Focus sur Fukushima les chaines de valeur

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Dossier
Quelles leçons tirer
de Fukushima ?
Au-delà des problèmes
nucléaires, la nécessaire prise
en compte des chaînes de valeur
Gérard Pardini
Le XXIème siècle a été inauguré par une série « d’hypercatastrophes » aux conséquences aussi
dramatiques qu’imprévues : le tsunami qui a frappé le sud-est de l’Océan Indien en 2004,
l’Ouragan Katrina qui a ravagé la Nouvelle-Orléans en 2005, et le drame de Fukushima en 2011.
Selon Gérard Pardini, Directeur adjoint de l’INHESJ (Institut National des Hautes Etudes de la
Sécurité et de la Justice), la gravité de ces crises tient à l’existence et à la multiplication
de plate-formes d’interconnexion qui sont autant d’amplificateurs de leurs conséquences. Afin
de limiter les effets domino des crises, l’auteur en appelle à la recherche d’une approche
globale prenant en compte la complexité des chaînes de valeur qui irriguent l’économie
mondiale et qui démultiplient les facteurs de crises et de propagation de celles-ci. À la lumière
de l’épisode de Fukushima dont l’article rappelle les enseignements, Gérard Pardini dresse un
certain nombre de recommandations opérationnelles à destination des acteurs publics comme
privés, recommandations qui s’avèrent cruciales pour la résilience de nos sociétés et de nos
économies.
L
e 21ème siècle est malheureusement déjà
riche en événements entrant dans la
catégorie des « hypercatastrophes ». Le
plus récent, survenu en mars 2011 à Fukushima,
a été engendré par un tremblement de terre classé
parmi les plus puissants connus. Le tsunami qui
s’en est suivi a provoqué la mort de 18 000 individus et l’évacuation de plusieurs centaines de
milliers d‘autres. Il a entrainé une série d’acci-
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dents majeurs dans une centrale nucléaire et a
durablement affecté l’économie japonaise ainsi
que celle de plusieurs autres pays. Quant aux
conséquences sociales et politiques, plus d’un an
après, leur ampleur n’est pas encore totalement
mesurée.
Un tel événement entre dans la catégorie des
chocs mondiaux décrite par l’OCDE1. Elle les
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décrit comme des événements à cinétique rapide
provoquant de graves conséquences et de fortes
perturbations sur au moins deux continents. Il
s’agit là d’une représentation de ce que les travaux de Casti2 laissaient pressentir depuis les années 1970, à savoir que nous serions confrontés
tôt ou tard à des risques inconnus pour lesquels
nous ne disposerions pas ou peu de données.
Les catastrophes de type Fukushima permettent
de tracer une ligne entre risques mondiaux et
risques locaux du fait de l’existence de platesformes d’interconnexion qui favorisent l’accumulation et la propagation des risques. Toute
faiblesse dans la connaissance des interconnexions provoque une sous-estimation du potentiel réel des risques et de mauvaises réponses à
une crise qui surviendrait. L’International Country
Risk Guide (ICRG)3 qualifie ces interconnexions de
« conducteurs sous-jacents » nécessitant un traitement et des stratégies de long terme. Fukushima a confirmé la pertinence de cette approche
en montrant que ces « conducteurs » étaient des
amplificateurs de catastrophes. La démonstration
a été faite qu'une société très préparée aux dangers et aux vulnérabilités reste exposée à des
risques systématiques, leur management étant
une affaire bien plus complexe qu’il n’y paraît4.
Un système peut s’effondrer du fait de la défaillance d’une seule entité. Cet effet domino est
bien connu. Il a été longuement décrit dans les
travaux du Programme de l’OCDE sur l’avenir qui
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s’appuyaient notamment sur les recherches de
Kaufman, Scott et Schwarcz (2008)5.
Un tel constat montre tout l’intérêt de prendre en
compte dans une approche globale l’ensemble des
facteurs associés aux chaînes de valeur qui irriguent l’économie d’un pays et, bien au-delà, l’économie mondiale.
