varia Philippe MARCHAT Inspecteur général des finances (H.) et ancien chef de la Mission interministérielle euro Réflexions sur « le réveil » de la Chine (1) Un fait est aujourd’hui patent : la prévision d’Alain Peyrefitte est devenue réalité. La Chine s’est réveillée. Chaque jour nous en apporte une preuve qui ne pourra que s’amplifier, en raison de la place que prend, à l’heure de la mondialisation, ce continent de quelque 1 380 millions d’habitants aux races diverses, répartis sur 9 697 000 kilomètres carrés, en partie inhospitaliers, tandis qu’aux Etats-Unis 280 millions d’âmes vivent sur un territoire comparable de 9 631 000 kilomètres carrés. Ce réveil pose un sérieux défi, aussi bien politique qu’économique, à notre pays et aux USA, comme à l’Union Européenne... Il met un terme, après qu’une vingtaine de brillantes dynasties aient depuis l’âge de bronze régné sur l’Empire du Milieu, à un repli de plus d’un siècle qui a duré de 1842 à 1978. Une conséquence, autant de guerres perdues contre l’Angleterre et la Russie, et d’une occupation japonaise, que de luttes fratricides sanglantes entre nationalistes et communistes. Leur succéda Mao Tse Tung, qui, de la création en octobre 1949 de la République Populaire de Chine à sa mort en septembre 1976, mena une politique qui le conduisit, d’abord sous l’influence « grand frère soviétique », à lancer d’abord un utopique « grand bond en avant », puis une désastreuse « révolution culturelle », avec pour seul effet de contribuer à l’émergence d’une unité nationale. Il faut attendre 1978 pour qu’un virage historique soit pris, lorsque Deng Ziao Ping ouvre son pays sur l’extérieur, abolit la planification de type stalinien et rend aux paysans le droit de cultiver la terre, qui reste cependant propriété de l’Etat. Diverses réformes sont alors entreprises, de grands travaux, parfois pharaoniques lancés, dont le barrage des TroisGorges, sous les présidences successives de Jiang Zemin, apôtre de l’économie socialiste de marché, et de son premier ministre Zhu Rongi, puis en 2003, de Hu Jintao, conjointement secrétaire général du comité central du Parti communiste et président de la commission militaire centrale, et de son Premier ministre Wen Jiabao. La Chine connaît alors une mutation profonde de son économie, des esprits et des mentalités, à laquelle concourent la mondialisation, une adhésion en 2001 à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et la prochaine tenue en 2008 des jeux Olympiques à Pékin et en 2010 de l’Exposition universelle à Shanghai. Autant de faits qui incitent à quelques réflexions... DES RÉSULTATS IMPRESSIONNANTS DUS A UNE CROISSANCE EXCEPTIONNELLE Nombreuses sont les métamorphoses qui frappent le visiteur de retour en Chine, où que son avion se pose, en pénétrant dans des aérogares ultra modernes, dont le gigantisme, par exemple à Shanghai, n’empêche pas d’énormes travaux d’extension. C’est qu’il débarque dans un pays-continent, où vit la plus importante population qui s’éveille au monde extérieur, avec ses 750 millions d’actifs, 64 % de ruraux, 36 % de citadins chaque jour plus nombreux, une population dynamique, bien que vieillissante elle aussi, comme celle de la « vieille Europe », car ne comptant que 20 % de moins 708 de quinze ans. C’est là le résultat de la « politique de l’enfant unique », imposée pendant des années par Mao Tse Toung et qui, le souhait des familles étant d’avoir leur descendance assurée par un mâle, a pour effet prévisible, dans vingt ans, une insuffisance de femmes dans une proportion de 120 garçons pour 100 filles. Par sa croissance entre 2000 et 2005 (de 1 200 à 1 800 Mdsc), le PIB de la Chine a dépassé le nôtre, qui n’est dans le même temps passé que de 1 450 à 1 650 Mdsc. Par habitant, ce PIB, encore très inférieur au nôtre, a fortement augmenté de 250 $ en 1980 à 1 750 $. Il faut y voir le résultat d’une croissance exceptionnelle qui, en dépit de fortes disparités entre l’Est en pleine expansion et les autres régions de la Chine, est en moyenne d’au moins 10 % par an depuis plusieurs années. Malgré les imprécisions qui s’attachent aux statistiques dans un pays de cette taille, ce taux de croissance – plus du double de celui des pays « développés » – rappelle celui des « dragons » asiatiques qui avaient, en leur temps, défrayé la chronique. L’on peut y voir davantage le signe d’une révolution que d’une évolution, et la répétition, à une autre échelle qui en fait la spécificité, de la mue qu’avaient connue avant les deux îles chinoises que sont Taïwan et Hong Kong, ainsi que Singapour, et la Corée du Sud. Compte tenu de sa population, intelligente, laborieuse et depuis toujours apte au commerce, des énormes ressources – en pétrole et surtout en charbon – que son immense territoire renferme, et de son histoire, l’éveil récent de cet Etat qui n’est plus un pays émergent n’a rien de surprenant. Car, avant même qu’un Marco Polo l’ait, au XIIIe siècle, découvert et fait connaître par son Livre des merveilles du monde, l’Empire du Milieu, point de départ de la fameuse Route de la soie, a de tout temps été l’une des grandes puissances dont, selon des études récentes, le PIB représentait en 1820 33 % du PIB mondial, pour tomber à 17 % un demi-siècle plus tard, et à 5 % seulement de 1950 à 1973. Il est, depuis, remonté à 16 % en 2005, et devrait dépasser les 20 % en 2020. Cela résulte d’une prise de conscience de ses responsables actuels, bien plus jeunes que leurs prédécesseurs, qui ont su ces dernières années tirer leur pays d’une léthargie temporaire et restaurer un prestige qu’avait terni un siècle et demi de frustrations et de repli sur soi, n’hésitant pas à abandonner l’idéologie et les méthodes maoïstes pour s’engager résolument, sans trop d’états d’âme, dans la voie nouvelle qu’ont ouverte le libéralisme et la mondialisation. Avec, à l’intention de leurs concitoyens, la reprise du fameux slogan « Enrichissez-vous » de Guizot, mais assorti de chacun dans la limite de ses moyens, pour tenir compte des disparités existantes entre les niveaux de vie, que la mise en application de cette recommandation ne manque pourtant pas d’augmenter. Il marque l’ampleur de la conversion des esprits, que retrace en d’autres termes le jugement recueilli d’un maître de recherche, professeur dans une grande université chinoise qui, après sept ans passés chez nous, estimait que « la France est socialiste et la Chine capitaliste ». (1) Cet article est déjà paru dans la Revue du Marché commun et de l’Union