ANOMIE VAMPIRIQUE ANÉMIE SOCIALE Pour une sociologie du vampire au cinéma Collection Logiques Sociales fondée par Dominique Desjeux et dirigée par Bruno Péquignot En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale. En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques. Dernières parutions AMOUROUS Charles, BLANC Alain (dir.), Erving Goffman et les Institutions totales, 2001. Collectif, Pratiques professionnelles et usages des écrits électroniques, 2001. LE BOT Jean-Michel, Aux fondements du « lien social » : introduction à une sociologie de la personne, 2001. ENJOLRAS Bernard, L'économie solidaire et le marché, 2001. LE BOT Jean-Michel, Du développement durable au bien public: essai anthropologique sur l'environnement et l'économie, 2002. Nathalie BILGER ANOMIE VAMPIRIQUE ANÉMIE SOCIALE Pour une sociologie du vampire au cinéma Préface de Bruno Péquignot L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE (Ç)L'Harmattan, 2002 ISBN: 2-7475-2074-9 Sommaire Préface de Bruno Péquignot INTRODUCTION 9 17 25 PREMIÈRE PARTIE Vampire et sang: des mythes et des images étroitement associés Chapitre 1. Le vampire, un mythe ancré au plus profond de l'imaginaire collectif 27 1. Le vampire dans l'histoire: génération spontanée d'un mythe Le vampire dans les dictionnaires Le vampire dans les documents historiques Le mythe engendré 2. Le vampire dans la littérature: son accession au rang de mythe La Morte Amoureuse de Théophile Gautier (1836) Carmilla de Sheridan Le Fanu (1871) Dracula de Bram Stoker (1897) 3. conclusion 28 28 29 31 Chapitre 2. Le sang et ses significations profondes 49 1. Le sang et les mots pour le dire Les mots du dictionnaire et ceux d'un scientifique Les mots de l'histoire Les mots des peuples Les mots de la science 2. Le sang et la violence aujourd'hui: réalité et fiction confondues Quelques cas de pathologies meurtrières Le sang et le spectacle de la violence aujourd'hui 51 51 53 55 56 33 34 36 39 44 59 61 63 5 DEUXIÈME PARTIE Le vampire à l'écran: un outil approprié d'analyse sociologique Chapitre 1. Le cinéma fantastique: un moyen populaire d'expression 67 69 1. Historique du cinéma fantastique Les débuts: des rêves de Méliès aux cauchemars de la seconde guerre mondiale Les années 50/60 et les grandes peurs de la Guerre Froide À partir des années 70, la profusion des films fantastiques L'émergence parallèle d'un genre particulier: le film gore 2. Tentative de définition du cinéma fantastique Difficultés de cerner le cinéma fantastique Une tentative de définition 70 Chapitre 2. Le vampire au cinéma: représentations du mythe 93 1. Le mythe du vampire au cinéma 2.Le vampire: personnage cinématographique sans limite et paradoxalement limité 3. Le vampire et le sexe 93 98 106 Chapitre 3. Les films de vampires nourris aux sources de l'imaginaire collectif: l'exemple de Bram Stoker's Dracula de F. F. Coppola 113 1. Adaptation ou re-création? 2. Les différentes sources d'inspiration de F. F. Coppola 3. La culture et la vie au service de l'art et de la sociologie 114 117 126 TROISIÈME PARTIE Évolution des images du sang dans les films de vampires de 1922 à 1993 70 73 76 77 81 81 86 131 Chapitre 1. Choix des films 133 1. Les sept films retenus: notre corpus 2. Un repère chronologique: 1967 et la naissance de la parodie 133 137 6 Chapitre 2. Images du sang dans les sept films 149 1. Les différentes images du sang dans les sept films et les définitions qui en résultent 2. Application aux sept films du champ d'analyse retenu 3. Notre défmition du vampire au cinéma 4. Conclusion: violence croissante des images et humanisation du vampire 149 154 155 QUATRIÈME PARTIE Les films de vampires révélateurs et facteurs d'anomie ? 155 165 Chapitre 1. Évolutions du cinéma et de la société suivant trois champs d'analyse 169 1. La violence 2. La sexualité 3. La religion 169 176 183 Chapitre 2. L'interaction cinéma fantastique/société 195 1. Le vampire nous parle de la société 2. Le vampire participe au modelage de la société 196 206 Chapitre 3. Le pouvoir de l'image, fruit anomique du progrès 215 1. L'anomie 2. La société technologique et l'anomie installée 215 223 CONCLUSION Mythe du vampire et cinéma fantastique dans une société du regard 235 1. Anomie de l'information/spectacle 2. Qu'attendre du cinéma fantastique? 