Théorie critique ( Horkheimer )

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L’œuvre de Max HORKHEIMER
La Philosophie comme creuset pluridisciplinaire et révolutionnaire
En brève introduction, on peut estimer qu’en pleine période des
« années folles », son projet pluridisciplinaire dit de la « Théorie
Critique » fut une contribution décisive à l’avènement sociopolitique
de la Raison postmoderne ; en effet, cette théorie se pensait ellemême comme générateur révolutionnaire et permanent d’un réel
Progrès sociétal.
Si l’on se met en tête de rédiger une note sur un tel sujet, c’est que Maximum
HORKHEIMER est bien l’un de ces architectes du rationalisme avec lesquels
un Humaniste s’endort inlassablement ; ce penseur fut un acteur incontournable
dans l’arène idéologique de l’entre-deux guerre, une période que je perçois
comme « folle » effectivement et trouble intensément ; une période couveuse
d’excès et de contraires exacerbés, une période aussi déconcertante que
finalement abominable et qui fut, dans les faits, un effroyable « trou d’air
européen » de l’histoire du monde ; un drame en un acte et tant de scènes, sur
lequel il ne sera jamais superflu de revenir.
Y revenir non pas pour se lamenter inlassablement en décomptant les victimes,
tels de zélés accusateurs et en oubliant tout le reste, mais bien plutôt pour bâtir
une
compréhension
globale
et
surtout
enseignable
de
cette
spirale
apocalyptique ; pour la penser objectivement, historiquement, c'est-à-dire la
restituer, intelligiblement et utilement, en termes de causalité. Raison oblige. Je
pense donc que l’œuvre, le destin et le parcours de Horkheimer pourront guider
en ce sens quiconque souhaitera en approfondir l’étude rationnelle, et j’espère
sincèrement que ces quelques lignes en seront incitatrices.
Marcel CANTON
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Qui était-il ? De quelle synchronie conceptuelle fut-il l’auteur ? Et dans
quelle diachronie idéologique cette contribution s’inscrivait-elle peut-être ?
Qui était-il ? La quasi-totalité des manuels de philosophie de Terminale ne
convoque pas ses écrits. Cela est dû à la pluridisciplinarité et à la nature même
de son projet, souvent mal identifié et sous-exposé, mais dû en outre, au grand
nombre de philosophes aussi brillants que prodigues qui, comme lui, sont nés à
l’aube du dix-neuvième siècle : BERGSON et son « évolution créatrice »,
BACHELARD et son « rationalisme appliqué », ARENDT et sa « modernité »,
MARKUSE et son « unidimensionnalité » de l’homme, MAUSS et son
invention de l’anthropologie. Et cela fut dû, plus encore , à l’étonnante éclosion
de ceux qui sont nés tout juste après lui, dans les années 1910-1920 : POPPER,
JANKELEVITCH, LEVINAS, LEVI-STRAUSS, SARTRE, MOUNIER,
MERLEAU-PONTY, MONOD, MORIN, GENET, DELEUZE, FOUCAULT,
HABERMAS, tous issus d’une génération « début de siècle » dont la culture et
le génie visionnaire n’ont pas ( ?) été égalés depuis et dont les œuvres
cathédrales ont pu logiquement occulter celle de Max HORKHEIMER,… ce
que 1968 n’a pas fait.
Il est né en 1895 à Stuttgart d’une famille juive pratiquante et d’un père qui était
un puissant
baron de l’industrie textile. Au terme d’études classiques et
bourgeoises, il devient, durant la première guerre mondiale, jeune directeur des
écoles des Beaux Arts de Munich et il écrit une étude sur les « lois élémentaires
de la peinture ». Il s’intéresse alors à la psychologie, et donc, bien logiquement,
à la Théorie de la Gestalt (forme) ; puis il vient à la philosophie par l’étude de
SCHOPPENHAUER qui l’influence beaucoup. Il soutient en 1922 une thèse
dirigée par Hans CORNELIUS qui porte sur l’œuvre de KANT ; cela montre
d’emblée son intérêt pour ce que « Raison » veut dire. Sa thèse s’intitule
« Contribution à l’antinomie de la faculté de juger téléologique » (par
« téléologie » entendons rapidement « finalisme »).