européenne, nº 505, février 2007. varia Avec, toutefois, un bémol tenant à ce que, dans cette Chine éternelle où prévaut toujours une aspiration de profonde harmonie toute confucéenne, les réformes sont conduites sous l’œil vigilant et sous le contrôle omniprésent d’un parti fort qui n’a plus de communiste que le nom. Mais qui, en digne successeur des anciens empereurs auxquels a succédé la République en 1911, reste le garant du maintien d’un ordre indispensable pour assurer le calme d’un pays aussi étendu et si diversement peuplé qui se voit appliquer un régime nouveau, à l’opposé du précédent, dont les effets sont loin d’être bénéfiques pour tous... Orientées vers l’avenir, ces réformes ont pour objectifs ambitieux, grâce à une croissance soutenue, de moderniser le pays, d’accroître le niveau de vie général, de rattraper un retard consécutif à la longue période de repli, de rendre sur le plan international à la Chine sa place de grande puissance et de ravir dès que possible aux Etats-Unis leur place de leader économique. A cette fin, continuent d’être utilisés, mais en les ayant assouplis et allégés, certains des outils précédemment utilisés. Ainsi en est-il des plans quinquennaux, dont le 11e, qui couvre la période 2006-2010. Fort des résultats obtenus à ce jour, il prévoit notamment de porter, en 2020, les capacités de production d’acier de 270 à 400 millions de tonnes (trois fois celle de l’Allemagne), d’électricité de 441 à 900 gigawatts (quatre fois et demie celle de la France), à tripler la production d’éthylène en quatre ans et à doubler en trois ans celle, encore faible, des voitures à la fabrication desquelles contribuent quelques 500 entreprises. Le développement de l’économie implique aussi l’extension rapide d’un réseau d’infrastructures adapté à l’immensité du territoire, qui classe déjà la Chine au troisième rang mondial, derrière les Etats-Unis et l’Inde. Avec un réseau autoroutier de 1,9 million de kilomètres, la Chine se situe à égalité avec le Brésil et les Etats-Unis, et après eux (195 000 km) et la Russie (87 000 km) pour ses 74 400 kilomètres de voies ferrées, dont 18 600 électrifiées. Elle a parallèlement très rapidement développé son réseau de télécommunications, ses 383 millions de téléphones fixes et 384 millions de mobiles la plaçant déjà au premier rang, devant les Etats-Unis, tandis que grâce à ses 103 millions d’internautes, elle occupe la deuxième place mondiale, devant le Japon, mais loin derrière les USA. Cette croissance pose des problèmes aux autorités, car si leur contrôle de l’information reste toujours possible sur les sites Internet, devient malaisé sur la télévision reçue par paraboles et sur le milliard quotidien d’échanges par SMS. Le palmarès ne s’arrête pas là. La Chine occupe, par ailleurs, la première place pour les jouets, dont ses 20 000 entreprises fabriquent 70 % de la production mondiale, les chaussures (50 % avec 7 milliards de paires), les appareils ménagers (plus de 33 %) et les téléviseurs couleur (25 % avec 74 millions d’unités en 2004). Elle est, devant le Japon et Taïwan, au troisième rang pour l’informatique et au second pour les PC. Elle a, dans ce secteur, conquis des parts de marché aux autres producteurs asiatiques, comme le révèle l’évolution des achats de la France qui, en 2004, proviennent pour 16 % de la Chine et à peine 8 % des autres pays asiatiques, alors que ces pourcentages étaient totalement inversés dix ans plus tôt. La Chine est maintenant la troisième puissance commerciale du monde, derrière les Etats-Unis et l’Allemagne comme exportatrice de biens, après avoir dépassé le Japon en 2004, avec 6,5 % du total mondial, et plus de 12 % pour les ventes de produits manufacturés. Elle y est en position dominante dans de nombreux secteurs, comme les vêtements (33 % en 2004), les équipements télécoms, l’informatique (27 %), et les composants électroniques (plus de 10 %). Parallèlement, la forte progression de ses importations de biens lui a permis de se hisser en 2004 également à la troisième place, avec 561 Mds$ représentant 5,9 % du total des achats mondiaux. Elle se situe enfin, avec la zone douanière de Hong Kong, au quatrième rang mondial pour les exportations de services avec 62 Mds$, et au cinquième avec 72 Mds, soit 3,4 % des achats mondiaux de services. Elle occupe, après les Etats-Unis et l’Angleterre, le troisième rang pour recevoir des investissements de l’étrangers (IDE), bénéficiant d’entrées de fonds annuelles supérieures depuis trois ans à 50 Mds$, soit 9,4 % des flux mondiaux. RAISONS, FORCES ET FAIBLESSES D’UNE TELLE CROISSANCE... Les raisons principales d’une croissance tenant du « miracle ». – Cette croissance résulte d’une politique pragmatique et volontariste qui, tirant parti de la mondialisation, vise à rattraper le temps perdu en favorisant, après l’ère maoïste, l’initiative individuelle et en cherchant à acquérir aussi rapidement que possible le meilleur de la technologie moderne au moyen de transferts de technologie qui sont une spécificité chinoise. Trois objectifs sont simultanément poursuivis à cette fin : une ouverture sur l’extérieur, une urbanisation active, afin d’absorber un exode rural important, et un passage à l’économie de marché. Les réformes qui en découlent touchent à la fois les institutions, les divers secteurs de l’économie et les hommes. En rupture avec le passé, elles sont mises en œuvre par un pouvoir et un parti forts et omniprésents, afin que le pays retrouve puissance et dignité lui permettant de traiter d’égal à égal avec l’étranger et de tenir le premier rang sur la scène internationale. . L’ouverture sur l’extérieur a connu plusieurs étapes, depuis qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la puissance militaire et le rôle joué par la Chine dans la défaite japonaise lui ont permis d’obtenir un siège permanent au conseil de sécurité de la nouvelle Organisation des Nations Unies (ONU). Cette reconnaissance internationale s’est vue complétée par son admission en 2001, après de laborieuses négociations, à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Puis deux pas nouveaux ont été franchis, lorsque la Chine a obtenu d’accueillir les jeux Olympiques en 2008, et 709 varia deux ans plus tard, l’Exposition universelle à Shanghai. A ces deux manifestations symboliques aux immenses retombées médiatiques, la Chine attache une grande importance. Elle s’y prépare très activement, aussi bien dans sa capitale qu’à Shanghai et Qingdao, le site retenu pour les épreuves