236 243 BIBLIOGRAPHIE FILMOGRAPHIE ÉMISSIONS DE TELEVISION ÉMISSIONS RADIOPHONIQUES 255 263 269 270 ANNEXE 271 7 Préface de Bruno Péquignot Du film de vampire à la sociologie générale. L'ambition du livre de Nathalie Bilger est d'établir à partir de l'analyse interne de l'évolution des représentations du sang dans une production imaginaire; les films de vampires, les instruments permettant de repérer les signes d'une évolution sociale plus globale de l'univers culturel et social qui a produit ce cinéma. Un tel programme, qui s'inscrit au cœur même d'une sociologie des arts, qui depuis quelques années a su attirer un nombre toujours croissant de jeunes chercheurs pose bien entendu quelques questions à la sociologie, au cinéma et aux rapports qui peuvent être établis entre une discipline à prétention - légitime scientifique et une pratique de production symbolique, dont, d'ailleurs on peut interroger aussi son appartenance au champ des arts, ou à celui plus large des phénomènes culturels. La question qui peut ici tout d'abord être posée, touche à la prise en compte par la sociologie d'un matériau empirique tel que l'image et notamment l'image cinématographique. Les recherches dans ce domaine se sont multipliées, et on peut dire aujourd'hui qu'on en n'est plus à la condamnation par Émile Durkheim des arts de l'image comme facteurs d'anomie, résurgence inattendue au cœur d'une théorie, par certains aspects scientiste de l'exclusion platonicienne, relayée par les iconoclastes byzantins ou réformés. Cependant on peut souligner que les « matériaux» classiques dans l'analyse sociologique sont en fait peu discutés quant à la pertinence du recours qui y est fait par les sociologues et pour leur capacité à être une source de connaissance scientifique en sociologie. Certes, il peut ici ou là y avoir une discussion pour savoir si tel ou tel objet relève plutôt d'une démarche quantitative ou qualitative, ou de l'articulation des deux, s'il est plus efficient de réaliser un questionnaire à entrées fermées ou de procéder à des entretiens non directifs, si l'observation participante n'est pas plus apte à établir les bases d'une compréhension d'un phénomène et s'il faut lui adjoindre ou non une enquête plus classique, enfin quelle est la place dans l'ensemble de la procédure du recours à l'analyse des archives au sens large, de tout document pré construit en dehors de la démarche scientifique proprement dite. L'objet sociologique est-il susceptible d'une compréhension et d'une explication, ou non? Or il est clair que chacune des catégories de données ainsi recueillies est construite et que dans le processus de construction plusieurs facteurs interviennent, qui pourraient mettre en cause leur fiabilité comme source pour la 9 connaissance objective d'un processus social. Dans l'entretien on peut relever: la situation artificielle, l'orientation des questions posées par le sociologue, le caractère toujours reconstruit des réponses et notamment quand il s'agit de donner un récit de sa propre existence ou expérience sociale par la personne interrogée, ou encore quand il s'agit par elle d'exprimer une opinion sur un sujet pour lequel, en dehors de la situation d'entretien, elle n'aurait pas réalisé l'effort de réflexion exigée par une réponse articulée. De même une enquête par questionnaire va induire par la succession des questions un certain type de réponses, et le traitement statistique va lui aussi, introduire des biais interprétatifs par le choix des items, ou des séries comparées etc. C'est d'ailleurs ces difficultés bien repérées qui imposent que les enquêtes soient rigoureusement documentées pour pouvoir être utilisées par les chercheurs. Tout cela est bien connu certes, mais ce qui reste étrange, c'est que le caractère « artificiel» des données ainsi recueillies ne soit pas opposé aux analyses qui en sont faites, alors que sera facilement dénoncé le caractère illusoire, voire illusionniste, du recours aux images. Qu'elles ne soient pas simples copies ou simples reflets de la réalité relève sans doute de l'évidence, toute image est toujours construire, quelque soit son mode de production mais cela ne signifie pas pour autant qu'elles n'ont rien à voir avec la réalité concrète dont elles proposent une représentation, qu'elles ne seraient que purtCSillusions dont