5 Rossini romantique

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Rossini romantique
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ans une lettre à sa mère du 8 octobre 1819, Rossini lui annonce qu’il a terminé
son opéra qui porte le titre de La donna del lago : « il sogetto è un po romantico ma mi
pare d’effeto. Speriamo in Dio che andera bene »1. Cette lettre, en ces quelques mots,
mérite de retenir l’attention : en quoi le sujet de La donna del lago peut-il apparaître, en
1819, en Italie, comme « romantique », et qu’est-ce que, à cette date et en ce pays, on
conçoit sous le terme ? On se demandera ensuite pourquoi Rossini va être adopté avec
enthousiasme par les romantiques français, et comment La donna del lago peut apparaître
comme pionnière plus de dix ans avant la bataille d’Hernani.
UN SUJET « ROMANTIQUE »
On notera d’abord que Rossini nuance son propos : « un po », et qu’il semble comme
s’excuser en faisant valoir que cela produira de l’effet et sera un gage de succès. Quoiqu’il
s’agisse là de faits bien connus, il n’est peut-être pas inutile de rappeler, pour comprendre
la prudence du propos de Rossini, que le romantisme italien est fortement lié au
mouvement d’indépendance à l’endroit des tyrannies monarchiques, que le librettiste
Tottola a été impliqué dans l’aventure de la République parthénopéenne, fondée par la
Révolution française, qu’il était l’ami du patriote Luigi Serio, même si finalement il obtint
les faveurs de la cour des Bourbons2. Le romantisme italien est lié à cette volonté de
libération, tandis qu’à cette date le romantisme français se trouve, en partie à cause de
Chateaubriand, et aussi chez le premier Hugo, monarchiste. Dès 1816, et surtout à Milan,
le romantisme italien, en particulier avec la Lettre à M. de C… de Manzoni (publiée à Paris
et en français), s’affirme comme révolutionnaire ; c’est peut-être pourquoi Rossini rassure
sa mère d’un « un po », mais c’est pourquoi aussi Stendhal, « milanese » et hostile au retour
de la monarchie en France, est un défenseur précoce du romantisme, comme de Rossini.
Le sujet de La donna del lago est bien « romantique » en s’inspirant d’un poème narratif
de Walter Scott3, mais d’un Walter Scott première manière ; voilà qui amène à réfléchir
sur le romantisme européen, ses différences, ses décalages chronologiques, tous ces
phénomènes qui font l’intérêt d’études sur la littérature européenne. En effet, l’année
même où Rossini écrit La donna del lago, 1819, marque un tournant dans la production de
Walter Scott avec Ivanhoé dont le romancier situe l’action non plus en Ecosse, mais en
Angleterre, et non plus au Moyen Age, mais dans une période plus récente. Et là encore
Stendhal est révélateur, quand dans Les Souvenirs d’égotisme, il se refuse à décrire le salon de
Tracy, ne voulant pas faire une description à la Walter Scott. Ce n’est pas au Walter Scott
des Highlands qu’il songe, mais à celui qui s’oriente vers le réalisme. Le livret de Tottola,
1
Lettere e documenti, a cura di Bruno Cagli e Sergio Ragni, Fondation Rossini, Pesaro, t. I, 1792-1822, 1992, p. 254.
Le père de Rossini, Giuseppe, fut « emprisonné de 1799 à 1800, pour avoir embrassé les idéaux de la Révolution
française » (cf. G. Denizeau, Rossini, Bleu nuit éd., 2009, p.15).
3 Voir P. Degott, « Walter Scott et l’opéra », La donna del lago, Avant-Scène Opéra, n° 255, p. 64 sq.
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quant à lui, se situe résolument dans la trace de ce premier Walter Scott, puisqu’il se situe
en Ecosse, plus tout à fait au Moyen Age, mais au XVIe siècle.
L’aspect politique n’en est pas absent, puisque les Highlanders combattent le roi James.
L’acte I se termine par l’arrivée des troupes ennemies qu’on verra à l’acte II, la mort de
Rodrigo, le chef des Highlanders. Tout s’arrange cependant avec cette facilité merveilleuse
du monde opératique, puisque Elena est reçue par le roi qu’elle avait d’abord rencontré
déguisé en Uberto et qui, malgré son amour, ne fait pas d’obstacle à son mariage avec
Malcolm. Le livret n’était qu’ « un peu », très peu politique.
