Tiré à part NodusSciendi.net Volume 9 ième Août 2014 Jeu d’écriture et guerres de sociétés Volume 9 ième Août 2014 Numéro conduit par ASSI Diané Véronique Maître-Assistant à l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan http://www.NodusSciendi.net Titre clé Nodus Sciendi tiré de la norme ISO 3297 ISSN 2308-7676 http://www.NodusSciendi.net Comité scientifique de Revue BEGENAT-NEUSCHÄFER, Anne, Professeur des Universités, Université d'Aix-la-chapelle BLÉDÉ, Logbo, Professeur des Universités, U. Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan BOA, Thiémélé L. Ramsès, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny BOHUI, Djédjé Hilaire, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny DJIMAN, Kasimi, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny KONÉ, Amadou, Professeur des Universités, Georgetown University, Washington DC MADÉBÉ, Georice Berthin, Professeur des Universités, CENAREST-IRSH/UOB SISSAO, Alain Joseph, Professeur des Universités, INSS/CNRST, Ouagadougou TRAORÉ, François Bruno, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny VION-DURY, Juliette, Professeur des Universités, Université Paris XIII VOISIN, Patrick, Professeur de chaire supérieure en hypokhâgne et khâgne A/L ULM, Pau WESTPHAL, Bertrand, Professeur des Universités, Université de Limoges Organisation Publication / DIANDUÉ Bi Kacou Parfait, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan Rédaction / KONANDRI Affoué Virgine, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan Production / SYLLA Abdoulaye, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan 2 SOMMAIRE 1- Profesor Albert DAGO-DADIE, Universidad Félix HOUPHOUËTBOIGNY Abidjan, “ESPAÑA Y ÁFRICA DESDE LOS REYES CATÓLICOS HASTA LA CONFERENCIA DE BERLÍN” 2- Pr DIALLO Adama, INSS/CNRST, Ouagadougou, « PARTENARIAT FRANÇAIS/LANGUES LOCALES DANS LA PRATIQUE ET LA CONVERSATION COURANTE AU BURKINA-FASO » 3- Pr KONKOBO Madeleine, INSS/CNRST, Ouagadougou, « FEMME ET VIE POLITIQUE AU BURKINA FASO » 4- Dr. KOUASSI Kouamé Brice, Université Félix Houphouët Boigny, « L’HUMANISME DANS LES MISERABLES DE VICTOR HUGO » 5- DR KOUASSI YAO RAPHAEL, Université Péléforo Gon Coulibaly de Korhogo, « FORMES ET REPRESENTATIONS DE LA GUERRE DANS QUELQUES TEXTES LITTERAIRES FRANÇAIS DU VIe AU XXe SIECLE » 6- Dr TOTI AHIDJE Zahui Gondey, Université Alassane Ouattara Bouaké, « FONCTION ET SIGNIFICATION DES COMPARAISONS ET DES METAPHORES DANS LE VIEUX NEGRE ET LA MEDAILLE DE FERDINAND OYONO » 7- Dr DJANDUE Bi Drombé, Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, « UN LITTEXTO POUR UNE RADIOGRAPGIE DE LA SOCIETE IVOIRIENNE D’HIER A AUJOURD’HUI » 8- Dr JOHNSON Kouassi Zamina-Université F H Boigny de Cocody, “DEATH AND THE FEAR OF DEATH: A POSTMODERN READING OF WHITE NOISE BY DON DELILLO” 3 9- Dr Kossi Souley GBETO, Université de Lomé-Togo, « LA CITOYENNETE EN PERIL SUR LE RADEAU: UNE REFLEXION REALISTE D’AYAYI TOGOATA APEDO-AMAH DANS UN CONTINENT A LA MER! » 10- Dr KAMATE Banhouman, Université Félix Houphouët-Boigny, « MONOKO-ZOHI: UNE ÉPISATION SPECTACULAIRE DE SIDIKI BAKABA » 11- Dr Mahboubeh Fahimkalam, Université Azad Islamique-Arak Branche-Iran, « ROLE DE LA FOI DANS L’EQUANIMITE DANS EMBRASSE LE VISAGE MIGNON DU SEIGNEUR, ŒUVRE DE MASTOOR » 12- Dr Luc Kaboré, INSS/CNRST, Ouagadougou, « ANALYSE DES DISPARITES ENTRE SEXES DANS L’ACCES A L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE AU BURKINA FASO » 13- Dr. BAMBA MAMADOU UNIVERSITE, ALASSANE OUATTARA DE BOUAKE, « L’ “ETAT ” EPHEMERE DE L’AZAWAD OU L’ECHEC DES ISLAMISTES DANS LE NORD DU MALI » 14- Dr Raphaël YEBOU, Université d’Abomey-Calavi - République du Bénin, « LE MÉCANISME D’EXTENSION DU CHAMP VERBAL EN SYNTAXE FRANÇAISE : DE LA STRUCTURE NON PRONOMINALE DE PLAINDRE À LA CONSTRUCTION PRONOMINALE DE SE PLAINDRE » 15- Dr Stevens BROU Gbaley Bernaud, Université Alassane Outtara, Côte d’Ivoire, « LES ENJEUX DU RATIONALISME SCIENTIFIQUE DANS L’ÉPISTÉMOLOGIE BACHELARDIENNE » 4 16- Dr ASSI Diané Véronique, Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan, « LE ROI DE KAHEL DE TIERNO MONENEMBO : UN ROMAN ENTRE RÉCIT ET HISTOIRE » 17- TAILLY FELIX AUGUSTE ALAIN, Université Félix Houphouët-Boigny Côte d’Ivoire, « FICTION ROMANESQUE, POLEMIQUE RELIGIEUSE ET NAISSANCE D’UNE PENSEE CRITIQUE DANS LA FRANCE DU XVIIIe SIECLE » 18- YAPI Kouassi Michel, Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY, « PROJET CONGA AU PEROU: LES "GARDIENS DES LACS" FACE A L’OFFENSIVE MEDIATIQUE DESTABILISATRICE DE LA MULTINATIONALE NEWMONT-BUENAVENTURA-YANACOCHA » 19- LOKPO Rabé Sylvain, Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY « L'AFFIRMATION DE L'IDENTITÉ CULTURELLE ALLEMANDE ET IVOIRIENNE À TRAVERS LE STURM UND DRANG ET LE ZOUGLOU » 20- KOUADIO Kouakou Daniel, Université Félix Houphouët Boigny, « LE SURNATUREL COMME CATALYSEUR DE L’IMAGINAIRE DANS EN ATTENDANT LE VOTE DES BÊTES SAUVAGES D’AHMADOU KOUROUMA » 5 LES ENJEUX DU RATIONALISME SCIENTIFIQUE DANS L’ÉPISTÉMOLOGIE BACHELARDIENNE Stevens BROU Gbaley Bernaud Université Alassane Outtara, Côte d’Ivoire INTRODUCTION La question du rationalisme scientifique dans l’épistémologie de Gaston Bachelard soulève trois préoccupations majeures. Comment peut-on passer du rationalisme théorique au rationalisme appliqué ? Le rationalisme scientifique n’est-il pas le lieu de la construction de la raison ? Dans la diversité de la rationalité, n’est-ce pas la même raison qui sous-tend toujours la science ? Derrière ces préoccupations se cache une volonté de remettre en cause le rationalisme théorique qui met l’accent sur la raison comme seul facteur pouvant conduire à la