UNIVERSI TE RENE DESCARTES FACULTE DE MEDECI NE PARIS V ANNEE 2006 THESE POUR LE DOCTORAT EN MEDECINE DIPLOME D’ ETAT PAR Philippe HOURDRY Né le 25 mars 1974 à Suresnes Présentée et soutenue publiquement le 23 juin 2006 TITRE : L’ OMNIPRATICI EN : SA PLACE DANS LA SOCIETE DEPUIS LA REVOLUTION FRANCAISE Présidente de thèse : Directrice de thèse : Professeur Josette DALL’AVA-SANTUCCI Professeur M arie-Josée IM BAULT-HUART JURY D E THÈS E : Professeur Josette DALL’AVA-SANTUCCI Professeur M arie-Josée IM BAULT-HUART Professeur Jean-Paul M ARTINEAUD Docteur Grégoire M OUTEL Docteur Patrick TEBOUL Cadre réservé à l’administration 1 A ma présidente de thèse : Professeur Josette DALL’AVA-SANTUCCI Qui m’a fait l’honneur d’accepter la présidence de cette thèse. M es plus vifs remerciements pour m’avoir permis de m’orienter vers une analyse historique, et pour m’avoir délivré des conseils précieux tout au long de ce travail. Qu’elle trouve ici le témoignage de ma haute considération et de mon profond respect. A ma directrice de thèse : Professeur M arie-Josée IM BAULT-HUART Qui m’a guidé avec patience et générosité dans l’élaboration de ce travail. Nos nombreux entretiens m’ont enrichi, dans un domaine qui ne m’est pas familier au départ, celui de l’histoire. Des conseils éclairés, notamment sur les choix bibliographiques et les axes de réflexion, m’ont permis de cerner progressivement mon sujet de thèse et de construire un plan. Des remarques avisées m’ont également accompagné pendant la rédaction de cette thèse. Sans cette aide précieuse, ce travail n’aurait pas pu se faire. Qu’elle trouve ici le témoignage de mon admiration sincère et de mon profond respect. A mes juges : Professeur Jean-Paul M ARTINEAUD Docteur Grégoire M OUTEL Docteur Patrick TEBOUL Qui m’ont fait l’honneur de s’intéresser à ce travail et de le juger. Qu’ils trouvent ici le témoignage de ma gratitude et de mon profond respect. 3 A mes parents Jacques et Rozenn Qui m’ont permis d’effectuer de longues études dans les meilleures conditions. Pour leur soutien sans faille. Avec toute mon affection. Je leur dédie ce travail de thèse. En mémoire de mes grands-parents Hector et Lucie HOURDRY Rémy et Suzanne BOURLÈS Dont le souvenir m’est très cher. A ma compagne Marie-Agnès RUGGIU Pour sa présence à mes côtés pendant ces années de résidanat et de travail de thèse. Nos discussions furent fructueuses, et je la remercie également pour ses conseils méthodologiques. A toute ma famille A tous mes amis 5 PLAN GENERAL INTRODUCTION………………………………………………………………………….13 I. PREMIERE PARTIE : LE S AVOIR MEDICAL ET S A PRATIQUE……...………..15 A. PREMIER CHAPITRE : L’ EVO LUTION DANS LE TEMPS DES CHAMPS THEORIQUES DU S AVOIR MEDIC AL….………………………………..……….……16 1. La naissance d’une méthodologie propre coexistant avec d’autres savoirs au début du XIXème siècle………………...……………………………………………………………...16 a) L’héritage médical de la période du M oyen-Age à la Révolution française……….16 (1) La structuration d’un enseignement médical………...………..…………..16 (2) La marche lente du savoir médical………………………….…………….17 (3) Le développement d’un savoir chirurgical autonome.………………….....18 b) L’éclosion de la méthode anatomoclinique au début du XIXème siècle : une révolution médicale…………………………………………………...………………………19 (1) La naissance d’une méthode rigoureuse propre à la médecine…………....19 (2) Les différentes doctrines………………………………………………..…20 (3) Une instrumentation croissante pour localiser le trouble pathologique.…..21 c) La persistance parallèle des moyens traditionnels et empiriques au XIXème siècle…………………………………………………………………………………………..22 (1) Les « recettes » familiales……………………………………………...….22 (2) Les « charlatans »………………………………………………………....22 (3) Les tâtonnements empiriques du corps médical……….…………….……23 d) L’hygiénisme au XIXème siècle………………………...…………………...…….25 (1) La notion d’épidémie……………………………………………….……..25 (2) Le concept de dégénérescence et le discours eugéniste…………………...26 (3) L’hygiénisme en pratique…………………...…………………………….27 7 2. Un élargissement des savoirs et une efficacité thérapeutique naissante à la fin du XIXème siècle……………………………………………………………………………......27 a) La médecine expérimentale……………...…………………………….…………...27 (1) François M agendie (1783-1855) : le pionnier de l’expérimentation en médecine……… …….……………………….……………..………..……….27 (2) Claude Bernard (1813-1878) : la méthode expérimentale appliquée à la médecine……………………………….……………………………………...28 b) Louis Pasteur (1822-1895) et le pasteurisme médical…………………………..…29 (1) La découverte de l’étiologie « microbienne » et la pratique d’une prévention efficace……………..………………..………………………...….29 (2) L’immunologie : vers une action curative forte………………...………....31 c) Les sciences « dures » intégrées dans le savoir médical…………………...…….31 d) L’émergence de savoir-faire spécifiques……………………………………….….33 (1) L’obstétrique et la pédiatrie………………………………...…………..…33 (2) La psychiatrie…………………………………………….……………..…34 (3) Un geste chirurgical de plus en plus technique et finalement son encadrement médical…….…..………………………………………………..36 3. Le paysage actuel des savoirs se dessinant au XXème siècle…………….……………..37 a) Une application thérapeutique majeure : le médicament……………………..……37 b) Une technologie médicale permettant une efficacité médicale croissante………....39 c) La génétique et les biotechnologies………………..……………………………....40 B. DEUXIEME CHAPITRE : LA FORMATION MED ICALE……………………...….42 1. Les structures de formation……………………………………………………..……….42 a) La Faculté et l’hôpital……………………………………...………………………42 (1) Un complet chamboulement pendant la période péri-révolutionnaire.…...42 (2) L’évolution aux XIXème et XXème siècles……………………….……...45 b) Les formations médicales complémentaires du docteur………..………………….47 (1) Les apprentissages extra-universitaires au XIXème siècle et au début du XXème..……………………………………………………………………………....47 8 (2) La formation post-doctorale du médecin généraliste depuis 1945……......49 2. L’étudiant en médecine…………………………………………………..……………....52 a) Le cas particulier d’une « sous-caste » de médecins: le corps des officiers de santé (1803-1892)………………………………………………………………...………………....52 b) Le cursus pour devenir docteur…………………………………………………….54 c) L’accès des femmes à la formation médicale………….………………………..…57 3. L’évolution de l’orientation pédagogique de la formation universitaire du médecin………………………………………………………………………………..……..58 a) Un enseignement clinique au sein d’un savoir encyclopédique, au début du XIXème siècle…………………………………………………………………………..……....58 b) Les sciences dites « accessoires » devenant fondamentales dans l’enseignement médical à la fin du XIXème siècle………………………………………...………….60 c) Une valorisation des spécialisations et des techniques au détriment de la médecine générale au XXème siècle…………………………..…………………………..…….63 C. TROIS IEME CHAPITRE : L’ EXERCIC E DE L’ OMNIPRATICIEN AU QUOTIDIEN…….………………………………………………………………………......66 1. Les pathologies……………………...…………………………………………………….66 2. L’omnipratique au XIXème siècle……………………………………………………….70 3. La médecine générale au XXème siècle……..…………………………………..……….72 II. D EUXIEME PARTIE : S OCIETE ET S YS TEME D E S ANTE……….…………......75 A. PREMIER CHAPITRE : LA N AIS S ANCE D’ UNE POLITIQUE S OCIALE.….....76 1. Le contexte sociopolitique et économique au XIXème siècle……….....………….……76 a) La société bourgeoise à l’ère industrielle………………………………….……….76 b) Le système de santé au cœur du projet social depuis la IIIème république………..77 2. Les avancées législatives………………………...…………………………………..…....79 a) L’enfance et la maternité…………….……………………………………………..79 b) La législation du travail……………………...……………………….…………...80 c) Les aliénés………………………………………...……………………………..…81 9 3. L’extension de la prise en charge médicale……………….……………………...…..…82 a) La médicalisation des indigents au XIXème siècle et le principe d’assitance......…82 b) La naissance de la médecine sociale et du mutualisme dans la deuxième moitié du XIXème siècle………………………………………………………………………………...84 c) Vers une prise en charge médicale de toute la population au XXème siècle……....86 B. DEUXIEME CHAPITRE : LES ACTEURS S ANITAIRES AU S EIN D E LA SOCIETE…………………………………………………………………………………….88 1. L’hôpital au XIXème siècle et au début du XXème……………...………………..…....88 a) La période révolutionnaire………………………...……………………………….88 b) De l’hospice à l’hôpital moderne…….…………………………………………….90 c) La laïcisation hospitalière et la naissance de la profession infirmière……………..91 2. L’hôpital depuis la fin de la deuxième guerre mondiale…………………….…………94 a) Un plateau technique et un service public………………….………………………94 b) Une nouvelle fonction : directeur d'hôpital……………………………………...…96 3. L’omnipraticien, et finalement le « généraliste »………………..………………..….....97 a) La démographie médicale………………...………………………………...……...97 b) Le statut libéral……………..…………………………………….……………..…99 c) La rémunération des médecins…………………………………………………....102 C. TROIS IEME CHAPITRE : LA CONS TRUCTION DE LA S ANTE PUBLIQUE ET DU RES EAU D E S OINS ……..………………………………………….…………...……105 1. Le développement de l’hygiène au XIXème siècle………….…………………………105 a) Un corps médical intégrant la notion de santé publique……………………….....105 b) La mise en place de structures…………………………………………….……...106 c) L’entreprise hygiéniste porteuse d’avancées sanitaires concrètes………….....….108 2. Vers une centralisation de la santé publique……………………………...…..……….110 a) L’augmentation des dépenses de soins…………………....…………………...…110 b) Vers un ministère de la santé publique…………………………….…………......112 10 c) Vers une évaluation des besoins sanitaires et une rationalisation des dépenses de soins……………………………………..………………………………………..…………114 3. Le développement des réseaux de soins……………………………………..…………120 a) Les réseaux ambulatoires aux XIXème et XXème siècles………..………………120 b) La structure hospitalière après 1945 : un entrelacement de réseaux…………...…123 III. TROIS IEME PARTIE : LES REPRES ENTATIONS MENTALES DE LA MED ECIN E DANS LA S OCIETE……………………..……………………………...…125 A. PREMIER CHAPITRE : LE MED ECIN : S ES ATTENTES ET S ES OBJECTIFS ………………………………………………………………………………..126 1. Ses attentes personnelles……...…………………….…………………………………...126 a) Désir de connaître……………………………………...………….…………...…126 b) Augmenter son prestige………………...…………………………….…………..128 c) Exigence récente de sa propre qualité de vie…………………………......………130 2. Ses enjeux dans la société………………………….………………………..…..………131 a) Une influence morale dans la sphère privée………..………………..……...……131 b) Une autorité politique dans la sphère publique …………………………...…..….133 3. S oigner………………………………….…………………………...…………….……...136 a) Guérir la maladie………………………………………………………...………..136 b) Un art centré sur le patient…………………………...……………….……..……137 B. DEUXIEME CHAPITRE : LE MALAD E…………………………………...……….139 1. Maladie et société………………….………………………………………………..…...139 a) Une société bourgeoise et sécularisée au XIXème siècle……...………………...139 b) De meilleures conditions de vie…………………………..………………….…...140 c) L’évolution des notions de maladie et de santé………………….…..…………...141 11 2. La culture médicale populaire……………………………………………….…………143 a) Le corps : un champs non maîtrisable par l’homme jusqu’au XIXème siècle………….………………………………………………………………......….143 b) Une culture populaire s’imprégnant de la médecine officielle aux XIXème et XXème siècles…..…………………………………………………………………...144 c) L’actuelle redéfinition du rapport expert / profane en médecine………………....146 3. L’individu malade……………………………………………….……………………....147 a) Une identité dans la maladie………………………...………………….………...147 b) Le rapport aux soins : de la naissance du désir de santé jusqu’à la consommation individualiste……………………………..………………………………………….149 c) Le rapport au corps : entre responsabilité personnelle et déresponsabilisation…..152 C. TROIS IEME CHAPITRE : LA PLAC E DU MED ECIN…………………………....153 1. Par rapport au malade………….………………………………………………..……..153 a) D’une autorité vers une responsabilité totale du médecin………………………..153 b) Une prise en charge « technicienne » du patient………………………………….155 c) Le médecin confronté à l’ « humain »…………………………...….…………....158 (1) Le colloque singulier………………………….………………………....158 (2) Donner du sens dans une société en perte de repères…………..……..…161 2. Dans la société……….………………………………………………………...………....164 a) Le statut et le rayonnement du médecin…………..………………………...…….164 b) Des enjeux médicaux dépassant un cadre scientifique et individuel……………..166 (1) Contiguïté du médical et du social…………………...…………………..166 (2) Entre prise en charge individuelle et gestion de la santé collective……...168 (3) Enjeux éthiques………………..………………………………………....170 CONCLUS ION………………………………………………………………………...…...173 BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………….…...………175 12 INTRODUCTION Arrivé à la fin de ma formation et exerçant la médecine générale, appréhender la place du médecin dans notre société au début du XXIème siècle n'est pas chose aisée. On peut se demander où l'on est, et où l'on va. L'accélération des techniques connue actuellement est vertigineuse, aussi les savoir-faire médicaux sont-ils en permanence tournés vers l'avenir. C'est au contraire un éclairage historique que j'ai choisi pour mettre en relief les différentes composantes de la place du médecin et, plus précisément, celle de l'omnipraticien. Je me limite à la période postérieure à la Révolution française, extrêmement riche, en raison notamment des bouleversements successifs du savoir médical. Le sujet du présent travail est donc : « l'omnipraticien : sa place dans la société depuis la Révolution Française ». Le terme d'omnipraticien désigne une pratique dans tous les éléments de la médecine, ce qui est le cas de tous les médecins du XIXème siècle. Au cours du XXème siècle, le terme de médecin généraliste prend le dessus, à la signification plus floue, s'opposant à une spécialisation sous-entendue plus élevée. Différents regards peuvent donner une « place » à l'omnipraticien dans la société : le patient, les autorités notamment politiques, les pairs. Le sujet est vaste, et source d'approches différentes. M ais, au fondement de la pratique médicale, il y a le serment d'Hippocrate (460-370 avant J.-C.), base qui pose historiquement la médecine comme une profession. Il est toujours prêté par chaque médecin au terme de son cursus universitaire. Dans la conception rationaliste des médecins hippocratiques, la médecine se fonde sur la connaissance de la nature humaine, en particulier celle des causes pouvant seule éliminer le hasard. Le divin se confond avec la nature, mais le médecin s'éloigne d'un pouvoir basé sur des « guérisons miraculeuses » et doit acquérir une habileté et un jugement. La fonction de médecin nécessite ainsi un savoir-faire, transmis par un enseignement de maître à élève, ce qui est particulièrement explicité dans le serment d'Hippocrate. L'une des grandes originalités des médecins hippocratiques est que, dès leur époque, apparaît une réflexion sur leur activité : ils ne se contentent pas d'exposer la pratique médicale, mais réfléchissent sur les conditions nécessaires pour que cette pratique soit un « art », définissant ainsi ce qu'est la « science médicale ». Les médecins hippocratiques ont ainsi une haute idée de leur mission et des exigences de leur profession. Les écrits d'Hippocrate et de ses contemporains définissent de nombreux et riches préceptes, le but de la médecine étant d'être utile au malade ou du moins de ne pas lui nuire. Des qualités morales sont parallèlement requises, notamment l'abnégation (« le médecin, à l'occasion des malheurs d'autrui, récolte pour lui les peines »), le refus d'une vaine gloire par des procédés inutilement spectaculaires, 13 une conduite décente et la discrétion sur ce qu'il aura entendu ou vu pendant ses visites. L'analyse historique de ce travail de thèse a pour volonté de garder en perspective ces considérations hippocratiques, afin de former une appréciation éthique dans l'évolution de cette place du médecin. Pour appréhender tout cela, j'ai choisi une méthode présentant les thèmes de ma réflexion et les appréciant dans leur perspective historique ; pas depuis Hippocrate hélas, mais plus modestement depuis la Révolution française. La première partie se consacre à l'étude du savoir médical et de sa pratique. Les avancées théoriques ainsi que les modalités de son enseignement. Dans cette première partie est ensuite étudiée la distribution des pathologies, influençant nécessairement la pratique médicale. Sont également étudiées les différentes compétences pratiques sollicitées par les omnipraticiens au XIXème siècle, puis par les médecins généralistes au XXème. L'objet de la seconde partie est l'étude de la société, dans les intrications qu'elle développe avec le système de santé. En effet, la place du médecin ne dépend pas exclusivement de son savoir médical, mais bien de la société dans laquelle il exerce. Les avancées législatives mettent en particulier en évidence les attentes de la société, tout en étant l'aboutissement de travaux médicaux. L'extension de la prise en charge médicale est un autre facteur majeur dans l'impact que peut avoir le médecin dans la société. Les différents acteurs sanitaires du système de santé sont étudiés et notamment l'hôpital, « laboratoire » des nouvelles techniques médicales. On observe par ailleurs l'apparition de nouveaux pouvoirs, en particulier celui des directeurs d'hôpitaux, ce qui modifie la place du médecin dans le système de soins. La construction de la santé publique et du réseau de soins sont ensuite étudiés, ce qui permet d'apprécier l'organisation sanitaire, au sein de laquelle l'omnipraticien prend place. La troisième partie, enfin, étudie les représentations que se font les médecins, puis les malades, de la médecine. Le dernier chapitre étudie la place du médecin proprement dite, dans son rapport au malade, et dans la société. 14 I. PREMIERE PARTIE LE SAVOIR MEDICAL ET SA PRATIQUE 15 A. PREMIER CHAPITRE : L’ EVOLUTION DANS LE TEMPS DES CHAMPS THEORIQUES DU S AVOIR MÉDIC AL 1. La naissance d’une méthodologie propre coexistant avec d’autres savoirs au début du XIXème siècle a) L’héritage médical de la période du M oyen-Age jusqu’à la Révolution francaise (1) La structuration d’un enseignement médical Bien que la médecine soit une science très ancienne dans l'histoire de l'humanité, les conditions d'un enseignement structuré de la matière, dans le monde occidental naissant au début du M oyen Age, ne se dessinent que lentement. En l'absence d'école, tout d'abord, un savoir se voulant médical se transmet de père à fils, de maître à élève. Ce type de formation perdure jusqu'à la Révolution française, et même bien après, formant alors bon nombre de « charlatans ». L'Eglise détient une administration, et c’est elle qui permet l’éclosion de conditions favorables à un enseignement officiel des savoirs. Les religieux seuls, gardent l'accès aux précieuses archives. Cependant, restent longtemps oubliées la médecine grecque curieuse et sceptique, la médecine romaine raisonneuse, et la médecine arabe si fidèle aux deux précédentes. Au concile de Tours de 1163, interdiction fut faite aux clercs de faire couler le sang. La chirurgie se retrouve séparée de la médecine, et confiée à des assistants méprisés, les barbiers. Les deux savoirs, médical et chirurgical, évolueront pour leur propre compte, avant de fusionner au cours de la période révolutionnaire. Le concile de Latran, en 1175, est décisif, en décidant que « toute église cathédrale doit entretenir un maître chargé d'instruire les clercs de l'église ». Le succès de l'entreprise est si considérable que des bâtiments doivent être construits hors de l'évêché, où émigrent les professeurs clercs pour leur cours. Les universités sont nées. Très tôt se pose la question du mariage de ces médecins dont on ne sait pas très bien s'ils sont encore clercs, ou déjà laïcs. Une volonté d'autonomie n'aboutira que bien plus tard. Les facultés nouvelles se développent petit à petit dans les différentes provinces. Pendant plusieurs siècles coexistent les médecins de facultés et les soignants formés de façon empirique. Au long des XIIIème, XIVème et XXème siècles, les médecins des facultés étendent leur emprise et relèguent les empiriques au fond des campagnes. En trois siècles, sont retrouvées une unité et une organisation de la formation médicale, desquelles est exclu le savoir chirurgical. La lecture du corps et l'action thérapeutique sont partagées entre deux corporations : les médecins théorisant sur les maladies du corps interne, et les chirurgiens intervenant activement sur le corps externe. 16 Au XVIIIème siècle, les sociétés de pensée se multiplient, une à Paris dès 1720 et partout en province. La Société Royale de M édecine voit le jour le 29 avril 1774, sur édit de l'administration royale, pour répondre aux inquiétudes populationnistes. Elle devient une véritable institution de formation permanente, d'initiation des médecins à l'observation et de diffusion des nouvelles méthodes médicales. Le roi crée ainsi un véritable organe gouvernemental de la santé publique, où l'activité consiste principalement en la consignation de bulletins météorologiques et nosologiques, ce qui permet la recherche de liens entre les épidémies, la morbidité, les climats et les saisons. (2) La marche lente du savoir médical Pendant la majeure partie du M oyen Age, l'Eglise, détenant par ses facultés le contrôle de l'enseignement, se satisfait d'un savoir hérité de l'antiquité. D'autant que ce savoir va dans le sens des conceptions du monde partagées par le monde chrétien. Galien, qui est après Hippocrate, le grand médecin de l'antiquité, admet une philosophie vitaliste douant le corps humain d'un pneuma d'essence divine, et insiste à évoquer un dieu unique. Les aphorismes d'Hippocrate permettant en particulier le diagnostic de certaines maladies fatales, seront parfois utilisés jusqu'au XXème siècle. Les conceptions du corps-microcosme accordé au grand macrocosme de l'univers, prévalent dans les sociétés occidentales au moins jusqu'à la Renaissance, cède peu à peu la place à une vision d'un organisme-machine. Au milieu du XVème siècle, l'invention de l'imprimerie permet une large diffusion de ces textes « sacrés », qui peuvent être pleinement rediscutés et révéler leurs richesses. Le sens de l'observation clinique d'Hippocrate est progressivement redécouvert, et son système étiologique est débattu. La climatologie hippocratique conserve longtemps une grande influence et ainsi, les conditions climatiques sont très largement invoquées dans la recherche des causes des épidémies jusqu’au X VIIIème siècle. En 1543, Copernic offre au monde un nouveau système cosmologique, dans l'ouvrage De revolutionibus, en contradiction totale avec les apparences et le vécu immédiat. Les certitudes de l'Eglise sur sa vision du monde vacillent. L'ordre ancien est bousculé, et les facultés continuent à vivre sur un enseignement dont la stagnation et l'insuffisance apparaissent pour beaucoup. Au XVIème siècle, les thèses antiques et médiévale sont bousculées, des idées neuves s'engouffrent dans les fissures, et des hommes commencent à les mener à bon port sans se perdre. Au XVIIème siècle, de nouvelles théories sont avancées sans encourir les foudres de l'Eglise, et provoquent des discussions violentes. C'est en 1628 que Harvey publie un traité sur la grande circulation du sang. Ce système sera complété en 1661 par M alpighi, avec la découverte des capillaires, grâce au 17 microscope. Au XVIIIème siècle, la théorie humorale demeure un savoir prépondérant dans la pratique médicale. Ses prétentions curatives, en particulier, en font la pérennité : la maladie venant d'un dérèglement des humeurs, la thérapeutique consiste à rétablir l'équilibre rompu en évacuant les humeurs viciées, et en favorisant leur circulation. Saignées et purgations ont donc une justification théorique. Les cours continuent d'enseigner le vieux cadre rhétorique, où circumfusa (l'air), ingesta (aliments, boissons), excréta (excrétion, bains), applicata (vêtements, cosmétiques), percepta (moeurs) et gesta (gestes), sont déterminants dans le maintien de la santé. Les objectifs de la Société Royale de M édecine mettent en évidence les préoccupations des médecins à la fin du XVIIIème siècle : le souci de la géographie et de la météorologie, la prise en compte des paramètres biologiques de l'âge, du sexe, du tempérament, du régime alimentaire. Le praticien commence par étudier l'environnement naturel et climatique, puis « la manière de vivre des habitants », avant de passer à l'auscultation individuelle. M embres de l'élite éclairée ou souhaitant s'y intégrer, les médecins portent le même regard étonné condescendant et ambigu que celui des autres « observateurs sociaux ». Hommes des lumières, les auteurs des topographies médicales ne sont pas seulement des moralistes, mais aussi des réformateurs sociaux avant la lettre. L'observation est tout autant sociale que physique, et la démarche médicale consiste davantage à prévenir qu’à guérir les maladies. Les principales découvertes de la médecine semblent échapper aux médecins. Le microscope est perfectionné par un hollandais non médecin, Antony van Leeuwenhoek (1632-1723). C'est un chimiste, Lavoisier (1743-1794), qui entame la connaissance des phénomènes respiratoires. Cependant, un état d'esprit nouveau remplace le recours aux grands textes de l'antiquité par l'observation concrète du malade comme guide central de la démarche médicale. Cet héritage de la médecine de l'ancien régime ne sera pas renié au XIXème siècle. (3) Le développement d’un savoir chirurgical autonome Face au mépris des médecins, les barbiers se constituent dès 1268 en un collège de barbiers-chirurgiens avec pour patrons saint Côme et saint Damien, et s'accordent des titres de maîtres. Ils lutteront avec obstination pendant des siècles pour rejoindre le monde des médecins. En 1731, Louis XV crée l'Académie Royale de Chirurgie, ce qui enrage les médecins de la Faculté. Le barbier-chirurgien devient un chirurgien. À cette date, on peut dire, que les chirurgiens ont contourné et dépassé les médecins. Aussi puissant qu'eux, peut18 être plus riches, ils imposent leurs vues. La fusion en un même corps des médecins et des chirurgiens se fera, nous le verrons, pendant la période révolutionnaire. La longue existence comme caste « inférieure » n'a pas eu que des inconvénients. Libres des pesanteurs intellectuelles des facultés officielles, ils seront souvent à l'origine de progrès plus vifs : les médecins enseignent une anatomie qu'ils ne connaissent pas, tandis que les chirurgiens plongent leur scalpel dans le cadavre. La guerre fait progresser la technique chirurgicale. Ambroise Paré (1510 env-1590) peut démontrer le bien-fondé de ses idées sur les champs de bataille, où l'urgence autorise l'audace de solutions nouvelles. C'est lui, par ailleurs, qui introduit la langue française dont le monde médical. Les médecins constatent qu'ils ont du mal à se passer de ces hommes aux mains expérimentées. L'anecdote célèbre de la fistule anale de Louis XIV, en 1686, met en évidence la place du savoir-faire chirurgical de l'époque : aucun médecin de la Cour n'ayant pu la guérir, Félix, le barbier-chirurgien, parvient à remettre à plat la fistule royale. L'enseignement médical dans les hôpitaux est officiellement organisé en 1747. En 1774, les chirurgiens fondent un hospice de l'école de chirurgie, pour faciliter l'étude de la pathologie chirurgicale. S'y ajoutent une chaire d'anatomie et une chaire de chimie chirurgicale. Pierre Joseph Desault, chirurgien à la Charité, transporte son enseignement à l'Hôtel-Dieu. On arrive à une préséance de l'enseignement clinique auprès des malades, sur l'enseignement théorique livresque dénué de toute pratique. Les chirurgiens en sont les initiateurs en France, même s'ils sont vite rejoints par les médecins. b) L’éclosion de la méthode anatomoclinique au début du XIXème siècle : une révolution médicale (1) La naissance d’une méthode rigoureuse propre à la médecine Bichat (1771-1802) instaure la notion de « tissus » et la notion de fonction des organes à partir de la structure tissulaire. Il fait œuvre révolutionnaire en publiant coup sur coup le traité des membranes (1799), les recherches physiologiques sur la vie et la mort (1801) et l'anatomie générale (1801). Ces ouvrages fondent véritablement l'anatomie pathologique qui prolonge et associe l'observation et l'anatomie. En passant de l'organe aux membranes, constituées en systèmes, il rompt avec l'approche purement anatomique qui confondait le siège et la cause des maladies. Bichat veut élever la médecine à la dignité des sciences 19 expérimentales que sont physique et chimie, en unissant la rigoureuse observation clinique à l'examen des altérations lésionnelles. Les principes de la méthode anatomo-clinique se dessinent. Les tissus sont pris en compte en fonction de leur rôle physiologique, et le diagnostic se fait plus précis, centré sur le tissu affecté, point de départ spatial et temporel à partir duquel rayonne la maladie. Cette nouvelle médecine intègre une révolution conceptuelle dans l'image de la maladie et son diagnostic. La maladie est identifiée non plus à partir des symptômes fugaces observés sur le vivant, mais à partir d'une lésion spécifique. Celle-ci devient le support de l'étiologie, et un nouveau système nosologique apparaît. Dans le champ clinique moderne qui se constitue, c'est la lésion qui parle, et non plus le malade. L'anatomie pathologique peut assigner des lésions décelables post-mortem à des symptômes notés au lit du patient. Les élèves peuvent juger, le scalpel à la main, le bien-fondé des opinions magistrales. Les autopsies appliquées à des victimes de blessures mortelles permettent d'interroger les organes sains, les réflexes nerveux, et apportent à la physiologie une moisson d'expérimentations directes. La médecine se réorganise au sein de l'hôpital, car nécessitant des travaux de dissection et de multiples observations. Les cliniciens parisiens, sous l'influence de Pinel, sérient davantage les interrogations pertinentes et substituent à l'énumération plate des symptômes la quête hiérarchisée des caractères topiques. Cette nouvelle méthodologie implique, pour être rigoureuse, un grand nombre de malades, afin d'identifier la lésion au-delà des variations individuelles. Une méthode appelée « analyse numérique », développée par le Dr Pierre Louis, permet d'en améliorer l'analyse. Le grand hôpital urbain, et son personnel médical nombreux et qualifié, est le corollaire indispensable de cette nouvelle médecine. (2) Les différentes doctrines La thérapeutique est très contestée entre 1800 et 1850. Bichat traite la matière médicale de « ramassis informe d'idées confuses et de procédés décevants ». Les panachages empiriques et la polypharmacie sont unanimement condamnés. La tendance est à l'expectation, parfois à la prescription de régimes draconiens, ou de soins locaux. Les théories explicatives des lésions font également querelle. La doctrine de Broussais, baptisée « médecine physiologique » expose la majorité des maladies comme des inflammations, en particulier du tube digestif, les lésions anatomiques traduisant simplement un dérèglement de la fonction. Le traitement 20 majeur de cette inflammation consiste en saignées locales grâce à l'application de sangsues. Ces dernières seront importées en énormes quantités. L'éclectisme, loin d'être une association disparate de théories éparpillées, signifie plutôt des observations nombreuses et recoupées, et parfois des expérimentations. Le poids du morcellement en écoles rivales semble peu important au début d'un XIXème siècle, où l'on est frappé par l'unité d'un état d'esprit fait de doute et d'ouverture. (3) Une instrumentation croissante pour localiser le trouble pathologique Les autopsies se multiplient, mais bientôt l'exploration du cadavre est enrichie par celle du vivant. Le patient est dénudé pour l'examen clinique au cours du XIXème siècle. Devant une maladie interne, la lésion débutante est recherchée précocement et de nouvelles méthodes d'examen apparaissent, aboutissant à la constitution d'une science du diagnostic positif et différentiel. Une instrumentation multiple se développe, parallèlement à l'affinement de l'examen clinique, notamment la palpation ou la percussion. Cette dernière est l’objet d’un traité de Corvisart, publié en 1808. Le stéthoscope, inventé par Laennec en 1816, perfectionne le procédé de l'auscultation médiate. Le marteau à réflexes, la montre, le mètre ruban, le thermomètre intègrent la trousse du médecin. L'analyse d'urine devient courante : la recherche d'albumine dans les urines avec de l'acide acétique, la recherche de sucre souvent grâce au pharmacien. L'oeil pénètre toujours plus avant, à la recherche de la lésion débutante. A la fin du XIXème siècle, l’endoscope participe de cette démarche. La première hystéroscopie date de 1869, la cystoscopie de 1879, la gastroscopie de 1881, l’arthroscopie du genou de 1918. Cette localisation toujours plus poussée de la lésion restera au XXème siècle au coeur de la démarche diagnostique, ne cessant de progresser grâce aux avancées techniques successives. Ainsi, l'utilisation des rayons X à la fin du XIXème siècle bouleversera notamment l'approche de nombreuses affections. 21 c) La persistance parallèle des moyens traditionnels et empiriques au XIXème siècle (1) Les « recettes » familiales Pour une grande majorité de la population du début du XIXème siècle, l'accès au médecin est exceptionnelle. Face à la maladie existe un savoir médical populaire, empreint d'empirisme et de tradition. Dans l'imaginaire collectif, la femme est la plus apte à soulager, soigner, rassurer. La vie, la maladie, et la mort sont des domaines féminins. La mère de famille a la haute main sur les questions de santé. Chaleur, boissons abondantes, lait, atmosphère humide des fumigations, permettent au malade, adulte ou enfant, de se « refaire une santé ». Chacune possède un certain nombre de recettes soignant les maladies courantes, associant diététiques curative et préventive, et pharmacopée souvent transmise de mère à fille. Cette médecine maternelle, trouve parfois secours en la personne du médecin de famille, celui qui sait être l'allié de la mère de famille, et prescrivant dans la lignée traditionnelle. La recherche de l'analgésie gonfle les cahiers de recettes de médecine domestique, avec notamment des sédatifs végétaux, comme la valériane ou la belladone, des frictions aux orties, à l'alcool, à l'ammoniaque, et des cataplasmes plus ou moins émollients. Contre les souffrances térébrantes du panaris, tout est essayé, en particulier des substances très froides ou très chaudes, des corps gras, des toiles d'araignée, des feuilles de chou. La moindre plaie négligée peut, faute d'antisepsie, tourner à la catastrophe. Il existe cependant des solutions de première instance, comme par exemple l’eau salée, la cendre de tabac, la bave de limace, les pelures d'oignon, les pétales de roses. Pour guérir la toux, il y a notamment les saints thaumaturgiques, les plantes pectorales, les révulsifs, l’inhalation de fumier. Il est infini de rassembler tous les moyens, religieux et magiques, populaires et familiaux, censés calmer les différents troubles possibles. (2) Les « charlatans » Pendant des siècles, la médecine officielle a laissé se développer d'autres modes de soins que les siens, que l'on peut englober sous le terme de « charlatanisme », en particulier dans les campagnes. Ces pratiques suscitent un espoir de guérison et répondent à une certaine demande de soins de la population. Illégales au XIXème siècle, elles sont longtemps tolérées, car soutenues par l'indulgence des notables et les pétitions des habitants. À noter que Charles 22 X, par son sacre en 1824, réactive le pouvoir thaumaturgique des « rois de France par la grâce de Dieu », se mettant ainsi à la tête des guérisseurs. Cette « omnipratique » parallèle au savoir officiel présente de nombreux « savoir-faire » qu'il convient de brièvement aborder. Le remède secret est mis au point par un particulier ingénieux, et généralement vendu dans les foires et marchés. La recherche de l'analgésie est la première pourvoyeuse de médecine parallèle. Le traitement des brûlures, par exemple, est particulièrement demandé. Au sein d'un village, fréquemment, un habitant dispose, par héritage ou par don, du pouvoir de réduire les fractures ou de guérir une maladie par une recette secrète. L'adroit maréchal-ferrand taille la chair, replace les os, arrache les dents avec des tenailles. Le barbier tranche les abcès avec son rasoir. Le renoueur réduit les luxations à l'aide d'une chaise. Des matrones appuient parfois de toutes leurs forces sur le ventre de la parturiente pour hâter l'accouchement. D’autres charlatans jouent du bistouri sur des néoplasmes cutanés avant d'y appliquer un pansement à l'arsenic. La petite chirurgie, entorses, foulures et membres cassés, douleurs rhumatismales, sont du domaine des rebouteux. Ils possèdent un savoir anatomique traditionnel ou issu de la science officielle, et s'appuient sur des secrets pour assurer la guérison. Si le mal est plus mystérieux, le sorcier doit être capable de l'enlever. La plupart de ces paramédicaux exercent un autre métier, et ne donnent que des soins occasionnels et faiblement rétribués. Les avancées majeures de la science officielle à la fin du XIXème siècle décrédibilisent largement ce savoir « charlatanesque ». Le nombre de « charlatans » est pourtant, aujourd'hui encore, très élevé ! (3) Les tâtonnements empiriques du corps médical La variolisation, c'est-à-dire l'introduction de pus de varioleux par scarification, est un procédé inventé par les Chinois en l'an 1000, et censé prévenir la variole. Introduit aux Indes et au M oyen-Orient au début du XVIIIème siècle, il se répand en Europe, mais les résultats sont très inégaux, parfois pires que le mal. Puis, Jenner (1749-1823) constate que les valets de ferme ne présentent jamais de défavorable réaction à cette variolisation. Il en conclut que le cow-pox immunise contre la variole. Après 20 ans d'expérimentations, il en établit la preuve, ce qu’il publie en 1798. Acquise sans bouleversement conceptuel, avant l'élaboration de la méthode expérimentale, la vaccine (nom français de l'inoculation du cow-pox) représente bien le seul acquis thérapeutique majeur de la médecine d'observation. Largement diffusé à la 23 surface du globe, il enthousiasme une grande partie des élites françaises du début du XIXème siècle. À la lumière du savoir présent, la « saignée » est largement comparable aux méthodes empiriques. La révolution broussaisienne de 1816 entraîne pour cette méthode un nouvel activisme , l'appuyant sur la théorie physiologique. Ce procédé, vieux de plus de 1000 ans, est alors la solution aux inflammations et fait couler des « orgies de sang ». L'utilisation de sangsues remplace bientôt les saignées, et en 1833, les Français en consomment 41 millions. En 1836, cette thérapeutique est l'objet d'un violent débat à l'Académie de médecine. Cette mode déclinera peu à peu. Du même ordre, sont d'autres procédés désagréables, comme l'urtication (flagellation avec des orties), la rubéfaction (brûlure au premier degré), censés attirer le mal à l'extérieur. Ne pouvant faire la preuve de la caducité des vieux remèdes, les praticiens du XIXème siècle, sous le feu de l'urgence, emploient des thérapeutiques polymorphes. Un complet empirisme règne, où les prescriptions sont des réponses ponctuelles à des symptômes successifs ou simultanés. Par exemple, dans le cas de la diphtérie, on fait passer dans la gorge un blanc de poireau trempé dans du pétrole pour arracher les membranes. Devant l'horreur visible, extériorisée, d'un corps transformé, le médecin ne sait parfois réduire les symptômes autrement que par les moyens les plus brutaux, et les moins scientifiques, par exemple en scarifiant des tumeurs ayant durci. Honneur est fait à la gamme multicolore des révulsifs, sédatifs, purgatifs, laxatifs, vomitifs, vermifuges, expectorants, diurétiques, émollients, qu'offre la tradition phytothérapique, enrichie de l'arsenal chimique. Différentes strates se superposent, dont les plus anciennes conservent une influence résiduelle ou provinciale, longtemps après s'être démodées dans l'élite parisienne. La plupart des prescriptions s'effectuent sous la forme de préparations magistrales : potions, pilules, cachets, sirops. Les ordonnances mentionnent les dosages de chaque médicament, préparé par le pharmacien à grand renfort de liqueurs. Chaque médecin a ses formules favorites, que le pharmacien finit par connaître par cœur. En revanche, les hospitaliers cliniciens méprisent cette polypharmacie. En 1870, à l'hôpital, la thérapeutique interne se résume à une série de tisanes, une once de potions calmantes, quelques cuillères de sirops, une poignée de pilules, parfois de quinine. En usage externe, les lavements, les cataplasmes et les bains forment une lassante trilogie. L'essor de l'industrie pharmaceutique associée à la rigueur de la méthode expérimentale, débouchera, 24 nous le verrons, sur la prescription raisonnée de médicaments, remplaçant définitivement la prescription empirique de remèdes. d) L’hygiénisme au XIXème siècle (1) La notion d’épidémie Sur la lancée des topographies médicales du XVIIème siècle, les médecins accordent une place croissante aux considérations hydristes (relatives au caractère de l'eau), quand ils veulent rendre compte des maladies épidémiques. Parallèlement, ils poursuivent leurs remarques sur la qualité de l'air et apportent des explications aéristes, Ces considérations annoncent la construction d'une science prophylactique, qui aboutira bien plus tard, grâce aux travaux de la bactériologie. C'est ainsi l' aérisme qui domine au XVIIIème siècle, l'hygiénisme au XIXème, et finalement la prévention et l'épidémiologie au XXème. Il manque aux hygiénistes du XIXème siècle la connaissance du chaînon décisif dans le déclenchement de la maladie ou de l'épidémie, à savoir le microbe. Aussi envisagent-ils l'action combinée, mais imprécise dans ses processus, de facteurs d'environnement multiples, allant des éléments matériels aux conditions sociales. Deux théories s'opposent au début du XIXème siècle. La théorie infectionniste considère que l'atmosphère peut être infectée par des émanations résultant de l'altération et de la décomposition de substances organiques, végétales, animales ou humaines : les miasmes. Le caractère contagieux des maladies épidémiques ne se développe que dans des conditions particulières de milieu malsain ou de réceptivité morbide, où l'individu est difficile à séparer de son milieu. Le mythe de la ville génératrice de maladie est présent dès le débuts du XIXème siècle, et les causes morales se dessinent très vite, avec notamment l’abus d'alcool, d'alimentation, de plaisirs vénériens, et les désordres familiaux. L'influence du « terrain » dans la tuberculose restera dans les esprits longtemps après la découverte du bacille de Koch. La théorie du contage désigne le « contage » comme principe de transmission morbide se reproduisant dans un organisme humain et pouvant passer dans un autre. Le caractère contagieux est restreint jusque vers 1830 au contact cutané -- inoculation ou excoriation --. Ce mot de « contagion », du fait de sa vérité prématurée en l'absence de preuve microbienne, inspire longtemps une sorte de terreur. Tout l'environnement intellectuel plaide contre la contagion et pour l'infection. Le débat se complique après 1850, où les miasmes peuvent devenir contages, et les contages être un parasite venu de l'extérieur. 25 (2) Le concept de dégénérescence et le discours eugéniste En 1857 paraît le traité des dégénérescences de M orel ; puis en 1859, l'origine des espèces de Darwin, avec une lutte pour l'existence dans la nature. L'Evolution devient l'un des principaux discours idéologiques de la société de la fin du XIXème siècle. L'hérédité concentre un faisceau d'inquiétudes collectives, et la dégénérescence représente le sourd travail de la mort au sein de l'espèce. Il y a une sorte de dramatisation des thèmes médicobiologiques : le privilège biologique dépasse en cruauté le privilège social, et l'homme n'est plus le sommet béni de l'échelle des êtres. Il y a par ailleurs une irruption de l'« angoisse de dégénérescence de la race », celle-ci étant le marqueur de santé d'une nation vigoureuse. Le docteur Pascal, héros et porte-parole de Zola, rêve d'un pouvoir démiurgique qui, par action sur l'hérédité, permettrait de fortifier la race. Avec le « Darwinisme social », apparaît une imagerie de la « lutte pour la vie » des êtres, des classes, des nations ou des races, aux ambiguïtés redoutables. Apparaît la peur de voir le groupe humain perdre son adaptation au milieu et se trouver entraîné sur la voie de la dégradation progressive. En 1883 apparaît le terme et concept moderne d'eugénisme, qui est en continuité avec les considérations morales de l'hygiénisme, visant à rééduquer certains « dégénérés ». Les discours hygiénique et eugéniste se rencontrent dans la notion de « fléau social », qui rassemble l'alcoolisme, la tuberculose et la syphilis : un mal biologique lié au social, issu des comportements nocifs qu'il engendre, et retentissant à la fois sur le biologique, le social, le bonheur des cités et l'essor de la lignée et de la race. Ces concepts furent, pour les élites et notamment les médecins, objets de réflexion à la fin du XIXème siècle. L'eugénisme entend mobiliser la science, dans un contexte où la science est associée à l'idée de progrès et n'est guère contestée. Il y a un eugénisme à deux faces, dont l'une a pu être humaniste, soucieuse d'éducation ou même d'un hygiénisme non répressif. Cette pensée a néanmoins quelque chose de totalisant car elle entend combiner le recours à la science et la transformation de la société tout entière, voire de l'espèce, et amalgame tout sorte de registres en un discours à la fois scientifique, moral, social et politique. Le nazisme, qui apparaît plus tard, se fonde sur une logique de races prétendues supérieures ou inférieures. Il faut ici souligner le danger d'une médecine acceptant de devenir le bras séculier d'une perversion soumettant les hommes à des idées. 26 (3) L’hygiénisme en pratique La théorie infectionniste préconise la propreté des maisons et le renouvellement de l'air. L'encombrement et l'insalubrité doivent être combattus. L'habitat rural encourt partout les mêmes reproches : plafonds trop bas, fenêtres étroites, pièces exiguës et enfumées par la cheminée, un ménage aussi négligé que la propreté corporelle. Le souci de l'habitat ouvrier est également l'un des leitmotiv, et la capitale est considérée comme un haut-fourneau social. La ruine de la santé des ouvriers justifie parfois l’idéalisation de la campagne, et le tropisme de riches citadins vers les séjours champêtres. Dans la théorie du « contage », la prévention réside principalement dans des mesures d'isolement des personnes. Les médecins du XIXème siècle, persuadés que l'hygiène publique et privée détient une efficacité supérieure à leurs techniques curatives, consacrent des efforts à transformer les mentalités. L'hygiène se présente comme un discours sur le bien-être matériel et psychique. En face de la sinistre trilogie misère-ignorance-maladie, ils dressent le triptyque heureux aisance-instruction-santé. Découragement et ivrognerie sont combattus par les médecins. Dans le cadre des épidémies, une large place est accordée aux remèdes moraux et au bon sens : garder son sang-froid, mener des activités modérées, avoir une alimentation saine. Cette « hygiène morale » va de pair avec des réformes sociales, dans lesquelles ils s'engagent. Les médecins s'engagent en politique et de multiples réformes sont votées. L'absence de sécurité et d'hygiène dans le travail fait, par exemple, l'objet de nombreux programmes sanitaires. La prostitution, principale responsable de la propagation de la syphilis, est réglementée, et les maisons closes contrôlées. La protection de l'enfance est légiférée. 2. Un élargissement des savoirs et une efficacité thérapeutique naissante à la fin du XIXème siècle a) La médecine expérimentale (1) François M agendie (1783-1855) : le pionnier de l’expérimentation en médecine François M agendie est à l'origine de la pratique expérimentale en médecine. Il exploite les principes de la physique et de la chimie comme bases de la compréhension des phénomènes physiologiques. La maladie est considérée comme le dérèglement d'une fonction, et la médecine comme la « physiologie de l'homme malade ». Ainsi, le mécanisme des 27 phénomènes morbides est expliqué par des désordres fonctionnels pouvant se produire avant la lésion organique, ce qui bouleverse les conceptions de la médecine anatomoclinique. L'anatomie en tant que science étiologique est dépassée. La connaissance de ces phénomènes pathologiques permet d'envisager l'édification d'une thérapeutique rationnelle, donc efficace. M agendie entreprend d'étudier l'action de substances chimiques pures sur l'animal et, après 15 ans d'expériences, affirme que « la manière d'agir des médicaments et des poisons est la même sur l'homme et sur les animaux », crédibilisant ainsi la vivisection. Il montre que l' effet d'une substance varie avec le mode d'administration, inaugurant la pharmacologie expérimentale. L'« empirisme » de M agendie n'est autre que la « méthode à posteriori » où les évidences de l'expérience et du raisonnement sont susceptibles de guider plus tard une thérapeutique rigoureuse. (2) Claude Bernard (1813-1878) : la méthode expérimentale appliquée à la médecine Claude Bernard, qui est le disciple de M agendie, expose en 1857 le concept de milieu intérieur, et révolutionne toute la physiologie et à terme la médecine. « Le sang constitue un véritable milieu organique, intermédiaire avec le milieu extérieur... ». Claude Bernard va appliquer la méthode expérimentale à la physiologie. Observation d'un fait contredisant les idées admises, hypothèse et expérience sont les trois phases obligatoires du raisonnement expérimental. Son coup de génie va être d'en donner un fondement spécifique (la vivisection), et un fondement théorique (la notion de milieu intérieur). Il expose ces principes dans l'introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865) et donne une méthodologie de la science expérimentale dont se sert encore le chercheur moderne. La grande nouveauté est l'observation provoquée : la physiologie interroge les fonctions normales et suscite des dérèglements artificiels par des techniques précises ou des sollicitations chimiques. La structure conjecturale de la statistique est critiquée, tablant souvent sur des observations disparates. Il étudie les effets de très nombreuses substances toxiques et médicamenteuses. Ses recherches toxicologiques mettent en évidence le rôle essentiel des systèmes, et en particulier du système nerveux comme régulateur du milieu intérieur, grâce à son rôle d'accélérateur ou de frein des sécrétions. Il en déduit la notion de « fixité du milieu intérieur qui suppose un perfectionnement de l'organisme tel que les variations externes sont à chaque instant compensées et équilibrées ». Le terme d'homéostasie, forgé en 1926, reprendra cette notion 28 bernardienne, toujours d'actualité. Grâce à sa méthode, Claude Bernard aborde également des sujets aussi novateurs que la physiologie hépatosplénique, la physiologie respiratoire, la digestion des graisses, la transfusion de sang, les sérums artificiels, les complications de l'anesthésie. La conception moderne des rapports entre le normal et le pathologique naît de ces conceptions. Le véritable sanctuaire de la science médicale devient le laboratoire, et la chimie et les chiffres se conjuguent désormais pour décrire le corps. La maladie est rattachée à des analyses réalisées en dehors de l'organisme, le colloque singulier laissant en partie la place à la mesure. La statistique permettra de déterminer des normes. L'idée d'une médecine conçue comme une application d'un savoir expérimental est cependant restée longtemps beaucoup plus rêvée que réalisée, comme le montre en France la longue domination du domaine clinique. b) Louis pasteur (1822-1895) et le pasteurisme médical (1) La découverte de l’étiologie « microbienne » et la pratique d’une prévention efficace L'idée de la génération spontanée est relancée au milieu du XIXème siècle par certains scientifiques, malgré les travaux antérieurs de Spallanzani (1729-1799), considéré comme le pionnier de la microbiologie. M ais Louis Pasteur s'acharne à démontrer que des produits stérilisés ou des matériaux biologiques aseptiquement prélevés ne fermentent que s'ils sont ultérieurement ensemencés par des germes microbiens. Pour cela, il conduit ses recherches dans une branche de la chimie inorganique, la cristallographie, et publie en 1861 un mémoire sur les « corpuscules organisés ». Pasteur soutient le thème du caractère « vivant » des fermentations et, passant au phénomène de putréfaction, il relance en 1864 l' hypothèse du « rôle pathogénique des infiniment petits », sous le nom de « panspermisme », mais n'exposera sa théorie des germes qu'en avril 1878. La microbiologie dispose de concepts et d'instruments lentement forgés et mis au point entre 1850 et 1880. Cela est permis par la multiplication des laboratoires et le développement de différentes techniques, améliorant notamment la maîtrise des milieux de culture, des dilutions et des colorants. La gloire de Pasteur et de son école ne doit pas faire oublier l'importance de l'école allemande et de son chef de file, Robert Koch (1843-1910), dans le développement de cette microbiologie. Les années 1877-1880 sont décisives dans 29 l'acceptation de cette étiologie spécifique, le « microbe », terme employé pour la première fois en 1878. Le chaînon décisif dans le déclenchement de la maladie y est en effet particulièrement observé : vibrions, bâtonnets, coques en chaînettes, etc... Le bacille de la tuberculose est, par exemple, isolé en 1882. Les colonies deviennent terres d'élection de la bactériologie. Le choléra, la peste, le typhus, la fièvre jaune, sont en effet justiciables des laboratoires militaires et des annexes de l'institut Pasteur quadrillant l'espace colonial. Par ailleurs, le laboratoire descend dans le quotidien du service hospitalier. Progressivement, la clinique intègre l'analyse bactériologique des crachats, des selles, des urines, du pus et du sang. Il y a une translation sur le terrain du laboratoire de problèmes ne s'y trouvant nullement à priori. La science du diagnostic est bouleversée par des techniques raffinées, par exemple la ponction lombaire. Ce « premier pasteurisme » s'intègre aisément dans le discours aériste antérieur, avec un air transportant des germes organisés. Le néo-contagionnisme pasteurien hérite, en les poussant plus loin, à la fois des principes antérieurs de contagionnisme (isolement) et de l'infectionnisme (désinfection). Il est cependant vivement contesté par une majorité de médecins, voyant leur savoir remis en cause par un « non-médecin ». Une cause hydrique est conférée à plusieurs maladies terribles et répandues (choléra, typhoïde, dysenterie). La principale conséquence de la nouvelle médecine inspirée par Pasteur porte sur la prophylaxie. Les mots « contagion » et « désinfection » prennent un sens plus précis, et l'on sait que des maladies sont évitables. Publiée à la suite de deux ans d'essais, la méthode d'antisepsie prônée par Lister est la conséquence pratique des expériences par lesquelles Pasteur a démontré que la génération spontanée des microbes n'existe pas. Le traitement antiseptique des blessures, en l'occurrence par l'acide phénique, ouvre à la chirurgie des possibilités nouvelles. Puis, de 1885 à 1891 s'affirme l'asepsie, prônée par Pasteur. La désinfection la plus radicale est le feu. Reçoit l'estampille pasteurienne l'habitude de faire bouillir l'eau ou le lait, le fait de « flamber », c'està-dire de passer dans une flamme les outils métalliques du chirurgien ou du dentiste. Le four « Pasteur », courant dans les laboratoires, est une étuve sèche qui monte à 150°. Poupinel le modifie de façon à stériliser les instruments durs, à 170-180°. Ces méthodes font entrer de façon visible la médecine dans l'ère de l'efficacité. 