96b"1:J -/c Mémoire du temps présent 1'/ à Du MÊME AUTEUR Économie théorique, PUF, 1971... Essais d'économie parétienne, CNRS, 1972. Le Désordre économique mondial, Calmann-Lévy, 1974. L'Énergie : le compte à rebours, Jean-Claude Lattès, 1978. La Revanche de l'histoire, Julliard, 1985. La Science économique ou la stratégie des rapports de l'homme vis-à-vis des ressources rares, PUF, 1988. Que Faire ? Les grandes manoeuvres du monde, La Manufacture, 1990. Thierry de Montbrial de l'Institut Mémoire du temps présent Flammarion 1 @ Flammarion, 1996. ISBN :2-08-067716-0 Imprimé en France Il est plus facile de désirer la paix que d'en jeter les fondations. Henry KISSINGER. Le temps des cerises ne reviendra plus et le temps des noyaux non plus. [...]] En arrière grand-père en arrière père et mère en arrière grands-pères en arrière vieux militaires en arrière les vieux aumôniers en arrière les vieilles aumônières la séance est terminée maintenant pour les enfants le spectacle va commencer. Jacques PRÉVERT Le passé est un oeuf cassé, l'avenir est un oeuf couvé Paul ÉLUARD AVANT-PROPOS . Qui veut observer son époque, scruter l'horizon et réfléchir pour agir, doit remonter le temps. Il lui faut aborder l'histoire en perspective comme un artiste qui dessine un paysage. Dans ce livre, j'ai cherché à démonter les ressorts de la politique internationale du siècle qui s'achève, en vue de comprendre les « conditions initiales » des premières décennies du troisième millénaire. Trois questions essentielles et interdépendantes sous-tendent ce travail : le monde court-il le risque d'un conflit majeur, mettant aux prises les principales puissances de la planète ou certaines d'entre elles et contaminant le monde entier, comme les deux guerres mondiales qui ont bouleversé le xxe siècle ? Le sous-développement est-il une fatalité ? L'homme est-il un apprenti sorcier en train de perdre le contrôle des forces qu'il a déchaînées par le « progrès » de la science et de la technologie ? Poète de notre siècle et de ses déraisons, perturbateur de génie, Jacques Prévert raillait déjà en 1936 les nostalgiques du « temps des cerises » et même du « temps des noyaux », celui où les « chefs de famille » donnaient leurs fils à la patrie « comme on donne du pain aux pigeons ». Mais, de l'époque qui s'achève, on ne retiendra pas seulement les erreurs, les horreurs et les malheurs. Planté, un noyau peut devenir source de vie. Ainsi le xxe siècle laisse-t-il en héritage un ensemble de réalisations porteuses d'espérance pour tempérer la folie guerrière des hommes et pour améliorer leurs conditions matérielles. Toutefois, il est encore trop tôt pour attendre d'une organisation collective, si élaborée fûtelle, de rendre tout conflit sanglant impossible, ou d'effacer la misère. 7 . La science, quant à elle, doit être un instrument au service du bien, capable de surmonter ses propres conséquences néfastes. Cependant, l'instrument ne vaut que par les mains qui l'utilisent. Au terme du deuxième millénaire, le dialogue et non le choc des civilisations, l'ouverture aux autres, la tolérance, le retour à la spiritualité sont des conditions cruciales pour que l'expérience humaine puisse se poursuivre. Paul Éluard écrivait : « Le passé est un oeuf cassé, l'avenir est un oeuf couvé. » Pour autant, l'avenir ne découle pas simplement du passé et du présent. Cependant, il se prépare. Chapitre I GUERRES MONDIALES Du point de vue des relations internationalesdans leur ensemble,qui est celui de ce livre, le xxe siècle a commencé avec la premièreguerremondiale(1914-1918)et s'est conclu avec l'écroulement du système communiste (1989-1991). Siècle court, donc. Mais aussi le plus dense de l'histoire de l'humanité en bouleversementsplanétaires. La fin du xixe siècle En 1914,le continenteuropéenparaissaitplus que jamais le centre du monde, aboutissementd'un mouvementamorcé à la Renaissance.Aucune partie de la planète, écrira Paul Valéryau lendemainde la GrandeGuerre,« n'a possédécette singulièrepropriétéphysique :le plus intensepouvoirémissif uni au plus intensepouvoir absorbant ». Mais cette Europe est politiquementéclatée. Après le séisme de la Révolution française puis des guerres napoléonienneset la rupture d'un ordre reconnu comme légitime 1 et reflété dans la politique d'équilibre qui avait fonctionnéde manière subtile tout au long du xmttesiècle, le congrèsde Vienne(1815)était parvenu à restructurer le continent 2. Son oeuvre fut durable, puisque le nouvel ordre ne fut sérieusementébranlé que par l'unificationde l'Italie et surtoutcelle de l'Allemagneautour de la Prusse. Et même alors, la guerre franco-allemandede 1870 demeura ce qu'on appelleraitaujourd'hui un « conflit local ». On peut dire que, pour l'essentiel, la paix de Vienne s'est maintenuependantpresqueun siècle3.Il faut méditerce jugement de Henry Kissinger :« Une stabilitéaussi générale 9 pourrait bien, en fin de compte, avoir contribué au désastre de 1914. En effet, au terme d'une si longue période de paix, le sens du tragique sera perdu. On aura oublié que les États sont mortels, que les bouleversements peuvent être irrémédiables, que la peur peut devenir le ciment de la cohésion sociale 4. » Plus tard, Valéry proclamera son fameux : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », et posera la question célèbre : « L'Europe deviendrat-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ? » Il est remarquable, à vrai dire, que, dans ses grandes lignes, le système du congrès de