La théologie aux marges et aux carrefours - Lirias

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doi: 10.2143/RTL.44.3.2988836
Revue théologique de Louvain, 44, 2013, 388-412.
L. BOEVE
La théologie aux marges et aux carrefours
Théologie, Église, université, société
INTRODUCTION
Dans cet article1, je souhaite approfondir la question suivante:
quels sont, dans une culture et une société profondément transformées, la place et le statut de la théologie dans les domaines dont elle
s’occupe traditionnellement, à savoir l’université, l’Église et la
société? Dans cette optique, je ferai d’abord le constat que la théologie, dans ces trois domaines, ne remplit plus de rôle qui va de soi;
elle semble renvoyée à la marge de ce qui se passe dans ces domaines.
Ensuite, je développerai la thèse selon laquelle la théologie ne peut
remplir correctement sa tâche aujourd’hui que si elle ne fuit pas cette
marginalisation (en se retirant par exemple dans un des trois domaines),
mais accepte de subir celle-ci consciemment et volontairement. Mieux
encore: la théologie peut être crédible et pertinente aujourd’hui surtout
lorsque, précisément à partir de la marge, elle prend place au carrefour de l’université, de l’Église et de la société.
Au carrefour où ces trois domaines se touchent, la théologie peut
donc, à de nouvelles conditions, fournir un apport authentique à chacun d’eux. À cet effet, elle doit s’adonner pleinement au dialogue
avec ce dont il est question et ce qui est en jeu dans les trois domaines.
Le dialogue avec la philosophie contemporaine, principalement
la philosophie de la différence, peut être particulièrement utile à la
théologie. Elle peut apprendre à la théologie à développer des schémas
de pensée qui lui permettent de revoir sa tâche dans le contexte
contemporain à partir de la marge.
La présente contribution comporte trois parties. Dans la première
partie, je discuterai de la place modifiée de la théologie à l’université,
dans l’Église et dans la société, et je développerai ma thèse selon
1
Cet article reprend une conférence donnée dans le cadre du colloque La théologie au sein des rationalités contemporaines, à Louvain-la-Neuve, le 23 janvier 2013.
Il sera également repris dans les Actes de ce colloque qui seront publiés prochainement, sous la direction d’Olivier Riaudel.
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laquelle la théologie doit aujourd’hui retrouver sa place à partir de la
marge et au carrefour. Dans la deuxième partie, je montrerai comment
– dans une utilisation renouvelée de l’adage traditionnel philosophia
ancilla theologiae – le dialogue critico-productif avec la pensée
philosophique de la différence peut aider la théologie. Dans la troisième partie, j’illustrerai comment la théologie, dans chacun des
domaines évoqués, à la marge et au carrefour, peut, à partir de la
différence, faire la différence.
I. LA THÉOLOGIE AUJOURD’HUI: À PROPOS DE MARGINALISATION
ET DE STRATÉGIES D’ÉVITEMENT
Il y a environ cinq ans, en 2008, je réfléchissais, comme président
de l’Association Européenne de Théologie Catholique, lors du congrès
bisannuel de cette association à Limerick, à la question de la situation
actuelle de la théologie, en particulier de la théologie catholique2.
De par les processus de sécularisation et de pluralisation, la situation
de la foi chrétienne, et donc également celle de l’Église, a fondamentalement changé en Europe. Cet état de fait ne pouvait demeurer
sans conséquences sur la manière dont la théologie, définie de façon
classique à partir de l’adage anselmien comme «foi – c’est-à-dire foi
chrétienne – en quête d’intelligence», fonctionne dans ce contexte
européen. Car sa crédibilité et sa pertinence, qui allaient de pair avec
le caractère évident de l’horizon de sens chrétien, se voient mises sous
pression lorsque cette évidence disparaît.
En quelques générations, la Belgique a connu un changement très
rapide. L’époque où la foi chrétienne et l’Église catholique, comme
pendant institutionnel et représentant de cette foi, bénéficiaient d’un
être-là pratiquement non-questionné, est révolue depuis déjà plusieurs
décennies. Ceci se marque non seulement dans les chiffres drastiquement en baisse de la fréquentation ecclésiale et de l’autodéfinition religieuse comme catholique, mais également dans une familiarité moins assurée avec les récits, les images et les sensibilités
2
Cf. L. BOEVE, «Theology at the Crossroads of Academy, Church and Society»,
dans ET Studies 1, 2010, p. 71-90.
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chrétiennes3. À côté de cette sécularisation est apparue en même
temps, en partie en raison des migrations mais pas exclusivement, une
pluralisation religieuse, qui a contribué à affaiblir davantage encore
le caractère évident de l’horizon de sens catholique. La sécularisation
de la Belgique a conduit à une société postchrétienne, qui n’est cependant pas, sans plus, areligieuse ou athée. À peu près un tiers de la
population belge se décrit lui-même comme n’appartenant à aucune
dénomination religieuse, sans se considérer comme athée4, et nombre
de ces personnes déclarent être sensibles au spirituel et au transcendant5. La situation postchrétienne est donc, en même temps, une situation postséculière. Dans ces deux catégories, le terme «post» ne
signifie pas simplement «après» (comme si ces deux réalités et leurs
effets avaient disparu), mais plutôt que, culturellement parlant, notre
relation à la foi chrétienne et au processus de sécularisation a changé6.
À les considérer de plus près, ces processus ont abouti à une situation convictionnelle qui se caractérise, en Belgique, par une étrange
combinaison. D’une part, par défaut, une sorte de position postchrétienne de quasi-neutralité – influencée par la sécularisation – est mise
en avant dans l’espace public. D’autre part, dans le cadre de ce qu’on
appelle société multiculturelle, une sorte de pluralisme postséculier de
convictions philosophiques et religieuses est reconnu. Cette combinaison est cependant marquée par une ambiguïté fondamentale. Elle
se manifeste, par exemple, lorsque les religions ou les convictions
veulent faire valoir leurs positions aussi dans l’espace public, ou
3
Cf. L. VOYÉ, K. DOBBELAERE & J. BILLIET, «Une église marginalisée?», dans
L. VOYÉ, K. DOBBELAERE & K. ABTS (éd.), Autres temps, autres mœurs: travail,
famille, éthique, religion et politique: la vision des Belges, Tielt, Lannoo, 2012,
p. 145-172.
4
Ibid., p. 147.
5
Ibid., p. 156.
6
La signification du terme postchrétien est la suivante: bien que les traces de la
foi chrétienne soient encore abondamment présentes dans notre société et notre culture, dans la formation de notre identité collective et individuelle, la foi chrétienne
n’est, en même temps, plus la toile de fond de la donation de sens qui peut être
acceptée comme évidente. Le terme postséculier, quant à lui, désigne le fait que les
présupposés de la thèse séculariste ne s’imposent pas davantage: la modernisation de
la société ne mène pas tout simplement à la disparition de la religion, mais à un mode
transformé de rapport à la religion – et aux convictions en général –, et à sa pluralisation. Voir, à ce propos, le premier chapitre de mon ouvrage God onderbreekt
de geschiedenis: Theologie in een tijd van ommekeer, Kapellen, Pelckmans, 2006,
p. 21-38 [traduit en anglais sous le titre: God Interrupts History: Theology in a Time
of Upheaval, New York, Continuum, 2007, 13-29].
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lorsque des conceptions ou des comportements convictionnels d’individus ou de communautés semblent perturber la position-par-défaut
de quasi-neutralité. Cela apparaît aussi clairement dans l’incompréhension et l’indignation des défenseurs de la position-par-défaut de
quasi-neutralité, lorsque le système de valeurs sous-jacent à cette
position est mis en question, et lorsque ses présupposés souvent «softsécularistes» sont critiqués: «neutre n’est en fait pas vraiment
neutre».