nautiques des JO, où se poursuit aussi l’entraînement, avec une assistance technique française, de l’équipage du premier navire chinois engagé dans l’America’s Cup. Cette ouverture déborde le politique, pour s’étendre à l’économie au sens le plus large du terme, du seul fait que la Chine joue désormais un rôle de premier plan et incontournable, sur les marchés mondiaux, aussi bien commerciaux en raison du volume de ses approvisionnements en énergie et en matières premières, que financiers, car ses excédents monétaires contribuent à combler l’important déficit des Etats-Unis. Les énormes possibilités qu’offre son marché intérieur en voie d’ouverture attirent industriels et commerçants du monde entier, qui, en dépit des difficultés inhérentes à l’éloignement et à la langue, davantage ressenties par les PME que par les grands groupes, incite de nombreuses entreprises à y commercer et à s’y installer. A cette appétence répond le souci, convergent, des autorités d’accueillir les firmes étrangères, avec une très nette préférence pour celles d’entre elles disposant d’une technologie avancée et surtout de capacités de recherches importantes, afin de pouvoir bénéficier de transferts de technologie qui conditionnent le plus souvent leur installation. Les financements qui les accompagnent viennent en grande partie de l’étranger, notamment de la riche diaspora des Chinois d’outre-mer – les huaqiaos – installés dans d’autres pays asiatiques, dont l’île convoitée de Taïwan, ainsi qu’aux Etats-Unis et au Canada. Les investissements directs étrangers (IDE) et les centres de recherches qui les accompagnent dans la haute technologie jouent un rôle essentiel pour la modernisation et le développement des secteurs économique, financier et commercial qu’ils contribuent à profondément transformer. Les entreprises à capital étranger, qui en 2005 représentaient 31 % de l’industrie et 59 % du commerce, ont alors perçu 35 Mds$ de royalties et 25 Mds de dividendes, tandis que leurs exportations, en hausse régulière, avoisinaient les 35 % du PIB chinois. Ces IDE d’environ 60 Mds$ par an jouent un rôle d’autant plus essentiel qu’ils croissent régulièrement, et permettent nombre d’implantations étrangères sous différentes formes : joint-ventures avec des nationaux, encore parfois imposées dans des secteurs sensibles, diverses formes de partenariats (comme, dans le nucléaire avec EDF et AREVA pour la construction des centrales de Daya Bay et Lingao, ou dans l’aéronautique avec Boeing, Eurocopter et demain Airbus), mais aussi, maintenant, entreprises à capital majoritairement étranger. Ils sont à l’origine d’une spécialisation industrielle à haute valeur ajoutée et assurent en même temps une valorisation commerciale sur les marchés internationaux. Cette présence étrangère est particulièrement nette dans les secteurs de l’électronique et des télécoms (plus de 80 % du marché), du plastique (plus de 70 %), des équipements électriques (60 %), des produits en cuir (55 %), en métal (45 %), ou encore des machines, équipements de transports et textiles (de 30 à 35 %). Ces firmes dominent, en outre, le commerce extérieur, où la part des entreprises publiques a régressé de 51 % en 1998 à 30 % en 2005. De tels apports massifs de fonds en devises ont permis à la Chine de constituer des réserves de change qui augmentent. Evaluées à 769 Mds$ en 2005, elles s’ajoutant aux 841 Mds du Japon, et font que l’Asie détient désormais plus de 60 % des réserves mondiales. Elles sont en majeure partie placées en bons du Trésor américains, et couvrent le déficit de la balance des comptes des Etats-Unis. Plus récemment, pour répondre aux besoins croissants d’un approvisionnement en énergie fossile (pétrole et gaz) et en matières premières indispensables à la croissance, cette ouverture sur l’étranger a pris une forme nouvelle et inédite aux conséquences internationales importantes. Il s’agit pour la Chine d’établir des relations privilégiées et stables, commerciales mais aussi politiques avec les Etats fournisseurs, destinées à éviter tout risque de rupture dans ses importations considérées comme vitales. C’est la raison pour laquelle s’est tenu, en novembre 2006 à Pékin, un important colloque réunissant un grand nombre d’Etats africains avec lesquels des relations de ce type sont déjà établies ou en voie de l’être. Ces liens politiques et commerciaux s’accompagnent, selon les cas, de conventions d’assistance technique, d’octrois de crédits destinés à financer des projets industriels et des infrastructures, ou à privilégier l’exportation de produits « made in China » afin d’annuler ou réduire le déséquilibre des échanges commerciaux. Une telle volonté donne parfois lieu à des pratiques susceptibles, si elles prenaient de l’ampleur, de créer des problèmes. 710 Il peut s’agir – c’est déjà le cas en Algérie, et aussi à titre exceptionnel en France où cela peut apparaître comme une extension hors de l’Union européenne de la venue du fameux « plombier polonais » –, à l’issue d’appels d’offres internationaux, de l’expatriation pour une certaine durée d’ouvriers chinois pour la réalisation d’ouvrages importants. Il peut s’agir aussi d’opérations purement commerciales consistant à exporter, par l’intermédiaire d’antennes africaines qui s’installent à proximité de lieux de production chinois, d’articles de grande consommation jusqu’alors fabriqués en Afrique, qui y sont vendus à des prix inférieurs, avec les conséquences qui en résultent pour l’emploi local. . L’urbanisation, second facteur de la croissance, répond à l’important exode rural, parfois estimé à 200 millions de personnes, qui constitue une « population tournante » (hukou). Celui-ci a plusieurs causes. D’abord une amélioration notable des rendements de l’agriculture, qui n’empêchera cependant pas la Chine d’importer pour nourrir une population dont le nombre et les besoins vont continuer de croître. En second lieu, une utilisation croissante de terres agricoles pour répondre aux besoins d’une urbanisation galopante, qui conduit les agriculteurs qui, privés de leur moyen de vivre, se voient contraints d’en chercher un autre. Et aussi l’attrait souvent illusoire d’une vie meilleure dans la ville, pour des ruraux aux ressources encore faibles. Les statistiques, à prendre avec prudence en raison des difficultés qu’il y a à les établir dans un Etat comme la Chine, évaluent à 757 millions la population rurale, répartie en quelque 172 millions de ménages disposant en moyenne de 323 c par