il serait, alors sans doute intéressant de savoir d'où elles tireraient leur apparence de réalité, qui justifie le plus souvent leur condamnation. On pourrait ici peut-être se contenter de dénoncer une nouvelle forme de résurgence de l'interdit philosophique et religieux de l'image, comme écran trompeur entre la réalité vraie et le scientifique, entre Dieu et son serviteur, ou s'essayer à jouer sur mot image, reprenant ainsi une métaphore très appréciée par les sondeurs, qui présentent leurs résultats comme une « photographie instantanée» de l'opinion publique, ou encore gloser sur l'effet d'image d'un tableau statistique ou d'une courbe ou de quelque représentation graphique des résultats d'une enquête, dont on connaît la grande variété à disposition des chercheurs, qui vont choisir la représentation la plus «parlante» en fonction de leurs objectifs dans l'exposition de leurs résultats, mais cela très certainement ne nous permettrait pas de répondre à la question essentielle qui se pose à nous de l'usage de l'image dans l'investigation sociologique et de la place spécifique qu'elle peut y occuper. Comme l'écrit Pierre Francastel, en effet: «La fonction symbolique sous-tend toutes les formes d'enregistrement matériel des phénomènes et toute activité informatrice de la pensée. L'art n'est donc 10 pas un phénomène isolé, bien qu'il possède sa spécificité. Cette spécificité est dans la nature particulière des solutions et non dans la fonne générale de l'activité figurative. De même que, sur le plan technique, l'art est une des techniques humaines et participe de ce fait à certaines lois générales de toutes les techniques, ainsi sur le plan figuratif, l'art est un des langages humains. Dans l'un et l'autre cas, il participe aux communes activités: il est spécifique, mais il n'est pas, comme on le croit trop souvent, divergent. »1 On peut étendre, sans doute, ce que dit ici Pierre Francastel de l'art figuratif à toutes les fonnes d'images, qu'elles aient ou non prétention à être œuvres d'art, et donc tout aussi bien à un diagramme ou à un « camembert» Ce qu'il s'agit de comprendre, c'est en quoi l'image panni les «langages» est spécifique. Jean-Claude Passeron nous indique une piste en rappelant que «L'icône n'est pas le signe, on doit tirer toutes les conséquences méthodologiques de cette spécificité. »2 ce qui indique bien que l'usage du mot «lecture» pour l'image est au mieux une métaphore et ne doit être que cela. Une image se voit, se regarde, s'analyse, voire s'interprète, après avoir été fabriquée, mais au sens strict elle ne se lit pas et ce la n'est pas sans conséquences sur sa place dans la démarche sociologique. Mais ne peut-on en dire autant du discours issu d'un entretien ou d'une série de chiffres, pour lesquels certes l'usage du mot lecture n'est plus métaphorique? Dans l'analyse de tous ces types de données, l'interprétation est nécessaire pour transformer l'information recueillie ou observée en une connaissance rationnelle relevant de la sociologie. Les films de fiction sont des archives, il ne faut pas l'oublier, ils n'ont pas été réalisés à des fins scientifiques, comme ne l'ont pas non plus été les documents et les enquêtes administratifs, les articles de presse voire les sondages d'opinion ou les résultats des élections. C'est bien comme des documents d'archives que Nathalie Bilger se saisit des films de vampires. Son analyse très précise et systématique des images et leur contenu qu'elle nous propose, étudiant par exemple, plan par plan, la présence du sang, sa fréquence d'apparition, ses modalités de présentation et sa fonction dans la narration, relève bien de l'investigation sociologique rigoureuse, qui prend au sérieux l'image cinématographique comme support de représentations sociales et donc comme matériau nécessaire et utile pour le sociologue dans ses 1 2 Francastel, Passeron, 1956, pp. 253-254. 