connaissance. En effet, la théorie qui fonde la connaissance sur la raison, sans avoir recours à l’objet, constitue un obstacle épistémologique dans l’épistémologie contemporaine, dans la mesure où elle a une vue figée et absolue de l’objet de connaissance. Il est peu concevable, du point de vue de Gaston Bachelard, d’admettre l’existence d’une raison sans effort conjugué avec l’expérience. Dans la recherche scientifique, la raison serait muette, dogmatique et spéculative, si elle ne s’instruisait pas de l’expérience. Ainsi, la pensée scientifique s’institue en opposition et en rupture avec la raison théorique. En fait, tout se passe, dans le rationalisme bachelardien, dans un ordre rationnel continu et construit avec le phénomène. Une confrontation du rationalisme bachelardien avec les autres formes de rationalisme exige de commencer par se poser ces questions-ci : Que faut-il entendre par rationalisme ? Dans le processus de construction scientifique, quel type de relation existe-t-il entre le théorique et l’expérimental ? Enfin, a-t-on affaire, dans les différentes variations de la science, à la même raison ? 6 La conviction qui sous-tend notre réflexion sur le rationalisme scientifique est opposée aux points de vue rationaliste et antirationaliste. C’est pourquoi, nous exposerons les points de vue de certains rationalistes par la méthode historicocritique. Par ailleurs, nous montrerons à travers l’analyse critique de Bachelard que l’épistémologie contemporaine ne peut se satisfaire de ces points de vue exposés, car l’épistémologie contemporaine se veut une épistémologie qui allie la raison théorique à la raison pratique. L’enjeu d’une telle méthode, c’est de montrer que c’est la même raison qui est à l’œuvre aussi bien dans la théorie que dans la pratique. I- QUELQUES CONCEPTIONS RATIONALISTES Le rationalisme est un mot polysémique qui s’explique par la diversité des approches quant à sa définition. Tantôt les uns, comme Descartes, mettent l’accent sur l’aspect théorique pour le concevoir ; tantôt les autres, comme Kant, l’abordent dans un sens critique et moral. Pourquoi le rationalisme de Descartes est-il qualifié de théorique par Bachelard ? I-1. Le rationalisme théorique de René Descartes Lorsque nous jetons un regard à la page 139 du Nouvel esprit scientifique1, nous remarquons que Bachelard consacre un chapitre critique à l’épistémologie cartésienne qu’il intitule ‘’l’épistémologie non-cartésienne". De quoi s’agit-il ? L’épistémologie de Descartes est importante au niveau de la connaissance en général, et de l’évolution des sciences en particulier. En effet, chez Descartes, l’élément fondamental et essentiel dans la quête de la connaissance est la raison. C’est pour cette raison que, chez lui, « l’esprit est plus aisé à connaître que le corps »2. Dans l’entendement de Descartes, l’esprit est plus simple à connaître que le corps, car le corps est composé et changeant. La raison, quant à elle, est source de perfection, et est comparable à Dieu. La conséquence de cette idée est que le corps, origine de nos désirs et de nos passions, nous induit constamment en erreur. « Il y a fort peu de choses, que l’on connaisse avec certitude touchant les choses corporelles, qu’il y en a beaucoup plus qui nous sont connues touchant l’esprit humain, et beaucoup plus encore de Dieu même, que maintenant je détournerai sans aucune difficulté ma pensée de la considération des choses sensibles, ou imaginables pour la porter à celles qui étant dégagées de toute matière sont purement intelligibles »3. Nous ne pouvonsnous fier aux sens, car ils sont à la merci du "malin génie" qui nous pousse à être hors du vrai. Dans cette perspective, Descartes montre l’égalité naturelle de la raison en 1 Bachelard, (Gaston), Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 2003, p. 139. Descartes (René), Méditations métaphysiques, Paris, Bordas, 1987, p. 24. 3 Ibid. p. 34 2 7 tout homme, dans le Discours de la méthode. Toutefois, cette raison doit être méthodiquement utilisée afin d’éviter des égarements et divagations. Le projet révolutionnaire de Descartes qui vise à raffermir la connaissance humaine dans sa certitude et dans sa vérité se fonde sur le doute et la raison. Pour lui, nous ne saurons rien avec certitude tant que notre connaissance repose sur les sensations. C’est en suivant les longues chaînes de la raison dont se servent par exemple les mathématiques que nous pouvons parvenir à la certitude et à la vérité. Dès lors, la métaphysique n’apparaît plus comme ce discours abstrait, mais celui de la méthode pour bien conduire sa raison et rechercher la vérité dans les sciences. Par ailleurs, au XVIIème siècle, Descartes se rend compte que l’univers est un livre que Dieu a écrit en langage mathématique. De la sorte, la compréhension de cet univers exige par exemple d’appliquer le langage mathématique. Descartes, à l’image de Platon dans l’Antiquité, admet sans détour que les êtres mathématiques ne relèvent pas de la nature, ni de l’expérience de la réalité sensible, mais plutôt de la faculté de connaître qu’est la raison. Si Platon, par anticipation, avait écrit au fronton de l’académie : que "nul n’entre ici, s’il n’est géomètre", c’est parce que les êtres mathématiques sont des idéalités. Les mathématiques peuvent être une sorte de propédeutique à la contemplation philosophique. Par conséquent, pour Platon comme pour Descartes, les êtres mathématiques ne sont pas empiriques parce que le carré, le cercle, un (1), deux (2), et autres figures ou nombres ne se rencontrent pas dans la nature. « Et déjà, précise Descartes, il me semble que je découvre un chemin