ANOMIE VAMPIRIQUE ANÉMIE SOCIALE

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ANOMIE VAMPIRIQUE
ANÉMIE SOCIALE
Pour une sociologie du vampire au cinéma
Collection Logiques Sociales
fondée par Dominique Desjeux
et dirigée par Bruno Péquignot
En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si
la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales entend
favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale.
En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à
promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une
expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes
sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique,
voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels
classiques.
Dernières parutions
AMOUROUS Charles, BLANC Alain (dir.), Erving Goffman et les
Institutions totales, 2001.
Collectif, Pratiques professionnelles et usages des écrits électroniques,
2001.
LE BOT Jean-Michel, Aux fondements du « lien social » : introduction à
une sociologie de la personne, 2001.
ENJOLRAS Bernard, L'économie solidaire et le marché, 2001.
LE BOT Jean-Michel, Du développement durable au bien public: essai
anthropologique sur l'environnement et l'économie, 2002.
Nathalie BILGER
ANOMIE VAMPIRIQUE
ANÉMIE SOCIALE
Pour une sociologie du vampire au cinéma
Préface de Bruno Péquignot
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
France
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
(Ç)L'Harmattan, 2002
ISBN: 2-7475-2074-9
Sommaire
Préface de Bruno Péquignot
INTRODUCTION
9
17
25
PREMIÈRE PARTIE
Vampire et sang: des mythes et des images étroitement
associés
Chapitre 1. Le vampire, un mythe ancré au plus profond de
l'imaginaire collectif
27
1. Le vampire dans l'histoire: génération spontanée d'un mythe
Le vampire dans les dictionnaires
Le vampire dans les documents historiques
Le mythe engendré
2. Le vampire dans la littérature: son accession au rang de
mythe
La Morte Amoureuse de Théophile Gautier (1836)
Carmilla de Sheridan Le Fanu (1871)
Dracula de Bram Stoker (1897)
3. conclusion
28
28
29
31
Chapitre 2. Le sang et ses significations profondes
49
1. Le sang et les mots pour le dire
Les mots du dictionnaire et ceux d'un scientifique
Les mots de l'histoire
Les mots des peuples
Les mots de la science
2. Le sang et la violence aujourd'hui: réalité et fiction
confondues
Quelques cas de pathologies meurtrières
Le sang et le spectacle de la violence aujourd'hui
51
51
53
55
56
33
34
36
39
44
59
61
63
5
DEUXIÈME PARTIE
Le vampire à l'écran: un outil approprié d'analyse
sociologique
Chapitre 1. Le cinéma fantastique: un moyen populaire
d'expression
67
69
1. Historique du cinéma fantastique
Les débuts: des rêves de Méliès aux cauchemars de la
seconde guerre mondiale
Les années 50/60 et les grandes peurs de la Guerre Froide
À partir des années 70, la profusion des films fantastiques
L'émergence parallèle d'un genre particulier: le film gore
2. Tentative de définition du cinéma fantastique
Difficultés de cerner le cinéma fantastique
Une tentative de définition
70
Chapitre 2. Le vampire au cinéma: représentations du mythe
93
1. Le mythe du vampire au cinéma
2.Le vampire: personnage cinématographique sans limite et
paradoxalement limité
3. Le vampire et le sexe
93
98
106
Chapitre 3. Les films de vampires nourris aux sources de
l'imaginaire collectif: l'exemple de Bram Stoker's Dracula de F.
F. Coppola
113
1. Adaptation ou re-création?
2. Les différentes sources d'inspiration de F. F. Coppola
3. La culture et la vie au service de l'art et de la sociologie
114
117
126
TROISIÈME PARTIE
Évolution des images du sang dans les films de vampires de
1922 à 1993
70
73
76
77
81
81
86
131
Chapitre 1. Choix des films
133
1. Les sept films retenus: notre corpus
2. Un repère chronologique:
1967 et la naissance de la parodie
133
137
6
Chapitre 2. Images du sang dans les sept films
149
1. Les différentes images du sang dans les sept films et les
définitions qui en résultent
2. Application aux sept films du champ d'analyse retenu
3. Notre défmition du vampire au cinéma
4. Conclusion: violence croissante des images et humanisation
du vampire
149
154
155
QUATRIÈME PARTIE
Les films de vampires révélateurs et facteurs d'anomie ?
