours et les actes, de mettre en tension le concept pré-tendu ( !) et le réel vécu, de distinguer le sujet et l’objet. Il va sans dire que l’aliénation de l’individu, la mise à sac d’économies vulnérables, la chosification du consommateur, la marchandisation de l’art nouveau étaient autant d’invincibles moulins à combattre et que ce combat idéologique ne pouvait que recourir à un fervent radicalisme intellectuel. Prenons « radical » au sens fort, c'est-à-dire au sens hégélien qui est d’aller « au fond des choses », donc d’identifier non pas les responsabilités, mais les causes premières, puis secondes, puis successives, jusqu’à la vérification non pas des hypothèses, mais… bel et bien des conséquences réelles. L’objectif central d’autonomisation de l’individu et d’émancipation des groupes, sociaux ou nationaux, commande de critiquer et de réexaminer à chaque seconde le commandement qu’il se fait à lui-même, car à chaque seconde le monde change du seul fait que les hommes pensent et interagissent. Marcel CANTON Page 7 C’est ce pourquoi la « théorie critique » ne s’est jamais présentée comme un système définitif et arrêté, mais toujours comme un « langage d’alerte éclairé » qui soit susceptible d’aider les individus d’aujourd’hui à prévenir tous les néofascismes totalitaires et tous les néo-totalitarismes globalisants, qu’ils soient économiques ou idéologiques, étroitement liés qu’ils sont. Et c’est pourquoi la «théorie de la raison critique » de Max HORKHEIMER ne s’est jamais trahie elle-même en cherchant à graver profondément son nom dans le marbre illusoire de l’historiographie philosophique. De quelle diachronie ce courant de pensée, à la fois si pertinent et si discret peut-il relever ? La première association qui vient à l’esprit convoque les travaux de SARTRE. « L’existentialisme », conception du monde selon laquelle l’existence de l’individu, ses expériences, précède, son essence, c'est-à-dire ses qualités intrinsèques, est bien sûr à rapprocher de l’antidogmatisme et de l’antiprogrammatisme qui venait de caractériser la « théorie critique ». Philosophe de la liberté, SARTRE conçoit qu’exister c’est « être là », « surgir dans le monde et s’y forger, y imprimant sa marque et s’y construisant librement ». SARTRE a le même souci d’analyser son époque et d’y militer avec courage, d’abord en menant une étude constructive du marxisme, ensuite en condamnant l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 68, enfin en fraternisant quasiment avec ce monde prolétaire dont il était, lui aussi, socialement très éloigné. Enfin, le même souci de susciter un creuset très serré avec les ARON, NIZAN, MERLEAU-PONTY, BEAUVOIR, etc… et d’éditer cette fameuse matrice d’écriture collective, « les Temps modernes ». Ajoutons encore la même modestie qui le vit mourir digne mais pauvre, après avoir refusé le Prix Nobel que son ouvrage « les mots » lui avait valu. Marcel CANTON Page 8 Deuxième rapprochement diachronique : il est impossible de ne pas rattacher la « théorie critique » d’HORKHEIMER à la tradition des Lumières dont la modernité rationaliste a trouvé source dans le V° siècle athénien, puis vigueur à travers la révolution de l’Aufklärung européenne ponctuée par les analyses politiques de HOBBES et la révolution anglaise, cent ans avant la française, qui avait préparé la querelle des Anciens et des Modernes au tournant de leur siècle. Alors que l’on s’apprête à dérouler le concert des ténors du 18° siècle… on bute d’emblée sur VICO. Le napolitain Giambattista VICO inaugure en 1725 ce que l’on peut appeler le libéralisme alternatif des « anti-lumières », à savoir une violente riposte contre l’intellectualisme, le rationalisme et l’humanisme montant. Parce que VICO est le premier à réfuter l’universalisme du droit naturel, et donc à dresser un rempart unique contre le farouche ROUSSEAU à venir, et parce que