qui nous conduira de cette contemplation du vrai Dieu (dans laquelle tous les trésors de la science et de la sagesse sont renfermés) à la connaissance des autres choses de l’univers » 4. La vraie philosophie des sciences consiste, selon Descartes, à se placer sous la dictée de la raison, c'est-à-dire, à l’écoute d’un ordre où « les choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l’aide des suivantes et les suivantes doivent après être disposées de telle façon qu’elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent » 5. En somme, le rationalisme de Descartes est dit théorique parce qu’il reste au niveau de la conquête théorique du monde. Or le rationalisme appliqué se veut une conquête technique. Dans le rationalisme théorique, la raison est comprise comme l’unique fondement efficace du progrès scientifique. De ce point de vue, la confiance de Descartes dans le pouvoir de la raison est totale. Que le pouvoir de la raison excède celui des sens (rationalisme ou intellectualisme clos, cela conduit à l’erreur), que celui des sens excède la raison (sensualisme ou empirisme, cela conduit aussi à l’erreur), n’est-ce pas là l’expression du dogmatisme ? Il est donc nécessaire 4 5 Descartes (René), Méditations métaphysiques, Paris, Bordas, 1987, p. 53. Ibid. p. 581. 8 de faire une dialectique des deux paradigmes. C’est à cette idée que répond le criticisme kantien. l-2. Le criticisme kantien ou la double nature de la raison Kant a apporté également une contribution à l’élaboration de la science et cela par le criticisme. Il part de deux critiques : l’une dite précritique et l’autre critique. La première est une période qui comprend un lot de petits traités qui se rapporte au rationalisme de Leibniz 6 et de Wolff 7, à l’empirisme et à quelques problèmes scientifiques sur les forces naturelles que sont la rotation de la terre et la cosmologie. Contrairement à Descartes qui pensait que la métaphysique n’était pas toujours spéculative, mais qu’elle pouvait revêtir la valeur d’un discours technoscientifique, pour Kant, la métaphysique est un domaine où les procédures de vérifications sont inopérantes, où il n’y a ni vrai ni faux. Kant voit la prétention de la raison à vouloir s’élever au-dessus du temps et de l’espace jusqu’au monde nouménal pour le connaître ; c’est ce qu’il appelle "l’illusion transcendantale". Pour lui, la métaphysique n’a connu aucun progrès depuis Leibniz et Wolff. Dans cette perspective, le criticisme vise à examiner les pouvoirs de la raison. Autrement dit, les prétentions légitimes de ses limites, car la connaissance n’est possible que dans le cadre de l’espace et du temps. Dans la seconde préface de la Critique de la raison pure, Kant se demandait si la métaphysique (connaissance spéculative de la raison tout à fait isolée et qui s’élève complètement au-dessus des enseignements de l’expérience par de simples concepts) est possible en tant que connaissance : « Comment la métaphysique est-elle possible en tant que science ? »8. 6 Pour Leibniz, la raison est notre essence et notre force. On ne peut pas ne pas se fier à la raison. L’usage de la raison précède la réflexion rationnelle sur la raison. La raison a la possibilité de se réfléchir. L’expérience est l’occasion (non la cause, comme le croient à tort les empiristes) de cette réflexion. Les vérités nécessaires doivent avoir des principes dont la preuve ne dépend pas des exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoi que sans les sens on ne serait jamais avisé d’y penser. Ainsi, la raison (comme faculté humaine) est ce qui permet de rendre raison des choses, c'est-à-dire de les expliquer et d’en trouver le fondement. Par là même, la raison ne peut qu’être recherche permanente. Toute raison demande à être fondée à son tour en raison. Ainsi va l’esprit, jusqu’à ce qu’il bute sur la question dernière. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La raison de Leibniz est une raison condamnée à marcher, c'est-à-dire à bien fonctionner. 7 Selon Wolff, la philosophie a pour but le bonheur. L’homme obtient ce bonheur par une connaissance rationnelle claire de toutes choses. Tout est subordonné à la diffusion la plus étendue possible de la philosophie et au maximum de clarté. Entendons par clarté, moins la clarté intellectuelle et intérieure d’un René Descartes qu’un ordre et une disposition intérieure. La philosophie est la science rationnelle de toutes les choses possibles. Le possible est la non-contradiction et la rigueur dans le raisonnement. Pour Wolff, l’analyse peut atteindre les essences. 8 Kant (Emmanuel), Critique de la raison pure, traduction de Tremesaygues et de Pacaud, Paris, P.U.F., 1968, p. 44. 9 La période critique consistera à renvoyer dos à dos le rationalisme cartésien et l’empirisme. Mais ce renvoi est un moment de conciliation du rationalisme et de l’empirisme, c'est-à-dire, une dialectique de l’empirisme et du rationalisme. En effet, Kant prend ses distances à l’égard du rationalisme dogmatique à partir de la lecture de David Hume 9. « Je l’avoue franchement, ce fut l’avertissement de David Hume qui interrompit mon sommeil dogmatique et qui donna à mes recherches en philosophie spéculative une tout autre direction » 10. Le criticisme kantien développe aussi une interdépendance entre la raison et le réel dans le processus de la connaissance. Ā vrai dire, les rapports entre la théorie et l’expérience sont si étroits chez Kant que la remise en cause de l’une ou de l’autre est l’ébranlement du savoir ou la faillite d’une pratique. Toute science est un système particulier de vérités hypothético-déductives, c'est-à-dire, ouverte à la