La donna del lago est bien caractéristique de cette vague de romantisme qui affectionne
les paysages nordiques, et en particulier l’Ecosse, ses châteaux, ses paysages mystérieux,
ses orages ossianiques. Rossini, en 1819, devance cependant très nettement la vogue de
Walter Scott qui envahit l’opéra autour de 1830 (Lucia di Lammermoor de Donizetti est de
1835) et rompt ainsi avec l’opera seria antique (l’échec d’Ermione a probablement été
déterminant). Il y a longtemps que la stérilité des sujets empruntés au monde grécoromain avait été dénoncée. Mais en France, la révolution romantique n’était pas encore
accomplie au théâtre, même si – Jean Mongrédien l’a bien montré – les premières années
du XIXe siècle voient sur la scène française, à côté de l’abondance de sujets antiques,
apparaître aussi un renouvellement, avec, dès 1804, Ossian, ou les Bardes de Lesueur, qui
« vient d’être nommé maître de chapelle des Tuileries par Napoléon »4. Par bien des
aspects, l’opéra est plus libre dans ses formes que la tragédie parlée, et peut s’affranchir
plus tôt du modèle gréco-romain, d’autant que, même si l’on s’efforçait de trouver dans
les chœurs des tragédies antiques des ancêtres de l’opéra, on n’avait pas d’œuvres
opératiques grecques comparables aux tragédies de Sophocle ou d’Euripide.
La vogue de Scott est liée au renouvellement du style descriptif. On n’évoquera pas ici
l’histoire bien connue du mot « romantique », depuis les rives du lac de Bienne chères à
Rousseau, sinon pour rappeler qu’avant 1819 en France, le romantisme n’est pas une
école, mais un genre, admiré par certains, honni par d’autres, et que ce genre est
essentiellement descriptif. Le Dictionnaire de l’Académie en 1798 définissait ainsi le mot
romantique : « se dit ordinairement des lieux, des paysages qui rappellent à l’imagination
les descriptions des poèmes et des romans ». D’où la question : comment décrire à
l’opéra ? Le décor prend en charge très largement ce que le roman doit décrire par des
mots ; cependant les mots ne sont pas abolis, puisque c’est le livret qui va suggérer les
éléments du décor. En quoi le livret de Tottola est-il porteur de ces éléments descriptifs ?
Rochers escarpés (acte I, scène 3) ; « vaste plaine », « hautes montagnes » (I, 9) ; grotte
(II, 3). Mais l’essentiel reste la musique qui, plus encore que le décor, crée cet « effet »
romantique dont parle Rossini. Comment la musique peut-elle décrire ? Question posée
de façon répétitive dans le dernières années du XVIIIe siècle et pendant les débuts du
romantisme, posée dans des termes qui souvent nous semblent surannés, dans la mesure
où les théoriciens lient la question de la description en musique à celle de l’imitation qui
est de moins en moins adéquate dans ces années où l’on passe d’une esthétique de
l’imitation de la nature, à une esthétique de la subjectivité. Mais déjà Diderot, pionnier en
tout, l’avait dit : la musique ne doit pas peindre l’orage, mais les sentiments de l’homme
pris dans un orage. L’instrumentation semble alors un élément essentiel pour créer cet
état d’âme des personnages pris dans ces paysages écossais, et Rossini utilise fort
habilement les cors et les harpes, instruments dont les possibilités descriptives sont alors
4
J. Mongrédien, La Musique en France des Lumières au Romantisme, Flammarion, 1986, p. 73.
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fortement ressenties. La harpe, même si celle de l’orchestre est bien différente de la harpe
ossianique, l’évoque cependant, et les cors peuvent suggérer une distance, un éloignement
et par conséquent créer un espace. Les rythmes aussi ont un effet descriptif, d’où
l’utilisation de rythmes qui sont perçus comme étant écossais.
La passion est le sujet même de tout opéra, on ne saurait en faire une caractéristique du
romantisme, si elle ne s’accompagnait dans La donna del lago d’une mélancolie, liée au
paysage écossais, liée aussi à la thématique du lac si sensible dans le premier romantisme,
aussi bien chez Senancour que chez Chateaubriand5 et Lamartine, mélancolie qui peut
atteindre des moments particulièrement poignants, comme en témoigne cette impression
ressentie par l’écrivain italien peut-être le plus typiquement atteint de mélancolie
romantique jusqu’au désespoir, Leopardi, lorsque après avoir assisté à une représentation
de La donna del lago à Rome au Théâtre Argentina, il s’écrie : « exécutée par des voix
surprenantes, voilà une chose prodigieuse ; je pourrais presque en pleurer si le don des
larmes ne m’avait été enlevé »6.