tête, dont une partie a déjà été attirée par les villes champignons qui s’édifient à un rythme accéléré, surtout, mais non seulement, dans les régions côtières de l’Est. 72 d’entre elles dépassent le million d’habitants et Pékin en compterait 17 millions. Shanghai, sa rivale de toujours, que la création de concessions européennes avait contribué dès le milieu du XIXe siècle à développer autour du fameux Bund heureusement conservé, s’enorgueillit de compter quelque 19 millions d’âmes et 5 000 tours. Elle aménage déjà pour l’Exposition universelle de 2010 la vaste zone de Pudong que domine de ses 468 mètres la tour de la Perle orientale et agrandit le plus grand de ses deux aéroports que relie à son centre, à une vitesse de 430 kilomètres à l’heure, le seul train à sustentation magnétique construit par Siemens en service dans le monde, le Maglev, qui aurait coûté un milliard d’euros. L’incroyable extension de cette mégapole réputée, non sans raison, pour être le fleuron des villes chinoises, est l’œuvre d’une municipalité entreprenante qui, depuis des années, a fait appel à des urbanistes, architectes, ingénieurs, ou simples « sages », comme des banquiers et des chefs d’entreprises de renom, de nationalités diverses dont la nôtre. Ainsi conseillés, les édiles municipaux, également aidés par le pouvoir central, ont été à même de développer leur ville et de la doter d’une belle architecture, moderne et diversifiée, avec, entre les immeubles, des espaces verts et arborés, et des infrastructures dont les dimensions et les superpositions n’empêchent pas des encombrements, que devrait réduire, comme à Pékin, le prolongement de lignes du métro que rend nécessaire la croissance prévue du trafic. Cette urbanisation, à un rythme qui ne manque d’étonner, s’accompagne d’une adaptation à leur nouvelle vie des populations qui transparaît, davantage qu’à la campagne, dans leur habillement et leurs comportements. Comme à Singapour ou à Hong Kong en leur temps, l’on se sent au cœur de ces nouvelles villes, bien tenues et propres, entouré d’hommes et de femmes vêtus, non plus de l’uniforme Mao, mais à l’occidentale, plutôt aux Etats-Unis ou au Canada qu’en Chine. Y ont en effet disparu les traditionnels échafaudages de bambous qui s’élevaient à des hauteurs vertigineuses pour faire place à de classiques structures métalliques dotées d’ascenseurs, de même que les centaines ou milliers de bicyclettes d’hier cèdent rapidement la place à des motos, scooters, et de plus en plus des voitures, souvent de fortes cylindrées. Les Mac Do sont là, les publicités urbaines ne le cèdent en rien aux nôtres, non plus que les téléphones portables et baladeurs qui sont devenus les accessoires obligatoires, autant des cadres en chemise blanche et cravate, avec ou sans veston, que des jeunes en jeans unisexes et des écoliers, souvent en uniforme. Parmi eux, nombreuses sont les balayeuses, aussi en uniforme, qui entretiennent une propreté inconnue hier en Chine, mais qui y est devenue de rigueur. Comme l’interdiction, durement sanctionnée, de cracher, cette modification des comportements s’apparente à une petite révolution due à une instruction civique que dispensent les autorités par voie multimodale jusque dans les transports urbains. varia . Le passage à une économie de marché constitue, enfin, le troisième, et non le moindre élément de la trilogie qui est à l’origine du miracle chinois, ou de ce que d’aucuns préfèrent qualifier de vertige, en raison de l’ampleur et de la profondeur de la mutation en cours. Car, à l’ère de la mondialisation, comme les anciens membres de l’ex-URSS et avec pratiquement les mêmes conséquences, la Chine a dû passer en quelques années d’une économie maoïste, inspirée du modèle soviétique, à une économie de marché. Ce qui l’a contrainte à libéraliser l’économie en procédant à une décollectivatisation de l’agriculture, à une déréglementation des prix, à la fermeture ou à la privatisation selon les cas des industries d’Etat et à développer de nouvelles industries sur la base de leur rentabilité. Mais sans réformer pour autant le système politique, ni réduire le rôle et les pouvoirs du Parti. Plus que jamais, surtout après la dure répression de la place Tien’anmen en 1989, celui-ci reste le gardien indispensable de l’ordre et le seul instrument susceptible d’éviter tout retour d’une anarchie dont l’Empire a subi maintes fois les effets dans son histoire. Ce pilier du pouvoir, qui compte parmi ses 70 millions de membres un pourcentage croissant de représentants du monde économique, est en charge, non plus d’une protection sociale dont l’Etat s’est déchargé, mais du développement du pays, dont il tire désormais sa légitimité. C’est là une lourde tâche, en raison de la multiplicité des problèmes et des tensions que soulèvent quotidiennement les réformes, prévues ou en cours, dont la délicate mise en œuvre ne peut qu’être progressive. Il en est, entre autres, de celles visant à confier le financement du développement, non plus au budget, mais au système bancaire, lui-même à réformer du fait de sa situation délicate déjà relatée, à limiter la planification aux seuls secteurs prioritaires que sont la réalisation des grandes infrastructures et l’approvisionnement du pays en ressources énergétiques et en matières premières, ou encore à gérer l’ouverture du marché pétrolier chinois le 1er janvier 2007. L’introduction du libéralisme est due aux réformes de Deng Xiaoping, qui ont substitué à la politique jusqu’alors suivie une économie socialiste de marché. Pour y parvenir, chaque Chinois s’est vu recommander de s’enrichir selon ses moyens. Mais, et cela n’est pas propre à la Chine, une telle mutation, qui a certes engendré une croissance générale, ne s’est faite qu’au prix de grandes souffrances pour ceux qui, n’ayant pu en profiter pleinement, en sont devenus les victimes. Ainsi, l’agriculture a connu, à partir de 1978, une décollectivatisation qui a permis une notable augmentation de la productivité et des rendements, facilitée par la permission accordée aux paysans de cultiver pour eux les terres sur lesquelles ils sont, mais qui restent propriété d’Etat. Cette réforme a toutefois provoqué une réduction (de 80 à 60 %) de la population rurale, la disparition, due à la suppression des communes rurales, des services sociaux et de santé dans les campagnes, et surtout l’apparition d’un chômage qui a accéléré l’exode rural. Celui-ci contribue à la croissance, en alimentant un emploi urbain qui se développe davantage