Sur la genèse du structuralisme de C. Lévi-Strauss

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Sur la genèse du structuralisme de C. Lévi-Strauss
: Parenté construite et généalogie historique
Lévi-Strauss a toujours présenté l'origine de son structuralisme dans l'emprunt qu'il a fait à son ami Roman
Jakobson exilé comme lui à New York, de la méthode structurale mise au point par le prince Troubetskoï et
l'école de Prague pour la phonologie. Le structuralisme est l'application de cette méthode d'abord aux
termes de parenté, au tabou de l'inceste, à l'échange des femmes. En l'appliquant aux idées de Mauss sur
le don, Lévi-Strauss en a tiré une théorie générale de l'échange, comme donnée immédiate de l'esprit
humain et effet de la seule fonction symbolique. Cette théorie suppose que la société se ramène à la
culture, la culture à des phénomènes de nature symbolique, enfin que le symbole est purement d'origine
linguistique, comme veut le montrer la fameuse hypothèse sur le signifiant flottant. Mais, cette interprétation
des phénomènes sociaux et de l'œuvre de Mauss n'est possible qu'au prix d'opérer un véritable schisme à
l'intérieur de l'Ecole sociologique française et de son héritage. L'œuvre de Durkheim est déclarée obsolète à
l'exclusion de Quelques formes primitives de classification. Toute la religiosité, à laquelle Mauss n'aurait eu
aucune part, disparaît du structuralisme comme de l'œuvre de Mauss ainsi que le sacré et le sacrifice. Pour
Lévi-Strauss le symbole se déduit du langage, alors que Mauss et les Durkheimiens pensaient qu'il était
d'origine religieuse. C'est pour ces raisons que Lévi-Strauss a eu tendance à minimiser ou à taire l'apport de
Durkheim et surtout de Granet et à refouler la généalogie sociologique de son structuralisme au profit d'une
parenté purement linguistique largement reconstruite.
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C'est évidemment un plaisir et un honneur que de pouvoir célébrer avec vous et au coeur du nouveau Berlin, le
centenaire de Claude Lévi-Strauss. Désormais, cette belle longévité viendra ajouter le poids d'une longue histoire
de vie au prestige sans égal acquis par son oeuvre dans le monde scientifique et intellectuel français du
demi-siècle qui vient de s'achever. A partir de son foyer ethnologique, cette oeuvre a rayonné comme aucune
autre sur de vastes secteurs des sciences sociales, des sciences du langage, de la culture et spécialement de la
littérature. Cette sorte de statut hégémonique qu'elle s'est acquis sur cinquante ans est un phénomène sans égal
par son extension, sa profondeur et par sa durée. Désormais dans l'opinion publique française, le mot de
structuralisme est associé prioritairement ou spontanément au nom de Lévi-Strauss. Seul Roland Barthes risque
de rester célèbre et aussi vivant dans la critique littéraire, alors que les noms d'un Georges Dumézil ou d'un Emile
Benveniste, respectivement aussi importants pour l'histoire des religions ou celle de la linguistique, ne seront plus
connus que des spécialistes. Je sacrifierai donc à l'usage et, désormais, quand je dirai structuralisme sans autre
qualification, c'est à celui de Cl. Lévi-Strauss que je penserai, même si mes conclusions évoqueront aussi
quelques perpectives critiques et post-tructuralistes.
Mon titre est long, mais il veut poser un problème précis et en indiquer les conséquences. Pour quiconque
comme moi travaille dans le champ de la sociologie de la religion, de l'histoire de l'ethnologie et des sciences
sociales de la religion au XIX et au XXe siècle en France, le structuralisme occupe une place centrale et
paradoxale. Il les coupe en deux. Il y a eu une révolution structuraliste. Je dirai comment, ce qui m'amènera à
interroger l'évidence commune sur la filiation officielle du structuralisme lévi-straussien, unanimement décrite
comme provenant de la linguistique. C'est ce que j'appelle sa parenté construite. Mais elle cache, peut-être
volontairement, une origine plus complexe que j'appelle sa généalogie historique qui contraint d'interroger la
relation très contrôlée du structuralisme avec les deux fondateurs de l'Ecole sociologique française, Émile
Durkheim et Marcel Mauss.