Marcel CANTON
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Presque dans le même temps, en 1924, il fonde avec Friedrich POLLOCK,
étudiant en finances puis en sociologie, l’Institut de Recherche Sociale à
Francfort ; et dès 1926 il cumule enseignement et fréquentation du mouvement
ouvrier
d’essence
marxiste,
tout
en
faisant
écho
aux
recherches
psychanalytiques. A 35 ans, en 1930, il est nommé à l’Université de Francfort
pour y enseigner la « philosophie sociale », domaine pluridisciplinaire s’il en
est, tout en devenant directeur de l’Institut qu’il avait cofondé. Fort de son étude
sur (je cite) "les débuts de la philosophie bourgeoise de l'Histoire", il dote
l’Institut, en 1932, d’une revue de recherche sociale, la « Zeitschrift für
Sozialforschung ».
C’est d’abord en cela qu’il innove radicalement, car il crée ainsi les conditions
toutes nouvelles qui permettent la collaboration interactive des différentes
sciences humaines jusqu’alors cloisonnées. Cette implication d’intellectuel
engagé et oeuvrant dans son siècle lui vaut d’être révoqué en 1933 dès l’amorce
de la vague brune. Sa revue étant éditée à Paris jusqu’en 1940 par l’éditeur
Alcan, puis Zurich, HORKHEIMER dirige l’annexe de l’Institut en exil sous le
pseudonyme de Heinrich REGIUS, d’abord depuis Genève puis New-York
jusqu’en 48.
Ce déracinement ne l’empêche pas de poursuivre ses travaux, notamment
- sur l’Autorité et la Famille, ce moule familial dont il est lui-même parvenu à
s’extraire psychologiquement, socialement et intellectuellement,
- sur les prédispositions au fascisme de la société américaine,
- et sur le symptôme sociétal que constitue alors l’antisémitisme. Ces textes sont
publiés entre 1949 et 1950 et titrés « Etudes en préjudices ».
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De retour à Francfort en 1949, il met à profit le rétablissement de sa chaire de
philosophie sociale pour relancer les travaux de l’Institut. Il prend sa retraite en
1958, non sans avoir été doyen, recteur et titulaire du prix GOETHE.
Il meurt en 1973 en offrant au public ses fameuses « notes critiques » qui
constituent un journal analytique du quotidien, avec
des bilans critiques
emblématiques, et surtout la concrétisation personnelle de sa théorie, même si
leur radicalité originelle est désormais atténuée.
Quel est son apport conceptuel à ce moment charnière et synchronique ?
La pensée et le travail catalyseur de Max HORKHEIMER expriment pour
l’essentiel un humanisme pacifique, internationaliste et antidogmatique. Avec
les ADORNO, POLLOCK et WEIL entre autres,
il incarne une jeunesse
étudiante brillante qui, parce qu’elle est spécifiquement d’origine bourgeoise,
semble être la seule à pouvoir analyser et comprendre la déchéance d’un
capitalisme bourgeois qui, selon elle, et sur fond de faillite weimarienne, ne
pouvait que conduire au fascisme… cela, avant de renaître dans le
productivisme de masse américain. Pas de jugement de valeur sur les
protagonistes de cette logique historique, plutôt une prise de recul objectivante
et méthodiquement distanciée.
On peut affirmer sans exagérer, ni trop extrapoler pour l’instant, que ce que
HORKHEIMER nomme la « Théorie critique » s’est greffé sur les principes de
« l’empirio-criticisme » ; il s’agit d’un système déjà psycho-socio-philosophique
qui a été développé juste avant lui au 19° siècle par Richard AVENARIUS, fils
de l’éditeur allemand du même nom et de Cécile Wagner, la plus jeune sœur de
Richard WAGNER qui était son parrain.
La théorie empirio-criticiste se voulait épistémologique, c’est à dire qu’elle
s’appliquait aux processus cognitifs d’appréhension du monde et d’élaboration
Marcel CANTON
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des connaissances ; tout en se démarquant aussi bien du matérialisme aliénant
que de la métaphysique - souvent « de combat » fin 19°, elle convoquait les
acquis croisés des sciences physiques, psychologiques et biologiques.