30 (2) L’immunologie : vers une action curative forte Au début des années 1880, est remarqué l'atténuation de la virulence des germes, dans le cas du choléra de poule, annonçant la possibilité de prévention spécifique par des microbes rendus inoffensifs. Pasteur fait le rapprochement avec la vaccine : « le microbe affaibli qui n'amène pas la mort se comporte comme un vaccin ». De 1879 à 1881, est mis au point le principe du virus-vaccin, sanctionné en 1881 par le compte-rendu des expériences sur la vaccination charbonneuse. Hommage à Jenner, la vaccination est le grand tournant vers un autre pasteurisme, promettant de faire entrer un nombre croissant de maladies infectieuses dans la voie rassurante des problèmes solubles. L'immunologie renverse le pessimisme du panspermisme antérieur en une biologie active et optimiste. En juillet 1885, a lieu la première vaccination antirabique. Face à l'espoir du « tout curable » naissent au fur et à mesure de nouvelles difficultés techniques. Certes, les vaccinations contre la rage réussissent, mais cette maladie n'est pas un véritable fléau aux dimensions sociales importantes. Or, face à la tuberculose, la piste des vaccins restera fermée jusqu'aux années 1920. Différents aspects du pasteurisme témoignent de sa « physiologisation » : la démonstration que les bacilles peuvent être détruits par d'autres micro-organismes, l'hypothèse encore fragile de la phagocytose, les espoirs de la sérothérapie, l'établissement de l'action des toxines microbiennes et des antitoxines. Ainsi, en 1888 est isolée la toxine diphtérique, dont la présence explique les paralysies dans la diphtérie. En 1891 est mis au point le sérum antitétanique par Behring. Puis, la pratique de la sérothérapie est progressivement étendue à d’autres maladies - méningite, choléra -, mais est encore mal connue et loin de toucher l'ensemble des maladies infectieuses. c) Les sciences « dures » intégrées dans le savoir médical Au début du XIXème siècle naît une nouvelle science, définie en 1802 par le terme de « biologie ». Apparaît l'image d'une totalité organisée, l'« organisme », où chaque fonction n'est plus l'oeuvre d'un organe unique, mais la résultante de plusieurs organes qui coopèrent entre eux. À cette nouvelle conception du vivant s'ajoute, dans la seconde moitié du XIXème siècle, la naissance de la physiologie moderne, avec l'introduction progressive mais définitive des sciences exactes en médecine, notamment de la physique et de la chimie. Reliées aux autres forces montantes des sciences et des techniques, dont les applications sont multiples, les connaissances médicales s'affinent. La grande époque de l'Allemagne savante, entre 1830 et 1890, fait effectuer de foudroyants progrès à la physique et à la chimie, à l'électro31 physiologie et à la chimiothérapie, à l'histologie et à la microbiologie. La médecine devient la résultante de la convergence de plusieurs sciences exploitées à son profit. De toutes parts, des voix s'élèvent, comme celle de Claude Bernard, pour demander la création en France d'instituts de physiologie comparables à ceux de l'Allemagne. Dans les années 1830-1840, les progrès de l'optique aboutissent à la fabrication des premiers microscopes achromatiques, et l'observation pour la première fois des « cellules ». Après 1850, la microscopie se diffuse largement chez les scientifiques. Cela permet au médecin allemand Rudolf Virchow (1821-1902) d'élaborer une nouvelle spécialité, la pathologie cellulaire, qu'il expose en 1858. Il montre que chaque cellule se forme par divis ion ou par bourgeonnement d'une cellule préexistante. Les cellules donnent une spécificité à chaque tissu, et les anomalies des tissus, en particulier les tumeurs, sont la conséquence de proliférations anarchiques. Son ouvrage, la pathologie cellulaire, sera traduit en français en 1861. De même, la vieille parasitologie ne peut se prolonger dans une bactériologie qu'avec l'amélioration de la puissance et de l'exactitude des microscopes. Toute la décennie 1860 mobilise de nombreux chercheurs, voyant grouiller une quantité de germes, sans savoir, avant la théorie des germes de Pasteur, s'ils sont causes ou résultats des altérations putrides. Le premier virus, celui de la mosaïque du tabac, est découvert en 1892. Jusque dans les années 1930, son examen est indirect, limitée à l'inoculation sur des animaux de laboratoire. En 1935, sera mis en évidence leur caractère cristallisable, mais seule la découverte du microscope électronique permettra après 1940 de mieux connaître leur morphologie. Grâce aux sciences de laboratoire, Gabriel Andral se lance dans l' hémo-pathologie, analyse les liquides altérés par la maladie, devenant l'un des fondateurs de l'hématologie moderne, et avec son Traité d'hématologie pathologique, paru en 1843. L'immunologie, étudiant le système immunitaire, se met en place à la fin du XIXème siècle. Il y a mise en évidence de la phagocytose en 1883, et en 1902 de l'anaphylaxie, et le mot « allergie » est créé en 1900. Le sérum antitétanique est obtenu en 1891 par Behring. Landsteiner découvre fortuitement les groupes sanguins en 1900, au cours de recherche de nature immunologique sur les propriétés bactéricides du plasma. La nature des anticorps sera progressivement élucidée entre 1910 et 1940. Le phénomène de rejet ne sera décrit qu'en 1960. La notion de maladie de carence prend corps dans les dernières années du XIXème siècle. Ce n'est qu'en 1912 qu' est isolée la substance anti-béribéri, et systématisée la notion de vitamines. La biochimie bénéficiera des immenses progrès des techniques d'examen avec la découverte en 1926 de l'ultracentrifugation, de l'électrophorèse en 1937, et de l'immunoélectrophorèse en 1948. 32 A la fin du XIXème siècle, les champs d'application de la physique médicale s e ramifient en tous sens. D'innombrables appareils d'investigation et de correction mettent notamment à contribution les lois de la mécanique, de la calorimétrie, de l'électricité, de l'acoustique, de l'optique et de la photographie. L'électrocardiographie est inventée en 1881. Roentguen amène en 1895 une avancée majeure par son utilisation des rayons X. La radiographie naissante permet de diagnostiquer exactement les fractures, les calculs, les corps étrangers et bientôt les tubercules. Le premier électroencéphalogramme est pratiqué en 1924 grâce à un galvanomètre à cordes, dont les tracés sont profondément affectés au cours de l'épilepsie. La vision médicale du corps interne se trouve successivement affinée grâce à ces techniques dérivées d'un savoir physique. d) L’émergence de savoir-faire spécifiques (1) L’obstétrique et la pédiatrie Les sages-femmes créent leur communauté en 1692, centralisant ainsi un savoir-faire. M ais c'est au XVIIIème siècle qu'une véritable science des accouchements se constitue. L'enseignement pratique se fonde sur l'étude des planches anatomiques et les exercices sur mannequins. Le futur accoucheur y apprend à pratiquer le toucher vaginal, à repérer les accouchements difficiles, à répertorier les types de présentation de l'enfant et à choisir en conséquence la position de l'accouchée, à pratiquer la réanimation par le bouche-à-bouche. Ces techniques et méthodes sont ensuite largement diffusées dans des ouvrages de vulgarisation, dont l'art des accouchements (1778) de Baudeloque est l'exemple le plus connu. La mortalité infantile fait également l'objet de traités, au siècle des Lumières. Cependant, les « matrones », au savoir-faire empirique, continuent longtemps à pratiquer. C'est en 1802 que s'ouvre une école de sages-femmes de première classe à la maternité de Port-Royal, et cinq articles de loi de ventôse préconisent dans chaque département un cours d'accouchement décernant le diplôme de sage-femme de seconde classe. C’est ainsi que commence à s’affirmer la médicalisation de la naissance et de la petite enfance. Une étude épidémiologique conduite par Tarnier, conclut dès 1857 à la contagiosité de la fièvre puerpérale. Il obtient en 1870, de la direction de l'Assistance Publique, la séparation des accouchées malades des accouchées saines, et l'affectation de personnels différents à chaque service. Cette réorganisation entraîne une forte baisse des taux de mortalité puerpérale, permettant à Tarnier et à ses élèves de se consacrer plus largement aux 33 perfectionnements de l'art obstétrical. L'obstétrique est promue au rang de spécialité. Parallèlement, en 1892, les conditions d'exercice des sages-femmes sont réglementées. Elles ont la haute main sur la plupart des accouchements sans complication, peuvent faire des vaccinations, mais non se servir d'instruments, ni prescrire de médicaments. Elles sont nombreuses à mettre en pratique l'asepsie et contribuent grandement à diminuer les fièvres puerpérales. À la fin du XIXème siècle, une partie de la société bourgeoise s'alarme devant la diminution de la natalité. Les préoccupations démographiques croissent, ainsi que la prise en compte de l'enfance. À partir de 1882, les accoucheurs des hôpitaux de Paris préconisent les consultations prénatales, et une surveillance post-natale efficace se met également en place. Les conditions de la grossesse chez la mère sont recherchées à travers l'anamnèse individuelle, une intervention thérapeutique précoce dès l'âge de deux ans est préconisée par Bourneville, et la société pour la propagation de l'allaitement maternel (1876) a les suffrages de la majorité des médecins. Autour de 1900, la petite enfance et les soins qu'on lui donne, passent sous le contrôle de la médecine et relèvent désormais de ses règles. L'entre-deuxguerres 1871-1914 valorise ouvertement les progrès de l'obstétrique, de la gynécologie, de la pédiatrie et de la puériculture. Des chaires nouvelles sont instituées dans les Facultés de médecine. La prise en charge de la naissance passe massivement du domicile à la maternité après 1914. Le planning familial et le contrôle des naissances ne se développeront progressivement qu'après 1950. (2) La psychiatrie Franz Josef Gall (1757-1828) est l'un des précurseurs de la neurophysiologie : il soutient que les diverses fonctions correspondent à une pluralité d'organes cérébraux, et il trouve la notion de localisation cérébrale. Cependant, il est également à l'origine d'une pseudo-science, la phrènologie, établissant une correspondance entre la morphologie des crânes et les perturbations psychiques, qui eut du succès parmi les médecins, au début du XIXème siècle. Il faut attendre la loi du 30 juin 1838 qui stipule que « chaque département est tenu d'avoir un établissement public destiné à recevoir et soigner les aliénés ou de traiter à cet effet avec un établissement public ou privé », pour que les malades mentaux soient accueillis dans des établissements spéciaux : les « asiles d'aliénés ». Ces asiles forment un cadre hospitalier spécialisé, sans lien avec les hôpitaux généraux et l'université médicale, à l'enseignement 34 desquels ils ne participent pas. Leur personnel médical est recruté par la voie de concours spéciaux aboutissant à la création d'un corps de médecins à part, les « aliénistes des asiles ». Ces derniers, fonctionnaires sans clientèle privée, ont le temps de lancer des systèmes et des concepts inédits, relatant les pathologies indécises de la médecine mentale. Ils se servent également de sages préceptes de l'école anatomo-clinique. Par exemple, l'hystérie est considérée comme une névrose de l'utérus. Toute leçon de clinique médicale fait par ailleurs défiler les conditions psycho-sociales du déclenchement de la maladie. Ainsi, les aliénistes relatent, en vue de définir des entités, les facteurs susceptibles d'entrer en jeu : milieu, métier, hérédité, tempérament, antécédents alcooliques ou vénériens, expériences traumatisantes. La nosographie s'accompagne de mesures concrètes d'internement, l'un des objectifs étant de protéger la société contre les furieux. Cependant, les aliénistes obtiennent que les fous soient séparés des détenus des prisons. Des soins simples, dits de prophylaxie mentale, sont par ailleurs préconisés : une alimentation équilibrée, une éducation morale bien réglée, des activités modérées éloignant l'angoisse, la maîtrise de soi. Corrélativement à la protection maternelle et infantile, la notion d'enfance handicapée se dégage de la pathologie adulte, la séparation étant effective en 1887. Parmi les conséquences d'une gynécologie balbutiante, il y a les encéphalopathies infantiles, et un précurseur comme Bourneville met en oeuvre un traitement médico-pédagogique, destiné à remédier à l'idiotie. Il s'agit de prémices de psychologie clinique, préfigurant la médecine de rééducation. Ce caractère très activiste n'a cependant rien de commun avec les futures psychothérapies d'enfants, mais la démonstration de l'éducabilité est faite, et les stéréotypies claustrantes remises en cause. Les travaux de Freud (1856-1939) aboutissent à l'« introduction du sujet en médecine ». Le phénomène névrotique est le signe clinique de la « révolte du sujet » qui précède l'introduction de celui-ci dans une médecine qui jusque-là est uniquement objectivante. Le mécanisme de l'individu lui-même est démonté. L'inconscient est examiné en détail à travers ses manifestations dans les rêves, les obsessions, et les actes manqués. De multiples travaux suivront et feront progresser les connaissances en matière de psychologie, en particulier ceux de Lacan et de Balint. Il y a ainsi des avancées successives de la compréhension de l'homme souffrant par le médecin. Les médecins apprennent à gérer au mieux leurs contre-transferts et leurs projections, et à instituer un rapport de confiance avec leurs patients tout en maintenant une certaine distance. 35 Cependant, Freud se veut neurophysiologiste à une époque où les moyens de la recherche sont rudimentaires. Aussi précise-t-il qu'il formule des concepts à reprendre plus tard. Les liens entre le psychisme, le système nerveux et le reste du corps sont aujourd'hui un peu moins mystérieux. Ils font notamment intervenir des médiateurs et des récepteurs cellulaires. (3) Un geste chirurgical de plus en plus technique et finalement son encadrement médical Au début du XIXème siècle, l'acte chirurgical est encore un acte furtif dont la vitesse d'exécution ne peut excéder deux à trois minutes. L'intervention nécessite des connaissances anatomiques parfaites et une dextérité manuelle irréprochable. La diversification des instruments permet une grande partie des progrès de la chirurgie de la première partie du XIXème siècle. M ais différents problèmes sont encore insolubles, en particulier le mur de la douleur, l'hémorragie difficile à contenir, l'infection mystérieuse et omniprésente, la phlébite. Les chirurgiens essaient sans grand succès de susciter de relatives analgésies : certains recourent au magnétisme, d'autres administrent des doses massives d'alcool ou d'opium, ou insensibilisent par une saignée locale abondante. Ainsi, les découvertes réalisées en pathologie chirurgicale, comme celle de l'appendicite, sont pratiquement sans intérêt du fait des complications opératoires. La chirurgie se contente donc essentiellement de traiter les plaies. Certaines interventions deviennent cependant classiques, comme l'amputation du col utérin dès 1825. Les opérations de la cataracte et des hernies étranglées sont les plus fréquentes et les plus sûres. À partir des années 1840, les chirurgiens reprennent confiance dans leur savoir-faire. Ils s'attaquent par exemple à certaines difformités du corps, et sectionnent, suivant les cas, des muscles (strabisme) ou des tendons (pied-bot). L'anesthésie en 1847, par inhalation d'éther ou de chloroforme, puis l'antisepsie et l'asepsie vingt ans plus tard, révolutionnent la pratique chirurgicale. Les chirurgiens sont ainsi à l'écoute des chimistes et des physiologistes. Les avantages de l'anesthésie sont évidents, mais certains chirurgiens considèrent encore la douleur comme nécessaire pour guider l'action. Par ailleurs, l'anesthésie générale est dangereuse : - le chloroforme est toxique pour le foie et le risque de syncope cardiaque n'est pas nul. - l'éther a une toxicité sur les poumons, est vasodilatateur, et agit moins vite. Cependant, la physiologie expérimentale amène progressivement une plus grande maîtrise dans les nouveaux dosages anesthésiques, par exemple avec le protoxyde d'azote. Parallèlement se développent les anesthésies partielles. Les hardiesses encouragées par 36 l'anesthésie viennent achopper sur l'hémorragie et l'infection. Dans les années 1860, est inventée la pince hémostatique, ce qui relègue la glace et le fer rouge dans les moyens dépassés. Dans la même décennie, Lister met au point l'antisepsie par l'huile phéniquée. Puis Pasteur préconise l'asepsie, c'est-à-dire la stérilisation des objets indéformables dans une étuve à double paroi, et celle des autres substances par la vapeur d'eau sous pression d'un autoclave. Après 1884, les césariennes obtiennent un taux de réussite plus élevé, les appendicites ne sont plus dangereuses après 1891, et le taux d'échec des trépanations passe de 50 à 10 %. L'interventionnisme chirurgical le plus entreprenant est dés lors encouragé, et la chirurgie devient le domaine exclusif de l'hôpital. 3. Le paysage actuel des savoirs se dessinant au XXème siècle a) Une application thérapeutique majeure : le médicament Au début du XIXème siècle, le médicament perd son pouvoir magique pour devenir objet de science. Les pharmaciens obtiennent le monopole dans la vente des médicaments par la loi du 21 germinal an XI (1803). La thérapeutique active est cependant longtemps délaissée par le corps médical, et c'est lentement que se constituent les premières spécialités pharmaceutiques. Des principes actifs sont isolés dans le règne végétal : la strychnine en 1818, puis en l'espace d'une dizaine d'années, la colchicine, la brucine, la quinine, la vératrine, la caféine, la cinchonine, la nicotine. La morphine est bien caractérisée depuis 1817, et remplace l'opium dans le traitement des névralgies et des souffrances aiguës. Des injections sous-cutanées seront ultérieurement possibles dans ces indications grâce à un petit trocard à mandrin inventé en 1850. En 1834, le médecin militaire François M aillot met au point en Algérie la méthode des doses massives de sels solubles de quinine au début de la crise de paludisme, faisant chuter la mortalité de 25 % à 5 % des malades. Après 1842, il existe des pilules dosées d'avance, qui seront d'ailleurs abusivement consommées dans n'importe quelle fièvre. La pharmacologie expérimentale, empreinte des principes de la méthode expérimentale, permet un développement rapide et fécond de l'utilisation du médicament. La collaboration de la chimie, de la physiologie et de la clinique présente un bilan remarquable. La chimie s'efforce de garantir la pureté du principe actif et sa production en grande quantité, et la physiologie cherche à en étalonner l'efficacité. La conception scientifico-naturelle du traitement médicamenteux se fonde sur trois principes : l'action thérapeutique est prouvée expérimentalement, l'emploi thérapeutique est le résultat d'indications valables cliniquement 37 et scientifiquement, et l'administration au patient doit être correcte. C’est ainsi que l'industrie pharmaceutique se développe au long du XIXème siècle, à la recherche de principes actifs, et vient heurter la tradition artisanale des préparations magistrales et officinales. De nouvelles substances efficaces apparaissent à la fin du XIXème siècle : la digitaline, la trinitrine, le salicylate de soude, de l'antipyrine, la théobromine. A l'exposition de 1878, la pharmacie occupe 10 fois plus de place qu'à celle de 1867. Les recherches sur les hormones et leur synthèse aboutissent à des progrès importants. L' opothérapie donne ains i des résultats excellents dans les traitements de l'insuffisance thyroïdienne en 1892, du diabète insipide en 1913, et du diabète sucré en 1922. L'adrénaline est synthétisée en 1904. Les travaux d'Ehrlich (1854-1915) aboutissent à la découverte du « salvarsan », un traitement ayant une efficacité contre la syphilis. L'ergotamine est isolée en 1918, le premier antihistaminique est mis au point en 1938, les barbituriques prennent leur essor au début du XXème siècle. La découverte des vitamines fait naître le concept de « maladie de carence », et a une implication thérapeutique immédiate. Les vitamines A, B1, B2, B6, C et E sont synthétisées avant 1940. La pénicilline est considérée comme l'une des découvertes scientifiques les plus importantes du XXème siècle. Flemming découvre en 1928 que cette substance a la propriété de détruire les staphylocoques. La première injection chez l'homme date de 1941, réalisée par Florey et Boris, et dont les résultats concluants sont publiés dans le Lancet. Le soutien des grandes industries pharmaceutiques permet rapidement la production de pénicilline en grande quantité dès la fin 1942. Après la seconde guerre mondiale, l'industrie du médicament se développe et investit des moyens considérables dans des recherches longues et coûteuses sur des substances naturelles ou de synthèse. Elle découvre ainsi de nombreux antibiotiques. La streptomycine, considérée comme le médicament miracle de la tuberculose, est commercialisée dès 1949. L'auréomycine est découverte en 1948, la terramycine en 1951, et la tétracycline en 1953. L'isoniazide est mis au point en 1952, l'érythromycine en 1954, la rifampicine en 1968, le myambutol en 1970. Des fléaux séculaires majeurs de l'humanité sont dés lors en grande partie jugulés en France, notamment la tuberculose, la syphilis et le rhumatisme articulaire aigu. Les hypoglycémiants oraux, les anti-inflammatoires, les anticoagulants, les immunosuppresseurs, la pilule contraceptive, les psychotropes, sont parmi les médicaments ayant largement contribué à leur tour à la nouvelle efficacité de la médecine. En 1977 sont publiés les premiers travaux sur l'aciclovir, premier antiherpétique spécifique. Au milieu des 38 années 80, le premier antiviral exerçant une activité sur le VIH, la zidovudine, est mis au point. La chimie imitatrice et rivale de la nature, en devient victorieuse, avec la synthèse de substances thérapeutiques qui n'existent pas dans la nature et qui sont plus efficaces. La médecine est aujourd'hui très armée, et il faut une vraie compétence pour gérer d'un point de vue technique les différentes associations de médicaments, et connaître les différentes lignes de traitements possibles. La majorité des progrès enregistrés par la médecine depuis la seconde guerre mondiale provient de la pharmacie, et la prescription correcte de la pharmacopée disponible est l'un des pilier centraux du savoir-faire thérapeutique actuel, du médecin généraliste en particulier. Les médicaments que nous utiliserons demain seront possiblement d'autant plus dangereux qu'ils agiront contre des maladies difficiles à combattre, mais revenir aux emplâtres serait cependant une faute. b) Une technologie médicale permettant une efficacité médicale croissante Avec l'école anatomoclinique se développent au long du XIXème siècle des techniques et une instrumentation permettant la recherche de la lésion débutante. L'arsenal diagnostique intègre les progrès des sciences exactes ainsi que différentes techniques, à la recherche de lésions débutantes ou de troubles physiologiques. Certains savoir-faire aboutissent à la naissance de spécialités comme la dermatologie, la vénérologie ou la pédiatrie, naissant dans des hôpitaux voués au gardiennage de populations jugées socialement suspectes et médicalement sans intérêt. La sophistication technique est encouragée également par les industriels de l'outillage médicochirurgical voyant là des horizons lucratifs. L'idée d'une médecine conçue comme une application d'un savoir expérimental apparaît, mais reste longtemps non réalisée, du fait de la longue domination du domaine clinique. La technicité croissante fragmente la science médicale en de nombreux champs de compétence, autre explication du découpage en spécialités médicales. La mutation des connaissances s'accélère au XXème siècle, et la « technicisation » de la médecine affecte à la fois les procédés d'investigation, les finalités, les moyens thérapeutiques et le cadre institutionnel dans lequel s'exerce l'« art » médical. Dans les années 1950-1960, la révolution technologique et la cadence nouvelle du « progrès » aboutissent à la naissance d'un hôpital moderne alliant à la fois des activités de recherche, de soins et d'enseignement. En 1943, cinq spécialités sont recensées (médecine, chirurgie, gynécologie, obstétrique, pédiatrie). En 2003, 54 spécialités sont reconnues, mais elles sont assorties de 39 variantes si fertiles que l'on pourrait en dénombrer plus d'une centaine. L'essor des techniques aboutit à une obsolescence plus rapide des matériels, mais aussi des savoirs, rendant nécessaire le passage de la spécialisation à l'hyperspécialisation des professionnels médicaux. Depuis la seconde guerre mondiale, il y a un bond sans précédent dans toutes les branches des sciences médicales. La chirurgie permet notamment les greffes d'organes et les prothèses articulaires. L'imagerie médicale se développe, avec le scanner, l'I.R.M . et la scintigraphie. Chaque spécialité dispose de protocoles de soins de plus en plus complexes. Parallèlement aux bénéfices en termes de mortalité et de morbidité existe une certaine tyrannie du futur pour le futur, où la technique devient sa propre fin. Les nouvelles thérapies sont de plus en plus coûteuses, et les avancées médicales nécessitent de plus en plus d'intervenants, en particulier dans les laboratoires de recherche. Ainsi, l'innovation dans les CHU se limite souvent à l'évaluation de molécules pharmaceutiques nouvelles et de technologies émergentes. c) La génétique et les biotechnologies L'hérédité est au XIXème siècle une notion sociale et institutionnelle, codifiant la filiation et les rapports de générations. Elle n'exprime que plus tard un savoir concernant une réalité biologique : les lois de l'hybridation de M endel sont formulées en 1865, à partir de travaux de botanique, mais demeurent longtemps oubliées avant que ne se constitue la génétique. De 1883 à 1888, l'étude du noyau par un ensemble de chercheurs permet de découvrir les chromosomes, notion définie par Waldeyer en 1888. Dès 1903, les chromosomes sont reconnus comme les supports des gènes, eux-mêmes considérés comme les unités les plus élémentaires d'un organisme vivant, responsables de la transmission des caractères. Une nouvelle science naît : la génétique, dont le terme est créé en 1906. Elle devient au cours du XXème siècle l'un des agents unificateurs les plus puissants des sciences de la vie. La transmission des caractères héréditaires ne peut plus être considérée comme la transmission mécanique et expansive de caractères pervers liés à une classe. En revanche, arrive un discours, dangereux dans ses excès, sur la décadence biologique en rapport avec les mutations. Il y a une angoisse du « fardeau génétique », le diable ne se cachant plus dans le social, mais en nous, dans nos gènes. Une rupture majeure arrive à partir des années 1950 avec l'approche moléculaire. La structure en double hélice de l'ADN est découverte en 1953, date de référence de la naissance 40 de la biologie moléculaire et symbole de la révolution biotechnologique. Il est montré en 1956 que les protéines peuvent être produites grâce à l'information contenue dans l'ADN. La première synthèse de l'ADN est également réalisée en 1956, avec la production de séquences tout à fait inhabituelles (TATA), bousculant par là l'idée que la vie est radicalement différente de la non-vie, car une explication strictement physico-chimique en est possible. La complexité du vivant se représente facilement, et apparaît l'utopie d'une conception globale et universelle du vivant. La biologie accède au statut de science dure. La biologie moléculaire se développe considérablement dans les années 60,70, avec un champ d'investigation aux perspectives illimitées. Son essor est lié à trois facteurs : - la microscopie électronique qui révèle des structures insoupçonnées de la cellule. - les progrès dans la connaissance des acides nucléiques. - l'apport de la méthodologie du génie génétique, dans les années 70. Le génie génétique apporte notamment l'utilisation de la technologie enzymatique, ce qui permet enfin l'isolement et l'analyse d'un gène. Il devient possible de fabriquer des sondes spécifiques pour chaque gène, avec des applications par exemple dans le déterminisme des étapes successives du développement de l'embryon. Les applications de la méthodologie du génie génétique dans le domaine de la médecine sont multiples. L'impact est par exemple majeur en bactériologie et en virologie. Le dépistage prénatal de certaines maladies devient possible, ainsi que celui de femmes transmettrices dans le cas de certaines maladies liées aux chromosomes X. La connaissance des mécanismes de la prolifération tumorale progresse, avec la découverte en 1982 des oncogènes, et en 1987 des anti-oncogènes. Des protéines utilisables en thérapeutique humaine (insuline, EPO, interféron, vaccin) sont fabriquées. La notion d'« erreur de programmation » est un concept central dans la recherche génétique. La mutation appelle une action forte pour l'arrêter. La thérapie génique a l'ambition de prévenir ou guérir les maladies en introduisant dans le corps la séquence d'ADN du gène défaillant. M ais les succès de la thérapie génique somatique se font attendre, tandis que la thérapie génique germinale est interdite. La distance est grande entre la connaissance de l'emplacement et de la séquence d'un gène, et celle de sa fonction. Elle l'est également entre la connaissance de la fonction d'un gène et l'invention d'une nouvelle thérapie. La biologie évolue depuis le paradigme dominant du « tout génétique » vers quelque chose de beaucoup plus balancé, intégrant les interactions entre le génétique et l'épigénétique, se libérant de cette notion finalisée de programme. L'étude des effets des gènes « de développement » sur la différenciation embryonnaire, ainsi que les expérimentations actuelles concernant le clonage 41 d'organismes à partir de cellules différenciées mettent de plus en plus en évidence l'importance de l'activité du cytoplasme. La recherche médicale, qu'elle soit clinique, biologique ou pharmacologique présente un tel changement d'échelle que l'on peut réécrire complètement la grille de lecture de l'organisme vivant. Les progrès sont spectaculaires dans la connaissance de tous les mécanismes des fonctions vitales, des systèmes régulateurs et coordonnateurs (systèmes nerveux et endocrinien), et des systèmes de défense (système immunitaire). La connaissance et l'analyse de ces mécanismes conduit aujourd’hui à la mise sur pied de nouvelles classifications des maladies B. DEUXIEME CHAPITRE : LA FORMATION MÉD ICALE 1. Les structures de formation a) La Faculté et l’hôpital (1) Un complet chamboulement pendant la période périrévolutionnaire Loin d'être simplement une révolution politique, la Révolution française est porteuse d'un projet de changement profond de l'ensemble de la société. Nombre de réformes et de décisions ont des conséquences sur la médecine et les cadres dans lesquels elles fonctionnent. Les révolutionnaires ont été accusés d'avoir ruiné les progrès médicaux antérieurs, en démantelant les structures professionnelles et de formation, en réduisant à la misère et à l'inefficacité des hôpitaux spoliés de leurs biens et de leurs revenus, en laissant libre cours au charlatanisme, en amputant par la guerre les effectifs du corps médical. D'autres analystes ont exalté le rôle novateur de la Révolution qui institue véritablement la clinique et rêve de quadriller le pays d'un réseau de médecins accessible à tous. Ces jugements contradictoires portent en fait sur des périodes très différentes. Avec la proclamation de l'Assemblée Constituante le 9 juillet 1789, commence une période de profonds changements dans les structures médicales. Les institutions médicales et chirurgicales sont sérieusement contestées, mais le débordement révolutionnaire outrepasse les intentions rénovatrices et aboutit à la destruction complète de l'ancien régime médical. Les 42 problèmes financiers et la lutte anticléricale étendent la restructuration aux hôpitaux, bouleversant un peu plus les conditions d'exercice de la médecine. Le décret du 17 décembre 1790 supprime le financement des hôpitaux par le Trésor Public. Puis, les biens des hôpitaux sont nationalisés à la suite du décret du 11 juillet 1794. La confiscation des biens du clergé est dans un premier temps profitable à l'Etat, lui permettant de lancer le système des assignats. M ais jusqu'alors, les hôpitaux fonctionnent sur l'administration des religieux, moines et bonnes sœurs, et le budget de l'hôpital est tiré des biens et des revenus ecclésiastiques. Plus de biens du clergé, plus d'hôpitaux ! Plus de personnel non plus. Il faut tout réinventer tout de suite, trouver un nouveau système de fonctionnement, de nouveaux financements à l'hôpital et un nouveau personnel. Les assignats pourvoient à tout, et sont imprimés à une cadence accélérée, mais leur cours s'affaiblit. Rapidement les médecins se retrouvent sans structures professionnelles, sans études, sans honoraires. L'excès de rigidité des structures professionnelles de l'ancien régime fait naître le décret d'Allarde en mars 1791, affirmant qu'il sera « libre à toute personne de faire tel négoce ou d'exercer telle profession, art ou métier qu'il trouvera » sous la seule réserve de payer une taxe, la patente. S'improvisent médecins des barbiers, des charlatans, et tous ceux qui le veulent. C'est le principe de la libre concurrence, où la réussite tient lieu de diplôme. Le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier interdit « aux citoyens d'un même Etat ou d'une même profession, de nommer ni président, ni syndic, ni tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations ou former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs ». Il ne faut pas oublier les espoirs démesurés que fait naître l'établissement de la liberté : dans une société libre composée de citoyens éclairés, chacun, pense-t-on, serait capable de choisir le meilleur médecin. M ieux que la répression, le charlatanisme devrait s'éteindre sous l'empire des Lumières. Appliqués à la médecine, ces deux textes sonnent en fait le glas de tous les collèges, communautés et autres corps qui structurent l'art de guérir, et ruinent le monopole des professionnels en ouvrant à tous l’exercice médical. M édecins et chirurgiens voient leurs sociétés et collèges emportés dans les années 1792-1793. Admis en novembre 1792, le principe de suppression des académies devient réalité en août 1793. Avec les académies et les sociétés littéraires, disparaissent l'académie de chirurgie et son hôpital d'instruction. La Société royale de médecine, pourtant symbole de la réforme de la médecine, disparaît également. Ces mesures destructrices ont en fait une durée d'application très courte, et n'empêchent jamais la poursuite des expériences antérieures en matière d'enseignement. En revanche, la suppression de la Faculté, périmée mais assurant une unité, passe inaperçue, simple enregistrement d'un acte de décès déjà établi. 43 Au moment où guerres civiles et invasions ramènent de cruels « fléaux pestilentiels » (dysenterie, typhus etc.), les populations civiles ne sont plus protégées par l'organisation des secours anti-épidémiques que l'ancien régime avait esquissée. Alors que sévissent la misère, la disette et l'inflation, les sociétés de secours mutuels de naguère sont interdites par la loi Le Chapelier, et l'assistance -- devoir sacré de la nation -- est impuissante à conjurer toutes les détresses populaires. On attend maintenant la construction d'un ordre nouveau. La bourgeoisie instruite, alarmée par la prolongation des incertitudes révolutionnaires, réclame la restauration des diplômes et la mise hors d'état de nuire des escrocs plus ou moins patentés. La phase de réorganisation va intervenir vite. Pendant la Convention Thermidorienne (août 1794-mai 1795) et le Directoire (17951799), se met en place un enseignement essentiellement pratique. Le décret du 14 frimaire an III (4 décembre 1794), initié par Fourcroy, met en œuvre des réformes essentielles, réalisant la fusion de la médecine et de la chirurgie, enfin réunies dans un même enseignement et une même pratique. Il crée trois écoles de santé à Paris, M ontpellier et Strasbourg, censées répondre aux besoins militaires. Elles rayonneront bientôt par leur qualité. L'unité de l'art de guérir s'exprime dans la mise en route de l'école de santé de Paris, installée dans les locaux de l'académie de chirurgie et dans ceux de l’ex-couvent des Cordeliers. Là sont rassemblés des livres et des instruments provenant des différentes institutions supprimées (faculté de médecine, école de chirurgie, Société royale de médecine, Académie des sciences). Vingtquatre professeurs titulaires y sont nommés le 31 janvier 1795, principalement des hommes nouveaux. La constitution de l'an III autorise la renaissance des sociétés scientifiques, permettant une floraison d'initiatives constellant le territoire national, et porte que la « loi surveille les professions qui intéressent la santé des citoyens ». La loi du 7 octobre 1796 instaure des établissements hospitaliers publics par commune, dirigés par une commission indépendante présidée par le maire. L'enseignement clinique fonctionne, mais toujours aucun examen, aucune règle ne codifie l'exercice de la profession. Il faut attendre le Consulat (1800-1804) pour que l'art de guérir reçoive de nouvelles chartes professionnelles, qui sont un compromis entre le corporatisme de l'Ancien Régime et la totale liberté de la Révolution. Le concours de l'internat des hôpitaux de Paris est créé en 1802. L'histoire institutionnelle du XIXème siècle médical français commence avec la loi du 19 ventôse an XI (10 mars 1803), qui va régir jusqu'en 1892 l'exercice de la médecine. Les modalités du cursus d'enseignement sont définies, l'Etat garantissant par le diplôme la qualification des personnels soignants. Porté par Fourcroy et Chaptal, le projet de loi semble surtout inspiré par Cabanis. L'art de guérir 44 redevient le monopole de ceux qui ont obtenu après examen le titre officiel, les autres devant être poursuivis pour exercice illégal de la médecine ou de la chirurgie. La loi ne reconnaît pas l'existence d'un corps unique : les médecins sont à présent répartis en deux groupes, les docteurs et les officiers de santé, sous-caste de médecins qui va traverser tout le XIXème siècle. Chez les docteurs, seul le dernier examen diffère selon qu'on a choisi médecine ou chirurgie. Les docteurs en médecine et en chirurgie sont donc placés sur un plan de stricte égalité. La loi nouvelle n'oublie pas de s'intéresser à tous ceux qui, de 1792 à 1803, ont dû se passer de structures définies pour devenir médecin, et provoque une sorte d'amnistie chez ceux qui ont dû se passer de diplôme. On se contente souvent d'une attestation de l'endroit où l'enseignement fut reçu, même sans sanction officielle, et on admet que la notoriété publique donne une garantie suffisante. Des mesures très libérales sont prévues pour intégrer ceux qui se sont improvisés médecins et chirurgiens, dans les rangs du doctorat ou de l'officiat de santé, au moyen de certificats, et de dispenses. (2) L’évolution aux XIXème et XXème siècles Le 10 mai 1806, l'Etat renoue avec le grand principe de l'Université. Les Ecoles deviennent Facultés de médecine en 1808, grâce à un décret impérial du 17 mars, à Paris, M ontpellier et Strasbourg. Cependant, il n'est pas produit un contingent suffisant de docteurs pouvant répondre à l'ampleur des besoins médicaux du pays. Le régime impérial (1804-1814) encourage les cours libres et les foyers d'instruction médicale abrités par les hôpitaux. Il autorise explicitement les candidats officiers de santé à profiter de leur existence. L'Etat érige par décret des hôpitaux en écoles secondaires de médecine, dans la mesure où les villes consentent les dépenses qu'impliquent certaines normes, notamment pour les cours obligatoires et les travaux pratiques. Ainsi, de juillet 1806 à octobre 1809, un chapelet de 13 décrets installe un réseau d'écoles dont l'épithète « secondaires » marquait la place subordonnée par rapport aux Facultés. Cependant, la localisation géographique présente de vastes lacunes, notamment en Bretagne. Hôpitaux de province et écoles secondaires de médecine ne peuvent pas toujours offrir à leurs élèves une formation complète : manque de moyens matériels, manque de professeurs spécialisés, manque d'émulation scientifique. Dans plusieurs écoles, pendant la première moitié du XIXème siècle, certains cours font complètement défaut. Par ailleurs, le contrôle des connaissances apparaît rarement sérieux. Pendant le premier tiers du XIXème siècle, 45 certains préfets accordent des autorisations provisoires d'exercer comme officier de santé, à des candidats produisant des « certificats élogieux ». Sous la Restauration (1814-1830), le gouvernement accentue sa tutelle sur les écoles provinciales : elles sont placées sous l'autorité universitaire avec l'ordonnance royale du 18 mai 1821, et les relations avec les facultés sont mieux codifiées. Les études y deviennent plus sérieuses et plus onéreuses. Aux 13 écoles secondaires de médecine créées sous l'empire s'ajoutent trois autres en 1821-1822. La quinzaine d'écoles « secondaires » existant en 1840, prend le nom d'écoles « préparatoires ». En 1849, les 21 écoles n'accueillent que 40 % de tous les étudiants en médecine. Dépendant étroitement des hôpitaux et des personnalités qui acceptent de s'y investir, certaines écoles finissent par s'imposer. Elles sont au nombre de 22 à la fin du siècle, mais à peine 10 sont « estimées rendre de vrais et incontestables services ». Différentes et concurrentes, facultés et écoles affrontent des problèmes communs. Dés 1840, les meilleurs des élèves des écoles sont admis à faire leur cinquième année et à soutenir une thèse dans la faculté ressortant de leur école. Il existe par ailleurs des médecins militaires, peu nombreux, formés par l'armée dans des hôpitaux d'instruction, et finissant souvent en praticiens civils. Durant tout le XIXème siècle, l'enseignement médical se caractérise par un bicéphalisme, où la Faculté de M édecine, responsable de la transmission du savoir et délivrant le diplôme, s'efface au profit de l'hôpital. Celui-ci écrase l'institution universitaire dans le domaine de la connaissance, de la pratique et du prestige, et draine l'élite médicale. L'internat de Paris, véritable « Ecole Normale » des médecins, est le centre d'apprentissage des finesses et des rivalités du métier. Conscient du rôle énorme que leurs services jouent dans l'enseignement, médecins et chirurgiens des hôpitaux forment l'Association d'enseignement médical des hôpitaux de Paris. Par ailleurs, l'enseignement libre explose au XIXème siècle, avec la création de disciplines nouvelles dont il assure seul l'enseignement. Ecrasée par le triomphe de l'enseignement hospitalier, ridiculisée par le succès de l'enseignement libre, déconsidérée auprès du pouvoir politique, la Faculté de M édecine joue sa crédibilité dans la décennie 1870-1880. La reconquête, en particulier sous l'autorité de Farabeuf (1841-1910), professeur d'anatomie, se fait en trois étapes, pédagogique, architecturale et législative: le décret du 10 juin 1878 fait des sciences « accessoires », des sciences « fondamentales ». Les enseignements sont réformés, transformant les cours d'anatomie académique en un apprentissage technique indispensable aux spécialités médicochirurgicales. L'orientation scientifique de l'enseignement médical est accentuée. Les bâtiments de l'école pratique de dissection sont rénovés. La loi du 30 novembre 1892 46 supprime définitivement la formation des officiers de santé. Le décret du 31 juillet 1893 crée le C.P.N., obligatoire pour s'inscrire en Faculté de M édecine. La réforme Debré de 1958 aboutit au système actuel des CHU, avec le couplage de l'enseignement, de la recherche et des soins. Le nombre des facultés augmente, et la province réaffirme ses pôles de compétence. En 1968, certains CHU éclatent, notamment celui gigantesque de Paris qui donne 11 CHU. Les études médicales occupent aujourd'hui une place singulière dans l'enseignement supérieur français, placées sous la tutelle conjointe du ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, et du ministère de la santé. Il y aujourd'hui 44 facultés de médecine. b) Les formations médicales complémentaires du docteur (1) Les apprentissages extra-universitaires au XIXème siècle et au début du XXème Dans la période péri-révolutionnaire, la brièveté et l'inorganisation des études médicales font qu'une grande partie de l'apprentissage de l'exercice médical se fait ailleurs, « sur le terrain ». Les champs de bataille, les navires de guerre et les casernes présentent suffisamment de souffrances pour remplacer toutes les leçons et dissertations académiques. Le service militaire contribue à renforcer l'influence de la chirurgie dans la médecine française, car la médecine militaire de l'époque est essentiellement de la chirurgie. La France étant en guerre de 1792 à 1815, un très grand nombre de médecins est amené à servir, durant des périodes prolongées, dans les armées de la République, puis dans celles de l'Empire, et ainsi à exercer sa dextérité chirurgicale. Les sociétés scientifiques sont à nouveau autorisées par la constitution de l'an III. Ces sociétés, telle la Société M édicale d'Emulation créée par Corvisart, permettent aux médecins d'échanger leurs idées, de confronter leurs expériences. Au XIXème siècle, l'enseignement officiel repose longtemps sur un savoir clinique hospitalier quasiment exclusif et un programme universitaire incomplet. C'est au Collège de France qu'on apprend la physiologie moderne avec F. M agendie, puis C. Bernard. Il n'y a pas de laboratoire de physiologie à la Faculté jusqu'en 1898. Parallèlement, à la fin du XIXème siècle, les nouveautés se succédent, comme par exemple l’antisepsie et asepsie. Le médecin de l'hôpital est souvent une sorte de relais entre Paris et ses confrères de province. 47 L'enseignement privé était déjà chose courante avant la Révolution. Cet enseignement parallèle dit « libre » explose au XIXème siècle. Il y a ainsi 21 cours privés en 1820, 65 en 1841, qui remédient aux carences de l'enseignement officiel. Quoique parfaitement incapable de se substituer à l'enseignement officiel, il le complète de façon très efficace et son importance va croissant. Les chaires universitaires ne sont guère attractives ce qui explique l'essor de cet enseignement privé et coûteux, souvent de qualité, dispensé par des praticiens de renom, des sociétés médicales ou des associations d'étudiants. Dans ce corps professoral hétérogène, il faut distinguer les professeurs véritablement libres et sans attaches avec les hôpitaux et la Faculté, et les prosecteurs, les chefs de clinique, les médecins et les chirurgiens des hôpitaux et même les agrégés de la Faculté. Jusque dans les années 1870, l'enseignement des spécialités, en particulier de la pédiatrie, de l’ophtalmologie, de l’urologie, n'est assuré que par des cours privés, souvent par des professeurs étrangers. Les matières officiellement enseignées à la Faculté de M édecine de Paris, mais d'une manière totalement insuffisante, sont également reprises. C'est le cas par exemple de l'anatomie, de la physiologie et de la médecine opératoire. Apparaissent notamment des cours d'histologie, d'hématologie, d'anatomie pathologique microscopique, de laryngologie. Paradoxalement, le centre le plus important de l'enseignement libre, jusqu'à sa rénovation dans les années 1880, est l'Ecole Pratique de dissection de la Faculté de M édecine de Paris, qui n'enseigne plus rien « officiellement », et dont l'état des bâtiments et le manque de moyens sont lamentables. L’enseignement libre se déroule par ailleurs principalement dans les services hospitaliers. L'enseignement universitaire est profondément rénové dès la fin du XIXème siècle, devenant progressivement exhaustif et de qualité. Cependant, conférences d'externat et d'internat restent importantes pendant tout le XXème dans la réussite au fameux concours d’internat. Une autre source d'apprentissage apparaît dans les années 1850, avec le développement de la presse médicale. Après une période d'hésitation, la plupart des associations représentant les médecins et les pharmaciens lèvent « l'hypothèque déontologique sur les annonces publicitaires ». L'importance et la nécessité des profits issus de la publicité sont reconnues pour la presse scientifique, ce qui constitue le stimulant le plus décisif pour son développement. 60 nouveaux périodiques apparaissent en France entre 1848 et 1868, et 122 nouveaux périodiques pour Paris seul entre 1881 et 1901. Les prix d'abonnement baissent spectaculairement, les illustrations se multiplient grâce aux nouveaux procédés de reproduction, en particulier la photographie. Les polémiques doctrinales diminuent, tandis que l'effort didactique s'accentue, en particulier avec des notes de thérapeutique. Les périodiques commencent à se préoccuper des informations scientifiques provenant de l'étranger. Les 48 raisons du succès du Progrès Médical viennent notamment, par exemple, d'avoir su rassembler en un seul endroit les meilleures publications scientifiques et les discussions sociales les plus fondamentales de l'époque. La presse médicale commence à s'organiser tout d'abord dans un syndicat commun à la presse scientifique vers 1870, puis en une association de la presse médicale française en 1889. (2) La formation post-doctorale du médecin généraliste depuis 1945 Au XIXème siècle, une fois leur doctorat ou leur officiat de santé obtenu, les praticiens ne fréquentent guère les hôpitaux. Peu de praticiens adhèrent à l'une des multiples sociétés médicales, ou le font pour des raisons mondaines. L'omnipraticien, au début du XXème siècle, peut encore accomplir toute sa carrière, en se contentant des connaissances acquises au cours de ses années d'étudiant, la prescription « magistrale » de sirop expectorant, de potions aux salicylés de soude et de quelques autres « recettes » ne nécessitant que peu de mises à jour. En revanche, au cours du XXème siècle, et de façon suraiguë après la deuxième guerre mondiale, le plan du savoir devient chroniquement instable. « L' intelligence plus l'expérience » ne suffisent plus, car reposant sur des bases erronées, dépassées ou effondrées. Le docteur en médecine intègre progressivement la notion qu'il doit rester un étudiant jusqu'au jour de sa retraite. Les entretiens de Bichat, à Paris, se déroulent pour la première fois dès octobre 1947, remportant un grand succès : 1000 sujets d'actualité sont traités en deux jours. Quelques milliers de généralistes viennent s'y instruire auprès de spécialistes hospitaliers. Ce succès est suivi rapidement par l'éclosion de plusieurs centaines d'organisations d'enseignement postuniversitaire, généralement centrées sur une structure hospitalière, aussi bien à Paris, qu'en banlieue et en province. Néanmoins, une enquête des années 1970 révèle que seul un médecin généraliste sur 100, au moment de prescrire, se détermine à la suite d'un article ou d'un travail scientifique. Les autres déclarent avoir suivi les conseils d'un confrère , ou subi d'une manière ou d'une autre l'influence d'un laboratoire, cédant le plus souvent à un automatisme ou reproduisant une attitude collective. La mise à jour des connaissances apparaît encore comme un luxe que l'on s'offre pendant les vacances. Cela illustre bien que la formation médicale continue met du temps à s'inventer, malgré l'explosion des savoirs médicaux. Le regain de prospérité des laboratoires, après la deuxième guerre mondiale, contribue amplement aux succès de l'enseignement post-universitaire, par le mécénat, parfois généreux 49 mais pas toujours désintéressé. Les conférences qu'ils organisent dans les villes de province à l'intention de praticiens locaux permettent à ceux-ci un approfondissement de leurs connaissances, mais il s'agit aussi d'une opération commerciale déguisée. Le thème abordé est en effet le plus souvent une pathologie traitée par l'un des médicaments phares du laboratoire. Leur contribution se matérialise aussi par une appréciable quantité de livres, de journaux, de films et de programmes audiovisuels. Les nouvelles spécialités pharmaceutiques sont présentées par des escadrons de plus en plus nombreux de visiteurs médicaux, ce qui constitue pendant longtemps, pour le généraliste la façon principale d'appréhender les nouveautés. Devant l'insuffisance des budgets de formation continue, les médecins négocient ainsi des places de congrès, et divers investissements personnels. La presse médicale apparaît totalement dépendante des laboratoires pour sa survie. C’est dans ce contexte, qu’est lancée en 1980 la revue Prescrire, proposant une information critique sur les spécialités pharmaceutiques. Cette revue n'hésite pas à insister notamment sur les accidents thérapeutiques et le coût inutile de certaines nouvelles molécules. Le souci d'indépendance, gage d'objectivité et de qualité, est devenu une exigence absolue du médecin. La prise de conscience est collective, et la charte de la visite médicale en 2005 interdit, par exemple, les études post-AMM contre rémunération, un procédé marketing parmi d'autres. Avec le succès des formations post-universitaires, en rapport avec un savoir en perpétuelle évolution, s'est imposée à une grande majorité des médecins généralistes l'idée d'une nécessaire formation médicale continue, qui entretient et actualise le capital professionnel. Cette mise à jour du savoir est l’un des gages de la cohésion de la communauté professionnelle. La déontologie médicale impose à tout médecin d'« entretenir et de perfectionner ses connaissances ». Aujourd'hui, une certaine subjectivité est déplacée, et les statistiques remplacent l'expérience directe. Les protocoles de soins pratiqués en ville, suites minutieuses et routinières d'actes thérapeutiques, sont calqués sur des conférences de consensus et des études validées scientifiquement. Les conduites à tenir les plus appropriées pour l'individu et la collectivité sont précisément décrites dans la « littérature » médicale. Le médecin généraliste peut acquérir des compétences plus spécifiques dans les universités, avec les DU et les capacités, notamment dans les domaines de la gérontologie, de l’urgentisme, de la diététique, et de la médecine du sport. Cela permet d’élargir le champ de la pratique ou au contraire de se limiter à un domaine de prédilection. La qualité des soins repose ainsi sur une formation poursuivie pendant toute la carrière du médecin. Cela est apparu également clairement à l'Etat, qui rend la formation continue obligatoire, pour la sécurité des citoyens. La fameuse loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner, instaure ainsi la FM C obligatoire, puis la 50 loi de réforme de l'assurance-maladie du 13 août 2004, innove avec les EPP (évaluation des pratiques professionnelles), sanctionnantes. Au cours des dernières décennies, il y a une accélération fulgurante des temps de transport de l'information. À la fin des années 60, la télématique commence à permettre l'accès à des bases de données. En 1972 se constitue l'aide au diagnostic médical (ADM ), portant sur la description de 4500 maladies et symptômes. Puis, c’est la révolution Internet et la révolution numérique. Le monde est aujourd'hui un village, et il est très facile d'accéder à de très complètes bases de données de référence, notamment universitaires, internationales et hospitalières. La psychose d'instabilité des connaissances dans laquelle vivent les médecins n'a ainsi plus lieu d'être : le disque dur d'un ordinateur personnel peut contenir les rigoureuses conduites à tenir lors des principaux problèmes rencontrés, et l'outil Internet peut même chercher l'extrême rareté. Avec un moteur de recherche approprié, il est possible de trouver l'information manquante en temps réel, y compris au cours d'une consultation. Il existe des bases de données se mettant à jour automatiquement – par exemples médicamenteuses, ou décrivant très précisément les zone de résistance au paludisme--. Une récente étude a d'ailleurs montré que le logiciel d'aide à la prescription arrive très fortement en tête des éléments influençant la prescription, 40 % des médecins déclarant que cet outil pourrait leur faire changer les médicaments sur l'ordonnance. Ainsi, logiciels, banque de données, systèmes experts, Internet, sont désormais les outils où le médecin peut trouver la masse exhaustive et classée des informations impossibles à mémoriser. La formation médicale continue peut vraiment être rigoureuse puisqu’une matière médicale de qualité est très facilement accessible. Il suffit de prendre le temps de trier des articles, de savoir en analyser la pertinence et par exemple d'utiliser quelques outils informatiques. Par ailleurs, les protocoles de soins résultent aujourd’hui de grandes études multicentriques, et non plus d’une cuisine interne à un service, et sont parfaitement accessibles. Ainsi, l'idée d'un nécessaire « éclairage du médecin généraliste de ville par le médecin spécialiste hospitalier » apparaît dépassé. En revanche, un large temps disponible pour la formation continue ressort comme l'un des prérequis pour rester un médecin « éclairé ». Les réunions de formation médicale continue sont, de façon complémentaire, l'occas ion d'écouter un intervenant ayant plus spécifiquement étudié une question donnée. Le médecin généraliste n'est plus isolé, et par conséquent n'est plus dominé, ni par les laboratoires, ni par les médecins hospitaliers. 