Un autre élément enfin contribue au romantisme de l’œuvre : l’exaltation du courage
des guerriers nordiques, qui se traduit dans la musique par la force des chœurs ; ainsi à la
scène 6 du premier acte, où la didascalie réunit bien ces éléments caractéristiques du
romantisme : montagne, lac, guerriers7. D’où le très beau chœur des guerriers qu’écrit
Rossini. Les Bardes font partie de ce folklore nordique et breton ; là encore le livret de
Tottola suggère une mise en scène dont la musique de Rossini tire le meilleur parti : « Un
capitaine apporte et élève bien haut un grand bouclier qui appartient au célèbre Tremmor,
selon la tradition des anciens Bretons. Rodrigo frappe dessus avec une lance par trois fois.
Tous les guerriers lui répondent en chœur, en battant la hampe sur leurs boucliers » (I, 7).
Les chœurs antiques, même si Gluck leur a redonné de la substance, semblent aux
générations romantiques ne pas pouvoir atteindre cette vigueur venue du Nord, cette
énergie barbare que déjà Diderot appelait de ses vœux pour renouveler la poésie et l’art de
son temps.
LE ROSSINI DE BALZAC
Rossini apparaît donc à juste titre comme romantique à un Stendhal, à un Balzac. Et
même comme un pionnier du romantisme, puisque l’essentiel de son œuvre est antérieure
à 1830 (le demi-échec de Guillaume Tell en 1829 provoquant son retrait)8. Or dans cette
période où se situe la prodigieuse production de Rossini, le romantisme français, pour ce
qui est de la scène, est plus le fait de textes théoriques que d’œuvres convaincantes.
Benjamin Constant (Réflexions sur la tragédie de Wallenstein, 1809), Stendhal (Racine et
Shakespeare, 1823/1825) en appellent à une réforme du théâtre alors qu’en ce début de
XIXe siècle, les tragédies de Viennet, d’Etienne de Jouy, de Pichat (Leonidas) et de Soumet
(Cléopâtre) ne parviennent pas à sortir d’un néo-classicisme désuet. Le Théâtre de Clara
Gazul (1825) n’est guère jouable ; ce n’est que vers 1829-1830, au moment où s’arrête la
production dramatique de Rossini, que le théâtre romantique français prend son essor,
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Voir l’épisode des Martyrs, où justement Valleda apparaît sur un lac, par temps d’orage.
Cité par P. Kaminski, Mille et un opéras, Paris, Fayard, 2003, p. 1352.
7 « Une vaste plaine, entourée de hautes montagnes, on voit au loin une autre partie du lac. Rodrigo s’avance au
milieu des guerriers du clan, qui l’accueillent en liesse »
8 La première en France de La donna del lago date de 1824.
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essor d’assez brève durée puisque dès 1843, les Burgraves tombent, tandis que triomphe la
Lucrèce de Ponsard. Et l’on peut trouver un peu excessif, mais pas absolument dénué de
fondement le propos de Gaëtan Picon pour qui seul Lorenzaccio trouve grâce et qui
dénonce l’« avortement » du théâtre romantique français par défaut ou par excès9. Sans
vouloir nous risquer ici à des jugements sur la qualité des œuvres dramatiques
romantiques en France, restons-en à des éléments purement objectifs, l’examen des
dates : le théâtre romantique français prend son essor lorsque Rossini renonce à l’opéra.
Le romantisme cependant avait pu davantage s’infiltrer sur la scène de l’opéra, comme
l’a bien montré Jean Mongrédien, non seulement par le choix des thèmes et par ce
renouvellement des sources d’inspiration évoqué plus haut, mais par la forme elle-même,
l’opéra n’ayant jamais été soumis aux règles des trois unités, si paralysantes pour le théâtre
parlé, et si fortement condamnées par les théoriciens romantiques. L’opéra aussi admet le
mélange des genres, du moins à partir du moment où triomphe l’opéra-comique, et où
s’instaure le drame ; on citera encore Lesueur et sa Caverne (1793), inspirée par le Gil Blas
de Lesage, où la situation dramatique des prisonniers et des bandits n’exclut pas des
éléments comiques.
Rossini romantique ? Certainement, si l’on regarde l’ensemble de son œuvre et pas
seulement le séduisant Barbier. Il est cependant assez curieux de voir comment ce Rossini
romantique se heurte à des réticences. En son temps, on lui a parfois préféré Meyerbeer
et Robert le Diable (1831). De nos jours, on préférera le romantisme d’un Bellini, et on
s’étonne de voir un ouvrage qui a fait autorité, l’Histoire de la musique de Roland de Candé,
affirmer sans complexe : « Rossini n’est pas un romantique »10 ; ce musicologue voit en
Rossini essentiellement « l’héritier de Piccini, Paisiello, Cimarosa, Fioravanti », et ne
retient que deux chefs d’œuvre : Le Barbier et La Cenerentola11.