Vienne se soit maintenu aussi longtemps. En 1914, les valeurs démocratiques ne s'étaient complètement dégagées ni du principe monarchique, affaibli mais toujours actif, ni de l'idéologie radicale enfantée par la Révolution française, nourrie par l'essor du mouvement ouvrier et refondée sur le concept de lutte des classes. Les idéologies socialistes avaient fleuri, certaines prenant appui sur le mythe de la grande Révolution française « avortée » et de la Commune de Paris. En 1914, cependant, personne n'aurait pu entrevoir le rôle que joueraient les doctrines de Marx et d'Engels. Bien peu à cette date connaissaient l'existence même de Lénine. Tout au long du xixe siècle, le nationalisme, reflet idéologique de l'État-nation et modalité de la démocratie, s'est affirmé. Napoléon, en envahissant l'Europe entière, avait bien involontairement contribué à diffuser l'aspiration à ce « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » que l'Assemblée constituante avait proclamé. Dans ses découpages, le congrès de Vienne n'en avait tenu aucun compte, et l'idée nationale ne se matérialisa que par grignotages successifs, causes et effets de la lente décomposition des empires, notamment de l'empire ottoman. Napoléon III fit du « principe des nationalités » un pilier de sa politique extérieure. Dans de nombreux cas, il agissait comme un principe de destruction. Mais l'unité italienne et l'unité allemande se sont faites en son nom. Manipulé par Bismarck, l'empereur contribua ainsi à un déséquilibre dont la France et plus tard toute l'Europe feront les frais. 10 . Dans le système politique économique et social hybride qui était celui de l'Europe au début du xxe siècle, le droit international ne pouvait reconnaître aucune norme supérieure à la souveraineté absolue des États 5, définis par les trois attributs d'une population (et non d'un peuple), d'un territoire et d'un gouvernement. L'ultima ratio de la politique extérieure d'un État restait de consolider et d'étendre son influence ou son pouvoir sur des territoires, à commencer par le sien, et d'empêcher les autres d'en faire autant. Il ne s'agissait pas seulement d'espaces localisés en Europe, mais de l'ensemble du monde. Quatre empires et une République impériale (la France) rivalisaient ainsi. En 1914, le tissu des visées et des craintes, le réseau des alliances ouvertes ou secrètes, l'incompatibilité des représentations géopolitiques 6 des principaux acteurs (par exemple l'Allemagne, comme plus tard l'URSS, souffrait d'un complexe d'encerclement) avaient potentiellement transformé l'Europe en un vaste champ de mines. Ainsi s'explique la dégénérescence en un conflit européen puis mondial de la crise provoquée par l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juin 1914. La Grande Guerre a commencé de cette manière, mais toute autre crise mineure aurait pu en être la cause immédiate. Peut-être aussi l'embrasement général aurait-il pu être évité par la diplomatie. Pierre Renouvin soulignait qu'« une guerre ajournée, c'est souvent une guerre épargnée », à quoi l'on peut ajouter que le syndrome de Munich n'a rien d'universel : le prix d'une guerre épargnée n'est pas nécessairement une guerre ultérieure plus dévastatrice. Méfions-nous de toute interprétation déterministe de l'Histoire. Quoi qu'il en soit, les empires épuisés, dont la légitimité se trouvait fissurée à la veille de la conflagration, n'ont pas résisté au choc. L'une des victimes les plus spectaculaires devait être la Russie. Qui aurait pu imaginer, après la révolution d'Octobre, que sur les décombres de l'empire des Tsars s'établirait moins de trente ans plus tard une « superpuissance » monstrueuse, facteur décisif de toute la politique mondiale pendant près de cinq décennies 7 ? 111 Le mauvais , ' . . .. _ " : traité En 1918, l'Europe n'est plus au centre du monde. Les États-Unis d'Amérique sont devenus - malgré eux et sans grande conviction 8 - une puissance européenne, deux siècles après la Russie, qui avait fait son entrée sous Pierre le Grand. Il s'agit cette fois d'un événement beaucoup plus singulier. Le nouveau venu est, lui aussi, un pays immense. Mais c'est un pays neuf, en plein essor économique. En fait, le déclin de la Grande-Bretagne et la montée de l'Amérique étaient perceptibles bien avant la guerre, au moins dans l'ordre de l'économie. En outre, la patrie de George Washington et d'Abraham Lincoln est, en 1914, la seule démocratie bien tempérée, dégagée d'un système de révérences comme en Grande-Bretagne ou d'une culture révolutionnaire comme en France. La démocratie décrite par Alexis de Tocqueville n'est pas une monarchie convertie, et ne ressemble guère aux rêves totalitaires de Jean-Jacques Rousseau et de Robespierre. L'Amérique aborde le champ des relations internationales et des rapports de puissance avec un regard neuf. Woodrow Wilson était hostile au principe de l'équilibre, dans lequel il voyait la cause profonde des guerres européennes. Il se méfiait des « directoires de puissance » qui permettent aux grands États d'imposer leur volonté aux petits. Il pensait que l'universalisation de la démocratie - personnifiée par l'Amérique - amènerait la paix. S'appuyant sur un courant d'idées dans lequel beaucoup d'organisations privées s'étaient impliquées 9, il voulut jeter les bases d'une organisation collective de la sécurité. Son quatorzième point (janvier 1918) stipulait qu'« une association générale des Nations doit être formée [...] dans le but d'apporter