51 2. L’étudiant en médecine a) Le cas particulier d’ une « sous-caste » de médecins : le corps des officiers de santé (1803-1892) La loi de 19 ventôse an XI (10 mars 1803) crée le corps des officiers de santé. Elle s e fait dans un contexte où le problème majeur est de remédier à la sous-médicalisation endémique des régions rurales pauvres. Pour médicaliser le peuple, la « quantité » de soignants est privilégiée sur la « qualité » aboutissant dès 1803 à un corps des officiers de santé représentant les trois-quarts des effectifs médicaux. Dans l'esprit des législateurs, où transparaît la volonté de mieux soigner l'ensemble de la population, le titre d'officier de santé doit faire suite à un cursus simplifié en rapport avec un savoir médical restreint mais suffisant, et n'autorise l'exercice que dans les limites du département où le diplôme est délivré. Pendant la première moitié du XIXème siècle, la carrière d'officier de santé s’ouvre à des candidats dont les études secondaires sont demeurées lacunaires, ou dont la famille est peu fortunée. Trois chemins y conduisent : - trois années dans une école secondaire (hôpitaux départementaux devenant écoles, pour les instruire, à partir de 1806). - cinq ans de pratique dans un hôpital civil ou militaire. - s'attacher pendant six ans comme élève à un docteur en exercice. Ces trois modalités d'apprentissage peuvent être combinées, et on compte les trimestres de façon pondérée, pour équivaloir à la scolarité exigée. Ils reçoivent un enseignement clinique, mais beaucoup plus sommaire que pour un docteur. Ce cursus est sanctionné par un jury départemental composé de deux docteurs domiciliés dans le département et d'un professeur de la faculté de médecine. Les examens de l'officiat souffrent cependant de sérieuses lacunes par rapport à ceux du doctorat et le compromis de 1803 va loin dans la tolérance, dispensant d'examen des praticiens qui, à l'époque de la Révolution, ont su se constituer une clientèle : « ceux qui exercent la médecine depuis trois ans sans titre, se muniront d'un certificat délivré par les sous-préfets de leur arrondissement, sur l'attestation du maire et de deux notables..., constatant qu'ils pratiquent leur art, ce qui leur tiendra lieu de diplôme d'officier de santé ». Les officiers de santé accèdent ainsi à une position officielle, bien qu’issus très souvent du charlatanisme. Leur savoir-faire est pragmatique et dégagé des nuées théoriques. Ils savent généralement réduire les fractures simples et distribuer des remèdes de première urgence -- il n’y en a pas encore beaucoup -- . En pratique, ils font beaucoup plus de médecine interne que 52 de petite chirurgie et ne peuvent pratiquer les grandes opérations que sous la surveillance et l'inspection d'un docteur. En effet, dès que leurs propres compétences sont dépassées, ils font appel au docteur en médecine. En raison même de cette tutelle scientifique, les docteurs en médecine admettent volontiers au début ces « commis-voyageur », vassaux commodes nourrissant leur influence. Cette médecine à deux niveaux, ainsi créée, fait l'écho notamment des idées suivantes, très largement admises dans la vision collective : « Les habitants des campagnes ayant des mœurs plus pures que celles des habitants des villes, menant une vie simple, ont des maladies plus simples à traiter » ; « Donner aux pauvres des médicaments coûteux est un gaspillage financier, un danger sanitaire et une incitation au luxe porteur de révolte » ; « lorsque des hommes ont acquis une connaissance profonde de la médecine, il serait injuste de les obliger à enfouir leurs talents dans les campagnes » ; « des études courtes axées sur l'expérience et le bon sens sont moins dispendieuses que celles exigées par la Faculté et permettent de ne pas écarter de la pratique des jeunes gens méritants et dévoués ». L'étudiant officier de santé est ainsi pensé comme un bon jeune homme « frater de l'habitant des champs » , qui se dévoue pour une modeste rétribution. Il s'agit effectivement souvent de jeunes gens, nés au lieu où ils exercent, issus de familles terriennes, mais n'ayant ni les moyens ni l'ambition d'une instruction prolongée. Ils se « polissent » au contact d'un hôpital ou de quelques médecins du département, et regagnent leur campagne, munis d'un parchemin leur donnant droit de pratiquer les premiers soins aux paysans qu'ils connaissent bien, et dont le langage et les manières leur sont familiers. Ce praticien, par ses origines et sa formation, apparaît comme le médecin idéal pour les pauvres et pour les « gens des campagnes », isolés par « les reliefs, les bocages et les dialectes ». En Bretagne, par exemple, le parler celte n'est pas accessible à tous. Les législateurs de 1803 optent ainsi pour un compromis entre l'idéal civique et scientifique d'une part, et les dures réalités sociales de l'époque d'autre part. M algré les alibis philanthropiques, l'image de l'officier de santé se dégrade rapidement au sein du corps médical : il devient un « demi-médecin », ignorant et dangereux, et qui a le mauvais goût de faire une « concurrence misérable » au docteur en médecine. À l'heure de la glorieuse médecine anatomoclinique, le projet de suppression du corps des officiers de santé est de nombreuses fois débattu, mais les docteurs en médecine sont toujours aussi réticents à s'installer dans les campagnes. Le parti est pris d'améliorer leur niveau général et médical. Leur culture générale, limitée au programme de quatrième des lycées, est renforcée par l'obligation d'obtenir un certificat de grammaire. Le manque de moyens matériels et de professeurs dans les écoles préparatoires de médecine pose problème. On essaye de parer aux abus les plus criants : le laxisme des jurys départementaux, l'abus des dérogations, et l'insuffisante formation. Le décret du 22 août 1854 relève le niveau des études, confiant la 53 réception et la formation des étudiants exclusivement aux Facultés et aux Ecoles préparatoires. Les trois examens de réception portent sur les matières suivantes : anatomie et physiologie élémentaire, pathologie interne et externe, clinique médicale et chirurgicale. Les jurys départementaux, accusés de donner des certificats de complaisance sont supprimés. Les étudiants doivent dès lors subir leurs épreuves devant un jury composé de professeurs des écoles de médecine, et présidé par un professeur de Faculté, ou bien composé uniquement de professeurs de Faculté. Il faut justifier de 12 inscriptions trimestrielles dans une faculté, ou de 14 dans une école préparatoire. Les demandes de changement de département sont assorties de l'obligation de passer de nouveau les examens de réception. Avec les progrès de la médecine et du pasteurisme, les médecins intègrent la nécessité d'une solide formation médicale, y compris pour les officiers de santé. Le décret du 1 août 1883, signé par Jules Ferry, porte la durée des études de trois à quatre ans, et ajoute un stage clinique et des travaux pratiques obligatoires. En 1886, un nouveau décret oblige les officiers à passer un examen de culture générale qui remplace le baccalauréat. Les « demi- médecins » deviennent des « presque médecins », le contenu des études et leur durée, à une année près, étant comparables. Faire des études plus difficiles et plus longues pour rester les demi-soldes du monde médical n'offre plus d'intérêt. Une minorité décidée tente d'être docteur en médecine, tandis que la majorité, découragée, abandonne. La loi militaire du 15 juillet 1889 vient encore alourdir les charges de l'officiat, imposant aux candidats trois ans de service militaire comme soldats ou infirmiers alors que les aspirants docteurs bénéficient d'une réduction du service militaire sous certaines conditions. Le nombre de réceptions à ce titre chute chaque année. Il est supprimé définitivement par la loi du 30 novembre 1892. Cette classe médicale, née des nécessités de la Révolution, n'a plus de raison d'être. b) Le cursus pour devenir docteur Dès l'an II, le Comité de Salut Public demande la préparation d'un projet de décret pour former sans délai des officiers de santé pour le besoin des armées de la République. Le décret de frimaire an III (novembre-décembre 1794) réalise la fusion de la médecine et de la chirurgie dans une même pratique. Des écoles de santé sont créées, afin de créer des « officiers de santé pour le service des armées », dénommés également « chirurgiens des armées de la République ». Le recrutement des élèves par concours démocratise l'accès à l'enseignement. Dans les trois années d'études, dissections anatomiques et opérations chirurgicales l'emportent sur les préceptes théoriques, et les élèves fréquentent assidûment les 54 hôpitaux voués à l'instruction clinique. À Paris, les premières thèses sont soutenues dès l'automne 1798, donnant ainsi la première promotion de docteurs de la période postrévolutionnaire. Le corps législatif adopte le 19 ventôse de l'an XI (11 mars 1803) une loi destinée à réglementer l'accès à la profession médicale. Elle institue les grades de docteur en médecine ou en chirurgie, et d'officier de santé, conférant seuls le droit d'exercice de la médecine. Le docteur doit effectuer quatre années d'études, passer cinq examens publics, et rédiger une thèse en latin ou en français. Seules les familles aisées peuvent se risquer dans cet investissement, surtout que les échecs et les redoublements sont nombreux. Progressivement les cours s'améliorent, les stages hospitaliers s'organisent, et les examens sont mieux codifiés. Des chaires nouvelles sont créées, les travaux pratiques développés. La soutenance de la thèse confère le doctorat, ce qui permet une liberté géographique d'exercice. Après les études, l'omnipratique libérale apparaît comme le mode d'exercice dominant au XIXème siècle. L'hôpital se médicalise définitivement dans son fonctionnement en créant son propre corps socioprofessionnel. Ainsi, le « Règlement Général pour le service de santé des hôpitaux et des hospices civils », en date du quatre ventôse an X (23 février 1802), institue l'Externat et l'Internat, difficiles concours hospitaliers indépendants des examens de faculté. La réussite au concours de l'Externat permet de tenter l’Internat. L’Externat proprement dit dure six ans, l’Internat quatre ans. Le contraste est grand entre les examens de la Faculté d'une part, que les étudiants considèrent comme une formalité, et ces concours qu'ils préparent, le plus souvent grâce à des conférences privées. Le clinicat est créé en 1823, puis le concours de médecins des hôpitaux, premier échelon de la « réussite médicale » au XIXème siècle, dont l’aboutissement est le titre de chef de service hospitalier. Les internes rentrent de plain-pied dans une élite destinée aux grandes carrières, tandis que les autres composent le tout venant des médecins. L'enseignement clinique, considéré comme le plus important dans la première moitié du XIXème siècle, s'enseigne à l'hôpital. C'est pourquoi, l'Externat, et plus encore l'Internat, sont considérés à l'époque comme « le seul moyen d'obtenir une formation à la fois pratique et théorique de haut niveau ». Au terme des quatre années d'internat, est obtenu le titre envié d'« ancien interne des hôpitaux ». En revanche, ceux qui échouent aux précieux concours restent des « étudiants-stagiaires en médecine », et peuvent arriver au terme de leurs études sans même avoir vu un seul patient ! En effet , ils sont souvent considérés comme des « lithiases de couloirs », une charge pour le personnel médical voire des « intrus ». On peut déjà noter ici 55 que les étudiant ayant raté ces concours resteront négligés dans leur formation hospitalière au XIXème siècle, mais aussi une grande partie du XXème ! Pourtant, cet enseignement hospitalier constitue au cours de ces deux siècles l’un des piliers de l’apprentissage médical. Avec le décret du 10 juin 1878, les sciences « accessoires » deviennent fondamentales . Par ailleurs, les travaux pratiques de laboratoire et de dissection deviennent obligatoires pendant les quatre années d'études. Le stage hospitalier obligatoire est porté de un à deux ans. Les succès de la science expérimentale et de la bactériologie finissent par déboucher sur la loi du 30 novembre 1892, unifiant juridiquement le corps médical : le grade de docteur en chirurgie est aboli, et le recrutement des officiers de santé s'éteint. Avec la réforme Debré de 1958, l'Internat devient quasiment un Internat « de spécialité », et ouvre une possible carrière hospitalière. Parallèlement, l'institution du pleintemps en 1958 entraîne le développement de véritables équipes médicales. Cela dévalorise en partie le statut d’interne, « praticien en formation » en contact avec d’autres médecins plus chevronnés. Au cours des années 1960, l'élite médicale est celle qui a réussi le très difficile concours d’internat de CHU. Aux recalés, il reste la possibilité de se présenter aux internats dits périphériques, réputés moins sélectifs, mais interdisant l'entrée dans les grands centres hospitaliers équipés de matériel plus performant. Quant aux faisant-fonction d'interne, ils n'ont passé aucune sélection, mais sont parfaitement indispensables dans les hôpitaux locaux. L'omnipratique c'est-à-dire la médecine générale est exercée à l'issue du tronc commun. Parallèlement, après la deuxième guerre mondiale, dans certaines spécialités peu choisies à l'internat, comme l'O.R.L., l'ophtalmologie, ou la gynéco-obstétrique, des CES (certificat d'études spécialisées) sont créés. Au terme de cet enseignement théorique de deux ans, les titulaires obtiennent la qualification de spécialistes auprès du conseil de l'ordre. Cette voie non sélective et universitaire est supprimée en 1982, rendant l'internat obligatoire pour la qualification ordinale de spécialiste, à travers le DES (diplôme d'études spécialisées), complément du diplôme de docteur en médecine. La tourmente de 1968 modifie profondément le concours de l'Internat, supprimant l'oral afin de lutter contre le mandarinat des grands patrons du jury. Le concours de l'Externat est supprimé, celui-ci devenant obligatoire dans le cursus du médecin. Cela correspond à l'idéal hospitalo-universitaire du CHU, réconciliant la pratique (Externat) et la théorie (cours de la faculté) pour tous, y compris pour les futurs médecins généralistes. En juillet 1971, une loi instaure un numerus clausus à l'entrée des études médicales, initialement 8000 étudiants par an, qui, à partir de 1979, se renforce (3500 étudiants en 1993). En 1982, la réglementation 56 du concours de l'internat évolue et devient la seule voie d'accès aux spécialités. Le concours « hospitalier local » est à présent un concours « universitaire général » à l'échelle nationale, à partir duquel est effectué un classement par spécialités. La référence si prestigieuse de l'internat des hôpitaux de Paris disparaît. Les étudiants changent de service tous les six mois, alors qu'auparavant ils restaient affectés trois ans au même endroit. Les étudiants n'ayant pas voulu préparer ou n'ayant pas obtenu l'internat dit « de spécialité » sont alors dirigés vers l'« internat de médecine générale », qui devient vite le « résidanat ». En pratique, c'est l'« internat pour tous ». En 2004, le résidanat est rebaptisé « internat de médecine générale », et sa durée passe de deux ans et demi à trois ans. Le concours de l'internat de spécialité est remplacé en 2005 par un examen national classant et validant, en fin de deuxième cycle des études médicales. On ne parle plus de concours, car il y a autant de postes d'internes que de candidats. c) L’accès des femmes à la formation médicale La création et le succès des écoles épiscopales, initialement prévues pour les clercs, a de fait exclu pendant des siècles les femmes de la formation médicale officielle. On les retrouve alors barbières, chirurgiennes et surtout sages-femmes. Ce dernier terme englobe d'autres appellations, notamment celle de matrone, et définit une fonction : mettre les enfants au monde, surveiller les premiers jours, les premiers gestes. Avec le bouleversement des institutions médicales déclenché par les événements révolutionnaires, l'Eglise n'a plus d'ordre à donner aux médecins. Pourtant, le rapport de la Convention ne parle pas d'elles ! Puis, empêtrées comme leurs contemporains dans le bourbier de la misogynie, les autorités législatives de 1803 écartent les femmes de la pharmacie et de la médecine. Sous la IIIème République, Jules ferry entame sa « révolution » scolaire, réorganisant l'enseignement primaire dans un sens plus démocratique. La conjonction de la poussée laïque, socialiste, et féministe, aboutit à la création d'un enseignement secondaire féminin. Le baccalauréat, dont l'obtention est obligatoire pour s'inscrire à la faculté de médecine, n'est cependant préparé dans les lycées féminins qu'à partir de 1901. Le premier doctorat en médecine français attribué à une femme date de 1870, et est décerné à une anglaise, Elisabeth Garret. En 1875, M adeleine Brès devient la première femme française à l'obtenir. L'accès à l'externat est obtenu en 1882, malgré la forte hostilité des étudiants masculins. L'enfantillage des motifs de réticence à l'accès des femmes dans la profession médicale est dénoncé par différentes campagnes de presse. La majeure partie de l'opinion publique se laisse convaincre, désormais acquise aux idées modernes. Le droit de se présenter à l'internat est imposé en 1886 57 par le ministre de l'instruction publique, mais il faut attendre 1890 pour voir une interne titulaire véritablement française, M lle Francillon. Au final, l'accession des femmes à la profession médicale s'est accomplie en France un peu plus tôt que dans les autres pays d'Europe, et 20 ans plus tard qu'aux Etats-Unis d'Amérique. Les plus graves obstacles idéologiques à l'exercice des femmes médecins tombent avec la guerre de 1914-1918, même si elles ne seront que peu remerciées et mises en valeur à l'issue du grand conflit. Aujourd'hui, la bataille de l'égalité ne se pose plus dans le déroulement des études, l'anonymat des copies permettant l'égalité des chances. Les revendications se portent désormais sur les conditions de déroulement de la carrière. 3. L’ évolutions de l’orientation pédagogique de la formation universitaire du médecin a) Un enseignement clinique au sein d’un savoir encyclopédique, au début du XIXème siècle À la période où se déroule la Révolution Française, le malaise est profond dans la profession médicale. Le vieux moule de la Faculté issu des écoles épiscopales, où sont notamment rabâchées les lectures des textes anciens, a vécu. La lutte contre les charlatans est réclamée, l'étanchéité entre les médecins et les chirurgiens est devenue ridicule. La destruction révolutionnaire des institutions d'enseignement rejette l'essentiel de l'apprentissage dans les hôpitaux. Sauvant l'enseignement médical du naufrage, les maîtres en chirurgie y profitent de la liberté d'enseigner. Les armées absorbent l'essentiel du corps des médecins, dont la production est tarie. Elles admettent de plus en plus, par nécessité, des gens sans formation et sans éthique. La Convention relance alors la machine médicale, car pour toutes les masses d'hommes lancés par centaines de milliers vers toutes les insurrections, il faut produire des médecins hâtifs, peu coûteux, et dont l'enseignement est immédiatement utilisable. La mission des écoles de santé est de donner un savoir permettant au praticien de faire face à toutes les situations, ambition qui sera conservée durant tout le XIXème siècle. Entre le 4 août 1789 et le 25 février 1795 se succèdent des mesures aboutissant à un cursus d'études de trois ans réunissant chirurgie et médecine. Antoine F. Fourcroy (1755-1809), qui est la figure centrale de la reconstruction de la médecine française à la charnière des XVIIIème et XIXème siècles, dépasse la simple urgence conjoncturelle et jette les fondements d'un enseignement médical nouveau. Dans son 58 rapport du sept frimaire an III, il recrée un enseignement normalisé, dans des hôpitaux voués à l'instruction clinique. La notion de médecine pratique rêvée au Siècle des Lumières se dégage : l' Ecole Centrale de Santé est envisagée comme un « temple de la nature » dans lequel expériences chimiques, dissections anatomiques et opérations chirurgicales l'emportent largement sur les préceptes théoriques et l'enseignement livresque. Fourcroy se fait l'avocat de la fusion de la médecine et de la chirurgie le 27 novembre 1794 : « la médecine et la chirurgie sont les deux branches de la même science : les étudier séparément, c'est abandonner la théorie au délire de l'imagination et la pratique à la routine toujours aveugle ». L'enseignement nouveau est fondé sur l'observation et l'expérience : « peu lire, beaucoup voir et beaucoup faire ». S'effectue la translation totale vers la méthode inaugurée par Desault, où les élèves reçoivent l'essentiel de l'enseignement à l'hôpital lui-même, au lit des malades ou à la morgue devant les cadavres. La démocratisation de l'enseignement est réalisée par l'instauration du concours national comme mode de sélection, cassant ainsi les particularismes provinciaux. En faisant de l'hôpital le creuset du progrès médical, la nouvelle médecine anatomoclinique entraîne la naissance d'un enseignement bicéphale, avec d'un côté la Faculté qui organise les programmes et délivre les diplômes, et de l'autre l'hôpital, lieu d'enseignement privilégié. Cependant, dans une situation de guerre, de pénurie financière et de relative anarchie administrative, rien ne fonctionne vraiment d'après les règlements. A l'exception d'une minorité qui a réussi les concours, les étudiants n'ont, pour la plupart, qu'une formation pratique bien théorique. Les études sont souvent interrompues par des appels anticipés sous les drapeaux, les cadavres sont en nombre insuffisant. Les leçons cliniques, trop rapides, sont exposées devant un public pléthorique. Les ordonnances du 10 avril 1842 prévoient la multiplication des cours de clinique et l'organisation d'un stage hospitalier obligatoire. Cependant, les problèmes sont loin d'être résolus, car les religieuses et les commissions administratives ne sont guère enthousiastes devant cette intrusion médicale. M algré l'indéniable volonté d'unification, les conditions d'enseignement ne sont pas partout identiques, et la médecine du début du XIXème siècle est largement peuplée de praticiens passés par les moules scientifiques de l'Ancien Régime. Au début du XIXème siècle, l'enseignement s'élargit du coté de la chimie et de l'hygiène, et forme un trépied, composé de la médecine anatomoclinique, de la chimie appliquée, et de la prévention. De nouvelles matières sont incorporées aux études, telles que l'histologie et la physiologie, des chaires nouvelles sont créées, les travaux pratiques sont développés. Cependant, le corps médical ne parvient pas à trouver dans son élite un groupe 59 régulateur, unanimement reconnu et capable de construire sa politique générale. Le sommet de la hiérarchie a comme caractéristique diversité et individualisme. La Faculté de M édecine reste hésitante devant le baccalauréat nécessaire à la première inscription pour les études de médecine, tantôt le baccalauréat ès lettres, tantôt celui de sciences, tantôt les deux ne sachant trop s'il faut former un médecin humaniste, ou un homme de science. Jusqu'en 1837, le baccalauréat ès sciences n'est pas exigé pour les études médicales et les « littéraires » dominent largement dans un cursus qui se veut scientifique. Le latin, longtemps considéré comme utile à l'accès de certaines sources médicales, est supprimé des études le 4 novembre 1862. Le coté encyclopédique de l'enseignement est accentué durant tout le XIXème siècle, dans la crainte d'une spécialisation professionnelle entraînant une limitation dégradante de la pratique, et assimilant le médecin à un technicien incapable d'appartenir à l'élite intellectuelle du pays. À vouloir former un clinicien à tendance encyclopédique, et capable d'exercer la médecine et la chirurgie dans toutes leurs branches, l'enseignement de la Faculté de M édecine s'enferme jusqu'à la fin du siècle dans des programmes stéréotypés et incomplets . Violemment opposé à la conception académique de l'enseignement de l'anatomie, Farabeuf est considéré comme le rénovateur de la médecine opératoire française de la fin du XIXème siècle. En 1878, sous son autorité, les travaux pratiques de dissection deviennent obligatoires, puis l'orientation clinique est renforcée par un stage hospitalier obligatoire porté de un à deux ans. A noter que l'apprentissage clinique reste, encore aujourd'hui, primordial dans la constitution du savoir du médecin. b) Les sciences dites « accessoires » devenant fondamentales dans l’enseignement médical à la fin du XIXème siècle Les sciences exactes rentrent dans le champ du savoir médical bien avant la fin du XIXème siècle. Ainsi, Jean Sénebier, dans son éloge d'Albert Haller – ce dernier a écrit le plus célèbre traité de physiologie du XVIIIe, connu sous le titre de Element physiologiae --, décrit en 1778 la physiologie en ces termes : « elle est la base de la médecine, elle présente à celui qui l'exerce l'état naturel de la machine qu'il doit entretenir en prévenant les dérangements qui la menacent, et en les réparant quand ils sont arrivés. Cette Science est une des parties les plus difficiles de la Physique, elle demande presque la connaissance de toutes les autres. Il faut avoir approfondi l'Anatomie : si l'on n'avait pas observé dans le plus grand détail toutes les parties de nos organes, il serait impossible de pouvoir en pénétrer le jeu. Il faut avoir solidement étudié la Physique générale, la M écanique, l'Hydrostatique, la 60 Pneumatique, l'Optique, l'Acoustique, la Chimie, pour comprendre divers phénomènes qui seraient incompréhensibles si l'on ne possédait pas parfaitement les principes de ces sciences, et pour faire des découvertes au milieu de cette foule de cas qui ne sont pas encore bien connus ». Cabanis (1757-1808), alors que commence la révolution anatomoclinique, conçoit l'unité de l'art de guérir comme la réunion de la médecine, de la pharmacie et de la chirurgie, l'alliance de la jeune chimie et de la vieille observation hippocratique. Pour Bichat (17711802), la médecine doit être élevée à la dignité des sciences expérimentales : « la médecine fut longtemps repoussée du sein des sciences exactes ; elle aura droit de leur être associée, au moins pour le diagnostic des malades, quand on aura partout uni, à la rigoureuse observation, l'examen des altérations qu'éprouvent les organes ». L'ambition de Fourcroy est également de se mettre à l'école des sciences physiques, « seule source d'un enseignement solide ». Dans les nouvelles écoles de santé, l'enseignement des sciences rigoureuses expérimentales est à l'honneur (chimie médicinale, histoire naturelle des plantes et des drogues, physique des appareils et instruments, connaissance des eaux minérales). Ainsi, à la fin du XVIIIème siècle et pendant la première moitié du XIXème, les sciences exactes servent de modèle, jusqu'à ce que s'élabore une méthode scientifique propre au savoir médical : la méthode anatomoclinique. Les médecins français de la période 1815-1870 sont initiés aux sciences exactes dans leur formation, mais celles-ci sont modestement baptisées « sciences accessoires ». Le savoir médical a toujours été lié à deux données spécifiques et contradictoires : à la fois transmettre un acquis cohérent et stable, et le remettre en question quand s'imposent des progrès fondamentaux. Or, la médecine clinique française, à son apogée de 1800 à 1830, fait de Paris la capitale du monde médical de l'époque. Dès cette époque, une nouvelle médecine dite de laboratoire, fondée sur les sciences exactes, se développe parallèlement. M ais l'élite médicale hospitalière et la Faculté de M édecine, attachée à ce passé glorieux et ne comprenant pas toujours l'étincelle de l'invention, résiste jusqu'au début du XXème siècle avant d'introduire dans la formation médicale ces nouveaux savoirs, non directement issus de la démarche clinique. Toute la médecine française s'institutionnalise autour de la clinique et de l'hôpital, au détriment des sciences de laboratoire, considérées comme alourdissant inutilement le subtil et nuancé « art de guérir ». L'hégémonie française, avec son école clinique, est durement concurrencée par l'émergence d'autres pôles scientifiques. A la grande époque de l'Allemagne savante, entre 1830 et 1890, s'effectuent de foudroyants progrès en physique et chimie, en électro-physiologie, en histologie et en microbiologie. Jusqu'en 1870, 61 la Faculté de Strasbourg est « à cheval sur les deux rives du Rhin ». Les travaux de Claude Bernard sur la médecine expérimentale, et ceux de Pasteur, bouleversent le champs des savoirs médicaux de l'époque, et ne s'imposent que progressivement. Une lutte sourde s'instaure entre cliniciens et fondamentalistes pour dominer les études médicales. La Faculté se laisse déposséder du monopole de l'enseignement : l'écart ne cesse de se creuser durant tout le XIXème siècle entre les progrès des connaissances et le savoir enseigné. De telles lacunes laissent le champ libre à un enseignement parallèle s'épanouissant durant tout le XIXème siècle. C'est également dans le cadre des cours privés que s'enseignent les spécialités jusque dans les années 1870, avant que ne se créent notamment les chaires de psychiatrie, d’ophtalmologie, de neurologie, et d’urologie. Un arrêté du 7 novembre 1852 instaure en première année un enseignement scientifique comprenant de la physique, de la chimie, et de l'« histoire naturelle ». Avec le décret du 10 juin 1878, physique, chimie et histoire naturelle deviennent « fondamentales », formant la matière exclusive du premier des cinq examens uniquement oraux, nécessaires à l'obtention du doctorat en médecine. Les travaux pratiques de laboratoire sont également rendus obligatoires. Puis, le décret du 31 juillet 1893 instaure une nouvelle donne pour l'enseignement de la médecine française, en créant un certificat de physique-chimie et sciences naturelles, ou P.C.N., obligatoire pour s'inscrire en Faculté de M édecine. Ce cocktail propédeutique, constitué par le doyen Brouardel, se prépare en un an dans une faculté de sciences. Ainsi, le mariage difficile des sciences exactes et de la médecine française aboutit en ces dernières années du XIXème siècle, mariage qui sera si fructueux dans le développement du savoir médical au XXème siècle. Le cursus des examens du doctorat se modèle de manière à y faire une place plus large à l'histologie, à la chimie biologique, à la parasitologie et à la microbiologie. En 1906 est créée une section de chimie biologique et médicale à l'agrégation. La bactériologie entre en force dans le cursus médical en 1907 et devient la discipline dominante dans l'enseignement médical universitaire. Le débat sur l'étude des sciences fondamentales dans le cursus médical n'est pas clos dans la deuxième partie du XXème siècle. La réforme de 1958 donne un poids encore plus important aux sciences fondamentales, réunissant université et hôpital, transformant ainsi les praticiens en hospitalo-universitaires responsables des soins, de l'enseignement et de la recherche. Le noyau dur de la formation médicale se déplace et se cherche à nouveau : un médecin, est-ce un chercheur, un clinicien, un saint laïc ? Reproche est fait aux fondamentalistes d'avoir mis la main sur la plus grande partie du programme des études médicales, leur donnant un caractère de plus en plus théorique et scolaire. Cependant, le 62 pourcentage de chercheurs issus des filières médicales dans les effectifs de l'IN SERM et du CNRS n'a cessé de décroître au cours des dernières années. Le flux annuel de recrutement tend vers zéro, avec parmi les raisons invoquées, le caractère peu attractif de la carrière de chercheur. Le bien-fondé de l’apprentissage des sciences fondamentales est aujourd’hui débattu. Il doit, à mon sens, rester central : en effet, un praticien d’aujourd’hui rencontrera au cours de sa carrière de multiples et rapides avancées dans son savoir médical. Or, la formation continue est probablement d’autant plus efficace que les nouvelles notions à intégrer font écho à un savoir théorique solide, constitutif de la formation initiale. c) Une valorisation des spécialisations et des techniques au détriment de la médecine générale au XXème siècle Pendant la deuxième partie du XIXème siècle, l'éclatement du savoir médical s'accélère. Le développement des sciences fondamentales entraîne un élargissement des connaissances, nécessitant notamment l’individualisation de champs de savoir spécifiques. Le 14 août 1862, un arrêté ministériel institutionnalise enfin l'enseignement officiel des spécialités. Des cours complémentaires commencent à s'organiser, par exemple en dermatologie, en syphiligraphie, en pédiatrie, en neuropsychiatrie et en urologie. Dès 1878, une partie des stages hospitaliers doit obligatoirement être comprise dans un service spécialisé. Des enseignements spécialisés sont progressivement créés, donnant lieu à la délivrance des certificats de spécialités. Un décret du 29 mars 1911 multiplie le nombre de stages cliniques spécialisés devant être accomplis obligatoirement dès la troisième année : chirurgie infantile, O.R.L., gynécologie, maladies infectieuses. En mars 1914 sont organisés, en faculté ou dans les hôpitaux, des cours de perfectionnement spécialisé : près de quatrevingt à Paris en 1930, où plusieurs instituts délivrent des diplômes universitaires. Il y en a moins en province, mais on en trouve cependant dans toutes les facultés. Cependant, ces enseignements universitaires de spécialités, facultatifs, ne sont pas avant la deuxième guerre mondiale sanctionnés par des examens à contenu obligatoire. L'Internat de Paris, le plus prestigieux, permet surtout au début du XXème siècle un bon apprentissage du métier au médecin, lequel s'éloigne souvent de l'hôpital après ses études. Une « aristocratie » bénéficie ainsi pratiquement seule de l'enseignement direct des patrons. Cette réussite au concours permet en particulier l'accession à un cursus comportant plusieurs semestres dans des services spécialisés. Ainsi, pendant la première partie du XXème siècle, la spécialisation du savoir devient prestigieuse sans encore être officiellement mise sur un piédestal. 63 Avec la réforme Debré de 1958, Internat signifie « Internat de spécialité ». Le concours marque la première étape d'une carrière essentiellement hospitalière, précédant l'assistanat et l'agrégation. Les spécialistes, ayant réussi l’Internat, apparaissent dés lors dans l'imaginaire collectif comme les « détenteurs de la vérité ». Le corps des « non-titrés » donne en revanche l'image d'être en retrait de la médecine « scientifique et triomphante ». Le médecin généraliste devient un simple « trieur » aiguillant le malade vers le spécialiste, et possédant éventuellement un « flair ». Il faut souligner que les « médecins de ville », au sortir de la deuxième guerre mondiale et pendant plusieurs décennies, restent maintenus à l'écart des centres de décision où s'élabore le contenu de l'enseignement et les nominations. Dans la deuxième partie du XXème siècle, l'enseignement se perd parfois dans l'étude cloisonnée des différents organes. L’étude des maladies les plus rares commence souvent avant celle des plus fréquentes. Par ailleurs, « on commence par la biochimie et l’on finit par l'homme ». La technologie évolue très vite, et les programmes surchargés visent ainsi à une exhaustivité illusoire. Cela rend difficile l'esprit de recherche, d'initiative et de critique. L'étendue du programme de l'internat impose un bachotage effréné, un entraînement au questionnement de type QCM, au détriment d'un apprentissage par compagnonnage de l'exercice médical. L'enseignement dirigé théorique et l'enseignement clinique, reposant pour partie sur des chefs de clinique-assistants, apparaît très peu valorisé dans l'évaluation de l’activité de ces derniers. Dans les services très spécialisés des CHU, il y a une valorisation forte de l'aspect technique et de l'efficacité directe, on est dans le « faire » au sens le plus concret du terme. La formation reçue au cours des études médicales incite à préférer la médecine « de pointe » à la médecine « de routine », et les services reconnus aux services plus modestes. Ainsi, les étudiants ne sont pas admis dans des services plus généraux d'hôpitaux périphériques ou de clinique privée. La médecine générale apparaît comme le refuge des « spécialistes ratés ». Dans ces conditions, le jeune médecin généraliste est longtemps déboussolé à l'issue de ses études. Il est livré aux malades sans aucun recours alors que jusque-là il avait eu à peine le droit d'y toucher, et il doit choisir dans l'énorme masse de médicaments mise sur le marché. Certains généralistes se spécialisent dans un sous-champs d'activité accréditant également l'idée qu'être « seulement médecin généraliste » est insuffisant pour affirmer sa valeur et son rôle dans la société. La réticence est marquée à l'égard de tout ce qui n'est pas immédiatement vital et prend du temps, par exemple les aspects psychiques. Cela est cependant à nuancer 64 dans la mesure où les CHU sont également confrontés au quotidien au choix permanent entre soins de référence et aussi de proximité et de recours. Au cours des dernières décennies, les problématiques médico-sociales passent au premier plan. Les longs séjours de personnes âgées se multiplient, et la précarité majore le nombre de prises en charge dont le motif est plus social que médical stricto sensu. Or, la démarche médicale, qui est en partie classifiante, va des symptômes au diagnostic. Quand parfois le-dit symptôme vient à manquer et qu'il n'est pas possible de placer le patient dans une « case », il convient néanmoins de savoir en analyser la plainte. Le médecin n'est pas toujours préparé à ce type de médecine, entraîné parfois à pratiquer uniquement des endoscopies. Parce que la somme de connaissances est sans cesse croissante, le médecin se limite à l'apprentissage de la technique médicale, oubliant le monde dans lequel il vit et que le ressenti d'un patient est aussi le produit de crises culturelles et sociales. L'épidémie de sida a également participé à remettre en cause cette approche purement technicienne. Le socle de la relation avec le malade -- savoir aborder l'intimité d'autrui, son corps, ses plaies, ses mots, ses silences -- n'est ni consigné, ni transmis. Depuis le début des années 1990, un enseignement des sciences humaines et sociales est prodigué aux premières et deuxièmes années de médecine, et des doyens audacieux se préoccupent de plus en plus d'adjoindre un minimum de préparation relationnelle au cours des études. M ais l'étudiant apprend principalement son « personnage de médecin » pendant les différents stages hospitaliers. Il s'imbibe du savoir-faire des médecins chevronnés, ou le plus souvent, le découvre par lui-même, en faisant face à de nombreuses situations difficiles. La réforme du troisième cycle institue en 1982 un internat en médecine pour tous, c'est-à-dire également en médecine générale. La spécificité de la médecine générale commence à être reconnue, et certains stages sont effectués chez le praticien. Le succès est fragile car très vite, un texte transforme le statut des étudiants de troisième cycle de médecine générale, et en fait des « résidents » qui n’ont plus le titre d'« interne » à part entière. La contestation à l'époque n’est pas efficace, ne bénéficiant de presque aucun appui des hospitalo-universitaires. En revanche, depuis une décennie, le renouveau de la médecine générale apparaît enfin clairement. Il y a une prise de conscience au sein du corps médical de la large compétence nécessaire à la pratique de la médecine générale. Les départements de médecine générale se multiplient, redonnant à la spécificité de cette activité une reconnaissance universitaire. Les généralistes ne sont plus dans cette position en creux, une définition par défaut, soumis à la hiérarchie des spécialistes. La médecine hospitalière cesse d'être la médecine absolue en dehors de laquelle n'existerait qu'une médecine artisanale. Le 65 médecin généraliste est par définition celui qui voit dans sa clientèle le panel de pathologies le plus étendu. Le diagnostic précoce d'une affection permettant souvent une action plus efficace, le respect d'arbres décisionnels rigoureux face à des situations variées fait partie intégrante de la compétence du médecin généraliste. Une mauvaise orientation initiale aboutit souvent à une pléthore d'investigations inutiles et un retard dommageable dans la mise en route du traitement. La mise en place du médecin traitant met actuellement en lumière la fonction coordinatrice du médecin généraliste, dans les champs du diagnostic comme du curatif. L'examen national classant intégrant comme spécialité à part entière la médecine générale, participe à la prise de conscience collective de la richesse de cette activité. Force est de constater qu’il reste néanmoins de nombreux postes de médecine générale non pourvus. En outre, certaines directives européennes visent à autoriser l'exercice médical à « bac +6 » grâce à un diplôme de « médecine de base ». Cela remet malheureusement au goût du jour le vieux débat sur une « médecine de routine » nécessitant un niveau de compétence inférieur. C. TROIS IEME CHAPITRE : L’ EXERCIC E D E L’ OMNIPRATICIEN AU QUOTIDIEN 1. Les pathologies La mortalité générale entame un déclin à partir de 1730, du fait d'une moins tragique conjoncture épidémique et de son cortège de morts collectives. En revanche, existe au XVIIIème siècle une multiplicité de maladies individuelles avec lesquelles il faut vivre. Parmi les motifs les plus fréquents de consultation : la perte d'une fonction, comme le mouvement d'un membre ou la parole, et surtout la douleur. La recherche de l'analgésie est également la première pourvoyeuse de la médecine parallèle. Dans la période péri-révolutionnaire, la malnutrition fait rage, du fait de l'effondrement de l'agriculture et de réserves insuffisantes pour donner de l'élasticité au marché, par exemple en cas d'accident climatique. Le brigandage et la guerre civile font le reste. La sous-alimentation entraîne à sa suite une fragilité accrue aux autres pathologies et aux épidémies, notamment de grippes, de bronchites, de variole, et de fièvres typhoïdes. La spéculation sur les vivres fait ainsi naître en 1795 la famine et l'émeute dans Paris. La période napoléonienne enregistre ainsi deux crises céréalières (1802-1803 et 1811-1812), assorties de surmortalité épidémique différée (18041805 et 1813-1814). Le XIXème siècle est bientôt en passe de surmonter les disettes, mais reste techniquement incapable d'assurer à tous la protection thermique. On ne meurt plus de faim, mais encore de froid. Les déshérités de la protection thermique se reconnaissent aux 66 engelures qui marquent leurs mains, mais qui atteignent aussi les pieds et les oreilles, et peuvent former jusqu'au printemps des plaies ulcérées. L'arrivée du choléra morbus en 1832, se transmettant par l'eau et les déjections, et son installation durable jusqu'en 1854, rappelle les épidémies de peste du début du siècle précédent, en particulier celle de 1720. Cependant, la maladie ne touche jamais simultanément l'ensemble du territoire. Ainsi, la France n'est plus la proie des grands fléaux épidémiques du passé. La plus meurtrière des offensives du choléra emporte 10 fois moins de victimes qu'une peste médiévale. On ne guérit pas encore le choléra déclaré, mais on sait en faire une solide description clinique, étant établi que la maladie touche simultanément ou successivement l'appareil digestif (diarrhée, vomissements) et le système nerveux (l'incoordination des mouvements). Le typhus, et ses flambées terribles de 1813-1814 et de 1870-1871 n'est vraiment menaçant que dans les lieux les plus insalubres, c’est-à-dire les hôpitaux, les prisons, et les camps militaires. La variole peut être prévenue par des vaccinations, et les endémies paludéennes sont jugulées par l'emploi de la quinine et par l'assèchement des zones marécageuses. Les diagnostics les plus souvent portés dans la première partie du XIXème siècle lors de l'admission à l'hôpital sont : la phtisie, la pneumonie, la typhoïde, le choléra, les affections cardiaques, cérébrales et vésicales. Les accidents motivent une part notable des appels aux médecins : ruades de cheval, coupures et contusions. Le blessé est souvent intransportable, et les urgences, notamment les appendicites, les hernies, et les fractures ouvertes, contraignent le praticien de campagne à des improvisations aléatoires. Certains troubles pathologiques prennent de l'importance dans l'activité médicale du XIXème siècle : la « pathologie industrielle », du fait par exemple des accidents traumatiques ou de la manipulation de produits chimiques, les maladies de pléthore, la myopie. Les maladies nerveuses et mentales minent de préférence l'élite intellectuelle. Les troubles mentaux que la société acceptait jusqu'ici avec résignation ou excluait par l'enfermement, entrent dans le domaine de la médecine, et sont catégorisés, officialisés et soignés. Une forte mortalité est générée au XIXème siècle par des affections aujourd'hui bénignes, en particulier du fait des complications infectieuses. Dans cette société aux métiers salissants, la moindre plaie négligée peut tourner à la catastrophe. Le tétanos, la gangrène et la « pourriture hôpital » viennent réduire à néant la dextérité des grands chirurgiens. De même, jusqu'à l'avènement de l'antisepsie et de l'asepsie, les fièvres puerpérales génèrent une très forte mortalité. Le taux de mortalité infantile ne baisse de façon décisive, en particulier chez 67 les pauvres, que dans les toutes dernières années du XIXème siècle. En revanche, nombre de maladies infectieuses sont loin d'être contrôlées à cette période : pour les médecins et les pouvoirs publics d'avant 1940, la syphilis et la tuberculose sont, par leur résistance même, des sujets de préoccupation quotidienne bien autrement importants que les succès face à la diphtérie ou à la rage. Face à la tuberculose, dont le bacille est pourtant identifié, la révolution pastorienne s'arrête en chemin. Du seul fait de cette pathologie, l'équivalent de la population d'une ville comme Toulouse disparaît chaque année. Elle représente par exemple, entre 1906 et 1913, 44 % de la mortalité des sujets âgés de 20 à 40 ans. L'utilisation de l'antibiothérapie après la seconde guerre mondiale révolutionnera le pronostic de très nombreuses maladies infectieuses. Il faut cependant garder à l'esprit que d'autres peuvent apparaître rapidement, de façon parfois imprévisible : sida, Creutzfeldt-Jakob, grippe aviaire. Les progrès médicaux de la fin du XIXème siècle permettent de mieux recenser certaines pathologies : les accidents cardio-vasculaires, les déséquilibres des sécrétions internes, les troubles de la nutrition et de l'excrétion, les anomalies de la croissance et de la sénescence, les anémies. Les dysfonctionnements nerveux et mentaux sont illustrés par l'œuvre de Charcot. Claude Bernard lui-même recommande de ne plus séparer la psychologie de la physiologie, et ainsi, à la fin du XIXème siècle, le « nervosisme » englobe de nombreuses « maladies de civilisation » : surmenage, fatigue, nervosité, dépression, asthénie. Le crime parfois, l'alcoolisme presque toujours, commencent également à ressortir de la maladie et du traitement. La société urbaine, qui se développe avec la révolution industrielle du XIXème siècle engendre ce qui deviendra le grand mal de la modernité : le « stress ». Le monde moderne est devenu anxiogène, avec le surmenage, l'abus d'excitants, la trépidation parisienne, des conditions de travail éprouvantes, de longs temps de transport. Les accidents dus aux bicyclettes et aux automobiles entrent en ligne de compte à la fin du XIXème siècle, et représentent en nombre à la veille de la Grande Guerre la moitié des victimes des trains, et 35 % des accidents de voitures hippomobiles et de cheval. Les causes de réforme, recensées à la fin du XIXème siècle lors des conseils de révision, sont principalement : les chutes (du haut d'échelles, d'échafaudages, d'arbres), les écrasements (sous des charrettes, des éboulements, des troncs), des blessures par animaux (emballements, coups de sabots ou de cornes, morsures), des blessures par des outils coupants ou contondants. Au XXème siècle, surtout lors de la seconde partie du siècle, les maladies chroniques arrivent sur le devant de la scène. Les cancers et les maladies cardio-vasculaires sont aujourd’hui les « maladies de notre société ». Les maladies du cœur et des vaisseaux sont les affections les plus fréquentes, avec notamment l’hypertension. Elles sont également celles qui 68 font le plus grand nombre de morts, en particulier du fait des infarctus et des accidents vasculaires cérébraux. Les affections cancéreuses viennent immédiatement après, par leur importance numérique dans la mortalité. Les progrès techniques de la médecine permettent de maintenir en vie des « rescapés » en grande dépendance, des maladies chroniques graves, des personnes de plus en plus âgées. Ainsi, il est possible de vivre malade ou handicapé de longues années. A l’inverse, la maladie « dégénérative » peut faire rentrer le patient dans la maladie au stade « préclinique » : il ne se ressent pas malade, mais ses résultats biologiques réalisés au cours d'un « check up » sont « anormaux ». Les anomalies biologiques incitent dans certains cas, les maladies cardio-vasculaires et le diabète notamment, à la prescription d'un traitement spécifique prévenant des complications tardives. Cette idée d’un « bénéfice à traiter une affection précocement », souvent justifiée, a abaissé significativement le seuil d'inquiétude des patients. Aucune sensation anormale ne doit être négligée, aucun suintement sanglant, aucune grosseur inhabituelle : cela est devenu un gage de sécurité. L'attention médicale se tourne vers d'autres modèles étiologiques que celui de la cause spécifique, et aborde la causalité en termes multifactoriels. Dans les représentations collectives se développe une conception élargie de la maladie, incluant au premier chef des variables d'environnement, le milieu physique et social. Le malade projette de plus en plus sur son corps certains de ses malaises sociaux, et règle parfois ses comptes avec la société en devenant malade. L'homme traduit ses angoisses par ses comportements et son attitude face à son corps, à la santé et à la maladie. Ces besoins, dits « psychosomatiques » par simplification, sont source d'appel au médecin. Précarité et pauvreté font également flamber certaines pathologies bien « organiques ». Il y a des maladies de la pénurie : un certain parallélisme est retrouvé entre la croissance du chômage, des exclus et des sans-logis, et le retour des maladies sexuellement transmissibles, des dénutritions et de la tuberculose. Il en va de même de l'alcoolisme, de la drogue, de la transmission du sida, de l'hépatite C. Dans notre société moderne se développent également les maladies de pléthore : obésité, maladies psychiques, cardio-vasculaires. Les progrès de la médecine ont comme revers d'avoir amené des examens parfois invasifs, et des traitements hyperactifs parfois nocifs. Les maladies iatrogènes forment aujourd'hui, par leur fréquence, un groupe non négligeable. Au travers de cet historique, on voit que l'évolution incessante de la prédominance des maladies dépend de multiples facteurs, notamment du contexte socio-politique, des avancées de la science, de l'hygiène, du ressenti de la maladie. 69 2. L’omnipratique au XIXème siècle Au XIXème siècle, tous les médecins sont, indépendamment de leurs éventuelles activités hospitalières ou charitables, des « omnipraticiens libéraux », ayant donc une clientèle payante. C’est cette activité qui est étudiée dans ce chapitre. Au sein de ce corps médical, il y a trois types de praticiens, au prestige décroissant : - l'élite, qui travaille bénévolement dans les hôpitaux de Paris, mais en retire une grande renommée. - les médecins des grandes villes de province, qui ont une aura hospitalière locale, et servent de relais entre l'élite parisienne et les autres médecins. - les médecins à activité libérale exclusive, qui exercent à la campagne ou à la ville. C’est la catégorie la plus fournie, composée de docteurs ou d'officiers de santé. Ces derniers hésitent de moins en moins à « monter en ville » au fil du siècle. La pratique n'est pas homogène : médecine du passé et du présent coexistent avec des savoirs empiriques. Au tout début du XIXème siècle, Gaspard-Laurent Bayle (1774-1816) subdivise la thérapeutique en quatre branches principales : hygiène, matière médicale, méthodes physiques et chirurgie. Différentes écoles s'affrontent au début du XIXème siècle, quant à la conduite la plus appropriée. Les anciens, autour de Pinel, sont plutôt en faveur de « l'expectation ». La révolution broussaisienne de 1816 consiste, en revanche, en un activisme poussé à l'extrême : de multiples saignées, mais pas de médicament. Corvisart et son école se présentent comme les tenants d’un mélange de scepticisme et d'empirisme, avec des phases d'activisme. Il serait faux néanmoins d'imaginer les médecins du XIXème siècle répartis en écoles hostiles et cloisonnées. S'il existe, le phénomène ne concerne que les grands patrons parisiens et leurs élèves concentrés dans la capitale et quelques grandes villes. Aucune méthode nouvelle ne se diffuse spontanément sous le simple effet de son évidence. Une fois acceptée par la majeure partie des « chercheurs », toute nouveauté doit être diffusée par la littérature scientifique. Le message ne sera entendu par le plus grand nombre que s'il est assez stimulant, assez pratique pour être appliqué, assez rassurant pour être suivi. Les révolutions scientifiques sont ainsi quasiment inconcevables. La majorité des médecins de la première partie du XIXème siècle prône la saignée, remplacée rapidement par les sangsues, malgré des critiques violentes apparaissant dans les années 1830 dans l'élite parisienne. C’est ainsi que dans certaines régions, des cohortes de paysans se pressent aux portes des médecins pour se faire saigner régulièrement et préventivement. 