1991, p. 258. Il recherches sur les mutations de notre société. Ce sont, de fait autant de « traces », de vestiges que dans leur action, les hommes laissent derrière eux, témoignant ainsi de leur capacité à intervenir dans la réalité, à la comprendre et à en donner des représentations de toutes sortes. Comme le disait bien Pierre Francastel: La fonction symbolique sous-tend toutes les formes d'enregistrement matériel des phénomènes et toute activité informatrice de la pensée. Il y a déjà plus de soixante ans, Walter Benjamin attirait notre attention sur l'importance et la spécificité du cinéma comme art pour notre époque. Ses analyses restent, dans leur fond théorique, toujours actuelles, même si par certains aspects certaines de ses propositions ont vieilli du fait de l'apparition de nouvelles formes de création symbolique qui ont redistribué les cartes sociales des arts (télévision notamment, mais aussi informatique etc.). Il écrivait ainsi: « Pour l'homme d'aujourd'hui, l'image du réel que fournit le cinéma est incomparablement plus significative, car, si elle atteint cet aspect des choses qui échappe à tout appareil et que l'homme est en droit d'attendre de l'œuvre d'art, elle n'y réussit justement que parce qu'elle use d'appareils pour pénétrer, de la façon la plus intensive, au cœur même de ce réel. »3 La plus grande capacité du cinéma à signifier quelque chose pour l'homme de la modernité fonde à mon sens l'intérêt que le sociologue doit prêter à cette forme de production symbolique, et peu importe ici d'une certaine façon que le cinéma en question relève ou non d'un « art » au sens habituel de ce terme. Certes, on peut supposer que cette question ne soit pas sans incidences sur la manière dont les spectateurs vont recevoir le film et donc sur ce le film produira comme effet sur le spectateur. La question de la distinction entre art et culture, proposée par Jean-Luc Godard, est ici fort difficile à traiter. En effet, à la différence de la musique, exemple choisi par Jean-Luc Godard, rien ne distingue matériellement une projection d'un film dit «commercial» ou de «divertissement» d'un film dit «d'art ». Rien sur le plan technique, rien même la plupart du temps sur le plan des lieux de diffusion, qui ne se distinguent plus ou très peu, ne permet d'avoir des repères simples, ou au moins aussi simples que peuvent l'être le repérage des galeries d'art pour la peinture versus les ventes directes sur la place du Tertre, ou encore l'opposition proposée par Jean-Luc Godard entre le concert et le disque. Mais je reviendrai sur ce point. Pour l'instant il est important sans doute de comprendre comment le cinéma révolutionne notre rapport au monde 3 Benjamin, 12 1935-2000, p. 100. et plus particulièrement au monde des images. Walter Benjamin ajoute ainsi: « Nous connaissons en gros le geste que nous faisons pour saisir un briquet ou une cuiller, mais nous ignorons à peu près tout du jeu qui se déroule réellement entre la main et le métal, à plus forte raison des changements qu'introduit dans ces gestes la fluctuation de nos diverses humeurs. C'est donc dans ce domaine que pénètre la caméra, avec ses moyens auxiliaires, ses plongées et ses remontées, ses coupures et ses isolements, ses ralentissements et ses accélérations du mouvement, ses agrandissements et ses réductions. Pour la première fois, elle nous ouvre l'accès à l'inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l'accès à l'inconscient pulsionnel. Il existe d'ailleurs de nombreux rapports entre l'un et l'autre. »4 C'est cette intrusion dans un univers quotidien d'une manière décalée par rapport à notre usage du quotidien qui donne sa force et sa spécificité à l'image cinématographique. Comme Walter Benjamin y insiste d'ailleurs, la part du «montage» est essentielle dans l'acte de création au cinéma, mais on peut comprendre sous ce terme, non seulement l'acte technique du montage, mais également le «montage» interne fait par la caméra quand le réalisateur nous propose un gros plan par exemple montrant de façon « démesurée» ce que sans cette technique sans doute nous n'aurions pas « vu », mais peut-être enregistré. Je ne suis pas sûr que l'expression «inconscient visuel» proposé par Walter Benjamin soit sur le plan théorique très heureux, notamment par ce qu'il risque d'induire du coté de conceptions de l'inconscient comme « réservoir» d'images, mais sur le fond il me semble qu'on peut rejoindre ce qu'il nous dit ici. Il y a dans le cinéma une capacité à montrer et à articuler des images qui résonnent avec notre propre manière de comparer des images à l'insu de notre conscience, de façon non consciente plutôt qu'inconsciente au sens strict. Or cette capacité, c'est bien ce qui donne de