Pourtant nos écrivains romantiques ne s’y sont pas trompés12, et j’en prendrai comme
témoin non pas Stendhal13, mais Balzac14. Notons au passage que Roland de Candé les
renvoie tous deux dos à dos comme « peu compétents »15. La présence de Rossini dans
l’œuvre de Balzac est impressionnante, et pas seulement dans les nouvelles musicales
Massimila Doni et Gambara. On remarque aussi que les œuvres citées ne se limitent pas au
Barbier, mais que Balzac se réfère volontiers à des œuvres qui justement nous semblent
davantage répondre aux canons du drame romantique : Guillaume Tell ou Mosè. Très
caractéristique, la constellation typiquement romantique que l’on trouve dans La
Rabouilleuse, lorsque Balzac écrit : « Il aimait, lui, le beau idéal en tout ; il aimait la poésie
de Byron, la peinture de Géricault, la musique de Rossini, les romans de Walter Scott »16.
Byron, Géricault, Walter Scott : on ne peut rêver compagnie plus romantique pour
Rossini.
9
Cf. Histoire des Littératures, Gallimard, Pléiade, t. III., « Le théâtre romantique ».
Seuil, t. II, p. 89. Voir aussi l’épisode de la rencontre avec Beethoven qui aurait conseillé à Rossini de s’en tenir à
l’opera buffa ; mais cette anecdote n’est pas certaine.
11 Ibid., p. 88.
12 Chantal Cazaux, au contraire, n’hésite pas à parler à propos de La donna del lago du « premier opéra romantique » et
écrit : « le poème épique de Walter Scott, empreint d’une atmosphère ossianique mêlant les éléments naturels et la
bravoure guerrière, posait les bases d’un romantisme nord-européen qui allait innerver l’opéra italien » (Avant-Scène
Opéra, n° 255, p. 8).
13 Cf. l’article de Suzel Esquier dans ces mêmes actes.
14 On pourrait, évidemment, évoquer aussi bien d’autres écrivains romantiques admirateurs de Rossini, ainsi Lord
Byron qui fait son éloge dans Don Juan.
15 Op. cit., p. 89.
16 Ed. Bouteron, Pléiade, 1951 et sq., t. III, p. 902.
10
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Rossini est romantique par l’effet qu’il produit sur l’âme des auditeurs : purification et
exaltation. Lorsque Balzac veut évoquer une conversation où l’épanchement va vers
l’essentiel, il écrit dans Honorine : « il n ’y eut rien de vulgaire ni d’oiseux dans cette
causerie que je comparerais volontiers comme effet sur l’âme, à la musique de Rossini »17.
La musique de Rossini révèle le plus profond de l’âme. Ainsi dans Le Bal de Sceaux : « ils
chantèrent les duos les plus passionnés en se servant de notes trouvées par Pergolèse ou
par Rossini, comme de truchements fidèles pour exprimer leurs secrets »18. Louise de
Macumer comprend l’amour à travers la musique de Rossini : « Je viens d’entendre, l’âme
épanouie par les plaisirs permis d’un heureux mariage, la céleste musique de Rossini que
j’avais entendue l’âme inquiète, tourmentée à mon insu par les curiosités de l’amour »19.
Polysémie inépuisable de la musique qui révèle ce qui d’abord n’était que pressenti à une
première audition.
Rossini fascine comme une représentation du génie créateur dans sa souveraine facilité.
Dans Béatrix, Conti a de l’esprit : « sans Meyerbeer et Rossini, peut-être eût-il passé pour
un homme de génie »20. Mais Rossini et Meyerbeer sont là, réunis malgré leur rivalité,
dans une même représentation du génie créateur, auprès duquel le meilleur exécutant est
de peu d’importance : Conti « préfère être homme de génie comme Rossini à être un
exécutant de la force de Rubini »21. La production de Rossini fascine Balzac par sa
fécondité, ainsi cette comparaison dans La Muse du département : « Les hommes d’élite
maintiennent leur cerveau dans les conditions de la production, comme jadis un preux
avait ses armes toujours en état. Ils domptent la paresse, ils refusent les plaisirs innervants
ou n’y cèdent qu’avec une mesure indiquée par l’étendue de leurs facultés. Ainsi
s’expliquent Scribe, Rossini, Walter Scott, Cuvier, Voltaire, Newton »22. On voit comment
Balzac répond, en connaisseur, à la légende de la paresse de Rossini. Dans Les Illusions
perdues, Fulgence Ridal est « paresseux et fécond comme Rossini »23. Pourtant la fécondité
de Rossini prouve une faculté supérieure qui lui permet de limiter sa paresse et sa non
moins légendaire gourmandise au point où sa fécondité en souffrirait24.