155
165
Chapitre 1. Évolutions du cinéma et de la société suivant trois
champs d'analyse
169
1. La violence
2. La sexualité
3. La religion
169
176
183
Chapitre 2. L'interaction cinéma fantastique/société
195
1. Le vampire nous parle de la société
2. Le vampire participe au modelage de la société
196
206
Chapitre 3. Le pouvoir de l'image, fruit anomique du progrès
215
1. L'anomie
2. La société technologique et l'anomie installée
215
223
CONCLUSION
Mythe du vampire et cinéma fantastique dans une société du
regard
235
1. Anomie de l'information/spectacle
2. Qu'attendre du cinéma fantastique?
236
243
BIBLIOGRAPHIE
FILMOGRAPHIE
ÉMISSIONS DE TELEVISION
ÉMISSIONS RADIOPHONIQUES
255
263
269
270
ANNEXE
271
7
Préface de Bruno Péquignot
Du film de vampire à la sociologie générale.
L'ambition du livre de Nathalie Bilger est d'établir à partir de
l'analyse interne de l'évolution des représentations du sang dans une
production imaginaire; les films de vampires, les instruments permettant
de repérer les signes d'une évolution sociale plus globale de l'univers
culturel et social qui a produit ce cinéma. Un tel programme, qui s'inscrit
au cœur même d'une sociologie des arts, qui depuis quelques années a su
attirer un nombre toujours croissant de jeunes chercheurs pose bien
entendu quelques questions à la sociologie, au cinéma et aux rapports qui
peuvent être établis entre une discipline à prétention - légitime scientifique et une pratique de production symbolique, dont, d'ailleurs on
peut interroger aussi son appartenance au champ des arts, ou à celui plus
large des phénomènes culturels.
La question qui peut ici tout d'abord être posée, touche à la prise
en compte par la sociologie d'un matériau empirique tel que l'image et
notamment l'image cinématographique. Les recherches dans ce domaine
se sont multipliées, et on peut dire aujourd'hui qu'on en n'est plus à la
condamnation par Émile Durkheim des arts de l'image comme facteurs
d'anomie, résurgence inattendue au cœur d'une théorie, par certains
aspects scientiste de l'exclusion platonicienne, relayée par les
iconoclastes byzantins ou réformés.
Cependant on peut souligner que les « matériaux» classiques
dans l'analyse sociologique sont en fait peu discutés quant à la pertinence
du recours qui y est fait par les sociologues et pour leur capacité à être
une source de connaissance scientifique en sociologie. Certes, il peut ici
ou là y avoir une discussion pour savoir si tel ou tel objet relève plutôt
d'une démarche quantitative ou qualitative, ou de l'articulation des deux,
s'il est plus efficient de réaliser un questionnaire à entrées fermées ou de
procéder à des entretiens non directifs, si l'observation participante n'est
pas plus apte à établir les bases d'une compréhension d'un phénomène et
s'il faut lui adjoindre ou non une enquête plus classique, enfin quelle est
la place dans l'ensemble de la procédure du recours à l'analyse des
archives au sens large, de tout document pré construit en dehors de la
démarche scientifique proprement dite. L'objet sociologique est-il
susceptible d'une compréhension et d'une explication, ou non? Or il est
clair que chacune des catégories de données ainsi recueillies est construite
et que dans le processus de construction plusieurs facteurs interviennent,
qui pourraient mettre en cause leur fiabilité comme source pour la
9
connaissance objective d'un processus social. Dans l'entretien on peut
relever: la situation artificielle, l'orientation des questions posées par le
sociologue, le caractère toujours reconstruit des réponses et notamment
quand il s'agit de donner un récit de sa propre existence ou expérience
sociale par la personne interrogée, ou encore quand il s'agit par elle
d'exprimer une opinion sur un sujet pour lequel, en dehors de la situation
d'entretien, elle n'aurait pas réalisé l'effort de réflexion exigée par une
réponse articulée. De même une enquête par questionnaire va induire par
la succession des questions un certain type de réponses, et le traitement
statistique va lui aussi, introduire des biais interprétatifs par le choix des
items, ou des séries comparées etc. C'est d'ailleurs ces difficultés bien
repérées qui imposent que les enquêtes soient rigoureusement
documentées pour pouvoir être utilisées par les chercheurs. Tout cela est
bien connu certes, mais ce qui reste étrange, c'est que le caractère
« artificiel» des données ainsi recueillies ne soit pas opposé aux analyses
qui en sont faites, alors que sera facilement dénoncé le caractère illusoire,
voire illusionniste, du recours aux images. Qu'elles ne soient pas simples
copies ou simples reflets de la réalité relève sans doute de l'évidence, toute image est toujours construire, quelque soit son mode de production mais cela ne signifie pas pour autant qu'elles n'ont rien à voir avec la
réalité concrète dont elles proposent une représentation, qu'elles ne
seraient que purtCSillusions dont il serait, alors sans doute intéressant de
savoir d'où elles tireraient leur apparence de réalité, qui justifie le plus
souvent leur condamnation.