l'efficacité à l'image cinématographique et qui produit les effets sur les représentations collectives des spectateurs, point par lequel on peut fonder l'intérêt de son analyse en sociologie. Par le rapprochement entre des images, il y a un effet de détournement du regard, une sorte de «séduction» au sens étymologique du terme, qui détourne le regard de son chemin habituel pour lui faire voir ailleurs, autre chose dans ce qu'il regarde au quotidien sans y voir rien d'autre que ce que sa culture lui a appris à voir. De fait le cinéma par sa manipulation de la structure même de ce qu'il donne à voir provoque un effet d'extraction du réel non vu dans un réel regardé. C'est, il me semble, ce que soulignait enfin Walter Benjamin en usant du terme de «distraction: « Au moyen de la distraction qu'il est à même de nous 4 Benjamin, 1935-2000, p. 103. 13 offrir, l'art établit à notre insu le degré auquel notre aperception est capable de répondre à des tâches nouvelles. Et comme au demeurant, l'individu est tenté de se dérober à ses tâches, l'art s'attaquera à celles qui sont les plus difficiles et les plus importantes toutes les fois qu'il pourra mobiliser les masses. C'est ce que fait aujourd'hui le cinéma. La réception par la distraction, de plus en plus sensible aujourd 'hui dans tous les domaines de l'art, et symptôme elle-même d'importantes mutations de la perception, a trouvé sa place centrale au cinéma ».5 Or, il est clair ici que la distinction art / culture est dans conséquences sur le processus. Que les films de vampires étudiés par Nathalie Bilger soient ou non des œuvres d'art, que certains soient reconnus comme tels et que d'autres non, importe peu du point de vue qui est le sien. L'appréhension des images de sang, de la violence etc. par des spectateurs provoque à la fois un effet de reconnaissance d'images reçues par ailleurs (actualités, télévision, autres films, voire «images» fabriquées à partir de la lecture d'un texte par l'imagination du lecteur) et propose à cet ensemble d'images non liées précédemment un ordre, une logique nouvelle faisant interprétation par l'imposition même de cet ordre. Cet effet est d'autant plus fort que les films étudiés appartiennent à un « genre» particulier. On sait les débats sur la place du genre dans l'analyse littéraire ou cinématographique. On a souvent - après Les Cahiers du Cinéma et la politique des auteurs - considéré que l'appartenance à un genre était exclusive de la participation à « l'art », cependant comme l'indique bien Biette :« Quand seul le cinéma régnait, les genres étaient là pour établir dans la société une répartition de territoires avec des frontières: certains avaient fonction de parler des réalités du moment d'autres de les faire oublier. Entre la fonction d'un genre et l'objet résultant existait toute la distance qui sépare un bon réalisateur d'un authentique metteur en scène ou cinéaste. Ainsi les préoccupations d'une époque pouvaient-elles être exprimées par un détournement de cinéaste (parfois favorisé par un scénario, quand ce n'était pas par une production) dans un genre où elles n'avaient pas leur place... »6, c'est bien ce que montre la recherche de Nathalie Bilger: le film de vampires, film de genre par excellence et de distraction, nous apprend « portant» quelque chose sur la société qui l'a produit d'une part et d'autre part, il propose à cette même société des modèles de pensée et de représentation pour aborder la réalité. Un des résultats de la 5 6 Benjamin, 1935-2000, Biette, 2000, p.126. 14 p. 109. recherche sur le corpus de films ici me semble important à souligner: l'évolution parallèle d'une croissance de la violence d'une part et d'autre part d'une humanisation voire d'une banalisation du personnage de vampire au cinéma, un peu comme si cela relevait du modèle des vases communicants: la banalisation des scènes de violences au quotidien diminuant l'exception des scènes de violence au cinéma. Les vampires nous ressemblent de plus en plus, avec en filigrane l'idée que c'est toute notre époque qui finit par ressembler à l'univers des films de vampires. Ainsi on peut peut-être proposer l'idée que la prise en compte de l'image par la sociologie devrait introduire à une connaissance scientifique, rationnelle des mécanismes mêmes par lesquels une société propose