fois du côté de la théorie et de l’expérience. En vérité, la science est le produit de la raison et du réel. La raison, pour Kant, unifie le divers de l’intuition sensible. Notre connaissance dérive de deux sources dont la première est la capacité de recevoir des représentations (la réception des impressions) et la seconde la faculté de connaître un objet au moyen de ses représentations (la spontanéité des concepts). Par la première, un objet nous est donné ; par la seconde, il est pensé dans son rapport à cette représentation (considérée comme simple détermination de l’esprit). Intuition et concept, tels sont les éléments de toute notre connaissance de telle sorte que ni les concepts sans intuitions qui leur correspondent de quelque manière, ni les intuitions sans les concepts, ne peuvent fournir une connaissance. Le criticisme attire notre attention sur la réalité suivante : « De quelque source que viennent nos représentations, qu'elles soient produites par l'influence des choses extérieures ou par des causes internes, qu'elles se forment a priori ou d'une manière a posteriori, comme des phénomènes, elles n'en appartiennent pas moins au sens interne comme modification de l'esprit et, à ce titre, toutes nos connaissances sont, en définitive, soumises à la condition formelle du sens interne » 11. C'est dire que le problème de l'unité de la raison et de l’expérience est essentiel dans la constitution du fait scientifique chez Kant. C’est ce qu’on appelle l’uni-dualité de la connaissance. La constitution de l'objet de la connaissance scientifique se fait au moyen de la liais on 9 A priori, pour David Hume, par l’analyse, par la seule raison, nous ne pouvons connaître le moindre effet : seule l’expérience peut nous montrer quel effet résulte d’une chose donnée. Ainsi, l’expression a priori dont nous avons vu le sens premier et par opposition à a postériori va maintenant et pour l’histoire de la philosophie, s’opposer à empiriquement. À partir de Kant, on dira connaissance a posteriori pour connaissance empirique. 10 Kant (Emmanuel), Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, traduction de Guillermit Louis, Paris, Vrin, 1996, p. 11. 11 Kant (Emmanuel), Critique de la raison pure, traduction de Tremesaygues et de Pacaud. Paris, P.U.F., 1968, p. 31. 10 des déterminations empiriques et de la catégorie. Sur ce point Bachelard rejoint Kant. En effet, Bachelard recommande que doit se situer à un point lui permettant de concilier les deux bornes. Il utilise le mot ‘’croisée’’ dans son œuvre Activité rationaliste de la physique contemporaine. Croisée veut dire à la rencontre, au carrefour, à l’interception. La connaissance scientifique doit être au carrefour du rationalisme et du réalisme pour saisir « le double mouvement par lequel la science simplifie le réel et complique la raison »12.Il semble donc impératif de ne pas laisser consommer le divorce entre qui existe entre le rationalisme et le réalisme En somme, tout effort de connaissance se signale mieux dans un refus de l’expérience immédiate et dans une méfiance théorique. Certes, le kantisme a imposé des bornes au pouvoir de la raison, car elle ne peut connaître les choses en soi. Mais bien que le criticisme kantien développe un rationalisme conduisant à un nouvel esprit scientifique dans les sciences, il n’y a guère de vérification pouvant amener à la remise en cause ou non de la connaissance scientifique. L’épistémologie contemporaine ne peut se satisfaire de la conception kantienne même si elle a permis à la science de faire de la raison et de l’expérience sa charpente. Aussi, convient-il d’analyser deux positions qui sortent du classicisme (qui fait de la raison le pôle ou le moteur de la connaissance) pour interroger deux antirationalistes que sont Nietzsche et Freud. II- DEUX OPPOSITIONS À LA TRADITION RATIONALISTE L’objectif qui va sous-tendre notre analyse est de mettre en évidence les critiques nietzschéenne et freudienne de la rationalité spéculative. Il est parfois peu aisé de classer ces auteurs dans un courant de pensée. II-1. La critique nietzschéenne de la rationalité spéculative. La tendance nietzschéenne s’apparente aux idées véhiculées par les empiristes 13 et les matérialistes14. Nietzsche valorise une science fondée sur l’expérience et les sens. À ce titre, la science « serait le moment de se livrer à l’expérimentation où tous les héroïsmes auraient de quoi se satisfaire »15. Il ne s’agira pas d’admettre, comme les 12 Bachelard (Gaston), Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 2003, p. 14. Les empiristes sont les théoriciens de l’empirisme qui est une doctrine philosophique opposée au rationalisme et à l’idéalisme. Elle stipule que les idées ne proviennent pas d’une exigence innée de la raison, mais d’habitudes et de mécanismes agencés par l’expérience. 14 Les matérialistes sont les théoriciens qui affirment le primat de la substance matérielle sur la substance pensante ou la réduction de celle-ci à celle-là. 15 Nietzsche (Friedrich), Le gai savoir, traduction d’Alexandre Villat, Paris, Gallimard, 1950, p. 76. 