ses idées réactionnaires seront surtout reprises et amplifiées à la toute fin du 19° siècle, sur fond de nationalisme allemand, par Yohan Godfried HERDER et Edmund BURKE, on est logiquement tenté de considérer que HORKHEIMER est, non pas un étage de plus de la grandiose fusée des Lumières, mais le veilleur, exceptionnel mais discret, radicalement dressé contre le libéralisme des AntiLumières qui, dans son siècle, allaient pourtant déboucher sur l’apocalypse que l’on sait. Pas de rapprochement donc, ni inclusif ni direct, avec les Lumières. Cela, d’autant plus que, rappelons-le, sa théorie est une remise en cause de la Raison en ce qu’elle fut galvaudée et surtout instrumentalisée. Pour lui, le nazisme, en effet, n’a pu prospérer que parce que l’ordre républicain puis grand bourgeois lui en a fourni les conditions, voire les préalables socio-économiques. Quand ROUSSEAU se demande « quelle est la nature du gouvernement propre à former un peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, ce mot étant pris dans son plus grand sens ? » HORKHEIMER pourrait Marcel CANTON Page 9 répondre à ce jeune « laboureur » que la réponse ne peut qu’être complexe, jamais définitive et toujours… à creuser. Peut-être même pourrait-il, pour réfuter VICO, citer un autre italien, le Génois Eugenio MONTALE né en 1896, qui résumerait ainsi l’essentiel de la « Théorie critique » : N'exige pas de nous la formule qui puisse t'ouvrir des mondes, mais quelque syllabe difforme, sèche comme une branche. Aujourd'hui, nous ne pouvons que te dire ceci : ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas. Alors, chers partenaires humanistes, sommes-nous bien, quant à nous, certains de vraiment disposer de quelques syllabes utiles à donner en partage, certains de disposer d’au moins une Branche sèche et, si oui, de quel Arbre, les Aînés ? Savons-nous bien ce que « nous ne sommes pas » et « ce que nous refusons ? Je pense que, bien heureusement, il peut arriver à chacun de nous, au moins une fois, de ne voir dans son cercle de « militants », qu’un « sinistre ramassis de quelques clowns tristes qui ne gesticulent que pour eux-mêmes et hors toute réalité ». Heureusement, car la voie « royale » de l’Humanisme n’est jamais toute faite, ni parfaite, ni définitive ; elle est à inventer au quotidien, au rythme de maints faux-plats trompeurs. Ce qui est certain, c’est que demain il sera trop tard pour assumer notre « jour d’hui ». L’histoire est passée par là… et alors ? W knee, congo belge, verdun, arménie, goulag, shoah, hiroshima, indochine, vietnam, pol pot, algérie, hutu, fukushima…, et alors ? Hormis le bonheur, ou la honte d’être toujours là, a priori participant de la conscience humaniste, nous pouvons au moins cultiver cette confusion personnelle que suscite forcément le fait d’être au cœur, au coeur car humanistes français, au cœur d’un monde qui s’est ouvert en se détruisant, un peu comme par une étourdissante mais inaudible explosion au ralenti, une explosion en continu et en sourdine ; une insidieuse désintégration Marcel CANTON Page 10 des Droits de l’Homme et des Peuples qui tue par inertie, du seul fait de l’inaction de chacun au quotidien, et cela dans un Présent étouffé aussi bien par le confort des acteurs que nous devrions êtres que par le silence des victimes anéanties ou repues. Après l’hyper-dogmatisme des tirades républicaines, après l’hypermarchandisation, après l’hyperexplosion des totalitarismes, après l’hyperexploitation de l’environnement naturel, et en plein hypercrime de la spéculation à outrance actuelle, cessons de nous contenter de rabâcher les préceptes du passé tout en scandant avec hypocrisie les utopies à venir, inimaginables à ce jour, puisqu’ « à l’Orient rien de nouveau ». Assumons, au moins un peu, et concrètement, ces engagements qui peuvent nous faire mériter notre « pain quotidien ». Si nos