Particularité des risques
liés aux chaînes de
valeur mondiales
L’importance des chaînes de valeur ou d’approvisionnement a été démontrée dans une étude publiée pour la première fois en 20096. Elle a établi
que, pour les 300 entreprises mondiales réalisant
un chiffre d’affaires supérieur à 1 milliard USD,
51 % de la fabrication des composants, 47 % de
l’assemblage final, 46 % du stockage, 43 % des services à la clientèle et 39 % de la mise au point des
produits sont réalisés hors du pays d’origine.
L’ampleur de ces chiffres explique sans besoin de
démonstration complémentaire que toute défaillance sur la chaîne aura des répercussions sérieuses sur les échanges internationaux, mais
aussi dans les économies des pays concernés à un
titre ou un autre au bon fonctionnement de la
chaîne. D’autre part, les risques sont immenses
parce que leurs origines sont multiples : ils peuvent provenir de défaillances internes à l’entre-
Future global schoks, OCDE, juin 2011. L’organisation a ciblé quatre grandes catégories : les pandémies, les crises financières, les cyber-risques et les tempêtes
électromagnétiques. Ils sont mis en perspective en fonction de leurs impacts sur trois systèmes essentiels pour la sécurité et la prospérité de l’État : la santé publique,
le secteur financier et le secteur des infrastructures critiques incluant télécommunications et énergie.
John Casti; Complexification. Explaining a Paradoxical World through the Science of Surprise, New-York: HarperCollins, 1994 et Patterns of Social Unrest, Complexity, Conflict
and Catastrophe; Album, Der Standard; 2011.
Travaux de l’ICRG (International Country Risk Guide). Les points de basculement identifiés permettent de traiter les situations à risques. Ces points sont des conducteurs,
ou « drivers », identifiés comme une caractéristique de la société, de l’économie ou de l’environnement. Leurs effets provoquent des changements sur d’autres caractéristiques
d’un système.
Il est intéressant de remarquer que ce sont des économistes et des banquiers qui se sont les premiers intéressés aux risques systémiques. L’approche retenue par l’OCDE a
élargi la réflexion aux risques sociétaux et a listé toute une série de risques liés aux infrastructures et aux chaînes d’approvisionnement mondiales en montrant l’importance
des nœuds de réseaux, hubs et plates-formes multimodales en tout genre. Si l’on ajoute à cela que les infrastructures critiques sont dépendantes des réseaux d’énergie et de
télécommunications, il est facile d’imaginer que la défaillance de plusieurs systèmes est possible et peut entrainer des vulnérabilités allant jusqu’à un effondrement sociétal.
Travaux sur les « Futurs chocs mondiaux », op cit, OCDE, 2011. George Kaufman, Kenneth E. Scott (2003),“What is Systemic Risk, and Do Bank Regulators Retard or Contribute
to It?, Independent Review, Winter. Schwarcz, (2008), “Systemic Risk”, 97 Georgetown Law Review, n° 193. Tous ces travaux montrent qu’un choc originel va entraîner de fortes
défaillances en chaîne dans la plus grande partie ou la totalité du système par voie de contagion avec des effets amplificateurs puis des chocs de second niveau dits
“consécutifs” qui vont à leur tour générer des effets secondaires.
In Indicateurs de la mondialisation économique, publication annuelle OCDE.
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prise, de défaillances externes à l’entreprise, mais
internes à la chaîne, de défaillances totalement
externes aux entreprises et à la chaîne (typiquement un phénomène naturel) ou bien encore de
plusieurs de ces catégories7.
Le choix économique de fonctionner en flux tendu
pour limiter l’immobilisation des moyens financiers aboutit au fait que tout choc sur la demande
va bousculer l’intégralité de la chaîne d’approvisionnement en amont.