On pourrait ici peut-être se contenter de dénoncer une nouvelle
forme de résurgence de l'interdit philosophique et religieux de l'image,
comme écran trompeur entre la réalité vraie et le scientifique, entre Dieu
et son serviteur, ou s'essayer à jouer sur mot image, reprenant ainsi une
métaphore très appréciée par les sondeurs, qui présentent leurs résultats
comme une « photographie instantanée» de l'opinion publique, ou encore
gloser sur l'effet d'image d'un tableau statistique ou d'une courbe ou de
quelque représentation graphique des résultats d'une enquête, dont on
connaît la grande variété à disposition des chercheurs, qui vont choisir la
représentation la plus «parlante» en fonction de leurs objectifs dans
l'exposition de leurs résultats, mais cela très certainement ne nous
permettrait pas de répondre à la question essentielle qui se pose à nous de
l'usage de l'image dans l'investigation sociologique et de la place
spécifique qu'elle peut y occuper.
Comme l'écrit Pierre Francastel, en effet: «La fonction
symbolique sous-tend toutes les formes d'enregistrement matériel des
phénomènes et toute activité informatrice de la pensée. L'art n'est donc
10
pas un phénomène isolé, bien qu'il possède sa spécificité. Cette
spécificité est dans la nature particulière des solutions et non dans la
fonne générale de l'activité figurative. De même que, sur le plan
technique, l'art est une des techniques humaines et participe de ce fait à
certaines lois générales de toutes les techniques, ainsi sur le plan figuratif,
l'art est un des langages humains. Dans l'un et l'autre cas, il participe aux
communes activités: il est spécifique, mais il n'est pas, comme on le croit
trop souvent, divergent. »1
On peut étendre, sans doute, ce que dit ici Pierre Francastel de
l'art figuratif à toutes les fonnes d'images, qu'elles aient ou non
prétention à être œuvres d'art, et donc tout aussi bien à un diagramme ou
à un « camembert» Ce qu'il s'agit de comprendre, c'est en quoi l'image
panni les «langages» est spécifique. Jean-Claude Passeron nous indique
une piste en rappelant que «L'icône n'est pas le signe, on doit tirer toutes
les conséquences méthodologiques de cette spécificité. »2 ce qui indique
bien que l'usage du mot «lecture» pour l'image est au mieux une
métaphore et ne doit être que cela. Une image se voit, se regarde,
s'analyse, voire s'interprète, après avoir été fabriquée, mais au sens strict
elle ne se lit pas et ce la n'est pas sans conséquences sur sa place dans la
démarche sociologique. Mais ne peut-on en dire autant du discours issu
d'un entretien ou d'une série de chiffres, pour lesquels certes l'usage du
mot lecture n'est plus métaphorique? Dans l'analyse de tous ces types de
données, l'interprétation est nécessaire pour transformer l'information
recueillie ou observée en une connaissance rationnelle relevant de la
sociologie.
Les films de fiction sont des archives, il ne faut pas l'oublier, ils
n'ont pas été réalisés à des fins scientifiques, comme ne l'ont pas non plus
été les documents et les enquêtes administratifs, les articles de presse
voire les sondages d'opinion ou les résultats des élections.
C'est bien comme des documents d'archives que Nathalie Bilger
se saisit des films de vampires. Son analyse très précise et systématique
des images et leur contenu qu'elle nous propose, étudiant par exemple,
plan par plan, la présence du sang, sa fréquence d'apparition, ses
modalités de présentation et sa fonction dans la narration, relève bien de
l'investigation sociologique rigoureuse, qui prend au sérieux l'image
cinématographique comme support de représentations sociales et donc
comme matériau nécessaire et utile pour le sociologue dans ses
1
2
Francastel,
Passeron,
1956, pp. 253-254.
1991, p. 258.