aujourd’hui dans le bâtiment et les travaux publics que dans l’industrie et les services. Au total, les difficultés de reconversion des ruraux venus à la ville, comme des salariés licenciés par les entreprises d’Etat non rentables, et l’apparition d’une nouvelle génération de parvenus dont la richesse provient d’une corruption estimée à quelque 20 Mds$ annuels expliquent que l’économie de marché puisse, outre la croissance qu’elle crée, provoquer aussi à tout moment de violentes réactions populaires. Outre l’abrogation de fait, mais non explicite, d’anciennes contraintes maoïstes – comme l’enfant unique, ou l’interdiction de se déplacer sans autorisation – nombre de réformes visent à rendre les lois et règlements intérieurs conformes aux exigences de l’OMC. La modernisation de l’économie moderne exige en effet l’établissement et surtout le respect – dans un pays où les lois sont en général bien faites, mais pas toujours scrupuleusement respectées – d’un droit des affaires comprenant un ensemble juridictionnel, comptable, fiscal, immobilier, cadastral et judiciaire, complété de tribunaux, cabinets d’avocats, d’audit ou d’assurances répondant aux standards internationaux. C’est-à-dire un ensemble seul à même de donner aux entreprises chinoises et surtout étrangères qui sont le moteur de la croissance toutes les garanties dont elles ont besoin. Il s’agit d’un très vaste chantier, dont l’achèvement exigera du temps et des réformes, par exemple dans le domaine, si décrié à juste titre, de la propriété intellectuelle que bafouent des contrefacteurs insuffisamment sanctionnés. Il est à espérer que la lutte récemment engagée s’intensifiera, et que la multiplication de fabrications locales contraindra les industriels à se protéger davantage contre les contrefaçons. Enfin, le système bancaire et financier, autre élément essentiel de la mutation en cours, mérite d’autant plus d’être assaini et modernisé que sa situation actuelle est paradoxale et préoccupante. L’importance des créances douteuses que portent les bilans de nombreuses banques devrait les conduire à être mises en faillite, mais elles ne le sont pas, car elles disposent dans le même temps de surliquidités qui les en dispensent. Cette anomalie tient à ce que la plupart des Chinois, hormis les fonctionnaires, ne bénéficiant d’aucun système de retraite ou de protection sociale, soucieux d’assurer leurs vieux jours dont la durée augmente, se constituent une épargne, dont le total exceptionnellement élevé atteint les 40, voire 50 % du PIB. Ces chiffres, bien qu’assez imprécis, sont très supérieurs au taux d’épargne français, lui-même important, de 17 %. Le maintien pour les Chinois d’un contrôle des changes, assoupli pour les étrangers, les conduit à faire dans les banques des dépôts dont les montants excèdent leurs besoins de prêts, ce qui crée pour ces dernières un délicat problème d’emploi. Cette situation comme les engagements de la Chine envers l’OMC ont entraîné un début de réforme du système bancaire qui prend plusieurs formes. Sa restructuration en cours s’est déjà traduite par la séparation récente des quatre autres grandes banques publiques de la Bank of People of China (BPoC), qui peut être le prélude à la création d’un marché monétaire pratiquement inexistant. Parallèlement, l’engagement pris à l’OMC d’accorder, dans les cinq ans, une égalité de traitement aux banques étrangères, a déjà permis, fin 2005, et ce n’est qu’un début, l’implantation, dans vingt-cinq villes chinoises désignées par le Gouvernement, de 238 succursales par soixante-dix établissements de crédit de vingt pays étrangers. Mais leur présence est encore faible, leurs actifs de 105 Mds$ représentant à peine 1,9 % du total, leurs prêts en yuans à des Chinois 1,55 %, et ceux en devises à des entreprises étrangères 20 %. La porte, entrouverte, s’ouvrant davantage, l’achat de banques chinoises fait l’objet de la part des acheteurs étrangers d’une vive concurrence dont a récemment pâti la Société générale. Les deux bourses chinoises de Hong Kong et Singapour participent de leur côté activement à cette modernisation du système bancaire, profitant sans doute des contraintes qu’impose aux entreprises la loi américaine Sarbanes Oxley, prise à la suite de l’affaire Enron, pour renforcer la véracité des bilans et éviter le renouvellement de fraudes. Selon le Thomson Financial, la Bourse de Hong Kong a, depuis le début 2006, avec sa cinquantaine de milliards de dollars, attiré plus de sociétés que celles de Londres (40 Mds) et de New York (30 Mds). De fait, le géant chinois ICBC (Industrial and Commercial Bank of China) a battu un double record mondial, en levant en octobre 2006 sur les deux bourses de Hong Kong et Shanghai 21,9 Mds$, dans ce qui est la plus grosse privatisation par émission d’actions, et en obtenant, avec plus de 500 Mds$, la plus forte demande de titres jamais enregistrée sur une opération. Cette augmentation de capital majeure, qui montre la puissance du marché financier chinois, a non seulement dépassé celles de deux autres établissements chinois, la Bank of China et la CCB, qui avaient recueilli respectivement peu avant 13,7 et 8 Mds$, mais aussi l’opérateur de téléphone mobile NTT DoCoMo., qui avait levé 18,2 Mds$, à Tokyo cette fois. L’ICBC est, il est vrai, la première banque chinoise, dont les 19 000 succursales et les 360 000 salariés servent 153 millions de clients particuliers et 2 500 entreprises, et distribuent plus de 15 % des prêts accordés dans l’ensemble de l’Empire du Milieu. Comme bien d’autres, elle avait été renflouée en 2005 par l’Etat qui avait à la fois injecté 15 Mds$, transféré à des structures de défaisance une partie de ses créances douteuses, et donné son aval en janvier 2006 à une prise de 10 % de son capital par l’allemand Allianz et les américains Goldman Sachs et American Express. Ces différentes opérations montrent l’engouement qu’exerce sur le monde la croissance de la Chine, et la puissance financière qu’elle a rapidement acquise. QUELQUES-UNS DES PROBLÈMES QUE POSE UNE TELLE CROISSANCE Les prévisions du plan visant à produire, entre autres, plus d’électricité et d’acier, impliquent une exploitation accrue des réserves chinoises de charbon qui sont les plus importantes du monde. Cet objectif soulève à lui seul nombre de questions. Les premières touchent à l’insécurité d’exploitation des mines, tant publiques que privées, exploitées en toute illégalité, qui est à l’origine d’accidents dont le bilan officiel s’élève