A plusieurs reprises, Lévi-Strauss a posé clairement l'origine de son structuralisme dans le transfert du modèle de
la linguistique structurale aux faits sociaux. Deux exemples suffiront. En 1945, alors qu'il se trouve encore aux
Etats-Unis et travaille à sa thèse qui sera publiée deux ans plus tard, il fait paraître un article programmatique et
méthodologique "L'analyse structurale en linguistique et en anthropologie" (1945/1958) dans la revue de son ami
le linguiste Roman Jakobson. Il part du constat que désormais la linguistique a acquis un statut à part dans les
sciences sociales, parce qu'elle est la seule à être devenue une vraie science. Certes, elle avait eu des rapports
anciens avec la sociologie, quand les indoeuropéanistes avaient su remonter des étymologies à la reconstitution
partielle de la parenté indo-européenne. Mais dorénavant il s'agit de beaucoup plus. La linguistique est devenue
une science exacte grâce aux résultats que la méthode structurale de Toubetskoï et de Jakobson a obtenus en
phonologie par quatre démarches : 1. L'étude phonologique passe des phénomènes conscients aux phénomènes
inconscients, 2 son analyse ne porte pas sur les entités phonologiques prises comme des termes isolés, mais
sur leurs relations, 3. elle introduit la notion de système, dégage des systèmes phonologiques concrets et montre
leur structure, 4. elle vise la découverte de lois générales soit par induction, soit par déduction (1945/1958, p
37-40). L'apport de Lévi-Strauss concrétisé dans sa thèse est l'application de ces principes méthodologiques à un
fait social aussi central que la parenté. "Dans dans un autre ordre de réalité, les phénomènes de parenté sont des
phénomènes du même type que les phénomènes linguistiques" (ibid. 41). Comme les phonèmes, les termes de
parenté sont des éléments de signification, justement parce qu'ils sont intégrés à un système. Ces systèmes de
parenté sont élaborés par l'esprit au niveau inconscient et leur récurrence suggère qu'ils résultent de lois
générales cachées mais peu nombreuses. Il en tire aussitôt de brillantes comparaisons où je ne le suivrai pas
maintenant. Mais nous sommes devant le premier transfert de la méthode structurale depuis la linguistique
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synchronique vers un domaine non linguistique. Le structuralisme lévi-straussien et ses émules en accompliront
bien d'autres dans les vingt-cinq ans qui suivront : vers les mythes, la peinture, l'architecture ou la musique, le
roman, la mode, l'analyse filmique ou la lecture des classiques de la philosophie ou de la littérature, etc.
Trente ans après, en 1976, dans la préface de la traduction française d'un livre de Jakobson, Lévi-Strauss a
reformulé l'application de la méthode structurale au tabou de l'inceste : "Si hétéroclite que puissent être des
notions comme celles de phonème et de prohibition de l'inceste, la conception que j'allais me faire de la seconde
s'inspire du rôle assigné par les linguistes à la première. Comme le phonème, moyen sans signification propre
pour former des significations, la prohibition de l'inceste m'apparut faire charnière entre deux domaines tenus
pour séparés. A l'articulation du son et du sens répondait ainsi sur un autre plan, celle de nature et de la culture.
Et de même que le phonème comme forme est donné dans toutes les langues au titre de moyen universel par
lequel s'instaure la communication linguistique, la prohibition de l'inceste, universellement présente si l'on s'en
tient à son expression négative, constitue-t-elle aussi une forme vide, mais indispensable pour que devienne à la
fois possible et nécessaire l'articulation des groupes biologiques dans un réseau d'échanges d'où résulte leur
mise en communication (1976 p. 12). Dans sa face négative mais universelle, comme interdit, le tabou de
l'inceste ne signifie rien en lui-même car, comme le phonème, entité purement distinctive, il ne sert qu'à séparer
la nature de la culture. Mais sur sa face positive, il "équivaut à dire que dans la société humaine, un homme ne
peut obtenir une femme que d'un autre homme qui la lui cède sous la forme de fille ou de sœur" (1945/1958, p.