70 Quoi qu'en dise le discours hygiéniste dominant, le médecin répare d'abord, soigne ensuite, prévient enfin. Le pain quotidien du médecin, c'est d'abord tout ce qui empêche le travail physique, indispensable à la survie du plus grand nombre. Ainsi, les médecins sont avant tout des chirurgiens. Les premiers documents associatifs et syndicaux recensent et tarifent surtout des actes chirurgicaux : ouverture d'abcès, extraction de dents, pose de ventouses, réduction de fractures et luxations diverses. La chirurgie répare tant bien que mal, même si elle laisse derrière elle nombre de semi-valides, pourtant capables d'assurer leur survie. Les opérations de la cataracte et des hernies étranglées sont également parmi les plus fréquentes, et à partir des années 1840, les médecins s'attaquent aux difformités du corps en sectionnant muscles et tendons, en particulier les pied-bots. Face aux multiples préoccupations quotidiennes, le praticien se forge une nécessaire pratique empirique, bien loin du savoir anatomoclinique appris pendant les études. Sont utilisées tout au long d'une vie professionnelle quelques « recettes », ne modifiant presque jamais le cours des maladies qui, bénignes, guérissent toutes seules, et qui, graves, tuent presque toujours. Jusqu'à la fin du XIXème siècle, à part quelques rares spécialités, la plupart des prescriptions s'effectuent sous la forme de prescriptions magistrales : potions, pilules, cachets, sirops. La tonalité générale, c'est le pragmatisme, et les praticiens, sous le feu de l'urgence, emploient des thérapeutiques polymorphes, qu'offre en particulier la tradition phytothérapique enrichie de l'arsenal chimique. Ne pouvant pas faire la preuve de la caducité des vieux remèdes, il reste courant d'accumuler les recours pour multiplier les chances de guérison. Les prescriptions sont des réponses ponctuelles à des symptômes successifs ou simultanés. Avec le scepticisme thérapeutique, vient un renouveau d'intérêt très marqué pour la prévention et pour des méthodes tombées depuis longtemps en désuétude : traitement par le grand air, gymnastique, balnéothérapie. Pour suppléer à l'insuffisance des moyens curatifs, le praticien se réfugie également dans le flou de la psychothérapie. Le praticien est confronté aux situations extrêmes : la guérison spontanée ou l'aggravation tragique. Pour l'omnipraticien de campagne, l'aptitude à comprendre les paysans et à se faire comprendre d'eux sert plus que les phrases toutes faites apprises à la faculté. La consultation s'effectue le plus souvent au domicile du patient, qu'une affection cloue au lit. Cette visite peut survenir n'importe quand, par tous les temps, à toutes les heures. Elle déborde souvent dans la campagne environnante, jusqu'à 10 ou 12 kilomètres de distance, nécessitant un cheval solide et sûr. Les maladies de peau, les crises d'épilepsie, les rages de dents, les entorses, les luxations, réclament notamment des soins urgents. En ville, le médecin accourt 71 vers l'accident, s'il ne veut affronter la vindicte de la rumeur publique et les semonces des autorités. La longue attente du client étant le lot de la majorité des médecins, ils sont nombreux à se vanter d'un savoir supérieur à celui des autres. Le jeune médecin qui s'installe cède en particulier très souvent à un jeu de séduction. Les techniques nouvelles, comme le magnétisme ou l’électrothérapie sont reprises sans vérification et font souvent l'objet de publicité tapageuse. Le refus ou l'adoption de l'innovation est une alchimie complexe dans laquelle se mélangent les intérêts, la propagande, les sensibilités et les a priori moraux, par exemple sur l'usage du spéculum utérin. La liberté de prescription, qui est une des caractéristiques de la médecine libérale, permet de parasiter n'importe quelle doctrine, et l'hyperindividualisme professionnel fait baisser la pression des dogmatismes. 3. La médecine générale au XXème siècle Le ralliement de l'omnipraticien au pasteurisme se fait à la fin du XIXème siècle, à la ville comme à la campagne. Cette médecine nouvelle est tout d'abord rejetée, car porteuse de notions remettant complètement en cause le savoir acquis. Par ailleurs, elle menace l'éthique médicale et toutes les valeurs d'une profession libérale : secret médical et rôle du médecin confident risquent de disparaître au profit d'une médecine administrative. En 1894-1895, l'apparition du sérum antidiphtérique mis au point par E. Roux bouleverse entièrement la position du médecin. Le cabinet du médecin devient ainsi, à la fin du XIXème siècle, une avant-garde de l'institut Pasteur, grâce à une production et une distribution massive du sérum. Le médecin peut désormais se livrer à la bactériologie et s'approprier la sérothérapie, sans rien abdiquer de son indépendance. Ensuite, pendant les 30 premières années du XXème siècle existe une stagnation des savoir-faire, concomitante d'une consolidation des acquis. Dans les années 1920, « dans une ordonnance, il faut des gargarismes, quelque chose de cet ordre-là, pour la douleur. Après ça, une formule magistrale, pour faire travailler les pharmaciens. Et puis quelque chose qui ne coûte rien : un lavement... ». Par ailleurs, l’omnipraticien dénoue les petits drames domestiques du fait de sa position de notable. Au début du XXème siècle, le praticien de campagne a souvent un clavier plus étendu que son confrère citadin, avec notamment la prise en charge des accouchements et des actes de petite chirurgie (réduction de fracture, plâtre, extraction de corps étrangers, parfois l’extraction d'appendice). Puis, les rayons X, les numérations globulaires, l'insuline arrivent coup sur coup. Ainsi, l’omnipraticien du début du XXème siècle a le plaisir de toucher à tout. Il s’adonne par 72 exemple aux ponctions et aux recherches bactériennes, ainsi qu’à la radiographie commençante. L'explosion thérapeutique va commencer dans les années 1930, pour ne plus s'arrêter. Le grand tournant a lieu, selon les témoins, juste après la deuxième guerre mondiale, avec l'irruption de la pénicilline et de la streptomycine. La sécurité maximale pour le patient est recherchée. Le recours à des spécialistes au niveau technique de plus en plus élevé devient ainsi la règle. L’omnipraticien, devenu « généraliste », est de moins en moins en mesure d'engager sa responsabilité sans se référer à des avis spécialisés, ou à des instruments de mesure, physiques ou biologiques. Ceux-ci deviennent l'assise quasi constante de l'acte médical . L’activité de l’omnipraticien semble ainsi s'appauvrir, se limitant souvent à « orienter ». Le recours à l'hospitalisation devient également plus fréquent dans la deuxième partie du XXème siècle. Le développement de l'industrie du médicament, associé à celui des savoirs spécialisés, font que le savoir de l'omnipraticien devient instable et incomplet. Au cours de la deuxième partie du XXème, le médecin généraliste diversifie son mode de pratique. En 1974, un tiers des médecins a abandonné l'exercice libéral pour rejoindre la masse des salariés, et un médecin sur deux a adopté une formule mixte, sous forme de vacation ou de temps partiel. Aujourd'hui encore, un gros tiers des médecins généralistes développe une activité en plus de l'exercice libéral : vacataires en établissement, notamment gériatrique, maîtres de stage, enseignants à la faculté, consultants en centres de santé, en PM I. Le principe de présomption de capacité conféré à tout docteur en médecine, résult e d'une jurisprudence de 1894. Cependant, élargir son champ de compétence est une démarche qui semble se développer de plus en plus : cela permet de retarder le recours aux spécialistes sans léser le patient. Le nouveau Code de Déontologie médicale explicite que le médecin généraliste est présumé compétent jusqu'à ce qu'il admette son incompétence et fasse appel à un confrère. Les médecins généralistes abordent ainsi plus spécifiquement certains champs de compétence : gériatrie, pédiatrie, gynécologie, médecine du sport. Pédiatrie et gynécologie apparaissent comme des reconquêtes très logiques : ces spécialistes, à l'origine référents pour des pathologies rares, ont largement soigné les pathologies communes et fréquentes de ces sous-populations. Dans un réseau de soins où les ultraspécialités abondent, une vaste compétence diagnostique est aujourd’hui nécessaire en médecine générale. En effet, une approche initiale hasardeuse aboutit souvent à des analyses spécialisées, longues et inutiles. En revanche, le 73 terrain de l'urgentisme disparaît progressivement du champ de la pratique du médecin généraliste, du fait d'une régulation par le 15 allant dans ce sens : les douleurs thoraciques, les accidents de la route, les crises d’épilepsie sont par exemple orientés vers le SAM U. Par ailleurs, le médecin généraliste a quasiment renoncé aux accouchements. Repérer l'urgence vitale ou fonctionnelle, et la réguler correctement, est en revanche l'un des fondamentaux de la médecine générale. Les urgences, lieu de passage entre la ville et l'hôpital, apparaissent ainsi comme un service primordial dans l’apprentissage du futur généraliste. La visite à domicile reste l'une des spécificités françaises, réservée aujourd’hui aux patients ne pouvant réellement pas se déplacer. Cette pratique a même un intérêt croissant, du fait de l'augmentation des pathologies chroniques et du vieillissement de la population. Le médecin généraliste apparaît ainsi au cœur d’un réseau de soins qui se développe. Il coordonne les paramédicaux, assure la prise en charge ambulatoire du patient diabétique, gère les patients en fin de vie. Les soins palliatifs sont devenu un pôle d'importance croissante en médecine générale. Dans cette chaîne de soins, les compétences de chacun sont différentes et reconnues par tous. La permanence de soins est l’un des enjeux actuels dans la fonctionnalité de ce réseau de soins. L'erreur en médecine est aujourd'hui d’être désinvolte, et la « rigueur » a remplacé le « flair ». La médecine n'est plus « grande ou petite », mais plutôt « bonne ou mauvaise », c’està-dire « à jour dans ses connaissances ». Les conduites thérapeutiques et l'orientation dans le réseau de soins se font suivant des protocoles validés par de grandes études. Examens complémentaires ou pas, orientation vers un spécialiste ou vers les urgences, en SM UR ou en ambulance, sont des exemples de conduites à tenir strictement définies dans des arbres décisionnels. Cette standardisation des « conduites à tenir » estompe les différences entre les pratiques du médecin de ville et du médecin de campagne. Par ailleurs, malgré les succès de la thérapeutique, la réflexion préventive reste particulièrement nécessaire. Ainsi, la médecine générale est devenue une spécialité à part entière, où la synthèse nécessaire est largement aussi complexe que dans les autres spécialités. 74 II. SECONDE PARTIE SOCIETE ET SYSTEME DE SANTE 75 A. PREMIER CHAPITRE : LA NAISS ANCE D’ UNE PO LITIQUE S OCIALE 1. Le contexte sociopolitique et économique au XIXème siècle a) La société bourgeoise à l’ère industrielle La pratique médicale est loin d'être la résultante de la seule science fondamentale. Elle est aussi la médecine d'un milieu sociopolitique. Or, l'ordre social est bouleversé par la Révolution Française : la « société bourgeoise » remplace les trois états de jadis. Les valeurs dominantes deviennent notamment famille, profit et travail. Les haines de classe vont se développer. La société libérale qui se constitue au début du XIXème siècle, considère que la mission de l'Etat est avant tout de maintenir l'ordre et non de secourir les déshérités. L'Etat se libère ainsi de son devoir d'assistance et laisse aux communes la charge de l'indispensable solidarité avec les pauvres. Les classes dirigeantes craignent également l'anarchie qu'encourageraient des crimes impunis. Cela va compliquer le combat des médecins du XIXème dans la prise en charge des « fous », jusqu'ici emprisonnés sans soins. A la société théologique et militaire, succède une société scientifique et industrielle. Dans cette nouvelle ère, les pauvres sont attirés dans les villes, où ils s'entassent. L'industrialisation rend plus vives et plus flagrantes les différences entre riches et pauvres. Le développement rapide des méthodes statistiques offre un instrument adéquat pour procéder à cette étude. Ainsi le rapport de Villermé expose en 1840 la situation des ouvriers dans les centres de l'industrie textile française. Les hygiénistes continuent de s'inquiéter de l'« arriération des campagnes », mais des écarts importants sont relevés entre les indices de la mortalité dans les villes industrielles, et ceux des zones rurales du pays. La révolution industrielle crée des mécaniques coûteuses capables de fonctionner jour et nuit. Les patrons, en situation de concurrence, sont conduits à rentabiliser l'habileté gestuelle des ouvriers et à éliminer les temps morts. L'emballement productiviste densifie et allonge considérablement le temps de présence sur le lieu de travail, tandis que la banalisation fatigante des travaux répétitifs tourne au vertige inhumain. L'enfer des pauvres, la sueur des paysans, la fatigue des ouvriers garantissent le paradis des nantis, leur gavage et leur confort. Par comparaison avec les campagnes antialcooliques et antituberculeuses, l'hygiène industrielle mobilise au XIXème siècle beaucoup moins de bonne volonté. G. Clémenceau écrira encore en 1906 : « pour les entrepreneurs, les médecins sont des gêneurs avec leurs prescriptions hygiéniques, il faut d'abord et avant tout produire ». 76 Au XIXème siècle, le discours médical distille une morale sociale assez favorable à la conciliation des intérêts de classe, et rassurant les milieux dirigeants. Améliorer la qualité de vie des populations qui travaillent et qui consomment équivaut, dans le contexte d'une économie en voie de modernisation, à augmenter objectivement les forces productives nationales. Ces considérations déboucheront sur une ascension des couches sociales moyennes, en particulier lors de la Troisième République. La médicalisation du peuple devient un problème politique, d'autant qu'avec l'instauration du suffrage universel masculin en 1848, c'est l'intérêt bien compris des régimes politiques de soulager les détresses flagrantes. Le mouvement ouvrier revendique des conditions de travail compatibles avec la santé. Il exige également des indemnités en cas d'accident du travail et lutte pour faire reconnaître la tuberculose comme maladie d'usure au travail. Les médecins, de par leur autre angoisse, celle de la détérioration génétique, se font les grands prêtres de la saine transmission des générations : limiter le travail des enfants, par exemple, c'est sauvegarder l'avenir en ménageant la santé des jeunes, sur qui reposent les capacités de reproduction du peuple. La vieille notion selon laquelle « un Etat fort est un Etat peuplé » est une préoccupation particulièrement vive après la défaite de 1870, où l'on ne cesse de comparer les natalités française et allemande. À noter que lors de cette guerre, l'armée prussienne est vaccinée contre la variole, mais pas l'armée française, ce qui entraîne côté français 175 000 cas de variole dont 23 000 morts. Après cette guerre, la vaccination antivariolique en France illustre à merveille la conjonction des bonnes volontés populationnistes du corps médical, de l'élite éclairée et des pouvoirs publics. L'hécatombe de la Grande Guerre réactivera la hantise démographique française. b) Le système de santé au cœur du projet social depuis la IIIème République Le corps médical est depuis toujours l'âme des politiques sanitaires. Au cours du XIXème siècle, ce sont les médecins hygiénistes à qui les autorités administratives demandent, par exemple, d'enquêter sur les établissements insalubres. À la fin du XIXème siècle, la politique sanitaire qui se développe sous la IIIème République est loin d'être le seul résultat mécanique de la nouvelle donne scientifique : elle est le fruit d'un régime politique républicain portant en lui un projet social. Le thème de la science est mobilisé dans le cadre de la recherche d'un « spirituel républicain » à opposer à la foi catholique. La vérité scientifique apparaît comme la suprême expression de la liberté de la Raison. La République fait ainsi une place d'honneur à la médecine en tant que science. En parallèle, le vieux projet 77 d'une médecine politique prend corps par l'intermédiaire en particulier du courant pasteurien : une médecine qui agit réglementairement et techniquement à l'échelle de la collectivité tout entière, une biopolitique dont l'objet est de favoriser la vie. Ainsi, à partir des années 18751877, la République s'empare de cette offre intellectuelle afin de légitimer son entreprise de laïcisation. Le discours hygiéniste sur le bien-être matériel et psychique fournit aux élites une idéologie de rechange, les médecins étant les porte-drapeaux de l'idéologie optimiste du progrès. Gambetta appelle de ses vœux l'arrivée des médecins aux postes de responsabilité, ces « gens pratiques, expérimentés, bourgeois des couches nouvelles et proches du peuple... ». La protection sociale de la IIIème République va reposer sur deux piliers : l'assistance et l'assurance. Concernant la couverture du risque maladie, c'est surtout l’assistance qui est développée jusqu'en 1914. Ainsi, la maladie et la santé jouent un rôle central dans la naissance et le fonctionnement de la politique sociale. L'Etat intègre de plus en plus le médecin dans ses grandes manœuvres démographiques, le transformant en expert, en inspecteur, en agent des lois de protection. Si au début du XXème siècle, les ministres ne sont pas tous médecins, ces derniers sont nombreux à être députés ou maires, et contribuent à orienter la législation et l'état sanitaire du pays. Les éléments favorables au projet social sont nombreux dans la IIIème République : optimisme scientiste, libéralisme parlementaire, stratégie concertée des groupes de pression médicaux. Cependant, les lois vont devoir mûrir de façon interminable avant d'aboutir, comme s'il fallait attendre la levée des ultimes oppositions corporatives. Sur le plan législatif, deux lois sont essentielles dans la naissance de la médecine sociale : celle du 4 juillet 1893 sur l'assistance gratuite dans les campagnes, dite aussi d'assistance médicale aux indigents ; elle est complétée en 1902 par l'obligation de la vaccination antivariolique. Juridiquement et légalement sont ainsi mis en place les deux volets, curatif et préventif, de la médicalisation croissante de la population. Ces deux lois n'ont de véritable signification que dans tout le contexte législatif social existant par ailleurs, et traduisent l'ampleur de la transformation médicale de la France au début du XXème siècle. On constate cependant que des résolutions prises avec audace ne se réalisent que longtemps plus tard, lorsque les esprits, les hommes et les ressources s'y prêtent. Ainsi, la Sécurité Sociale ne voit le jour qu’au lendemain de la Libération en 1945, alors que le dépôt du premier projet de loi sur les assurances sociales remonte à 1921. La « généralisation » de la Sécurité sociale ne se fait progressivement qu'à partir de 1976. En 1967-1968, une réorganisation administrative sépare clairement les trois « risques » principaux en trois branches : l'assurance-maladie, les allocations familiales et la vieillesse. 78 Au XXème siècle, l'hôpital public se développe et se modernise au sein de l'Etat social. Celui-ci se définit comme le cadre intégrateur des différences et des conflits inévitables entre les diverses couches sociales. A la Libération, la notion de service public est le cœur d’un dispositif se voulant à la fois garant des intérêts collectifs et garant de la justice sociale. L'hôpital est un service public qui permet d'ancrer l'action de l'Etat social dans celle de groupes professionnels capables de traduire l'idéal de « solidarité organique » ; leurs « pratiques professionnelles » sont en effet guidées notamment par l'intérêt collectif. Aujourd'hui encore, les responsables de la politique sanitaire s'interrogent sur la conjonction du préventif et du curatif, du médical et du social, veillant ainsi à la mise à disposition de tous des meilleures conditions de vie, de travail, de santé, d'éducation, de soins. Parmi les devoirs primordiaux du gouvernement, figurent toujours la réduction des inégalités d'espérance de vie selon le revenu et la profession, et la correction des injustices de notre société. 2. Les avancées législatives a) L’enfance et la maternité La mortalité considérable des enfants de la bourgeoisie ou de la noblesse mis en nourrice n'indignait personne au début du XIXème siècle. Au cours du siècle, l'expertise médicale se généralisant, le respect du nourrisson et la protection de la mère et de l'enfant se développent peu à peu. L'action des médecins-législateurs met en place une active et durable politique de protection de la mère et de l'enfant. En 1874, la loi Théophile Roussel instaure un contrôle vigilant des enfants du premier âge placés en nourrice. Dans cette lignée, la société pour la propagation de l'allaitement maternel (1876) a les suffrages des médecins, et doit hâter la « fin des nourrices ». Le sauvetage de l'enfance martyrisée s'organise, avec en 1889, la loi sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés, et en 1898, la loi sur les enfants maltraités. En 1904, est votée une loi sur les enfants assistés. C'est en 1945 que se concrétise efficacement la protection maternelle et infantile, avec un ensemble de mesures techniques, administratives et financières de caractère national. Celles-ci s'adressent aux futures mères et aux enfants jusqu'à l'âge de l'obligation scolaire, sans distinction de ressources, ni de statut socio-économique. Elles sont rendues obligatoires par des contraintes financières : allocations pré- natales ou allocations familiales ne sont versées que sur justification de visite. Le service de santé scolaire organise la prévention pour les élèves et le personnel des établissements d'enseignement publics et privés. En 1975, la loi Veil légalise finalement l'interruption volontaire de grossesse. 79 Entre biopolitique de l'enfance et législation du travail, s'articule la réglementation du temps de travail des femmes et des enfants. Une série de textes législatifs tente d'extraire les enfants des travaux pénibles : pas d'enfants de moins de 10 ans dans les mines (1813), pas d'enfants de moins de huit ans dans les usines (1841), jamais dans les professions ambulantes (1874), ni dans les dépôts de chiffons (1875). On essaye en 1851 de réglementer l'apprentissage, d'interdire les mauvais traitements, les voies de fait, et l'exploitation abusive des apprentis, notamment les plus jeunes et les illettrés. Le contrat d'apprentissage n’entre en pratique que très lentement et reste souvent verbal. L’importante loi de 1874 interdit le travail en usine avant l'âge de 12 ans, sauf dans quelques industries où des enfants de 10 ans sont admis à condition de ne travailler que six heures et pouvoir ainsi s'instruire à mi-temps. La durée de travail est limitée à 12 heures par jour au maximum de 12 à 16 ans, et par ailleurs jamais le dimanche, jamais la nuit, jamais sous terre. Le corps des inspecteurs du travail est créé en 1874 pour rendre effective l'obligation scolaire. Cette inspection du travail est renforcée en 1883. La loi de 1892 interdit l'usine avant l'âge de 13 ans, sauf si l'enfant a obtenu à 12 ans son certificat d'études. Puis, de 16 à 18 ans, la durée maximum de travail est fixée à 10 heures par jour. Cependant, de nombreuses dérogations, consenties par décrets, bafouent ces principes. Des congés sont ouverts aux femmes en couche en 1913, grâce à la loi Strauss. Toutes ces mesures sont saluées comme autant de progrès, auxquels ont contribué de nombreux médecins du Parlement. b) La législation du travail Durant le XIXème siècle, l'industrie se développe considérablement, et avec elle l'ampleur des nuisances qu'elle occasionne sur les ouvriers. Dès 1810, est créée une législation du travail. Pendant tout le siècle, les lois se succédent, où participent de nombreux médecins hygiénistes. Par exemple, une loi de 1843 permet de contrôler la sécurité d'utilisation des machines à vapeur. La loi de 1848 sur les accidents du travail donne au médecin une fonction policière vis-à-vis des simulateurs et des patrons défaillants : il juge de façon tranchante les contestations. Le certificat de maladie permet en effet de libérer le malade de ses responsabilités sociales, en particulier de son travail. Dans la deuxième partie du XIXème siècle, l'industrie est plus concentrée, les ateliers à domicile ont presque disparu. Les usines deviennent les bancs d'essai des méthodes d'assainissement de l'air. Ingénieurs et hygiénistes imaginent différents systèmes épargnant les poumons des ouvriers, notamment des systèmes de ventilation, de dépoussiérage, de détection des fuites de gaz. La loi du 12 juin 1893 sur l'hygiène et la sécurité des ouvriers d'usine énumère des dispositions favorables à l'aération 80 des ateliers : cubage d'air minimum, ouverture des fenêtres pendant les pauses. Puis, la loi du 11 juillet 1903 en étend le bénéfice aux industries alimentaires, magasins, bureaux, bazars, et établissements d'Etat. Concernant les femmes, les médecins ne cessent de répéter à la fin du XIXème siècle que l'industrie détruit leur santé et corrompt leur moralité. La réduction de la durée théorique de leur journée de travail se fait progressivement : la loi de 1892 limite à 11 heures la journée de l'ouvrière d'usine, celle de 1900, par paliers, à 10 heures. Il y a également la « loi des chaises » en faveur des vendeuses (1900), et la loi de 1911 qui impose, en faveur des femmes et également des mineurs de moins de 18 ans, le droit à un repos minimum de 11 heures consécutives chaque jour. Durant tout le XXème siècle, une multitude de mesures permettent d'améliorer les conditions générales du travail. Elle vont dans le sens d'une protection maximum de la santé des travailleurs, et d’une protection sociale contre les accidents de travail et les maladies professionnelles. En 1945 est réalisé un vaste effort d'harmonisation de textes épars : les catégories de travailleurs protégés contre les accidents du travail sont augmentées en nombre, et les risques couverts sont étendus. Le risque que les travailleurs dénoncent comme le plus grand est celui pour lequel ils sont assurés le plus tardivement : l'assurance chômage est créée en 1958. c) Les aliénés La loi du 30 juin 1838 crée les asiles d'aliénés, et permet au médecin d'interner le « fou ». Cette loi stipule que « chaque département est tenu d'avoir un établissement public destiné à recevoir et soigner les aliénés ou de traiter à cet effet avec un établissement public ou privé » pour que les malades mentaux soient accueillis dans des établissements spéciaux : les « asiles d'aliénés ». Ces asiles forment un cadre hospitalier spécialisé, sans lien ni avec les hôpitaux généraux, ni avec l'université médicale, à l'enseignement de laquelle ils ne participent pas. Placés sous l'autorité du préfet, les asiles psychiatriques recrutent leur personnel médical par la voie de concours spéciaux. Cela aboutit à un corps de médecins à part, les « aliénistes des asiles ». Cette loi apparaît encore valable pour certains de ses titres, aucun consensus ne s’étant réalisé pour une réforme complète. Cette longévité conforte l'idée qu'une réglementation sanitaire ne doit être ni trop hâtive, ni trop détaillée : elle a su s'adapter à de nouvelles circonstances sociales, culturelles et médicales. 81 On peut relever jusqu'au milieu du XIXème siècle dans les asiles psychiatriques de graves atteintes à la dignité humaine. Tout un vocabulaire dépréciatif et pré-eugéniste crache le fiel sur les victimes de la sélection naturelle et de l'adaptation sociale. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, certains médecins réagissent, en particulier Bourneville (18391909) qui s’indigne notamment contre les placements d'office des enfants sur le critère de « danger public ». La législation de 1838, initialement loi de bienfaisance, est transformée selon lui en une loi de police. Il faut attendre 1887 pour que la séparation des enfants du service des aliénés adultes soit effective. En effet, pour certains responsables de l'Assistance Publique, les enfants idiots ne méritent pas un tel investissement. Le président du conseil de surveillance de l'Assistance Publique, désigna même ces enfants comme des « non valeurs sociales absolues dont le retour à l'état normal est peu supposable ». 3. L’extension de la prise en charge médicale a) La médicalisation des indigents au XIXème siècle et le principe d’assistance Jusqu'à la Révolution, c'est essentiellement l'Eglise catholique qui prend en charge l'accueil et l'assistance des pauvres, par l'intermédiaire du clergé et des ordres religieux consacrés à la charité. En 1793, la Constitution proclame le droit d'assistance, conçue comme un devoir moral et une affaire privée. Cela fait ainsi économiser à la société l'application coûteuse du principe révolutionnaire du droit à la santé. Cependant, la création de structures d’assistance apparaît rapidement comme une nécessité, pour le gouvernement. Ainsi, le gouvernement du Directoire créé en 1796 les premiers établissements publics de secours : les « bureaux de bienfaisance », qui sont des services communaux placés sous l'autorité préfectorale. Au début, la portée de cette loi reste limitée, car la création des bureaux est facultative. Le mouvement s'affirme après 1807 du fait notamment que les médecins bénévoles de ces offices de charité sont exemptés de patente. Le budget des institutions de bienfaisance s'accroît de 70 % entre 1852 et 1869, mais dans les années 1870, 62 % des communes en sont encore dépourvues. L'aide publique coexiste avec la charité privée puisque le plus souvent, les bureaux font appel à des religieuses pour l'organisation et la distribution des aides et des soins. Les riches se croient quittes envers les miséreux quand ils ont attiré des religieuses dans les villages et distribué les secours à domicile dans les faubourgs. Les châtelains font des aumônes, tandis que les curés font des 82 quêtes. Les expédients charitables continuent ainsi pendant tout le XIXème siècle. La palette de la médecine gratuite s’élargit progressivement. Elle combine les soins aux indigents, les vaccinations, l'inspection des enfants en nourrice. La mise en place de « médecins cantonaux » permet une rationalisation géographique des soins, et apporte aux médecins concernés un salaire supplémentaire. Cependant, ce type d'organisation est abandonné progressivement, le salariat et l’absence de libre choix du médecin étant contraires aux principes libéraux. Les dépenses entraînées par les soins font intégralement partie du budget des ménages . Ainsi, une maladie à la ville est un malheur, et à la campagne un désastre. Dans ce dernier cas, les patients, qui habitent le plus souvent loin du médecin, doivent payer très cher en raison de la distance, et aller chercher les médicaments à la ville. Il faudrait que la médecine fut exercée gratuitement pour les 9/10 de la population au moins. Ainsi, les docteurs cherchant à vivre de leur art sont pratiquement réservés aux classes riches ou aisées. Les officiers de santé, plus accessibles, présentent néanmoins des notes alourdies d'indemnités kilométriques à leurs clients des campagnes. Ce sont les moyens des malades, et non les capacités des médecins, qui commandent les choix thérapeutiques. L'apostolat médical doit cependant répondre à toutes les urgences. La maladie et ses répercussions apparaissent comme un problème social majeur. Dans la société bourgeoise sécularisée du XIXème siècle, le recours aux soins s'organise schématiquement selon la classe sociale : - les pauvres à l'hôpital. - les classes moyennes à leur domicile, ou chez leur médecin. - les classes supérieures à leur domicile, ou chez un médecin « célèbre ». Alors que la Révolution, à ses débuts, rêve d'un effacement des hôpitaux, l'aggravation du paupérisme et le renouvellement de la pédagogie médico-chirurgicale en font au contraire le centre focal de l'assistance. Ils offrent aux classes populaires les soins et les remèdes gratuits des consultations externes, et servent de support logistique aux vaccinations massives. Soigner ainsi les pauvres à l’hôpital permet au médecin de s'acquérir des mérites, une réputation, et une clientèle chez les riches. Dans les campagnes, dépourvues d'hôpitaux, le malade est admis dans un établissement citadin, pourvu que sa commune d'origine paie les frais d'hospitalisation. Le pouvoir politique laisse en grande partie aux communes la charge de l'assistance aux pauvres. Elle en alourdit les obligations avec la loi de 1851 : l'hôpital communal doit désormais recueillir tout malade indigent quel que soit son domicile, ce qui va dans le sens d’une organisation collective de la médicalisation. Les commissions administratives communales sont constituées principalement de notables pointilleux soucieux 83 de faire vivre l'hôpital au moindre prix. Ainsi, ils maintiennent la tradition de l'hôpitalhospice, peu médicalisé. En gestation depuis longtemps comme moyen d'enrayer l'exode rural et de freiner le développement hospitalier, la loi votée le 15 juillet 1893, dite « loi sur l'assistance médicale aux indigents », va bien au-delà : « désormais, tout français malade privé de ressources doit recevoir gratuitement de la commune ou du département l'assistance médicale à domicile, ou s'il y a impossibilité de le soigner utilement à domicile, dans un établissement hospitalier ». M algré le développement des secours à domicile, l’importance des hôpitaux s’accroît. Cela se traduit par le développement de l’hébergement caritatif des naufragés de la vie et la prolifération des consultations externes. La Troisième République doit ainsi mettre en place une politique hospitalière d'envergure. Cette loi garantit un principe de solidarité : tout français privé de ressources peut recevoir à domicile ou à l'hôpital les soins médicaux et pharmaceutiques appropriés. Par un système complexe de péréquations et de partage des tâches, les communes et les départements financent l'exécution de la loi au prorata de leur richesse, et l'Etat assure les transferts ultimes. Cette mesure oblige ainsi les communes à financer l'hospitalisation de ses « privés de ressources », ce qui entraîne la mise sur pied d'une véritable carte hospitalière. Puis, la loi du 14 juillet 1905 organise l'assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables, quand ils sont privés de ressources, créant ainsi un service public de solidarité sociale. A la veille de la guerre de 1914-1918, l'hôpital reste le lieu où l'on soigne les indigents, bien qu'une circulaire ministérielle de 1889 recommande de bien distinguer les hôpitaux où l'on soigne les malades et les hospices qui doivent être réservés aux indigents. b) La naissance de la médecine sociale et du mutualisme dans la deuxième moitié du XIXème siècle L'industrialisation et la croissance urbaine rendent visibles la pauvreté et la maladie. Elles apparaissent dangereuses pour l'ordre public et menaçantes pour la productivité industrielle. Des initiatives privées interviennent pour pallier les insuffisances géantes. Ainsi, la Croix-Rouge, née de la vision des champs de bataille, étend son action aux populations qui n’ont pas accès aux soins médicaux. Les sociétés de secours mutuel émergent dans ce contexte. L'acuité de la crise sociale de 1848 renforce encore la prise de conscience des médecins sur le dénuement médical des ouvriers, déjà trop pauvres pour se nourrir en quantité suffisante. 84 Une des questions fondamentale traversant tout le XIXème siècle médical, est : comment distribuer des médecins à toutes les classes de la société sans transformer cette profession libérale en un service public composé de salariés ? Autour de l'usine en particulier, il n'y a que des pauvres, alors comment pratiquer la compensation financière qui permettrait d'exercer la charité ? Avec le développement de l'industrie, apparaît une nouvelle médecine : la médecine sociale, dont le terme apparaît en 1851. La nécessaire médicalisation du peuple devient progressivement une évidence et dépasse l'opposition entre pure charité et assistance étatique. Le gouvernement est contraint de prendre des mesures et d'assumer une responsabilité « biopolitique » croissante, malgré sa crainte récurrente du « paupérisme subventionné ». La construction d'un système de protection contre la maladie se met en place. L'organisation des soins va devenir la responsabilité de la collectivité. Le gouvernement encourage la mutualité, afin de venir en aide aux classes laborieuses , angoissées par la maladie et l'accident, ainsi que par l'infirmité et le chômage qui en découle. Cette organisation concilie la liberté de l'épargne et une dose modérée de bienfaisance collective. Son inspiration majeure repose sur la responsabilité individuelle. Parallèlement, certains médecins sont de chauds partisans de la médecine sociale. Syndicalistes, radicaux ou socialistes, ils développent les sociétés mutualistes et répandent leurs idées sur la médecine sociale. Les entreprises ne tardent pas à passer des contrats avec des médecins, comprenant l'intérêt d'une bonne santé chez les travailleurs. Des sociétés de secours mutuel, artisanales ou ouvrières, se développent, apportant la médicalisation à des centaines de milliers, et bientôt de millions d'ayant droits. Les associations d'entraide, se développent particulièrement au milieu du XIXème siècle. Elles sont fondées soit par des patrons désireux de s'attacher une maind'œuvre trop mobile, soit par des ouvriers voulant gérer eux-mêmes des fonds destinés à les garantir contre la maladie et le chômage. Il en existe de différents types : - des sociétés « agréées », subventionnées par l'Etat , par des membres bienfaiteurs et par l'épargne laborieuse. - Des sociétés qui refusent la protection officielle, et restent à l'écart de la manne publique ; elles y gagnent une indépendance, mais n'offrent à leurs sociétaires que de maigres garanties. - Des caisses purement patronales, dans les mines, les chemins de fer et les grandes usines ; elles sont alimentées par des retenues sur les salaires et des amendes disciplinaires. La pénétration de la mutualité est en revanche très tardive dans les milieux agricoles, du fait en particulier du fort individualisme des paysans. Les professions libérales et les artisans constituent les derniers groupes à se sentir concernés, également en raison de leur volonté 85 d'indépendance. La diversité actuelle des organismes de protection sociale s'explique ainsi par leurs origines historiques et perpétuent leurs particularismes jusqu’à aujourd’hui. Le système se développe lentement car l'unanimité ne se fait jamais, ni chez les employeurs, ni chez les salariés, ni sur les buts à atteindre, ni sur les moyens, ni dans les partis politiques, ni dans les centrales ouvrières naissantes. L'AGM F (association générale des médecins de France) est fondée en 1858. Elle négocie avec les autorités départementales de l'agencement concret des services de secours mutuel. Cela lui permet en particulier d’ôter tout alibi charitable aux concurrents illégaux. Le parlement, soucieux de soutenir les sociétés mutualistes les plus pauvres, vote à partir de 1881 des subsides annuels s'ajoutant aux subventions des départements, des communes et des membres bienfaiteurs. Cela fait faire un bond prodigieux à la médicalisation rurale. Le corps médical réussit ainsi à préserver ses avantages de profession libérale, tout en commençant à profiter du financement social de la médicalisation des masses populaires. Cette situation d'une fructueuse ambiguïté aboutira à l'institution de la Sécurité sociale, un demi-siècle plus tard. Les sociétés mutuelles comptent ainsi au moins 3 millions de membres en 1900, contre 850 000 en 1898. Elles protègent d'abord les ouvriers qualifiés, les seuls qui peuvent prélever sur leurs salaires une somme destinée à une hypothétique protection future. La médecine est loin d'être gratuite pour la majorité, et la dépense médicale continue de peser fortement sur les petits budgets en cas de maladie. Entre les indigents et l'élite de la classe ouvrière, il subsiste ainsi dans les campagnes une épaisse couche de prolétaires mal protégés et mal médicalisés. Leur médicalisation soulève plus de difficultés que celle des ouvriers des villes. Du fait de l'avarice des conseils municipaux et des conseils généraux, les cas sociaux sont dirigés sur les hospices citadins. Parallèlement, les riches commencent à ne plus vouloir payer pour les pauvres, arguant notamment du fait que les médecins ont un « monopole garanti par l'Etat ». Ainsi, tout le monde souhaite un alignement des honoraires par le bas. c) Vers une prise en charge médicale de toute la population au XXème siècle Votée en 1928, remaniée en 1930, la loi sur les Assurances sociales garantit une couverture contre les risques sociaux (maladie, vieillesse, invalidité, maternité) à tous les salariés situés en dessous d'un certain plafond. Elles sont alimentées par des versements anticipés des salariés et de leurs employeurs. Face à la maladie, indemnités journalières et prise en charge des prestations en nature constituent les deux versants de la protection. Les syndicats médicaux consentent finalement à la mise en place de cette assistance médicale, où 86 principe du libre choix et rétribution à la visite sont conservés. Expérimenté par les sociétés de secours mutuels de la fin du XXème siècle, le ticket modérateur est généralisé. Concernant la prise en charge hospitalière, jusqu'à la guerre de 1939-45, les indigents se font soigner à l'hôpital, et les classes aisées dans les cliniques. Les classes moyennes n'ont pas encore de structure adaptée entre les deux guerres mondiales, mais la pression sociale se fait de plus en plus forte pour que l'hôpital public élargisse sa clientèle. La loi du 21 décembre 1941 donne un nouveau statut à l'hôpital public, qui devient « centre de soins » et s'ouvre à toutes les « classes » de la population. Face à une médecine efficace, la masse de la population réclame une chance de guérison égale pour tout le monde, et de ne plus dépendre de la charité individuelle des médecins. Le médecin ne peut d’ailleurs plus prendre à sa charge des médicaments devenus coûteux et une technologie compliquée. Ainsi, chaque forme de soin se doit d’être prise en charge. La Reconstruction édifie ainsi un système qui distribue largement les bénéfices de l'institution médicale : la Sécurité sociale. Au système d'assistance se substitue en 1945 un système « bismarckien », c'est-à-dire un système d'assurances sociales remboursant les soins pratiqués par une médecine libérale. L'ordonnance du 4 octobre 1945 prévoit donc un réseau coordonné de caisses se substituant à de multiples organismes. L'unité administrative n’est cependant pas réalisée, et ne l’est toujours pas aujourd’hui. La Sécurité sociale, résultat de plusieurs décennies de progrès économiques et sanitaires, garantit le « droit à la maladie pour tous ». Chaque individu devient un « ayant droit », ce qui ouvre au médecin la porte des foyers populaires. La première convention nationale entre la confédération syndicale des médecins de France et la Sécurité sociale est signée en 1971, afin de réguler les tarifs de consultation. Parallèlement, l'hôpital, traditionnellement consacré aux exclus, accueille désormais tous les citoyens, riches ou pauvres. La généralisation de la protection sociale à toute la population française est décidée en 1975 et rentre en pratique progressivement. La notion de charité individuelle et facultative s'efface devant celle d'une solidarité collective et obligatoire. Différentes catégories de maladies sont distinguées : « longue maladie », « incapacité », « maladie professionnelle », « accident du travail ». Elles ont un sens juridique et ouvrent droit à des prestations et des indemnités. Le malade secouru devient un malade « citoyen » dont les droits doivent être reconnus. La Sécurité sociale fournit par ailleurs une cinquantaine de prestations. Parmi celles-ci : la garantie contre le chômage, la retraite, une aide au logement si les revenus sont insuffisants. Ainsi, le « bien-être social » est assuré dans de très nombreux domaines. Le 87 concept de ticket modérateur est conservé : une partie des frais seulement est prise en charge, ce qui laisse à l'intéressé une part de la responsabilité financière dans sa guérison. La parade vient avec le développement des mutuelles complémentaires, venant rembourser le ticket modérateur. D’autre part, les cas d'exonération du ticket modérateur se multiplient. De nos jours, la maladie a cessé d'être associée, en France, à la catastrophe financière. La prise en charge d'éventuels frais médicaux, même coûteux, sort du budget de la plupart des ménages. La logique d'assurance, poussant à la dépense au niveau individuel, fait aujourd'hui débat dans un contexte du déséquilibre de la sécurité sociale. Le non-remboursement de un euro par consultation apparaît aujourd'hui comme une mesure de régulation par la responsabilisation individuelle. Dans les années 1980, le « quart-monde » représente environ 1,5 millions d'habitants qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Ils n’ont parfois pas d'existence légale et ne profitent pas des services de protection sociale publique ou privée. La couverture maladie universelle (CM U) est votée le 27 juillet 1999. Elle permet aux derniers assistés, notamment les sans-domicile-fixe, de devenir des assurés. En un siècle, chaque citoyen est passé du statut d'assisté à celui d'assuré. B. DEUXIEME CHAPITRE : LES ACTEURS S ANITAIRES AU S EIN D E LA SOCIETE 1. L’hôpital au XIXème siècle et au début du XXème a) La période révolutionnaire Les hôpitaux inspirent, à la veille de la Révolution, une vive répulsion à toute la population. Parmi les raisons invoquées pour une indispensable réforme des établissements de « bienfaisance » , voire leur destruction : la gabegie administrative, l'inefficacité des soins de ces « mouroirs odieux ». L'utopie laïque voit le jour au sein des assemblées de la Révolution française qui considère que bientôt le pays n'aura plus ni pauvre ni malade, et par conséquent n'aura plus besoin ni de médecins ni d'hôpitaux. Le 2 novembre 1789, l'Assemblée constituante décide que les biens du clergé sont « mis à la disposition de la nation » pour rembourser la dette de l'Etat. Cette « sécularisation » permet le lancement du système des assignats, gagés sur ces biens. Les détenteurs de ces assignats peuvent s'en servir pour acheter des biens nationaux vendus aux enchères. Puis, le 17 avril 1790, l'assignat est transformé en papier-monnaie. Bertrand Barère (1755-1841), membre redouté du Comité de Salut Public déclare devant la Convention : « plus d'aumônes, plus d'hôpitaux... Ces deux mots doivent 88 disparaître du vocabulaire républicain... La dénonciation permanente contre le gouvernement s'élève tous les jours de ces tombeaux de l'espèce humaine décorés par la monarchie du nom d'hôpitaux... ». Barère annonce le 11 mai 1794 que le grand livre de la bienfaisance permettra de supprimer à terme ces établissements coûteux et dangereux, humiliants et anachroniques. La deshospitalisation de la maladie et de l'accident paraît un courant impétueux. En 1791, sont supprimés octrois, péages et taxes locales dont les hôpitaux étaient souvent les bénéficiaires. Puis, la loi du 19 mars 1793 affirme « l'assistance comme une charge nationale ». Le coup de grâce à « l'hôpital charitable » survient à l'été 1794, lorsque la loi du 23 M essidor an II intègre les biens des hôpitaux aux biens nationaux. Les propriétés hospitalières, notamment les terres et les immeubles, sont confisquées et destinées à être vendues aux particuliers. Cela fait perdre aux hôpitaux ses dernières ressources. Jusque-là, les hôpitaux fonctionnaient sous l'administration des religieux, moines et bonnes sœurs, et le budget de l'hôpital était toujours tiré des biens et des revenus ecclésiastiques. À présent, il n'y a plus de personnel, puisque les congrégations religieuses y sont supprimées, et il faut trouver de nouveaux financements de l'hôpital. Initialement, le fonctionnement des hôpitaux devait être assuré par les revenus publics, mais du fait de la guerre et de l'inflation, les sommes effectivement versées par les Comités de secours public ne suffisent jamais à assurer le fonctionnement normal des hôpitaux. Les assignats sont imprimés à une cadence accélérée, mais leur cours s'affaiblit continuellement. Les institutions médicales et hospitalières étaient certes sérieusement contestées, mais le débordement révolutionnaire outrepasse les intentions rénovatrices. Il détruit de fond en comble l'ancien régime médical. Rapidement, il n'y a plus ni honoraires, ni structures professionnelles, ni enseignement. Au même moment, la guerre civile et les invasions ramènent des « fléaux pestilentiels », en particulier la dysenterie et le typhus, et la crise économique gonfle les effectifs de pauvres se présentant à la porte des hôpitaux. L'assistance, devoir sacré de la nation pour les tenants de l’utopie laïque et étatiste, apparaît impuissante à conjurer toutes les détresses populaires. Les mesures les plus extrêmes (la loi de messidor an II) sont en fait stoppées avant que leur application ne soit très avancée. Thermidoriens et Brumairiens suspendent les ventes des biens des hôpitaux en Brumaire an IV. Puis, en vendémiaire an V, ils prévoient la restitution ou la compensation pour les biens déjà vendus. Octrois et taxes sur les spectacles sont par ailleurs rétablis. L'Etat ne se reconnaît plus de devoirs sociaux qu'envers les plus déshérités et encourage la renaissance de la charité privée. Les « hospices civils » remplacent l'« hôpital chrétien » et sont également réservés aux seuls indigents. Pour la plupart, les hôpitaux peuvent très vite rentrer en possession de leurs biens et en reprendre la gestion. 89 Dans un contexte de misère générale, les comptes ne sont cependant pas rétablis. Le Directoire confie l'administration des hôpitaux à des Commissions de notables locaux, placées sous la tutelle des autorités municipales. Tous les hôpitaux d'une même commune dépendent d'un budget unique géré par cette Commission et soumis aux règles de sa comptabilité. Ce régime subsiste jusqu'à la seconde moitié du XIXème siècle. Il est imposé à l'ensemble des établissements hospitaliers, à l'exception des hôpitaux de Paris et de Lyon qui ont un régime plus spécifique. Cependant, il n'est pas question d’une réforme dégageant un budget pour la médicalisation des hôpitaux. Si la Révolution rêvait à ses débuts d'un effacement des hôpitaux, on peut constater qu’au contraire, l'aggravation du paupérisme et le renouvellement de la pédagogie médico-chirurgicale va en faire au XIXème siècle les centres focaux de l'assistance. b) De l’hospice à l’hôpital moderne Au début du XIXème siècle, l'hôpital, l'hospice, l'asile se dégagent mal de leur fonction ancienne de régulateurs sociaux et de leur réputation claustrale voir carcérale. Les avis des médecins sont souvent purement consultatifs et bafoués par les administrateurs des Commissions des hospices. Ceux-ci, privilégiés de la fortune ou de l'autorité, voient dans ces forteresses de la souffrance d'indispensables refuges sociaux plus que de véritables centres de soins. Ils infligent aux différentes catégories d'assistés l'austérité qui semble convenir à leur déchéance. A titre d’exemple, la nourriture est infecte et les installations sont vétustes. Les deux versants fragiles de la vie, l'enfance et la vieillesse, pâtissent particulièrement de cette insalubrité. Les petits hôpitaux de province paraissent moins inhumains, et une certaine sociabilité peut parfois y adoucir les relations. En revanche, ils manquent notamment de linge, de meubles et de remèdes. Le XIXème siècle est le siècle d'une transformation fondamentale de l'hôpital. D'institution charitable très peu médicalisée au service des pauvres et des malades, il devient un centre d'enseignement et de recherche au service du progrès médical. La nouvelle méthodologie anatomoclinique nécessite un grand nombre de malades et un personnel médical nombreux. Les médecins entrent en force à l'hôpital, et réorganisent le fonctionnement jusque-là assumé par un personnel religieux. Le grand hôpital urbain devient le corollaire indispensable de cette nouvelle médecine et donc l'institution phare de la vie médicale. 90 Une rationalisation se met en route. Un arrêté du 4 décembre 1801 codifie les modalités d'admission dans les hôpitaux parisiens. Il annonce la création d'un bureau central de réception pour optimiser la répartition des malades dans les établissements. Les hôpitaux de la ville sont classés en deux groupes, selon qu'ils sont communs (pour le traitement des maladies ordinaires), ou spéciaux (destinés à une catégorie particulière de patients). Ainsi, certains hôpitaux commencent à se spécialiser, par exemple Saint-Louis en dermatologie, l'Hôpital du M idi en vénérologie, la Salpêtrière en médecine mentale. Par ailleurs, commencent à s'organiser la pharmacie centrale et la boulangerie centrale des hôpitaux de Paris. A la fin du XIXème siècle, l'installation des hôpitaux témoigne à la fois de la chirurgie et de l'hygiène nouvelle, en particulier la salle d'opération aseptique avec ses étuves et ses carrelages javellisés. Les laboratoires de bactériologie et d'analyse se développent également au sein de l'hôpital. Ces aménagements coûtent fort cher et progressent lentement dans les petits hôpitaux de province. L'hôpital, sans cesser d'être le lieu des pauvres et de l'assistance, devient le pivot de la recherche, des soins et d'une médecine de pointe. Une branche hautement spécialisée et technique de la médecine commence à s'enfermer à l'hôpital, la chirurgie en particulier. En 1914, la France compte 1700 hôpitaux appartenant directement ou rattachés à l'Assistance Publique. L'époque est faste pour les hôpitaux, qui sont construits en nombre, mais toujours réservés aux pauvres. C'est ainsi que, du fait de l'aveuglement conjoint des politiques, des médecins et des administratifs, se crée entre 1900 et 1939 un florissant réseau de cliniques privées pour les « classes aisées ». Devant une situation de blocage, la M utualité crée par ailleurs ses propres cliniques, intermédiaires entre l'hôpital public et la clinique privée, dans les années 1930. Lorsque la loi du 21 décembre 1941 ouvre l'hôpital public à toutes les classes de la société, le système des cliniques est solidement implanté, et ne cédera plus sa place. c) La laïcisation hospitalière et la naissance de la profession infirmière L'œuvre révolutionnaire engage le processus de laïcisation des hôpitaux. Les lois de nationalisation du patrimoine hospitalier sont complétées par des mesures ordonnant la suppression des congrégations hospitalières et en particulier le décret du 18 août 1792 91 interdisant les religieuses. La loi du 7 octobre 1796 place les hôpitaux sous la responsabilité de commissions administratives de cinq membres présidées par le maire. Par ailleurs, la médecine anatomoclinique qui se met en place au début du XIXème siècle nécessite un grand nombre de médecins. L'hôpital se médicalise définitivement en créant son propre corps socioprofessionnel : Le 23 février 1802, le « Règlement Général pour le service de santé des hôpitaux et des hospices civils » institue les concours de l'Internat et de l'Externat,. Cependant, il est prévu dans ce nouveau règlement des hôpitaux que les religieuses puissent continuer le service des pauvres et les soins des malades à titre individuel. En proie à des difficultés financières, les hôpitaux ne peuvent d’ailleurs pas rétribuer convenablement un personnel laïc. Aussi n’attire-t’il que des candidats de médiocre qualité. Les décisions les plus révolutionnaires et les plus désorganisatrices n'ont donc qu'une durée d'application très courte et insuffisante pour détruire les institutions existantes. Les religieuses reviennent desservir les hôpitaux, toujours aussi dévouées, mais restant plus attachées aux soins des âmes qu'aux guérisons des corps. Les hôpitaux, à l'exception de quelques rares enclaves médicales, redeviennent des institutions d'assistance polyvalente, où les médecins ne sont toujours que des hôtes de passage, dépourvus de pouvoir et d'autorité. Seules, les fonctions de chirurgienmajor avec obligation de résidence permanente, ainsi que celles d'Internes ou d'Externes, introduisent une autorité médicale permanente. Ces fonctions n'existent cependant que dans les grands hôpitaux, comme ceux de Paris et de Lyon. Pendant tout le XIXème siècle, la laïcisation des hôpitaux fait ainsi l'objet d'âpres affrontements, en particulier au milieu du siècle, âge d'or des sœurs hospitalières, les « cornettes blanches ». Les religieuses concurrencent également les médecins dans les campagnes, où elles vaccinent et font pharmacie de remèdes secrets. Les sociétés de l'AGM F multiplient les requêtes pour faire cesser leur activité. Les médecins, dans leur grande majorité, ne veulent plus se souvenir du rôle essentiel de l'Eglise dans leur gestation. Ils ne se rappellent plus que des contraintes, des interdits et des erreurs dans lesquels l'Eglise les a maintenus si longtemps. La laïcisation des hôpitaux s'accélère à la fin du XIXème siècle. C'est le résultat des luttes engagées par des radicaux qui assimilent le progrès et l'anticléricalisme. Par ailleurs les résultats de la révolution pastorienne stimulent les ambitions des médecins. La loi de 1893 impose aux communes de financer l'hospitalisation de leurs privés de ressources, ce qui astreint les hôpitaux à tenir une comptabilité stricte. En échange de subventions et de prix de journée, les pouvoirs publics imposent que les admissions soient prononcées par les médecins, et non plus par les sœurs comme c'est souvent de fait le cas. Dés lors, vénériens et femmes en couche peuvent 92 notamment être admis comme les autres, ce qui refusaient souvent les sœurs pour des raisons morales. Bourneville apparaît comme l'homme qui scelle l'alliance de la IIIème République avec un hôpital laïc, ce qui aboutit en particulier à la création de la profession infirmière. Il procède également à l'éviction des aumôniers, qui n’officieront plus que sur demande expresse des malades, et surtout à celle des congrégations soignantes. En revanche, un nouveau recrutement s’impose au sein de l’hôpital : des femmes laïques, « compétentes et dévouées, capables de par leurs connaissances et leur mérite de jouer les collaboratrices éclairées du corps médical ». La laïcisation du personnel hospitalier est décidée officiellement en 1877 par la direction de l'Assistance Publique à Paris, et mise en vigueur de 1878 à 1908. Ainsi, des cours destinés au personnel, cours primaires et professionnels, sont organisés en 1878 à Bicêtre et à la Salpêtrière. D’autres sont ouverts ultérieurement dans d'autres hôpitaux. Ils comprennent principalement les matières suivantes : administration, anatomie, physiologie, pansements, hygiène, soins à donner aux femmes en couche et aux nouveau-nés, petit pharmacie, exercices pratiques en médecine et chirurgie. A ces femmes, recrutées parmi les filles pauvres des campagnes et qu'il faut former, on promet en contrepartie de leur assiduité une amélioration de leur situation et une promotion assurée par une administration soucieuse de récompenser le mérite. La présence des femmes auprès des malades n'est jamais remise en cause dans la structure hospitalière, à vocation sociale. Seul leur statut fait l'objet de discussions. Dans son rapport de 1897, le directeur de l'Assistance Publique souligne que la loi de 1893 a rendu nécessaire la définition précise des attributions des diverses catégories de personnel des hôpitaux et hospices, afin que les malades reçoivent des soins aussi diligents et éclairés que possible. A partir de cette date, la fonction d'infirmière cesse définitivement d'être une activité charitable pour devenir une véritable profession nécessitant une initiation spécifique. Le critère de sélection devient la compétence, et dans la mesure où les religieuses n'acceptent pas tout de suite de recevoir une formation adéquate, la sécularisation s’avère inéluctable. Une circulaire de Waldeck-Rousseau crée officiellement les écoles d'infirmières en 1899, mais ce texte est à peu près sans effet. Une nouvelle circulaire du 28 octobre 1902 appelle l'attention des préfets sur l'intérêt de créer des écoles d'infirmières. Cela vise à assurer aux établissements hospitaliers un personnel secondaire offrant toutes les garanties au point de vue de l'instruction technique et de la capacité professionnelle. Cette circulaire est exécutée très inégalement selon les départements. La polémique sur la laïcisation des hôpitaux 93 parisiens se poursuit jusqu'en 1914, compte tenu des nécessités budgétaires qui en retardent l'accomplissement. La sécularisation des établissements de soins en province met plus de temps, à l'exception de grandes villes comme M arseille. Au cours de la première guerre mondiale, le dévouement des infirmières démontre que la profession peut totalement se laïciser sans pour autant se détériorer. La suprématie des laïcs est assurée, et un esprit corporatif apparaît. Le temps des religieuses n'est pas pour autant révolu, mais elles doivent désormais se conformer aux réglementations en vigueur, et accepter de se soumettre, au même titre que toutes les autres postulantes, à un examen attestant de leurs connaissances. Le décret du 27 juin 1922 donne à la profession d'infirmière la reconnaissance officielle qui lui manquait, en instituant le brevet national de capacité professionnelle, terme d'un cursus de 22 mois d'études théoriques jalonnées de stages pratiques. Le même décret prévoit la reconnaissance administrative des écoles d'infirmières. Cela est institué par l'arrêté du 10 octobre 1923, et 29 écoles obtiennent cette reconnaissance la première année. Le décret du 18 juillet 1924 permet de porter le titre d'infirmière diplômée de l'Etat français. Cependant, les mentalités ne changent pas radicalement, et certains administrateurs acceptent encore de recruter des infirmières non diplômées. Le 29 janvier 1937 apparaît au Journal officiel le statut légal des infirmiers et infirmières. Puis la première définition légale de la profession est donnée dans la loi du 8 avril 1946 : « est considéré comme exerçant la profession d'infirmier ou d'infirmière toute personne qui donne habituellement soit à domicile, soit dans les services publics ou privés d'hospitalisation ou de consultation, des soins prescrits ou conseillés par un médecin ». En 1930, les sœurs ont parfois encore un rôle, mais limité à une « surveillance », et sous la direction de l'administration hospitalière. Dès lors, elles ont du mal à s'imposer autrement que comme des auxiliaires. Les dernières religieuses quittent l'hôpital public au début des années 1970. En revanche, avec le développement de la technicité des hôpitaux, les effectifs du corps infirmier augmentent très rapidement au XXème siècle. 