en 2005 à 711 varia 6 000 morts au moins. La publicité que leur donne les nouveaux moyens de communication oblige désormais – ce qui est nouveau – les autorités, au nom de « l’harmonie sociale » qu’elles prônent pour réduire les inégalités, à traiter sérieusement ce problème. C’est ainsi que 6 000 petites mines d’une capacité de production inférieure aux 90 000 tonnes par an ont déjà été fermées, et que 4 000 autres devraient l’être d’ici à la fin du troisième trimestre 2007. La pollution atmosphérique, qui dépasse le seul cadre chinois et nous concerne tous, soulève de son côté un plus grand nombre de questions. Elle est déjà très forte dans les zones sidérurgiques et minières, comme celle de Datong dont les retombées touchent la capitale. Où implanter les nouvelles centrales thermiques et les usines sidérurgiques ? Si elles sont éloignées des mines, car proches des lieux de consommation, faudra-t-il continuer d’acheminer des tonnages croissants d’un combustible pondéreux et sale sur des centaines, sinon des milliers d’énormes poids lourds qui causent déjà des encombrements monstres, ou plutôt par rail, ce qui obligerait à construire, comme cela vient d’être fait, de nouvelles voies ferrées, elles-mêmes sources de pollution si elles ne sont pas électrifiées ? Ne serait-il pas, alors, préférable de transporter, plutôt que du charbon, l’électricité qu’il permet de produire par des lignes à une très haute tension atteignant 10 000 kilovolts, au lieu des 4 000 kilovolts en exploitation ? Mais encore faudrait-il que les études en cours permettent de résoudre les multiples problèmes de fiabilité technique, de rentabilité économique en raison des pertes en ligne, et de sécurité des personnes que soulève un tel projet. Dans tous les cas, et où qu’elles soient implantées, ces nouvelles unités de production d’acier et d’électricité à base de charbon, nécessaires malgré le complément qu’apporte le barrage des Trois-Gorges, contribueront à un accroissement non négligeable de la pollution et du réchauffement de la planète. Ce problème, dont le protocole de Kyoto a fait un enjeu mondial, se pose en des termes particulièrement aigus pour la Chine, du fait que son développement à peine amorcé va faire d’elle, comme l’ont été avant elle les Etats « développés » qui continueront d’ailleurs à l’être, l’un des principaux pollueurs dans les décennies à venir. Aussi prend-elle, pour tenter d’en atténuer les effets, diverses mesures, comme la construction de centrales nucléaires et le lancement de recherches visant notamment à réduire les rejets de CO2, et à concevoir des moteurs hybrides ou propres. Dans un ordre d’idées différent, le développement de la Chine, tel qu’il est aujourd’hui mené, constitue un autre défi d’une grande importance pour les pays développés. L’ouverture du marché chinois et sa croissance exceptionnelle ont à la fois pour cause et pour conséquence d’attirer, dans un vaste centre de production multipolaire, comparable à une super Silicon Valley, un nombre croissant d’entreprises. Mais celles-ci, en raison des difficultés nées de la distance et d’un environnement linguistique et culturel très particuliers et à plusieurs égards déroutant, sont en général parmi les plus performantes dans des secteurs à forte valeur ajoutée, tels que l’informatique et ses composants, l’électronique, le nucléaire ou l’aéronautique. Leur implantation, lorsqu’elles sont étrangères, est soumise à des conditions, dont certaines – comme l’obligation de créer des jointventures et des sociétés à majorité chinoise – ont connu des assouplissements depuis l’admission de la Chine à l’OMC. Mais d’autres, qui concernent les transferts de technologie – ce qui est une spécificité chinoise – continuent de s’appliquer aux firmes étrangères. Cette pratique vise à la fois à combler rapidement, en brûlant les étapes, un retard qui se réduit rapidement, et à conquérir, avec un succès qui s’affirme chaque jour davantage, des positions dominantes dans les technologies de pointe. Elle a conduit, dans des cas extrêmes tel que celui déjà cité du Marlev, à acquérir de Siemens avant qu’il n’ait été mis en service et testé en Allemagne, un nouveau mode de transport révolutionnaire du fait de sa sustentation magnétique. C’est là une politique, résolument tournée vers l’avenir, à laquelle participent activement des chercheurs des secteurs public et privé qui, sans compter les nombreux Chinois des universités américaines, seraient au nombre de 600 000. Ils ont en général des conditions de travail qui différent des nôtres, les moyens matériels et financiers dont ils disposent leur étant périodiquement alloués en fonction d’objectifs précis assortis d’une obligation de résultats à atteindre dans des délais préfixés. La Chine excelle ainsi à acquérir rapidement techniques et savoirfaire dans des domaines retenus comme prioritaires. Elle devient, ce faisant, un pôle incontournable, générateur de nouveaux progrès techniques. Si ceux-ci sont également utilisables hors de Chine, ils le sont à des coûts généralement plus élevés, et l’Empire du Milieu suit ainsi 712 progressivement une voie qui en fera un énorme centre de production mondial, travaillant à la fois pour son propre marché et pour l’extérieur. En profitant même parfois de subventions, dans le cas de joint-ventures au capital paritaire de 50/50, où une seule action supplémentaire de l’associé chinois permet à l’entreprise de bénéficier de subventions à l’exportation. Ce qui, dans un cas particulier, ouvre la perspective à une entreprise high tech de pouvoir fabriquer à Shanghai, à terme relativement bref, 80 % des ordinateurs portables mondiaux. Sans doute aujourd’hui bénéfique pour nombre de firmes étrangères installées en Chine, cette situation ne l’est guère pour les économies autres que chinoises. Car le bénéfice que leur donne actuellement l’avance de technologie qu’elles ont, et qui constitue leur valeur ajoutée, a tendance, au fur et à mesure de ces implantations nouvelles, à s’éroder d’autant plus facilement que la recherche chinoise, active et compétente, est ou sera bientôt à pied d’œuvre pour prendre la relève. D’autant plus aisément qu’elle est bien supérieure en nombre et en moyens à la nôtre, à celle de l’Europe, et sans doute aussi à celle des Etats-Unis qui comptent dans leurs universités et dans leurs entreprises de nombreux chercheurs asiatiques. C’est là un très sérieux défi, qui doit être relevé par chacun des pays occidentaux, mais aussi, en raison de son