des garanties mutuelles d'indépendance politique et d'intégrité territoriale aux grands comme aux petits États ». Ainsi naquit la Société des Nations (SDN). Le 25 janvier 1919, la session plénière de la conférence de Paix adopta à l'unanimité une résolution d'après laquelle le « pacte de la SDN » serait partie intégrante des traités de paix 1 o. Non sans de solides raisons, on a tourné en dérision la naï12 veté de Wilson, et j'y reviendrai un peu plus loin. Les échecs de la SDN, et plus tard les résultats limités de l'Organisation des Nations unies (ONU), fournissent des arguments à ceux pour qui les « lois de l'Histoire » sont immuables, à commencer par la loi d'airain des rapports de force entre les États. Et pourtant, le début d'une mise en ouvre de l'idée de sécurité collective 11 - qui contient en germe celle de la Communauté européenne 12 - est la plus importante des innovations de la politique internationale du xxe siècle. L'idée est superbe, mais sa réalisation ne pouvait être instantanée. La principale erreur consistait à croire qu'en 1919, le principe de sécurité collective devait se substituer à celui de l'équilibre, alors qu'il aurait fallu l'un et l'autre, le premier pouvant fonder la légitimité du second. Pas plus qu'en biologie la génération spontanée n'existe dans les organisations humaines. Quelques pactes, déclarations ou traités ne pouvaient suffire à transformer instantanément le comportement des États. S'il est une leçon à tirer de l'histoire du xxe siècle, c'est que réalisme et idéalisme ne s'excluent pas, mais se complètent. Le réalisme pur, qui confine au cynisme, ne conduit nulle part. L'idéalisme pur est voué à l'échec. Tout le pari de la sécurité collective est d'élaborer progressivement les conditions institutionnelles propres à incarner une idée susceptible de modifier la nature même des relations internationales, aussi profondément que l'instauration d'un État de droit dans une nation « barbare ». Pourquoi la paix ne s'est-elle pas consolidée après la première guerre mondiale ? Je me limiterai, sur ce sujet immense et mille fois abordé, à quelques observations générales. Il est toujours utile de relire ceux qui ont manifesté leur lucidité en anticipant effectivement sur les événements. Le traité de Versailles n'a pas été pensé. Jacques Bainville a tout dit, dès 1919, dans un admirable petit livre intitulé Les Conséquences politiques de la paix 13.Le célèbre historien y rappelle que « la politique consiste essentiellement à prévoir ». Un politicien ne saurait acquérir la stature d'un homme d'État quand il reste prisonnier d'une idéologie, quand il cède aux pressions partisanes ou même quand, après avoir été grand dans la guerre, son horizon se rétrécit dans la 13 3 - victoire. Notre auteur se livre à une démonstration éblouissante. Sa thèse centrale est que « la paix était trop douce pour ce qu'elle avait de dur ». Elle avait en effet « conservé et resserré l'unité de l'État allemand », tout en le démembrant nettement à l'Est « à un point sensible, très loin de la prise des Alliés », au profit d'une Pologne beaucoup plus faible et donc vulnérable. « Il semble que les auteurs de la paix aient cru qu'ils avaient réussi à concilier le principe des nationalités et celui de l'équilibre, puisque les pays affranchis de l'Est sont chargés d'équilibrer la masse allemande. C'est un problème de mécanique résolu par une métaphore, celle de la « ceinture » ou de la « barrière ». De quoi l'Allemagne est-elle ceinte ? D'un chapelet de Serbies. Et encore ! » Bainville, dont le jugement sur Wilson, Lloyd George et Clemenceau est sans appel, prévoit alors le sort de la Pologne à travers la collusion entre la Russie et l'Allemagne, celui de l'État tchécoslovaque (« Loin d'entourer le germanisme, c'est le germanisme qui l'entoure »), de l'Autriche, et j'en passe. Les événements ultérieurs étaient donc contenus en germe dans le « mauvais traité 14 », et pour les empêcher de développer leur cours naturel, il eût fallu prendre des initiatives auxquelles les anciens alliés ne se sont jamais résolus. « Les époques qui, avec le recul du temps, nous paraissent les plus pacifiques, ont été les moins pacifistes », écrit Kissinger au début de son livre sur le congrès de Vienne. « Il semble, ajoute-t-il, que plus une société veut la paix, moins elle réussit à en assurer les conditions. Chaque fois que la paix, définie comme l'absence de guerre, a été l'objectif premier d'une puissance ou d'un groupe de puissances, la communauté mondiale a été à la merci du plus impitoyable de ses membres. Lorsque, par contre, on a reconnu que certains principes ne prêtaient pas à compromis, même si la paix dépendait d'une négociation, une stabilité fondée sur l'équilibre des forces a, du moins, pu être concevable. » Le traité de Versailles n'était donc pas un traité politique, mais un « traité moral », un ouvrage « composé pour des lecteurs de la Bible et par des lecteurs de la Bible ». Selon Bainville, la Société des Nations n'était rien que « l'équilibre irréel au lieu de l'équilibre réel ». En quel sens ? « La Société 14 des Nations nie l'équilibre qu'on peut appeler subjectif, celui qui n'admet pas de disproportions entre États voisins ou exposés à des conflits. Elle nie également l'équilibre objectif, celui qui résulte des combinaisons d'alliances. Elle prétend les rendre l'un et l'autre inutiles en assumant la charge d'établir la justice entre les peuples, de faire respecter le droit et d'harmoniser