Elle entendait ainsi mettre en lumière le fait que seule une expérience dite
« pure », synthèse de l’expérience extérieure et du travail cognitif intérieur est à
même de permettre une juste compréhension, fonctionnelle, conceptuelle,
et
citoyenne du monde réel. A cette fin, AVENARIUS a théorisé le fameux
concept d’ « introjection » comme étant le processus « d’intégration », en et par
l’individu, des réalités qu’il a choisi d’appréhender pour les assimiler.
On
parlerait
aujourd’hui
de
« construction »
et
de
« représentations », à ceci près qu’alors l’impératif critique
maîtrise
des
n’était
pas
optionnel mais principe premier, et qu’à cette intégration du réel correspond de
fait une partie idéelle, constitutive de la pensée elle-même. C’est là une vision
du « cogito » qui, privilégiant l’expérience personnelle du sujet,
émancipe
l’homme, à la fois par rapport aux impératifs moralistes du moment, par rapport
au programmatisme positiviste et par rapport au surdéterminisme hégélien de
l’absolu Savoir collectif.
Tout comme les théories d’AVENARIUS ont influencé
directement
les
intellectuels et les étudiants russes impliqués dans la révolution d’octobre, la
« théorie critique » développée par HORKHEIMER et consorts viendra, on le
sait peut-être trop peu, nourrir l’esprit qui « renversa les tables » en Mai 1968.
C’est
l’intensité et la sémantique de ces évènements qui traduisent
l’authenticité et le bien-fondé des aspirations portées par cette théorie.
Si l’Ecole de Francfort, qui était moins une « école » qu’un mouvement de
pensée de libération des groupes et d’émancipation des consciences, a ralenti
son activité
dans les années 1960, il n’empêche, donc, qu’elle a eu une
influence sur les soubresauts et les innovations salutaires qui, lorsque cela
Marcel CANTON
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s’imposait, ont « donné de l’air » à nos sociétés occidentales. Il s’est agi, pour
ces penseurs, de montrer tout l’intérêt qui réside, à chaque époque, et surtout à
chaque fin d’époque, dans la capacité de l’homme à opérer avec volontarisme et
indépendance, en toute liberté d’esprit et de conscience, l’analyse critique
d’effets de crise qui sont censés pouvoir nous aider à remonter aux causes.
Dans les années 1930 puis 60, il se serait avéré urgent, vital, de mettre en
pratique, tant au niveau de l’individu que des groupes de référence, une telle
théorie sociologique du présent, afin que ces « fins d’époque », dont on ne
devine qu’après coup les désastres, eussent pu être évitées ou mises à profit
comme autant de relances rationnelles. La « théorie critique » avait donc en
son temps ambitionné, sans avoir recours à aucun dogme ni précepte, de se
montrer capable d’inciter les élites intellectuelles puis les masses citoyennes à
appréhender pleinement cette « fin d’une époque » basée sur le capitalisme
concurrentiel et les principes dits « libéraux » - en effet, la permissivité
coupable, irresponsable et prédatrice n’a bien sûr rien de commun avec la liberté
républicaine (liberté versus libéralisme)...
Cela revenait dans ces années à opposer à la « théorie traditionnelle », quels
qu’en soient les slogans, la « théorie critique » qui dénonçait par avance tous les
slogans, toutes les fausses grandes leçons de l’histoire et toutes les grandes et
illusoires finalités manipulatrices. Cela revenait à apprendre à débusquer la
raison aliénante et utilisatrice qu’avaient instrumentalisée le nationalisme, le
colonialisme et le scientisme, à la seule fin inavouée d’un libéralisme
d’enrichissement. En fin de cauchemar nazi et en pleine explosion économique
américaine, émergea donc cette nécessité d’une « dialectique de la Raison » qui,
loin de valider et de propager un ensemble de valeurs et de règles issues d’un
glorieux passé et inscrites dans le marbre, tenta de faire valoir la prégnance
d’une pensée critique guidant, au présent, une action raisonnable.