13 11 cartésiens, que c’est Dieu qui a déposé les notions d’infini et de géométrie en nous, ni même d’admettre que la science pourrait éventuellement conduire l’homme à la connaissance de l’essence réelle du monde. Nietzsche pense que la science n’est pas le fruit du hasard, mais plutôt qu’elle est due à certains précurseurs tels les magiciens, les alchimistes et les astrologues qui ont fondamentalement fait usage de leur sens. Chez Nietzsche même les sciences n’ont pas aboli les convictions. Déjà à la naissance de la science, il y a une conviction ou plusieurs croyances. C’est ce qu’il exprime dans son œuvre Le Gai savoir : « On voit que la science elle-même repose sur une croyance, il n’est pas de science sans postulat» 16. Abondant dans le même sens dans le Crépuscule des idoles17, Nietzsche considère le témoignage des sens comme une véritable science. Par exemple, il pense que le nez est l’instrument le plus délicat qui soit au monde, mais aucune philosophie n’a parlé de lui avec scientificité. Il affirme que la métaphysique, la psychologie ou la théorie de la connaissance ne sont pas encore des sciences. Quant à la logique, elle est à ses yeux une science formelle ou une théorie de signes. Terminant sa réflexion dans l’Antéchrist18, Nietzsche se présente comme un esprit qui transvalue toutes les valeurs et déclare la guerre à toutes les conceptions du vrai et du faux. Sa méthode, souligne-t-il, est une observation patiente que la science actuelle a longtemps méprisée. Les sciences naturelles, qu’il traite de sciences de contre nature, travaillent à détruire l’homme. Nietzsche affirme que la science est éperonnée par sa puissante illusion. Pour lui, elle se hâte inlassablement jusqu’à ses limites « où vient échouer et se briser son optimisme latent logé au cœur de la logique » 19. Il ajoute que la circonférence du cercle de la science est composée d’un nombre infini de points. Cette démonstration scientifique faite par Nietzsche ne cache pas son dédain pour la science théorique dite rationnelle, car plus loin il affirme : « Une culture fondée sur le principe de la science théorique doit s’écrouler dès l’instant qu’elle devient illogique, c'est-à-dire qu’elle recule devant ses conséquences » 20. Ainsi, la science doit servir la culture. Nietzsche, en rapprochant l’homme de science de l’homme de culture, mesure le grand abîme qui les sépare. Le scientifique considère l’homme de culture comme un désœuvré sans dignité car sa connaissance est dite rationnelle et théorique. La science a besoin d’être éduquée par l’homme de culture qui use et de sa raison et de ses sens. La science, par conséquent, doit être dirigée et endiguée « par les maximes 16 Ibid., p. 225. Nietzsche (Friedrich), Le crépuscule des idoles, "la raison dans la philosophie" n°3, in Œuvres Complètes II, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 963. 18 Nietzsche (Friedrich), L’Antéchrist, n°13, in Œuvres Complètes II, Paris, Robert Laffont, 1998, p.1049. 19 Nietzsche (Friedrich), Naissance de la tragédie, traduction de Jean Marnold et Jacques Morland, Paris, Œuvres Complètes, Robert Laffont, 1993, p. 90. 20 Nietzsche (Friedrich), Naissance de la tragédie, Paris, Œuvres Complètes, Robert Laffont, 1993, p.104. 17 12 les plus élevées de l’éducation » 21. La science fait des promesses à la culture qu’elle ne peut tenir ; ainsi, elle procure de moins en moins de plaisir. Nietzsche propose pour finir que, dans une civilisation supérieure, tout homme ait deux compartiments dans le cerveau. D’un côté, la science théorique et pratique, de l’autre, la culture. Si le cerveau obéit à ce principe, il pourra se passer de Dieu, de l’au-delà et de ses vertus négatives. Si Nietzsche valorise une science fondée sur les sens et l’expérience, on ne manquera pas de noter que chez Bachelard la science est une construction rationnelle qui « reconstruit le réel après avoir reconstruit ses schémas » 22. La science ne procède ni des sens ni de l’expérience. Le phénomène scientifique est une production de l’esprit et non des sens. Aussi convient-il de s’arrêter ici pour regarder vers Sigmund Freud. Sa conception de la rationalité scientifique est un autre pan de la critique de la rationalité spéculative. II-2. La critique freudienne de la rationalité ou l’insuffisance de la raison. S’il est généralement admis que la psychanalyse freudienne a renouvelé l’ensemble des sciences dites humaines, ses rapports avec la philosophie sont beaucoup moins reconnus. Maurice Merleau-Ponty plaçait Freud parmi les "philosophes du dehors". Aussi, la critique freudienne de la rationalité est-elle née dans le souci de guérir l’homme de son orgueil ou plutôt de le ramener à la raison. En effet, pour Freud, l’homme est dominé en partie par l’inconscient. Dans cette perspective, la théorie freudienne de la rationalité se veut une théorie qui limite le pouvoir de la raison. Avec la psychanalyse, Freud veut comprendre le fonctionnement du psychisme humain. Scientifiquement, la psychanalyse vise à « ramener à la surface de la conscience tout ce qui a été refoulé »23. En d’autres termes, ce que tente de montrer Freud, c’est de faire savoir que le comportement de l’homme n’est pas toujours lié au bon sens, et très souvent, celui-ci est dépourvu de toute intelligibilité. La raison se trouve ainsi éclatée et se transforme en déraison. Le sujet est sans cesse en crise de rationalité. On pourrait se poser la question suivante : comment la psychanalyse peut-elle être une science quand l’on sait qu’une science part de l’analyse, de l’observation ou de l’expérimentation ? La psychanalyse est-elle une science ? Cette question, récurrente et épineuse, alimente les débats. Depuis sa naissance, Freud considère que la scientificité de la psychanalyse repose sur son objet : l’inconscient. Si la psychanalyse est une science, 21 Nietzsche (Friedrich), Considération inactuelle, Schopenhauer éducateur, in Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 292. 22 Bachelard (Gaston), Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 2003, p. 16. 23 Freud (Sigmund), La psychanalyse, traduction de Dyna Dreyfus, Paris, P.U.F., 1978, p. 7. 