les intérêts. Le jour où l'Allemagne serait jugée digne d'entrer dans l'association, ce jour-là, selon le système wilsonien, la paix n'aurait plus besoin d'une autre garantie. » Critique sévère mais juste, même si l'on peut reprocher à Bainville de ne pas avoir entrevu les avantages que le principe de sécurité collective aurait pu ajouter à celui de l'équilibre, s'il ne s'était pas substitué à lui, la stabilité d'un équilibre jugé illégitime par certaines des parties concernées ne pouvant être assurée dans la durée. Un seul article du pacte de la Société des Nations avait « un sens net et positif » aux yeux de l'historien. « C'était l'article 10, celui par lequel les membres de la ligue s'engageaient entre eux à pratiquer et à défendre leur intégrité territoriale et leur indépendance. Unique de son espèce, une grande Assemblée politique, le Sénat de Washington, a eu le courage et la franchise de dire tout haut qu'elle rejetait un pareil fardeau et un pareil devoir. Les gouvernements et les Parlements qui les ont acceptés n'étaient pas sincères et ne se croyaient pas réellement tenus par un si vaste engagement ou bien ils n'en avaient pas mesuré l'étendue. En repoussant l'article 10, le Sénat de Washington a détruit une illusion. Il a rendu un immense service. » Cet article 10, s'il avait été ratifié par tous les signataires, aurait transformé la Société des Nations en une gigantesque alliance. Il aurait donné à tous ses membres une garantie comparable à celle des articles 4 et 5 de la future alliance atlantique 15, dont la crédibilité fera en l'occurrence l'objet d'incessants débats. L'article 5 pose d'ailleurs à nouveau problème - après la chute de l'Empire soviétique - dans le contexte de l'élargissement de cette alliance aux pays d'Europe centrale et orientale ou à certains d'entre eux. En 1919, en effet, une telle garantie était tout à fait irréaliste. À un moindre degré, l'illusion subsiste avec l'ONU, 15 5 . , tant il est vrai qu'aujourd'hui plus que jamais équilibre et sécurité collective sont des conditions complémentaires du maintien de la paix. Dans le contexte de l'entre-deux-guerres, ni les Français ni les Britanniques n'ont malheureusement été capables de tirer les leçons du « service » rendu par le Sénat américain. Les conséquences ° " '., . . , --.°"' . . En 1919, les États-Unis n'étaient pas mûrs pour s'engager durablement comme puissance européenne. Le rejet du traité de Versailles, et donc du pacte de la SDN, fut largement la conséquence des erreurs de manoeuvre de Wilson. Son successeur, le républicain Harding, qui avait fait campagne sur le thème du « retour à la normale », rejeta l'internationalisme wilsonien. Mais pas au profit d'une politique d'équilibre. Il revint à la tradition de l'isolationnisme. Cela n'empêcha pas l'Amérique de contribuer par la suite aux illusions caractéristiques des années vingt, dont le « Pacte de renonciation générale à la guerre » de 1928 - auquel restent attachés les noms du Français Briand et de l'Américain Kellogg - est le prototype 16.Du coup, l'Ancien Continent allait donner libre cours à ses contradictions internes. Le jeu des rivalités traditionnelles, principalement entre la France et la Grande-Bretagne, allait permettre à l'Allemagne de remettre en question les dispositions du traité de Versailles avant de faire le lit de Hitler. La politique européenne était également compliquée par la question de la Russie soviétique, qui influençait les calculs des uns et des autres vis-à-vis de l'Allemagne. Le traité de Rapallo de 1922, grâce auquel la Russie put sortir de son isolement diplomatique et politique, et l'Allemagne contourner nombre de dispositions du traité de Versailles (par exemple en expérimentant au pays des Soviets des armes interdites), prit les Alliés de court 17.Dix-sept ans plus tard, dans un autre contexte, le pacte germano-soviétique (23 août 1939) devait aussi frapper de stupeur les démocraties européennes, d'autant plus qu'entre-temps l'URSS s'était - du moins le croyait-on - placée à leurs côtés dans la lutte contre le fas16 cisme 18.Et pourtant, aucun de ces développements n'aurait dû surprendre de vrais hommes d'État. L'absence d'une structure de sécurité robuste et cohérente eut d'autres conséquences. Au début des années trente, à l'autre bout du continent eurasiatique, le Japon se lança dans l'aventure impérialiste sans rencontrer de résistance sérieuse. L'affaire de Mandchourie porta le premier coup décisif à la SDN 19. Sur le continent lui-même, Staline put établir sa dictature sur l'URSS 20 et faire des dizaines de millions de victimes sans la moindre entrave extérieure. Les pays libéraux se trouvaient empêtrés dans la crise économique. Par contrecoup, l'idéologie communiste progressait en Europe. Dans les conditions de l'époque, aucun traité de désarmement sérieux n'avait de chance. L'effacement des États-Unis, l'inadéquation de la SDN, l'absence de moyens techniques nécessaires à la vérification des accords, expliquent les échecs en la matière, au début des années vingt 21.Dans le cas de la conférence du Désarmement, au début des années trente, le facteur nazi joua évidemment un rôle capital. Le coup final fut le retrait de l'Allemagne de la SDN (19 octobre 1933) et le réarmement du pays 22. Toutes ces contradictions qu'on peut qualifier de « systémiques » ne suffisent pas à expliquer la marche vers la catastrophe. Les historiens s'accordent sur le fait que la grande dépression a exacerbé les déséquilibres (par exemple en renforçant l'isolationnisme américain), et a permis aux fascismes et aux totalitarismes de fleurir. Les racines de la démocratie n'étaient pas encore suffisamment profondes, en Europe, pour faire obstacle à la progression des idéologies sous-jacentes à ces régimes, notamment à celle du communisme 23.Mais l'ascension de Hitler n'avait rien, pour autant, d'inéluctable. Beaucoup plus que la première guerre mondiale, la seconde est la conséquence des erreurs répétées qui ont permis aux prévisions de Bainville de prendre corps. Le manque de lucidité et de courage des dirigeants, notamment français et britanniques, aux moments décisifs tels que le réarmement allemand (1935), la remilitarisation de la Rhénanie (1936), l'annexion de l'Autriche et des Sudètes (1938) puis de la Bohême et de la Moravie (1939) 24,a contri17 ' . . . ' 1 bué, plus encore que les difficultés systémiques, à précipiter l'Europe et le monde dans l'abîme. Hitler a donc pu réaliser tout cela au moindre coût pour lui. Comme le dit J.-B. Duroselle : « Il y avait là, pour les Allemands vaincus de 1918, quelque chose d'exaltant 25. » En Italie, Mussolini - venu, il faut le rappeler, du socialisme -, ne se tourna vers Hitler qu'à l'automne 1936, à la suite de l'affaire d'Éthiopie, quand la France et la Grande-Bretagne l'eurent condamné. L'arrivée au pouvoir du Front populaire en France (mai 1936) et le déclenchement de la guerre civile en Espagne (juillet 1936) renforcèrent la solidarité des dictateurs. C'est le 1 er novembre1936 que le Duce se référa pour la première fois à l'axe Rome-Berlin. Progressivement, le chaos idéologique a pu s'installer partout où les circonstances avaient créé des déséquilibres, transformant des crises locales en drames à ramifications multiples, comme au temps des guerres de religion. Le cas le plus tragique fut la guerre d'Espagne (1936-1939), qui fit environ quatre cent mille morts et accentua les divisions de l'Europe tout entière. La conférence de Munich demeure encore dans la mémoire collective le symbole de la lâcheté face aux dictateurs au point qu'on l'évoque improprement dans des circonstances très différentes. Le spectre de Munich a hanté les dirigeants occidentaux après l'agression de Saddam Hussein au Koweït en 1990, et même dans certaines phases de la guerre de sécession en Yougoslavie, depuis 1991. En tout état de cause, le simple rappel des épisodes tragiques de l'entre-deux-guerres pose le problème de la capacité d'action et de la responsabilité des hommes d'État, donc celui de leur rôle dans les bifurcations de l'Histoire. En 1914, l'Europe s'est déchiquetée dans ses propres contradictions et le reste du monde s'en est trouvé piégé à travers les empires coloniaux. En 1939, la guerre a éclaté comme conséquence prévisible dès 1919 - et de façon aveuglante à partir de 1933 - d'une série causale clairement identifiée. Chapitre II À LA RECHERCHE DE LA PAIX PERPETUELLE Au début des années quatre-vingt-dix,la scène internationale ressemblaitdavantageaux années vingt qu'aux années quarante-cinqou cinquante.Beaucoupde problèmesapparus en 1919 et congelés par la guerre froide ont resurgi. Mais cette fois, le noeudgordien a été tranché sans le recours aux armes. Il est intéressantde comparerles deux situations,à six ou sept décenniesde distance. De la SDN prématurée à l'imparfaite ONU L'ONU, fruit de négociationsconduitespar les États-Unis avec un certain nombre de leurs Alliés pendant la seconde guerre mondiale,a succédéà la SDN. Le texte définitifde la Charte fut signé le 26 juin 1945 à San Francisco. Contrairementà la SDN, presquetous les États de la planète en sont membres,ou aspirentà le devenir 1.Ses mécanismes restent cependant très imparfaits. Les membres de l'Organisationjouent tous les rôles à la fois. Ils sont simultanément les délinquants,les juges et les policiers.Le système du Conseilde sécuriténe confèrequ'à ses cinq membrespermanents - les puissances réputées victorieuses au lendemain de la secondeguerremondiale 2 - un droit de veto permettant à chacun d'eux de s'opposer à toute résolution contraire à ses intérêts.Les décisionsdu Conseil de la SDN étaienttoutes prises à l'unanimité.L'existencede ce qu'il faut bien appeler un directoire au sein du Conseil de sécurité confère à l'ONU une efficacitéthéoriqueet souventpratique 19 . . . ' . . . . dont la SDN était dépourvue 3, mais au prix d'une discrimination qui reflète les inégalités inhérentes à la réalité des rapports internationaux. Les affaires se règlent à travers des marchandages peu conformes à l'idée de justice 4, ce qui affaiblit évidemment la légitimité dont l'Organisation prétend se prévaloir. Il n'en est pas moins vrai que, grâce à l'ONU, les techniques de la « diplomatie multilatérale » ont fait d'énormes progrès au cours des cinquante dernières années. La capacité d'influence due au poids spécifique des membres permanents du Conseil de sécurité est démultipliée par le statut que celui-ci leur confère 5. Tant que l'URSS était vivante, la seconde guerre mondiale n'était pas vraiment terminée. Nul État ne pouvait espérer rejoindre « le club des cinq ». À présent, l'Allemagne et le Japon ont acquis une dimension qui leur permet de revendiquer l'accès au club et, en effet, celui-ci ne peut remplir son rôle que si toutes les puissances majeures en font partie. Certains grands pays en voie de développement, comme l'Inde ou le Brésil, y aspirent également. Les changements prendront du temps, à la fois