mains tendues sont vides et nos outils au sol, c’est que nos poches sont bourrées de jouets. Avons-nous encore assez d’éveil dans nos regards pour nous demander si au nom de la « volonté générale » chère à Rousseau, l’individu d’aujourd’hui n’a pas été, inconsciemment, et progressivement, et définitivement, muselé ? Est-ce que, comme le pensaient Horkheimer et Adorno l’utopie rousseauiste n’a pas, au final, débouché sur un conformisme social qui s’avère être la forme douce d’un contrôle totalitaire ? S’il revenait, ROUSSEAU commencerait sans doute par déchirer tous les pseudo-contrats que tous nous servons, et dont tous nous nous servons au quotidien. Et si Horkheimer revenait, sans doute ne nous recommanderait-il pas de le relire, mais bien plutôt, tant qu’elles sont encore fraîches, de nous frotter aux idées d’Axel HONNETH. C’est lui qui, après lui et après Jurgend HABERMAS, perpétue le travail de conscientisation au présent de l’Ecole de Francfort. Marcel CANTON Page 11 Toujours parallèlement et à côté du discours entendu prônant les grandes valeurs qui sont les nôtres, notamment depuis 30 ans le combat du Juste contre le Bien, l’école de Frankfort, sous la plume d’Axel HONNETH met en lumière les dangers de la mondialisation ; porté par une philanthropie toujours très pragmatique, il en appelle à une « vie bonne » pour tous, au respect de chacun, à une « lutte pour la reconnaissance » et « l’estime de soi » dans une « société du mépris ». La reconnaissance hégélienne, mais retravaillée à la lumière de la psychologie, cela signifie la reconnaissance au quotidien par l’amour, par le juridique et par le social. Edifiant. Finalement, c’est peut-être dans la vitalité de cette filiation vécue en ateliers que ce que l’on appelle « l’école » de Francfort a le plus innové, loin, bien loin des cathédrales égotiques qui ont fait de l’enseignement de la philosophie une galerie de portraits aussi grandioses qu’inertes, lisibles pour seulement quelques initiés hors sol. Alors chers amis humanistes, ici et maintenant, rassemblons vivement ce qui est de plus en plus épars et, ensemble, lançons-le en l’air… On ne sait jamais, peut-être apprendrons-nous ainsi, à l’unissons, à théoriser (c'està-dire à éclairer) nos critiques, pour ensuite critiquer nos théories. Mais attention, il ne suffira pas, pour cela, de servir aux prochaines agapes… des saucisses ! * Marcel CANTON Page 12 Quelques éléments bibliographiques HORKHEIMER Max(imum), Théorie traditionnelle et théorie critique - 1937, Gallimard 1936. HORKHEIMER Max, ADORNO Theodor, La dialectique de la raison, Gallimard 2008 ADORNO Theodor, Minima moralia, Réflexions sur la vie mutilée, 1951, Payot 2001 HABERMAS Jürgend, Connaissance et intérêt, 1968, Gallimard 1979 HABERMAS Jürgend, Théorie de l’agir communicationnel, 1981, Fayard 2001 HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, 1992, Le Cerf 2000 Pour continuer à débattre : « L’Aufklärung, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. L’état de minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de minorité quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise de l’Aufklärung.. » - 1784, E. KANT Glissement du théocentrisme vers l'anthropocentrisme, mais aussi chez Kant les premiers signes de l'abandon des principes optimistes de l'Aufklärung dont Johann Gottlieb Fichte est le dernier réprésentant : l'homme lui semble prisonnier de sa subjectivité, il ne peut donc accéder à la vérité. Leibniz est beaucoup plus optimiste quant à l'acquisition de la connaissance. Ici référence est faite implicitement aux lumières allemandes protestantes et aux lumières juives, la « haskala ». Mais il y aurait à mettre en lumière des apports de coloration plus originellement chrétienne, notamment ceux de MOUNIER, qui replacent l’Homme au cœur de visions refondatrices… (…) Décembre 2011 Marcel CANTON Page 13