En conséquence de ceci, la place de la théologie dans les trois
domaines où elle s’exerce et auxquels elle entend s’adresser – l’université, l’Église et la société – a subi un déplacement fondamental.
La théologie se rapporte effectivement à ces trois domaines: en tant
que discipline universitaire, qui aborde la foi chrétienne de manière
scientifique, la théologie exerce en même temps ses fonctions dans
l’Église, où elle contribue à l’expression réflexive de la compréhension de foi du peuple de Dieu7. Et dans la mesure où la foi chrétienne
vise à apporter une réponse aux questions de sens de personnes et de
communautés, la théologie doit également jouer un rôle dans le
domaine socio-culturel. Mais en raison des importants déplacements
contextuels déjà mentionnés, la théologie a perdu sa position centrale,
même lorsqu’il s’agit de son core business convictionnel, et elle a été
poussée vers la marge. Aujourd’hui, aussi bien à l’université que dans
l’Église et dans la société, sa voix est perçue d’une autre manière
qu’autrefois.
Voyons maintenant de quelle façon la théologie a été poussée vers
la marge dans chacun de ces trois domaines. Par la suite, j’indiquerai
comment la théologie réagit à cette marginalisation, et tente d’y
échapper. Il apparaîtra alors clairement que la façon dont la théologie
se déplace dans un des domaines a des conséquences sur sa position
dans les autres domaines. La même chose se produit lorsque, en raison
des déplacements mentionnés, la théologie redéfinit elle-même sa
place: la reconfiguration de la théologie dans un domaine a la plupart
du temps un impact immédiat sur son rôle et sa place dans les autres
domaines.
7
Voir, à ce propos, la récente déclaration de la Commission Théologique Internationale, Theology Today: Perspectives, Principles and Criteria (faite à Rome, le
8 mars 2012, et disponible sur www.vatican.va).
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(a) À l’université, la traditionnelle première place de la théologie
parmi les disciplines académiques a été, soit supprimée depuis longtemps, soit réduite à une pure tradition. En ce qui concerne l’Université de Louvain, l’acte d’érection de la faculté de théologie en 1432,
sept ans après la fondation de l’université en 1425, stipule explicitement que cette nouvelle faculté reçoit la préséance sur les autres,
et que, par conséquent, ses professeurs doivent occuper la première
place dans la procession des togati. Aujourd’hui encore, ce dernier
point demeure d’actualité, mais cela n’a plus grand-chose à voir avec
le prestige de la discipline théologique.
Cette perte de prestige est bien entendu liée au changement de position de la foi chrétienne dans notre société, et à l’émergence, également à l’intérieur des universités catholiques, d’une position-pardéfaut postchrétienne, «soft-séculariste», parfois renforcée par un
positivisme empirico-scientifique. Effectivement, les théologiens se
rapportent explicitement à la tradition chrétienne, et ils ont pour
objectif d’apporter une contribution à cette tradition, à partir de leur
propre réflexion. Dans la mesure où la théologie tend vers cette finalité théologique, elle s’ajuste de moins en moins bien au cadre universitaire actuel, et son statut en tant que discipline académique se
voit contesté. Plus encore, dans une période de pluralisme religieux,
la théologie demeure alors par trop attachée à une seule tradition,
greffée sur une seule communauté de foi, devenue peu à peu une
minorité. Ce changement de position vient par ailleurs s’ajouter à un
déplacement qui concerne l’ensemble des sciences humaines: les
tendances empirico-positivistes et pragmatiques que de nombreuses
universités adoptent à l’égard de la recherche et de l’enseignement
(avec une attention centrée sur la recherche de fonds, l’applicabilité
économique des résultats des recherches, la pertinence sociétale quasiimmédiate, la disponibilité à l’emploi des jeunes diplômés…) portent
atteinte à la place de nombreuses disciplines dans des facultés telles
que les facultés de lettres, de sciences sociales, de pédagogie, de
philosophie et de théologie.
Dans les pays qui nous entourent, cette marginalisation a souvent
incité les facultés de théologie et les théologiens individuels à relativiser la finalité théologique de leurs disciplines et à se replier sur
la teneur scientifico-religieuse de leur occupation. Des facultés de
théologie se muent en départements de sciences des religions, et
se consacrent de plus en plus à la recherche empirique, historico-
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littéraire, philosophico-anthropologique, qui n’est désormais plus
motivée par l’adage théologique (lié à la tradition et à l’Église) de «la
foi en quête d’intelligence». La marginalisation universitaire de la
théologie mène ainsi au retrait de la théologie à l’intérieur de l’université. Mais elle peut également conduire à la réaction inverse: le
retrait hors de l’université vers l’intérieur de l’Église. Mais, avant
d’exposer cette réaction, arrêtons-nous d’abord à la marginalisation
de la théologie dans l’Église elle-même.
(b) Car, là non plus, la théologie ne semble pas aller bien. Les
mêmes évolutions ont, en effet, également entraîné un déplacement
de la position de l’Église dans la société. Non seulement elle ne
constitue plus qu’une partie désormais beaucoup moins importante de
la population, mais elle perd en même temps une partie importante de
son impact dans la société. En outre, elle paie encore le prix du fait
que des personnes ont été heurtées ou blessées par une Église trop
puissante dans le passé. Il va sans dire que le scandale de la pédophilie a entamé davantage encore l’estime à l’égard de l’Église, et que
la confiance dans l’Église, tant de la part des non-catholiques que des
catholiques, est, de ce fait, tombée au plus bas8. Comme au début de
la modernité, l’Église a tendance, aujourd’hui également, à réagir de
façon principalement défensive face à ces nouveaux développements,
en se repliant sur sa position propre et en défiant le monde. Elle vit
alors, dans son cocon sécurisé, de sa propre vérité, qui la protège du
«monde extérieur mauvais».
Dans une telle Église, qui ne se sent plus comprise dans le contexte
actuel, la théologie est plutôt abordée avec méfiance. C’est particulièrement vrai pour des théologies qui veulent précisément engager le
dialogue avec ce contexte (post)moderne et, à partir de là, poser des
questions de manière critique. Telle était également la situation avant
le Concile Vatican II, lorsque de nombreux théologiens, qui aspiraient
8
L’enquête européenne sur les valeurs montre en outre que le scandale de la
pédophilie n’est pas la cause, mais constitue plutôt un renforcement de cette évolution. Avant déjà, la confiance en l’Église avait atteint un creux historique. Comparée
à douze institutions nationales et internationales, l’Église, en 2009, arrive en dernière
place du classement. En 1981, l’Église arrivait encore en deuxième position. Par
ailleurs, plus de la moitié des Belges (et parfois beaucoup plus) estiment que l’Église,
relativement aux questions spirituelles, morales, familiales et sociales, n’apporte pas
de réponses adéquates aux problèmes actuels. Cf. L. VOYÉ, K. DOBBELAERE, K. ABTS
& J. KERKHOFS, «Introduction: une enquête sur les valeurs à l’échelle européenne»,
dans L. VOYÉ e.a. (éd.), Autres temps, autres moeurs [n. 3], p. 9-21, voir p. 15.
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au renouveau et au dialogue, firent l’objet de soupçons. Ces mêmes
théologiens aidèrent l’Église par la suite, pendant Vatican II, à engager le dialogue avec le monde, avec d’autres communautés chrétiennes, d’autres religions et convictions, etc. Avec Dei Verbum, ils
soulignèrent en outre le caractère intrinsèquement dialogal de la
rencontre de Dieu avec l’humanité dans la création et dans l’histoire
comme horizon fondamental de toute compréhension de la révélation,
de la tradition, de l’Église et de la théologie9. À travers les évolutions
des dernières décennies, l’Église semble toutefois évoluer plutôt à
nouveau d’une ouverture dialogale vers une crispation oppositionnelle. Constituer un front contre l’extérieur a pour conséquence que
quiconque menace de troubler l’unité à l’intérieur constitue un danger.