pour des raisons politiques et techniques. Mais ils sont inéluctables. Parmi les questions à résoudre, la plus importante et la plus délicate est celle du maintien ou non du droit de veto pour les membres permanents du Conseil de sécurité. Cette question avait déjà donné lieu à d'âpres discussions en 1944 - et en 1945 6. Les performances de l'ONU pendant la guerre froide furent limitées car les deux « superpuissances », comme on appelait les États-Unis et l'Union Soviétique, se bloquaient fréquemment. Au début de cette période, l'hétérogénéité fondamentale des régimes politiques et de leurs projets interdisait radicalement tout accord sur l'équilibre et sur les règles du jeu à suivre en cas de perturbation. En d'autres termes, il n'existait pas d'ordre qui fût légitime aux yeux de l'ensemble des principaux acteurs de la scène internationale. Progressivement, après la disparition de Staline et l'accumulation des échecs tant économiques que sociaux du communisme, l'élan révolutionnaire s'est émoussé et la recherche d'un cadre de référence commun est devenu possible. Tout l'effort de Henry Kissinger, l'intellectuel devenu assistant 20 puis secrétaire d'État de Richard Nixon et de Gerald Ford (1968-1976), consista à construire ce cadre sur un plan bilatéral, le seul qui intéressait vraiment l'ancien professeur de Harvard ainsi que son patron. Le résultat fut un ensemble d'accords américano-soviétiques. Au niveau de notre continent, l'Ostpolitik allemande (la voie avait été ouverte par la politique de « détente, entente et coopération » du général de Gaulle) et la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), dont l'acte final fut signé le 1 er août1975 à Helsinki, ont procédé de la même inspiration. Le document d'Helsinki établit pour le continent un schéma d'ensemble qui devait se révéler assez robuste pour faciliter l'absorption du choc de 1989-1991. La CSCE devint une instance permanente. En décembre 1994, elle prit le nom d'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Son oeuvre soutient la comparaison avec celle du congrès de Vienne. En 1950, l'intervention américaine consécutive à l'invasion de la Corée du Sud par les troupes de Kim Il-sung n'a tenu sa légalité qu'à des circonstances particulières. La République de Taiwan (Formose) occupait alors le siège réservé à la Chine au Conseil de sécurité. Pour protester contre ce fait (Mao Zedong venait de prendre le pouvoir à Pékin), Moscou pratiquait la politique de la chaise vide. Quarante ans plus tard, l'ONU n'autorisa l'expédition montée par les États-Unis contre Saddam Hussein afin de le chasser du Koweït qu'en raison de l'affaiblissement de l'URSS, alors proche de la disparition. L'intérêt de la Chine était de s'abstenir. À l'inverse, aucun accord n'a pu se dégager, au sein du Conseil de sécurité, pour traiter la crise yougoslave, ouverte en 1991, dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations unies 7. Il s'agissait d'une guerre de sécession et donc d'une guerre civile, du moins jusqu'à la fin de 1991, quand les Européens reconnurent la Croatie, la Slovénie, puis la Bosnie. Cette reconnaissance fut prématurée dans la mesure où il eût mieux valu élaborer d'abord un schéma d'ensemble comme le souhaitaient la France et la GrandeBretagne, lesquelles choisirent de s'incliner devant l'Allemagne 8. Quoi qu'il en soit, c'est alors que la nature 211 ' . .. juridique du conflit a changé. Il faut comprendre que, dans cette affaire, les tergiversations de la « communauté internationale » (une locution souvent abusive et trompeuse) n'ont pas traduit un échec systémique de l'ONU, mais seulement le fait que, pour les membres du directoire, l'ordre international et même l'ordre européen en tant que tels n'étaient pas menacés. Un jugement évidemment - comme toujours - sujet à révision. Comme tout directoire, le Conseil de sécurité ne peut bien fonctionner que si tous ses membres (ou du moins, les membres permanents) ont la volonté de rechercher, face à un problème concret, une solution consensuelle, ce qui renvoie fondamentalement à la question de la légitimité de l'ordre établi. Non seulement les membres de l'ONU sont juges et parties, mais le secrétariat de l'Organisation ne dispose en propre d'aucune force exécutoire et aucun État n'est disposé à lui en donner. Dans l'affaire du Koweït, les opérations diplomatiques et militaires furent conduites, de bout en bout, par les États-Unis. Si George Bush n'avait pas, très tôt, manifesté sa détermination, le cours de l'histoire aurait été complètement différent. Nous sommes bien loin de l'idéal wilsonien d'empêcher les grands États d'imposer leur volonté aux petits. Dans le système de l'ONU, la place réelle de chacun est celle qu'il est parvenu à prendre, selon ses moyens, sa volonté, sa persévérance, mais aussi en fonction des circonstances. Malgré tous ses défauts, l'ONU est cependant supérieure à la SDN. L'idée que les États souverains ne peuvent pas se lancer dans n'importe quelle aventure, même sur leur propre territoire, s'est progressivement imposée. Ordre et légitimité Au lendemain de la guerre froide, l'hétérogénéité des régimes politiques des États membres de l'ONU reste grande, mais moins qu'à l'époque de la SDN. Les Regards sur le monde actuel de Paul Valéry se portaient sur une Europe qui manifestement s'éloignait de la démocratie. À présent, notre 22 , continent s'en rapproche. Certes, plus on va vers l'est, plus on a de raisons de rester circonspect. Déjà, la