57).
Certaines femmes proches ne sont donc interdites que pour être données. A ce point, en recourant à l'Essai sur
le don de Marcel Mauss, que Lévi-Strauss qualifiera d'"admirable" (1947/1967, p. 67) l'analyse maussienne du
don est soudée au modèle linguistique. Car, comme disent les Structures élémentaires de la parenté , la
prohibition de l'inceste "est la règle du don par excellence" (1947/1967, p. 552). Les Structures élémentaires de la
parenté reposent en leur centre sur l'idée qu'on peut réunir la méthode structurale de la phonologie qui éclaire
l'universelle fonction différenciante de l'interdit de l'inceste à la base de tous les systèmes de parenté, avec
l'analyse maussienne du don appliquée à "l'inclusion des femmes au nombre des prestations réciproques de
groupe à groupe et de tribu à tribu" (1947/1958, p. 73). La circulation des femmes comme des dons et des
contre-dons réglés permet à Lévi-Strauss de déplacer de façon révolutionnaire le centre de gravité des systèmes
de parenté de la relation de filiation jusqu'alors jugée naturelle ou première, à l'alliance, phénomène culturel seul
capable d'assurer la réciprocité donc l'échange et sa permanence par delà l'évanescence des générations.
En 1950, Lévi-Strauss a donné la formulation canonique de sa théorie de l'échange et de la culture qui en
découle dans l'Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss, où le philosophe Vincent Descombes (1980) a eu raison
de voir "le manifeste du structuralisme". Les Structures de la parenté disaient déjà dans le vocabulaire de Mauss
: "L'échange, phénomène total, est d'abord un échange total, comprenant de la nourriture des objets fabriqués et
cette catégorie des biens les plus précieux, les femmes" (1947/1967, p. 71). En 1950, il rapproche l'échange des
femmes de l'échange des biens dans l'économie et de l'échange de l'information dans le langage. Il pose que
ces trois niveaux épuisent la réalité du social en montrant qu'ils sont homologues, car les termes échangés ne
sont pas traités comme des choses mais comme des signes, des symboles. La société se ramène donc à un
triple phénomène de communication qui n'en fait finalement qu'un et qui est de nature symbolique, car "comme le
langage, le social est une réalité autonome (la même d'ailleurs)". La société, comme le langage sont donc un effet
"de cette grande fonction de communication" qui trouve ici son nom de "fonction symbolique" et qui s'impose
immédiatement à l'homme en tant qu'animal parlant. Cette contrainte de l'échange "est une synthèse
immédiatement donnée (1950/ p. XLVI). Elle s'indique dans le fait que le signifiant précède et détermine le
signifié, que les symboles sont plus réels que le réel et que pour l'homme tout doit avoir un sens. Lévi-Strauss
esquisse à ce propos sa justement célèbre conception du signifiant flottant, qui résulte de sa vision subitiste de la
naissance du langage, dont elle est un effet. Le signifiant flottant provient du fait qu'à partir du moment où
l'homme pense dans le langage et donc par symbole, l'Univers devient pour lui un signifiant dont il ignore la
signification. Il doit signifier quelque chose alors même qu'il n'est pas pour autant mieux connu et qu'il faudra à
l'homme des millénaires pour repenser méthodiquement les univers de sens que la pensée sauvage s'est donnée
à elle-même. Car c'est dans cet écart entre l'exigence de sens et l'effectivité de la science que se sont
développés les cultures, la pensée mythique, les arts et les oratures.