Cependant le brusque arrêt de la production de Rossini reste une énigme que Balzac,
fécond jusqu’à la mort, interroge, peut-être avec une certaine appréhension : je verrais
volontiers une traduction de cette interrogation et de cette appréhension dans la création
de ce personnage de Gambara en proie à l’écriture d’un Mahomet, où l’on a vu avec raison
un pendant du Mosè de Rossini, analysé dans Massimila Doni. Avec Gambara, Balzac
créerait un Rossini plus romantique que nature, connaissant les affres de la création que
Rossini n’a peut-être pas éprouvées.
On simplifierait de façon abusive le contenu de Massimila Doni et de Gambara à vouloir
lire dans ces deux nouvelles profondément liées par leurs dates de composition et par
leurs thématiques, une sorte de symétrie : Gambara rendant hommage à Meyerbeer,
Massimila à Rossini, comme si Balzac voulait se montrer équitable dans le débat qui alors
oppose musique allemande et musique italienne, en rendant successivement hommage à
17
Ibid., t. II, p. 268.
Ibid., t .I , p. 110.
19 Ibid., t. I, p. 236.
20 Ibid., t. II, p. 398.
21 Ibid., t. II, p. 400.
22 Ibid., t. IV, p. 177.
23 Ibid., t. IV, p. 653.
24 Sans vouloir faire ici un relevé systématique de toutes les références à Rossini que contient l’œuvre de Balzac, on
se référera encore à Albert Savarus.
18
5
l’une et à l’autre. Dans Gambara, en effet, l’antithèse entre les deux musiques s’exprime
d’abord par une conversation entre deux personnages, le comte et Gambara ; ils
reprennent des arguments usés dans les discussions qui font rage, et qui, à bien des
égards, prolongent et reprennent les vieux débats entre musique française et musique
italienne de l’époque des Lumières, la musique allemande, dans ces débats qui nous
semblent un peu vains, étant chargée des qualités et des défauts attribués jadis à
Rameau : trop de science, trop d’harmonie. Cependant l’argumentation qui oppose le
comte et Gambara, par delà la rivalité amoureuse, est plus subtile. Au départ, comme on
pouvait s’y attendre, le comte défend la musique allemande, et Gambara, italien lui-même,
la musique italienne. Le comte croit écraser Rossini, en faisant appel à
Beethoven : « Comparez, dit-il, les productions sublimes de l’auteur dont je viens de
parler, avec ce qu’on est convenu d’appeler musique italienne : quelle inertie de pensées,
quelle lâcheté de style »25 A quoi se mêle un préjugé de classe : le comte considère que la
vogue de Rossini est le fait du vulgum pecus : « les compositions de Rossini […] me
semblent dignes tout au plus d’amasser dans les rues le peuple autour d’un orgue de
Barbarie »26. Cependant le narrateur souligne qu’il s’agit là d’une joute assez artificielle.
« Andrea oublia pour un moment toutes ses sympathies ; il se prit à battre la réputation
européenne de Rossini, et fit à l’école italienne ce procès qu’elle gagne chaque soir depuis
trente ans sur plus de cent théâtres en Europe. »27 La réponse de Gambara brouille
habilement le débat, en mêlant le nom de Rossini à ceux des musiciens allemands, comme
ayant tous contribués à perfectionner l’harmonie : « on a créé l’harmonie, à laquelle nous
avons dû Haydn, Mozart, Beethoven et Rossini. »28 Lorsque le comte convie Gambara à
assister à une représentation de Robert le diable, c’est le musicien italien qui, en faisant
l’analyse détaillée de l’œuvre, va devenir le défenseur de Meyerbeer, le rapprochant même
de Don Giovanni.
Triomphe de Meyerbeer sur Rossini ? Pour cette discussion qui oppose de façon
rhétorique Pro et Contra, c’est alors le comte qui va critiquer Meyerbeer, opérant ainsi un
renversement des rôles : absurdité du livret, déséquilibre de l’œuvre : « dans la partition de
l’auteur allemand les démons chantent mieux que les saints ». Andrea se fait alors le
défenseur de la mélodie, aux dépens de Meyebeer : « La mélodie, ce fil d’or qui ne doit
jamais se rompre dans une composition si vaste, disparaît souvent dans l’œuvre de
Meyerbeer. »29 L’éloge de Meyerbeer est donc mitigé. Gambara ne l’a apprécié que parce
qu’il était ivre. Revenu à une lucidité qui lui est funeste, il ne considère plus Robert le Diable
que comme « un misérable opéra » ; « c’est toujours de la musique faite par les moyens
ordinaires, c’est toujours des montagnes de notes entassées », des « phrases hachées »,
empruntées à d’autres musiciens30. Au contraire, l’éloge de Rossini dans Massimila Doni
sera sans restriction. L’équilibre entre les deux nouvelles n’est qu’apparent, et au total
Rosini l’emporte. Mais quel Rossini ? Non pas le Rossini heureux de l’opéra bouffe, le
Rossini assez proche du classicisme du Barbier, mais un Rossini tragique, le Rossini de
l’opera seria, pionnier du drame romantique.