Pour cette raison, depuis vingt-cinq ans, la diffusion de la théologie
dans l’Église catholique est étroitement surveillée par le Magistère,
et la subordination fondamentale et fonctionnelle de la théologie
à l’Église est fortement accentuée. Cela s’est accompagné de prises
de position et de prescriptions qui trahissent plutôt une méfiance
à l’égard de la théologie. Des exemples en sont l’imposition d’un
serment de fidélité, un suivi plus strict du nihil obstat et des procédures de mandat, l’examen et la condamnation du travail de théologiens individuels, et des prises de position de restauration dans des
discussions en cours (Fides et Ratio, Evangelium Vitae, Dominus
Iesus)10. Non seulement de telles choses ne contribuent certainement
pas à renforcer la crédibilité de la théologie à l’université, mais cette
situation affaiblit également le rôle ecclésial de la théologie: des
théologiens pratiquent l’autocensure, se concentrent seulement sur la
formation pastorale, deviennent des porte-voix de l’institution, et
oublient le caractère scientifique de leur entreprise. Ou ils se retirent
totalement de l’Église afin de s’adonner aux sciences des religions.
Dans les deux cas, aussi bien dans le repli à l’intérieur de l’Église
que dans l’exode en dehors de l’Église, les théologiens ne s’adonnent
plus à la tâche critico-productive spécifique de la théologie, afin
9
J’ai moi-même développé cet aspect de Dei verbum dans Revelation, Scripture
and Tradition: Lessons from Vatican II’s Constitution Dei verbum for Contemporary
Theology, dans International Journal of Systematic Theology 13, 2011, p. 416-433.
10
Pour un article instructif sur la relation parfois difficile entre le Magistère et
la théologie, voir B. E. HINZE, «A Decade of Disciplining Theologians», in R. R.
GAILLARDETZ (éd.), When the Magisterium Intervenes: The Magisterium and Theologians in Today’s Church, Collegeville, MN, Liturgical Press, 2012, p. 3-39.
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d’étudier la compréhension de foi du Peuple de Dieu dans le monde
d’aujourd’hui, et de collaborer ainsi à une Église qui, aujourd’hui
également, peut engager le dialogue avec le monde actuel. Si l’on ne
part pas du concept de révélation dialogale de Vatican II, la théologie
ne réussira plus à intégrer les fruits de la recherche scientifique avec
ce qui vit dans la culture et la société, en vue d’arriver à une telle
compréhension de foi.
(c) Dans la société également, les théologiens ne sont plus des intellectuels et des experts publiquement reconnus de manière évidente.
Ils participent à la perte de pertinence et de crédibilité de la foi chrétienne dans la culture et la société. Dans ce contexte, ils se trouvent
parfois assis entre deux chaises. D’une part, ils sont particularisés,
parce qu’ils parlent au nom de la foi chrétienne dans une société sécularisée, ou parce qu’ils ne parlent que de la foi chrétienne dans une
société religieusement pluraliste. D’autre part, ils ne parlent pas simplement au nom de l’Église, et quand ils nuancent ou critiquent une
prise de position d’Église, par exemple, ils se voient considérés
comme non-réellement d’Église, voire comme non orthodoxes. Dans
une société qui suppose une quasi-neutralité dans l’espace public
combinée avec une tolérance passive pour le pluralisme religieux dans
la sphère privée, d’une part, et avec une Église qui s’oppose à une
telle société considérée comme relativiste et hostile à la vérité, d’autre
part, il ne reste que peu d’espace pour une théologie qui a pour
programme un dialogue fondé scientifiquement entre foi et contexte.
À nouveau, l’on peut constater une double réaction à cette marginalisation. D’une part, certains théologiens se retirent du dialogue
avec la société, soit dans la tour d’ivoire de la recherche scientifique,
soit dans le cocon sécurisé du service ecclésial dont ils contribuent
à assurer la délimitation idéologique. D’autre part, et inversement,
certains théologiens se retirent dans la société et se concentrent par
exemple sur une quête apparemment multiforme, postchrétienne
et postséculière de spiritualité, un phénomène important qu’on a
appelé le «quelque chosisme»11. Ce courant renvoie à la croyance très
11
Ce terme traduit le mot néerlandais «ietsisme». Cette notion récente renvoie au
fait de croire «en quelque chose», une transcendance non définie, sans référence
philosophique ou religieuse précise (note du traducteur).
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générale et souvent plutôt implicite qu’«il doit y avoir quelque chose
de plus»12.
La popularité contemporaine de la spiritualité est certainement une
conséquence des processus de détraditionalisation, d’individualisation et de pluralisation qui, aujourd’hui, ont fondamentalement transformé la formation de l’identité convictionnelle, et une réaction à ces
mêmes processus. Il serait toutefois erroné de considérer ces formes
du «quelque chosisme» comme la seule issue possible – et donc
comme normatives – et de demeurer aveugle à la manière dont ces
processus mettent également des religions et des idéologies plus classiques au défi de se renouveler elles-mêmes dans ce contexte transformé. Le fait que les traditions n’aillent plus de soi (détraditionalisation), que la fondation de l’identité fasse également appel au choix
et à l’effort continu de l’individu (individualisation), et qu’il existe
plusieurs traditions qui se proposent pour contribuer à donner forme
à la recherche d’identité (pluralisation), tous ces faits déterminent
toute forme de construction d’identité aujourd’hui, y compris les
identités religieuses classiques ou athées. Les formes de fondamentalisme religieux et non religieux, le traditionalisme aussi bien que
le relativisme et l’arbitraire, sont tous des refus d’utiliser, de façon
adéquate et avec maturité, le potentiel de liberté et de réflexivité que
cette nouvelle situation amène pour la formation de l’identité. L’incapacité ou le refus d’interroger la position-par-défaut de quasi-neutralité sur son implication en termes de valeurs en sont également des
symptômes. Cette impuissance ou ce refus a bien entendu un impact
sur de nombreuses discussions convictionnelles actuelles, comme le
port du voile par des musulmanes, l’identité confessionnelle des universités catholiques, la physionomie de l’enseignement de la religion,
le rôle des prises de position à motivation religieuse en politique, etc.
Et, bien évidemment, cela pèse également sur le rôle et la place de
la théologie.
Tel est donc mon constat: en raison du contexte transformé, la
théologie risque d’être poussée vers la marge, dans les trois domaines
où elle exerce ses activités, et ceci en raison des développements dans
12
Voir, par exemple, G. DINGEMANS, ‘Ietsisme’ – Een basis voor christelijke
spiritualiteit?, Kampen, Kok, 2005. Pour une discussion et une évaluation théologique
de ce phénomène, voir le chap. 7 de mon God onderbreekt de geschiedenis [n. 6],
p. 155-180.
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chacun de ces domaines eux-mêmes, mais également en raison du fait
que la théologie est impliquée en même temps dans les autres
domaines. Plus encore, et ici j’en arrive au développement de ma
thèse: si la théologie, en raison de cette marginalisation, renonçait à
son engagement dans un ou deux de ces domaines, elle cesserait de
fonctionner en tant que théologie et manquerait à sa mission. Tel est
le cas lorsque la théologie, en raison de déplacements dans le paysage
universitaire et d’une incompréhension grandissante au sujet de sa
finalité théologique, se transforme en sciences des religions et ne vise
plus à contribuer à la compréhension de foi du peuple de Dieu.