Marcel CANTON
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L’Aufklärung des LEIBNIZ, WOLF ou MENDELSSOHN était ainsi réhabilitée
pour devenir
l’âme d’une sorte de « révolution permanente », opposée au
traditionnel idéalisme allemand qui n’avait d’ailleurs rien à envier aux autres
nationalismes, opposée à « l’évidence du monde » en marche, opposée à toutes
les prédestinations et surdéterminations, opposée à tous les enracinements
porteurs d’inertie, opposée enfin
à toutes les utopies pseudo ou quasi
« messianiques. »
Ce courant de pensée, latéral par nature, mais clair et vigoureux oeuvra pour
une « dialectique négative », c'est-à-dire la mise en œuvre constante d’une
négativité critique permanente, mais constructive au final. Rompre avec
l’inexorable et fatal cheminement qui a mené de la domination de la Nature à la
domination de l’Homme. Et, pourrait-on dire, en finir avec tous les
« royaumes » pour éviter tout « royaume de dupes »
« L’obsession » à cultiver serait dès lors de mettre en rapport les discours et les
actes, de mettre en tension le concept pré-tendu ( !) et le réel vécu, de distinguer
le sujet et l’objet. Il va sans dire que l’aliénation de l’individu, la mise à sac
d’économies vulnérables, la chosification du consommateur, la marchandisation
de l’art nouveau étaient autant d’invincibles moulins à combattre et que ce
combat idéologique ne pouvait que recourir à un fervent radicalisme intellectuel.
Prenons « radical » au sens fort, c'est-à-dire au sens hégélien qui est d’aller « au
fond des choses », donc d’identifier non pas les responsabilités, mais les causes
premières, puis secondes, puis successives, jusqu’à la vérification non pas des
hypothèses, mais… bel et bien des conséquences réelles.
L’objectif central d’autonomisation de l’individu et d’émancipation des
groupes, sociaux ou nationaux, commande de critiquer et de réexaminer à
chaque seconde le commandement qu’il se fait à lui-même, car à chaque
seconde le monde change du seul fait que les hommes pensent et interagissent.
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C’est ce pourquoi la « théorie critique » ne s’est jamais présentée comme un
système définitif et arrêté, mais toujours comme un « langage d’alerte éclairé »
qui soit susceptible d’aider les individus d’aujourd’hui à prévenir tous les
néofascismes totalitaires et tous les néo-totalitarismes globalisants, qu’ils soient
économiques ou idéologiques, étroitement liés qu’ils sont. Et c’est pourquoi la
«théorie de la raison critique » de Max HORKHEIMER ne s’est jamais trahie
elle-même en cherchant à graver profondément son nom dans le marbre illusoire
de l’historiographie philosophique.
De quelle diachronie ce courant de pensée, à la fois si pertinent et si discret
peut-il relever ?
La première association qui vient à l’esprit convoque les travaux de SARTRE.
« L’existentialisme », conception du monde selon laquelle l’existence de
l’individu, ses expériences,
précède,
son essence, c'est-à-dire ses qualités
intrinsèques, est bien sûr à rapprocher de l’antidogmatisme et de
l’antiprogrammatisme qui venait de caractériser la « théorie critique ».
Philosophe de la liberté, SARTRE conçoit qu’exister c’est « être là », « surgir
dans le monde et s’y forger, y imprimant sa marque et s’y construisant
librement ».
SARTRE a le même souci d’analyser son époque et d’y militer avec courage,
d’abord en menant une étude constructive du marxisme, ensuite en condamnant
l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 68, enfin en fraternisant
quasiment avec ce monde prolétaire dont il était, lui aussi, socialement très
éloigné. Enfin, le même souci de susciter un creuset très serré avec les ARON,
NIZAN, MERLEAU-PONTY, BEAUVOIR, etc… et d’éditer cette fameuse
matrice d’écriture collective, « les Temps modernes ». Ajoutons encore la même
modestie qui le vit mourir digne mais pauvre, après avoir refusé le Prix Nobel
que son ouvrage « les mots » lui avait valu.
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Deuxième rapprochement diachronique : il est impossible de ne pas rattacher la
« théorie critique » d’HORKHEIMER à la tradition des Lumières dont la
modernité rationaliste a trouvé source dans le V° siècle athénien, puis vigueur à
travers la révolution de l’Aufklärung européenne ponctuée par les analyses
politiques de HOBBES et la révolution anglaise, cent ans avant la française, qui
avait préparé la querelle des Anciens et des Modernes au tournant de leur siècle.
Alors que l’on s’apprête à dérouler le concert des ténors du 18° siècle… on bute
d’emblée sur VICO.