aux sujets sociaux du sens, leur permettant d'y trouver une fonction et une place, et sans doute les mécanismes par lesquels, parfois, elle défaille dans l'exercice de cette fonction pour tel ou tel des groupes qui la composent. Comme le souligne Pierre Legendre: «Au niveau social, c'est aux constructions normatives de la culture - en tant qu'elles relèvent de l'ordre symbolique - que revient la tâche, anthropologiquement essentielle, parce qu'elles manient l'instance de la représentation, de transposer l'impasse narcissique de telle façon que celle-ci devienne assumable pour le sujet et source des échanges sociaux. »7 Le sociologue en exhibant la fonction de leurre et de médiation de l'image comme matrice de production des idéologies ou des représentations sociales, permettra peut-être d'établir rationnellement - c'est-à-dire aussi en dehors de l'agitation médiatique de la défense pou de la condamnation « moderne» de l'image - dans l'étude concrète des phénomènes collectifs et notamment des œuvres d'art, une nouvelle définition des logiques sociales en œuvre. Ainsi la recherche de Nathalie Bilger pose à la sociologie et non seulement à la sociologie de l'art, des questions essentielles, concernant les « sources» d'informations nécessaires à la construction de son objet, à la production de sa connaissance rationnelle. De ce point de vue, la démarche même de Nathalie Bilger l'amène à dépasser une sociologie sectorielle pour aboutir à un ensemble de conclusions qui relèvent d'une sociologie générale que j'appelle de mes vœux. Signe sans doute que la sociologie française est arrivée à un moment de son histoire où il lui est possible de retrouver le chantier d'une sociologie générale, non plus comme par le passé à partir de l'imposition par « en haut» d'une théorie générale censée être capable de rendre compte de la diversité des phénomènes sociaux, mais par intégration par «en bas» des résultats significatifs des recherches sectorielles, la quatrième partie de ce livre 7 Legendre, 1994, p. 48. 15 ouvre à une reprise critique du concept d'anomie chez Émile Durkheim et surtout chez ses élèves assimilée à une «pathologie sociale» , alors que comme le proposait Guyau son créateur repris et développé par Orm, l'anomie est une forme « normale}} de la vie sociale, qui est un facteur de sa transformation et donc par là même participe de la dynamique sociale. Nathalie Bilger, reprenant à partir de sa recherche concrète sur les films de vampires, les éléments du débat montre bien comment ce concept d'anomie peut occuper dans cette nouvelle forme de sociologie générale une place centrale. Bruno Péquignot (Janvier 2001) 16 INTRODUCTION Quand la sociologie cherche les origines de l'art, elle s'arrête le plus souvent au seuil de la question. Elle nous montre qu'aux premières phases de la vie sociale, l'art est partout. (Célestin Bouglé 1929, p. 253) Lorsque Roger Bastide parle de l'action de l'art sur la société, il propose différentes interprétations. L'une d'elles consiste à voir dans l'art un langage. L'art représenterait donc un moyen de communication. Puis, il cite Auguste Comte qui considérait l'art comme "la seule portion du langage qui soit universellement comprise dans toute notre espèce"g. Cette réflexion sur l'art comme langage universel demeure cependant applicable de manière restreinte. D'un autre point de vue, "il peut arriver que, loin d'unifier les consciences, l'art soit un facteur de désintégration sociale; c'est qu'alors, dit Tarde, il ne jaillit pas d'âme collective, mais qu'il lui est imposé du dehors et qu'il fait ainsi pénétrer dans cette âme des valeurs étrangères qui la perturbent et la dissolvent"9. Ces réflexions sont fondamentales car elies illustrent l'action de la création artistique en général et donc, en particulier, de celle que nous avons choisie comme support de notre étude: les films de vampires. "Le cinéma est un révélateur social. Il nous pennet à nous spectateurs, de découvrir dans notre réalité propre, dans celle dans laquelle nous sommes plongés des lignes de forces encore invisibles, des tendances implicites, que le talent du réalisateur lui pennet de saisir, de 8 Roger Bastide, Art et société, Paris, L'Harmattan, 9 Ibid. 1997, p. 181. 