C’est aussi le cas lorsque le contraire se produit, à savoir que la théologie se détourne du monde académique, se retire à l’intérieur de
l’Église et s’identifie au réflexe défensif de cette dernière: à ce
moment, la théologie perd sa force critico-productive et sa capacité à
mettre l’Église au défi de demeurer à jour avec son temps. Une adaptation trop facile à la quête souvent soft-séculariste et soft-pluraliste
de spiritualité est également néfaste. Cela enlève à la théologie la
capacité de mettre tant la foi chrétienne que les autres religions et
convictions au défi de se rapporter de façon plus adéquate au potentiel
de liberté et de réflexivité qui résultent aussi des processus de détraditionalisation, d’individualisation et de pluralisation. Alors elle ne
peut plus mettre en garde contre les alternatives trop faciles du
fondamentalisme et du traditionalisme, d’une part, et contre le relativisme et le consumérisme, d’autre part. Dans chaque cas, la théologie
perd donc sa force critico-productive.
D’où ma thèse, que je vais maintenant élaborer en trois étapes:
(1) La théologie appartient bel et bien à chacun des trois domaines,
et a trait à ce qui est en jeu dans ces domaines: (a) la recherche scientifique de la vérité et du savoir à l’université, (b) le développement
d’une compréhension et d’une vie de foi contemporaines dans l’Église,
et (c) le développement d’une identité individuelle et commune dans
une société postchrétienne et postséculière. Il appartient au caractère
propre de la théologie de s’impliquer dans chacun des trois domaines,
et singulièrement là où ils se touchent et se recouvrent, c’est-à-dire au
carrefour. Elle appartient à chacun d’entre eux, sans pouvoir être
réduite de façon exclusive à l’un d’entre eux.
(2) En raison des déplacements mentionnés dans chacun de ces
domaines, la position de la théologie se déplace du centre vers la
marge. La théologie doit se garder de réagir à cette marginalisation,
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soit en se retirant, soit en se déplaçant exclusivement dans un seul
domaine. Plus encore, au lieu d’abandonner le carrefour, elle doit
apprendre à reconsidérer sa position et sa contribution dans chacun de
ces domaines précisément à partir de la marge.
(3) Elle est donc appelée à endurer la tension dans laquelle elle est
enchevêtrée et à ne pas se laisser entraîner dans des échappatoires
faciles. En fait, il s’agit précisément de sa mission actuelle, tant à
l’égard de l’université que de l’Église et de la société: tout bien considéré, elle peut, singulièrement à partir de sa position inconfortable à
la marge et au carrefour, apporter une contribution contextuellement
pertinente et théologiquement crédible dans chacun de ces domaines.
Cette thèse est fondée sur la conviction théologique que la théologie
vit d’une telle tension. Impliquée dans l’histoire, elle se doit d’engager le dialogue avec ce qui se passe, ce qui se pense, comment les
gens vivent. Et ce en raison du concept de révélation dialogale de
Vatican II: un Dieu qui s’est donné à connaître dans la rencontre avec
l’homme, dans la création et dans l’histoire, ne se donnera à connaître,
aujourd’hui et demain également, que de manière dialogale. En outre,
que ce dialogue doive être mené aujourd’hui de préférence à partir de
la marge, sera perçu, dans une perspective biblique, plutôt comme un
avantage que comme un inconvénient.
Mais comment concevoir une telle perspective théologique à partir
de la marge et au carrefour? Un prolongement contemporain du dialogue entre théologie et philosophie peut, peut-être, apporter ici
quelque clarification.
II. UN DIALOGUE CRITICO-PRODUCTIF
AVEC LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE DE LA DIFFÉRENCE
Dans sa quête d’une compréhension de foi adéquate et contemporaine, la théologie a, de longue date, fait appel à la rationalité qui
l’environnait. Dans la plupart des cas, il s’est agi de la philosophie:
le moyen- et le néoplatonisme dans la patristique, l’aristotélisme
pendant le Haut Moyen Âge et, en fonction du style théologique, les
philosophies qui sont nées au cours de l’époque moderne. Traditionnellement, l’on tient que la philosophie, d’une part, conduit et prépare
à la foi et, d’autre part, une fois que l’on croit, elle aide à parvenir à
une compréhension de la foi. La philosophie est aussi bien preparatio
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evangelica que ancilla theologiae. Foi et raison, théologie et philosophie, sont complémentaires l’une de l’autre, et agissent l’une sur
l’autre: l’on tente de comprendre pour croire – intellego ut credam
– et l’on croit pour comprendre – credo ut intellegam. En principe, il
ne peut y avoir de contradiction entre raison et foi parce que leur
source, à savoir Dieu, est la même, et est à l’origine de la création et
de la révélation dans l’histoire. La raison donne accès à la connaissance naturelle, la foi donne accès, en outre, à cette connaissance qui
ne peut être déduite de la création et est nécessaire à notre salut.
Cette convergence entre foi et raison a conduit à de grandes
synthèses, dans lesquelles tantôt la foi chrétienne était décrite comme
la vera philosophia (Augustin), tantôt la philosophie conservait tout
de même une relative indépendance par rapport à la foi et à la théologie (Thomas d’Aquin). À l’époque moderne, cette participation de
la théologie à la philosophie environnante se poursuit, mais cependant
non sans heurts. La critique de Dieu et de la religion, dans le chef de
nombreuses philosophies modernes, va trop loin pour de nombreux
théologiens catholiques et dirigeants d’Église, qui tentent de redonner
vie à l’ancienne synthèse entre foi et raison à travers le néothomisme,
en s’opposant à la philosophie moderne. Mais un engagement plus
positif à l’endroit de la philosophie environnante voit également le
jour: dans la théologie transcendantale, entre autres de Karl Rahner,
le dialogue avec l’idéalisme allemand est engagé; la théologie existentiale voit un interlocuteur dans le premier Martin Heidegger; la
critique de la religion de Ludwig Feuerbach, Karl Marx et Friedrich
Nietzsche n’est plus automatiquement rejetée, mais prise au sérieux,
par exemple dans les travaux de jeunesse de Hans Küng; la théologie
herméneutique s’inspire d’idées issues des philosophies herméneutiques de Hans-Georg Gadamer et de Paul Ricœur; quelqu’un comme
Edward Schillebeeckx ne prolonge pas seulement cette ligne herméneutico-théologique, mais s’inspire également de la théologie politique de Johann Baptist Metz, par exemple, qui adopte l’École de
francfort néo-marxiste comme premier interlocuteur, avec des figures
telles que Walter Benjamin, Theodore Adorno et Jürgen Habermas.
D’autres théologiens entrent en dialogue avec Ludwig Wittgenstein et
la tradition de la philosophie analytique, et ainsi de suite. À chaque
fois, c’est la recherche d’une compréhension contemporaine adéquate
de la foi qui est en jeu; c’est aussi le dialogue critico-productif avec
la pensée philosophique actuelle qui constitue le point de référence
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pour fournir une crédibilité rationnelle à cette foi, tant pour elle-même
que pour le monde extérieur. En tant que conscience critique de
l’époque actuelle, ces philosophes mettent la théologie– et donc la foi
dont celle-ci cherche à exprimer la compréhension – au défi de l’autocritique et d’un renouvellement. J’ai décrit ce processus ailleurs,
comme un processus continuel de «recontextualisation»: lorsque les
contextes (intellectuels) se déplacent, la théologie, qui a été formée à
partir du dialogue avec le contexte (intellectuel) ancien, subit une
pression et est contrainte de construire un rapport au nouveau contexte
(intellectuel)13. Ceci se passe rarement de manière harmonieuse, mais
s’accompagne souvent de conflits, d’essais et erreurs, de radicalisme
et de condamnation, de politique ecclésiale et autres. Deux mille ans
de tradition chrétienne et d’histoire de la théologie peuvent être
décrits, de façon éloquente, comme deux mille ans de recontextualisation continuelle.