Le cas du séisme
du 11 mars 2011 au Japon
Les conséquences du séisme sont connues : tout
d’abord un tsunami, puis une catastrophe nucléaire dans une centrale de production électrique
noyée par la vague et rendue de ce fait incapable
de refroidir les réacteurs. Les dommages humains, économiques et écologiques sont considérables. Les infrastructures publiques et privées
subissent de tels dommages que la production
économique est désorganisée sur une longue période au Japon et dans les pays dépendant du
Japon dans la fourniture de composants et de
pièces détachées.
La production automobile en Grande-Bretagne,
totalement dépendante du Japon pour les chaînes
de production appartenant à Honda et Nissan sera
significativement réduite pendant des mois8. Il
faudra cette catastrophe pour s’apercevoir aussi
que plusieurs industriels à travers le monde n’ont
pas respecté la règle généralement applicable
pour les composants critiques qui veut qu’au
moins deux fournisseurs soient utilisés. Ainsi,
dans le domaine des composants électroniques,
la part du Japon dans l’offre mondiale est en
moyenne de 24 à 25 % et peut monter à presque
60 % pour les capteurs d’image9.
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Le graphique 1 montre l’importance du Japon
dans la production de biens intermédiaires et notamment dans les secteurs de l’électronique, les
véhicules à moteur et la sidérurgie ainsi que les
rapports de dépendance par pays. Fukushima, à
ce titre, a provoqué plus d’effets en cascade dans
la zone Asie-Amérique qu’en Europe. On notera
ainsi qu’un pays comme la Thaïlande est dépendant à plus de 70 % des importations électroniques japonaises. Il abritait de surcroît une part
non négligeable des industriels japonais qui
considéraient la Thaïlande comme une base de
repli. Les inondations catastrophiques qui ont
frappé la Thaïlande quelques semaines après
Fukushima sont venues aggraver l’effet domino
alors que nul n’imaginait un pareil scénario.
Quelles conséquences
pour les entreprises et
les États ?
Les entreprises ont réagi en changeant de fournisseurs au prix d’un renchérissement de leurs
achats et de délais rallongés et en réduisant les
volumes de production quand cela s’est avéré
possible. L’analyse réalisée tout au long de l’année 2011 par les experts d’IHSiSuppli a révélé
l’importance de la corrélation entre les perturbations rencontrées sur la chaîne de production et
l’épicentre de la catastrophe. Selon la proximité
des entreprises avec le point initial du sinistre, les
délais sont allés de deux semaines à plus de six
mois. Ce constat peut sembler évident, mais il est
annonciateur d’une prise en compte de ce facteur
dans les plans de continuité d’activité. Or, pour
l’instant, les priorités des entreprises ne sont pas
tournées dans cette direction si l’on en croit les
données du graphique 2.
On se reportera sur ces aspects aux travaux de Martin Christopher et Helen Peck de la Cranfield School of Management sur les types de risques liés aux chaînes d’approvisionnement et à la classification des risques associée. Building the resilient supply chain, International Journal of Logistics Management, Vol. 15, No. 2, pp1-13, 2004.
Par exemple, la production de la Prius Hybride de Toyota sera totalement stoppée, car les composants nécessaires à sa fabrication n’étaient produits qu’au Japon.
Source : IHSiSuppli.
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Part de marché des exportations japonaises de produits
intermédiaires dans différents secteurs, 2009
Dépendance des différents pays à l’égard des importations
de produits intermédiaires en provenance du Japon
Graphique 1 :
Base de données de l’OCDE sur le commerce bilatéral, par utilisation finale (2011)
Graphique 2 :
Priorités formulées au sein des entreprises. Source : McKinsey & Compagnie (2011)
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Les évolutions à venir s’orientent dans quatre
directions principales :
• Disposer de stocks de composants et de fournitures critiques plus importants ;
• Redistribuer géographiquement les installations
industrielles ;
• Identifier et référencer des fournisseurs de petite
taille et de second rang ;
• Réduire la longueur et la complexité des chaînes
de valeur10.