17 flairer avant même parfois que nous-mêmes en prenions conscience"lO : sur la foi de cette citation d'Annie Goldmann on peut légitimement établir un parallèle entre l'évolution de la société et celle du cinéma. Bien sûr, l'analyse concerne alors l'individu, plus précisément le spectateur. Mais le très grand nombre de spectateurs concernés, par les films de vampires en particulier, autorise l'extrapolation des conclusions à la totalité de la population. Les racines du mythe du Vampire plongent très profondément dans l'histoire et la culture populaire et de ce fait, la création cinématographique ne pouvait pas manquer de s'y alimenter. Mais pour des raisons évidentes d'efficacité, c'est à des sources déjà élaborées, assimilées, sources identifiables, comme la littérature ou l'art en général que les réalisateurs sont allés puiser leur inspiration (Francis Ford Coppola, par exemple, pour son Bram Stoker's Dracula) et ainsi la réalité sociale et culturelle imprègne totalement leurs œuvres qui en donnent une image, image latente que le sociologue se doit de révéler. Le sang, mot ou image, accompagne systématiquement toute évocation du mythe du vampire aussi bien dans les documents historiques que dans les œuvres littéraires ou cinématographiques. En particulier, sa présence est une illustration de la violence des films, violence représentée et regardée. En conséquence, nous avons fait le choix du sang comme repère observable de la violence des films de vampires. Pratiquement les caractéristiques et la fréquence des images fournissent des critères objectifs du degré de violence des films, violence, elle-même retenue comme signal indicateur de la réalité sociologique, c'est-à-dire des mentalités, des mœurs propres à notre époque. Pour préciser tout en anticipant sur notre conclusion, nous pouvons dire dès maintenant que nous serons amenée à mettre en évidence une production cinématographique, au fil des années, de plus en plus violente, signe de perturbations dans la société et de désintégration des normes qui assurent l'ordre social et finalement symptôme d'anomie. Le Vampire en tant que personnage fictif appartient au cinéma fantastique. Celui-ci montre de manière exagérée, les incertitudes, les peurs, voire les besoins, les envies de la société du moment, pour laquelle il joue, en quelque sorte, un rôle de résonateur et d'amplificateur de signal. Il est difficile de cerner ce cinéma et d'en donner une définition qui fasse l'unanimité. Même au sein des spécialistes, le débat demeure: faut-il y inclure l'horreur, l'épouvante, la science-fiction? Pour ma part, une définition est possible par rapport à cinq constantes qui sont: la monstruosité, la peur, le décor, la domination et enfin le sang. la Annie Goldmann, 18 Cinéma et société moderne, Paris, Anthropos, 1971, p. 30. L'historique du cinéma fantastique peut s'analyser en trois époques. Ses débuts correspondent à ceux du cinéma en généraL Il est né il y a à peu près un siècle grâce à Georges Méliès et sa présence est rapidement aussi importante que celle du cinéma "classique". Dans les années 50/60~ l'humanité ébranlée par deux guerres mondiales~ avec la puissance d'armement nucléaire des deux grands que sont les États-Unis et l'Union Soviétique, vit dans la crainte d'une troisième guerre mondiale: le cinéma fantastique est principalement représenté par des films de science-fiction, cela se traduit à l'écran par des films très alarmants (à noter au passage un exemple de relation flagrante entre cinéma fantastique et phénomène de société). Enfin, à partir des années 70, le cinéma fantastique se présente sous toutes ses différentes facettes, il s'impose largement et cela sans doute pour longtemps encore. En recherchant les origines du mythe du Vampire, on se rend compte que le personnage désigné par le mot vampire a laissé des traces historiques écrites, remontant loin dans le temps. Ainsi, on trouve très tôt le mot vampire dans les dictionnaires qui en donnent les caractéristiques dès 1752. On relève également des histoires pour les moins énigmatiques, rapportées et écrites par des gens crédibles, des gens "de bonne foi" : notables, médecins et prêtres, notamment celle d'Arnold Paole pour lequel une enquête fut menée en 1731 et qui a fait l'objet d'un Visum et Repertum publié en 1732. Les différentes caractéristiques concernant le vampire ainsi que les