Ce trop bref résumé permet de conclure sur la genèse du structuralisme telle que la présente sa parenté officielle
formulée par son auteur et inlassablement reprise après lui. Le structuralisme est l'application à l'ethnologie et à
l'anthropologie de la méthode structurale. Celle-ci est née de la linguistique saussurienne. Malheureusement,
cette grande leçon n'a pas été retenue en France. Mais c'est en Russie avec le prince Troubetskoï qu'elle a
fructifié dans le domaine de la phonologie, puis grâce à l'école de Prague et à Roman Jakobson qui l'a importée à
New York, où Lévi-Strauss exilé lui aussi la lui emprunte pour commencer de l'appliquer à l'analyse de la parenté
dans sa thèse. Conjointe à la théorie maussienne du don, elle permet de penser l'échange des femmes comme
alliance et elle débouche en 1950 sur la formulation d'une théorie générale de l'échange et des cultures conçues
comme des systèmes de communication entièrement décryptables par cette analyse structurale. Toutes les
cultures et l'essentiel des cultures renvoient à une activité de codage sur le modèle de la langue, codage qui
résulte de l'activité inconsciente de l'esprit et qui produit les signes et les symboles. Comme les phonèmes, les
symboles ne signifient rien en eux-mêmes, mais seulement par différence et renvoi à d'autres symboles, ce qui
explique leur capacité de constituer des systèmes à la base des cultures, des idéologies, des mythes, des
représentations. Ainsi par sa théorie de la culture et de l'échange, Lévi-Strauss est convaincu que son
structuralisme accomplit la prophétie de Mauss qui avait prédit que la linguistique, devenue la plus avancée et la
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plus sûre des sciences sociales servirait un jour de modèle à la sociologie elle-même. En reprenant la théorie
maussienne du don élargie en théorie de l'échange, le structuralisme prétend qu'il a recueilli l'essentiel de
l'héritage de l'Ecole sociologique française et qu'il l'a hissé et étendu vers un niveau de scientificité supérieure.
Telle est donc la question : à travers sa lecture de l'œuvre de Marcel Mauss, le structuralisme a-t-il achevé
parfaitement l'Aufhebung, à la fois l'héritage et le dépassement, la "relève" de la sociologie des Durkheimiens ?
A-t-il porté cette sociologie à un niveau plus large et plus rigoureux de scientificité ? La réponse à ces questions
se trouve dans la manière dont Lévi-Strauss lit l'œuvre de Durkheim et articule le rapport de Mauss à son oncle.
Lorsque le Totémisme aujourd'hui est paru en 1965, il était clair que le livre n'entendait pas seulement résoudre
une fois pour toute l'irritante question du totémisme posée depuis Mc Lennan, mais aussi en finir avec
l'interprétation religieuse que Durkheim en avait donné dans son grand oeuvre de 1912, les Formes élémentaires
de la vie religieuse . Pour Lévi-Strauss, l'animal ou la plante totem, ou plutôt leur espèce n'est pas une réalité
sacrée, mais un outil conceptuel qui entre dans une série avec d'autres espèces dont elle se différencie par
certains traits qui permettent de penser des rapports d'homologie avec des séries de groupes humains. Le
totémisme ne représente donc en rien une ou, pire, la forme élémentaire de la vie religieuse, mais un mode de
pensée qui utilise des espèces comme des catégories concrètes. C'est donc uniquement une pratique
intellectuelle, des procédures de classement, des méthodes d'organisation ou de nomination. Cette thèse lui
permet bien de tuer d'un seul argument deux grands oiseaux, le Freud de Totem et tabou et le Durkheim des
Formes. Il explique l'erreur de leur théorie religieuse du totémisme par le préjugé et le besoin de leur époque de
se créer de l'altérité en se distinguant des sauvages complaisamment assimilés à des êtres privés d'intellect et
asservis à leurs pulsions.