2. L’hôpital depuis la fin de la deuxième guerre mondiale a) Un plateau technique et un service public L'ouverture en 1941 de l'hôpital à tout public, puis la création de la Sécurité sociale en 1945, créent les conditions idéales pour un considérable accroissement des soins hospitaliers, en volume comme en qualité. L'hôpital est arraché à son statut hybride qui le paralysait. C'est la condamnation définitive de l'hôpital-hospice. Le rôle d'hébergement est abandonné au profit du plateau technique, gage de la meilleure efficience des soins médicaux. On passe 94 d'une médecine artisanale à une médecine industrielle. Les 30 Glorieuses sont une période d'euphorie financière et de prospérité y compris pour le secteur hospitalier, qui fonctionne sur un mode approchant celui des entreprises industrielles et commerciales. Les cliniques privées font également un effort considérable d'investissement sur les appareils médicaux, mais aussi sur le confort des malades. À partir des années 1950, les sciences médicales connaissent un essor sans précédent. La révolution biologique, l'essor de l’industrie pharmaceutique et l'irruption de la technologie bouleversent notamment la pratique médicale. De nouvelles et vastes perspectives de recherche s'ouvrent. C'est alors que la réforme Debré crée en 1958 les centres hospitalouniversitaires (CHU). Cela donne une impulsion considérable à la médecine hospitalière. Les CHU deviennent en effet les sites privilégiés du progrès scientifique et médical, et donnent une nouvelle dimension au « plateau technique ». Par ailleurs, cette réforme instaure la fusion de la Faculté de médecine et de l'hôpital au sein du CHU, et crée un corps de professeurs hospitaliers et universitaires « plein temps », les PU-PH. Ceux-ci doivent assurer la triple fonction de soins, d'enseignement et de recherche. Des choix économiques s'imposent désormais devant une technologie de pointe en constante mutation. Seul l'hôpital public, aidé par des fonds publics, apparaît capable au début d'assumer les investissements les plus lourds. A la différence du secteur public, le secteur privé a en revanche une liberté d'action et de gestion lui permettant de choisir ses branches d'activité, en particulier la chirurgie de « gravité moyenne », l’obstétrique, les spécialités chirurgicales. Au sein de l'hôpital public, différents types d'hôpitaux s'individualisent. Certains perdent leurs lits dit « actifs », lits où l'on soigne les malades dans la phase aiguë de leur affection, au profit de lits qualifiés de moyen séjour, voire de long séjours. Juridiquement, les pouvoirs publics se donnent les moyens d'un recentrage des hospitalisations aiguës sur des établissements disposant d'un fort potentiel médico-technique. Par la loi de 1970, l'Etat crée « un service public hospitalier », puis définit en 1974 une carte sanitaire planifiant l'équipement hospitalier, ce qui permet à l'autorité de tutelle de décider des équipements lourds. Parallèlement au développement de la médecine de pointe, la mission de service public est aujourd'hui centrale pour l'hôpital public, et s'incarne dans trois valeurs essentielles : la continuité des soins, le droit pour tous à l'accueil et l'égalité des soins, l'adaptation aux besoins de l'environnement social et économique. Dans le domaine de la précarité comme dans celui des urgences, le CHU ne se distingue pas des autres établissements hospitaliers. 95 Ainsi, il doit prend en charge les patients sans aucune exclusion, à côté des soins ultraspécialisés « de référence ». Depuis plus d'une décennie, la tâche des hôpitaux publics est devenue écrasante, ceux-ci étant confrontés au quotidien au choix permanent entre soins toujours plus techniques et mission d'assistance. Ce sont les établissements intermédiaires, les CHG, qui caractérisent le mieux la « crise hospitalière » et semblent concentrer tous les problèmes : pénurie de personnel, économie de moyens, pressions physiques et psychiques, acuité des problématiques médico-sociales. b) Une nouvelle fonction : directeur d'hôpital La loi du 21 décembre 1941 crée le statut de directeur d'hôpital, à une époque où l'hôpital public est à la fois vétuste, hybride et fondamentalement local. En une cinquantaine d'années, ce groupe professionnel va se définir, devenant plus homogène et s'affirmant tant au plan statutaire que par une formation longue. Il est le reflet du développement de la modernisation de l'hôpital public et de l'emprise de l'Etat dans le domaine sanitaire. Dans les années 1943-1958, le pouvoir à l'hôpital est monopolisé par le corps médical, le directeur restant un simple agent exécutif de la commission d'établissement. Sa formation officielle se limite à un stage de perfectionnement court et non obligatoire. L'essentiel de l'apprentissage du métier se fait au sein des hôpitaux, auprès des aînés. Le développement hospitalier qui suit la deuxième guerre mondiale, crée bientôt des déséquilibres budgétaires qui ne cesseront d'inquiéter l'Etat. La fonction de directeur devient alors plus stratégique, et par conséquent plus exigeante. Pendant la période de construction de l'hôpital moderne des années 1960 aux années 1980, il y a au sein de l’institution un rééquilibrage au profit du pôle administratif, les directeurs prenant un poids déterminant. Leur formation passe d'un modèle de « reproduction d'un savoir-faire » à un modèle de « formation qualifiante » au sein de l'ENSP (Ecole Nationale de Santé Publique). Il y a en effet le passage d’une gestion de type « bon père de famille » vers une gestion de type industriel et commercial, où apparaissent en outre des impératifs de service public. De complexes outils de gestion hospitalière deviennent nécessaires, et l’expertise des directeurs apparaît pleinement reconnue par tous. Le cursus s'étoffe peu à peu. Il aboutit suite au décret du 19 février 1988 à 27 mois de formation, comprenant des périodes d'enseignement théorique pour un total de 14 mois et des stages d’application pour une durée totale de 13 mois. 96 Il y a une double dimension du directeur d'hôpital. D'une part, il est un fonctionnaire, serviteur de l'Etat, qui conduit les politiques publiques de maîtrise des dépenses de santé et de planification sanitaire. D'autre part, il est un chef d'établissement entrepreneur, qui répond de façon adéquate aux besoins de la population, en fonction du contexte local. Ainsi, les directeurs éludent et bafouent parfois l'autorité de Paris, et se retranchent derrière l'autorité de leur maire, qui préside le conseil d'administration et obtient du préfet les prix de journée et les extensions qu'ils désirent. Dans les CHU, on ne parle pas du directeur mais de « l'administration ». Le pouvoir n'est pas personnalisé et suit un modèle plus « managerial » et technocratique, sans remettre en cause sa légitimité. En revanche, c'est dans les gros CHR (centres hospitaliers régionaux) qu'est souvent reproché un fonctionnement bureaucratique peu adapté à la nature de l'activité et au besoin de réactivité. Parmi les objectifs affichés de l'Etat figurent actuellement l'assouplissement et la modernisation du fonctionnement des hôpitaux, où l'organisation interne et la gestion des hommes est parfois à repenser. 3. L’omnipraticien, et finalement le « généraliste » a) La démographie médicale En 1786, il y a en France environ 2500 médecins pour 25 millions d'habitants. Pourtant, l'image d'une France sans médecins s'estompe dès que l'on y ajoute les chirurgiens de tous ordres qui sont 10 fois plus nombreux. Un clivage fondamental oppose par contre les campagnes aux villes, les 85 % de campagnards devant se contenter de la moitié la moins bien formée des praticiens, à savoir des chirurgiens de petite expérience. En 1803, plus des trois-quarts des médecins français sont des « petits chirurgiens reçus avant 1792 » ou des officiers de santé. De 1815 à 1840, le nombre des médecins augmente, des officiers de santé comme des docteurs en médecine. Il y a un pic à 500 docteurs/an dans les années 1830, à une époque où il n'y a guère que 3000 bacheliers par an. Les premières enquêtes sérieuses datent du milieu des années 1840, et évaluent à 18 000 un nombre de médecins partagé entre 10 000 docteurs et 8000 officiers de santé. Les diplômes des anciennes facultés, à l'exception de celui de la Faculté de M édecine de Paris, étaient des diplômes locaux. Après la Révolution, le diplôme de docteur en médecine confère désormais le droit d'exercer sur tout le territoire national. Il est ainsi courant 97 que les nouveaux docteurs aillent s'adresser aux préfets pour connaître le canton délaissé. La succession est le mode dominant et le plus commode pour conquérir une clientèle. Pendant la première moitié du XIXème siècle, les docteurs en médecine reconstituent peu à peu le maillage médical des grandes villes et des grosses agglomérations, tandis que la majorité des cantons ruraux est livrée aux seuls officiers de santé. Bien qu'établis en majorité dans les campagnes, ces derniers ne sont pas forcés de se consacrer aux contrées les plus pauvres. La mauvaise répartition géographique des médecins, très éloignée des besoins objectifs des populations, continue de s'accentuer. Les villes riches, la civilisation méridionale, les bonnes routes attirent les médecins. En revanche, l'habitat dispersé, la pauvreté agricole, l'arriération des mœurs définissent des facteurs répulsifs. L'inégale répartition des médecins est par exemple constatée au début des années 1850 par le bureau de la police sanitaire du ministère de l'intérieur. Celui-ci charge alors les préfets d'interroger les conseils d'hygiène à ce sujet et de réfléchir à la création de médecins cantonaux. Il y a une opposition en miroir entre la France des praticiens libéraux, méridionale en grande partie, et la France des services sanitaires et notamment des bureaux d'hygiène, majoritairement située au nord. Cette dernière épouse ainsi dans ses contours la France industrielle du nord et du nord-est, de la région lyonnaise et d'une frange méditerranéenne. La France sanitaire reproduit la France productive, avec cependant le cas atypique de la Bretagne, majoritairement rurale mais fort bien lotie en services sanitaires urbains. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, on observe une élimination progressive des officiers de santé et de ce fait les médecins sont de plus en plus souvent « docteurs ». L'amélioration des routes et des chemins facilite les visites dans les campagnes. Les villes de moindre importance encore vides de médecins commencent à être investies. Les médecins qui consentent à ce demi-exil occupent alors souvent l'une des plus belles maisons. La campagne se médicalise de façon très variable selon les régions, le M assif central ou la Bretagne par exemple attirant très peu. Il y a même certaines zones qui se démédicalisent presque complètement. Cela est lié notamment à la prévalence de la concurrence illégale des « charlatans » et de la forte implantation du clergé, facteurs empêchant les médecins de vivre de leur ministère. Jusqu'aux années 1870-1880, la médecine libérale vit une situation de crise classique en économie de marché : le corps médical se livre une concurrence acharnée pour obtenir une clientèle solvable. Il se développe ainsi à la fin du XIXème siècle une volonté malthusienne de réserver les profits d'une médicalisation croissante et d'une médecine plus prestigieuse à 98 des effectifs délibérément restreints de diplômés. 15 000 médecins sont recensés en 1886, mais les médecins invoquent la nécessité d'une stricte sélection qualitative pour dégonfler la prétendue « pléthore », thème récurrent à propos de la démographie médicale. En 1901, 18 000 médecins sont recensés, mais 29 000 communes sur 36 000 n'ont toujours pas de médecin. Le problème séculaire de la médicalisation des campagnes ne trouve pas de solution car la médicalisation réelle dépend des revenus qu'escomptent les médecins et non de la densité de population. Avec le prestige naissant de la profession, le corps médical voit son effectif croître et passe à 45 000 dés 1910 Après la deuxième guerre mondiale, la création de la Sécurité sociale et les progrès médicaux rendent nécessaires de nouveaux effectifs. Entre 1950 et 1970, il y a, par exemple, un doublement du nombre de praticiens. En 1977, l'instauration d'un numerus clausus à l'entrée des études médicales renverse la tendance. Les pouvoirs publics tiennent le raisonnement que « moins les médecins seront nombreux, moins les dépenses croîtront ». C'est à la fin des années 1990 que l'on passe très rapidement d'un consensus sur la pléthore à un consensus sur la pénurie de médecins. On découvre que « moins de médecins », c'est en fait « une médecine moins bien faite ». A la veille de la fonte annoncée des effectifs, il plane une grande incertitude quant au futur réseau national en médecins généralistes libéraux. Un nombre important de postes d'internes en médecine générale reste non pourvu, et un fort pourcentage d'entre eux se qualifie pour un autre mode d'exercice, notamment la gériatrie et la médecine d'urgence. Les déséquilibres régionaux de la démographie médicale s’accentuent à nouveau, et certaines zones géographiques apparaissent sous-médicalisées. Parallèlement aux différentes contraintes qui l'assaillent, le médecin généraliste installé ne trouve plus de remplaçant. Ainsi, au sortir des études, l'installation est loin d'être une évidence immédiate. En revanche, le sort du médecin remplaçant est souvent enviable, puisqu’il peut contrôler son emploi du temps et ses zones géographiques de pratique. Différents projets sont discutés pour relancer les installations de médecine générale, comme par exemple des incitations financières à travailler dans certaines régions, ou la mise en place de « cabinets secondaires » en médecine rurale. Il n'existe pas de solution simple pour susciter des vocations dans les zones désertées. b) Le statut libéral C'est la loi du 19 ventôse an XI (10 mars 1803) qui définit le statut de la profession médicale au XIXème siècle. Son caractère libéral y est exposé et en particulier les principes 99 suivants : pas de contrôle sur l'activité ni sur la concurrence, liberté des honoraires. Les médecins deviennent les seuls à avoir le droit de pratiquer la médecine, et l'exercice par des non-diplômés devient par conséquent illégal. Théoriquement, les pouvoirs publics disposent dès lors d'un arsenal législatif suffisant pour réprimer l'exercice illégal de la médecine et de la pharmacie. En pratique, les « guérisseurs » restent soutenus par l'indulgence des notables et les pétitions de leurs fidèles, et n'ont pendant longtemps pas grand-chose à craindre. Deux corps de médecins sont créés par cette loi de 1803: les docteurs et les officiers de santé. Cependant , il n'y a pas de sous-groupes de type d’exercice bien identifiés au XIXème siècle, pas de médecins hospitaliers opposés à des médecins de clientèle, ni de médecins salariés opposés à des médecins libéraux. Tous les médecins sont, au sens actuel du terme, des omnipraticiens libéraux adjoignant au traitement d'une clientèle payante une part variable d'activités hospitalières ou charitables. La mission hygiénique, en particulier, s'exerce en annexe de la pratique de la médecine libérale. Face au développement de l'assistance et de la mutualité dans la deuxième partie du XIXème siècle, les médecins libéraux s'obstinent à conserver dans ce cadre le principe de libre choix du médecin par le malade et la rétribution à l'acte. Ces deux revendications sont largement satisfaites, les « caisses » payant les médecins presque comme un client « normal ». En outre, les médecins travaillant pour l'assistance ou pour la mutualité ne le font qu'à temps partiel et restent avant tout des libéraux. Trois motivations orientent les médecins vers l'associationnisme : la lutte coordonnée contre l'exercice illégal de la médecine, la distribution de secours financier aux confrères dans le malheur, l'espoir d'une révision de la loi de ventôse ayant créé le corps des officiers de santé. L'AGMF, fondée en 1858, devient un important groupe de pression et une machine de guerre contre l'exercice illégal. Elle se consacre aussi à secourir les confrères en difficulté grave ou leurs familles, et parvient à servir des pensions aux membres dans l'adversité dès 1874. Cela constitue un instrument de moralisation interne de la profession et un puissant élément de la structuration unitaire d'une profession très diversifiée. C'est ainsi que recule le schéma du médecin cantonal choisi par le préfet, rétribué forfaitairement et détenteur d’un monopole sur une circonscription. À la fin du XIXème siècle apparaissent des structures couvrant différents risques inhérents au caractère libéral de la profession médicale. Se créent en 1884 la caisse des pensions de retraite du corps médical français, en 1888 la caisse des victimes du devoir médical, et en 1894 l'association amicale des médecins français pour l'indemnité en cas de maladie. Le Sou médical est fondé en 1897, et assure la défense de ses adhérents médecins et 100 chirurgiens contre des actions civiles en responsabilité médicale intentées par des clients mécontents. Il y a une harmonie très profonde entre les principes libéraux de la IIIème République et ceux de la profession médicale. Le 30 novembre 1892 est promulgué un texte qui signe la victoire de l'associationnisme médical. Il donne au corps médical le statut professionnel qu'il désire, et contient les points fondamentaux suivants : - le diplôme de docteur en médecine devient nécessaire pour exercer, ce qui uniformise la profession. - la répression du charlatanisme est renforcée, ce qui conforte le monopole des médecins. - le droit des médecins à se syndiquer pour la défense de leurs intérêts professionnels est obtenu. Des syndicats se forment et œuvrent pour sauver le caractère libéral de la profession. Ils organisent parallèlement le financement de la médicalisation des plus pauvres et de la prévention sanitaire et sociale. Parallèlement à la médicalisation du peuple, les méthodes collectives de rémunération des médecins sont multipliées. Cela alimente la hantise de la fonctionnarisation. Cependant, dans les travaux syndicaux figurent notamment : la définition de tarifs minimum d'honoraires, le refus du salariat, l'adoption de règles de conduite contre les injonctions des pouvoirs publics ou contre celles des collectivités avec lesquelles sont engagées de difficiles négociations. La loi d'assistance médicale gratuite de 1892 fait qu'un nombre croissant de médecins passe, de façon partielle le plus souvent, à un statut de salarié dans un hôpital, un dispensaire ou une clinique. L'idée de la création d'un Ordre des M édecins est née en 1845, mais la révolution de 1848 laisse le projet dans l'oubli. C'est seulement le 7 octobre 1940 qu'est institué légalement l'Ordre des M édecins. L’un de ses principes fondateurs est le suivant : « Le moyen le plus efficace de sauvegarder le caractère libéral de la profession est d'en assurer la moralité. Certains dangers ne peuvent être écartés que par un corps professionnel organisé, indépendant et chargé de la seule défense des libertés essentielles, en dehors de toute préoccupation matérielle. » L'Ordre des M édecins est donc le bastion de la médecine libérale. Le code de déontologie, recueil de 85 articles définissant les commandements du médecin, est promulgué au journal officiel du 28 juin 1947 sous la forme d'un règlement d'administration publique. La plupart des articles traduisent les usages traditionnels en matière de médecine privée. Les principes fondamentaux de la charte médicale y sont exposés, à savoir le respect du secret 101 professionnel, le libre choix du médecin par le malade et la liberté de prescription du médecin. L'Ordre des M édecins, chargé de faire respecter les dispositions du code de déontologie, est à la fois un organisme d'arbitrage et une police intérieure de la médecine. Avec la réforme Debré de 1958, un certain nombre de médecins sont devenus des salariés à temps plein sortant ainsi du cadre de la pratique « libérale ». La médecine générale reste en revanche une pratique libérale. En octobre 1971, les syndicats CSM F et FMF signent la première convention nationale, qui définit les dispositions que le médecin doit observer à l'égard des Caisses. Les principes de l'exercice libéral y sont à nouveau reconnus parmi les fondements du système de santé : libre choix du médecin par le malade, liberté de prescription du médecin, respect du secret professionnel et paiement à l'acte. La profession s'engage en contrepartie dans une politique d'autodiscipline par laquelle elle « entend faire tout ce qui est en son pouvoir pour augmenter, à coût égal, la rentabilité humaine et sociale de la médecine ». Aujourd’hui, en contexte de déséquilibre budgétaire de la Sécurité sociale, la liberté de prescription est de plus en plus influencée par des considérations sur la santé collective de la population, en accord avec des recommandations de bonne pratique. Des mots comme « étatisation », « fonctionnarisation », « médecine de caisse », « salariat » nourrissent toujours de vives polémiques au sein du corps des médecins généralistes. Cependant, le médecin généraliste en secteur 1 peut aussi être considéré comme un médecin « salarié de la CPAM » : la profession n'est plus si « libérale », puisque les actes sont encadrés, contrôlés, comptabilisés, voire sanctionnés. En outre, les pouvoirs publics peuvent imposer la permanence de soins par réquisition. c) La rémunération des médecins Au sortir de la Révolution, la plupart des médecins sont citadins, et vivent comme ils peuvent de leur clientèle décimée et appauvrie. Pendant la première moitié du XIXème siècle, les médecins se refont progressivement une clientèle. Les honoraires sont libres, les médecins prenant les tarifs qu'ils peuvent attendre. Les frais sont en effet entièrement à la charge des malades, qui attendent le dernier moment avant de recourir à leurs soins. A cette époque, jamais un médecin digne de ce nom ne se ferait payer « de la main à la main », ce côté mercantile altérant la noblesse de la profession. Selon l'usage le plus courant, l'épouse du médecin adresse périodiquement les notes d'honoraires aux familles solvables. Les médecins des campagnes et des petites villes sont particulièrement mal payés, les clients considérant 102 longtemps ces relevés d'honoraires comme un prix proposé sur lequel ils tentent de marchander, et dont ils s'acquittent finalement en fonction de leurs disponibilités d'argent, et parfois par un paiement en nature. Dans la petite noblesse et la bourgeoisie un peu huppée, une proportion non négligeable de patients estime « déchoir » en payant le médecin. En ville, on préfère parfois inviter le bon docteur et lui offrir un vêtement tricoté par la jeune fille de la maison. Les indigents sont naturellement soignés gratuitement. Ainsi, posséder une fortune personnelle est bien utile aux médecins, car vivre de son art est souvent difficile. La plupart des officiers de santé, attachés à des régions rurales montagneuses, connaissent des difficultés pécuniaires. En revanche, pendant tout le XIXème siècle, l'élite hospitalière, qui pratique en particulier la chirurgie, demandent des honoraires très importants à sa clientèle privée. Parallèlement, elle « se dévoue » et puise de l'expérience le matin en soignant gratuitement les pauvres à l'hôpital. Au milieu du XIXème siècle, les médecins, qui ont fait étalage de leur « sacerdoce », semblent pris au piège de leur noble discours humanitaire et scientiste. M algré le développement de l'hygiène et de la prévention, les politiques continuent de solliciter leur désintéressement, et feignent d'oublier que les honoraires des médecins proviennent presque uniquement de leurs actes curatifs. Cependant, les praticiens réclament plus efficacement une prise en compte de leurs intérêts financiers : « est-ce que les autres professions libérales ne se font pas payer ? seul le praticien prodigue ses nuits, ses jours, et son existence au service de ses semblables, pour ne rencontrer partout que mécomptes, ingratitude et calomnie. Il serait extrêmement intéressant que l'on s'occupât de vider à fond la question des honoraires, et surtout des moyens de les faire payer ». De nombreux docteurs en médecine sont désireux de revaloriser leurs revenus et rêvent d'harmoniser des tarifs minima, mais il suffit d'un franctireur pour casser les prix. Ils concentrent donc leurs tirs sur les officiers de santé, qui ont le tort de se glisser dans les familles moyennes de la paysannerie, de la boutique et de l'atelier, et d'obliger les autres médecins à s'aligner sur leurs tarifs de misère. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, la situation financière des médecins s'améliore largement. Les progrès de l'associationnisme professionnel concourent à l'élimination progressive des officiers de santé et l'adoption de tarifs minimum d'honoraires. Quand on scrute les tarifs proposés par les syndicats médicaux à la fin du XIXème siècle, on est frappé par leur diversité et leur complexité. Ils prennent parfois notamment en compte la catégorie sociale du patient. Dans certaines régions comme par exemple la Haute-Saône , les médecins se mettent d'accord sur ces différentes catégories de patients : - les riches propriétaires, les notaires, les grands industriels. 103 - les négociants, les bourgeois, les petits rentiers. - les ouvriers et les petits employés. Généralement, les clients habituels ne paient pas comptant, et attendent une note d'honoraires, qu’ils sont une majorité à régler désormais sans rechigner. Il y a une multiplication des actes médicaux, chirurgicaux ou biologiques, nouveaux et complexes. L'injection hypodermique, par exemple , est particulièrement rentable, soit un acte technique déjà surcoté ! L'amélioration des routes et des chemins allonge le rayon des visites à la campagne et élève ainsi les indemnités de déplacement. Les premières lois sociales, promulguées dans le dernier quart du XIXème siècle, soulèvent la réprobation de la majorité des médecins. Cependant, la fraction la plus éclairée comprend que c'est un moyen d'étendre la clientèle et d'être payé pour des soins jusque-là prodigués bénévolement. Le concept d'assurance-maladie se met en place. L'instauration de la Sécurité sociale en 1945 assure finalement le financement de la médecine libérale, et fait quasiment disparaître les « prolétaires » de la profession médicale. En 1971, est signée la première convention entre les syndicats médicaux et les caisses, sous la surveillance du ministère des Finances. Tout les actes médicaux figurent sur une nomenclature graduée fixant le montant des honoraires. Les actes techniques y sont privilégiés, ce qui avantage durablement le spécialiste aux dépens du généraliste. Aujourd'hui, on mesure l'absurdité d'une cotation qui exclut de son champ la part intellectuelle, et notamment les longues études du médecin généraliste, au profit d'une technique envahissante. Pour exemple, une consultation de diabétique, en cabinet de médecine générale, ne rentabilise aucune machine, n'amortit aucun investissement, et par conséquent est cotée au minimum. La dénomination de paiement « à l'acte » n'est d'ailleurs pas exacte, car c'est un paiement « par patient vu ». Pratiquer une bonne médecine prend parfois plus de temps que le quart d'heure fixé par la Sécurité sociale. Néanmoins, il commence à y avoir une reconnaissance effective dans les textes de la prise en charge de la pathologie chronique par le médecin généraliste. Dans une perspective similaire de reconnaissance de l'activité spécifique du médecin généraliste, une grande majorité d'entre eux estime qu'il serait logique que le C (consultation de généraliste) accède au CS (consultation de spécialiste). Le « paiement à l'acte », conjugué à l'accroissement de la demande de soins, a contraint un certain nombre de généralistes à additionner les actes et à pratiquer une médecine au rabais, « à la chaîne ». La moyenne est aujourd'hui à 22 actes par jour. Longtemps, le paiement à l'acte est perçu comme le symbole de l'indépendance face aux caisses, et placé au cœur de la défense de la médecine libérale. Cependant, avec la généralisation de la Sécurité 104 sociale, la progression de la couverture complémentaire et du tiers payant, la Sécu est devenue de facto le « patron ». Aujourd'hui, de nombreux médecins libéraux considèrent le paiement à l'acte comme non différent des autres modes de paiement, une bonne part de leurs confrères étant salariés des hôpitaux sans avoir eu à renoncer à leur valeurs hippocratiques. Ainsi, un certain nombre de médecins généralistes serait prêt à opter pour le salariat, pour un revenu égal et un temps de travail « légal ». C. TROIS IEME CHAPITRE : LA CONS TRUCTION DE LA S ANTE PUBLIQUE ET DU RES EAU DE S OIN 1. Le développement de l’hygiène au XIXème siècle a) Un corps médical intégrant la notion de santé publique Une triple utopie serait attribuée à Platon : la pureté du corps humain, la pureté du corps social, la pureté de la raison. Cela peut être considéré comme l'origine lointaine de la santé publique. Les philosophes du XVIIIème siècle formulent nettement une morale basée sur la médecine, qui doit améliorer les caractères psychiques et physiques des populations : une législation fondée sur les préceptes de l'hygiène doit dissiper les souffrances et les vices, et conduire au bonheur. Cependant, au début du XIXème siècle, les médecins ressemblent plus souvent à des « petit-bourgeois frileux » qu'à des responsables de la santé nationale. Le secret professionnel, consacré par la tradition, devient légal en 1810, et jette le discrédit sur la moindre « déclaration à la mairie ». Le mutisme devient une attitude institutionnalisée car grande est la peur de tourner à « l'agent de police sanitaire ». L'établissement de la liste des maladies dont la divulgation n'engage pas le secret professionnel constitue « le fond même du débat ». L'épidémiologie et l'hygiène impliquent pourtant la collaboration du pouvoir administratif et une certaine centralisation du savoir prophylactique. Aux médecins revient la mission d'éclairer le législateur sur les mœurs et les besoins des populations, sur les menaces contagieuses, et sur les méfaits permanents de la misère et de la superstition. Les anciens dossiers relatifs à la vie rurale ou à l'hygiène privée ne s'effacent pas devant les nouvelles difficultés nées de l'industrialisation et de l'urbanisation. Une lumière impitoyable est jetée sur les différentes causes de l'insalubrité rurale : les carences alimentaires, les rigueurs des saisons, la malpropreté des habitants, la misère. L’insalubrité des villes apparaît également clairement, avec ses usines, ses taudis, ses hôpitaux vétustes. Les données statistiques se 105 développent, et inspirent une série de mesures qui visent à remédier aux situations les plus scandaleuses, en matière de mortalité infantile par exemple. L’arriération des campagnes, les accidents du travail et les maladies professionnelles figurent parmi les inquiétudes principales. Les sciences sociales sont tellement balbutiantes au début du XIXème siècle, avant Auguste Comte, que l'on accepte sans discuter l'affirmation formulée par Saint-Simon (17601825): « l'humanité obéit aux mêmes lois que l'homme physique ». Le corps apparaît comme un modèle de rationalité pour les autres systèmes d'organisation, à commencer par le social. Ainsi, les hygiènes physique et sociale se confondent. Le corps médical a progressivement au cours du siècle le sentiment d'être « compris » par les milieux gouvernementaux. Il s'érige en guide de la société et porte d'ambitieuses perspectives biopolitiques. Le docteur Benassis, médecin de campagne décrit par Balzac, révèle ce coté réformateur, efficace et normalisateur. Il s'agit de réformer l'état économique et social, de conjurer les influences pathogènes, de juguler les fléaux épidémiques. On commence à entrevoir que l'hygiène individuelle est insuffisante à elle seule pour juguler les grandes épidémies et qu'il faut pratiquer une hygiène collective, urbaine ou rurale, en un mot une hygiène publique. Cette dernière détient, dans l'esprit des médecins du début du XIXème siècle, une efficacité supérieure aux techniques curatives. Les médecins consacrent ainsi des efforts à convaincre les élites et à transformer les mentalités. Ce militantisme hygiéniste se veut optimiste et interventionniste : combattre le découragement et l'ivrognerie, s'attaquer aux miasmes, favoriser la liberté des échanges commerciaux. L'air ne cesse entre la fin du XVIIIème siècle et le début du XXème de se situer au centre des questions pratiques. Les conseils et injonctions concernent non seulement l'habitat, la sexualité, l'alimentation et le vêtement, mais aussi la propreté des rues, la prostitution, l'emplacement des cimetières. Réfléchir aux bases de l'hygiène conduit souvent vers la politique, ou du moins vers la gestion des affaires locales, pour jouer du levier de l'action publique. Virchow écrit en 1848 : « la médecine est une science sociale, et la politique n'est rien d'autre que la médecine sur grande échelle ». Dans le dernier quart des XIXe siècle, parallèlement à l'épanouissement de la médecine comme discipline scientifique, se met en place un cadre législatif de la santé publique. b) La mise en place de structures Dès la fin du XVIIIème siècle, la Société royale de médecine tente d'organiser les médecins en réseaux d'enquêteurs, chargés d'observer à l'aide de questionnaires, l’humidité, le climat et les habitudes morales des populations. Ils dressent ainsi une « topographie médicale 106 » de la France. Puis, en 1802, est créé pour Paris, le Conseil de salubrité, chargé de traiter notamment les problèmes suivants : prévention des épidémies, enlèvement des animaux morts, surveillance des enterrements, du système d'égouts, des prisons, des suicides. Les théories du contage étaient admises depuis longtemps pour la peste, les maladies vénériennes et la variole. Cela était, sous l'ancien régime à l'origine de toute une politique sanitaire reposant sur les cordons sanitaires, les quarantaines, les lazarets. Cela culmine finalement au XIXème siècle, avec la loi du 3 mars 1822, qui organise la protection des côtes et des frontières de l'intrusion de maladies exotiques (peste, fièvre jaune). Cette politique sanitaire suscite néanmoins de vigoureuses critiques, à l'heure où triomphent le libéralisme et la bourgeoisie d'affaires. C'est surtout le choléra qui redonne vie à la thématique de l'épidémie au XIXème siècle. Il frappe en France en 1832, 1849, 1854, 1865, mais la résignation a fait place à l'action. En 1820, la création de l'Académie royale de médecine doit renforcer l'autorité des médecins dans la nation et auprès de l'Etat, et répondre de tout ce qui intéresse la santé publique. Il ressort notamment de ses compétences : épidémies, endémies, épizooties, police sanitaire, vaccinations, contrôle des eaux minérales, des remèdes secrets et des falsifications alimentaires, hygiène publique et médecine légale. Une impulsion fructueuse est donnée aux enquêtes statistiques d'épidémiologie, ce qui débouche sur une police sanitaire. Cela implique une collaboration active avec le pouvoir administratif, et transforme la médecine en magistrature. Les grandes épidémies, comme celles du choléra-morbus de 1832, mobilisent en particulier, autour de médecins, l'administration et la police, pour identifier les foyers de mortalité, notamment à Paris. A partir de 1830, les initiatives de création d'institutions sanitaires se généralisent et le pays se couvre de commissions sanitaires. Les municipalités multiplient les arrêtés relatifs à l'hygiène et votent parfois des crédits complétant les subventions de l'Etat. Dans ce vaste combat contre la maladie et ses causes, l'Etat s'érige en coordonnateur mais semble néanmoins hésiter à devenir le véritable organisateur. La surveillance sanitaire est souvent attachée à des médecins cantonaux. Or, l'initiative de leur création est laissée à chaque département jusqu'en décembre 1848, date à laquelle ils sont institutionnalisés. Cependant, jusqu'à la fin du siècle, ce sont généralement les municipalités qui en ont la charge financière. Parmi les multiples attributions des médecins cantonaux : traiter gratuitement les indigents, propager la vaccine, surveiller les inhumations, assister les sages-femmes, alerter les autorités en cas d'épidémies. 107 A partir de 1849, les topographies médicales se multiplient. En effet, la Seconde République a mis en place, avec l'arrêté du 18 décembre 1848, une pyramide de conseils chargés de la surveillance sanitaire du pays. Ainsi, les enquêtes sur les établissements insalubres peuvent être demandées par les autorités administratives. Il y a un conseil par cheflieu d'arrondissement, un conseil central au chef-lieu de département, et un comité consultatif d'hygiène publique auprès du ministre de l'A griculture et du Commerce. Ces conseils d'hygiène sont des institutions purement consultatives, donnant leur avis sur différentes questions économiques et sociales, ce qui associe néanmoins de façon significative les médecins à « la science du gouvernement ». Plusieurs bureaux d'hygiène sont créés dans quelques grandes villes, à la fin du XIXème siècle, dont le premier au Havre en 1879. Ces bureaux s'occupent de la salubrité, de l'analyse des eaux et de l'inspection des halles et des marchés. Ils établissent des statistiques de mortalité, d'hospitalisation et de réussite thérapeutique. Les initiatives municipales sont relayées par une loi, votée en 1884, imposant aux maires d'agir concrètement dans la lutte contre les maladies transmissibles. Chaque commune doit désormais disposer d'un règlement sanitaire prévoyant toute une série de précautions en cas d'affection contagieuse. Puis, la loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé publique, a une portée plus générale : elle oblige toutes les agglomérations de plus de 20 000 habitants à se pourvoir d'un bureau d'hygiène calqué sur le modèle de ceux existants. Pour les communes plus petites, les responsabilités incombent au département. Le financement des mesures est assuré par l'association entre les communes, les départements et l'Etat, selon un barème proportionné à la richesse de chacune des collectivités locales. c) L’entreprise hygiéniste porteuse d’avancées sanitaires concrètes Avant la fin du XIXème siècle, les grandes épidémies sont finalement vaincues. Le choléra est ainsi chassé d'Europe avant qu'en soit connu le germe responsable. Une série de mesures permet ce résultat : l’application des règles quarantenaires, l’isolement, la distribution de nourriture. Parallèlement, l’agent parasitaire du paludisme, l'hématozoaire, n’est découvert qu'en 1880, mais des solutions techniques sont appliquées depuis longtemps et réduisent la malfaisance des marécages. Les directives de l'Etat mèneront ultérieurement à bien les travaux gigantesques de drainage des marais et de reboisement. 108 Dans la première moitié du XIXème siècle, les mesures d’hygiène préconisées par les médecins ne sont suivies d'effet que dans les communes où les volontés du maire, de l'instituteur, des patrons des industries vont dans le même sens. C’est généralement assez rare. Ainsi, pour se faire accepter, l'entreprise hygiéniste fait son œuvre petit à petit, par des observations réitérées et des critiques de bon sens. Les progrès réalisés dans l'hygiène de vie, l'alimentation, le vêtement, l'habitat retentissent progressivement sur la morbidité et la mortalité. Dans la deuxième partie du XIXème siècle, l'amélioration sanitaire s'accélère. Il y a un accroissement du nombre de textes réglementant la vie quotidienne du citoyen, notamment dans les domaines suivants : l’alimentation, l’hygiène du foyer et de la salle de bains, l’eau du robinet, l’efficacité des médicaments. Une loi de 1850 incite les communes à instituer des commissions qui peuvent en cas de plainte visiter les logements insalubres et suggérer aux propriétaires d'éventuels travaux de réfection. En 1851, une loi permet d'aider financièrement les communes construisant des lavoirs ou des bains gratuits. Pour le problème de l'eau, les conseillers municipaux mènent par ailleurs une politique patiente de décisions protectrices et d'améliorations minuscules, comme par exemple la condamnation de l'eau des puits pollués ou la construction de tranchées de drainage. Néanmoins, la très grande majorité des communes rurales n’entreprend pas de travaux d'adduction d'eau. Une loi de 1890 intervient alors pour autoriser l'organisation de syndicats regroupant plusieurs communes en vue d'une adduction d'eau. M ais en pratique, l'eau courante à la campagne, ce sera pour l'après-1950. Le balayage et l'« arrosement » des rues motivent en revanche arrêté municipal sur arrêté municipal dans la deuxième partie du XIXème siècle. Les disponibilités en bornes-fontaines, puis celles en bouches d'arrosage sont étendues. La capitale adopte à compter de janvier 1884 la discipline des « poubelles ». Puis, la loi du 10 juillet 1894 impose le tout-à-l'égout aux parisiens. La loi du 15 février 1902 confie aux maires le droit et le devoir de veiller à la salubrité de l'Etat. Elle précise notamment, dans les agglomérations de plus de 20 000 habitants, les normes de largeur de rue et de hauteur des immeubles, conditions nécessaires à l'octroi d'un permis de construire. La destruction des taudis, l’éclairage artificiel, l’amélioration des égouts et les adductions d'eau potable poursuivent d’améliorer l'hygiène urbaine à la fin du XIXème siècle. Parallèlement aux décisions sanitaires, se développe une série de campagnes de prévention, notamment vénérienne, antialcoolique et antituberculeuse. Elles influent sur les comportements de la population, et retentissent donc sur la santé publique. L'association française contre l'abus des boissons alcooliques est ainsi fondée en 1872. Reconnue d'utilité 109 publique en 1880, elle œuvre pour propager ses idées dans l'armée et dans l'enseignement, et pour faire taxer lourdement les liqueurs alcooliques. L'hygiène est ainsi omniprésente, et les thèmes abordés se diversifient au point d'embrasser presque toute la vie sociale et la vie privée. Le lien avec la politique se renforce à la fin du XIXème siècle avec l'école pastorienne. L'action curative et préventive commence à rattraper ses promesses et ses ambitions. La désinfection est la plus spectaculaire et la plus ritualisée des opérations d'hygiène. Elle consiste soit à passer à l'étuve l'ensemble des objets d'un logement, linge compris, soit à pulvériser des substances désinfectantes dans le logement. Cependant, cette intervention est considérée par une grande partie de la clientèle aisée, comme une insupportable violation de l'intimité, et les médecins éludent souvent cette pratique. C'est la loi du 15 février 1902, « première grande loi de santé publique », qui rend obligatoire la vaccination antivariolique. Cela fait ainsi entrer les découvertes pastoriennes dans le domaine de l'intervention politique, et donne des bases concrètes à un biopouvoir. Cependant, bien des difficultés d'exécution sont rencontrées, du fait d'un nombre insuffisant de vaccins provenant d'animaux sélectionnés. 2. Vers une centralisation de la santé publique a) L’augmentations des dépenses de soins Au cours du XIXème siècle, les besoins sanitaires et médicaux s'accroissent. Cela vient notamment de l'amélioration des conditions de la prise en charge médicale, du développement de l’assistance et de la mutualité en particulier. Par ailleurs, avec l’essor de la médecine libérale, se développe par exemple, dès 1850, le thermalisme et la « cure ». Cela offre parfois de belles possibilités de spéculation du fait des à-côtés touristiques et mondains. La pénétration capitaliste s'exprime également avec le succès des maisons de convalescence, et des maisons d'accouchement ou de gymnastique corrective. A la fin du XIXème siècle, l'industrialisation de la chimie fait exploser le nombre de spécialités, portant différents noms de marque. Des horizons lucratifs s'offrent aux industriels de l'outillage médicochirurgical. Les questions d'argent prennent de plus en plus d'importance, car les innovations techniques nécessitent une expansion de la consommation. Avec la révolution pasteurienne de cette fin de siècle, arrivent également de nombreux besoins nouveaux en matériels, pansements, substances et produits pharmaceutiques. Ainsi, au XIXème siècle, deux puissants leviers du monde moderne entrent dans le champ d'action du corps médical : l'argent et le nombre, c’est- 110 à-dire l'ampleur des capitaux mis en mouvement et l'importance des masses humaines médicalisées. Au XXème siècle le mouvement d'augmentation des dépenses de soins s'accélère, avec le développement des trusts de l'industrie de la santé et la naissance de la Sécurité sociale. Pendant la deuxième moitié du XXème siècle, la généralisation des systèmes d'assurancemaladie permet ainsi à plusieurs dizaines de millions d'individus de se faire soigner selon les techniques médicales les plus modernes et les plus onéreuses. Ce marché crée aussitôt de nombreuses entreprises et structures industrielles et renforce celles existantes, notamment les laboratoires pharmaceutiques, les fournisseurs d'outillage technique et radiologique. Ces structures cherchent à augmenter leur chiffre d'affaires et sont condamnées à une croissance indépendante des besoins, ce qui est un paradoxe dans le domaine de la santé, Les hôpitaux publics ou privés ont un système de financement qui les pousse à prolonger parfois la durée de séjour. L'arrivée du capital dans le domaine de la médecine modifie ainsi profondément les rapports entre patrons de clinique et corps médical. Dans les petites cliniques des années 60-70, les chirurgiens sont les patrons : ils ont fondé l'établissement et y opèrent. Avec l'arrivée des investisseurs professionnels, la donne change et parfois les dirigeants de clinique imposent une obligation de rentabilité contraire à la déontologie. Dans un système où le malade disparaît derrière le consommateur de soins, examen de santé et techniques médicales sont parfois prescrits plus que nécessaire. Le chiffre d'affaires de l'industrie pharmaceutique double presque entre 1960 et 1966. Une technologie puissante nécessite par ailleurs de gros investissements. La recherche de nouvelles molécules actives devient également plus chère, du fait de mécanismes d'action de plus en plus complexes. Les investissements sont généralement considérés aujourd’hui comme « à rendement décroissant », c'est-à-dire apportant un bénéfice médical mineur en regard des coûts. Par ailleurs, un des paradoxes constatés, est que plus la santé publique s'améliore, plus les dépenses médicales augmentent. La demande individuelle de soins continue de croître, le public voulant être soigné aujourd'hui pour des affections négligées autrefois, voire préventivement. Dans le cadre de la prévention des maladies multifactorielles, « une personne en bonne santé est un malade qui se connaît malade et qui se soigne ». Les frais de soins, naguère pris en charge par les budgets familiaux, deviennent une somme considérable dans le budget de la nation. De la micro-économie de la boutique ou du cabinet, on est passé en un demi-siècle à la macroéconomie. Le marché de la médecine est 111 devenu « trop complexe » pour être abandonné aux médecins. Le vrai pouvoir économique s'est déplacé du niveau national au plan mondial, et de la sphère publique à celle des intérêts privés, en particulier celui des établissements tenant le marché des changes. Aujourd'hui, les anticipations de la finance sont premières, et c'est souvent le réel qui s'adapte. Or, le très court terme que la finance impose aux économies aboutit à une course productiviste pervertissant les promesses de la technologie. L'Etat-providence que l'on a imaginé avec sa bienveillance et sa générosité illimitée est mort : il n'est plus en mesure de tenir les promesses de garantie financière qu'il a faite dans un contexte économique et médical différent. La santé représente en 1993 l'équivalent de la moitié du budget de l'Etat. A noter que cette médecine « technologique » nécessite néanmoins beaucoup de « soignants » : en 1900, les salaires représentent 20 % des budgets d'exploitation des hôpitaux, contre 70 % en 2000. Ce constat est devenu l'objet de multiples réflexions quant à la rationalisation des dépenses de soins, prélude à des décisions politiques. Pour finir ce constat économique, il faut se souvenir de l'importance de la recherche, qui fixe les programmes technologiques de demain. Les recherches en biotechnologie sont encore loin des rationalités industrielles. L'intérêt des grands groupes industriels se manifestera de façon beaucoup plus claire dès que, par exemple, la question de la brevetabilité des micro-organismes sera posée, et que se fera jour la possibilité de profits non négligeables. L'espoir est cependant permis avec le développement du numérique et des nanotechnologies. Cela laisse présager une révolution technologique médicale, qui sera probablement pour un coût moindre beaucoup plus puissante. b) Vers un ministère de la santé publique Au XIXème siècle, le pouvoir central se dispense d'intervenir dans l'organisation hospitalière. Il laisse ce rôle à la charité individuelle, aux institutions caritatives et aux autorités locales. Le corps médical ne parvient pas à découvrir dans son élite un dirigeant ou un groupe régulateur, unanimement reconnu et capable de construire sa politique générale. Diversité et individualisme, tels sont les caractéristiques du sommet de la hiérarchie. Les médecins libéraux ne sont pas non plus pressés d'appliquer aux Français un quadrillage rationnel de la médicalisation : projet de planification de la santé et de normalisation étatique, comme projet de médecins fonctionnaires, tombent sous le feu croisé de critiques. La maigre escouade des médecins-hygiénistes, en particulier, est tenue pour une « gêne » par les municipalités, et pour une traîtrise par les autres médecins. Elle, en revanche, n'aspire qu'à une 112 chose : « constituer une armée régulière avec un général unique, qui sera le ministre de l'hygiène ». La France, qui a aidé à créer l'hygiène moderne et établi l'hygiène publique comme discipline scientifique, est lente à appliquer les mesures de santé publique sur une grande échelle. Dans la deuxième partie du XIXème siècle, la rationalisation organisationnelle de la santé publique devient une ambition des biopoliticiens de la IIIème République. Certains continuent donc de réclamer un ministère de la santé ou de l'hygiène publique. La constitution d'un M inistère de la Santé à part entière ne se fait que par à-coups. La loi du 5 janvier 1889 institue une direction de l'assistance et de l'hygiène publique. La Commission d'hygiène industrielle est créée en 1900, et commence à avancer des propositions dont le coût peut parfois émouvoir les patrons. Georges Clémenceau crée en octobre 1906 le ministère du Travail et de la Prévoyance Sociale, qui hérite entre autres des fonctions de la Commission d'hygiène industrielle. Parallèlement aux succès visibles de la médecine du début du XXème siècle, la santé des Français devient une affaire d'Etat. Celui-ci se dote ainsi d'une administration chargée de l'informer, de gérer, de prévoir et d'agir. Cela aboutit à la création, en 1920, du ministère de l'Hygiène, de l'Assistance et de la Prévoyance sociale, rebaptisé en 1930 ministère de la Santé publique. L'hygiénisme solidariste garantit l'intérêt général au prix de contraintes imposées aux particuliers. Pour faire admettre ces ingérences dans la vie privée, la IIIème République esquisse une éducation de masse, notamment par la presse et l'école. Après l'instauration de la Sécurité sociale, l'administration publique renforce sa mainmise sur la distribution des soins. Cependant, malgré la période de grande mutation dans le monde de la santé après la deuxième guerre mondiale, la définition des lieux de pouvoir reste pour le moins imprécise. De ce fait, la politique sanitaire n'apparaît pas clairement définie. Ainsi, par exemple, au début de la Vème république, l'administration de la santé est tantôt confiée à un ministre de plein droit, tantôt mise sous l'autorité du ministre du Travail, tantôt sous celle du chargé de la Sécurité sociale, ou de la Solidarité nationale. Parfois c’est un simple secrétaire d'Etat, placé sous la tutelle d'un autre ministre, qui se charge de la santé. Une longue tradition datant de l'Ancien Régime a confié à la puissance publique la responsabilité des actions de prévention sanitaire utiles à la collectivité : guérir incombe aux médecins, prévenir à l'Etat. Pendant tout le XXème siècle persiste une séparation institutionnelle entre les soins et la prévention. La plupart des dispositifs de prévention en France sont placés sous la responsabilité des administrations publiques ou parapubliques, et 113 trouvent leurs ressources dans le financement collectif. Pourtant, cette mission unique de prévention est confiée à plusieurs départements ou organismes : la Santé, le Travail, l'Assurance-maladie, l'A griculture, l'Education, la Jeunesse, l'Equipement industriel, la Défense nationale, l'Environnement. Pourtant, la coordination entre tous les services compétents est pratiquement inexistante. À la fin des années 1970, il y a une dualité paradoxale dans l'administration de la santé : un ministère de la Sécurité sociale, et un ministère de la Santé publique, dont l'un dispose des moyens financiers, et l'autre prend les décisions. Ainsi, le ministère de la Santé, administration centrale de la médecine et responsable de si grosses dépenses, apparaît comme ayant peu de moyens. Sans puissance politique, il fait figure dans le monde administratif de « Pentagone en carton ». Au début des années 1990, le ministre des Affaires Sociales et de la Santé dispose toujours de l'une des plus pauvres administrations qui soit. Son pouvoir est néanmoins considérable car l'Etat est devenu omniprésent en matière de santé. Ressortent par exemple de son autorité l’implantation d'un nouveau scanner, la nomination d'un chef de service hospitalier, le déblocage de crédits exceptionnels, l’autorisation d'ouverture d'une clinique. Le « curatif » s'est organisé au XXe siècle, principalement grâce à des établissements et des soignants échappant à l'autorité directe de l'Etat, mais depuis quelques années, des mesures comme le déremboursement de certains médicaments, ou les recommandations de bonnes pratiques, sont des façons d'influer également sur les pratiques curatives de soins. c) Vers une évaluation des besoins sanitaires et une rationalisation des dépenses de soins Au XIXème siècle, un système d'information sanitaire commence déjà à s'organiser. Une loi de 1822 pose des règles en matière d'épidémie, notamment de choléra, de fièvre jaune, de peste --, avec en particulier des contrôles sanitaires aux frontières. La nomenclature dressée par arrêté de l'intérieur étend les mesures à d'autres pathologies et comprend 12 items, dont la variole. Syphilis et tuberculose brillent encore par leur absence. Ces lois sont reprises sans grand changement par la loi de 1902 dans son article cinq et complétées par un décret du 10 mars 1903, réitérant, à la rougeole et à la méningite près, la liste précédemment arrêtée des maladies à déclaration obligatoire. Cependant, le corps médical, dans sa grande majorité, cramponné à un secret absolu, répugne à déclarer les maladies contagieuses. Sa pratique libérale le pousse parfois à confondre ses intérêts privés avec le bien public. L'épidémiologie, discipline qui recense l'information sanitaire, naît en France à la fin du XIXème siècle puis est délaissée. Elle se développera au XXème siècle pour s'intéresser non plus seulement aux épidémies mais à toutes les pathologies. 