Il
recherches sur les mutations de notre société. Ce sont, de fait autant de
« traces », de vestiges que dans leur action, les hommes laissent derrière
eux, témoignant ainsi de leur capacité à intervenir dans la réalité, à la
comprendre et à en donner des représentations de toutes sortes. Comme le
disait bien Pierre Francastel: La fonction symbolique sous-tend toutes les
formes d'enregistrement matériel des phénomènes et toute activité
informatrice de la pensée.
Il y a déjà plus de soixante ans, Walter Benjamin attirait notre
attention sur l'importance et la spécificité du cinéma comme art pour
notre époque. Ses analyses restent, dans leur fond théorique, toujours
actuelles, même si par certains aspects certaines de ses propositions ont
vieilli du fait de l'apparition de nouvelles formes de création symbolique
qui ont redistribué les cartes sociales des arts (télévision notamment, mais
aussi informatique etc.). Il écrivait ainsi: « Pour l'homme d'aujourd'hui,
l'image du réel que fournit le cinéma est incomparablement plus
significative, car, si elle atteint cet aspect des choses qui échappe à tout
appareil et que l'homme est en droit d'attendre de l'œuvre d'art, elle n'y
réussit justement que parce qu'elle use d'appareils pour pénétrer, de la
façon la plus intensive, au cœur même de ce réel. »3 La plus grande
capacité du cinéma à signifier quelque chose pour l'homme de la
modernité fonde à mon sens l'intérêt que le sociologue doit prêter à cette
forme de production symbolique, et peu importe ici d'une certaine façon
que le cinéma en question relève ou non d'un « art » au sens habituel de
ce terme.
Certes, on peut supposer que cette question ne soit pas sans
incidences sur la manière dont les spectateurs vont recevoir le film et
donc sur ce le film produira comme effet sur le spectateur. La question de
la distinction entre art et culture, proposée par Jean-Luc Godard, est ici
fort difficile à traiter. En effet, à la différence de la musique, exemple
choisi par Jean-Luc Godard, rien ne distingue matériellement une
projection d'un film dit «commercial» ou de «divertissement» d'un
film dit «d'art ». Rien sur le plan technique, rien même la plupart du
temps sur le plan des lieux de diffusion, qui ne se distinguent plus ou très
peu, ne permet d'avoir des repères simples, ou au moins aussi simples que
peuvent l'être le repérage des galeries d'art pour la peinture versus les
ventes directes sur la place du Tertre, ou encore l'opposition proposée par
Jean-Luc Godard entre le concert et le disque.
Mais je reviendrai sur ce point. Pour l'instant il est important sans doute
de comprendre comment le cinéma révolutionne notre rapport au monde
3
Benjamin,
12
1935-2000,
p. 100.
et plus particulièrement au monde des images. Walter Benjamin ajoute
ainsi: « Nous connaissons en gros le geste que nous faisons pour saisir
un briquet ou une cuiller, mais nous ignorons à peu près tout du jeu qui se
déroule réellement entre la main et le métal, à plus forte raison des
changements qu'introduit dans ces gestes la fluctuation de nos diverses
humeurs. C'est donc dans ce domaine que pénètre la caméra, avec ses
moyens auxiliaires, ses plongées et ses remontées, ses coupures et ses
isolements, ses ralentissements et ses accélérations du mouvement, ses
agrandissements et ses réductions. Pour la première fois, elle nous ouvre
l'accès à l'inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l'accès
à l'inconscient pulsionnel. Il existe d'ailleurs de nombreux rapports entre
l'un et l'autre. »4 C'est cette intrusion dans un univers quotidien d'une
manière décalée par rapport à notre usage du quotidien qui donne sa force
et sa spécificité à l'image cinématographique. Comme Walter Benjamin y
insiste d'ailleurs, la part du «montage» est essentielle dans l'acte de
création au cinéma, mais on peut comprendre sous ce terme, non
seulement l'acte technique du montage, mais également le «montage»
interne fait par la caméra quand le réalisateur nous propose un gros plan
par exemple montrant de façon « démesurée» ce que sans cette technique
sans doute nous n'aurions pas « vu », mais peut-être enregistré. Je ne suis
pas sûr que l'expression «inconscient visuel» proposé par Walter
Benjamin soit sur le plan théorique très heureux, notamment par ce qu'il
risque d'induire du coté de conceptions de l'inconscient comme
« réservoir» d'images, mais sur le fond il me semble qu'on peut rejoindre
ce qu'il nous dit ici. Il y a dans le cinéma une capacité à montrer et à
articuler des images qui résonnent avec notre propre manière de comparer
des images à l'insu de notre conscience, de façon non consciente plutôt
qu'inconsciente au sens strict.