Mais la critique de Durkheim était déjà acquise dans une parution de 1947, intitulée "La sociologie française", très
oubliée aujourd'hui et que Lévi-Strauss s'est gardé de reproduire dans ses recueils d'articles des
Anthropologie structurale successives. Il y dénonçait les limites de la théorie sociologique du symbole élaborée
par Durkheim. Mais il utilisait aussi à l'encontre de son oeuvre, un discours de la disqualification pour montrer
qu'elle est aujourd'hui périmée. Durkheim aurait été encore un philosophe et non un sociologue, son ethnologie
manquait de terrain, etc. En tout cas, le rapprochement de ces deux articles met en lumière la lecture qu'il
propose de l'œuvre de Durkheim. Elle est très différente de celle faite de l'œuvre de Mauss. D'un côté, il garde
évidemment de chaque oeuvre ou de leur oeuvre commune ce qui annonce le structuralisme. Ainsi le Totémisme
aujourd'hui montre combien "Quelques formes primitives de classification. Contribution à l'étude de
représentations collectives" (1901-1902, in Mauss ) en était prémonitoire. Mais de l'autre, il déclare obsolète ce
qui n'annonce pas le structuralisme ou ce dont il croit pouvoir se passer, dans le cas toute la religiologie des deux
durkheimiens pour autant qu'elle est construite sur la notion de sacré, déclarée totalement extrascientifque et
périmée. De toutes les oppositions distinctives relevées par les durkheimiens et dont la plupart ont été retrouvées
par l'ethnologie, seule celle du profane et du sacré et du pur et de l'impur serait inopérante. Mais les choses
deviennent plus originales quand Lévi-Strauss attribue l'invention de tous les traits qui lui semblent obsolètes à
Durkheim. Ainsi l'insistance sur le sacré ne devrait rien à Mauss auquel revient la découverte de tout ce qui est
prémonitoire du structuralisme, comme l'insistance de Mauss sur la nécessité de sortir de la diachronie
évolutionniste pour construire les faits avec la seule approche synchronique. Son argument le plus fort réside
dans la remarquable lecture qu'il propose de l'"Esquisse d'une théorie de la magie" d'Hubert et Mauss (in Mauss,
1950-1968, p. 1-141) où il voit le coup d'envoi de l'analyse structurale des symboles. C'est cette nouveauté et
cette actualité de Mauss, précurseur de la théorie structuraliste du symbolisme, que proclame l'Introduction à son
oeuvre. Il n'y est plus question de Durkheim disparu et dont Mauss est entièrement distingué ou autonomisé.
D'ailleurs, il suffit de relire la définition de la culture donnée dans ce texte pour trouver sa pointe
antidurkheimienne ou la révolution à 180 degrés que le structuralisme opère à son égard. "Toute culture peut être
considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les
règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion" (ibid. p. XIX). La religion est mise in
fine , comme la cinquième roue du carrosse ou une superstructure du phénomène culturel. Cette position est
absolument l'inverse de celle de Durkheim et elle le sait, car Lévi-Strauss ne pouvait pas ignorer les deux
célèbres déclarations où Durkheim, au contraire, faisait de la religion le plus primitif des faits sociaux (Tarot,
2008, p. 273). On voit dès lors la stratégie fondatrice de Lévi-Strauss clairement acquise depuis 1947 au moins et
constamment réitérée pendant trente ans : diviser l'héritage des durkheimiens, séparer au maximum Mauss et
Durkheim, pour refouler Durkheim hors de la fondation structuraliste et avec lui les problèmes du sacré et de la
religion, dont les restes seront dissous dans l'analyse des systèmes symboliques.