En 1979, Jean-François Lyotard a écrit un petit livre, intitulé La
condition postmoderne14. Il y place la modernité sous le feu de la
critique, en particulier les rapports qu’elle entretient avec la vérité et
le savoir d’une part, avec l’émancipation et le progrès d’autre part.
Dans le contexte postmoderne, les grands récits du savoir et de
l’émancipation ont perdu leur crédibilité. Ces récits n’ont en effet pu
réaliser leurs promesses de maîtrise par le savoir et de progrès par
l’émancipation: il existe trop de contre-exemples. La libération
communiste du prolétariat s’est trop souvent transformée en dictature. La thèse de la pensée spéculative selon laquelle ce qui est réel
est également rationnel, et inversement, a été réduite à néant à
Auschwitz. Le libéralisme et le capitalisme démocratiques et économiques n’ont pas, d’eux-mêmes, débouché sur un monde dans lequel
chacun vit mieux, mais ont, au contraire, conduit à des crises politiques et économiques à répétition qui ont fait de nombreuses
victimes. Et Lyotard de conclure que ces promesses n’ont pas été
oubliées, bien au contraire: chaque fois que ces grands récits ont
tenté de réaliser leurs promesses, celle-ci se sont achevées dans le
13
Voir mon article «Systematic Theology, Truth and History: Recontextualisation», in M. LAMBERIGTS, L. BOEVE & T. MERRIGAN (éd.), Orthodoxy: Process and
Product (BETL, 227), Leuven, Peeters, 2009, p. 27-44.
14
J.-F. LYOTARD, La condition postmoderne: Rapport sur le savoir, Paris, Minuit,
1979.
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sang et la misère15. Le projet moderne n’est pas inachevé, comme le
prétendait Habermas, mais détruit16.
Pour Lyotard, le problème de ces grands récits – et il rejoint de
cette façon d’autres penseurs de la différence – était d’être des tentatives de maîtriser et de transformer la réalité et l’histoire d’une
manière englobante, à travers le savoir et l’action fondée sur le savoir.
Et précisément ainsi, ils sont devenus totalitaires, sans plus prendre
en compte ce qui ne s’accorde pas avec le récit. Cet «autre», cette
différence, étaient automatiquement rejetés hors du récit (comme lui
étant contraire), ou inclus immédiatement dans le récit (par exemple
dans un mouvement de développement dialectique de l’histoire).
Le rôle de la philosophie, mais également de l’art, consiste avant tout,
pour Lyotard, à placer de tels récits hégémoniques, qui veulent tout
maîtriser complètement, sous le feu de la critique. En même temps,
la philosophie a pour mission de témoigner de ce qui échappe à de
tels récits, de donner la parole à l’autre du récit, à ce qui est différent
du récit («le différend»).
De la même façon, cela demeure nécessaire dans un contexte postmoderne, lorsque les grands récits modernes ont perdu leur crédibilité. Car aujourd’hui aussi, il y a des récits hégémoniques. À la
différence de leurs prédécesseurs modernes, ils ne se justifient plus
à partir de la promesse d’un monde meilleur, qui s’accompagne de
connaissance et d’émancipation, mais à partir du fait qu’ils fonctionnent. Ce n’est pas la crédibilité mais la performativité qui justifie
l’ensemble techno-scientifique postmoderne et la pensée contemporaine du marché. Les grands récits actuels se perpétuent parce qu’ils
fonctionnent et parce qu’il n’existe pas d’alternatives utilisables. La
tâche de la philosophie est, ici aussi, de critiquer la réduction de tout
aux logiques techno-scientifique et/ou économique. Elle ne peut toutefois plus le faire, comme à l’époque moderne, à partir d’un autre
grand récit nouveau, car celui-ci ne serait pas non plus en mesure de
respecter véritablement l’altérité. La critique des grands récits actuels
et le témoignage rendu à ce qui est différent demeurent donc une
15
J.-F. LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants. Correspondance 19821985, Paris, Galilée, 1986, p. 53; ID., L’enthousiasme: La critique kantienne de
l’histoire Paris, Galilée, 1986, p. 108-109.
16
J.-F. LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants [n. 15], p. 38-39, en
référence à J. HABERMAS, «Die Moderne – ein unvollendetes Projekt (1980)», dans
Kleine Politische Schriften (I-IV), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1981, p. 444-464.
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tâche continuelle, à reprendre constamment: toujours à nouveau, à la
frontière de notre pensée, de notre parole et de notre action, surgit
l’autre qui, si l’on n’y prend garde, est trop facilement oublié et/ou
sacrifié.
D’autres penseurs de la différence également, provenant des traditions philosophiques phénoménologique, herméneutique et
déconstructiviste (tels que Emmanuel Levinas, Jean-Luc Marion,
Paul Ricœur, Jacques Derrida, et leur réception américaine auprès de
penseurs comme Jack Caputo, Richard Kearney, Merold Westphal…), développent divers schémas de pensée, dans lesquels ils
requièrent l’attention pour l’altérité et la différence. Cela les amène
à formuler une critique radicale à l’encontre de ce que le discours
post-heideggérien appelle la clôture ontothéologique du langage et
de la pensée. Le langage et la pensée imposent leur logique à la réalité, y identifient un premier principe explicatif et fondent ainsi tout
savoir et toute action sur cette réalité. Certains de ces penseurs se
mettent résolument en quête de manières de penser et de parler qui
réussiraient à échapper à une telle clôture ontothéologique. D’autres
sont beaucoup plus conscients du fait que quiconque pense ou parle
oublie en définitive toujours l’autre, parce qu’il utilise toujours déjà
un langage et une rationalité déterminés, qui occupent justement
l’espace où l’autre apparaît17.
Dans ce contexte, un certain nombre de penseurs se sont mis à
réfléchir à nouveau sur la religion18. D’une part, ils formulent une
critique ferme à l’égard des religions, et souvent à l’égard du christianisme, parce qu’elles se sont affirmées de manière ontothéologique.
Elles se sont trop facilement transformées en grand récits englobants
et hégémoniques, qui ont incorporé même ce qui devrait, en principe,
échapper au récit (transcendance). Dieu est ainsi devenu la pierre
angulaire d’un récit qui offrait vérité et certitude, et justifiait des
structures de pouvoir et de domination: l’autre a été inclus comme ce
17
Voir, à ce propos, J. SCHRIJVERS, Ontotheological Turnings? The Decentering
of the Modern Subject in Recent French Phenomenology, New York, SUNY Press,
2011.
18
Pour des références en lien avec les paragraphes suivants, voir mon «Theological Truth in the Context of Contemporary Continental Thought: The Turn to Religion and the Contamination of Language», dans F. DEPOORTERE & M. LAMBKIN (éd.),
The Question of Theological Truth: Philosophical and Interreligious Perspectives
(Currents of Encounter, 46), Amsterdam, Rodopi, 2012, p. 77-100.
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qui doit être soit converti, soit exclu comme diabolique ou damné.
Ce sont précisément de tels schémas religieux que la philosophie postmoderne essaie de démasquer et de déconstruire.
D’autre part, la thématique du religieux surgit lorsque ces penseurs
réfléchissent à de nouvelles manières de témoigner de l’autre, de la
différence, afin de l’exprimer d’une façon qui ne le dépouille pas de
son altérité. Pour certains penseurs, le potentiel évocatif et métaphorique du discours religieux offre simplement des moyens d’exprimer
ce qui, autrement, ne peut l’être. D’autres estiment que le témoignage
rendu à l’autre a trait à la structure de la religion elle-même, et
quelques-uns développent même une sorte de nouvelle piété philosophique. Dans cette réintroduction de la religion, la structure et le jeu
de langage de la théologie négative, en particulier, sont appréciés.