25
G.F., 1981, p. 93. Mais on n’oubliera pas que Rossini avait été surnommé par les italiens « il tedeschino », et qu’il était
un fervent des Saisons de Haydn.
26 Ibid. ; ce qui peut faire écho à des caricatures de l’époque, représentant Rossini avec un orgue de barbarie.
27 Ibid.
28 Ibid., p. 97.
29 Ibid., p. 120-121.
30 Ibid., p. 134.
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Alors apparaît en filigrane, une assimilation de Rossini et de Gambara, tous deux
italiens, mais qui semblent aux antipodes : Rossini, le musicien à grand succès, riche et
gourmet, alors que Gambara est obscur, ignoré, meurt de faim. Certes, mais lorsque
Balzac écrit Gambara, Rossini n’écrit plus d’opéra ; et ce brusque arrêt d’une production
jusque là si abondante a pu inquiéter Balzac qui dans cette nouvelle s’interroge sur les
paradoxes de la création artistique. Le silence de Rossini derrière la folie de Gambara ? J’y
verrais un fugitif indice dans ce passage où un dilettante prend pour le Mahomet II de
Rossini, ce qui est, en fait, le Mahomet de Gambara : « le dilettante disait alors à la femme
qui l’accompagnait : - Quel dommage que l’on ne veuille pas nous donner aux Italiens les
opéras de Rossini que nous ne connaissons pas. »31 Gambara, plus qu’un éloge de
Meyerbeer, ne serait-il pas celui d’un Rossini inconnu ?
Balzac à la recherche d’un autre Rossini ? C’est peut-être aussi ce qui apparaît dans
Massimila Doni, derrière les mésaventures de Genovese – et là encore on pourra trouver
étrange qu’un musicien qui pour est le symbole de la facilité et de la création heureuse,
figure de façon privilégiée dans deux œuvres où s’expriment les affres de la composition
et de l’interprétation. Genovese obtient un triomphe total avec le Barbier32. Il est sifflé
dans Mosè. L’explication, c’est que dans le Barbier il a chanté sans la Tinti, dont la présence
le trouble dans Mosè. En quoi on a vu une reprise du Paradoxe du Comédien, et
l’impossibilité pour l’acteur amoureux de chanter l’amour s’il a pour partenaire l’objet de
sa passion. Mais du même coup s’opposent deux aspects de l’œuvre de Rossini : le Barbier,
un Rossini charmant, charmeur, mais un peu facile, qu’annonce aussi l’évocation : « En ce
moment, une femme de chambre entra folâtrement en chantonnant un air du Barbier de
Séville »33. D’autre part, le Rossini de Mosè qui a une autre portée, et c’est cette œuvre qui
va être longuement analysée, et dont la comtesse donne une analyse essentiellement
politique, le Rossini de Sémiramide34, évoqué également par Balzac, le Rossini de notre
Donna del lago qui n’est pas expressément cité dans Massimila, mais qui appartient au même
versant tragique, où s’exprime la violence de la passion amoureuse et la passion non
moins violente pour la liberté politique. Ce Rossini-là, plus que celui du Barbier répond à
deux exigences du romantisme, être « un art nouveau inconnu aux générations passées »,
« moderne », ouvrant les portes de l’infini 35.
A en croire la lettre à Schlesinger du 29 mai 1837, l’analyse de Mosè serait née d’une
conversation avec George Sand qui lui aurait dit : « Vous devriez écrire ce que vous venez
de dire ». Quelle que soit la date exacte où l’on puisse situer cette anecdote cette
anecdote36, ce qui semble indiscutable, c’est une circulation des thèmes entre les deux
écrivains ; les Lettres d’un voyageur paraissent dans la Revue des deux Mondes entre 1834 et
1836 et sont certainement pour beaucoup dans la genèse des deux nouvelles musicales de
Balzac, tandis que Massimila peut très bien avoir été une incitation à écrire Consuelo qui
d’abord n’était qu’une nouvelle vénitienne.
31
Ibid., p. 137. Mahomet II avait été représenté en 1820, puis repris en 1826, sous le titre Le Siège de Corinthe.
Ibid., p. 186.
33 Ibid., p. 168-169.
34 Cf. p. 172, p. 233.
35 Ibid., p. 204.
36 Voir Th. Bodin, « George Sand et les romans musicaux de Balzac », Mon cher George. Balzac et Sand. Histoire d’une
amitié, Gallimard, 2010, p. 47 sq. Th. Bodin met en lumière des ressemblances entre Gambara et Liszt, tous deux en
proie à une sorte de délire musical ; il établit aussi, à la suite de Max Milner, une symétrie entre l’impuissance dans
Lélia et dans Massimila Doni.