114 Les hôpitaux constituent aujourd'hui l'un des pôles de soins les plus visibles, en terme de rationalisation mais aussi en terme d'évaluation. En revanche, au XIXème siècle et au début du XXème siècle, ce sont des structures mi-centres de soins, mi-hospices, souséquipées et en constante pénurie financière. Le gouvernement révolutionnaire, en nationalisant les hôpitaux, déclenche une catastrophe nationale, qui restera très imprimée dans la mémoire collective. Dépassé, le gouvernement de l'époque décide finalement que chaque commune s'occupera de ses hôpitaux. Dès lors, l'Etat délaisse pour longtemps toute politique de santé publique. L'assistance aux pauvres est laissée par le biais des hôpitaux à l'initiative des collectivités locales et de la charité privée. Le pauvre « coûte toujours trop cher », et « garantir l'assistance, c'est encourager le vice ». Néanmoins, rationaliser l'organisation de la santé publique devient l'une des ambitions des biopoliticiens de la fin du XIXème siècle, et ils réclament un ministère de la santé ou de l'hygiène publique. De nouvelles questions sont débattues pendant tout le siècle, et parmi celles-ci : - comment rétribuer les tâches de prévention ? - comment financer les recherches ? - faut-il élever les « cathédrales » demandées par les médecins, à savoir les laboratoires, les hôpitaux, et les instituts ? La IIIème République n'assume pas une politique d'assistance, et subit plus que choisit la médicalisation de l'hôpital. Elle est acculée à construire un gigantesque patrimoine hospitalier, en accord avec l'extension du droit d'assistance et du progrès médical. Par ailleurs, une politique à courte vue est pratiquée par l'Etat, qui se refuse à salarier le médecin hospitalier, la fonctions étant considérée comme honorifique. L'Etat se refuse en outre à assigner à l'hôpital une vocation précise. Ce dernier est ainsi tourné d’un côté vers la médecine et ses progrès, et de l’autre voué à accueillir toutes les misères et toutes les déchéances. La création de la Sécurité sociale permet à tous l'accès à la médicalisation. Ce système, faute de choisir entre libéralisme et étatisme, encourage une offre illimitée de soins. L'extraordinaire élargissement de la consommation pharmaceutique, le perfectionnement continu des techniques de soins, et les équipements sophistiqués à courte durée de vie devenus nécessaires, finissent de faire exploser les dépenses de soins, comme vu précédemment. Pendant les années de prospérité où presque toute la population française dispose d'un emploi, le système de santé fonctionne avec prodigalité. Il est encore malséant de parler avec les médecins du coût de leur pratique : « leur devoir leur impose de soigner, ils n'ont pas à se préoccuper d'argent », « les administrations n'ont qu'à gérer et payer ce qu'il demandent ». Il en résulte durablement une incompréhension hostile entre commissions 115 administratives et médecins. La majorité des « lits » appartiennent aux hôpitaux publics, qui sont gérés par un conseil d'administration dont le président est le maire de la commune. Dans les années 1960-1975, le zèle de maires entreprenants aboutit à des suréquipements municipaux dispendieux. Il y a trop de lits, mais ils sont mal répartis géographiquement. Des hôpitaux locaux de petites communes perdent toute raison d'être du fait du dépeuplement des campagnes, tandis que des villes nouvelles attendent un établissement de soins. La loi de 1970 créé « un service public hospitalier », nationalisation qui ne dit pas son nom. La « carte sanitaire » est définie en 1974, planifie les équipements hospitaliers, et permet à l'autorité de tutelle de décider des équipements lourds. Les équipements indispensables sont précisés région par région, et même département par département. Chaque région se voit notamment ainsi accorder son quota de lits, son nombre d'équipements de dialyses, son contingent d'appareils de radiographie et ses laboratoires de biologie. Ce découpage de l'espace géographique donne 256 secteurs sanitaires, et vise à l'instauration d'un plateau technique minimum au sein de chaque secteur. M ais c'est un échec, et la répartition anarchique perdure pour différentes raisons : des dérogations fleurissent parfois pour des motivations clientélistes, le monde hospitalier « s'acharne à défendre des lits vides et des services désertés », et les élus locaux défendent leur hôpital, souvent premier employeur d'une commune. L'administration française navigue toujours entre deux souhaits contradictoires : celui d'une décentralisation qui met ses services à la disposition immédiate du public et fait prendre les décisions par les intéressés, et celui d’une nécessaire coordination nationale qui assure l'égalité des citoyens devant la maladie et compense la mobilité géographique de la population. Les dépenses hospitalières dérivent : plus de 10 % chaque année entre 1970 et 1975,5 % entre 1975 et 1980. La rationalisation des choix budgétaires (RCB) est la pensée inspiratrice de la haut e administration des années 1965-1972, à l'imitation du « planning, programming, budgeting system ». Dans la première moitié des années 1980, se crée auprès du ministère de la Santé une équipe chargée d'élaborer un projet de médicalisation du système d'information (PM SI). Des sous-groupes de pathologies sont définis, avec des « coûts de référence ». Les hôpitaux relevant de ce PM SI calculent le nombre de « points ISA ». En 1983, le Parlement adopte le projet de budget global : un hôpital n'a droit qu'à la reconduction de son budget de l'année précédente, simplement augmenté d'un taux de progression lié à celui de l'inflation prévue. Ce système constitue un instrument fort de maîtrise des dépenses et, peut apporter à certains établissements une sécurité financière. En revanche, il pénalise largement les établissements qui souhaitent développer l'innovation et les soins de référence. Le demi-succès de ces 116 mesures masque un véritable échec, celui de la « départementalisation », censée décloisonner les différents services d'un hôpital. Aujourd'hui encore, les hôpitaux tiennent parfois plus de la mosaïque de féodalités que du regroupement d'équipes cohérentes, c'est-à-dire un réseau efficace et fluide. Au début des années 1990, les seuls hôpitaux publics comptent encore 60 000 lits excédentaires, du fait en particulier du raccourcissement des durées d'hospitalisation. M ais personne ne bouge, ni les médecins dont le pouvoir se mesure à cette aune, ni les maires qui sont juges et parties. La loi hospitalière du 31 juillet 1991 renforce alors le contenu de la carte sanitaire, et constitue le socle de l'actuelle législation sanitaire. Elle développe les alternatives à l'hospitalisation et crée le schéma régional d'organisation sanitaire (SRO S). Le pouvoir de l'Etat, en tant que référence sanitaire, est pour partie délégué aux instances régionales ou locales. La réforme issue de l'ordonnance du 24 avril 1996 institue les Agences régionales de l'hospitalisation (ARH), régionalise les budgets, et vise à améliorer la complémentarité de l'offre de soins au sein d'une même zone géographique. Les préfets de région sont dessaisis de leur compétence en matière de planification hospitalière au profit des directeurs d'ARH. Le processus de planification revêt un caractère plus efficace et plus contraignant, et combine des variables de nature différente : d’une part le désir d'ajuster l'offre aux besoins collectifs, et d’autre part des données économiques traduisant un souci d'efficience. Ains i, les procédures n’ont pas un caractère « mécanique » marqué, et seuls 50 % des ARH recourent au PM SI pour décider. Certaines des agences ont une logique contractuelle et demandent par exemple à des hôpitaux de réduire dans un délai précis la valeur des points ISA. D'autres ont des tendances planificatrices et réclament des redéploiements de moyens. Les marges de manœuvre ne paraissent pas importantes, du fait en particulier des pressions politiques locales. Il est ainsi très difficile d'imposer la suppression de structures sanitaires, seule mesure dégageant des ressources substantielles susceptibles d'être redistribuées. Dans ce contexte, la circulaire du 26 mars 1998 met en avant trois objectifs : - l’amélioration de la prise en compte des besoins de soins. - la promotion d'une véritable complémentarité entre les diverses composantes de l'offre de soins, notamment entre secteurs public et privé, et entre médecine de ville et médecine hospitalière. - l’accélération de la recomposition du tissu hospitalier. Dans le cadre du plan Hôpital 2007, l'ordonnance du 4 septembre 2003 simplifie et régionalise les démarches de planification. La carte sanitaire est supprimée, le SROS devient l'outil unique de planification, les « secteurs sanitaires » sont remplacés par des « territoires de 117 santé », et toutes les autorisations sont déconcentrées au niveau des ARH. L'ordonnance unifie les formules de coopération sanitaire entre établissements publics et privés en faisant du Groupement de Coopération Sanitaire (GCS) le cadre naturel des coopérations et des réseaux de santé. Les nouveaux SROS ont comme objectif d'assurer une organisation sanitaire territoriale permettant le maintien ou le développement d'activités de proximité, et la mise en place d'une organisation graduée des plateaux techniques. La santé publique est devenue inséparable de l'économie de la santé. Le problème est qu'il n'y a aucun rapport entre la manière dont on finance et celles dont on dépense : on finance en fonction d'une croissance économique plus ou moins forte, et on dépense en fonction de « besoins de santé » toujours plus importants. Le « trou de la Sécu », découvert par les Français en 1976, est bouché par la hausse des prélèvements et/ou la baisse des remboursements. Une « santé » onéreuse signifie aussi des cotisations sociales élevées, des charges salariales lourdes, un recul de l'embauche et un chômage des jeunes. Depuis 1995, le déficit accumulé est devenu si important qu'il est impossible de le résorber par ces vieilles méthodes, et il est donc venu augmenter la dette publique. L'assurance-maladie vit à crédit. La collectivité finance l'essentiel de la protection sociale, aussi veut-elle décider où va l'argent. Le corps médical a ainsi longtemps prescrit de nombreux actes inutiles. Sont en particulier distingués les excès (examens biologiques...) et les abus (faire plaisir...). A présent, le médecin se sent responsable du malade, mais aussi de la population qu'il soigne, par exemple en prescrivant le médicament le moins cher pour une efficacité égale. Il ne reste pas étranger à l'inévitable planification sanitaire du pays. Il y a obligation de moyens, mais aussi de réduction des coûts. La courbe des dépenses de santé ne correspond plus à une amélioration constante de l'état sanitaire, la médecine ayant notamment atteint la phase des rendements décroissants. Les responsables sont ainsi contraints de faire des choix : par exemple privilégier la prévention, ou bien les soins aux personnes âgées, ou bien les centres de dialyse. Il n'est cependant pas possible de planifier finement l'inconnu sans courir le risque d'entraver le progrès et de freiner le développement de nouvelles techniques. Au final, le décideur sanitaire s'attaque en priorité aux infections ayant un impact démographique, contre lesquelles l'action est la plus efficace, ou celles dont la diminution aura le plus d'effet psychologique, donc politique. La construction d'une politique de santé cohérente passe par une bonne connaissance des situations pathologiques à corriger. Démographes et statisticiens ont fait d'importants progrès dans les dernières décennies. L'enseignement de la statistique médicale est devenu 118 obligatoire pour tous les futurs médecins. Le médecin accepte que son choix soit dicté par une autorité supérieure uniquement si des statistiques sérieuses démontrent scientifiquement qu'un traitement doit être abandonné au profit d'un autre. Cependant, la France semble incapable de développer une connaissance fiable des données sanitaires et épidémiologiques. Faute de personnel, il y a une mauvaise connaissance de l'épidémiologie et donc de la pathologie réelle. Les médecins eux-mêmes, attachés à une totale autonomie concernant leur activité médicale, sont réticents à toute évaluation, qu'elle soit qualitative ou quantitative, y compris parfois dans les CHU. Cette évaluation est néanmoins rendue obligatoire en 1991. De nombreux chercheurs se passionnent sur la définition d'indicateurs de santé, mais il faut attendre 1991 pour que l'Etat se dote d'un Haut Comité de la santé publique chargé de donner de la cohérence aux données biostatistiques. Claude Got, membre de ce Haut Comité, déclare au lendemain de sa démission que « le recours excessif à des experts externes traduit la misère d'un ministère qui n'a jamais été doté de moyens d'observation, d'analyse et de gestion à la hauteur de ses besoins ». Or, la gestion d'un risque épidémiologique majeur, du type « grippe aviaire » nécessite un tel système, afin d'évaluer notamment les différents « scénarios » possibles. Aujourd'hui, concernant par exemple la grippe aviaire, de multiples travaux tentent d'organiser les différents protocoles de prévention et de soins, correspondant aux différents scénarios possibles. Ainsi, les médecines de prédiction, de prévention et de dépistage, aussi opportunes soient-elles à long terme, sont onéreuses à court terme, et peuvent nécessiter des budgets considérables. La seconde moitié du XXème siècle voit l'objectivité scientifique s'imposer dans l'appréciation du bénéfice thérapeutique. Cependant, à l'heure des maîtrises de dépenses de santé, une nouvelle technique médicale n’est certes utilisée que si l'intérêt médical en est démontré, mais uniquement si le coût en est assumé. Par ailleurs, la médecine n'obéit pas à la loi du marché, et appartient au domaine de l'« économie non marchande ». Les modes de pensée et les méthodes de l'économie s'appliquent cependant à la médecine. M ais dans ce champ de l'économie médicale interviennent de multiples facteurs, qui portent sur les coûts, les consommations, la gestion, la planification, les effectifs de personnel, la rationalisation des équipements. Cependant, le fait médical n'est pas toujours arithmétiquement analysable, et c'est pourquoi aucune enquête économique médicale ne doit se dispenser d'un collaborateur médical, ne serait-ce que pour vérifier la qualité de l'information recueillie. La notion d'éthique médicale, dans un monde tourné vers le « tout économique », doit en particulier être réaffirmée au sein de l'institution hospitalière. Une médecine techno-scientifique, exerçée dans un système administrativo-financier, pourrait sinon transformer les hommes en individus-spécimens indifférenciés. 119 Une des dimensions qui échappe par nature aux planificateurs est notamment l'intrication du médical et du social. Par ailleurs, l'appréciation de la qualité des soins suppose l'agrégation d'indicateurs multiples. Parmi ceux-ci : - la compétence des professionnels, en particulier la pertinence des diagnostics et des traitements. - le ressenti douloureux du patient. - la sollicitude des médecins, des infirmiers, et des autres soignants. La santé globale d'un individu dépend d'innombrables facteurs : techniques, sociaux, alimentaires, écologiques. Ainsi, la croissance des dépenses de santé ne doit pas être jugée uniquement en termes financiers, mais aussi en fonction d'une morale de la technique médicale, et de tous les critères éthiques qui animent une société. 3. Le développement des réseaux de soins a) Les réseaux ambulatoires aux XIXème et XXème siècles Au début du XIXème siècle, nul n'ignore que les secours à domicile sont toujours préférables à l'hospitalisation. Les omnipraticiens libéraux forment au fil du XIXème siècle et surtout du XXème un « maillage » de plus en plus complet du territoire français. Différentes raisons permettent le déploiement des médecins sur tout le territoire. L'aménagement des routes et des chemins secondaires est l’une d’elles, née de la nécessité de desservir tout le territoire. Ainsi, une série de lois (1824, 1836, 1871, 1881) jalonnent l’effort considérable déployé pour débloquer les campagnes. Le lacis des voies publiques est élargi et anastomosé. L'invention du téléphone en 1876 est suivie d'un développement du réseau filaire dans l'ensemble du pays, et va permettre un autre type de « circulation nerveuse ». Le « feu » faisait déjà l'objet d'une action coordonnée, pendant longtemps non médicalisée, dans le Paris du XVIIIème siècle. Celui-ci disposait en effet d'une compagnie des gardes-pompes que le Consulat a militarisée. Son bataillon de sapeurs-pompiers, formé en 1811, était devenu en 1867 un régiment doté d'un matériel efficace : échelles spéciales, longs sacs de toile pour évacuer les sinistrés, lance d'arrosage. Dès 1870 sont disponibles des pompes à vapeur avec tuyaux adaptables aux bouches d'incendie. Il faut attendre 1922 pour que toutes les communes soient contraintes de prévoir dans leurs budgets les dépenses d'un service d'incendie. Au XXème siècle, certaines missions médicales deviennent également collectives, et sortent en partie du champ de l'omnipratique libérale. L'« urgence » en est ainsi 120 l'exemple type. SOS médecins, fondé en 1966, investit par exemple le champs de l'urgence légère. En 1968 est mis en place le premier centre de « régulation » des appels d'urgence, soit un acte de naissance du SAM U. Le 5 février 1976, une circulaire permet la création d'un SAM U dans chaque département, mais n’est cependant pas encore rendue obligatoire. Puis, la loi de 1986 reconnaît officiellement l'existence des SAM U ainsi que les centres « 15 ». Le décret de 1987 fait coexister le « 18 », numéro des pompiers, et le « 15 », numéro du SAM U, qui devait devenir le numéro unique. Aujourd'hui, l'omnipraticien libéral se charge toujours des urgences survenant dans sa clientèle. En revanche, en cas de pronostic vital ou fonctionnel engagé à court terme, le patient est envoyé vers les urgences, en ambulance ou en SM UR, selon des protocoles rigoureux. La permanence des soins est l'un des principes permettant le bon fonctionnement du « réseau des urgences » en ville. Le médecin généraliste est ainsi le premier à trier, à toute heure, la « vraie urgence » du tout-venant. Le code de déontologie médicale oblige théoriquement le médecin à participer aux services de garde de jour et de nuit. Cependant, la permanence de soins est problématique face à la pénurie de médecins. Ce réseau doit ains i adapter son fonctionnement aux effectifs médicaux et aux moyens dont il dispose. Le mouvement de grève début 2002 consacre néanmoins le principe du volontariat dans le système de prise de garde ainsi que le principe de deux parties de nuit. Les récentes réquisitions musclées de médecins généralistes sont pourtant le signe que le réseau ne fonctionne pas encore parfaitement. Dans la deuxième partie du XXème siècle, de multiples réseaux complexes de soins s e mettent en place en ville, avec des approches complémentaires. Parmi les différentes approches préconisées : - une approche par pathologies, type diabète ou asthme, qui part de services spécialisés de CHU et se branche sur les spécialistes, généralement en secteur urbain. - une approche plus transversale, préconisée plutôt par des généralistes, en relation avec d'autres professionnels de santé, et tournée vers les soins palliatifs, gériatriques, la polypathologie invalidante. L'un des enjeux aujourd'hui est dans le renforcement du partenariat entre médecine ambulatoire et hospitalière, autour notamment des pathologies lourdes. Un nombre croissant d'affections peut en effet être pris en charge à domicile si le réseau ambulatoire fonctionne. Par ailleurs, la conception globale de la santé comme « épanouissement de l'individu dans sa liberté » suppose également que les médecins généralistes, principaux organisateurs des soins extrahospitaliers, fassent partie d'une équipe multidisciplinaire élargie. Aujourd’hui, celles-ci 121 contiennent notamment des infirmières, des travailleurs sociaux, des kinésithérapeutes, des psychologues, des sexologues. En outre, deux tiers des généralistes sont prêts à déléguer certaines tâches à des professionnels paramédicaux. Pour que chaque soignant ait une place « valorisée », le débat sur l'«universitarisation» de l'ensemble des formations paramédicales est en particulier lancé. Les compétences relationnelles et de prise en charge globale du malade par l'infirmière doivent en particulier être pleinement reconnues. Est également discuté le projet d'« infirmier clinicien », sous la responsabilité du médecin, établissant des prescriptions par délégation et réalisant par exemple des échographies. Le « médecin traitant », dispositif convenant initialement à une majorité des médecins généralistes, est venu conforter leur place au cœur du réseau ambulatoire. Auparavant, la classe sociale et le niveau culturel du patient apparaissaient comme les variables cruciales dans la maîtrise de l'« espace médical ». Ainsi, les classes sociales « inférieures » semblaient moins aptes à utiliser l'ensemble du système professionnel, en particulier du fait d'une absence d'information à l'égard des soins disponibles. L'un des rôles du médecin traitant est d'harmoniser ces disparités et de faire profiter des meilleures conduites de soins toute la population. Ils sont désormais ceux qui centralisent toutes les informations et organisent la prise en charge globale des soins. Les patients sont incités à les consulter avant de voir les spécialistes, et les avis spécialisés ne sont demandés que si nécessaire. Cette large compétence diagnostique et thérapeutique, spécifique à la médecine générale, commence à être reconnue dans les textes. La médecine générale devient en effet une spécialité choisie au terme du deuxième cycle des études médicales. S’il fut une période où le médecin généraliste obtenait rarement pour ses patients un avis spécialisé et accédait avec grande difficulté aux comptesrendus hospitaliers, elle paraît aujourd’hui lointaine. Une enquête de 2005 montre à ce propos que trois fois plus de généralistes déclarent une amélioration plutôt qu'une dégradation dans leurs relations avec les spécialistes. Le dossier médical partagé (DM P), support de l'information entre les praticiens et le patient, sera également censé réduire le nomadisme et la redondance des actes et des prescriptions et participer à la construction d'un réseau pleinement fonctionnel. Cette rationalisation du réseau ambulatoire peut certes diminuer le consumérisme mais surtout en améliorer l’efficacité et l’humanité. Cela ne sera vérifié que sur le long terme. 122 b) La structure hospitalière après 1945 : un entrelacement de réseaux Après la seconde guerre mondiale, différents secteurs d'activité se sont développés : - un secteur concurrentiel d'intervention court. Il comporte notamment les services de chirurgie, d’anesthésie-réanimation, de gynéco-obstétrique et de radiologie. - un secteur concurrentiel d'intervention long. Cardiologie, gastro-entérologie, endocrinologie sont des spécialités appartenant à ce groupe. - un secteur non concurrentiel d'intervention court, illustré en particulier par les services d’urgence. - un secteur non concurrentiel d'intervention long. Il comporte notamment les services de médecine polyvalente, de médecine interne et de pédiatrie. Les hospitaliers continuent à se rêver travailleurs indépendants, alors que la réalité de leur métier devient toute autre. La division croissante du travail nécessite une mutation organisationnelle, et petit à petit émerge l'idée d'un réseau de soins efficace et humain. Au début des années 1960, la France se divise en « secteurs psychiatriques » représentant chacun quelque 70 000 habitants, centrés sur l'hôpital et les équipes de médecins, d'infirmiers et de travailleurs sociaux. Puis, avec la loi de 1970, c'est une division en « secteurs sanitaires » qui s'élabore, chaque secteur devant être équipé des installations élémentaires. Le dispositif est hiérarchisé : depuis les hôpitaux généraux des petites villes, qui disposent des seuls services de médecine, chirurgie et obstétrique, jusqu'aux centres hospitaliers et universitaires, équipés selon les techniques les plus modernes. Tout malade trouve ainsi non loin de chez lui un établissement correspondant à son état. En 1984, la départementalisation hospitalière s'efforce de définir des unités fonctionnelles de soins et de diagnostic, pour les substituer à la structure pyramidale traditionnelle fortement hiérarchisée, rigide et cloisonnée en services hospitaliers étanches. Cependant, ce projet se heurte à de multiples résistances et ne rentre pas véritablement en vigueur. La « mise en réseau » voit sa manifestation légale dans la loi hospitalière du 31 juillet 1991. Elle réorganise et remet en cause la territorialisation médicale datant de la loi hospitalière du 21 décembre 1941. Ce système va dans le sens d'une spécialisation croissante des établissements. Les soins sont de plus en plus segmentés et l'on tient prioritairement compte des durées prévisionnelles de séjour. L'évolution constante et rapide des techniques médicales nécessite une mise en commun croissante des moyens, et donc un réseau fonctionnel. L'ordonnance du 24 avril 1996 prévoit ainsi une coopération entre établissements publics et privés : il autorise aux établissements qui le souhaitent, « tout en conservant leur 123 autonomie, la mise en commun de certains moyens médico-techniques, médicaux et non médicaux, dans le domaine des soins ». À noter que les actes hautement qualifiés ne relèvent plus seulement de l'hôpital public mais tout autant des cliniques privées. La répartition des pathologies traitées continue d’évoluer : certaines apparaissent de façon parfois imprévisible comme le SIDA, tandis que d'autres diminuent car mieux traitées. Ainsi, les missions de soins, en particulier celles de l'hôpital, sont sans cesse en mouvement. L'adéquation de l'offre à la demande de soins reste un très grand défi aujourd'hui. Dans cette optique « fonctionnelle », une politique de déconcentration se met en place dans les CHU, sur la base de réseaux regroupant plusieurs services, de taille significative, et appelés « pôles d'activité ». Parmi les différents types de pôles discutés, il y a : - les pôles transversaux, par exemple pour la cancérologie. - les pôles par organe. - les pôles selon l'âge. Cela concerne notamment les enfants et les personnes âgées dépendantes. - les pôles prestataires, en particulier en biologie et en radiologie. 124 III. TROISIEME PARTIE LES REPRESENTATIONS MENTALES DE LA MEDECINE DANS LA SOCIETE 125 A. PREMIER CHAPITRE : OBJECTIFS LE MED ECIN : S ES ATTENTES ET S ES 1. Ses attentes personnelles a) Désir de connaître La lente maturation intellectuelle et politique de la société médiévale crée les conditions intellectuelles qui rendent possible la pensée d'un art de guérir pouvant devenir une science. Ultérieurement, les médecins des Lumières apparaissent comme curieux et sceptiques. En revanche, ils sont souvent empêtrés dans leur soumission aux grands du monde. Le travail critique des Lumières et de la Révolution permet néanmoins le développement d’une pensée contestant la religion. La vision laïque libère le corps humain de sa référence permanente à Dieu, ce qui permet notamment la « naissance de la clinique ». Au XIXème siècle, les médecins se passionnent donc pour la nouvelle médecine anatomoclinique, qui fonde la connaissance des maladies sur le signe clinique observé sur le vivant et renvoie à une lésion spécifique observée sur le cadavre. A chaque maladie ses signes cliniques et sa lésion. L'intérêt des médecins se porte bientôt plus sur la maladie que sur le malade. Ils tentent notamment de créer des entités morbides bien définies. La pathologie anatomoclinique trouve son véritable objet au-delà du patient, dans le cadavre de celui-ci. Le cadavre est ainsi déjà imaginé chez le vivant, à la recherche de signes physiques et de signes cliniques, notamment par la percussion et l’auscultation, ce qui permet d’élaborer le diagnostic intra vitam. Puis, le cadavre réel, sur la table d'autopsie permet souvent de confirmer ou de rectifier le diagnostic clinique. Cet effacement du malade-personne, exigé par la méthode clinique, perdure pendant une grande partie du XIXème siècle dans le mode de fonctionnement du médecin, et représente un écueil encore possible aujourd'hui. Dans cette vision de la médecine, un « beau malade » est en fait une « belle maladie ». Les médecins fondèrent cependant leur légitimité hospitalière au fil du XIXème siècle grâce à ce savoir spécifique et de plus en plus technique. L'hôpital devient un centre d'enseignement et de recherche. L'apogée de la clinique s'inscrit ainsi dans le cadre inquiétant de l'enfer hospitalier. Les malades hospitalisés au XIXème siècle et même pendant la première moitié du XXème sont pratiquement tous des indigents assistés. Il ne paraît pas choquant que ces « pauvres », nécessairement soumis et reconnaissants, fassent l'objet d'explorations cliniques pour le progrès de la science. Néanmoins, il faut reconnaître que 126 pendant longtemps, dans l'imaginaire collectif, la peur est -- à juste titre -- de « finir à l'hôpital ». Dans la deuxième partie du XIXème siècle, le paysage scientifique médical est l'objet de nombreux bouleversements, avec notamment la microbiologie, la méthode expérimentale, l'anesthésie. Les découvertes se comptent d'après le mois de l'année. Le programme de la recherche enthousiasme les médecins, qui sont pris d'une frénésie de savoir et de progrès. Ils sont persuadés d'avoir ouvert une « caverne aux trésors inimaginables » dont il sera possible de « voir un jour le fond ». Dans l’esprit de ces médecins, « le XIXème siècle est grand, mais le XXème sera heureux ». Tout problème devient biologique. Il suffira d'identifier tous les microbes, de généraliser vaccins et sérums, pour prévenir la plupart des pathologies. Des réponses thérapeutiques ou préventives, rigoureuses et scientifiques, peuvent enfin être données à des étiologies clairement définies. Les médecins triomphent, leurs connaissances leur donnent presque le vertige et les portent au niveau social le plus élevé. Ainsi, le rationalisme ne doute plus de triompher un jour de l'obscurantisme. Avec Freud, au tout début du XXème siècle, la victoire de la science sur la religion est désormais toute proche ; en prenant possession de l'inconscient, il démonte le mécanisme de l'individu lui-même, et explique que la religion n'est qu'une satisfaction des pulsions réprimées par la société, un transfert. Le médecin de 1900 a effacé Dieu, et a expliqué pourquoi et comment on avait autrefois éprouvé le besoin de l'inventer. Dans la deuxième partie du XXème siècle, il y a un bond sans précédent dans toutes les branches des sciences médicales, par exemple en pharmacologie, en chirurgie, en imagerie médicale, en psychologie, et en microbiologie. Le prodigieux accroissement de la science médicale et ses succès thérapeutiques toujours plus nombreux sont rendus possibles par la technologie. Celle-ci progresse de façon tellement rapide que l'idée de progrès scientifique apparaît nécessairement en rupture perpétuelle avec un passé toujours plus proche devenu sans intérêt. L'un des moteurs de la vocation médicale devient incontestablement l'amour d'un savoir technique capable de modeler la nature, et ouvert à l'« encore plus » de l'avenir, tant pour le diagnostic que pour le traitement. Avec le révolution des biotechnologies, le projet « génome » en particulier, s'affirme encore la toute-puissance du désir de connaître et de maîtriser la nature. Le savoir sur la vie devient un pouvoir, celui de modifier le patrimoine génétique des êtres vivants, même si aujourd'hui les succès ne sont pas encore au rendez-vous de la thérapie génique. Si chacun reconnaît qu'une connaissance peut parfois être utilisée de manière négative, il existait jusqu'à une période récente un consensus pour penser que seul l'usage dévoyé des connaissances doit être éventuellement interdit. Ce caractère illimité de la 127 liberté de la recherche est la marque de l'utopie scientifique telle qu'elle a été héritée des Lumières. Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui considèrent qu'il n'est pas toujours possible d'interdire en aval l'usage d'un produit ou d'une technique disponible. Ainsi, certaines voies de recherche comme la thérapie génique germinale, posent d'importants problèmes éthiques et restent interdites chez l'être humain. b) Augmenter son prestige La sélection par le mérite et le faible coût des études, du moins pour les officiers de santé, ouvrent la carrière médicale à des jeunes gens talentueux mais pauvres. Ils accèdent ainsi à un statut socioprofessionnel auquel ils n'auraient pu prétendre sous l'Ancien Régime. Ces hommes neufs sont dotés d'un ardent désir de s'insérer dans la nouvelle société libérale et bourgeoise, dont ils ne contestent pas les valeurs essentielles : propriété, famille, travail. La façade bourgeoise est importante, il faut pouvoir « tenir son rang ». Cette réussite bourgeoise se mesure au XIXème siècle selon plusieurs critères, notamment l'argent, le savoir, et le pouvoir. Les médecins expriment plus leur soif de respectabilité que leur désir d'enrichissement, mais un diplômé que son art n'enrichit pas, ne peut avoir beaucoup d'autorité et n'est qu'un « demi- notable ». Il existe par ailleurs, dans le corps médical, une volonté de former moins de médecins et de les former mieux. Cela vise notamment à permettre une revalorisation des honoraires et à maintenir le prestige de la profession. Cela entraîne pour les familles une majoration des frais engagés pour hisser les étudiants jusqu'au bonnet doctoral. L'idée de « pléthore » en médecins traverse ainsi tout le XIXème siècle. Au XIXème siècle, les médecins ne résistent pas à la tentation de la fortune, ce qui favorise un individualisme exacerbé. Un certain pourcentage de praticiens est surtout intéressé par les profits directs et indirects qu'il peut tirer de l'exploitation d'une découverte et de la considération qui s'attache à son succès. Ainsi, les médecins panachent parfois les techniques, non sans confusions méthodologiques, en particulier dans les villes. Dans ce XIXème siècle où le capitalisme prend son essor, rien d'étonnant si l'argent joue un rôle d'accélérateur dans les processus d'adoption des technologies scientifiques. Avec l'asepsie et le sentiment de relative sécurité qu'elle inspire, la fièvre capitaliste monte d'un cran. Parmi les abus les moins défendables, il y a notamment les ovariectomies et les appendicectomies à la chaîne. Au delà de ces manquements, les médecins doivent se plier à des nécessités de rentabilité. En effet, les patients sont par ailleurs des clients auxquels il faut plaire et qu'il faut fidéliser. Libéraux vivant de leurs honoraires, les médecins sont tentés de multiplier les actes, voire de satisfaire les désirs de leur clientèle. 128 Au XIXème siècle, les pouvoirs publics voient vite dans les médecins des artisans de la transformation des populations. Ces derniers acceptent ce rôle, en quête d'ascension sociale et de reconnaissance. Pour améliorer l'état sanitaire des populations, les médecins tentent d’influencer les mentalités, mais pour cela ils doivent au préalable augmenter leur prestige et leur honorabilité. Différents éléments portent le docteur sur un piédestal. Parmi ceux-ci, il y a notamment les « appellations savantes », la complexité des thérapeutiques, la noblesse de leur action salvatrice. Ainsi, la plupart arborent une « supériorité », du paternalisme pour les uns, de l’austérité pour les autres. Le serment d'Hippocrate accroché au mur, le buste de Galien trônant sur la cheminée, il s'agit de « faire sérieux », et la clientèle ne peut manquer d'être impressionnée. D’autres conservent les tentations encyclopédiques du XVIIIème siècle, curieux d'économie politique, d'agronomie, de langues anciennes ou d'histoire, fiers d'appartenir ainsi à une « aristocratie intellectuelle. La figure du « grand patron » en est parfois l'exemple-type, quand il s’affiche comme un clinicien talentueux au diagnostic éblouissant et un « homme du monde » pétri de culture classique. Au niveau du prestige, l'élite hospitalière de Paris a ainsi pris le pas sur toutes les autres au XIXème siècle. Dans les villes de province, on peut encore isoler un groupe de sommités locales, les médecinsconsultants, qui sont chefs de service hospitalier dans une grande ville, ou professeurs dans une école préparatoire. En revanche, médecins de quartier et médecins de campagne mettent du temps à acquérir une aura auprès de la population. Par ailleurs, attacher son nom à des œuvres utiles, même onéreuses, tels que l’assainissements des quartiers ou diverses consultations, est également une façon d'augmenter son prestige. « La course aux honneurs et la politique accaparent bien des talents, perdus pour la recherche. ». Cependant, l'inefficacité thérapeutique des médecins contraste longtemps avec le savoir qu'ils affichent. À la fin du XIXème siècle, la révolution pastorienne stimule les ambitions des médecins. L'opinion publique les savait instruits et dévoués, elle les découvre à présent puissants, grâce à leurs savoirs et techniques. Leurs compétences deviennent incontestables. Avec le prestige d'une efficacité accrue et la certitude de leurs principes scientifiques, ils peuvent passer du conseil à l'ordre. Cette assurance peut d'ailleurs aboutir à un dangereux sentiment de toute-puissance. Le pouvoir acquis est pluriel, et ses principales composantes sont une puissance sociale, une influence morale et une autorité politique. L’exploitation judicieuse de la presse et de l'association est utilisée par la profession pour affirmer sa puissance. Ainsi, jamais les médecins n'ont possédé autant de périodiques et de rubriques régulières dans les journaux politiques ou les organes d'information. C'est une période où 129 l'utopie du progrès est partagée par tous, et où le prestige de la science dépasse celui des médecins. Au cours du XXème siècle, le médecin se « banalise » au moment où la protection sociale devient le moins négociable des acquis. Ce qui cesse d'être rare cesse d'être précieux, quand bien même la technique donne des résultats toujours plus spectaculaires. Dans la deuxième partie du XXème siècle, la recherche s'accélère, or dans ce domaine, il faut généralement être hyperspécialisé pour être crédible. Une technologie médicale toujours plus poussée pousse également les limites de la spécialisation. C'est à présent la technologie qui est mise sur un piédestal, et par conséquent ses acteurs les plus proches, à savoir les spécialistes. Le médecin généraliste se voit comme le grand oublié, jusqu'à considérer qu'il pratique une médecine de seconde catégorie. Afin d'être mieux reconnus, certains choisissent parfois d’exercer dans des sous-champs d'activité, comme l'acupuncture, l'homéopathie ou la médecine du sport. Cette forme de « spécialisation » permet au médecin de n'être plus « seulement un généraliste », et réassure la validité de son statut social. Le principe du médecin traitant semble avoir vocation à restaurer la fonction du médecin généraliste : Il est recentré au cœur du réseau de soins, et apparaît comme un guide dans le fameux dédale technologique. Parmi les motivations profondes des jeunes médecins généralistes, la recherche du prestige ou d'une réussite bourgeoise ne semble ne plus être au premier plan. Ils aspirent en revanche à une vraie reconnaissance de la spécificité de leur savoir, ce qui paraît bien actuellement être l’orientation générale. c) Exigence récente de sa propre qualité de vie Au XXème siècle, les médecins généralistes exercent longtemps de façon complètement solitaire. Cependant, au cours du siècle, leur activité augmente, et leurs « servitudes » s'accroissent. Cette situation est acceptée, parce qu’ils sont nombreux à tenir un train de vie important. Cependant, la pratique de « la médecine de famille » évolue dans la deuxième partie du XXème siècle vers une forme coopérative. Le praticien veut de façon croissante se sentir épaulé par une structure. Des tours de garde s'instituent rapidement, et l'usage du répondeur se généralise. Le réseau ambulatoire de soins devient de plus en plus fluide et fonctionnel. La moitié des médecins généralistes exerce aujourd’hui en cabinet de groupe , mode collectif où les médecins partagent souvent une clientèle commune, mais sans pour autant renoncer à une relation privilégiée avec les patients. En revanche, cela permet une souplesse d'horaire et d'avoir un secrétariat qui allège les contraintes administratives. Le 130 surmenage des médecins -- «burn out » -- apparaît également en rapport direct avec la nondiversification de l'activité. Ainsi, un bon pourcentage de médecins généralistes pratique une activité hospitalière à coté de son exercice libéral. La motivation qui a nourri la grande fronde des généralistes de 2001-2002 n'est pas tant la revendication financière que celle d'une vie meilleure. La nouvelle génération de médecins aspire en effet à conserver du temps pour une vie privée. Les spécialités « à pénibilité élevée », du type chirurgie générale ou gynéco-obstétrique, sont désertées. La médecine salariée est de plus en plus acceptée, car offrant souvent un confort de vie supérieur à la médecine libérale. Certains médecins, face au stress de l'installation, préfèrent directement travailler dans l'industrie pharmaceutique ou l'administration, notamment à la Sécurité sociale, ou à l'hôpital. Le statut de « médecin généraliste remplaçant » devient également particulièrement intéressant, et présente parmi ses nombreux avantages : un emploi du temps choisi, une charge de travail choisie, le temps d'accroître ses compétences dans des domaines de prédilection. La normalisation du métier est très marquée, notamment chez les jeunes médecins, pour qui l'exercice médical devient parfois une profession comme une autre, que l'on doit pouvoir exercer de neuf heures à 17 heures, avec cinq semaines de congés. Le quotidien des généralistes, en particulier ceux installés dans les campagnes, doit ainsi devenir vivable ; il en va de la survie de cette discipline pivot. 2. Ses enjeux dans la société a) Une influence morale dans la sphère privée Dans la nouvelle société qui se construit avec la Révolution française, apparaissent de nouveaux médecins, prompts à défendre la République, la liberté, la laïcité et le progrès. De par la tradition du serment d'Hippocrate, les médecins avaient déjà le devoir moral de soigner gratuitement les pauvres. La « philanthropie », version sécularisée de l'amour chrétien, est à présent le fondement de leur activité technique et secourable. Tout au long du XIXème siècle, progrès rime avec « anticléricalisme », et le principe de « solidarité » va à l'encontre de celui de « charité ». Les médecins de ce siècle sont trop souvent antireligieux pour ne pas s'attirer la rancune du clergé traditionnel, et celui-ci pèse de toute son influence pour résister à la progression d'un savoir médical suspect et à la présence de médecins souvent réputés sans Dieu. 131 La conception hygiéniste, partagée par une majorité de médecins, débouche presque toujours sur des solutions préventives. Dans leur philosophie progressiste, se dresse face à la trilogie sinistre misère-ignorance-maladie, le triptyque heureux aisance-instruction-santé. La fragilité du sauvage fait face à la supériorité du civilisé. La médecine est par excellence la science bienfaisante et salutaire, et l'esprit médical est à ce titre social et civilisateur. Ainsi, le médecin de campagne a vocation, tel un missionnaire s'avançant en terre inexplorée, à soigner, éduquer et civiliser. Dans le cas particulier de la variole, il faut faire progresser la conscience chez chaque individu d’une appartenance à une communauté solidaire. Il faut notamment faire partager la même vision rationnelle et civilisée de la nécessaire vaccination : la propagation de la vaccine apparaît aussi comme la propagation de la raison. Dans le même esprit, Jules Ferry (1832-1893) définit le progrès comme une « transformation qui se produit d'abord dans les idées, descend dans les mœurs, pour passer ensuite dans les lois ». Les médecins du XIXème siècle, convaincus de l'efficacité de l'hygiène publique et privée, consacrent beaucoup d'efforts pour convaincre les élites avec un discours sur le bien-être matériel et psychique, et celles-ci se mobilisent dans le combat sanitaire. C'est désormais aux médecins de dire ce qui est sain et naturel, ce qui est bon pour le peuple, et pour cela ils usent d'un certain moralisme autoritaire. La notion de fléau social est forgée entre les années 1880 et 1914, et émerge d'interprétations nouvelles et multiples. Les regards du corps médical convergent sur une « hantise sociale », qu’ils analysent notamment par des observations statistiques. A la fin du XIXème siècle, tuberculose, cancer et syphilis apparaissent comme de puissants révélateurs du fonctionnement et des croyances d'une société obsédée par son éventuelle décadence. Ainsi, les ravages de ces maladies deviennent insupportables. M algré la découverte du bacille de Koch, aucun médecin n'oublie par ailleurs « l'influence du terrain » dans le déclenchement de la tuberculose, en particulier l’alcoolisme, la criminalité, la prostitution. Le côté « immature » du peuple se majore encore dans la vision médicale de la fin du XIXème siècle, avec la peur de la « dégénérescence de la race ». Comme sa mère la misère, la maladie est d'abord considérée comme le fruit de l'imprévoyance, de la dissipation et de la débauche. Logiquement, le retour à la santé passe donc par la conversion aux vertus de l'ordre, de la tempérance et de la sobriété. La maladie devient l'objet de considérations morales et sociales, en particulier dans le cas de la « tuberculose ouvrière ». Le corps du prolétaire en est l’image sursaturée. Les médecins pénètrent bientôt complètement dans l'espace privé, celui de la sexualité et de la famille. Les abus de plaisirs vénériens sont en particulier jugés responsables de l'essor de la syphilis, mais aussi volontiers invoqués comme prédisposant au cancer et à la tuberculose. 132 Le médecin devient l'expert et le gardien d'une nouvelle morale, celle des corps et de la lignée. La notion de maladie se substitue à celle de péché. Forts de l'autorité nouvelle de la science, les médecins peuvent dicter une conduite à la population, et la médecine doit embrasser toute la conduite de l'homme en société. La médecine est productrice de normes, et les médecins disent le vrai et le juste. Ils dictent les règles de comportement, car l'on est « rarement tout à fait innocent de sa maladie ». La syphilis, en particulier, est appréhendée comme un nouvel espace de la faute, celui de la déviance par rapport à la norme sociale. En 1901 se constitue la Société internationale de prophylaxie sanitaire et sociale, véritable ligue contre la syphilis. Sa section française, créée également en 1901, prend la tête de l'obsédante propagande avec un discours qui se veut néanmoins sanitaire et non moral. Dans l'absolu, une cité gouvernée « médicalement » à cette époque serait un univers de silence et d'asepsie où les normes de l'alimentation, de la gymnastique, du sommeil, du mariage et des naissances seraient strictement définies, le médecin pouvant « trancher de tout ». Dans la deuxième partie du XXème siècle, avec l'accession à une vraie efficacit é thérapeutique, les médecins ont de moins en moins vocation à imprimer leur influence morale sur leurs patients. En revanche, ils sont là pour leur expliquer les dangers des conduites à risques, les informer des traitements, les prévenir de ce qui peut arriver. Avec l'arrivée au premier plan des maladies chroniques et multifactorielles, les facteurs de risques sont ainsi particulièrement explicités. Le médecin se fait éventuellement la « mauvaise conscience » du fumeur ou du sédentaire. Le médecin ne distribue plus de bons ou de mauvais points, il expose, propose mais n'impose pas. Par ailleurs, les grands débats de société, comme l'euthanasie, ne sont plus réservés au corps médical, et toute la société y prend désormais part. b) Une autorité politique dans la sphère publique Au XIXème siècle, les médecins sont les témoins privilégiés du paupérisme, et s'en font souvent les enquêteurs. La détresse du monde ouvrier est particulièrement criante, et une mortalité effrayante frappe ces masses agglomérées. L'industrialisation des villes rend plus flagrantes les différences entre riches et pauvres, et le développement des méthodes statistiques offre l'instrument adéquat pour procéder à leur étude. Ainsi, le rapport de Villermé décrit par exemple la situation des ouvriers dans les centres de l'industrie textile française en 1840. Les différents aspects de cette misère sont exposés et dénoncés, en particulier le travail des enfants et les accidents de travail. Les médecins, qui se considèrent à bon droit comme les 133 gardiens du patrimoine physique, commencent à se lancer, à titre individuel, dans des actions humanitaires. Celles-ci visent à limiter le libéralisme sauvage, qui se soucie du profit et si peu de l'« humain ». Leurs succès curatifs restant très limités, les médecins considèrent en effet l'engagement en politique comme un moyen de venir en aide à la population, tout en s'affirmant sur le plan du statut social. Le corps social est malade, aussi le civisme exige-t-il que l'hygiéniste se porte à son chevet. Au nom de la raison, de la science et de la justice, les médecins se croient les avocats naturels du peuple. Ainsi, les mandats électifs, principalement dans les administrations départementales et municipales, leur permettent d'agir auprès des services publics, de faire avancer un dossier et d'obtenir un secours. L'assainissement des communes est l’un des résultats qui fait effectivement progresser les conditions de vie des populations. Cette action locale se complète d'une vision plus large, où le médecin s'érige progressivement en guide de la société. Comme vu précédemment, son influence morale dans la sphère privée vise à définir des normes dans la vie sociale. Dans la sphère publique, son rôle est politique et contribue à la disparition d'un ordre social qui engendre la maladie. Dans la première partie du XIXème siècle, la métaphore organiciste règne déjà : les médecins, qui connaissent et soignent l'organisme humain, doivent naturellement gérer l'organisation sociale. La société apparaît en effet calquée sur le corps humain, avec sa tête, ses membres et ses artères. Parmi les aphorismes de Virchow, écrits vers 1848 : « la médecine est une science sociale, la politique n'est rien d'autre que la médecine sur grande échelle ». Epidémiologie et hygiène impliquent une certaine centralisation du savoir prophylactique, et par ailleurs la collaboration avec un pouvoir administratif et une police sanitaire. Les lois permettent, par exemple, l'exercice d'un contrôle sanitaire dans la plupart des lieux de travail. Tout devenant un problème biologique, place à la « République des savants ». Beaucoup se laissent séduire par le saint-simonisme quand il propose la transformation rationnelle de l'humanité au moyen des sciences et des techniques. La petite et moyenne bourgeoisie évolue à cette époque vers un réalisme prudent l’incitant à soumettre les idées de progrès à des hommes d'ordre. Or, les médecins correspondent à cette image, d'autant qu'ils prônent une sage collaboration des classes. Durkheim, à la fin du XIXème siècle, transfère dans le social la notion bernardienne de milieu intérieur. Pour maintenir la stabilité souhaitée, il est tentant de rechercher à « introduire dans la société l'équivalent des substances chimiques injectées dans le corps humain ». Ainsi, au cours du XIXème siècle, le corps humain est théorisé selon différents modèles, en particulier anatomique et physiologique. En parallèle, ces modèles servent de paradigme aux autres systèmes d'organisation, à commencer par le 134 social. A mesure que s'affinent les modèles, augmentent la légitimité et les ambitions politiques du médecin. Le projet d'une médecine politique prend finalement corps à la fin du XIXème siècle par l'intermédiaire notamment du courant pasteurien. Jamais théories médicales et biologiques ne sont entrées à ce point dans les représentations collectives. La IIIème République est heureuse de célébrer un culte qui ne soit pas une religion. Cet ascendant intellectuel se transmute bientôt en un « biopouvoir » qui permet au corps médical de parler plus fort sur le théâtre de la politique. Pour bon nombre de médecins de la fin du XIXème siècle, « gouverner, c'est hygiéniser ». Le corps médical se positionne efficacement dans l'action socio-politique, et un groupe de médecins-législateurs se fait le fer de lance d'une ample œuvre réformatrice. Bourneville, illustration du médecin militant de la IIIème République, déclare : « être médecin et républicain, c'est tout un ». Le projet « biopolitique », selon Foucault, présente deux versants : « humanitaire » et « totalitaire ». Le rêve humanitaire de protection de la vie s'accompagne ainsi d'une interprétation « biologisante » des menaces « qui pèsent sur la société ». Démocratie, impérialisme, fascisme et léninisme apparaissent dans cette analyse comme des variantes d'un même mode de gouvernement, orienté prioritairement vers la maîtrise de la vie et dont le « racisme » est une composante essentielle. Le « racisme hitlérien » et la guerre de Lénine contre les « insectes antisocialistes » sont autant de variantes de ce « racisme ». Une politique « hygiéniste » peut ainsi aisément prendre un aspect autoritaire. Le nazisme a ainsi mis en actes un certain « désir médical », perverti en système, et auquel les médecins n'ont pas su, voulu ou pu résister. Après la deuxième guerre mondiale, l'Etat ne se caractérise plus par « une volonté de maîtrise de la vie ». En revanche, il se donne la tâche de garantir la sûreté des citoyens. Il crée pour cela un ordre juridique qui protège la vie contre la menace de la mort violente. Ainsi, les catastrophes majeures engendrées au XXème siècle par les idéologies et le « progrès » ont largement cassé les aspirations politiques des médecins contemporains et leur désir de « gouverner la société ». 