Ailleurs, j’ai développé de quelle façon ces penseurs s’intéressent
souvent seulement à la structure du religieux, mais non pas aux traditions narratives religieuses concrètes19. Ils considèrent alors surtout
ces dernières comme une contamination qui aliène la pureté de la
structure religieuse, c’est-à-dire le décentrement à partir de l’autre.
La question qui surgit, certainement dans une perspective de théologie
chrétienne, est de savoir si c’est nécessairement le cas: le langage et
le récit contaminent-ils nécessairement, ou sont-ils en même temps la
condition de possibilité pour témoigner de l’autre? Pour le dire d’un
point de vue christologique, l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ estelle, en premier lieu, une contamination du divin, ou précisément la
condition de possibilité pour que Dieu puisse se révéler? Dans une
perspective théologique chrétienne, le langage n’apparaît pas comme
un obstacle à la révélation de Dieu, mais au contraire comme la condition de possibilité de celle-ci. Dans une telle perspective, la théologie
négative n’existe jamais seule, mais elle se rapporte toujours déjà à la
théologie positive: elle ne nie pas simplement ce que dit la théologie
positive, mais elle qualifie ce langage et ses procédures de façon radicale. Même si l’on ne peut témoigner de Dieu que dans le langage et
le signe, Dieu ne peut jamais y être contenu, encore moins maîtrisé.
Dieu demeure l’autre du langage dans lequel on reconnaît Dieu, ou
dans lequel on parle de Dieu.
19
Voir aussi mon «God, Particularity and Hermeneutics. A Critical-Constructive
Theological Dialogue with Richard Kearney on Continental Philosophy’s Turn (in)
to Religion», dans Ephemerides Theologicae Lovanienses 81, 2005, p. 305-333.
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Dès lors que la critique des grands récits touche aussi le christianisme, la théologie a intérêt à engager le dialogue avec la conscience
critique philosophique contemporaine de façon lucide. D’un tel dialogue, elle n’apprendra pas seulement à démasquer lorsqu’elle devient
totalitaire ou ontothéologique, mais elle sera également mise au défi
de trouver de nouvelles façons de témoigner de l’autre, d’une manière
telle que cet autre ne devienne pas à nouveau une fonction de la
manière de parler et de penser propre à la théologie. Le fait que la
philosophie contemporaine réintègre ici à nouveau la catégorie du
religieux, peut surtout constituer un encouragement à redécouvrir
des éléments de sa propre tradition religieuse, comme la théologie
négative, et à chercher des modalités de pensée et de parole qui
échappent à la rechute dans un grand récit. La théologie devra cependant aussi placer la pensée philosophique de la différence sous le feu
de la critique, lorsque celle-ci lit trop facilement le langage et le récit
comme une contamination et fait de la religion une structure purement
formelle dont la pureté ne peut guère être respectée.
Le discours théologique chrétien ne conduit pas, au nom d’une relation pure à un Dieu inaccessible, en dehors du récit concret, de l’histoire concrète, mais elle y mène précisément, car c’est dans l’histoire
concrète que Dieu peut être rencontré aujourd’hui également. Cela a
pour conséquence que le dialogue avec la conscience critique postmoderne met la théologie au défi de critiquer la clôture de son propre
récit, mais la rend également consciente du fait qu’elle ne peut parler
de Dieu qu’à travers le langage et le signe. La tâche de la théologie
ne consiste pas à abandonner tout récit, mais à chercher un mode de
narration qui ne retombe pas dans une structure narrative fermée.
Elle doit trouver un mode de parler dans lequel Dieu ne confirme
pas et ne consolide pas simplement le récit, mais réalise le contraire:
un mode de parler par conséquent dans lequel Dieu, qui peut seulement accéder à la parole dans le récit, interrompt celui-ci toujours à
nouveau. Un récit, donc, où Dieu n’abolit pas la différence, mais crée
la différence. Pour le distinguer de la structure du grand récit, je l’ai
nommé ailleurs le modèle du «récit ouvert»: un récit qui prend
toujours à nouveau conscience du fait que l’autre risque d’être oublié,
et au moins essaie de ne pas oublier cet oubli20. Le témoignage
20
L. BOEVE, «Naming God in Open Narratives: Theology between Deconstruction
and Hermeneutics», dans J. VERHEYDEN, T. L. HETTEMA & P. VANDECASTEELE (éd.),
Paul Ricœur: Poetics and Religion (BETL, 240), Leuven, Peeters, 2011, p. 81-100.
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permanent de l’autre ne casse pas le récit, ne le fait pas s’arrêter, mais
il l’interrompt: témoigner de l’autre fait raconter des récits autrement,
et ces récits sont toujours à nouveau interrompus lorsque l’autre risque
d’être oublié.
Un tel récit chrétien ouvert ne pense pas Dieu au centre, mais à
partir de la marge; il ne voit pas Dieu comme la garantie du fait que
l’on a raison, mais comme la critique de cette position. Et un tel récit
chrétien ouvert met les chrétiens au défi, au nom du Dieu qui fait la
différence, de faire également la différence lorsqu’ils sont confrontés
à des récits fermés, à des récits qui ne prennent pas l’autre en compte
et qui font des victimes. Cette structure de l’interruption offre une
clé de lecture adaptée pour lire la parole et l’action de Jésus, d’une
part, et le récit de la vie de Jésus, d’autre part, comme interruption
de la part de Dieu: récits de péché, fermeture religieuse et mort sur
la croix sont ouverts au nom d’un Dieu qui interrompt21. La révélation dialogale de Dieu dans la création et dans l’histoire vit de cette
dangereuse mémoire – une mémoire qui inquiète plus qu’elle ne
fonde, réconcilie et rassure.
III. LE RÔLE D’INTERRUPTION DE LA THÉOLOGIE À L’UNIVERSITÉ,
DANS L’ÉGLISE ET DANS LA SOCIÉTÉ
Lorsque la philosophie contemporaine invite la théologie à porter
son attention sur la différence, sur l’autre qui risque d’être trop rapidement oublié dans son discours théologique, enfermé dans ou expulsé
de celui-ci, lorsque la conscience critique postmoderne met la théologie au défi de ne plus penser Dieu comme celui qui fonde et consolide
le connaître, le parler et le savoir-faire de l’homme, mais comme celui
qui les questionne et les inquiète – donc les interrompt –, cela fait-il
réellement problème que la théologie se retrouve à la marge dans
l’université, dans l’Église et dans la société, et ne soit donc plus au
centre? Ou cette situation nouvelle peut-elle également constituer une
opportunité? Cela peut-il aider la théologie à prendre conscience, plus
21
Cf. le septième chapitre de L. Boeve, Onderbroken traditie. Heeft het christelijk
verhaal nog toekomst?, Kapellen, Pelckmans, 3e éd., 2008, p. 91-114 (traduction
anglaise: Interrupting Tradition: An Essay on Christian Faith in a Postmodern
Context [Louvain Theological and Pastoral Monographs, 30], Leuven, Peeters –
Grand Rapids, Eerdmans, 2003, p. 115-146).
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qu’autrefois, de la nécessité théologique d’une structure de récit
ouvert et à développer aujourd’hui une conscience théologique critique dans les domaines où elle est active?