faits relatés et expliqués en détail dans les documents historiques décrivent toujours le cadavre appelé "vampire" en l'associant au mot sang: on ne trouve pas de définition, ni de description sans mention du sang. La constante que représente le sang se retrouve donc associée au vampire bien avant les films. Nous avons repéré et relevé comment le mot sang apparaissait dans les descriptions issues des documents historiques. Après l'histoire, la littérature constitue la seconde source d'information sur le vampire. Bien sûr, c'est avec le roman Dracula de Bram Stoker de 1897 que naît véritablement le vampire et qu'il accède au rang de mythe. Bram Stoker a été une sorte de "popularisateur" et de "diffuseur" du mythe c'est-à-dire que sans lui, du fait même de la localisation très précise des lieux où surgit cette croyance aux vampires, loin de l'Europe de l'ouest et surtout dans une contrée très petite à l'intérieur de la Serbie, le mythe se serait certainement éteint rapidement et par-là même n'aurait pas trouvé sa place dans notre mythologie. Cependant Bram Stoker n'est pas le premier à avoir écrit sur les vampires. En effet, Théophile Gautier a écrit La Morte amoureuse, une nouvelle qui raconte l'histoire d'une jeune femme vampire. Puis, en 1871 Sheridan Le Fanu écrit sa nouvelle Carmilla dont l'héroïne est aussi une jeune femme vampire. Mais ces deux nouvelles n'ont pas eu le 19 retentissement du roman de Bram Stoker dont l'œuvre en la matière reste majeure. Là encore, le mot sang apparaît dans chacune de ces œuvres. Chaque auteur l'intègre à sa manière c'est-à-dire avec une fréquence propre, des résonances, des tonalités et une subtilité personnelle. Le sang, objet et outil d'analyse pour notre étude, mérite que l'on s'attarde sur ses significations profondes. En recherchant les définitions qu'en donnent les dictionnaires ou encyclopédies classiques, il apparaît d'abord que le sang est décrit par son aspect fonctionnel, physiologique, avec cependant une mention comme source principale d'information sur l'état de santé du corps. C'est dire qu'il véhicule une image de la vitalité ttréellettd'un être vivant. Historiquement, il est apparu dans diverses représentations, fonctions des significations qui lui furent rattachées: le sang a toujours eu une place dans la vie de l'homme depuis l'origine de l'humanité jusqu'à nos jours, du sang s'échappant d'une plaie d'un animal représenté sur les parois des grottes préhistoriques au sang qui, à notre époque, est l'objet d'une science, l'hématologie. Le sang est perçu très rapidement dans l'histoire de l'humanité à la fois comme symbole de vie et comme symbole de mort. Nous nous sommes contentée de relever quelques exemples de cette fonction symbolique du sang, ne prétendant pas faire œuvre d'ethnologie. On note cependant des approches différentes du sang selon les sociétés, soit dans les fonctions rituelles qu'on lui fait remplir au moment d'un sacrifice par exemple, soit comme liquide recueilli lors de certains combats dans le but d'être absorbé par les vainqueurs pour acquérir la force et les vertus des vaincus. La démarche scientifique n'est venue que très tardivement, à l'échelle de l'histoire de l'humanité, dans la construction de l'image du sang. Si la découverte de la circulation sanguine remonte au XVIIème siècle, nécessitant l'autorité de Louis XIV pour s'imposer, ce n'est qu'à partir de 1900, avec Landsteiner qui met en évidence l'incompatibilité de certains sangs, que naissent les grandes découvertes comme celles des groupes sanguins et des facteurs rhésus. Bien souvent, les découvertes ont confirmé en les précisant et en les traduisant scientifiquement, des intuitions populaires ancrées de longue date dans l'imaginaire collectif. Ainsi, on prend conscience d'une bonne concordance entre les données de la science et les images populaires que véhiculent des phrases comme "se faire du mauvais sang", "avoir le sang chaud" ou encore "agir de sang froid" . La représentation du sang dans la société actuelle à propos d'événements décrits par la presse et présentés sur les écrans des journaux télévisés est fréquemment à l'image de la cruauté humaine qui se traduit tout simplement par l'attrait du sang et de la violence qu'il implique. La relation directe sang/violence reste donc d'actualité. 20