Le napolitain Giambattista VICO inaugure en 1725 ce que l’on peut appeler le
libéralisme alternatif des « anti-lumières », à savoir une violente riposte contre
l’intellectualisme, le rationalisme et l’humanisme montant. Parce que VICO est
le premier à réfuter l’universalisme du droit naturel, et donc à dresser un
rempart unique contre le farouche ROUSSEAU à venir, et parce que ses idées
réactionnaires seront surtout reprises et amplifiées à la toute fin du 19° siècle,
sur fond de nationalisme allemand, par Yohan Godfried HERDER et Edmund
BURKE, on est logiquement tenté de considérer que HORKHEIMER est, non
pas un étage de plus de la grandiose fusée des Lumières, mais le veilleur,
exceptionnel mais discret, radicalement dressé contre le libéralisme des AntiLumières qui, dans son siècle, allaient pourtant déboucher sur l’apocalypse que
l’on sait.
Pas de rapprochement donc, ni inclusif ni direct, avec les Lumières. Cela,
d’autant plus que, rappelons-le, sa théorie est une remise en cause de la Raison
en ce qu’elle fut galvaudée et surtout instrumentalisée. Pour lui, le nazisme, en
effet, n’a pu prospérer que parce que l’ordre républicain puis grand bourgeois lui
en a fourni les conditions, voire les préalables socio-économiques. Quand
ROUSSEAU se demande « quelle est la nature du gouvernement propre à
former un peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur
enfin, ce mot étant pris dans son plus grand sens ? » HORKHEIMER pourrait
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répondre à ce jeune « laboureur » que la réponse ne peut qu’être complexe,
jamais définitive et toujours… à creuser. Peut-être même pourrait-il, pour réfuter
VICO, citer un autre italien, le Génois Eugenio MONTALE né en 1896, qui
résumerait ainsi l’essentiel de la « Théorie critique » :
N'exige pas de nous la formule qui puisse t'ouvrir des mondes,
mais quelque syllabe difforme, sèche comme une branche.
Aujourd'hui, nous ne pouvons que te dire ceci :
ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas.
Alors, chers partenaires humanistes, sommes-nous bien, quant à nous, certains
de vraiment disposer de quelques syllabes utiles à donner en partage, certains de
disposer d’au moins une Branche sèche et, si oui, de quel Arbre, les Aînés ?
Savons-nous bien ce que « nous ne sommes pas » et « ce que nous refusons ?
Je pense que, bien heureusement, il peut arriver à chacun de nous, au moins une
fois, de ne voir dans son cercle de « militants », qu’un « sinistre ramassis de
quelques clowns tristes qui ne gesticulent que pour eux-mêmes et hors toute
réalité ». Heureusement, car la voie « royale » de l’Humanisme n’est jamais
toute faite, ni parfaite, ni définitive ; elle est à inventer au quotidien, au rythme
de maints faux-plats trompeurs. Ce qui est certain, c’est que demain il sera trop
tard pour assumer notre « jour d’hui ».
L’histoire est passée par là… et alors ? W knee, congo belge, verdun, arménie,
goulag, shoah, hiroshima, indochine, vietnam, pol pot, algérie, hutu,
fukushima…, et alors ? Hormis le bonheur, ou la honte d’être toujours là, a
priori participant de la conscience humaniste, nous pouvons au moins cultiver
cette confusion personnelle que suscite forcément le fait d’être au cœur, au
coeur car humanistes français, au cœur d’un monde qui s’est ouvert en se
détruisant, un peu comme par une étourdissante mais inaudible explosion au
ralenti, une explosion en continu et en sourdine ; une insidieuse désintégration
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des Droits de l’Homme et des Peuples qui tue par inertie, du seul fait de
l’inaction de chacun au quotidien, et cela dans un Présent étouffé aussi bien par
le confort des acteurs que nous devrions êtres que par le silence des victimes
anéanties ou repues.
Après
l’hyper-dogmatisme
des
tirades
républicaines,
après
l’hypermarchandisation, après l’hyperexplosion des totalitarismes, après
l’hyperexploitation de l’environnement naturel, et en plein hypercrime de la
spéculation à outrance actuelle, cessons de nous contenter de rabâcher les
préceptes du passé tout en scandant
avec hypocrisie les utopies à venir,
inimaginables à ce jour, puisqu’ « à l’Orient rien de nouveau ». Assumons, au
moins un peu, et concrètement, ces engagements qui peuvent nous faire mériter
notre « pain quotidien ».