Dans cette troisième partie, je vais élaborer comment la situation
actuelle de la théologie peut être une opportunité pour repenser sa
propre position et sa mission, dans la ligne de la thèse émise à la fin
de la première partie. La marginalisation de la théologie interrompt
l’autocompréhension théologique classique. Sa voix n’est plus reçue
comme allant de soi dans aucun des trois domaines. Au carrefour de
ceux-ci, cette situation invite la théologie à prendre davantage
conscience des limites de son discours (et donc également de la
spécificité de celui-ci). D’un autre côté, cette situation met la théologie au défi de ne pas abandonner un des domaines, mais de donner
forme, de façon renouvelée, au lien à chacun d’entre eux. En étant, à
partir de la marge, malgré tout pleinement impliquée dans l’université, l’Église et la société, la théologie doit, en même temps, établir
une différence dans chacun de ces domaines et dans ce qui s’y trouve
en jeu: (a) la recherche scientifique de la vérité et du savoir à
l’université, (b) l’aboutissement à une compréhension et à une vie de
foi contemporaines dans l’Église, (c) l’aboutissement à une identité
individuelle et commune, aussi bien dans une société postchrétienne
que postséculière.
(a) À l’université, la théologie n’est effectivement plus la première
parmi les sciences, et sa prétention à être une discipline académique
est sous pression. Dans ce contexte, la conscience croissante de ce que
sa finalité théologique ne va plus de soi, a pour effet que les théologiens se heurtent au caractère spécifique de leur discipline (un caractère spécifique que Thomas d’Aquin indiquait déjà également lorsqu’il
décrivit la théologie comme une science dérivée: relative par rapport
à la science supérieure de Dieu que nous connaissons par la
révélation)22. Plus qu’autrefois, le théologien ou la théologienne sont
conscients de la position particulière à partir de laquelle il ou elle
parle. Mais cela ne peut l’amener à se retirer de l’université, ou à y
revendiquer un statut particulier. Pour cette raison, il ou elle se
trouvent à nouveau devant la tâche de donner forme, de manière
renouvelée, au caractère scientifique de la théologie, en fonction des
normes et des habitudes académiques, et en dialogue avec les autres
22
Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, q. 2, a2.
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disciplines scientifiques: pourvoir à un enseignement de haute qualité,
publier dans des revues spécialisées révisées par des pairs, accompagner des doctorants, trouver des fonds pour développer des projets,
créer des réseaux de recherche. C’est seulement si elle fait la démonstration, sur base de critères académiques, de son caractère académique
qu’elle pourra parler à l’université à partir de sa propre conscience
théologique critique.
En prenant conscience du lieu particulier d’où elle parle, la théologie peut très certainement s’adresser à l’université, là où celle-ci
oublie trop facilement les présupposés chargés de valeur qui accompagnent sa recherche de vérité et réduit son questionnement scientifique à ce qui serait «objectif» et «transparent». En ce sens, la théologie peut interrompre l’autocompréhension trop simpliste que
l’université a d’elle-même selon le sens commun. La théologie peut
ainsi souligner les découvertes épistémologiques récentes, qui
critiquent les prétentions modernes, trop pleines d’assurance, de la
rationalité, et montrer que le savoir et la production du savoir sont
situés historiquement et liés à des intérêts, intégrés dans des cadres
herméneutiques reliés au pouvoir. Sans cacher de quel lieu très spécifique elle parle, sa tâche est de faire grandir la conscience critique
des autres à ce sujet. La discussion avec certains néo-darwinistes, qui
franchissent l’étroite limite entre athéisme méthodique scientifique et
athéisme idéologique propre, n’en constitue qu’un exemple23. En
même temps, la théologie devra être vigilante lorsque les grands récits
contemporains de la performativité et de l’applicabilité économique
colonisent la dynamique scientifique. En partant de ses propres
sources et procédures, elle peut montrer ce qu’elle a à offrir en ce qui
concerne l’engagement dans les questions de sens, d’éthique et d’anthropologie qu’amène la recherche scientifique du savoir et de son
application. À de tels moments, elle peut peut-être, même dans le
contexte postchrétien et postséculier actuel, introduire à nouveau, de
temps à autre, le Dieu de Jésus-Christ qui invite l’humanité à faire
histoire ensemble, dans l’attente de la venue du royaume de Dieu.
23
L’on peut renvoyer entre autres aux positions de R. DAWKINS, The God Delusion, New York, Bantam Books, 2006; D. DENNETT, Darwin’s Dangerous Idea:
Evolution and the Meanings of Life, London, Penguin, 1995; Breaking the Spell:
Religion as a Natural Phenomenon, New York, Viking Press, 2006; S. HARRIS,
The End of Faith, New York, W.W. Norton, 2004; Moral Landscape, New York,
Free Press, 2010.
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(b) La même chose vaut également pour la situation dans l’Église,
certainement à l’heure où celle-ci développe une tendance à la polarisation en raison de sa relation modifiée à la société (en particulier
lorsque celle-ci est comprise de manière oppositionnelle). Du coup,
la place d’une théologie, qui ne se retire pas dans l’Église ou de
l’Église, mais veut résolument poursuivre le dialogue avec le contexte,
se rétrécit. Que la théologie, détachée d’une communauté de foi,
devienne science des religions, ou, au contraire, qu’elle soit ramenée
à une idéologie ecclésiale, dans les deux cas, elle n’a plus grand-chose
à dire à l’Église.
En s’appuyant sur des fondements théologiques, la théologie se doit
de critiquer l’autocompréhension fermée de l’Église lorsqu’elle se
retranche dans ses certitudes, et se rapporte de manière oppositionnelle au contexte environnant. C’est précisément lorsque l’Église
estime devoir s’isoler de l’histoire afin de sauver la révélation de
Dieu, qu’elle perd la possibilité de la découvrir aujourd’hui. Car Dieu
peut se révéler là où des récits sont interrompus, là où l’altérité
défie les cadres fixes, là où la différence n’est pas gommée, mais peut
accéder à la parole24.
(c) La société également rappelle au théologien et à la théologienne
le caractère spécifique de leur place, au carrefour de la foi chrétienne
et de la culture. Ceci est évidemment aussi lié à la position que
l’Église occupe dans la société. Cela se marque de double façon:
d’une part, les théologiens sont très rapidement identifiés à la position
ecclésiale à partir de laquelle ils parlent et, d’autre part, lorsqu’ils
adoptent un jugement critique ou même seulement nuancé, ils sont
perçus comme n’étant pas vraiment d’Église. En ce sens, la société
renforce une certaine vision d’Église sur ce que doit être la théologie.
Les théologiens doivent, ici encore, rester à ce carrefour, être
conscients du point de vue particulier à partir duquel ils s’expriment,
sans s’y laisser totalement enfermer. Tel est le meilleur service qu’ils
peuvent rendre à l’Église et à la société: développer une foi chrétienne herméneutico-réflexive, capable de rendre compte de la situation philosophique actuelle, et de s’accommoder de la détraditionalisation, de l’individualisation et de la pluralisation. Car seules les
religions et les philosophies capables de se comprendre elles-mêmes,
ainsi que leur propre prétention à la vérité, comme particulières et en
24
Ceci est précisément l’intention de mon God onderbreekt de geschiedenis [n. 6].
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relation à d’autres, peuvent apporter leur contribution à une société
multiculturelle, dans laquelle la différence est importante, et où la
pluralité ne mène pas au relativisme. Le fait que la théologie regagne
alors en plausibilité et en pertinence sociétale est attesté par exemple
par le Conseil scientifique de l’État fédéral allemand; en raison précisément de la pluralisation religieuse et du besoin grandissant d’expertise scientifique, celui-ci a souligné récemment l’importance de la
formation et de la recherche dans la théologie chrétienne, les études
juives et les études islamiques, à côté des sciences des religions25.