ampleur, et de toute urgence, au niveau européen, conformément au programme, hélas trop peu suivi, qu’avait fort justement défini le sommet de Lisbonne. DE QUOI DEMAIN SERA-T-IL FAIT ? Mentionner l’existence de risques inhérents à la poursuite de cette insolente croissance chinoise paraît indispensable, sans que le fait d’apporter au brillant tableau précédent quelques ombres susceptibles de le ternir doive apparaître comme un pronostic pessimiste sur l’avenir. La croissance peut en effet avoir plusieurs sortes de ratés. L’un d’eux tient au défaut de sa maîtrise par les autorités, susceptible de provoquer une « surchauffe », classique, que ne manquerait d’aggraver, s’il se produisait, un éclatement corrélatif d’une « bulle immobilière ». Car – ce n’était pas la première fois –, l’objectif pour 2005 de 10 % de croissance fixé par Pékin a été dépassé, sans que l’on sache de combien, du fait des régions les plus dynamiques qui marquent ainsi leur autonomie par rapport au pouvoir central. Il devrait en être de même des 8 % fixés pour 2006, après que la croissance du premier trimestre ait été de 10,9 %. Il est, en effet, difficile pour le Gouvernement de moduler avec précision les taux de croissance du bâtiment et de l’industrie, qui sont financés par les importants flux de capitaux déjà mentionnés. Ceux-ci proviennent de sources multiples, industriels et investisseurs étrangers et nationaux, dont les riches chinois de la diaspora et de l’intérieur (souvent à des fins de blanchiment dans le cas de capitaux qui sortent pour rentrer). S’y ajoutent les banques, que leurs liquidités rendent plus soucieuses de trouver des emprunteurs que de s’assurer de leur capacité de remboursement. Avec, pour conséquence, un alourdissement de nouvelles créances douteuses s’ajoutant à celles héritées des nombreuses faillites de sociétés d’Etat dont les salariés licenciés vivent à présent fréquemment sous le seuil de pauvreté. Apparemment, ni cette situation anormale, ni la commercialisation souvent insuffisante de nouveaux immeubles ne semblent ralentir, dans les grandes villes au moins, promoteurs et banquiers d’ouvrir de nouveaux chantiers, ce qui contribue certes à maintenir ou accroître le taux de croissance, mais aussi le risque d’une crise dont il serait difficile de mesurer l’amplitude si elle touchait également un ensemble bancaire qui se trouve en état de faillite virtuelle. Les autorités centrales en sont conscientes, ont pris différentes mesures de protection préventive, en recapitalisant par exemple sérieusement, comme on l’a vu, certaines banques d’Etat et non des moindres, ou en relevant il y a peu à 6,12 % le taux à un an de la Banque centrale. Mais cette arme classique des gouvernements a toute chance d’avoir peu d’effet, du fait que la Chine ne dispose pas encore d’un véritable marché monétaire et que les banques ont de telles liquidités qu’elles n’ont nul besoin de recourir au refinancement de la Banque centrale. Il reste à souhaiter, l’exemple aidant, que Pékin saura éviter que ne se produise une crise analogue à celle qui, partie de l’immobilier, s’est étendue à l’ensemble du système bancaire grevé de créances douteuses dans un Japon qui a mis des années à s’en remettre. Car, en raison de la place varia qu’elle a prise sur la planète, tout accident sérieux qui la toucherait affecterait aussi les autres économies et le marché mondial, de même qu’hier les Etats-Unis toussaient quand la General Motors s’enrhumait... attendre un long moment avant que ces mesures, comme les recherches précitées visant à réduire les rejets de CO2, n’aboutissent à des résultats correspondant à l’ampleur actuelle et à venir de la pollution chinoise. Sur le plan international, la pression exercée depuis quelques années par les Etats-Unis pour que la Chine réévalue le yuan est une autre source d’inquiétude, susceptible d’avoir, elle aussi, des conséquences sur la croissance chinoise, comme sur les marchés financiers. Après un bond de 15 % en un an, le déficit de la balance commerciale américaine devrait atteindre 200 Mds$ en 2006. La cause en est, pour Washington, une sousévaluation du yuan qui, malgré sa mini-réévaluation de l’été 2005, n’a gagné que 4 % face au dollar. Il s’agit, pour les Etats-Unis – et pour la Chine – d’un problème d’importance, du fait qu’ils absorbent 20 % des exportations chinoises, soit environ 6 points de PNB. Aussi faut-il s’attendre à ce que ce problème fasse, surtout après la récente victoire des démocrates au Sénat et l’arrivée à Pékin d’une délégation américaine de haut niveau, à des négociations serrées à l’issue incertaine. La prolifération que ne manquera de provoquer la poursuite, même à un rythme réduit, de la croissance chinoise, concerne l’ensemble de la planète. L’Europe, au même titre que chacun de ses Etats membres, se trouve directement concernée, et devra, dans les négociations découlant du protocole de Kyoto qui ne sont qu’à leur début, faire entendre sa voix avec le poids que lui confèrent les vingt-sept Etats qu’elle représente. L’importance des enjeux, et les difficultés à prévoir pour obtenir des avancées rapides et significatives d’une Chine qui souhaitera poursuivre sa croissance, et des Etats-Unis qui n’ont toujours pas ratifié le protocole pourtant bien insuffisant de Kyoto, rendent indispensables la présence et la participation active de l’Union européenne aux négociations qui ne vont pas manquer de se poursuivre, comme c’est le cas pour celles qui se poursuivent dans le cadre de l’OMC. Un troisième sujet de préoccupation pour les autorités chinoises est la disparité croissante entre les revenus et la richesse des sept provinces côtières qui, avec 28,5 % de la population, comptent pour 80 % des exportations et 48 % du PIB, et les autres, comme, au sein de chacune d’entre elles, entre les différentes classes sociales qui y cohabitent. L’abandon du régime maoïste, la privatisation avec la corruption qu’elle a entraînée, la fermeture des anciennes entreprises d’Etat avec tous leurs laissés pour compte, l’engagement à « s’enrichir selon ses moyens » ont, comme dans tous les Etats autrefois communistes, radicalement modifié la composition traditionnelle de la société chinoise. Sans que l’on puisse parler de « classes », dont il serait malaisé de définir les limites et le nombre, l’Empire du Milieu compte maintenant des « très riches », des « riches », une « bourgeoisie » qui prend place au sein du parti, les « pauvres » et les « très pauvres ». Ces derniers, au nombre