13 elle n’est pas une science rationnelle, car elle ne repose ni sur la raison ni sur l’expérimentation. Mais selon Paul-Laurent Assoun24, la psychanalyse est bel et bien une science qui a sa raison qui est contraire à la rationalité scientifique. Bien que reposant sur l’inconscient, la psychanalyse est une science rationnelle qui procède par observation : « La psychanalyse est une collection de connaissances et de recherches ayant atteint un degré suffisant d’unité et de généralité et donc capable de fonder un consensus sur des relations objectives découvertes graduellement et confirmer par des méthodes de vérifications définies »25. La psychanalyse est considérée comme une science de la nature car elle repose sur des concepts, notamment ceux de pulsion, de ça, de rêve, de libido, etc. Enfin, la psychanalyse limite la prépondérance de la raison en l’homme. Si la psychanalyse est une science qui limite la raison, comment transmettre ce que l’on apprend de façon rationnelle ? C’est là que réside ce que Bachelard appelle "la psychanalyse de la connaissance objective" qui est le sous-titre de l’une de ses œuvres, à savoir La formation de l’esprit scientifique. La nouvelle philosophie de la science ou l’épistémologie nouvelle ne peut être que mixte, comme l’admet volontiers Bachelard. Il est soucieux de structurer l’expérience pour démontrer rationnellement le réel. Cela implique une collaboration entre l’expérience et la raison. Pour parvenir à une véritable science, l’expérience et la raison doivent s’interpeler et s’interpénétrer mutuellement en renonçant d’une part au rationalisme théorique et au rationalisme traditionnel qualifiés de rationalisme préscientifique, et d’autre part, à l’empirisme classique (antirationalisme) qualifié d’obstacle épistémologique. Ce que Bachelard recommande, c’est le passage du rationalisme théorique au rationalisme appliqué qui n’est que l ’autre nom du rationalisme scientifique. III- L’IDÉE DE RATIONALISME APPLIQUÉ À la question : ‘’Qu’est-ce que le rationalisme bachelardien ?’’, la réponse semble laisser entrevoir une démarcation entre les rationalistes et les antirationalistes. Dans la conception bachelardienne de la science, le rationalisme appliqué se présente comme un idéal de complexité de la science contemporaine, exigeant que le rationalisme et le réalisme échangent sans cesse leurs conseils. Dès 24 Paul-Laurent Assoun, né en 1948, est un psychanalyste français. Ancien élève de l'École normale supérieure de Saint-Cloud, professeur à l'université de Paris VII où il dirigea l'UFR de Sciences humaines cliniques jusqu'en fin 2007 et membre UMR CNRS psychanalyse et pratiques sociales. Il est également directeur de la collection Philosophie d'aujourd'hui aux Presses universitaires de France. Il est l’auteur de l’œuvre Psychanalyse et pratiques sociales. Il est membre du comité de rédaction de la revue de psychanalyse penser/rêver. 25 Assoun (Paul-Laurent), La psychanalyse, Paris, P.U.F., 2007, p. 36. 14 lors, « le rationalisme appliqué est, si l’on ose dire, biréfléchi » 26, pour désigner cet enrichissement constant de la raison au contact de l’expérience. L’expression "rationalisme appliqué" désigne aussi un centre actif où s’échangent les vérités de la raison et les vérités de l’expérience. Autrement dit, la raison se construit en dialoguant avec l’expérience. III-1. Le rationalisme appliqué comme critique du rationalisme théorique. Contrairement aux cartésiens, Bachelard assouplit la raison. Elle ne reste plus suspendue dans les profondeurs d’une pensée théorique ayant une appréciation formelle et figée de la réalité, mais participe plutôt à l’organisation des sciences. Le temps du processus des pensées scientifiques est un « temps organisé, revécu, repensé, vidé (…) de toutes les contingences »27. Le rationalisme bachelardien cherche à découvrir les lois cachées de la réalité, car « il n’y a de science que de ce qui est caché » 28. Dans ce cas, il s’agit, pour la raison, de découvrir ce qui est voilé dans le réel. Cette vision de Bachelard fait de la pensée scientifique une pensée en constante « réorganisation, elle n’est plus la simple description d’une organisation » 29. Pour le "rationalisme appliqué", la perception ne suffit pas. Il faut une conscience qui rationalise une organisation. Le rationalisme contemporain a dépassé le stade de l’observation et a mis en question toute connaissance organisée sur la simple description des faits figés. Par opposition aux natures simples de Descartes dont la connaissance est claire et distincte, Bachelard met en évidence la complexité essentielle des phénomènes. « Alors que la science d’inspiration cartésienne faisait très logiquement du complexe avec le simple, la pensée scientifique contemporaine essaie de lire le complexe réel sous l’apparence simple fournie par des phénomènes compensés, elle s’efforce de trouver le pluralisme sous l’identité » 30. Bachelard condamne la doctrine des natures simples et absolues, et s’attache à l’idéal de complexité de la science contemporaine. En outre, il précise que, loin d’exprimer l’expérience immédiate comme le manifestaient déjà les empiristes, les matérialistes et même Nietzsche, la pensée scientifique devra s’instituer en opposition avec la richesse concrète du vécu empirique et en rupture avec les données de la sensibilité. Chez Bachelard, l’activité scientifique est duelle. « Quel que soit le point de départ de l’activité scientifique, cette activité ne peut pleinement convaincre qu’en quittant le domaine de base ; si elle expérimente, il faut raisonner, si elle raisonne, il faut 26 Bachelard (Gaston), Le rationalisme appliqué, Paris, P.U.F., 2004, p. 85. Ibid., p. 37. 