Les arbitrages coûts / efficacité apparaissent désormais insuffisants. Ils doivent être combinés
avec le paramètre de la sécurité pour être pertinents mais à la condition de prendre en compte
une vision très large de la sécurité. Une telle vision doit, de notre point de vue, inclure une politique de diversification des risques et la mise en
œuvre d’organisations fiabilisées grâce à des processus de redondance.
Pour les États, l’analyse de la catastrophe de Fukushima devrait produire des conséquences allant bien au-delà de la mise en place d’un
programme de sureté nucléaire renforcé. La question des stocks stratégiques doit par exemple dépasser la question énergétique. Dans une
approche de type « sécurité nationale », il devient
indispensable de traiter l’ensemble des secteurs
économiques considérés comme stratégiques et,
selon le degré de criticité, inciter ou imposer des
stocks minimums comme cela existe pour les
produits pétroliers. Il est permis de réfléchir à
l’idée de faire figurer dans des directives nationales de sécurité l’obligation de disposer de
plusieurs fournisseurs.
Se pose également la question de l’information
pertinente sur la connaissance de la réalité des
chaînes de valeur. Il n’est pas certain que nous
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connaissions exactement la position de notre
pays dans les chaînes de production qui irriguent
l’économie nationale. L’approche de type « cartographie industrielle » semble insuffisante ;
compte tenu des interactions entre les réseaux
constituant une chaîne, la connaissance d’informations commerciales apparaît cruciale. L’ampleur des connaissances à maîtriser milite
également pour une plus grande coopération internationale sur la connaissance des interconnexions mondiales et l’identification des points
de vulnérabilité des grands systèmes productifs.
Les données recueillies doivent pouvoir être comparées aux coûts directs et indirects des hypercatastrophes pour apprécier l’opportunité de
débloquer des moyens financiers dédiés au traitement des vulnérabilités qui seraient identifiées.
Le traitement approprié des
risques systémiques implique des
gouvernants qu’ils soient capables
de concevoir et promouvoir des
réglementations adaptées, une
bonne planification nationale qui
agira comme un premier niveau
d’alerte et de réponse.
Nous touchons à ce stade aux questions de gouvernance des États et des entreprises, car sans garantie d’un bon niveau de compréhension de ces
problèmes il est vain de pouvoir imaginer qu’ils
puissent être correctement traités. Le traitement
de tels risques nécessite donc des efforts de formation et de sensibilisation tant des acteurs publics que privés, que ce soit à l’échelle des PME,
des grands groupes, ou du personnel politique et
administratif. Le traitement approprié des risques
systémiques implique des gouvernants qu’ils
soient capables de concevoir et promouvoir des
Depuis 2011, environ 25 % des prestataires de logistiques ont constaté que leurs clients industriels avaient notablement raccourci leurs chaînes d’approvisionnement.
Travaux de Pankaj Ghemawat (2011). World 3.0: Global Prosperity and how to Achieve it, Harvard Business Press Books, Boston 2011.
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réglementations adaptées, une bonne planification nationale qui agira comme un premier niveau d’alerte et de réponse. La planification
n’empêchera pas la survenance de l’hyperévénement par essence non linéaire – il surgira sans
prévenir –, mais limitera très certainement l’effet
domino. La dernière avancée concernerait l’érection d’un dispositif amortisseur créé à partir de
réserves stratégiques, y compris monétaires, pour
faire face à une reconstruction massive.
Les défis sont de taille, surtout dans un contexte
mondial de crise économique et budgétaire. Paradoxalement, ces circonstances particulières
peuvent être un facteur de forte incitation à traiter globalement les interactions entre crise et
chaînes de valeur. Ne pas le faire nous priverait
d’un potentiel immense de mobilisation des énergies autour d’un objectif rassembleur : sauver
notre mode de vie associant liberté et création de
valeurs. À chaque fois qu’une société a tenté un
autre modèle, une crise d’effondrement est survenue. n
Gérard Pardini,
Directeur adjoint de l’INHESJ
Cet article est une réflexion personnelle de son auteur et
ne saurait être interprété comme une position officielle
ou officieuse de l’Institut ou des services de l’État.
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