Si nos mains tendues sont vides et nos outils au sol, c’est que nos poches sont
bourrées de jouets. Avons-nous encore assez d’éveil dans nos regards pour nous
demander si au nom de la « volonté générale » chère à Rousseau, l’individu
d’aujourd’hui
n’a
pas
été,
inconsciemment,
et
progressivement,
et
définitivement, muselé ?
Est-ce que, comme le pensaient Horkheimer et Adorno l’utopie rousseauiste n’a
pas, au final, débouché sur un conformisme social qui s’avère être la forme
douce d’un contrôle totalitaire ? S’il revenait, ROUSSEAU commencerait sans
doute par déchirer tous les pseudo-contrats que tous nous servons, et dont tous
nous nous servons au quotidien. Et si Horkheimer revenait, sans doute ne nous
recommanderait-il pas de le relire, mais bien plutôt, tant qu’elles sont encore
fraîches, de nous frotter aux idées d’Axel HONNETH. C’est lui qui, après lui et
après Jurgend HABERMAS, perpétue le travail de conscientisation au présent
de l’Ecole de Francfort.
Marcel CANTON
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Toujours parallèlement et à côté du discours entendu prônant les grandes valeurs
qui sont les nôtres, notamment depuis 30 ans le combat du Juste contre le Bien,
l’école de Frankfort, sous la plume d’Axel HONNETH met en lumière les
dangers de la mondialisation ; porté par une philanthropie toujours très
pragmatique, il en appelle à une « vie bonne » pour tous, au respect de chacun, à
une « lutte pour la reconnaissance » et « l’estime de soi » dans une « société du
mépris ». La reconnaissance hégélienne, mais retravaillée à la lumière de la
psychologie, cela signifie la reconnaissance au quotidien par l’amour, par le
juridique et par le social. Edifiant.
Finalement, c’est peut-être dans la vitalité de cette filiation vécue en ateliers que
ce que l’on appelle « l’école » de Francfort a le plus innové, loin, bien loin des
cathédrales égotiques qui ont fait de l’enseignement de la philosophie une
galerie de portraits aussi grandioses qu’inertes, lisibles pour seulement quelques
initiés hors sol. Alors chers amis humanistes, ici et maintenant, rassemblons
vivement ce qui est de plus en plus épars et, ensemble, lançons-le en l’air… On
ne sait jamais, peut-être apprendrons-nous ainsi, à l’unissons, à théoriser (c'està-dire à éclairer) nos critiques, pour ensuite critiquer nos théories.
Mais attention, il ne suffira pas, pour cela, de servir aux prochaines agapes…
des saucisses !
*
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Quelques éléments bibliographiques
HORKHEIMER Max(imum), Théorie traditionnelle et théorie critique - 1937,
Gallimard 1936.
HORKHEIMER Max, ADORNO Theodor, La dialectique de la raison,
Gallimard 2008
ADORNO Theodor, Minima moralia, Réflexions sur la vie mutilée, 1951, Payot
2001
HABERMAS Jürgend, Connaissance et intérêt, 1968, Gallimard 1979
HABERMAS Jürgend, Théorie de l’agir communicationnel, 1981, Fayard 2001
HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, 1992, Le Cerf 2000
Pour continuer à débattre :
« L’Aufklärung, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même
responsable. L’état de minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans la
conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de minorité quand la cause tient
non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du
courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir
de ton propre entendement! Voilà la devise de l’Aufklärung.. » - 1784, E. KANT
Glissement du théocentrisme vers l'anthropocentrisme, mais aussi chez Kant les premiers
signes de l'abandon des principes optimistes de l'Aufklärung dont Johann Gottlieb Fichte est
le dernier réprésentant : l'homme lui semble prisonnier de sa subjectivité, il ne peut donc
accéder à la vérité. Leibniz est beaucoup plus optimiste quant à l'acquisition de la
connaissance.
Ici référence est faite implicitement aux lumières allemandes protestantes et aux lumières
juives, la « haskala ». Mais il y aurait à mettre en lumière des apports de coloration plus
originellement chrétienne, notamment ceux de MOUNIER, qui replacent l’Homme au cœur
de visions refondatrices…
(…)
Décembre 2011
Marcel CANTON
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