La théologie ne gagne donc rien à surfer sur la vague de la position
convictionnelle par-défaut soft-séculariste et soft-pluraliste dans la
société contemporaine. D’une part, celle-ci prétend trop rapidement
et comme allant de soi que l’espace public est neutre sur le plan des
convictions, et que l’identité religieuse et convictionnelle est donc une
affaire privée; elle prétend, d’autre part, que les religions et les
convictions, aussi différentes soient-elles, peuvent finalement être
ramenées à la même religiosité générale. Celui qui ne respecte pas ce
sens commun est un fanatique ou un extrémiste qui perturbe ce
consensus «raisonnable». À l’opposé, la tâche de la théologie consiste
en particulier à interrompre cette autocompréhension autosuffisante
de la société et critiquer les présupposés de la position-par-défaut
soft-séculariste et soft-pluraliste. Alors seulement, l’altérité convictionnelle peut à nouveau avoir droit de cité et marquer la différence
dans l’espace public. Alors seulement, la théologie peut aider à l’évolution d’une société passivement tolérante, où la différence est seulement acceptée tant qu’elle ne fait pas vraiment la différence et ne
brise pas le consensus mou, vers une société activement pluraliste.
Alors seulement, les traditions religieuses et relatives à d’autres
convictions seront en mesure d’opposer une résistance, à partir de
leurs propres ressources, au récit économique hégémonique qui a trop
25
Cf. «Empfehlungen zur Weiterentwicklung von Theologien und religionsbezogenen Wissenschaften an deutschen Hochschulen» – www.wissenschaftsrat.de/
download/archiv/9678-10.pdf, p. 7: «Das wissenschaftliche Feld der Theologien und
religionsbezogenen Wissenschaften sollte angesichts der wachsenden Pluralität religiöser Bekenntnisse in Deutschland und der steigenden Nachfrage nach wissenschaftlicher Expertise zu Fragen der Religion weiterentwickelt werden. Der Wissenschaftsrat empfiehlt bedarfsgerechte Anpassungen der christlichen Theologien, einen Ausbau
der Islamischen Studien sowie eine Stärkung der Judaistik/Jüdischen Studien und der
Religionswissenschaft».
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facilement envahi la place devenue vacante dans l’espace public et
qui réduit le vivre et le vivre ensemble à une pensée de marché.
La théologie peut finalement faire cette différence parce que, dans
son essence la plus profonde, elle est renvoyée à la différence que
Dieu fait dans la création et dans l’histoire, et à la manière dont la
théologie en parle et y réfléchit.
CONCLUSION
En guise de conclusion, je reviens un instant à la «discussion sur
le K» que nous avons achevée l’année dernière à la Katholieke Universiteit Leuven, et au cours de laquelle la marque catholique de l’université a été expressément confirmée26. Dans une perspective de sécularisation, on a d’abord rapidement pensé qu’une université, dans une
société postchrétienne, ne peut être ouverte aux autres que lorsqu’elle
met entre parenthèses ou supprime sa propre identité catholique. Le
sous-entendu est le suivant: «catholique» ne s’accorde pas avec pluraliste, et n’est donc plus de notre époque. Mais est-ce vraiment le
cas? Le véritable pluralisme n’appelle en effet pas moins, mais plus
d’identité – cependant non pas une identité close, mais une identité
ouverte, dialogale. Une université catholique ne sera pas moins catholique parce qu’elle fait bon accueil à la pluralité, mais elle le sera
potentiellement plus, car c’est précisément à partir de sa vision de
l’homme et du monde qu’elle est en mesure d’accueillir la pluralité
comme un enrichissement qui constitue un défi dont chacun, aussi
bien le catholique que le non-catholique, pourra s’enrichir. En effet,
être ouvert à l’altérité et à la pluralité demande «plus», mais aussi
une «autre» identité catholique. Il y a besoin d’une identité qui sait
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Cf. http://www.kuleuven.be/overons/opdrachtverklaring.html: «De KU Leuven
(wat staat voor Katholieke Universiteit Leuven) is een zelfstandige universiteit. Zij
is gesticht in 1425. Zij is ontstaan en gegroeid in de katholieke traditie. Vanuit haar
christelijke mens- en wereldbeeld wil zij een plaats zijn van open discussie over
maatschappelijke, levensbeschouwelijke en ethische thema’s, en een kritisch denkcentrum in en voor de katholieke gemeenschap…». Traduction française: «La KU
Leuven (désignant la Katholieke Universiteit Leuven) est une université autonome.
Elle fut fondée en 1425. Elle est née et a grandi dans la tradition catholique. Partant
de sa vision chrétienne de l’homme et du monde, elle se veut un espace de discussion
ouverte sur des thèmes sociétaux, convictionnels et éthiques, et un centre de réflexion
critique dans et pour la communauté catholique» (Ndtr.).
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THÉOLOGIE, ÉGLISE, UNIVERSITÉ, SOCIÉTÉ
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d’où elle vient et pour quoi elle s’engage, tout en se laissant mettre
au défi et renouveler à partir du dialogue avec les autres. Il s’agit donc
d’une identité qui rappelle, de façon modeste mais convaincue, qu’un
point de vue dialogal chrétien sur le vivre et le vivre ensemble, sur
l’enseignement, la recherche et la prestation de services, fait effectivement une différence pour une université, une Église et une société
aujourd’hui. La théologie est appelée à y contribuer depuis la marge
et le carrefour et donc à interrompre et à être interrompue.
(Traduction: Christophe Herinckx)
B – 3100 Leuven,
St. Michielsstraat, 4.
[email protected]
Lieven BOEVE
Professeur à la Faculté de théologie
et de sciences religieuses
Katholieke Universiteit Leuven
Résumé – La théologie ne paraît plus avoir de rôle évident dans les domaines
auxquels elle appartient depuis longtemps: l’université, l’Église et la société.
Au contraire, elle semble avoir glissé à la marge de ce qui se passe dans ces
trois domaines. Dans cet article, l’auteur soutient la thèse que la théologie
ne peut bien remplir sa tâche aujourd’hui que si elle refuse de s’opposer
à cette marginalisation et accepte de la subir sciemment et volontairement.
La théologie retrouvera sa crédibilité et sa pertinence à partir du moment où
elle prendra intentionnellement sa juste place en partant de la marge, au
carrefour de l’université, de l’Église et de la société. Dans la première partie,
l’auteur expose le changement de la position de la théologie à l’université,
dans l’Église et dans la société, et il développe sa thèse que la théologie
d’aujourd’hui devrait retrouver sa place à partir de la marge et au carrefour
de ces domaines. Dans la deuxième, il montre comment – dans une reprise
nouvelle de l’adage traditionnel philosophia ancilla theologiae – la théologie
peut être aidée dans cette démarche par un dialogue critico-productif avec
les philosophies contemporaines de la différence. Dans la troisième partie,
il illustre comment la théologie, précisément à partir de cette différence,
à la marge et au carrefour, peut dans chacun des domaines mentionnés,
«faire la différence».
Summary – Theology no longer seems to have a self-evident role in the
domains in which it has belonged from of old: the university, the Church,
and society. On the contrary, it appears to have shifted to the margin of what
happens in all three of them. In this contribution the author argues that
theology can only fulfill its task well today if it refuses to fly away from
this marginalization, but undergoes this knowingly and willingly. Theology
will regain its credibility and relevance when it consciously takes its place
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L. BOEVE
starting precisely from the margins at the crossroads of university, Church,
and society. In the first part the author discusses the changed position of
theology in the university, Church, and society, and develops his thesis
that theology today should recover its place from the margins and at the
crossroads of these domains. In the second part he shows how – in a renewed
retrieval of the traditional adage philosophia ancilla theologiae – theology
can be assisted in doing so by a critical-productive dialogue with contemporary philosophies of difference. In the third part he illustrates how theology,
precisely from this difference, can ‘make a difference’ in each of the abovementioned domains, in the margins and at the crossroads.
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