Or cette capacité, c'est bien ce qui donne de l'efficacité à l'image
cinématographique et qui produit les effets sur les représentations
collectives des spectateurs, point par lequel on peut fonder l'intérêt de son
analyse en sociologie. Par le rapprochement entre des images, il y a un
effet de détournement du regard, une sorte de «séduction» au sens
étymologique du terme, qui détourne le regard de son chemin habituel
pour lui faire voir ailleurs, autre chose dans ce qu'il regarde au quotidien
sans y voir rien d'autre que ce que sa culture lui a appris à voir. De fait le
cinéma par sa manipulation de la structure même de ce qu'il donne à voir
provoque un effet d'extraction du réel non vu dans un réel regardé. C'est,
il me semble, ce que soulignait enfin Walter Benjamin en usant du terme
de «distraction: « Au moyen de la distraction qu'il est à même de nous
4
Benjamin,
1935-2000,
p. 103.
13
offrir, l'art établit à notre insu le degré auquel notre aperception est
capable de répondre à des tâches nouvelles. Et comme au demeurant,
l'individu est tenté de se dérober à ses tâches, l'art s'attaquera à celles qui
sont les plus difficiles et les plus importantes toutes les fois qu'il pourra
mobiliser les masses. C'est ce que fait aujourd'hui le cinéma. La
réception par la distraction, de plus en plus sensible aujourd 'hui dans
tous les domaines de l'art, et symptôme elle-même d'importantes
mutations de la perception, a trouvé sa place centrale au cinéma ».5
Or, il est clair ici que la distinction art / culture est dans
conséquences sur le processus. Que les films de vampires étudiés par
Nathalie Bilger soient ou non des œuvres d'art, que certains soient
reconnus comme tels et que d'autres non, importe peu du point de vue qui
est le sien. L'appréhension des images de sang, de la violence etc. par des
spectateurs provoque à la fois un effet de reconnaissance d'images reçues
par ailleurs (actualités, télévision, autres films, voire «images»
fabriquées à partir de la lecture d'un texte par l'imagination du lecteur) et
propose à cet ensemble d'images non liées précédemment un ordre, une
logique nouvelle faisant interprétation par l'imposition même de cet
ordre.
Cet effet est d'autant plus fort que les films étudiés appartiennent
à un « genre» particulier. On sait les débats sur la place du genre dans
l'analyse
littéraire
ou cinématographique.
On a souvent
-
après Les
Cahiers du Cinéma et la politique des auteurs - considéré que
l'appartenance à un genre était exclusive de la participation à « l'art »,
cependant comme l'indique bien Biette :« Quand seul le cinéma régnait,
les genres étaient là pour établir dans la société une répartition de
territoires avec des frontières: certains avaient fonction de parler des
réalités du moment d'autres de les faire oublier. Entre la fonction d'un
genre et l'objet résultant existait toute la distance qui sépare un bon
réalisateur d'un authentique metteur en scène ou cinéaste. Ainsi les
préoccupations d'une époque pouvaient-elles être exprimées par un
détournement de cinéaste (parfois favorisé par un scénario, quand ce
n'était pas par une production) dans un genre où elles n'avaient pas leur
place... »6, c'est bien ce que montre la recherche de Nathalie Bilger: le
film de vampires, film de genre par excellence et de distraction, nous
apprend « portant» quelque chose sur la société qui l'a produit d'une
part et d'autre part, il propose à cette même société des modèles de
pensée et de représentation pour aborder la réalité. Un des résultats de la
5
6
Benjamin,
1935-2000,
Biette, 2000, p.126.
14
p. 109.
recherche sur le corpus de films ici me semble important à souligner:
l'évolution parallèle d'une croissance de la violence d'une part et d'autre
part d'une humanisation voire d'une banalisation du personnage de
vampire au cinéma, un peu comme si cela relevait du modèle des vases
communicants: la banalisation des scènes de violences au quotidien
diminuant l'exception des scènes de violence au cinéma. Les vampires
nous ressemblent de plus en plus, avec en filigrane l'idée que c'est toute
notre époque qui finit par ressembler à l'univers des films de vampires.