Les conséquences de ce geste ou plutôt de cette stratégie magistrale sont incommensurables. Pour l'œuvre de
Durkheim, dont il ne restera d'utile ou d'actuel que ce qui tourne autour de "Quelques formes de classification
primitive". Pour l'œuvre de Mauss, qui trouve son centre dans l'Esquisse d'une théorie de la magie. Même l'
Essai sur le don est à relire à travers la théorie du symbole. Pour le structuralisme encore. Il n'aura pas de
théorie de la religion non plus que du politique ni d'ailleurs de l'économie, tous remplacés par l'échange et une
théorie générale de la communication. Il renouvellera génialement l'analyse des mythes, mais il abandonnera le
monde des rites à l'incompréhensible, comme celui si vaste et si bizarre des tabous commodément réduit à un
seul, le tabou de l'inceste. Pour les relations entre les sciences enfin. Alors que les durkheimiens faisaient de la
sociologie la clef de voûte des sciences sociales, Lévi-Strauss relie immédiatement la sociologie à la psychologie
de l'inconscient producteur des codes ; alors que les durkheimiens avaient dépensé tant d'effort pour sortir
l'ethnologie, à l'époque d'origine anglaise, de la psychologie associationniste, et pour l'attirer dans le giron de la
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sociologie et en faire une science sociale, Lévi-Strauss déclarera que l'ethnologie est finalement une psychologie.
Le plus étonnant pour ne pas dire le plus machiavélique est que Lévi-Strauss, dans les textes de 1947 et 1950
qu'il lui dédie, crédite Mauss, proclamé gardien de la tradition durkheimienne, d'avoir déjà accompli cette
révolution structuraliste au sein même la sociologie durkheimienne et il le presse seulement d'assumer qu'il a bien
tué l'oncle (Tarot, 2008, p. 546). Car c'est lui Mauss, qui a génialement ouvert la voie nouvelle par sa théorie du
symbolisme. L'Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss est donc bien l'OPA du jeune structuralisme sur l'atelier de
Mauss, jusqu'alors installé dans l'usine de Durkheim, pour l'en déménager. Mauss mort sociologue durkheimien
en 1950 est ressuscité structuraliste la même année, ou bien on l'a changé de tombeau de famille.
Conclusions
Mon problème n'est pas de reprendre les critiques que l'on peut faire à Lévi-Strauss sur sa théorie de l'échange
(Godelier) du symbolique (Henaff, Sperber) ou sur l'élimination du sacré (Girard, Descombes) ou sur son rapport
à Freud, ou à la violence (Girard, Bourdieu) ou à la politique et à la religion (comme chez Marcel Gauchet qui
réintroduit la notion de religion mais pas de sacré). Sur tous ces point on pourra se reporter à Tarot, 2008, p.
545-570). Mais, après avoir souligné le côté magistral de cette entreprise fondatrice, je voudrais conclure en
soulignant aussi sa fragilité. Si la méthode structurale partout où on l'a appliquée avec d'autres a transformé et
affiné notre lecture des faits culturels et reste un acquis dont nul ne peut se priver, le structuralisme n'a peut-être
pas réussi la révolution qu'il a espérée.
Pour des raisons de fait d'abord. S'il est indéniable que Mauss a ouvert les voies nouvelles de l'analyse des
symboles, il n'a jamais pensé ni dit que l'analyse des systèmes symboliques comme tels pourrait dispenser de
l'analyse des questions du sacré. Tout autant que Durkheim, il a contribué à l'élaboration de la notion de sacré et
à la théorie sociétiste de la religion. Si novateur qu'il fût, son texte sur la magie ne périmait en rien son autre
œuvre commune avec Hubert, l' Essai sur la nature et la fonction du sacrifice . Pour des raisons théoriques
ensuite. Le fond de l'affaire renvoie au débat sur la nature du symbole. En 1924 dans "Rapports réels et pratiques
de la psychologie et de la sociologie" Mauss disait : "La notion de symbole n'est-ce pas - elle est tout entière
nôtre, issue de la religion et du droit" (1950/1968, p. 294). C'est bien la science des religions qui depuis les
Romantiques allemands a élaboré la notion de symbole, dès avant les linguistes venus plus tard. C'est à juste
titre que Descombes a dénoncé l'équivoque du symbolique chez Lévi-Strauss qui désigne aussi bien le signe
algébrique, le signe linguistique et le symbole présence d'une chose en l'absence de cette chose. Lévi-Strauss
n'a pas réussi à réunir pleinement les deux entrées dans le social que Mauss avait dégagées et qu'il lui a reprise,
celle par le don et celle par le langage (Tarot, 2008, p 558).