3. S oigner a) Guérir la maladie 135 Au XIXème siècle et au début du XXème, les médecins développent la conviction qu'il n'y a pas de maladie « incurable » et qu'elles peuvent toutes être évitées. L'intention de guérir la maladie précède donc les moyens de le faire. La mutation arrive après la deuxième guerre mondiale, où nombre de maladies ayant décimé les générations précédentes peuvent effectivement guérir ou être évitées. Cette efficacité dans la pratique quotidienne est une source de satisfaction narcissique pour le médecin. Guérir devient son ambition première. Il cherche pour le patient l'état de santé le meilleur qu'autorisent sa constitution individuelle, son passé et la nature de la maladie dont il souffre. Après la deuxième guerre mondiale, à mesure que la science s'affirme dominante et introduit des techniques de plus en plus affinées, se renforce la tentation idéaliste du tout curable. L'utopie du « rétablissement de la bonne santé » a pour corollaire le développement d'une technologie parée de toutes les vertus. Dans cette optique, la maladie, l'infirmité, la douleur et la mort, jusque-là expériences essentielles dans toutes les sociétés, perdent toute valeur positive. Ce ne sont plus qu'écueils et échecs pour le médecin, qui a développé un désir de pouvoir et de contrôle de la maladie, et doit faire le deuil de son succès technique dans ces circonstances. À la fin des années 70, le modèle de la médecine triomphante commence à être remis en question. Les recherches sur le cancer, par exemple, progressent mais butent sur des problèmes toujours plus complexes. Cette maladie symbolise toujours une « non-maîtrise du mal », cœur de la peur du médecin, dans une société dominée par la science et la technique. L'apparition du SIDA place également le médecin face à ses échecs thérapeutiques. Il y a une prise de conscience de la précarité des succès : les maladies infectieuses réservent encore des surprises et de nouvelles maladies apparaissent. Le désir de pouvoir et de contrôle persiste chez le médecin, mais il y a parallèlement une mise en lumière et finalement une acceptation progressive des limites de son pouvoir curatif. Aujourd'hui, le médecin aspire à ne perdre aucun progrès, tout en se donnant le risque zéro pour objectif. Il évolue dans un équilibre incertain, entre la nécessité d'innover et de progresser, et le devoir de prudence et d'abstention. Tout produit nouveau est susceptible d'engendrer des risques du seul fait de sa nouveauté, mais la société veut se donner les moyens de les prévoir plutôt que de les constater. Sans nier que la nouveauté soit liée au progrès, elle est ainsi également liée au risque. De nombreuses recherches sont développées sur les risques induits par les avancées médicales. Face aux fantasmes des manipulations génétiques, le principe de responsabilité renforce l'impératif de respect de la nature, mais risque ainsi de raccourcir la portée de l'action médicale. Pourtant, à l'ère de l'efficacité, guérir n'est plus facultatif, et l'échec devient coupable. Guérir est un enjeu international, soumis aux 136 lois du marché industriel et financier, et les recherches sur le génome humain sont mises en compétition. Guérir est un défi permanent : toujours plus loin, plus fort, et plus grand. b) Un art centré sur le patient Au cours du XIXème siècle, la médecine en vient à accorder une considération beaucoup plus attentive et délibérée à la personne du malade. Pendant une grande partie du siècle, les moyens curatifs sont en effet quasiment inefficaces. Claude Bernard ne croit pas en la « médecine de tous les jours » : elle n'a encore que des moyens dérisoires pour lutter, et doit pourtant répondre aux multiples souffrances, sous peine de n'avoir rien à répondre du tout, pas même apporter l'espoir. Pour suppléer à cela, le « bon docteur » prend son temps, dans l'intimité des foyers. Il cherche notamment à détecter les prédispositions héréditaires et à apprécier finement les occupations journalières des patients. Le « médecin de famille », qui pratique l’omnipratique, a une relation d'aide plutôt que de puissance. Il est le témoin et le partenaire des processus de la vie, et accompagne le patient dans la crise constituée par la maladie. Pour cela, il utilise un réseau de sens centré sur un « ailleurs » de la crise, notamment la météorologie, les saisons, les péchés, et les abus. La pratique de cette « médecine familiale » reste bien vivante au moins jusqu'à la première guerre mondiale, puis est progressivement remplacée par une médecine « efficace » sur le plan curatif. La médecine anatomoclinique, pratiquée dans les hôpitaux au XIXème siècle, est centrée comme on l'a vu sur la maladie et non sur le malade. Cependant, de nombreux médecins hospitaliers ne restent pas aveugles devant la condition humaine et personnelle des pauvres malades auxquels ils accordent leurs soins. Une formule revient souvent : « guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours ». Puis, au XXème siècle, et notamment dans la deuxième partie du siècle, c'est la technique qui envahit les structures hospitalières. Ce mode de pratique « efface » également l'individualité des patients. La prise en charge du patient est segmentée, et devient parfois une succession d'actes techniques. Par ailleurs, les « odieuses salles communes » ne disparaissent que tardivement dans le siècle. L'humanisation des grandes structures hospitalières « anonymes » est cependant largement débattue dans la deuxième partie du XXème siècle. Elle fait ainsi l'objet d'une large prise de conscience collective au sein du corps médical. Avec la « Charte du patient hospitalisé » de 1974, le patient obtient des droits qui ne feront que s'élargir. En anglais, le terme « cure » -- traitement, guérison -- se confondait à l'origine avec « care » -- soins, attention --. De façon s imple, le mot français « soigner » recouvre à peu près les deux acceptions. Après la deuxième guerre mondiale, une opinion amplement partagée fait pencher l'activité hospitalière du côté « cure », 137 semblant parfois condamnée à une technologie exacerbée et exclusive. La médecine de ville est reléguée du côté « care », dans une analyse la rapprochant de la médecine familiale du XIXème siècle mais occultant son savoir-faire scientifique. Aujourd'hui, les protocoles de soins deviennent aussi complexes en ambulatoire qu'à l'hôpital. Il devient simpliste de considérer d'une part une médecine scientifique, technique et inhumaine et d'autre part une médecine générale réduite à un « art de la relation humaine ». Il n'y a sûrement qu'une médecine, et elle est faite pour les malades et non pour les médecins. Par ailleurs, les cabinets de médecine générale sont déjà presque tous informatisés, et la miniaturisation de la technologie permet de plus en plus l'utilisation d'appareils complexes en ambulatoire, par exemple l’ECG ou l’échographie. Ainsi, tout médecin devrait s'intéresser aux deux niveaux du patient -- et c’est d’ailleurs majoritairement le cas -- : le niveau de l'être humain limité à son corps et ses dysfonctionnements, et le niveau de l'organisme total doué d'une vie mentale, c'est-à-dire une personne humaine. Dissocier ces niveaux serait erroné. Dans un cas ce serait occulter l'individu souffrant et son ressenti, dans l'autre ce serait priver le patient d'une vraie démarche scientifique. Ainsi, la « médecine douce » se nourrit encore parfois des flottements de la médecine en ne s'attachant qu'à soulager le ressenti du patient, et occultant toute démarche scientifiquement prouvée. A l'opposé, la formation médicale reçue par les médecins dans les CHU peut parfois les pousser à nier l'intégrité du malade, avec des syllogismes du type « acte médical = acte diagnostic = acte thérapeutique ». La médecine générale doit tout spécialement refuser la dislocation de sa démarche de soin. Un protocole de soins très rigoureux est certes calqué sur le premier niveau de grille organique, mais l’« être humain » n’est jamais perdu de vue. La maladie doit ainsi être réduite à ses justes proportions, en partie débarrassée de son cortège de craintes et d'angoisses. En effet, le médecin traite non seulement la maladie, mais toutes ses résonances psychologiques et émotionnelles. Parfois, le patient n'a pas de signe clinique, et le médecin se retrouve face à un être humain en quête d'épanouissement physique et moral. La tâche du médecin n'est plus seulement d'assurer la survie, mais de préserver le sens de la vie. Toute perte de sens occasionnée au malade par l'incompréhension du médecin apparaît comme une faute professionnelle aussi grave qu'une erreur de thérapeutique. Cela se rapproche de la dimens ion éthique de la médecine hippocratique : elle permet à l'homme de retrouver sa place naturelle dans le cours du monde, en ramenant en lui l'ordre et l'harmonie. La santé, qui relève au premier chef de la nature, peut résulter de l’art médical. Dès lors, l'individu souffrant est réinséré dans la totalité de son histoire singulière, et au-delà dans la totalité du monde. Le serment d'Hippocrate, qui est prêté par chaque médecin au terme de son cursus universitaire, 138 ne l’engage pas simplement vers une technique de soins ; il définit également une éthique commandant la vie entière du médecin. B. DEUXIEME CHAPITRE : LE MALAD E 1. Maladie et société a) Une société bourgeoise et sécularisée au XIXème siècle Le processus de sécularisation commence à la fin du XVIIème siècle, et progresse rapidement au cours des XVIIIème et XIXème siècles. L'homme sécularisé se fait théiste ou matérialiste au XVIIIème siècle, et positiviste, agnostique, anarchiste ou marxiste, aux deux siècles suivants. L'événement commence par affecter les cercles intellectuels de l'aristocratie et de la bourgeoisie. La société bourgeoise du XIXème siècle est ainsi constituée de chrétiens catholiques, de chrétiens protestants et d'hommes sécularisés. Ce sont ces derniers qui donnent finalement à la vie collective son ton dominant. Les avocats, instituteurs, châtelains, ingénieurs, fermiers aisés aident à la diffusion de la vaccination par leurs conseils avisés et en donnant l'exemple. Cette vaccination est loin d'être simplement un problème technique et scientifique. Nécessitant des moyens matériels et financiers, elle est tout autant un problème économique, social, politique et culturel. Le corps médical n'est ainsi pas le seul à prodiguer conseils et directives. Par ailleurs, il a rarement l'accès aux décisions : la justice, l’administration, l’Etat disposent de leurs champs spécifiques. Les idoles du siècle deviennent l’instruction, l’épargne et la santé, et le thème du progrès est porté aux nues. Cependant, les classes riches et instruites, dans leur ensemble, voient dans les malheurs du peuple souffrant d'évidentes menaces pour leur propre santé. La « fièvre des hôpitaux » a en effet vite fait d'enjamber les quartiers. Ainsi, favoriser le recours aux médecins par le biais des sociétés de secours mutuel est conforme aux souhaits de l'élite. C'est seulement à une date déjà avancée du XIXème siècle que les masses populaires commencent, elles aussi, à se séculariser. L'Eglise considérait le corps comme une guenille terrestre ne méritant pas d'égards. En même temps que l'emprise de l'Eglise sur la société lentement se relâche, l'espoir du salut et l'acceptation de la volonté divine cessent de régler les attitudes envers le mal. Parallèlement à la conception chrétienne de la maladie et de la mort, la croyance en la science se développe. La résignation fait place à un désir de vivre à tout prix. Hygiène et cléricalisme s'opposent pendant tout le siècle. Plus la population est instruite, mieux elle admet l'interprétation scientifique du corps, et plus elle recourt aux soins des médecins. A la fin du XIXème siècle, la bourgeoisie est plongée dans des rêves grandioses de scientisme, et ce mode de pensée 139 devient largement dominant. La notion de progrès qui se développe dans la deuxième partie du XIXème siècle inclut aussi les progrès apportés aux soins du corps. b) Des meilleures conditions de vie La mortalité générale entame un déclin à partir des années 1730. La conjoncture épidémique se fait en effet moins tragique, et la guerre moins présente. Au XIXème siècle, les épidémies régressent de façon plus accentuée encore, et une certaine appréhension immédiate du mal corporel s'efface. Sur le plan individuel, l'allongement de la durée de vie devient un critère de bonheur et le silence des organes un critère de santé. Au fil de ce siècle, s'installe une confiance dans les connaissances et les réalisations scientifiques, berçant le rêve d'une existence commode, douce et pacifiée. La science crée des dispositifs qui luttent efficacement contre le froid grâce à des moyens de chauffage satisfaisant. Des productivités agricoles croissantes et des consommations alimentaires différées sont également permises. Des inventions allègent la peine des travailleurs, apportent des médicaments ou des calmants efficaces. Cependant, ces inventions modifient également les rythmes de vie, notamment en se jouant de la nuit grâce au développement des procédés d’éclairage. Les progrès économiques et sociaux conditionnent finalement l’adoucissement des mœurs. Tout un mouvement issu des élites vient redresser la dignité du peuple, et chante le devoir altruiste de fraternité. Cela est illustré par exemple par le discours d'Emile Loubet, qui ouvre l'exposition universelle le 14 avril 1900 : « malgré les rudes combats que se livrent les peuples sur le terrain industriel, commercial, économique, ils ne cessent de mettre au premier rang de leurs études les moyens de soulager les souffrances, d'organiser l'assistance, de répandre l'enseignement, de moraliser le travail, d'assurer des ressources à la vieillesse ». Au XIXème siècle, la science, la technique et l'enrichissement collectif diminuent de façon spectaculaire l'âpreté du combat pour la vie de chaque jour. Ainsi, la plupart des Français du début du XXème siècle ne vivent plus quotidiennement la faim et le froid, ni ne subissent les difficiles trajets à travers les forêts, les montagnes ou les marécages. Au XXème siècle, les pathologies infectieuses majeures sont maîtrisées, grâce aux antibiotiques. Les conditions d'existence quotidienne continuent de s'améliorer, comme l'illustrent la nette augmentation de l'espérance de vie à la naissance ou le maintien du corps en bon état. La notion moderne de qualité de vie s'impose. 140 c) L’évolution des notions de maladie et de santé L'objet de la médecine est, de tout temps, la souffrance, la maladie et la mort. Si la réalité biologique de la maladie ne peut être niée, de multiples facteurs retentissent sur le vécu du malade. A côté de son corps « objectif », sain ou malade selon les critères scientifiques du médecin, chacun a un corps « subjectif », élaboré depuis l'enfance en schéma corporel. Doit être considéré comme malade celui qui se ressent comme tel. L'individu se fait une idée de la maladie selon ce que la société lui en a appris, par l'éducation, les conversations, la lecture. « La santé est un vécu personnel et provisoire ». Un malade est un « malade d'une société donnée ». Le médecin doit tenir compte dans sa pratique de l'expérience des malades, des visions qu'ils ont de leur mal et du discours collectif sur la maladie. Ainsi, science médicale et ressenti du patient dépendent notamment d'une culture et d'une réalité socio-politique datée. La médicalisation d'un peuple ne s'accomplit que s'il est vraiment prêt à l'accepter. Au XIXème siècle, avec la disparition progressive des épidémies, la maladie devient individuelle. Les soins du corps se développent, et le médecin doit « réparer, soigner, et prévenir ». La santé apparaît désormais comme « le fonctionnement physiologique harmonieux, l'exercice sans entrave de l'ensemble des fonctions de la vie organique ». Les progrès de la science aidant, la conquête médicale de l'opinion publique s'opère. Alors que les résultats curatifs restent modestes, il se développe dès la deuxième moitié du XIXème siècle une « médecine de famille » qui intègre une « personnalisation sociale » importante. Le médecin fait office de confident social et moral, et pratique un « art » centré sur le patient. Le terme de « fléau social » désigne par ailleurs un pan entier de la pathologie, à cette époque. Parallèlement se développe le « nervosisme », qui regroupe quantité de « maladies de civilisation ». Le monde moderne devient anxiogène, et les névroses prolifèrent notamment sur la litière du surmenage et de l'abus d'excitants. Au début du XXème siècle, la prise en charge des soins de santé de l'individu se fait de plus en plus complète. Cela aboutit en 1945 à la Sécurité sociale, qui permet l'accès de tous aux soins. En 1946 l'Organisation M ondiale de la Santé, émanation de l'Organisation des Nations Unies, déclare le droit à la santé comme « l'un des droits fondamentaux de tout être humain, condition fondamentale de la paix du monde et de la sécurité ». Puis, en 1948, l'OM S redéfinit la santé comme un « complet bien-être physique, mental et social ». Ainsi, les dimensions subjectives et collectives de l'individu sont mises au niveau du corps, ce qui élargit considérablement le champ de la maladie. Si le progrès médical a fait disparaître le « fléau social » des représentations collectives, la « maladie fonctionnelle » envahit le champ de 141 la pathologie. Par ailleurs, la société est considérée comme encore plus « aliénante » qu'avant, avec ses trajets en métro et le caractère trépidant de la vie citadine. La conjonction de cette représentation de la santé élargie et d'une protection sociale élevée aboutit à une médicalisation de presque tous les problèmes de l'individu. Doivent être corrigées chez l'individu ses incapacités physiques, mentales, professionnelles ou sexuelles. Une partie du corps médical considère qu'il y a confusion entre « santé » et « bonheur », et comme « inappropriée » cette médicalisation des malaises et des conflits engendrés par l'injustice de nos systèmes économiques et politiques. Il est vrai que parfois les « remèdes » apportés sont erronés, comme l'utilisation systématique de médicaments pour guérir les maladaptations sociales. Cependant, il faut rappeler ici que la médecine étant faite pour le patient et non pour le médecin, celui-ci a pour devoir d'écouter la souffrance bien réelle du premier. Dans la deuxième partie du XXème siècle, les progrès effectués dans la lutte contre les multiples atteintes au bon fonctionnement du corps sont majeurs. Il apparaît une médecine du bien-être et du désir. Une phobie du moindre mal apparaît : mieux on guérit, plus on craint de tomber malade. Le « contrôle » diagnostique et thérapeutique de la pathologie apparaît comme un point fondamental. Dans ce contexte, ce qui sort du « contrôle » du médecin et a fortiori la mort apparaissent en effet comme épouvantables. La notion de santé est surinvestie et dépasse largement les domaines de l'organique. Elle apparaît comme la métaphore du bien et du bonheur. Cela peut paradoxalement aller de pair avec un mouvement de démédicalisation, d'autant que les souffrances relationnelles, psychosociales et morales sont souvent négligées par un corps médical vivant à l'heure technologique. En cette fin de XXème siècle apparaît une nouvelle utopie de la santé, celle d'un corps parfait reconstruit par la technologie. Cette utopie s'insère dans trois principaux cadres : la sécularisation, la technique, et l'américanisation. Elle ressemble à un leurre techno-marchand diffusant à l'usage des plus riches une culture individualiste. Le confort des corps est recherché jusqu'au luxe, et dans ce climat de futilité jouisseuse, la maladie se doit de ressembler à une panne et la vie à une performance. La peur de mourir s'intensifie dans une société qui s'est privée de religion et témoigne de peu d'intérêt pour sa postérité. La pensée de notre propre évincement devient insupportable et suscite des tentatives de suppression de la vieillesse et d'extension illimitée de la vie. Cette peur irrationnelle de la vieillesse et de la mort est intimement liée à l'émergence de la personnalité narcissique, en tant que type dominant de la structure de la personnalité dans la société contemporaine. Etant donné la pauvreté de sa vie intérieure, Narcisse se tourne vers autrui pour avoir le sentiment d'être et réclame un corps glorieux. Le corps apparaît comme un objet de soins et de plaisir, un bel 142 objet que l'on est fier d'exhiber. La réussite s'étale dans le corps en bon état, standardisé par son adaptation à l'objectif du tout-puissant média. La société propose les top models comme idéal, et tolère de moins en moins l'anormalité. L'existence du beau corps semble effacer les différences entre « celui qui règne » et« celui qui erre ». Cette normalité triomphante conduit ainsi à se faire reconstruire le corps. Il n'y a plus seulement impératif de bien-être, mais de « bien paraître ». Le corps est devenu une fin en soi, musclé par le body-building, bronzé au soleil, sculpté par le scalpel, dopé par le Viagra. Les médecins accompagnent cet engouement pour le moi et font figure, avec les ingénieurs biologiques et les chercheurs, d' « instance religieuse » du monde moderne. La « santé parfaite » est devenu l'instrument de l'autodivination individuelle, ou plutôt de l'auto-idolâtrie. 2. La culture médicale populaire a) Le corps : un champ non maîtrisable par l’homme jusqu’au XIXème siècle Pendant des siècles, dans l'Occident chrétien, la notion du « fatum », de la maladiedestinée, se fonde dans la conception religieuse du mal. Comme tout ce qui arrive aux hommes, la maladie est en dernier ressort voulu par Dieu. Dans la conception monothéiste, la maladie est même une occasion offerte par Dieu pour se purifier et accéder à la vie éternelle. Ainsi, l'idée même que la maladie puisse un jour disparaître de l'humaine condition est bannie de l'univers mental collectif. La vision de la maladie comme une grâce cède le pas à d'autres plus directement punitives, en particulier à partir du concile de Trente au XVIème siècle. En tous les cas, le salut n'est entrevu que dans la soumission totale à la volonté divine. Toute une littérature fait de la douleur une école d'ascèse et de spiritualité. Dans une société chrétienne où la mort subite est une hantise, le long travail du cancer permet au malade de se préparer à « bien mourir ». Rien ne cherche à masquer la souffrance, l'agonie, le cadavre. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, la distinction entre sacré et profane n'existe pas dans la société. Puis, celle-ci se sécularise progressivement au XIXème siècle. La maladie reste cependant tout aussi immaîtrisable, visible et extériorisée sur un corps transformé dont on prévoit à coup sûr la fin. Les maladies, accidents ou infirmités sont considérés comme des fatalités, tandis que la santé est une grande chance inespérée. Le sacrifice est compris comme une loi de l'existence, et s'endurcir et se priver apparaissent comme des valeurs positives. Ainsi, dans les deux premiers tiers du XIXème siècle, les trois-quarts des gens ne recourent pas au service des médecins. 143 b) Une culture populaire s’imprégnant de la médecine officielle aux XIXème et XXème siècles Au début du XIXème siècle, les maladies sont pour la plupart immaîtrisables, en particulier en contexte épidémique. De nombreux troubles font cependant l'objet de soins spécifiques par exemple en cas de douleur. Un savoir « empirique » détenu par la mère est transmis de génération en génération et de nombreuses superstitions définissent une « conduite à tenir ». De rares familles possèdent des livres de colportage médical. Si le cercle familial est dépassé, alors le « guérisseur » voire le médecin sont parfois appelés. Dans cette culture médicale du début du XIXème siècle, faire appel à la médecine officielle pour soigner le corps est, en effet, loin d'être la règle. Au fil du siècle, le peuple est mis en contact d'une façon de plus en plus rapprochée avec cette médecine officielle. Cela vient de nombreux facteurs, notamment de l'extension de la prise en charge, de l'amélioration du réseau de soins, des avancées de l'entreprise hygiéniste, d’une médecine illégale se raréfiant. Par ailleurs, le mercantilisme des professionnels du « remède » en développe la consommation. Avec la bactériologie, l'hygiène se hisse au pouvoir. La nouvelle morale laïque est célébrée par la IIIe République. Elle prétend que « suivre les préceptes des médecins, c'est favoriser l'aisance et la vertu ». C'est avant tout à l'école que doit se façonner un peuple sain et sage, et cela commence avec la simple propreté personnelle. La loi Ferry de 1882 impose l'obligation scolaire entre six et 13 ans, soustrayant ainsi des centaines de milliers d'enfants aux usines. Parallèlement, le programme de l'école primaire est complété par différents points directement inspirés de la médecine officielle. Parmi ceux-ci : - des leçons de choses sur le savon, les vêtements, les objets de toilette, l'épouillage. - des leçons d'économie domestique et de puériculture élémentaire, destinées aux filles. - des leçons d'histoire naturelle, qui traitent de la physiologie normale, des accidents de santé les plus communs, et des fameux microbes. Les livres scolaires s'attachent à diffuser une idée favorable de la médicalisation. Dans le programme d'hygiène de 1902, les petits Français apprennent trois préceptes ignorés par la plupart de leurs parents : se nettoyer les ongles, se laver les mains avant les repas, se brosser les dents après. Bientôt, les enfants des écoles apprennent les principes nouveaux de la désinfection des plaies et de la composition de la pharmacie familiale ( notamment l’eau bouillie, la teinture d'iode, le coton hydrophile). L'armée est également un lieu où sont inculquées des notions sanitaires. Poux, gale et autres dermatoses y sont soignées et pour cela sont appris l'usage de la pommade camphrée ou des frictions à la térébenthine. Des brosses à 144 dents sont par ailleurs distribuées aux soldats. Ainsi, l'Etat veille à ce que chaque individu prenne en main son propre destin sanitaire en toute connaissance de cause. Il faut que chacun soit informé et instruit sur la machine humaine. La vulgarisation scientifique se diffuse toujours plus, faisant l’éloge d’une « époque extraordinaire ». Eclairage au gaz, électricité, photographie autant que chloroforme ou rayons X prouvent la puissance et la vérité des sciences. Dans les représentations collectives, les avancées de la science ne sont plus discutables. Au début du XXème siècle, la stratégie thérapeutique est encore simple, et le simple citoyen peut s'approprier une forme de « savoir médical ». Il s'agit de chasser le mal entré dans l'organisme. Les maladies sont représentées comme des présences étrangères et nocives qu'il faut faire sortir. Ainsi, sudations, purges, vomitifs, diurétiques, expectorants permettent d'aspirer et d'extirper le mal. L'huile de foie de morue est plus qu'un rite, c'est le pilier de la santé pour les enfants. Pour se soigner, on « garde la chambre » pour couper toute relation avec le monde extérieur qui s'est révélé dangereux. Les explications simples et rassurantes ramènent l'origine de la maladie à une « faute » commise par l'individu : une erreur de régime alimentaire ou dans les habitudes de vie, l'oubli de la « petite laine ». Il suffit d'être plus attentif et de bien appliquer les règles du « savoir-vivre » pour échapper au désordre organique. Chaque individu détient ainsi la clef de sa santé et a prise sur son propre corps. Plus le niveau culturel moyen d'une population est élevé, mieux elle admet l'interprétation scientifique du corps et de ses malheurs, et plus elle recourt aux soins des médecins. Parallèlement au respect de la science qui se développe, les classes populaires prennent une conscience aiguë de leur propre ignorance. Le développement de l'école primaire, en particulier, engendre le mépris pour toute culture autodidacte, non transmise par les scientifiques. L'ignorant s'agenouille devant la science en marche et le recours au médecin est finalement rendu logique. Au XXème siècle, l'individu malade se soumet avec confiance à un savoir médical dont il ne met en doute ni la légitimité ni le contenu. En revanche, face à la médecine officielle, le « système référentiel profane » est de plus en plus faible. Ce dernier est constitué du réseau de « consultants profanes », cest-à-dire principalement la mère, la grandmère, la famille et les voisins, combiné aux conventions culturelles. L'alimentation, la façon d'élever les enfants, les gestes les plus simples comme manipuler les nouveau-nés sont désormais dictés par la médecine. Par ailleurs, les institutions entrent dans le « jeu médical », et les médicaments ne sont remboursés qu'au vu d'une ordonnance. Ainsi tout acte médical exige l'intervention du médecin. 145 L'individu perd progressivement la possibilité d'interprétation et de réaction autonome vis-à-vis de son état. Les « remèdes », par le passé familiers, « produits de la terre », deviennent de plus en plus lointains et incompréhensibles, à base de substances chimiques, de machines et d'instruments de plus en plus complexes. Dans la deuxième partie du XXème siècle, les médicaments se vendent en quantité plus grande chaque année, et leur efficacité est presque immédiate. En revanche, leur mode d'action demeure le plus souvent inconnu des patients, un peu à l'image des anciens remèdes « magiques ». Alors qu'auparavant un luxe de détails agrémentait l'ordonnance des médecins, dans la deuxième partie du XXème siècle ce n’est plus le cas : désormais, ni le rôle précis des médicaments, ni la maladie elle-même ne sont généralement explicités par le médecin. La maladie moderne est d'ailleurs fréquemment une maladie qui ne se voit pas, et cette déréalité apparente du mal est source d’angoisse. Le malade adhère aujourd'hui à cette perception médicale du mal, où l'espace de la maladie s'est déplacé vers l'intérieur de l'organisme et nécessite une approche technique. Par tous ces éléments, le malade est confronté à son ignorance, et n'a aucune prise ni sur son corps, ni sur sa maladie. Une culture médicale persiste, mais c'est une médecine « à l'imitation du médecin », avec un seuil d'appel au médecin de plus en plus bas. La santé, domaine d'excellence des « mères », est devenu au cours du XXème siècle celui quasi-exclusif des médecins, de « ceux qui savent ». c) L’actuelle redéfinition des rapports expert / profane en médecine Au cours de XXème siècle, l'utopie du progrès s'écroule. Les camps d'extermination, la bombe atomique, aboutissent à un basculement idéologique, « la faillite de la science ». Par ailleurs, différents scandales, comme celui du « sang contaminé », mettent profondément en cause le corps médical. La population pose progressivement un regard critique sur les médecins, dont le savoir n'est plus absolu. Au patient qui ne savait rien et acceptait sa soumission au savoir, succède le patient informé --bien ou mal--. Ainsi, ce dernier discute les décisions de son praticien, qui doit de plus en plus souvent justifier ses choix. A la fin du XXème siècle, le savoir médical profane progresse, en particulier dans les « classes instruites », car l'accès à l'information se facilite. Les journalistes médicaux, de plus en plus souvent médecins eux-mêmes, remplissent par exemple honnêtement leur mission d'information, objective et nuancée. Les réseaux de télécommunication, système nerveux de la société actuelle, révolutionnent l'accès à l'information, qui devient accessible à tous. Le patient arrive parfois chez le médecin totalement informé sur sa maladie. Probablement, ce nouveau partage du savoir facilite la prise en charge de la maladie et l'efficacité des thérapeutiques. 146 Avec la progression des maladies chroniques, la population concernée développe un nouveau mode de relation à la maladie. L'idée de guérison est remplacée par celle de gestion de la maladie. Pour cela, le malade est de plus en plus invité à assumer sa maladie, pour libérer le médecin d'une surveillance de chaque instant. Le patient cherche de son côté à retrouver une certaine indépendance face au médecin, et devient un « autosoignant ». Il assimile des notions médicales, qui se combinent à l'observation quotidienne de son état et des effets du traitement. Des techniques sophistiquées sont apprises aux malades, par exemple dans le cas du diabète, ce qui remet en cause la répartition habituelle des rôles. La distance qui sépare habituellement le professionnel du profane est aboli. Dans cette optique, se forment des « groupes de malades ». Cependant, ceux-ci rejoignent également des préoccupations ayant leurs racines hors du champ de la médecine, à savoir celles de mouvements de consommateurs et d'usagers. 3. L’individu malade a) Une identité dans la maladie A chaque période, une maladie spécifique incarne aux yeux de tous le mal absolu, domine la réalité de l'expérience et structure les représentations. Cette maladie renvoie à l'ensemble des valeurs et des conceptions de l'existence du moment. Le malade, personnage socialement construit et historiquement situé, est défini en particulier par rapport à ces différentes configurations du « mal » : l'épidémie autrefois, la tuberculose au XIXème siècle, le cancer aujourd'hui. Dans l'« ancien régime du mal » défini par un phénomène épidémique collectif, la société est tout occupée à dénombrer ses morts. Face à cette menace, l'exclus ion est la seule parade, par l'enfermement et l'isolement. Le « malade » n'accède probablement pas encore à une identité clairement individualisée au sein de la société. Cependant, au cours du XIXème siècle, le contexte épidémique devient moins pesant. Ainsi, l'identité du « malade » se définit petit à petit et se renforce, grâce notamment à la pratique familiale de la « mèremédecin ». Celle-ci concentre des intérêts multiples sur la personne du malade. A la fin du XIXème siècle, les travaux de Freud introduisent définitivement le « sujet » dans le savoir médical, par opposition à la médecine officielle du XIXème siècle, jusque-là uniquement objectivante et qui faisait du malade un « objet ». Ainsi, l'attention se focalise tout au long du siècle sur la personne du « malade », et son identité devient même « analysable ». 147 Dans la deuxième partie du XIXème siècle, les médecins définissent une nouvelle entité, le « fléau social ». Cette notion englobe principalement la tuberculose et la syphilis. Bientôt, le journalisme et la littérature s'emparent des concepts d'hérédité et de dégénérescence et nourrissent l'anxiété de l'opinion bourgeoise. Dans les familles « honorables », ces maladies plus ou moins honteuses peuvent compromettre les projets matrimoniaux et ébranler son prestige. Elles sont prêtes à payer le médecin pour qu'il écarte la maladie. Plus que les germes extérieurs, les campagnes d'hygiène incriminent les comportements individuels. M aladie et santé deviennent la sanction d'un mode de vie, et donc des composantes essentielles de l'existence individuelle et de la vie sociale. La peur de la dégénérescence se mue progressivement en hantise du microbe. A la fin du XIXème siècle, le personnage du malade commence à se cristalliser sous sa forme moderne, et définit un nouveau mode de vie et d'intégration sociale. Le cas du tuberculeux est exemplaire, apparaissant en tant qu'individu dans son expérience concrète mais également en tant que statut collectif. Parallèlement aux ouvriers tuberculeux, il y a en effet le groupe des riches malades, qui font face à des médecins dont ni la science ni le statut social ne sont définitivement assurés. Dans ce dernier cas, le médecin ne cherche pas tant à guérir le mal qu'à négocier une image et fixer un régime de vie satisfaisant à un malade précieux et condamné. Par sa durée, la maladie devient une forme de vie. La cure, le voyage ou le séjour en sanatorium donnent au malade un statut spécifique. La condition de malade n'est plus marquée d'une coupure radicale. A la différence de l'enfermement des lépreux, le sanatorium n'est plus « mort au monde » mais « monde à part », et les malades commencent à être perçus comme un groupe. Il naît même, en particulier chez les créateurs, une vision « romantique » de la tuberculose, où la maladie « exprime » l'intériorité de l'être, la beauté des visages contrastant avec la gravité de la pathologie. Cependant surgit vite l'aspect le plus douloureux de la maladie, celui qui empêche de travailler et menace l’identité. La reconnaissance de la maladie comme identité finale apparaît comme le terme tragique et douloureux du parcours de chacun. Dans la deuxième partie du XXème siècle, la généralisation de la Sécurité sociale permet à tout malade de devenir un « ayant droit ». Le malade devient un nouveau personnage sur la scène sociale, libéré des devoirs de la production et accepté comme tel. Par ailleurs, les patients se regroupent en associations pour s'entraider. Ils le font aussi pour faire valoir leurs droits vis-à-vis des pouvoirs publics, et parfois même pour s'opposer au pouvoir des médecins. A la fin du XXème siècle, l'épidémie de SIDA démontre que la société conserve ses réflexes de peur, de mise à l'écart et de moralisation. Les croyances et les représentations 148 continuent d'influer sur le fonctionnement social tout entier, parallèlement à la technique et à la science. Cependant, les patients atteints du VIH ne sont plus prêts à rester confinés dans leur secret et dissimulés par leur entourage, à l'image de l'isolement des syphilitiques et des tuberculeux. Le rôle des associations est à ce titre exceptionnel et inédit dans l'acceptation de l'identité de « malade ». b) Le rapport aux soins : de la naissance du désir de santé jusqu’a la consommation individualiste Pendant des siècles, en particulier au M oyen Age, les sentiments religieux, les prières et les appels à la miséricorde divine ne s'opposent pas à la « superstition » ou aux pratiques magiques. Parfois l'observation et la pensée de l'homme de la rue précèdent celles des médecins. La contagion est souvent associée à l'air corrompu, et inspire diverses pratiques d'hygiène et d'isolement. La notion de « mal immaîtrisable envoyé par Dieu » coexiste avec la lutte contre la maladie, conduite de toujours, même si la recherche d'aide se déploie tous azimuts avant de se fixer sur le médecin. Dans les campagnes par exemple, un devinguérisseur cumule souvent les fonctions de médecin, de prêtre et de savant. L'Eglise mène à ce titre une lutte opiniâtre et s'efforce de tracer la frontière entre religion et superstition, entre l'appel à Dieu et la pratique magique. Cette dernière dénote un désir de santé dans la société « religieuse », où l'espérance de vie anime déjà l'individu. En revanche, la ligne de démarcation entre la santé et son contraire s'enfonce beaucoup plus loin dans la détresse physique et annonce souvent une mort proche. Au XIXème siècle, la résignation s'efface de plus en plus devant le désir de vivre à tout prix. L'acceptation de la volonté divine cesse de régler les attitudes envers le mal. La Révolution joue aussi un rôle par ses utopies : en rêvant d'une société où la maladie a disparu de la condition humaine, elle stimule les attentes de celle-ci. Parallèlement aux médecins, les « guérisseurs » propagent une attitude positive à l'égard de la vie biologique et constituent finalement un poste avancé de la médicalisation. La deuxième partie du XIXème siècle, âge d'or du savoir médical, constitue parallèlement un âge d'or du miracle. Certains ont fait l'hypothèse que cette demande de santé de masse déborde l'Eglise bien plus qu'elle n'en procède, et traduit une exigence de bonheur terrestre, fort étrangère à la traditionnelle résignation chrétienne. Le souci du corps et de la santé remplace celui du salut de l'âme. L'issue fatale des maladies est de moins en moins acceptée passivement. 149 Au cours du XIXème siècle, le désir de santé de la population se détourne progressivement de la magie, pour se focaliser sur les médecins. Pendant longtemps, les médecins ne peuvent cependant répondre à tout et de tout. Les épidémies persistent à causer des ravages, la mortalité infantile fauche une importante partie des nouveau-nés, entre autres exemples. Il naît cependant une foi dans le progrès et dans la science. Les avancées de la science bactériologique majorent encore l'optimisme et l'espoir scientiste de la population. Les souffles du progrès économique gonflent également les espoirs « biologiques », et le pouvoir d'achat augmente le désir de vivre. Ce gain d'espérance de vie commence à se doubler d'une « espérance de bonheur ». Courteline exprime ainsi une conviction répandue à l’aube du XXème siècle : « l'application des sérums, des méthodes chirurgicales et des mesures prophylactiques finira par être la plus forte, et un jour viendra, proche peut-être, où les hommes ne connaîtront de la maladie que la douceur de ne plus se sentir menacé ». Par ailleurs, la dramatisation des thèmes médico-biologiques contribue à rendre la notion de santé encore plus centrale pour l'individu. Le privilège biologique semble dépasser en cruauté le privilège social. Au début du XXème siècle, les masses prolétariennes commencent à ne plus accepter la division de l'assistance médicale en « médecine pour riches » et « médecine pour pauvres ». Le corps de chaque individu doit être soigné selon ses besoins, profiter des mêmes médicaments et des mêmes salles d'opération. La commercialisation croissante de spécialités standardisées conduit à une consommation pharmaceutique massive. La publicité pour les médicaments se fait omniprésente, dans la presse grand public comme dans la presse médicale. La consommation des patients est cependant parfois anarchique, les uns dépassant la dose prescrite, les autres se préparant leur « cocktail ». Le médicament se convertit en un « bien social » à la portée de quiconque a les moyens de se le payer. La population française prend parallèlement l'habitude d'avoir recours au médecin même dans les cas de moindre gravité. La Sécurité sociale est l'achèvement d'un processus qui met en place la « mission sanitaire du gouvernement », dont le but tend à assurer à tous une longévité maximale. Pour la totalité de la population, la transition est complète d'un statut d'« objet de droit » à celui de « sujet de droit ». Non seulement le « droit aux soins » est acquis, mais la France inscrit dans sa constitution le « droit à la santé ». Au cours de la deuxième partie du XXème siècle, la protection sociale n'est plus négociable et la nécessité pour l’Etat d'assumer des dépenses de santé croissantes se fait impérative. Dans cette période, la médecine devient effectivement très efficace sur le plan curatif. L'espoir de guérir prend ainsi complètement le pas sur le souhait 150 de mourir bien entouré. M ême si presqu'un tiers de la consommation pharmaceutique concerne des produits autoprescrits, le médecin réapparaît comme le prêtre qui apporte aux hommes la possibilité de survie et de vie. Sa « magie » est manichéenne, car le guérisseur se double toujours du sorcier, celui qui jette des sorts. La nouvelle médecine, efficace, est abordée avec respect et prudence. La notion de « droit à la santé » rend cependant les patients exigeants quant au x résultats. Le médecin devient un prestataire de services comme un autre, et la santé une affaire technique. Dans ce contexte de société aisée, la médecine « de pointe » est particulièrement réclamée. Tout résultat thérapeutique imparfait est ressenti comme une faute médicale, notamment une négligence du médecin ou un défaut d'équipement de l'hôpital. Toutes les frustrations recherchent dans la médecine un espace d'accueil et d'écoute, d'autant plus prisé qu'il est largement « offert ». Le désir se déplace dans une société où les désirs vitaux sont majoritairement satisfaits : le plus petit malaise devient insupportable. Quant à la mort , elle est d'autant plus désespérante que s'est estompée la foi en une résurrection des corps et qu'elle contredit la promesse d'éternité de l'avancée technologique. Le mode de vie de l'homme occidental d'aujourd'hui est souvent analysé comme orienté vers une « jouissance de la vie quotidienne les jours de supermarchés ». L'achat apparaît comme le but vital, la vie est pensée sur le modèle du bien de consommation. « Le mariage, le couple, la sexualité, le job se dressent comme une table déco en quatre minutes ». Or, le souci de soi, préoccupation individualiste de l'homme d'aujourd'hui l'amène à se soucier toujours plus de sa santé. Le corps devient l'ultime lieu de souveraineté personnelle. Dans la pensée marchande apparaît ainsi le malentendu d'une santé comptant au nombre des multiples biens d'une société d'abondance. Cette société réclame que soient supprimées un nombre croissant de difficultés jusqu'ici sans solution. Le « droit à la santé » amène le « droit à l'enfant » pour les couples stériles, et bientôt le « droit à la beauté ». Le clonage humain devient également préoccupant dans ses liens avec des demandes individualistes. 151 c) Le rapport au corps : entre responsabilité personnelle et déresponsabilisation À la fin du XIXème siècle, l'angoisse du médecin fait progressivement place à une culpabilisation du malade. Ce dernier est soupçonné de n'avoir pas fait le nécessaire pour éviter la maladie ou son aggravation. L'« éducation sanitaire » permet notamment à l'enfant l'apprentissage de son corps. Il peut comprendre ce qu'est la maladie ainsi que les dangers auxquels il expose son corps en ne suivant pas certains préceptes. La médecine devient une institution donneuse de normes, et la bonne santé apparaît comme le fruit d'une conscience et d'une conquête permanente. En outre, se soigner a progressivement valeur d'obligation morale. Etre malade, c'est se soumettre à des règles médicales --obéir à des prescriptions, respecter des consignes--, car « il faut être un bon malade » pour guérir. Ce n'est qu'avec l'institution de la Sécurité sociale en 1945 que se réalise pleinement l'objectif du docteur Knock : « ce que je veux avant tout, c'est que les gens se soignent ». La population peut disposer désormais des meilleures conditions de vie, de travail, de santé, de soins. En contrepartie, l'individu doit comprendre l'importance de sa responsabilité, garantie de son bien-être : il est tenu de « vouloir guérir ». Ainsi, un discours issu du corps médical, mais plus encore des responsables administratifs ou politiques, explique que l'épanouissement de l'individu ne s'obtient pas sans un peu de sécurité, mais pas davantage sans responsabilité ni sans solidarité. En effet, le coût de la protection sociale crée une interdépendance et une solidarité collectives. Ces notions, déjà développées au XIXème siècle dans les sociétés de secours mutuels, sont ainsi étendues à toute la population. La maladie non soignée devient trahison à l'égard de la société. Le malade doit recourir au médecin sous l'influence contraignante qu'exerce sur lui son appartenance au corps social. Une logique préventive est également développée, insistant sur le rôle des conduites individuelles dans le déclenchement des maladies et le maintien de la santé. Le « droit à la santé » implique la responsabilisation de chaque individu. Celui-ci doit adopter des comportements rationnels face aux effets pathogènes du mode de vie. L'« abus » et l'« excès » sont condamnés non seulement pour leurs conséquences organiques mais également sur le plan moral. Il existe cependant une contradiction entre le principe de responsabilité et l'individualisme généralisé, qui rejette en effet le « devoir de santé » comme l'une des expressions d'un « meilleur des mondes » oppressif. Après la deuxième guerre mondiale se développe une croyance illusoire en la toutepuissance de la médecine, symbolisée par la « technologie ». L'individu se sait par ailleurs 152 protégé financièrement par l'assurance-maladie, dans ses besoins de santé. D’autre part, la médecine est focalisée quasi exclusivement sur le curatif. L'hygiène et la prévention sont longtemps délaissées, c'est-à-dire la conduite en amont de la maladie. Le corps apparaît ainsi comme en kit, somme de parties détachables et éventuellement remplaçables, et l'espoir d'atteindre une immortalité biologique est entretenu. Dans ce cadre, il se développe une irresponsabilité du citoyen, qui le conduit à s'exposer à tous les risques. Il sait que la société le prendra en charge en cas d'accident, le désintoxiquera, lui trouvera un nouveau métier s i nécessaire et ne laissera pas sa famille dans le besoin. Le droit indiscutable « à se rendre malade » est peut-être ainsi renforcé par la certitude d'être soigné, même si cela impose une contrainte sur la collectivité, contrepartie d'un individualisme exacerbé s'exerçant dans l'Étatprovidence. L'individu se déresponsabilise tandis que le médecin devient responsable de tout. La moindre anomalie apparaît insupportable dans une société où le normal est érigé en culte. Le corps « mal réparé » est ressenti comme une défaillance d'un médecin qui a non seulement l’obligation de soins mais désormais de résultats. Contraindre pour inculquer le principe de responsabilité au citoyen n’est cependant pas une démarche éthiquement acceptable. En revanche, différentes actions permettent de convaincre l’opinion publique. C’est par exemple l’objet des campagnes de « publicité » sur la sécurité routière ou sur la lutte contre le tabagisme. C’est aussi le travail quotidien d’explication des facteurs de risques par le médecin généraliste. C. TROIS IEME CHAPITRE : LA PLAC E DU MEDEC IN 1. Par rapport au malade a) D’une autorité vers une responsabilité totale du médecin Au XIXème siècle, les « pauvres gens », en échange de soins gratuits à l'hôpital, s e plient sans discuter aux explorations cliniques et aux expérimentations des médecins. Ces derniers exercent de façon totalement bénévole et entendent pratiquer leur art avec une absolue autorité. Le fameux rapport « perpendiculaire » est ainsi retrouvé tout au long du siècle. De même, à la campagne ou à la ville, les omnipraticiens du XIXème siècle, convaincus de détenir les lumières, jettent souvent sur le peuple un regard condescendant. La population accueille le « docteur » initialement avec beaucoup de méfiance, puis adhère progressivement à ses vues. La figure du « médecin de famille » se dessine dans la seconde moitié du XIXème siècle et sera présente jusqu'au milieu du XXème. Ce héros de la lutte 153 contre la maladie est enraciné dans le terroir et partage avec les habitants des valeurs communes. Nouvellement imprégné des succès de la science, il est accueilli avec un mélange d'empressement, de respect et de crainte. Le moment de la rédaction de l'ordonnance est en particulier très solennel, et son côté hermétique, voire illisible, impressionne beaucoup. Il donne une image paternelle, c'est-à-dire humaine et attachante mais également autoritaire. Il impose ses décisions. Dans la deuxième moitié du XXème siècle, l'accès aux soins pour tous banalise la médecine, qui devient un métier comme les autres. Le recours aux médecins qui se limitait en général aux maladies graves s'étend à toutes les affections possibles, même légères ou fonctionnelles. Dans l'esprit d'une partie de la population, le médecin généraliste devient l'« homme qu'on sonne et qui répond ». Il est « gratuit » et sa disponibilité doit être totale. Le rapport de pouvoir s'inverse, le « médecin vénérable » devenant un « médecin valet », même si le patient doit parfois mériter sa consultation au prix d'une longue patience. Quant à l'assistance médicale hospitalière perçue auparavant comme une pure bienfaisance, elle devient un droit radical. Plus la médecine avance, plus elle déçoit ceux qu'elle n'est pas capable de guérir. Ainsi la société commence à exiger du médecin une obligation de résultat. Pour cela, la médecine se spécialise, et la spécialisation fait du médecin un « prestataire de services », éminent à l'occasion. Une attitude générale de consumérisme se développe, le patient devenant parfois même un consommateur militant. A partir de la fin des années 1970, le « pouvoir médical » est dénoncé avec une particulière virulence. Se heurter au silence du médecin ou à son langage ésotérique devient un point sensible pour tous. Les « groupes de malades » s'intègrent dans le mouvement plus large de la société de consommation qui a suivi mai 1968. L'acte médical prend finalement un caractère nettement contractuel, ce qui aboutit en 1974 à la charte du patient hospitalisé, réactualisé en 1991 puis 1995. Le patient devient un « usager ». Longtemps le médecin n'a été qu'un intermédiaire dans la relation entre le malade et Dieu. M ais au XXème siècle, les prouesses de la médecine en matière de thérapeutique repoussent toujours plus loin les limites de la maladie et de la mort. Dans le nouveau rapport qui lie le malade à son médecin, ce dernier est devenu un professionnel qui doit rendre des comptes s'il ne répond pas pleinement aux attentes. C'est ainsi que dès 1937 la cour de cassation, suite au fameux arrêt M ercier, fait valoir que : « la responsabilité d'un médecin suppose que, eu égard à l'état de la science et aux règles consacrées de la pratique médicale, l'imprudence, l'inattention ou la négligence qu'on lui reproche révèlent une méconnaissance certaine de ses devoirs ». Le droit de la santé s'enrichit au fil du siècle, le droit hospitalier en 154 particulier est en situation de servir de modèle dans l'approfondissement du droit général de la responsabilité. L'arrêt Bianchi rendu le 9 avril 1993 instaure notamment une responsabilité sans faute de l'hôpital, en cas de dommage d'une extrême gravité. La distinction est ainsi faite entre la faute, qui mérite sanction, et l'aléa thérapeutique qui est le fruit même du progrès des techniques. La transparence est ainsi exigée des patients. Le droit public n'est cependant pas le même que le droit privé. La clinique privée ne peut voir sa responsabilité engagée en l'absence de faute, contrairement à l'hôpital. Par ailleurs, les juridictions administratives adoptent la théorie civiliste de la perte de chance quand le lien de causalité entre la faute et le préjudice fait défaut : une véritable présomption est établie, en décidant que les événements inattendus qui se sont enchaînés révèlent une faute dans l'organisation du service. Un système juridique d'indemnisation se construit, notamment enrichi par la jurisprudence récente