Ainsi on peut peut-être proposer l'idée que la prise en compte de l'image
par la sociologie devrait introduire à une connaissance scientifique,
rationnelle des mécanismes mêmes par lesquels une société propose aux
sujets sociaux du sens, leur permettant d'y trouver une fonction et une
place, et sans doute les mécanismes par lesquels, parfois, elle défaille
dans l'exercice de cette fonction pour tel ou tel des groupes qui la
composent. Comme le souligne Pierre Legendre: «Au niveau social,
c'est aux constructions normatives de la culture - en tant qu'elles relèvent
de l'ordre symbolique - que revient la tâche, anthropologiquement
essentielle, parce qu'elles manient l'instance de la représentation, de
transposer l'impasse narcissique de telle façon que celle-ci devienne
assumable pour le sujet et source des échanges sociaux. »7 Le sociologue
en exhibant la fonction de leurre et de médiation de l'image comme
matrice de production des idéologies ou des représentations sociales,
permettra peut-être d'établir rationnellement - c'est-à-dire aussi en dehors
de l'agitation médiatique de la défense pou de la condamnation
« moderne»
de l'image - dans l'étude concrète des phénomènes
collectifs et notamment des œuvres d'art, une nouvelle définition des
logiques sociales en œuvre.
Ainsi la recherche de Nathalie Bilger pose à la sociologie et non
seulement à la sociologie de l'art, des questions essentielles, concernant
les « sources» d'informations nécessaires à la construction de son objet, à
la production de sa connaissance rationnelle. De ce point de vue, la
démarche même de Nathalie Bilger l'amène à dépasser une sociologie
sectorielle pour aboutir à un ensemble de conclusions qui relèvent d'une
sociologie générale que j'appelle de mes vœux. Signe sans doute que la
sociologie française est arrivée à un moment de son histoire où il lui est
possible de retrouver le chantier d'une sociologie générale, non plus
comme par le passé à partir de l'imposition par « en haut» d'une théorie
générale censée être capable de rendre compte de la diversité des
phénomènes sociaux, mais par intégration par «en bas» des résultats
significatifs des recherches sectorielles, la quatrième partie de ce livre
7
Legendre,
1994, p. 48.
15
ouvre à une reprise critique du concept d'anomie chez Émile Durkheim et
surtout chez ses élèves assimilée à une «pathologie sociale» , alors que
comme le proposait Guyau son créateur repris et développé par Orm,
l'anomie est une forme « normale}} de la vie sociale, qui est un facteur de
sa transformation et donc par là même participe de la dynamique sociale.
Nathalie Bilger, reprenant à partir de sa recherche concrète sur les films
de vampires, les éléments du débat montre bien comment ce concept
d'anomie peut occuper dans cette nouvelle forme de sociologie générale
une place centrale.
Bruno Péquignot (Janvier 2001)
16
INTRODUCTION
Quand la sociologie
cherche les origines de l'art,
elle s'arrête le plus souvent au seuil de la question.
Elle nous montre qu'aux premières phases de la vie sociale,
l'art est partout.
(Célestin Bouglé 1929, p. 253)
Lorsque Roger Bastide parle de l'action de l'art sur la société,
il propose différentes interprétations. L'une d'elles consiste à voir dans
l'art un langage. L'art représenterait donc un moyen de communication.
Puis, il cite Auguste Comte qui considérait l'art comme "la seule portion
du langage qui soit universellement comprise dans toute notre espèce"g.
Cette réflexion sur l'art comme langage universel demeure cependant
applicable de manière restreinte. D'un autre point de vue, "il peut arriver
que, loin d'unifier les consciences, l'art soit un facteur de désintégration
sociale; c'est qu'alors, dit Tarde, il ne jaillit pas d'âme collective, mais
qu'il lui est imposé du dehors et qu'il fait ainsi pénétrer dans cette âme des
valeurs étrangères qui la perturbent et la dissolvent"9. Ces réflexions sont
fondamentales car elies illustrent l'action de la création artistique en
général et donc, en particulier, de celle que nous avons choisie comme
support de notre étude: les films de vampires.
"Le cinéma est un révélateur social. Il nous pennet à nous
spectateurs, de découvrir dans notre réalité propre, dans celle dans
laquelle nous sommes plongés des lignes de forces encore invisibles, des
tendances implicites, que le talent du réalisateur lui pennet de saisir, de
8
Roger Bastide, Art et société, Paris, L'Harmattan,
9
Ibid.