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Dans la seconde Lettre d’un voyageur, Rossini était évoqué, le Rossini de Guillaume Tell, et
en compagnie de l’Obéron de Weber : « Au son des plus suaves motifs d’Oberon et de
Guillaume Tell, chaque ondulation de l’eau, chaque léger bondissement des rames
semblaient répondre affectueusement au sentiment de chaque phrase musicale. »37
Guillaume Tell réapparaît dans la lettre à Meyerbeer pour son « caractère pastoral
helvétique, si admirablement senti et si noblement idéalisé »38. Rossini, comme Meyerbeer,
a prouvé que la musique pouvait faire naître dans le cœur des auditeurs « autre chose que
des attendrissements de convention »39.
UNE ŒUVRE PIONNIERE
Rossini romantique ? Ce rapide examen de quelques textes où des écrivains romantiques
reconnaissent en Rossini l’un des leurs nous a donc amenés à quelques remarques à la fois
sur les classifications littéraires et sur l’œuvre de Rossini. Les catégories esthétiques que
nous projetons sur le déroulement de l’histoire de la musique, et tout aussi bien de la
littérature et d’autres arts, dépendent évidemment autant de notre propre vision que des
œuvres elles-mêmes. Rossini apparaît plus « romantique » à ses contemporains qu’aux
modernes historiens de la musique, qui connaissent la suite du développement de cet art.
Lamartine semblera moins « romantique » que Baudelaire ; Rossini nous semble peu
révolutionnaire auprès de Berlioz que l’on s’étonne de ne pas voir davantage cité par ses
contemporains. Mais Berlioz a seize ans au moment de La donna del lago et n’a encore rien
écrit ! Nos études sur le romantisme reposent sur les perspectives d’un développement
futur que les contemporains ne peuvent connaître40.
Mais alors qu’est-ce le romantisme et à quel moment de son évolution décide-t-on de
se placer ? C’est probablement ces variations du moment historique et du lieu où se place
le critique qui expliquent la diversité des définitions qui ont pu en être données. Aussi les
historiens de la littérature et des autres arts préfèrent-ils maintenant, et à juste titre, parler
des romantismes plutôt que du romantisme41. Le romantisme n’est pas le même en
Allemagne qu’en France, en 1820 qu’en 1830, et aussi en musique, qu’en peinture ou en
architecture, même si, bien entendu, des traits, des thèmes communs circulent d’un pays à
un autre, d’un domaine à un autre.
L’intérêt de l’opéra et sa complexité proviennent de ce qu’il se situe à la convergence
de plusieurs arts. Le romantisme du livret de La donna del lago est plus facile à définir que
le romantisme de la musique de Rossini, qui pourtant nous semble l’essentiel. Les mises
en scène, les décors pourront accentuer ou minimiser ces aspects romantiques. Que l’on
compare, par exemple, la mise en scène du mai Florentin (1958, Attilio Colonnello), avec
ces rochers, ces ruines à la Hubert Robert42, et celle de Pesaro (festival 1983), où rochers
37
Ed. Suzel Esquier, O.C. Sand, Champion, 2010, p. 321.
P. 567.
39 P. 573.
40 « Rossini ne sera jugé à sa juste mesure que lorsqu’on aura tenté, d’une façon intelligente, une histoire de la
civilisation de notre siècle », écrit R. Wagner qui ajoute avec une certaine condescendance : « son public, le milieu
dans lequel il vécut, deux causes qui précisément, lui rendirent difficile de s’élever au dessus de son temps, et par là,
de participer à la grandeur des véritables héros de l’art » (Souvenirs, trad. Camille Benoist, Charpentier, 1884, p. 244 et
246).
41 Voir les journées organisées par J. L. Diaz et le Centre d’études romantiques.
42 Très romantique aussi la production à Londres en 1828 avec Henriette Sontag, une gravure de l’époque la
représente au bord du lac, avec la ruine envahie de verdure (Cf. Hulton’s picture histories, Londres, Hulton, 1955).