28 Ibid., p. 38. 29 Bachelard (Gaston), Le rationalisme appliqué, Paris, P.U.F., 2004, p. 39. 30 Ibid., p. 139. 27 15 expérimenter » 31. À la différence des théoriciens de la raison qui croient évidemment à une raison constituée avant tout effort de rationalité, l’intentionnalité du "rationalisme appliqué" garde en réserve la possibilité de se rectifier. Mieux, à recevoir sur des applications des dialectiques. Dès lors, l’esprit devra pratiquer la philosophie dialoguée, c'est-à-dire, une philosophie « où se manifestent aussi bien un rationalisme appliqué qu’un matérialisme instruit »32. La rectification doit être faite à la fois dans ses principes comme dans ses différentes manifestations. D’ailleurs, Bachelard pense que qui voudra suivre la vie de la pensée scientifique, connaîtra les extraordinaires couplages de la dialectique. Dans cette perspective, « il faut se méfier des simplifications et souvent dialectiser la simplicité » 33. Selon Bachelard, la science se rationalise en permanence ; cela signifie que la science instruit la raison et la raison instruit la science. C’est pourquoi, « il faut un rationalisme (…) ouvert pour recevoir de l’expérience des déterminations nouvelles »34. Il existe bel et bien une relation intime entre la raison et l’expérience, et cela témoigne de l’antipositivisme bachelardien. III-2. L’antipositivisme du rationalisme bachelardien L’analyse qui va suivre comprend deux parties essentielles. Il s’agit, d’une part, de définir le positivisme et, d’autre part, de montrer en quel sens Bachelard est antipositiviste. Le positivisme est un système philosophique fondé par Auguste Comte qui considère que l’homme ne peut atteindre l’essence des choses et que seuls les faits expérimentaux ont une valeur universelle. Cette doctrine s’en tient aux réalités appréciables par nos sens. Dans cette perspective, la matière constitue le réel et le but de l’activité scientifique. Connaître, alors, c’est soumettre la raison de façon passive à l’ordre de la nature. Le positivisme insiste pour que le scientifique s’en tienne aux réalités observables. La science doit se limiter à des énoncés vérifiables obtenus à partir de la seule observation. Dès lors, le seul critère de la science reste la vérifiabilité comme fondement efficace de la rationalité scientifique. Dans le même sens que Comte, Rudolph Carnap, positiviste logique, précise que « les lois de la science ne sont plus que des énoncés qui expriment de façon aussi précise que possible les régularités de la nature » 35. Cela montre que la connaissance scientifique est une 31 Bachelard (Gaston, Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 2003, p. 104. Bachelard (Gaston), Le rationalisme appliqué, Paris, P.U.F., 2004, p. 4. 33 Ibid., p. 214. 34 Ibid., p. 4. 35 Carnap (Rudolph), Les fondements philosophiques de la physique, traduction de Jean-Marie Luccioni et d’Antonia Soulez, Paris, Armand Colin, 1973, p. 11. 32 16 reproduction de la réalité et non de l’imagination. Selon Comte 36, l’esprit humain, parvenu à l’état de maturité ou état positif (après être passé par l’état théologique et l’état métaphysique qui représentent l’ascension des savoirs ou de l’esprit humain), devient stationnaire. Ayant atteint ce niveau, tout porte à croire que le positivisme constitue la clôture systématique du savoir. C’est là qu’interviennent justement les critiques de Bachelard et aussi, c’est là que se manifeste son antipositivisme. Pour Bachelard, il n’y a pas de clôture systématique du savoir et on ne peut admettre que la science se limite à des énoncés vérifiables obtenus à partir d’observations de la réalité. L’épistémologie contemporaine maintient toujours la raison en état de réorganisation et de rectification de ses concepts. La raison doit être embarrassée de ses propres obstacles. Son antipositivisme ou son opposition au positivisme se voit au niveau de la construction de la science. Chez Bachelard, la science se construit dans une dialectique entre raison et réel. Or, dans le positivisme, c’est à partir de l’observation de la réalité qu’on construit la science. Bachelard pense que le drame de la science, et surtout du positivisme, est de considérer un rationalisme du contre, c'est-à-dire, une observation ou un réel dénudé de toutes applications rationnelles. Pour Bachelard, c’est dans ce cas que naît la notion d’obstacle. « Le réaliste qui hiérarchise ainsi la réalité scientifique réalise ses propres défaites » 37. La raison, contrairement à la position des positivistes, ne peut recevoir une appréciation unitaire de la réalité car elle est sans cesse tiraillée par des obstacles. Dans ce cas, Bachelard oblige la raison à s’inquiéter de sa situation. En réalité, le rationalisme scientifique que revendique Bachelard est un devoir de vigilance. Bachelard pense que le positivisme replonge à nouveau la connaissance scientifique dans le dogmatisme. De ce fait, il est nécessaire de passer de la raison orthodoxe à la raison paradoxe, c'est-à-dire, à une raison fondée sur la dialectique des concepts. Ceci dit, une vérité scientifique s’obtient dans un effort conjuguant le réalisme et le rationalisme et non pas en privilégiant l’une des doctrines au détriment de l’autre. Agir ainsi, c’est faire preuve de partialité. Dès lors, « le positivisme pur ne peut guère justifier la puissance de déduction en œuvre dans le développement des théories modernes ; il ne peut rendre compte des valeurs de cohérence de la physique contemporaine » 38. Pour Bachelard, les positivistes font de la surcharge scientifique, autrement dit, ils ne font que des affirmations gratuites fondées sur des croyances hypothétiques. Du coté positiviste, tout est constatation ; or du côté du "rationalisme appliqué", tout est construction, déduction, enfin tout n’est que démonstration. 