1997, p. 181.
17
flairer avant même parfois que nous-mêmes en prenions conscience"lO :
sur la foi de cette citation d'Annie Goldmann on peut légitimement établir
un parallèle entre l'évolution de la société et celle du cinéma. Bien sûr,
l'analyse concerne alors l'individu, plus précisément le spectateur. Mais le
très grand nombre de spectateurs concernés, par les films de vampires en
particulier, autorise l'extrapolation des conclusions à la totalité de la
population.
Les racines du mythe du Vampire plongent très profondément
dans l'histoire et la culture populaire et de ce fait, la création
cinématographique ne pouvait pas manquer de s'y alimenter. Mais pour
des raisons évidentes d'efficacité, c'est à des sources déjà élaborées,
assimilées, sources identifiables, comme la littérature ou l'art en général
que les réalisateurs sont allés puiser leur inspiration (Francis Ford
Coppola, par exemple, pour son Bram Stoker's Dracula) et ainsi la réalité
sociale et culturelle imprègne totalement leurs œuvres qui en donnent une
image, image latente que le sociologue se doit de révéler.
Le sang, mot ou image, accompagne systématiquement toute
évocation du mythe du vampire aussi bien dans les documents historiques
que dans les œuvres littéraires ou cinématographiques. En particulier, sa
présence est une illustration de la violence des films, violence représentée
et regardée. En conséquence, nous avons fait le choix du sang comme
repère observable de la violence des films de vampires. Pratiquement les
caractéristiques et la fréquence des images fournissent des critères
objectifs du degré de violence des films, violence, elle-même retenue
comme signal indicateur de la réalité sociologique, c'est-à-dire des
mentalités, des mœurs propres à notre époque. Pour préciser tout en
anticipant sur notre conclusion, nous pouvons dire dès maintenant que
nous serons amenée à mettre en évidence une production
cinématographique, au fil des années, de plus en plus violente, signe de
perturbations dans la société et de désintégration des normes qui assurent
l'ordre social et finalement symptôme d'anomie.
Le Vampire en tant que personnage fictif appartient au cinéma
fantastique. Celui-ci montre de manière exagérée, les incertitudes, les
peurs, voire les besoins, les envies de la société du moment, pour laquelle
il joue, en quelque sorte, un rôle de résonateur et d'amplificateur de
signal. Il est difficile de cerner ce cinéma et d'en donner une définition qui
fasse l'unanimité. Même au sein des spécialistes, le débat demeure: faut-il
y inclure l'horreur, l'épouvante, la science-fiction? Pour ma part, une
définition est possible par rapport à cinq constantes qui sont: la
monstruosité, la peur, le décor, la domination et enfin le sang.
la
Annie Goldmann,
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Cinéma et société moderne, Paris, Anthropos,
1971, p. 30.
L'historique du cinéma fantastique peut s'analyser en trois
époques. Ses débuts correspondent à ceux du cinéma en généraL Il est né
il y a à peu près un siècle grâce à Georges Méliès et sa présence est
rapidement aussi importante que celle du cinéma "classique". Dans les
années 50/60~ l'humanité ébranlée par deux guerres mondiales~ avec la
puissance d'armement nucléaire des deux grands que sont les États-Unis
et l'Union Soviétique, vit dans la crainte d'une troisième guerre mondiale:
le cinéma fantastique est principalement représenté par des films de
science-fiction, cela se traduit à l'écran par des films très alarmants
(à noter au passage un exemple de relation flagrante entre cinéma
fantastique et phénomène de société). Enfin, à partir des années 70, le
cinéma fantastique se présente sous toutes ses différentes facettes, il
s'impose largement et cela sans doute pour longtemps encore.
En recherchant les origines du mythe du Vampire, on se rend
compte que le personnage désigné par le mot vampire a laissé des traces
historiques écrites, remontant loin dans le temps. Ainsi, on trouve très tôt
le mot vampire dans les dictionnaires qui en donnent les caractéristiques
dès 1752. On relève également des histoires pour les moins énigmatiques,
rapportées et écrites par des gens crédibles, des gens "de bonne foi" :
notables, médecins et prêtres, notamment celle d'Arnold Paole pour lequel
une enquête fut menée en 1731 et qui a fait l'objet d'un Visum et Repertum
publié en 1732.