Slovaquie de Vladimir Meciar nous intrigue et parfois nous inquiète. En Roumanie et en Bulgarie, les sociétés sont désarticulées ; plus que d'autres, elles sont vulnérables aux tentations mafieuses et aux discours démagogiques. La Russie n'a aucune expérience de la démocratie et des droits de l'homme, et une évolution du type latino-américain de naguère (coalition entre l'armée et les grands centres de pouvoir économique) est possible. De ce point de vue, Victor Tchernomyrdine, ancien apparatchik devenu magnat du pétrole en même temps que Premier ministre est, beaucoup plus que son prédécesseur Egor Gaïdar, représentatif des élites de la nouvelle Russie. Le délabrement postcommuniste ne se prête pas à la construction immédiate d'un État libéral. Dans les pays où l'empreinte du totalitarisme a été la plus profonde, le redressement sera inéluctablement plus aléatoire. Le cas de l'Allemagne orientale, réunifiée à très grands frais, est et restera unique. Pour les autres pays de l'Est, les perspectives sont, à des degrés divers, plus tortueuses. Aucun mouvement n'est complètement irréversible dans l'Histoire. Mais il faut le redire : dans la conjoncture actuelle, la tendance est plutôt prometteuse. Ceux des pays vaincus de la seconde guerre mondiale auxquels les circonstances ont permis de rejoindre le camp libéral (République fédérale d'Allemagne, Italie, Japon) ont accédé à la prospérité matérielle. Ceux qui, de gré ou de force, se sont retrouvés dans l'orbite soviétique, ont échoué sur ce plan comme sur celui des libertés. Telle est d'ailleurs la raison fondamentale de la défaite du communisme. La majorité des États est à présent consciente des avantages de l'interdépendance économique et hésite, en se mettant hors la loi, ou même en s'écartant trop des normes, à prendre le risque de se trouver isolée. Le rêve wilsonien de la paix perpétuelle par l'universalisation des régimes démocratiques a-t-il une chance de se réaliser ? Davantage, assurément, que dans les années vingt ou a fortiori les années trente. En pratique, le critère de la démocratie reste assez vague pour permettre une large gamme de régimes politiques. Sur le plan international, la 23 . ' . ".. . question est de savoir s'il deviendra possible de s'entendre sur un code (plus ou moins dérivé de la Déclaration universelle des Droits de l'homme) permettant de dépasser le postulat de la souveraineté des États. La tendance est à l'oeuvre dans le cadre restreint mais essentiel de la construction européenne 9. L'extension de cette union aux pays européens de l'Est libérés du communisme pose notamment la question du traitement des minorités nationales léguées par l'Histoire. Plus précisément, s'esquisse la question suivante : le système de l'ONU peut-il devenir le cadre à l'intérieur duquel, au nom d'un principe de légitimité communément admis, le groupe - par hypothèse de plus en plus large - des pays démocratiques, imposerait aux autres des modes de règlement des conflits externes, mais aussi internes, selon des règles conformes à ce principe ? Encore faudrait-il, d'ailleurs, que le groupe en question ait les moyens et la volonté de passer à l'acte et de faire respecter ses décisions. Peut-être va-t-on dans cette direction. Mais ce n'est pas sûr. Les islamistes d'Iran, d'Égypte ou d'Algérie - d'ailleurs largement soutenus par des États fort peu démocratiques mais très liés aux puissances occidentales comme l'Arabie saoudite - ne sont pas les seuls à dénoncer le néo-impérialisme des États-Unis et des Européens. À travers le débat sur le « choc des civilisations » », on rencontre un problème philosophico-politique fondamental : existe-t-il, actuellement ou potentiellement, un système universel de normes sur lequel on pourrait fonder la légitimité du futur droit international ? Pour un Francis Fukuyama, la réponse est positive 11. Mais, vue d'Asie de l'Est, par exemple, elle ne va pas de soi. Comme dans le vieux débat opposant le libéralisme et le socialisme, culminant dans le marxisme, la difficulté tourne autour de la pertinence d'une distinction entre valeurs individuelles et collectives Les Occidentaux ne cessent de faire des prêches sur la démocratie et les droits de l'homme. Américains et Français rivalisent dans ce domaine en raison des traits communs de leur histoire 13. Les intellectuels asiatiques ne nient pas le caractère universel de certains principes. Mais ils savent que ce sont 24 aussi les Européens qui ont inventé . le totalitarisme la au xxe siècle. Beaucoup observent qu'une avancée démocratique présuppose le progrès économique et social auquel doit s'attacher, en priorité, un « bon gouvernement ». Ce concept, d'ailleurs présent dans l'héritage philosophique occidental, correspond bien à certains aspects des traditions confucéenne, hindouiste et même islamique. Le « bon gouvernement » se définit par son attachement à l'éducation, au développement économique, à l'équité sociale, à la stabilité politique interne (en particulier dans des États multiraciaux) et externe. Les dirigeants doivent être sélectionnés en fonction de leurs compétences et de leur aptitude à gouverner et non pas simplement parce qu'ils ont été capables de séduire une foule ou une assemblée pour se faire élire. Naturellement, il est difficile de réussir dans tous les domaines à la fois. Peut-être le cas de Singapour est-il une exception digne d'être relevée. Dans les États multiethniques (cas général en Asie) et encore pauvres, les rivalités