de 200 millions selon certains, chassés de leurs terres souvent à des fins d’urbanisation, deviennent, à la ville, ouvriers du bâtiment, mal payés, logés dans des baraquements de chantiers, taillables et corvéables à merci. Cette situation nouvelle, résultant aussi bien du nombre croissant de « nantis » aux fortunes insolentes dues à la corruption, que de l’insupportable dégradation du statut des « laissés pour compte », comporte suffisamment de risques pour que les autorités aient, il y a peu, fait de la lutte contre les inégalités sociales une priorité. En n’hésitant pas, pour l’exemple, à inculper et incarcérer pour corruption le secrétaire général de la ville de Shanghai, par ailleurs membre non négligeable du parti..., mais aussi du « clan de Shanghai », qui, après avoir eu son heure de gloire à Pékin, n’y est plus en cours aujourd’hui... A ce problème s’ajoute celui, récurrent, des minorités ethniques, au nombre de 55, représentant plus de 8 % de la population, dont celles de Mongolie et du Sin Kiang (les Ouigours). Elles font depuis des décennies l’objet d’une brutale politique de « sinisation » consistant en une implantation massive de « hans » sur leurs territoires respectifs, qui sera facilitée par l’achèvement récent de la voie ferrée la plus élevée et la plus « acrobatique » du monde reliant Pékin à Lhassa. Mais, plus que ces problèmes ethniques, assez sérieux pour entraîner parfois la fermeture de certaines régions au tourisme, ce sont le chômage, dont on ne connaît l’importance exacte, et la montée des inégalités sociales qui pourraient, s’ils se développaient, provoquer des révoltes ou des jacqueries, du type de celles qui jalonnent la longue histoire de la Chine, autrement sérieuses que les 80 000 manifestations violentes recensées en 2005. Tout Français se rendant en Chine ne peut qu’être frappé, et préoccupé, par les abyssales différences existant entre un pays attaché aux trentecinq heures et replié sur lui même, et une Chine, qui, s’ouvrant au monde après un long repli, s’adapte à la mondialisation, et déborde d’un dynamisme qui ne manque d’étonner. La présence française que traduit en 2006 l’installation de quelque 650 entreprises qui, sur 1 400 sites, représentent son industrie, sa grande distribution et ses produits de luxe, surtout à Shanghai (33,5 %), Pékin (24,5 %) et Canton (14,4 %), n’est plus dans la Chine d’aujourd’hui à la mesure de l’influence que lui conféraient au XIXe siècle les concessions et les nombreuses missions religieuses qu’elle y avait. Avec en 2004 seulement 438 Mc, à peine 1,1 % du total, nos investissements y sont faibles, laissant la Chine, sans la zone douanière de Hong Kong, à un rang – le 22e – inférieur à celui des pays de l’ASEAN (1,7 %) ou du Japon (3,4 %). Les échanges commerciaux, qui affichent régulièrement une baisse de nos exportations et une hausse des importations, font de la Chine notre septième fournisseur et quinzième client, avec 5,7 Mds$ et 1,37 % de part de marché, laissant notre pays au second rang européen, loin derrière l’Allemagne (4,6 %). Sans atteindre, de bien loin, celui de 240 Mds$ que les Etats-Unis escomptent en 2006 de leurs échanges avec la Chine, le solde négatif des nôtres, de 15,1 Mds$ en 2005, dépasse celui que nous avons avec l’Allemagne et reste depuis trois ans le plus important de nos déficits bilatéraux. Il révèle une réduction de notre part de marché qui, de 1,3 %, nous place derrière l’Italie et, là encore, l’Allemagne. Une telle situation, qui est en décalage avec la montée en puissance de la Chine, a certes, plusieurs causes, dont l’une est la difficulté pour nos PME d’établir des relations commerciales et, plus encore, de s’installer, dans un pays si éloigné et si différent, avec les moyens dont elles disposent. Aussi des efforts ont-ils été entrepris, par la Chambre de commerce francochinoise, et par la Mission économique de notre ambassade à Pékin, pour mettre en place un dispositif d’appui en vue d’accompagner le développement de nos PME. Il faut y voir un complément aux mesures décidées, par ailleurs, dans le domaine universitaire, comme la création de l’Institut franco-chinois d’ingénierie et de management en 1999, entre l’université shanghaïenne de Tongji, et Paris Tech qui regroupe onze grandes écoles françaises, dont Polytechnique. A l’heure où le réchauffement de la température ne fait plus de doute, la pollution et ses effets sur la planète sont un quatrième élément susceptible d’influer sur la croissance chinoise. Le gouvernement de Pékin a conscience de la gravité d’une situation que crée non seulement la forte pollution atmosphérique déjà relatée, mais aussi une avance aussi régulière qu’inquiétante de la désertification, qui accroît d’environ 1 000 kilomètres carrés par an une zone en couvrant déjà 1 300 000. L’eau pose également de graves problèmes, du fait que 20 % des nappes phréatiques seraient actuellement polluées, alors que le développement va en augmenter fortement les besoins dans les toutes prochaines années, et que certains fleuves ont des difficultés à s’écouler en certaines saisons jusqu’à la mer, sans que le barrage des Trois-Gorges en soit la seule cause. Pour faire face à cette situation, il est procédé dans certaines zones et le long d’autoroutes à des reforestations, et dans les villes en expansion à l’aménagement d’espaces verts. Mais il est à craindre qu’il faille encore Pour indispensables et utiles qu’ils soient, ces efforts doivent s’accompagner de mesures, au double niveau national et communautaire, d’autant plus nécessaires et urgentes que se creuse, non plus avec les seuls EtatsUnis, mais aussi avec le nouveau venu qu’est la Chine, un écart préoccupant dans les domaines de la productivité, de la recherche et de l’innovation plus que jamais à la base de notre propre développement et même de notre survie économique. Pour répondre à l’immense et nouveau défi que constituent le réveil et la croissance de la Chine, l’Union européenne se doit sans retard de réactiver la mise en application résolue du programme de Lisbonne. Malgré son caractère sans doute un peu trop ambitieux, il n’en reste pas moins, à l’heure de la mondialisation, le seul moyen d’assurer à l’heure de la mondialisation le développement économique de l’Europe qui lui est nécessaire pour pouvoir jouer à égalité dans la cour des grands que sont aujourd’hui les Etats-Unis, la Russie et maintenant la Chine, avant que ne les rejoigne demain l’Inde et le Brésil. LA CHINE, LA FRANCE ET L’EUROPE 713