36 Comte découvre, dans le devenir de l’intelligence humaine, la grande loi qui permet d’unifier de l’humanité. On notera que l’individu connait un déroulement identique à celui de l’humanité : à l’enfance, théologique, succèdent l’adolescence, métaphysique, puis la maturité, positive. 37 Bachelard (Gaston), La philosophie du non, Paris, P.U.F., 2005, p. 32. 38 Bachelard (Gaston) Le rationalisme appliqué, Paris, P.U.F., 2004, p. 134. 17 Aussi peut-on affirmer du côté du "rationalisme appliqué" que « tout est construction, confirmation explicite, démonstration. C’est du côté du rationalisme appliqué que se posent les problèmes de la science active » 39. Tandis que le "rationalisme appliqué" est en permanence apte à ouvrir la discussion, à susciter de nouvelles perspectives, « le réalisme, l’empirisme et le positivisme s’exposent comme des réponses définitives, vraiment finales » 40. De ce point de vue, Bachelard manifeste son antipositivisme ; il prend ses distances vis-à-vis du positivisme car la réalité ne peut avoir sa véritable solidité et efficacité qu’en établissant un dialogue permanent avec la rationalité. La scientificité ne peut être au-dessus de la raison et vice versa. Dans Le rationalisme appliqué, Bachelard affirme que « l’efficacité de la méthode veut que la conscience reste vigilante » 41. En effet, cette conscience ne peut être vigilante que dans une science qui unifie la théorie et l’expérience. La science contemporaine a dépassé le stade de l’observation. Il convient désormais de renouveler l’esprit au contact de l’expérience nouvelle. Cela suppose que la philosophie de la science d’aujourd’hui ne peut admettre une évolution univoque, c'est-à-dire, une évolution qui prend seulement appui sur la théorie ou la pratique de la science. Si certaines doctrines telles que le positivisme ont bien voulu ignorer les obstacles et constituer une science dogmatique, pour Bachelard, les obstacles représentent le dynamisme de la rationalité scientifique. La notion d’obstacle caractérise un rationalisme au travail , elle n’est pas une notion qui constitue un obstacle au rationalisme. Loin de paraître la pierre de touche qui sépare irréversiblement le domaine de la science de celui de l’opinion, l’obstacle épistémologique relierait l’énergie de l’esprit et son activité scientifique en ne séparant pas celles-ci de l’effort que l’esprit doit accomplir pour se convertir à ce qui est le contraire de ses convictions. Ce que récuse Bachelard, contrairement au positivisme, c’est le poids du passé, l’inertie et l’absence de valorisation qui y sont présents. Il s’agit pour Bachelard de réincarner la rationalité au plan théorique et pratique, dans une continuité rationnelle. La continuité rationnelle, qui est ici le premier enjeu, signifie que l’épistémologie bachelardienne est portée et tournée vers le mouvement de la science. Ce mouvement, Bachelard le décrypte dans les ébranlements de la science contemporaine. À travers ce mouvement de la science, c’est la raison que Bachelard examine et exalte dans son autonomie croissante, dans sa capacité à affronter et à réduire l’irrationalité foncière du réel. La raison structure toujours le champ d’application de la connaissance. Elle multiplie, selon Bachelard, la fécondité de la science, car la science est la véritable école de la raison, c'est-à-dire, le lieu où elle se 39 Ibid., p. 184. Ibidem. 41 Ibid., p. 25. 40 18 forme. La science est l’espace de la phénoménotechnique. Ainsi, on voit poindre à l’horizon la perspective d’un surrationalisme qui constitue le second enjeu, et ceci d’autant plus que la rationalité en acte découvre qu’à travers les différentes sciences, les différents obstacles, c’est le même esprit, la même raison qui sous-tend le développement scientifique. C’est là, nous pensons, le sens véritable de la différence rationnelle, c'est-à-dire, l’invariabilité de la raison. Il va donc falloir psychanalyser de part en part, au prix d’une difficile et joyeuse énergie mentale, la raison qui habite la science. Conclusion Le progrès scientifique que donne à voir notre ère, enseigne une dialectique entre l’expérience et la raison. Une analyse scientifique qui mettrait l’accent sur la raison ou l’expérience, laisserait un arrière-goût de science formelle. Dans le cadre du rationalisme scientifique, la raison n’est plus passive devant la réalité. De même, ni la scientificité, ni la rationalité ne se supplantent au point de s’englober et de s’engloutir. Il n’y a donc plus de dogmatisme scientifique. Le rationalisme scientifique garde aussi la possibilité de se rectifier, et cette rectification doit être à la fois dans ses principes et dans ses matières, mais non dans une vision statique ou même dans une évolution sans risque et sans rupture. La raison, dans cette randonnée, demeure toujours la même. Ce que veut faire comprendre Bachelard, c’est de ne jamais penser à une raison et à une science donnée une fois pour toutes. En ce sens, le rationalisme scientifique bachelardien questionne la rationalité et l’esprit internes de la science. Bibliographie Bachelard (Gaston), La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 2000. Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 2003. Le rationalisme appliqué, Paris, P.U.F., 2004. La philosophie du non, Paris, P.U.F., 2005. Assoun (Paul-Laurent), La psychanalyse, Paris P.U.F., 2007. 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