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et bosquets semblent davantage issus de la peinture cubiste. Le romantisme du livret est
lié à l’aura de Walter Scott, mêlée à celle d’Ossian43, si cher au premier romantisme qui le
considère comme « l’Homère du Nord », aux paysages écossais, peut-être aussi à la
revendication politique à laquelle les contemporains ont pu être plus sensibles que nous
ne le sommes, nous qui connaissons des œuvres autrement subversives. Le romantisme
de la musique serait davantage à chercher du côté de l’audace harmonique, de la richesse
de l’instrumentation. Mais Rossini a raison de parler d’ « effet » ; il est arbitraire de décider
que tel type d’accord est spécifiquement romantique, d’autant qu’il y aura toujours
quelque malin contradicteur pour trouver ce même accord déjà chez Rameau. Mais c’est
l’alliance parfois difficile du livret, de la musique, du décor, du jeu des chanteurs qui sera
susceptible de créer un « effet » romantique. Cet effet lui-même va être variable suivant les
auditeurs, et c’est cette diversité de la réception, encore plus grand pour la musique que
pour la littérature, en raison de sa polysémie, que Balzac décrit admirablement dans un
passage de Gambara :
Voici mille âmes dans une salle, un motif s’élance du gosier de la Pasta, dont
l’exécution répond bien aux pensées qui brillaient dans l’âme de Rossini quand il
écrivit son air, la phrase de Rossini transmise dans ces âmes y développe autant de
poèmes différents : à celui-ci se montre une femme longtemps rêvée, à celui-là je ne
sais quelle rive le long de laquelle il a cheminé, et dont les saules traînants, l’onde
claire et les espérances qui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissaient ;
cette femme se rappelle les mille sentiments qui la torturèrent pendant une heure de
jalousie ; l’autre pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avec les riches
couleurs du rêve un être idéal à qui elle se livre en éprouvant le délices de la femme
caressant sa chimère dans la mosaïque romaine ; l’autre songe que le soir même elle
réalisera quelque désir, et se plonge par avance dans le torrent des voluptés, en en
recevant les ondes bondissant sur sa poitrine en feu. La musique seule a la puissance
de nous faire rentrer en nous-mêmes ; tandis que les autres arts nous donnent des
plaisirs définis.44
Variations suivant les individus, mais variations aussi suivant les époques. La donna del lago
me semble correspondre assez bien à ce que l’on pourrait appeler le romantisme de 1820
en France, quoiqu’il s’agisse d’une œuvre italienne et que, comme je l’ai signalé, les
romantismes européens ne soient pas synchrones45 : un romantisme qui est lié encore au
paysage, aux influences nordiques de Walter Scott, un romantisme qui nous semble assez
modéré et évite les fantasmagories macabres que l’on trouvera chez Meyerbeer avec le
mythe satanique de Robert le Diable, un romantisme qui enfin privilégie le rôle du peuple
comme porteur d’une volonté politique – redonnant ainsi aux chœurs toute leur capacité
expressive dont Melchior Grimm déplorait la décadence sous la monarchie de l’Ancien
Régime46. Un romantisme, donc, qui évite le frénétique, un romantisme de l’équilibre,
43
Philipp Gossett après avoir relaté l’anecdote selon laquelle Alexandre Batton, prix de Rome, aurait passé à Rossini
ou à Tottola le texte de W. Scott (qu’ils auraient donc d’abord connu dans sa traduction française), souligne à juste
titre, à la suite de S. Castelvecchi, que Tottola a certainement eu connaissance des Chants d’Ossian, publiés par
Melchiore Casarotti (1763). On trouve chez Ossian les « Figli di Morven », « Tremor », « Terror del Norte » utilisés
par Tottola (La donna del lago, Théâtre de Milan, 1992). Voir aussi Chantal Cazaux, « Voyage en Fingalie », Avant-Scène
Opéra, n° 255, p. 69 sq.
44 Gambara, GF, p. 98-99.
45 Chantal Cazaux rattache à juste titre La donna del lago au « premier romantisme » (cf. Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 8.)
46 Cf. l’article « poème lyrique » de l’Encyclopédie.
9
encore plus proche des définitions qu’en donnent Mme de Staël dans De l’Allemagne ou
Stendhal dans Racine et Shakespeare, que de Hugo, d’Hernani et de la préface de Cromwell47.
Béatrice DIDIER
Ecole Normale Supérieure
47
L’article « Romantisme » du Dictionnaire universel des Littératures (PUF, 1994), me semble particulièrement éclairant.
Francis Claudon note très justement : « il n’y a pas eu surtout au début, de poétique précise, réfléchie ; il n’y a pas eu
de mouvement international synchronisé » ; « le romantisme est une nébuleuse dont seul un contour vague et général
peut s’esquisser ». « Le tronc commun de la sensibilité et de l’idéologie, au sens large, se laisse peut-être mieux
percevoir […] c’est la nostalgie du sujet pensant ». Nous avons dû faire suivre, dans ce Dictionnaire, ce bel article
d’une série d’autres qui tentent de définir le romantisme dans des pays différents. Celui de Madeleine Ambrière
« Romantisme. France XIXe » propose d’appeler le XIXe siècle, « Siècle des romantismes ».
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