concernant les affections nosocomiales. Le médecin glisse ainsi d'une impunité de fait à une responsabilité totale, dans le champ de la vie et de la mort. La population réclame ainsi une obligation générale de sécurité physique. Les attaques pour faute professionnelle se multiplient et en 2004, seuls 6 % des médecins généralistes assurent ne jamais avoir en tête la peur du juge dans leur pratique quotidienne. L'instauration de ce rapport juridique entre les praticiens et leurs patients conduit à une médecine « défensive ». Probablement qu'une grande partie des attaques pour faute professionnelle serait évitée si le médecin apprenait à entendre son patient. Néanmoins, le médecin est conduit à anticiper les éventuelles doléances de patients plus revendicatifs, et se conduit en fonction des inconvénients qu'aurait pour lui-même telle ou telle option. Dans ce contexte, les médecines « douces » peuvent proliférer : « si le malade guérit, c'est grâce au médecin, s'il ne guérit pas, c'est malgré lui ». b) Une prise en charge « technicienne » du patient Au début du XIXème siècle, le développement de la méthode clinique marque un tournant dans la prise en charge du malade. Le médecin commence à se préoccuper davantage de la « lésion » que de l'homme souffrant, en particulier à l'hôpital. Le repérage des signes cliniques et la pratique de la dissection se fait sur les « pauvres » qui servent de « malade-cas ». Le médecin fait ensuite profiter en « privé » la bourgeoisie de cette expérience hospitalière. L'instrument médical permet d'élargir les possibilités diagnostiques voire thérapeutiques du médecin. Ces techniques accroissent par ailleurs la confiance que peuvent avoir les malades dans la médecine. En revanche, au XIXème siècle, les médecins apparaissent parfois plus 155 orientés vers la maladie que vers le malade. Le dialogue chaleureux n'est souvent qu'un adjuvant, et les objectifs de prédilection sont notamment de « trouver la lésion », ou bien de détruire « le miasme délétère ». La méthode expérimentale déplace à nouveau l'intérêt du médecin, qui se fixe notamment sur les « signes biologiques ». Chimie et chiffres se conjuguent pour décrire le corps, et complètent les symptômes. La santé s'appréhende comme une absence de maladie ou un silence dans les organes. En outre, la « mesure » relègue au second plan l'« humain ». A ce titre, le philosophe-médecin Canguilhem (1904-1995) récusera la tyrannie d'une médecine uniquement scientifique. En particulier, le concept de « normalité », issu des extrêmes, est défini par des statistiques toujours discutables. A la fin du XIXème siècle, la naissance de la bactériologie entraîne également le développement de multiples techniques, à la recherche du « microbe ». Ainsi, au cours du XIXème siècle, la pathologie s’appréhende par une technicité de plus en plus poussée. Au XXème siècle, l'hôpital se transforme en un lieu de soins de très haute qualité et de très haute technicité. Dans la deuxième moitié du XXème siècle, la technologie est rassurante pour le médecin car désormais hautement instructive. Cela renforce chez le médecin la tentation de négliger le dialogue parfois « trompeur ». L'homme devient « transparent », et ainsi il n'est pas sûr qu'on le voit encore. La vision de la lésion semble plus fructueuse que la plainte du malade qui peut être négligée. Parallèlement, le patient est progressivement livré à un échantillonnage de médicaments hyperactifs. Ainsi, le médecin devient parfois une sorte d'« ingénieur compétent » à la déontologie professionnelle pragmatique. Dans l'imaginaire technique, la technologie, chargée de redonner la santé, vient au secours de la nature pour la compléter ou réparer les erreurs. La reconstruction du corps humain, voire son effacement, est une tâche à laquelle se vouent aujourd’hui les nouveaux ingénieurs du biologique. Dans cet univers hiérarchique, catégorisé, spécialisé, les médecins se sont rendus indispensables par leurs secrets, qui ont pour nom « techniques ». En tant que techniciens de la nature humaine, les médecins acquièrent effectivement un grand pouvoir. Cependant, en se substituant aux médecins, les machines relativisent leur pouvoir. Du point de vue des patients, ils apparaissent interchangeables et banalisés. Le prolongement logique de cette orientation des soins correspond à l'utopie d'une médecine totalement prise en charge par des instruments techniques et excluant la personne du médecin. Parallèlement, les patients se réduisent dans cette démarche médicale à des « malades-dossiers », en correspondance avec une suite de protocoles inscrits dans un arbre décisionnel. L'acte médical se formule strictement selon la 156 question d'internat, à savoir un acte diagnostique suivi d'un acte thérapeutique. Le médecin ne dispose pas de référence professionnelle quand il s'agit de références extra-organiques. L'intégrité du patient est niée : il doit, pour être un « bon patient », présenter ses symptômes comme le ferait un externe, avec objectivité. Parfois, une connivence règne effectivement dans le cabinet médical, un choix commun consistant à ne pas perdre de temps, à évacuer les paroles parasites et à parler du symptôme. Un médecin « compétent » fait face à un malade « courageux ». Cette vision technicienne de la médecine est forcément réductrice, puisque niant à la fois la personne du médecin et celle du patient ! Jusqu'au milieu des années 70, la médecine marche de victoire en victoire, et donne l'illus ion de sa « toute-puissance ». La « grande médecine » requiert un niveau technique important, et s'occupe de la « pathologie lourde ». L'impérialisme du « guérir » pousse à l'hyperspécialisation, qui est portée au pinacle, par opposition à la médecine de « routine ». La nomenclature de l'assurance-maladie est à ce titre révélatrice du surinvestissement de la représentation technique du soin, associée à celle d'un corps complètement objectivé. Les actes techniques sont ainsi bien plus « côtés » que l'examen clinique, moment pourtant essentiel d'humanisme associant deux êtres dans une communication verbale et physique. Des champs d'intervention de plus en plus étroits sont définis pour le médecin, ignorant alors la réalité globale telle que la ressent le malade. Ainsi, la mort est longtemps décrite comme une « erreur médicale » en secteur hospitalier. L'acharnement thérapeutique, démarche parfois vide de sens, est l'une des dérives de cette médecine refusant l'échec. Des personnes de plus en plus âgées et dépendantes sont parfois maintenues dans des situations de détresse insensées. Le fait que la mort soit logée au cœur du dispositif organique de la vie semble occulté par une partie des médecins. Ils fuient le mourant, et ce sont principalement les infirmières et les aides-soignantes qui accompagnent le patient dans cette dernière étape. La pandémie de SIDA est l'un des éléments qui fait sortir les médecins de leur fantasmagorie « high tech ». Il y a une reprise de conscience de la condition éminemment précaire de l'homme et de l'insuffisance d'une prise en charge uniquement technique. Celle-ci, maîtrisée le mieux possible, devrait au contraire permettre au médecin de recouvrer une relation plus humaine avec le patient. Faire l'impasse sur cette démarche, dévoreuse de temps et d'investissement personnel, apparaît aujourd'hui impardonnable. A un stade où aucune barrière technique ne paraît infranchissable, le médecin doit rester vigilant face à une tyrannie des techniques, qui peuvent être dévoyées à des fins inhumaines. Aucune technique ne peut d'ailleurs prétendre à obtenir un état de bien-être parfait, matériel et moral, définition de la santé selon l'OM S. 157 c) Le médecin confronté à l’« humain » (1) Le colloque singulier La fameuse expression « la rencontre d'une confiance avec une conscience » définit assez justement, à travers les âges, le fondement de la relation particulière entre le médecin et le patient. Dans la relation entre l'asclépiade hippocratique et le patient, il y a déjà l'amour de l'homme, et à travers lui l'amour de la Nature, dans l'optique d'un ordre harmonieux du monde. Bien plus tard, la devise du chirurgien Ambroise Paré (1510-1590) illustre la complexité et la richesse de la relation médecin/malade: « guérir quelquefois, soulager souvent, consoler toujours ». Ainsi, celle-ci ne se limite que rarement à une volonté d'apporter une aide technique d'un côté, et une volonté de guérison de l'autre. Au XIXème siècle, le monde médical semble souvent oublier que le fondement de l'acte médical repose dans la correspondance réciproque de l'attente du médecin et de celle du malade. La médecine anatomoclinique pratiquée dans les hôpitaux, ainsi que l'omnipratique où le médecin s'érige en guide de la société, sont en effet souvent bien éloignées des attentes des patients. Dans les deux cas, l'asymétrie du rapport se renforce avec un patient à présent dénudé et un médecin dont l'aura sociale est augmentée. C'est alors que se développe la représentation « perpendiculaire » d'un malade « couché et affaibli » face à un médecin « debout et superbe ». Pour obtenir l'indispensable confiance du patient, le médecin n'hésite pas à arborer sa puissance : « S'il n'a pas la main rigide et la voix ferme, on hésite à se confier à lui ». Le médecin manifeste sa supériorité de différentes manières : paternalisme, austérité, mise en avant d'un savoir encyclopédique. Le colloque singulier semble néanmoins se réajuster à la fin du XIXème siècle. Le « médecin de famille » et la population croient de concert au progrès apporté par la science. Au cours du XXème siècle, la relation médecin-malade se modifie. Cela est lié à la nouvelle efficacité de la médecine, en particulier dans la deuxième moitié du siècle. Les protocoles diagnostiques et curatifs deviennent « standards », les mêmes pour tous les médecins. Ainsi, c'est dans la relation humaine que le médecin a le plus de libertés et peut se démarquer, en particulier par sa présence et sa gentillesse. Pendant les études médicales, les « gestes professionnels techniques » apparaissent irremplaçables mais sont pourtant loin de constituer toute la médecine. La démarche d'« entendre » n'est pas enseignée et nécessite un travail parallèle de maturation pour le médecin. Tous les examens médicaux concernant la matérialité du corps ne font que l'inventaire d'une chose. Or, l'être humain, qui a partiellement conscience de son existence, n'est pas une chose. Les résultats mesurables mais impersonnels 158 sont ainsi appliqués à un être singulier, pétri de subjectivité et ambigu d'irrationnel. L'exercice de l'art médical se fait donc notamment dans la réunion d'un savoir-faire scientifique et d’un savoir-dire l'humain. Le médecin distingue ce qui relève de l'angoisse momentanée, du conflit psychosocial ou du symptôme corporel proprement dit, et peut ainsi répondre aux différents niveaux de la crise. Le médecin soigne de la même façon riches et pauvres, puissants et humbles, et à ce titre, est l'un des seuls « insolents » qui supportent la société aujourd'hui. Il restitue au patient son individualité, lui permettant de parler, de s'expliquer, de s'épancher. La relation médecin-malade « perpendiculaire » n'a plus lieu d'être aujourd'hui. Le médecin soucieux d'entendre et d'être entendu est « assis », et se place à la hauteur du patient. Il ne s'agit plus de dominer le patient, mais d'obtenir une juste distance: interroger sans importuner, examiner sans gêner, mettre en confiance, réconforter, ne jamais juger. Le médecin, témoin quotidien de la souffrance, apprend à la partager avec celui qui souffre, sans en souffrir lui-même grâce à son travail sur la distance. Chaque médecin a son charisme : les regards éloquents, les mains qui touchent, les mots et les silences, les attitudes. Par exemple, le regard du médecin exprime tour à tour des intentions différentes, tantôt enveloppant, tantôt inquisiteur, tantôt objectivant. Le choix des inflexions et des rythmes de la voix, les pauses peuvent rendre évidente la volonté d'offrir une « ambiance de refuge » aux malheurs du patient. Le médecin interroge, incite, oriente, suggère, se tait. Il conduit ainsi l'entretien et maîtrise le rapport à l'intimité de l'autre. Parfois, le discours ambivalent du patient peut être décodé, ou encore l'intuition née du non-dit surgir dans la conscience du médecin. Face à la question non formulée, la réponse peut être indirecte. En effet, le patient accorde souvent sa confiance au médecin semblant n'avoir rien compris, c'est-à-dire celui qui ne tente pas de violer son secret. L'approche psychologique du médecin n'a pas pour but d'asseoir un pouvoir sur le malade en saisissant mieux ses réactions intimes, mais au contraire de l'aider de la façon la plus juste et d'apporter un supplément d'humanité, en adéquation avec son éthique médicale. L'une des missions fondamentales du médecin est d'informer le patient. Il n'a plus une attitude moralisante, mais un souci d'expliquer avant de proposer une conduite à tenir. En effet, le patient perd souvent ses repères habituels et a besoin d'en retrouver d'autres. L'angoisse naît souvent de l'imagination. Une réponse « évasive » du médecin peut ainsi donner au patient le sentiment de ne plus être maître de sa personne. Le médecin doit tenter de réduire la maladie à ses justes proportions, c'est-à-dire débarrassée de son cortège de craintes, de dépit, de sentiment d'infériorité. Pour cela, le médecin apporte une information « loyale, claire et appropriée », c'est-à-dire adaptée au malade et à la maladie à un moment présent. 159 Classiquement, le diagnostic est notifié, tandis que le pronostic est réservé. Cependant, cette information doit être donnée autant que la personne le désire, autant qu'elle peut lui être utile, autant qu'elle peut en tirer profit. Le désir de ne pas savoir, en particulier dans le cas du cancer, est profondément respectable et doit pouvoir être apprécié du médecin. A ce sujet, le code de déontologie dit clairement que « pour des raisons légitimes que le médecin apprécie en conscience, un malade peut être laissé dans l'ignorance d'un diagnostic ou d'un pronostic grave ». La loi de juillet 1991 impose aux cliniques et aux hôpitaux de communiquer au patient son dossier médical s'il en fait la demande. Cela se fait également par le biais d'un médecin, désigné par le patient à cet effet. Le consentement éclairé est introduit en juillet 1994 dans le Code civil et en septembre 1995 dans le code de déontologie médicale, et concerne en particulier les essais thérapeutiques. Dans la deuxième partie du XXème siècle, le cabinet de médecine générale apparaît comme le lieu privilégié du colloque singulier, face à une prise en charge hospitalière qui céde parfois à la tentation du « tout technologique ». De nombreuses images sont employées pour exprimer la liberté de cet espace de dialogue. Parmi celles-ci : le « gueuloir » où chacun peut exprimer sa peine, le « ministère de la parole » où s'exerce un plaisir jubilatoire de la parole. Le médecin généraliste doit également apprendre à appréhender le sens que prend pour le patient la maladie dont il souffre. Ce travail s'avère particulièrement important dans le suivi des pathologies chroniques, que par définition il est appelé à suivre au long cours et de façon régulière. A ce sujet, Balint (1896-1970) est un précurseur par ses travaux sur la formation psychologique des omnipraticiens, abordée sous l'angle du rapport entre ceux-ci et leurs patients. Cette relation est selon son expression « le premier des médicaments ». Les « groupes Balint » connaissent ainsi un important succès en particulier en France. Il s'agit de groupes de 12 à 15 participants placés sous la direction d'un psychanalyste, qui étudient en commun de cas concrets. L'un des buts est de retrouver, dans la relation aux patients, une souplesse, une aptitude à entendre et une spontanéité. Cependant, le médecin généraliste, dont la consultation « non technique » est faiblement rémunérée, ne dispose pas toujours du temps nécessaire pour instaurer la véritable amitié d'espèce « médicale » à laquelle il aspire. Lorsque dans les années 1960 se développent les méthodes de régulation des naissances, les femmes exigent l'acte médical. La relation est ainsi inversée, ce qui apparaît initialement pour une majorité de médecins comme une « dégradation » de l'acte médical. A l'aube du XXIème siècle, les patients sont souvent très informés. Ils prennent de l'assurance dans leurs relations avec les médecins, et discutent les décisions médicales. Aujourd'hui, les médecins acceptent de plus en plus naturellement d'expliciter et de justifier leurs décisions. 160 (2) Donner du sens dans une société en perte de repères De façon schématique, la place du religieux apparaît prédominante dans la sociét é française jusqu'au milieu du XIXème siècle. Le sentiment d'appartenance à une « communauté », la référence au passé, un bonheur obtenu après la mort dans l'accession au paradis, en sont notamment des éléments forts. M ême si au cours des siècles, on note une présence croissante du médecin au chevet du malade et du mourant, elle est restée longtemps secondaire, derrière celle du prêtre. « Bien mourir » est une notion centrale dans la vision chrétienne, qui accorde à la maladie une fonction positive d'avertissement et de rédemption. Le recours à la miséricorde divine et à la prière sont les meilleures façons de soulager le mal. Aussi, l'un des premiers devoirs du médecin est de faire appeler le prêtre au chevet de son malade. Au XIXème siècle, le grand cérémonial de la mort s'intimise, mais le confesseur perd progressivement sa place au profit du médecin. Les repères traditionnels s’effacent progressivement après la tourmente de la Révolution. Le complexe phénomène de sécularisation de la société fait cruellement disparaître le « sens » de la vie. Les idées de faute et de rédemption perdent de leur impact. Le sentiment de la mort se transforme, et l'effroi qu'elle provoque ne peut plus être contenu par le rituel religieux. Les théories scientifiques apportent tout au long du XIXème siècle de nouvelles certitudes. De nouveaux mécanismes sont découverts et aplanissent nombre de mystères. A la recherche d'une foi nouvelle, les intellectuels se forgent une mentalité laïque. Cette dernière se construit sur la croyance que Dieu est devenu inutile, devant les progrès d’une science pouvant expliquer le monde à elle seule. Les médecins occupent progressivement la place laissée vacante par les confesseurs et les directeurs de conscience. Ils continuent de soigner gratuitement les indigents, et comparent souvent leur activité à un sacerdoce. Les « charlatans » tentent également de reprendre le rôle religieux à leur compte. Au cours du XIXème siècle, la croyance en la science se développe. La population se tourne finalement vers les médecins et en attend éventuellement des miracles. Du fait de l'effacement des croyances religieuses, le bonheur est désormais recherché sur terre, et peut en particulier être obtenu grâce au travail. Ainsi, parallèlement à la croyance en la science, des systèmes idéologiques se construisent, notamment le communisme. L'idée de Nation remplace celle de communauté. Les individus trouvent de nouveaux repères, et ainsi ne sont pas complètement perdus. C'est dans la période 1850-1950 que l'osmose entre la pensée médicale et la sensibilit é collective est la plus grande. Le médecin devient un acteur social privilégié, sous la forme du 161 « médecin de famille », dans une société où le stress social est notamment croissant. Puis, à la fin des années 1960, c'est la chute des idéologies, qui ouvre la période contemporaine. L'individualisme devient la règle, et la santé le bien le plus important. Les médiateurs traditionnels ont alors disparu, et les villes sont toujours plus longues à traverser. La structure de la société mute en profondeur, bouleversant les données culturelles, familiales, économiques et sociales. En particulier, certains ciments de la société, famille ou emploi, se délitent peu à peu. La société civile prend au mot les médecins, « techniciens de l'impossible », et transfère vers eux tout ce qui l'encombre : le décès, la vieillesse extrême, la dégénérescence fatale. Chacun se retrouve à vivre seul, en particulier les personnes âgées, et finalement à mourir seul. La primauté des dieux modernes que sont l’efficacité, la performance ou l’argent, a pour conséquence la perte de la solidarité et finalement la perte de sens. Dans le cas particulier de la prise en charge de la fin de vie, le médecin reste longtemps dans une obsession du « guérir », parfois avec « acharnement », tout particulièrement à l'hôpital, où il fait figure de « technocrate glacé ». Pourtant, tout groupe social approche la mort d'un des siens au travers d'un rite de séparation. Il vérifie cette mort en touchant et en veillant, et cette transition ne saurait passer au second plan. L'homme moderne, livré à une angoissante solitude, voit ainsi en la personne du médecin le dernier médiateur à qui l'on parle, à qui l'on peut parler. « Donner du sens », respecter les rituels et même les favoriser fait partie intégrante de la fonction de médecin. Réduire la mort, événement majeur d'une vie, à un « non-événement », et l'escamoter dans toutes ses dimensions est un contresens médical absolu. Il est malheureusement répandu, du moins pendant les débuts du développement des CHU. La médecine, quand elle est simplement « scientifique et technique » est certes en adéquation avec les valeurs d'« immédiateté » et de performance, mais apparaît alors comme très partielle par rapport à ce qu'elle doit être. Les problématiques médicosociales reviennent au premier plan dans les années 1980 et 1990, et ainsi le social n'est plus une éventualité, en particulier aux urgences. Parallèlement aux fibroscopies et aux greffes, la société a besoin d'interlocuteurs. L'impasse thérapeutique observée au début de l'épidémie de SIDA contribue également à relativiser l'aspect technique de la prise en charge et fait réfléchir en profondeur le corps médical sur sa mission. La mort reste bien le terme incontournable de nos existences, avec ce qu'elle véhicule d'angoisse et de peur. En effet, le savoir-faire médical n'est pas, et probablement ne sera jamais, tout-puissant. L'étendue du champ de compétence du médecin doit donc s'élargir à nouveau pour soulager toutes les souffrance. Les soins palliatifs ou « soins continus » se développent. Cette démarche de soins surmonte la frustration de l'échec, et essaye d'apporter qualité et dignité à la fin de vie. Cela implique de 162 supprimer la douleur, mais également de demeurer présent jusqu'au bout et d'« accompagner ». La modestie du médecin rassure, permettant aux malades de mieux vivre ses angoisses, ses « inconnues », ses « pourquoi ». La médecine hospitalière, à présent consciente de ses limites, a ainsi retrouvé une nouvelle noblesse dans une pratique « humaine ». Néanmoins, la conception « mécaniste et technologique » doit continuer parallèlement à faire des « miracles ». Le médecin du XIXème siècle et du début du XXème n'était pas dans la toutepuissance thérapeutique. A sa suite, le médecin généraliste de la deuxième moitié du XXème siècle est longtemps considéré comme celui qui n'a « ni le goût de la recherche, ni le plus d'ambition ». Il reste à l'écart de l'« ivresse technologique », parfois douloureusement. En revanche, il apparaît comme celui qui connaît la vraie vie des gens, leur habitat, leurs habitudes, leurs difficultés sociales et financières. Il est également celui qui accompagne les fins de vie à la maison. L'un des premiers effets de la maladie sur l'individu est de l'isoler par rapport au groupe, de lui faire « lâcher » les positions qu'il occupe dans tous les domaines de l'activité humaine. Ainsi, le médecin généraliste, homme parmi les hommes, partage avec eux la maladie, la souffrance et la mort. De fait, il n'a jamais pu s'éloigner de l'« humain ». Cependant, les médecins généralistes du XXIème siècle semblent devoir aller plus loin dans cette direction. Les « fins de vie » et les maladies chroniques prennent une part croissante dans leur activité Parallèlement, la « perte de sens » est de plus en plus cruellement éprouvée par des individus qui n’ont plus rien à quoi se raccrocher. Plus que jamais, la tâche de l'omnipraticien est non seulement d'assurer la survie à l'individu, mais si possible de préserver le sens de la vie. La grandeur de la mission du médecin réside en effet dans son aptitude à assumer la dimension globale d'un être, au corps de plus en plus transparent, mais toujours aussi singulier et complexe. Ainsi, l'art médical, dont la trame technique devient toujours plus solide et rigoureuse, semble s'orienter vers le plus grand de l'homme, à savoir le drame humain, en particulier en médecine générale. Si le médecin prend conscience des enjeux qui sont les siens, la nature de l'acte médical est en cours de redéfinition. La maladie se réduit encore souvent à son mode d'objectivation somatique, avec un langage des organes qui est le seul officiellement connu par le médecin. Pourtant, le monde de la maladie, de la mort, de la naissance, du sexe et du devenir est loin de se réduire à l'« organique ». Ainsi, l'espace du « sens de la vie » apparaît occulté, et laisse ses mots, ses symboles et ses mythes au seuil du cabinet médical. La souffrance est grande mais son langage est pauvre, tant la peur est grande d'avoir à se servir des anciens mots : le sens, le temps, la part des autres. La crise morbide n'est plus dicible 163 qu'en terme de « petit problème, petite solution ». La relation à la vie tombe ainsi dans l'innommé, la frustration mutuelle et l'échec. L'individu malade désire cependant comprendre « pourquoi moi et maintenant ?». Le médecin n'est-il pas aujourd'hui le mieux placé pour rappeler les vérités ou les questions fondamentales sur la vie et la mort? Cela pose la question de la formation des médecins quant à une pratique touchant à la définition même de l'être. Actuellement, les sciences philosophiques et métaphysiques ne sont cependant pas abordées au cours des études. 2. Dans la société a) Le statut et le rayonnement du médecin Après avoir franchi les passes dangereuses de la Révolution, la place et la notoriét é des médecins paraissent renforcées. Cependant, la noblesse et la grande bourgeoisie ne consentent souvent à fréquenter que les professeurs illustres de la faculté de Paris. En province, elles envoient même parfois le médecin partager le repas des domestiques. Les docteurs en médecine du début du XIXème siècle proviennent des classes moyennes aisées de la bourgeoisie, c’est-à-dire principalement les propriétaires, les marchands et les professions libérales. La haute bourgeoisie préfère encore diriger ses enfants vers les carrières du droit. Cette préférence va évoluer au cours du siècle, en même temps que le statut social du médecin. En effet, tant qu'il est peu riche, le médecin reste un « demi-notable ». Aussi, le « simple omnipraticien » se considère-t-il longtemps comme un refoulé social. M ais au fil du siècle, la profession devient lucrative, les revenus semblant même moins aléatoires que dans l'industrie ou le commerce. Dans la deuxième partie du XIXème siècle, l'installation des médecins dans les campagnes et les villes de moindre importance s'accélère dans certaines régions. Leur rôle social s'y développe souvent plus vite. En effet, leur renommée y est sans concurrence, ce qui les propulse souvent vers la mairie. A la fin du XIXème siècle, les médecins sont moins nombreux, plus occupés et mieux payés. Le corps médical dans son ensemble gagne en quelques décennies une place enviable dans la société, et s'attire donc par ailleurs méfiance et rancune. Ainsi, au XIXème siècle, la distance sociale entre médecins et malades ne cesse de croître. Dans la première partie du XXème siècle, notables de bourg ou vedettes des salons parisiens, les médecins ont un statut envié et une influence certaine dans la collectivité. Parallèlement à l'onction de la prospérité, les médecins du XIXème siècle n'ont de cesse d'engranger de nouvelles compétences et de nouveaux savoirs. Dans ce siècle, il se 164 dégage, de façon croissante, une noblesse de rationalité dans la démarche des médecins. La population commence à reporter sur eux sa faculté de « croire ». Alors que le scepticisme à l'égard de la religion ne cesse de croître, la pratique médicale apparaît noble comme un sacerdoce par différentes de ses composantes : un savoir spécial, le secret professionnel, une philanthropie essentielle. Ces caractères permettent aux médecins d'hériter en partie de l'ascendant qu'exerçait le clergé. Cependant, l’entreprise hygiéniste demeure une « utopie contrariée » dans la première moitié du XIXème siècle, faute d'une véritable politique de santé publique. Les maladies épidémiques continuent à déjouer les plans des hygiénistes comme le montre encore la poussée de variole de 1870-1871. Dans cette première partie du siècle, la société opte pour un progrès raisonnable, et décide notamment d'être gouvernée par les élites de la connaissance et de l'ordre moral. Les médecins commencent ainsi à accéder de façon naturelle aux fonctions de maires ou de députés. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, les médecins s'emparent notamment du « point d'appui » que leur fournit Pasteur. Ils trouvent ainsi de nouvelles bases concrètes d'exercice et accèdent à un savoir thérapeutique efficace, ce qui leur donne un surcroît de crédibilité et de considération. La population entrevoit une puissance fascinante, en particulier lorsque les médecins « viennent à bout d'un microbe ». L'humanité semble pouvoir être délivrée d'une partie de ses maux séculaires. Le fétiche de la science assoit définitivement le pouvoir de la médecine. Son prestige intellectuel est énorme, tandis que son efficacité curative est encore très relative. Les années 1860-1914 apparaissent comme une période exceptionnelle de rencontre entre médecine et société. Les concepts et les théories médicales entrent à un degré inégalé dans les représentations collectives et deviennent partie intégrante des conceptions que la société se forme d'elle-même. La population voue à présent un culte à ce guérisseur diplômé, et les soins de santé se diffusent incontestablement. Légitimé par la science et la technique, un « bio-pouvoir » naît. La médecine s’installe au centre de presque tous les domaines de la vie sociale, dans la sphère privée comme dans la sphère publique. Les médecins viennent se glisser quotidiennement entre les espoirs et les incertitudes de chacun. A la fin du XIXème siècle, leur notoriété atteint son zénith, aussi bien pour le médecin de campagne que pour le « prince » de la médecine. L'action conjuguée des associations corporatives, des médecins parlementaires et des périodiques médicaux aboutit à la loi du 30 novembre 1892, qui unifie par le haut le corps médical. Le corps des officiers de santé est supprimé, ce qui est une reconnaissance de la scientificité et de la technicité du métier. Le médecin confisque à son profit le titre de « Docteur », et distribue sans contradiction possible ses opinions et ses jugements. Ses connaissances le portent au niveau social le plus élevé, et il devient l'« expert » du siècle. La tentation des médecins est forte de préconiser une dictature 165 des savants, qui traiterait scientifiquement les questions gouvernementales, et contraindrait les conduites et les consciences. Dans cette fin de XIXème siècle et pendant la première moitié du XXème siècle, les médecins triomphent et envahissent l'Etat et la politique. Après la deuxième guerre mondiale, les savoir-faire diagnostiques et curatifs des médecins atteignent une puissance sans précédent. La vitesse des progrès semble par ailleurs s'accélérer sans cesse. Ces savoirs éclatants sont pleinement reconnus par la société. Le diplôme de « Docteur en médecine » est devenu la marque suffisante et nécessaire d'une vraie compétence médicale, beaucoup plus que l'« expérience ». Cela se traduit notamment dans le mouvement d'acceptation du médecin remplaçant, qui est complète aujourd'hui. Cependant, les atrocités des deux guerres mondiales ont largement relativisé les bienfaits du « progrès » et du savoir scientifique. Le pouvoir médical du médecin apparaît accru, mais sa capacité de nuisance est également entrevue. Parallèlement, la science médicale, expliquée à la population, perd de sa fascination. Les « idoles » que constituaient les médecins sont fissurées. Différents scandales, comme celui du « sang contaminé », contribuent par ailleurs à discréditer le corps médical, qui s'éloigne de l'image flatteuse portée par ses prouesses technologiques. b) Des enjeux médicaux dépassant un cadre scientifique et individuel (1) Contiguïté du médical et du social Dans la plupart des sociétés, et notamment les sociétés traditionnelles, il a été observé une contiguïté du médical et du social. La « thérapie » réajuste la crise survenue dans le corps aux circonstances d'un déséquilibre tombé sur un individu, lequel est défini en partie par rapport au groupe. Pour cela, elle doit employer les paroles et les gestes d'un « rite » essentiellement partagé. La société conditionne dans une large mesure les façons d'être médecin ou malade. L'acte médical possède ainsi un caractère à la fois personnel et social. Au cours des deux derniers siècles, la médicalisation massive de la population française, notamment par le développement de la médecine sociale, permet au médecin de se démarquer comme l'interlocuteur privilégié. Le médecin devient le point de passage nécessaire de l'itinéraire par lequel la maladie s'inscrit dans l'ordre social. Grâce à son intervention, le patient apparaît comme un « malade véritable », consacré aux yeux du groupe et auquel il est légitime d'accorder des dispenses. En outre, la maladie fait de plus en plus l'objet de droit extra-médicaux. Différents certificats explicitent par exemple le statut du patient, ou son 166 empêchement dans une quelconque activité. Le médecin joue ainsi son rôle devant trois publics différents : le malade lui-même, sa famille, et la société dans sa globalité. La gestion quotidienne de la complexité sociale se voit confiée pour partie aux mains des médecins, cela même avant l'accession de la médecine à une « efficacité thérapeutique ». Au cours de XXème siècle, toutes les formes de souffrance humaine deviennent l'objet d'une croissante prise en charge médicale, en particulier la douleur sociale. La définition de l'OM S de 1946 consacre ce fait en englobant le complet bien-être social dans la définition de la santé. La médecine est sommée d'assurer le confort physique et moral, voire le bonheur, quand ils sont intermittents dans la réalité sociale. Le médecin, « écouteur professionnel de toutes les souffrances », est désormais au carrefour de toutes les misères du temps, dont il devient le dépositaire. Avec le développement des pôles technologiques de la deuxième partie du XXème siècle, le corps médical s'interroge cependant de plus en plus sur la pertinence de la médicalisation des conflits engendrés par l'injustice immanente de nos systèmes économiques et politiques. En effet, il estime parfois qu'il y a une « confusion dans sa mission ». Dans les années 1970, une partie du corps médical considère que « les drames sociaux doivent recevoir des remèdes sociaux » et que seul le gouvernement peut influer sur le « glissement injustifié du social vers le médical ». Le budget fait débat quant à la proportion des sommes à allouer à « la santé », ou à l'amélioration du sort des plus défavorisés. La question est de savoir s'il faut « humaniser » la médecine ou la société. Dans les grands centres hospitaliers, certains rêvent un moment de s'enfermer dans leurs techniques, et de pratiquer une médecine sans cesse plus performante sur des populations aux pathologies choisies, dégagée autant que possible des vicissitudes de l'époque. L'hyperspécialisation paraît en effet inadéquate à traiter la « maladie sociale ». Cependant, à la fin du XXème siècle, la crise économique replace, de façon plus forte et sans autre choix, l'assistance et l'hébergement au cœur de la mission hospitalière. Les urgences sont devenues notamment la vitrine de la désagrégation du tissu social. La création de structures d'accueil adaptées, orientant tantôt vers une médecine hautement technologique, tantôt vers un secours social, fait toujours débat. Si le médecin n'a pas le pouvoir de solutionner les problèmes proprement sociaux et économiques, il s'implique du moins dans le retour aux équilibres personnels et familiaux. Le patient peut parfois projeter sur son corps certains malaises sociaux et présenter d'authentiques signes cliniques, même si toutes les autres causes sont recherchées avant. Une approche psychosomatique considère que l'homme, « animal social » intégré au groupe, trouve parfois dans la maladie l'occasion de « se retrouver ». De façon générale, le médecin bien préparé à appréhender les « crises » sociales ne met pas en route une complexe batterie 167 d'investigations diagnostiques. En revanche, la qualité du colloque singulier est censée permettre l'expression de l'individualité du patient, notamment sociale. Ainsi, le médecin peut aider l'individu à vivre dans son corps, son temps et son groupe en apaisant ses inquiétudes et ses souffrances par rapport à la société qui l'entoure. L’expression d’une souffrance sociale dans le cabinet médical semble se développer continuellement après la deuxième guerre mondiale, notamment dans celui de médecine générale. Si l'un des rôles du médecin est de gérer et de soulager la souffrance, il lui faut donc s'engager dans cette voie, ce qui implique une solide formation psychologique. Le profond engagement social du médecin est désormais irrévocable. Chaque sociét é semble générer un nombre irréductible d'« exclus », quelle que soit la politique engagée. Ainsi, la prise en charge de la misère par des professionnels qui sachent les écouter et les aider, apparaît absolument nécessaire. Le développement des réseaux est une voie complémentaire pour que chacun trouve dans son quartier les interlocuteurs dont il a besoin, par exemple concernant son mode de vie ou son travail. L'efficacité du médecin peut en effet être renforcée par le travail d'une équipe de professionnels divers, qui appartiennent ou non au monde de la santé. Par ailleurs, la socialisation croissante de l'assistance passe par une démographie suffisante en médecins généralistes et une revalorisation de leur métier. « Non technique », et par conséquent « non coté », le temps consacré à la « pratique sociale » est en effet souvent limité de façon préjudiciable. Le SAM U social est l'exemple d'une structure qui a compris l'importance absolue de cette prise en charge. Elle pratique quotidiennement l'assistance aux exclus, et pallie dans l'urgence au manquement du système de soins, grâce au bénévolat de nombreux médecins. (2) Entre prise en charge individuelle et gestion de la santé collective Dans la deuxième moitié du XXème siècle, le domaine de la santé fait l'objet de coûts croissants, avec notamment des technologies sans cesse plus complexes et chères. Les dépenses de santé, intégrées dans le budget de l'Etat, sont cependant limitées. Un nouveau champ apparaît dans la réflexion médicale, à savoir la composante économique. Auparavant, la consultation s'exerçait dans le cadre d'une responsabilité personnelle et totale à l'égard de l’individu, notamment dans le choix du traitement. Désormais, trois partenaires sont en présence : les médecins, les patients, et les pouvoirs publics. D'abord ressentie comme une entrave au bon exercice médical, l'obligation de rechercher le meilleur résultat thérapeutique au moindre coût fait naître une éthique économique de la médecine. Les dépenses inutiles 168 grèvent en effet le budget d'autant. Ainsi, le corps médical, premier ordonnateur des dépenses, prend conscience de ses devoirs à l'égard de la collectivité entière. Le savoir médical intègre les recommandations officielles et les accords de bonnes pratiques. L'accord sur le bon usage des visites médicales les réduit par exemple massivement. L'accord du 5 juin 2002 dans lequel les généralistes s'engagent à prescrire en DCI, contrepartie d'une revalorisation des honoraires, est respecté en majorité. L'irresponsabilité administrative et financière des médecins est désormais lointaine. Une participation plus fine à la vie financière de l'assurance-maladie apparaît même souhaitable. Une vision du mode de vie « générateur de maladie » semble traverser les siècles. Une conception « préventive » existe déjà aux X VIIIème et XIXème siècles avec le développement de l'hygiénisme, mais s'accompagne alors d'un moralisme explicitement autoritaire. Le mouvement de surveillance de tous les aspects de la vie quotidienne par les pouvoirs publics s'accentue au XXème siècle, et concerne bientôt l'air respiré comme les matériaux revêtant les parquets. Si la société a des aspirations fortement individualistes, l'équilibre à établir entre le préventif et le curatif apparaît néanmoins nécessaire. La fascination technologique, où la prouesse technique est survalorisée, se fait moins omniprésente : des choix budgétaires doivent se faire, et favorisent de fait une technologie aux dépens d’une autre. Parallèlement, le citoyen est également formé à veiller à son capitalsanté, en partie pour protéger le patrimoine collectif de la santé. L'imposition autoritaire de « normes » en amont des « déviances » fait place chez le médecin à une explication détaillée et objective des conduites à risques, notamment dans le cas du tabagisme. Les pouvoirs publics cherchent également à prévenir les conduites à risque des citoyens, et prétextent leurs sauvegardes pour imposer des mesures protectrices. Une régulation par le droit apparaît dans la prévention des conduites à risque. Les « excès de vitesse », autrefois conduite anodine, sont aujourd'hui sévèrement réprimés. Ainsi, le bien de la collectivité ne correspond pas obligatoirement à ce que souhaite l'individu. Toutefois, la protection sociale crée une interdépendance de tous au sein de la société, et ainsi la responsabilité de chacun semble devoir se renforcer. L'Etat a vocation à protéger l'individu, mais parallèlement doit faire des choix dans sa planification sanitaire. Intérêts collectifs et individuels, droits de la société et droits individuels, éthique et économie présentent de nombreux points de contradiction. Le corps médical ne peut que désirer une rationalisation de la santé, mais veut être sûr que le gouvernement est guidé par les mêmes soucis d'humanité que les siens. Une planification trop rigide parce que trop « rationnelle » perdrait tout contact avec l'homme souffrant. Dans un 169 système où les besoins du malade se heurtent aux possibilités limitées de la collectivité, l'éthique médicale doit se concilier avec les impératifs du management, voire les lois du marché. En effet, le médecin, porteur et garant de valeurs humaines et culturelles, est celui qui donne un visage humain à l'institution sanitaire. Si l'on parle de médecine de masse ou de médecine publique, elle a néanmoins toujours comme objectif la santé de l'individu, membre de la collectivité. (3) Enjeux éthiques L'éthique médicale constitue au XIXème siècle un mélange d'éthique vraie et de règles de comportement. En 1836, Cruveilhier insiste par exemple sur le secret professionnel et sur l'interdiction pour le médecin de se dérober à ses devoirs. L'expression « déontologie » est inventée en 1845 pour désigner l'ensemble des droits et des devoirs professionnels du médecin. Parmi ceux-ci, ne pas abandonner les incurables, traiter de la même façon les riches et les pauvres, savoir se critiquer soi-même, ne pas recourir à des moyens publicitaires. La plupart de ces principes apparaissent intangibles et constituent toujours aujourd'hui le fondement même de la médecine. En revanche, des utopies eugénistes se développent au sein du corps médical à la fin du XIXème siècle. Elles se sont révélées totalitaires et très dangereuses. Le médecin a depuis recentré sa mission au cours du XXème siècle : elle n'est pas de « sauver l'humanité », mais un à un, humblement et patiemment, de s'occuper des hommes. Dans la deuxième moitié du XXème siècle, la puissance technologique de la médecine ouvre des champs d'action complètement nouveaux. La médecine des greffes pose notamment de sérieux problèmes, puisque le corps humain devient un « matériau de choix ». Cela remet en cause la définition et la limite de l'individu, et nécessite une nouvelle réflexion éthique pour ne pas réduire le corps à cette matérialité. Cette dernière se concrétise dans une nouvelle législation. Celle-ci met à disposition officielle de la médecine ce « matériau humain » dans des conditions jugées éthiquement acceptables. Cela commence en 1949 par une législation sur le don de cornée. La loi numéro 52-854 du 21 juillet 1952 est relative à l'utilisation thérapeutique du sang humain, de son plasma et de leurs dérivés. Puis la loi numéro 76-1181 du 22 décembre 1976, dite loi Caillavet, est relative au prélèvement d'organes, posant le principe de consentement présumé du patient, permettant sous certaines conditions de disposer des organes de quelqu'un n'ayant pas formulé de refus à cet égard de son vivant. Le code de la Santé Publique définit aujourd'hui de façon précise les modalités des prélèvements. 170 La biologie moléculaire et la génétique constituent une nouvelle étape dans la surpuissance de la science. Le projet « génome » marque en particulier le désir de connaître l'hérédité et de la maîtriser. Dans ce contexte, le développement parallèle d'outils de réflexion s'avère de plus en plus nécessaire. Le progrès doit en effet rester « sous contrôle » et être intégré harmonieusement dans la pratique médicale. Ainsi, le diagnostic génétique des « mauvais » gènes ou la perspective de la thérapie génique sont, par exemple, porteurs d'autant d'espoirs que de chimères. Parallèlement aux bienfaits du dépistage prénatal, des tentations eugénistes peuvent réapparaître quand la maladie est pensée comme l'expression d'une dégénérescence marquée dans les gènes de l'individu. L'objectif « santé parfaite », issue de l'utopie ancienne du désir d'immortalité, passerait alors par une « guérison dans l'œuf ». Tous les gènes contenant des risques potentiels seraient éradiqués, l'espèce humaine serait éventuellement changée « en mieux ». La satisfaction aux « normes d'apparence » pourrait être une autre redoutable épreuve pour l'embryon, face au désir d'enfant « parfait » des parents. « L'homme du XXIème siècle serait alors débarrassé avant de naître de toute maladie, si possible éternel et peuplant la planète de ses magnifiques rejetons ». Cette vision de la société où le code génétique tend à se transformer en quintessence de l'individu et où les dépenses de santé sont stoppées au stade embryonnaire apparaît certes économique mais très facilement totalitaire. Cette surpuissance entrevue n'est pas pure spéculation. En effet, les puces à ADN doivent par exemple permettre à moyen terme, pour un coût raisonnable, la réalisation du « diagnostic » d’une centaine de gènes en une seule opération. L'hypothèse du clonage humain suscite également des fantasmes d'immortalité à travers l'image de la reproduction à l'identique. Pendant longtemps, le principe de la liberté dans la recherche n'est pas inscrit dans la constitution, ce qui lui donne de fait un caractère illimité. À l'occasion de rares conflits, les Cours constitutionnelles la rattache aux autres libertés, inscrites dans la constitution -notamment la liberté d'expression --. Dès lors, elle a vocation à subir les mêmes limites que les autres libertés publiques. Les biotechnologies engendrent plus de débats que n'importe quelle autre technologie, et c'est dans ce domaine que les premières limitations claires de la liberté de la recherche interviennent. Les lois françaises de 1994 fixent notamment des nouvelles règles relatives « au respect du corps humain » et « au don et à l'utilisation des éléments du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation, et au diagnostic prénatal ». La « biogénétique » touche potentiellement à la trame organique la plus profonde du patrimoine humain et peut de ce fait « transformer » l'homme. Les nanotechnologies, en plein développement également, auront probablement de nombreuses applications médicales. Ces dernières technologies se contentent en théorie de « réparer » l'homme, aussi paraissent-elles, 171 à priori, moins dangereuses. Néanmoins, nous sommes sortis d’une ère où l'acquisition de connaissances est considérée comme bonne par nature. Celle-ci s'exerce notamment dans le champ politique, à l'intérieur du système juridique, et fait l'objet de textes internationaux. La « bioéthique » désigne désormais un champ de l'éthique médicale aussi vaste que la vie, où l'on se défie particulièrement de la séduction de l'utopie totalitaire. Son fondement est un principe unique, toujours identique : le respect de la dignité humaine. 172 CONCLUS ION Ce travail avait pour objet d'éclairer sur la place de l'omnipraticien dans la société. L'analyse historique a permis d'en apprécier l'évolution des différentes composantes depuis la Révolution Française. A l'issue de ce cheminement d'un peu plus de deux siècles, le bilan est le suivant : - un élargissement considérable du savoir médical et des pouvoirs sur le corps humain : Au XIXème siècle, le champ des savoirs a évolué par bonds successifs, avec notamment la méthode anatomoclinique, la méthode expérimentale, le pasteurisme. Puis, au XXème siècle, la technicité de la prise en charge médicale se complexifie de façon croissante. Dans la deuxième partie du XXème siècle, le médecin ne peut plus rester « omnipraticien ». Le corps médical éclate en spécialistes et en généralistes, et ces derniers voient leur savoir dévalorisé au sein du corps médical. Cela vient notamment de leur isolement et de leur absence de formation continue, alors que le rythme des nouvelles connaissances s'accélère. Ils sont désormais ceux qui « adressent » aux spécialistes, lesquels possèdent un savoir technique pleinement visible, et dominent par conséquent dans le champ des savoirs. Cependant, à l'aube du XXIème siècle, les médecins généralistes ont à présent toutes possibilités d'accéder quotidiennement et de façon autonome à une formation très solide. D'autre part, le développement de réseaux de soins place le médecin généraliste au cœur des décisions diagnostiques et thérapeutiques. Chaque savoir médical est désormais sur un pied d'égalité. La prise en charge correcte d'un patient est en effet le résultat d'une « chaîne de soins » qui fonctionne. - des enjeux nouveaux face à l'« humain »: Au cours du XIXème siècle, des méthodologies successives viennent enrichir la démarche médicale. Cependant, chacune fait focaliser le corps médical sur un ailleurs de l'« humain » : la médecine anatomoclinique sur la lésion anatomique, le pasteurisme sur le microbe, la médecine expérimentale sur les analyses biologiques. Dans la deuxième partie du XXème siècle enfin, la médecine technologique partitionne la prise en charge médicale, et chaque intervenant se focalise sur un point de plus en plus pointu mais réduit. Parallèlement, au cours de ces deux siècles, la société perd ses repères, notamment religieux, idéologiques, familiaux. Ainsi, l'individu se retrouve seul face à sa souffrance morale et sociale. Si la médecine a toujours eu affaire à l'intimité des hommes, la prise en charge de l'« humain » redevient l'un de ses enjeux majeurs dans la deuxième moitié du XXème siècle, et plus encore aujourd’hui. 173 - des enjeux nouveaux dans la société : Le médecin du XIXème siècle a le désir de façonner la société à son image. Pour cela, il ambitionne une place sur la scène politique, et une influence majeure sur les mentalités. Au XXème siècle, l'utopie du « progrès » dévoile ses multiples dangers et se brise finalement. Le corps médical n'a dès lors plus vocation à exiger un pouvoir autoritaire au sein des sphères publiques et privées. En revanche, à la fin du XXème siècle, du fait de la limitation du budget de la santé, le corps médical reprend conscience de sa responsabilité dans la santé collective de la population. Il délivre notamment une information claire sur les facteurs de risque, et suit des « recommandations de bonne pratique » intégrant des données de coûts. Au début du XXIème siècle, l'étendue et l’efficacité du savoir médical permettent d’accéder à une réelle surpuissance sur le corps humain. La conscience des dangers que cela engendre est néanmoins totale au sein du corps médical, ainsi que la nécessité de nouveaux outils de réflexion, notamment éthiques. A l'aube du XXIème siècle, le médecin généraliste se situe au carrefour de ces nouveaux enjeux de la profession de médecin. Son savoir est riche et complexe et sa réflexion éthique est quotidienne. Il apparaît comme l’interlocuteur privilégié, face à la demande d'écoute, notamment sociale, et face à la demande de sens. 174 BIBLIOGRAPHIE 1) ARTICLES ET REVUES . BLANCO, Florent L'apport de l'ordonnance du 24 avril 1996 à la planification hospitalière Revue fondamentale des questions hospitalières, décembre 2000, numéro 2 page 113-154 . BONNIN, Sylvie La professionnalisation de la fonction hospitalière Revue fondamentale des questions hospitalières, décembre 2002, numéro 6 page 7-50 . 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SOURNIA, Jean-Charles L'utopie de la santé France : Flammarion (collection enjeux pour demain), 1984 Je remercie M adame Catherine SANFOURCHE, rédactrice en chef adjointe de la revue Le Généraliste, pour l’entretien qu’elle m’a accordé, et pour m’avoir fait parvenir un exemplaire de la revue en question. 181 182 RESUME Ce travail de thèse a pour objet d'appréhender la place du médecin dans la société, plus précisément de l'« omnipraticien », grâce à un éclairage historique. Depuis Hippocrate, la fonction de médecin est une profession qui nécessite un savoir-faire technique et des qualités morales. Dans ce travail, il y a une volonté de garder en perspective ces considérations hippocratiques, et de former notamment une appréciation éthique dans l'évolution de cette place du médecin. J'ai choisi une méthode qui présente les thèmes de ma réflexion et les mesure dans leur évolution historique, de la Révolution française jusqu'à notre société moderne. La première partie se consacre à l'étude du savoir médical et de sa pratique : les avancées théoriques, les modalités de son enseignement, les compétences pratiques sollicitées, les pathologies rencontrées. La deuxième partie se consacre à l'étude de la société dans les intrications qu'elle développe avec le système de santé. Sont notamment étudiés l'extension de la prise en charge médicale, les différents acteurs sanitaires du système de santé, la construction de la santé publique, et celle des réseaux de soins. La troisième partie étudie les représentations mentales de la médecine, que se font médecins, puis malades. Enfin, la place du médecin est étudiée dans son rapport au malade, puis dans la société. En conclusion, à l'aube du XXIème siècle, le médecin généraliste se situe au carrefour des nouveaux enjeux de la profession de médecin : son savoir est riche et complexe, et sa réflexion éthique est quotidienne. Il apparaît comme un interlocuteur privilégié, face à la demande d'écoute, notamment sociale, et face à la demande de sens. MOTS-CLES : Généraliste – Omnipraticien – Santé publique – Théorie – Ethique – Histoire – Société 183 S UMMARY General practitioner: his place in society from 1789 to nowadays This work is dedicated to general practitioner and his place in society. As to the method I chose to expose the themes and issues through an historical point of view: development from 1789 to nowadays. Into the first part I studied medical knowledge: theorical progress, ways of teaching and practical skills. On the second part I examined how healthcare systems are more and more part of daily life in society: development of a general access to medical services and of public health administration. In the third part I examine first medical profession through the practitioner’s and the patient’s eyes; then how practitioner builds its relationship to patients and society. To conclude, in the beginning of the XXI the general practitioner crosses the main issues of medical profession: complex and rich knowledge, daily ethical consideration, special involvement face to social suffering and the question of meaning. 184