Les différentes caractéristiques concernant le vampire ainsi que
les faits relatés et expliqués en détail dans les documents historiques
décrivent toujours le cadavre appelé "vampire" en l'associant au mot
sang: on ne trouve pas de définition, ni de description sans mention du
sang. La constante que représente le sang se retrouve donc associée au
vampire bien avant les films. Nous avons repéré et relevé comment le mot
sang apparaissait dans les descriptions issues des documents historiques.
Après l'histoire, la littérature constitue la seconde source
d'information sur le vampire. Bien sûr, c'est avec le roman Dracula de
Bram Stoker de 1897 que naît véritablement le vampire et qu'il accède au
rang de mythe. Bram Stoker a été une sorte de "popularisateur" et de
"diffuseur" du mythe c'est-à-dire que sans lui, du fait même de la
localisation très précise des lieux où surgit cette croyance aux vampires,
loin de l'Europe de l'ouest et surtout dans une contrée très petite à
l'intérieur de la Serbie, le mythe se serait certainement éteint rapidement
et par-là même n'aurait pas trouvé sa place dans notre mythologie.
Cependant Bram Stoker n'est pas le premier à avoir écrit sur les
vampires. En effet, Théophile Gautier a écrit La Morte amoureuse, une
nouvelle qui raconte l'histoire d'une jeune femme vampire. Puis, en 1871
Sheridan Le Fanu écrit sa nouvelle Carmilla dont l'héroïne est aussi une
jeune femme vampire. Mais ces deux nouvelles n'ont pas eu le
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retentissement du roman de Bram Stoker dont l'œuvre en la matière reste
majeure. Là encore, le mot sang apparaît dans chacune de ces œuvres.
Chaque auteur l'intègre à sa manière c'est-à-dire avec une fréquence
propre, des résonances, des tonalités et une subtilité personnelle.
Le sang, objet et outil d'analyse pour notre étude, mérite que l'on
s'attarde sur ses significations profondes. En recherchant les définitions
qu'en donnent les dictionnaires ou encyclopédies classiques, il apparaît
d'abord que le sang est décrit par son aspect fonctionnel, physiologique,
avec cependant une mention comme source principale d'information sur
l'état de santé du corps. C'est dire qu'il véhicule une image de la vitalité
ttréellettd'un être vivant.
Historiquement, il est apparu dans diverses représentations,
fonctions des significations qui lui furent rattachées: le sang a toujours eu
une place dans la vie de l'homme depuis l'origine de l'humanité jusqu'à
nos jours, du sang s'échappant d'une plaie d'un animal représenté sur les
parois des grottes préhistoriques au sang qui, à notre époque, est l'objet
d'une science, l'hématologie.
Le sang est perçu très rapidement dans l'histoire de l'humanité à la fois
comme symbole de vie et comme symbole de mort. Nous nous sommes
contentée de relever quelques exemples de cette fonction symbolique du
sang, ne prétendant pas faire œuvre d'ethnologie. On note cependant des
approches différentes du sang selon les sociétés, soit dans les fonctions
rituelles qu'on lui fait remplir au moment d'un sacrifice par exemple, soit
comme liquide recueilli lors de certains combats dans le but d'être absorbé
par les vainqueurs pour acquérir la force et les vertus des vaincus.
La démarche scientifique n'est venue que très tardivement, à l'échelle de
l'histoire de l'humanité, dans la construction de l'image du sang. Si la
découverte de la circulation sanguine remonte au XVIIème siècle,
nécessitant l'autorité de Louis XIV pour s'imposer, ce n'est qu'à partir de
1900, avec Landsteiner qui met en évidence l'incompatibilité de certains
sangs, que naissent les grandes découvertes comme celles des groupes
sanguins et des facteurs rhésus. Bien souvent, les découvertes ont
confirmé en les précisant et en les traduisant scientifiquement, des
intuitions populaires ancrées de longue date dans l'imaginaire collectif.
Ainsi, on prend conscience d'une bonne concordance entre les données de
la science et les images populaires que véhiculent des phrases comme "se
faire du mauvais sang", "avoir le sang chaud" ou encore "agir de sang
froid" .
La représentation du sang dans la société actuelle à propos
d'événements décrits par la presse et présentés sur les écrans des journaux
télévisés est fréquemment à l'image de la cruauté humaine qui se traduit
tout simplement par l'attrait du sang et de la violence qu'il implique. La
relation directe sang/violence reste donc d'actualité.
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