Pour l'historien des religions, il est fascinant de voir que le structuralisme a opéré comme une "hérésie" ou un
schisme à l'intérieur de l'École française de sociologie : là où il y avait sacré et symbole, il n'a gardé que le
symbole, espérant évacuer toute l'histoire des religions et les vieilles théories du symboles que Mauss avait
commencé à corriger sérieusement.
Persistent donc des zones d'ombres dans la genèse du structuralisme. Tandis que pour ma part, je me heurtais à
ce rapport si différencié à l'égard des deux fondateurs, rapport de quasi exclusion pour Durkheim et rapport
d'inclusion peut-être forcée pour Mauss, François Héran montrait dans un travail majeur (1998) que l'analyse
structurale de la parenté remontait en réalité au sinologue Marcel Granet et à son ouvrage paru juste avant la
guerre. Lévi-Strauss n'a cessé d'en minimiser l'importance, car Granet construisait son analyse uniquement à
partir des données sociologiques et sans s'encombrer du modèle linguistique de Lévi-Strauss, dont certains
critiques comme Lucien Scubla se demandent quelle est l'opérationnalité dans le système (Tarot, 2008, p.
559-560) et si son statut n'est pas d'abord rhétorique. On est même amené à soupçonner que l'emphase mise sur
la dette reconnue à l'égard de Mauss et la référence appuyée à la linguistique comme modèle du structuralisme
ne serviraient pas à dissimuler l'emprunt à Granet des fondements de l'analyse de la parenté (voir Tarot, 2008,
560).
Ces zones d'ombres ne doivent pas nous surprendre. En tout domaine, mémoire et histoire sont choses
différentes. On sait au moins depuis les premières vies de Jésus que la mémoire des croyants n'est pas l'histoire
des origines chrétiennes ! Et il y a une part de mythe et de violence symbolique dans toute fondation, même
intellectuelle. Ceci s'applique au structuralisme lévi-straussien dont la parenté habilement construite par
Lévi-Strauss ne recouvre pas exactement ce qui semble être sa généalogie historique, qui a été largement
reportée de la sociologie à la linguistique pour souligner la rupture épistémologique et la conquête d'une
scientificité supérieure. Mais ce genre de problème généalogique déborde de beaucoup la relation de
Lévi-Strauss à Mauss et à Durkheim ou à Granet. Des phénomènes analogues se sont produits dans presque
toutes les sciences européennes des religions dans leurs plus éminents représentants. Cette histoire reste à
écrire et nous réserve des surprises de première grandeur.
Camille Tarot
Intervention lors de la conférence Structuralisme. Nouvelles lectures à l'Université Libre de Berlin, le 1 novembre
2008.
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Descombes Vincent (1980) "L'équivoque du symbolique", Confrontation, cahiers 3, "Les maladies analytiques", p
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77-94.
Durkheim Marcel et Mauss Marcel "Quelques formes primitives de classification. Contribution à l'étude de
représentations collectives" (1901-1902) in Mauss Marcel (1969). O euvres 2. Représentations collectives et
diversité des civilisations. Editions de Minuit. Paris.
Lévi-Strauss Claude (1945/1958)."L'analyse structurale en linguistique et en anthropologie" repris in Lévi-Strauss
Claude, 1958, Anthropologie structurale, Plon, Paris, p 37-62.
- (1947/1967) Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris-La Haye.
- (1976) "Préface" in JAKOBSON Roman Six leçons sur le sens et le son, Paris, Editions de Minuit. Paris.
Mauss Marcel (1950/1968) Sociologie et anthropologie, Presses Universitaires de France, Paris.
Tarot Camille (2008), Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, La Découverte/Le M.A.U.S.S., Paris.
Pour citer cet article :
Tarot Camille, « Sur la genèse du structuralisme de C. Lévi-Strauss : Parenté construite et généalogie historique
», Mitwelt, 9 avril 2010, [En ligne]. http://mitwelt.ways.org/fr/content/sur-la-genèse-du-structuralisme
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