communautaires ne peuvent que dégénérer en l'absence d'un gouvernement fort, sinon autoritaire. Au-delà de ces considérations justes mais défensives, les Asiatiques - pas seulement les islamistes - font valoir qu'ils n'ont pas de leçons à recevoir de pays minés par l'individualisme, où les valeurs s'étiolent ou même s'effondrent. La dissolution de la famille (souvent encouragée, ou en tout cas entérinée par l'évolution du droit), la montée de la criminalité et de la drogue, la médiocrité de la solidarité, en particulier aux États-Unis, sont souvent invoquées. On nous rappelle que les dirigeants doivent mériter le respect de leurs peuples. Force est de reconnaître que cette condition n'est pas fréquemment remplie dans les démocraties occidentales où les élus sont souvent et parfois injustement méprisés. La « crise du politique » qui affecte les deux côtés de l'Atlantique ne risque-t-elle pas de mettre en question la démocratie elle-même, du moins telle que nous la pratiquons ? Comme principe général, la démocratie est la meilleure des règles, mais si les hommes à qui elle confie l'autorité ne sont pas capables de gouverner, on doit s'interroger. De ce point de vue, il faut cependant reconnaître que la situation au 25 . . Japon n'est guère brillante. Au lendemain de la guerre, le pays du Soleil-Levant a adopté un régime politique de type occidental sous la pression américaine. La grande stabilité politique (le même parti au pouvoir durant quarante-cinq ans), la qualité de la bureaucratie, celle des entrepreneurs, la nature consensuelle du peuple japonais, son homogénéité ethnique qui fait exception dans la région, la place dominante des questions économiques, expliquent que pendant longtemps la faiblesse de la classe politique n'ait pas porté à conséquence. L'instabilité qui s'est établie depuis 1992, en même temps que l'économie japonaise est entrée dans une phase de maturité, pourrait cependant à la longue avoir de sérieux inconvénients. En tout état de cause, les Asiatiques ne se gênent plus pour nous critiquer. Ce n'est pas seulement dans le domaine économique que les Occidentaux doivent procéder à un « ajustement structurel ». En politique aussi. En montant en puissance, l'Asie accepte de moins en moins l'arrogance occidentale, qui ne tient évidemment pas à nos gènes, mais à notre position. Les voyageurs et les hommes d'affaires savent bien combien les Japonais, si humbles après la guerre, ont changé au cours des vingt dernières années. De même que l'on réapprend l'allemand depuis la chute du Mur, gageons que les cultures asiatiques reprendront progressivement leurs lettres de noblesse. Peutêtre, finalement, Paul Valéry avait-il tort : les civilisations ne sont pas toutes mortelles. Ou plutôt, certaines n'auraient-elles pas la faculté de renaître ? En vérité, nous ne le savons pas encore. Mais la civilisation européenne pourrait bien, au siècle prochain, se trouver soumise à de rudes épreuves. Nous pourrions, cette fois à nos dépens, faire l'expérience traumatisante du relativisme culturel. Nous ne sommes nullement préparés à la pratique de l'humilité. Il est temps de commencer, mais de la bonne manière : en nous renforçant, non pas contre, mais au contact de ces peuples que nous avons pendant un temps plus ou moins dominés, et qui deviennent nos égaux. Tout confirme que le phénomène planétaire le plus important à l'aube du troisième millénaire est l'émergence de 26 " l'Asie. J'y reviendrai dans l'avant-dernier chapitre de ce livre. Il n'est pas impossible que le centre de gravité politicoéconomique, et peut-être ultérieurement culturel, de notre globe, se déplace vers d'autres civilisations. Nous n'envisageons pas, Occidentaux que nous sommes, une capitale planétaire - disons l'équivalent de New York, de Londres ou de Paris - en Chine ou au Japon. Nous concevons difficilement un monde où la première des superpuissances serait devenue la Chine, où tous les dirigeants de la planète devraient périodiquement faire le pèlerinage de la Cité interdite comme ils se rendent aujourd'hui à la Maison Blanche de Washington. Malgré leur expérience de la diversité raciale, les Américains, qui n'ont connu en ce siècle qu'une longue ascension, imaginent encore moins que les Européens une telle perspective. Pourtant, elle n'est plus tout à fait invraisemblable même s'il s'en faut de beaucoup que nous en soyons là. Contradictions Le débat sur le choc des civilisations nous ramène aussi à la vieille question : qu'est-ce que la nation ? On connaît la réponse que Renan fit dans une conférence prononcée à la Sorbonne le 12 mars 1882 : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est le passé ; l'autre est le présent. L'une est dans la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est dans le consentement mutuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. » La nation réelle, au sens de Renan, se forge dans le temps. Une population qui apparaît unie résulte souvent d'un passé tourmenté, et les guerres d'autrefois cimentent le lien aujourd'hui. Même les États-Unis d'Amérique avec leur melting-pot ont eu leur guerre de Sécession. La France ne se serait jamais faite si le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » ou le principe des nationalités s'était imposé aux Capétiens Les adeptes des Droits de l'homme ferraillent souvent pour ces idées, et sont même capables de s'enflammer pour l'indépendance du peuple poldève 16.Mais leurs fondements 27 .. . . ' ' sont aussi fragiles en théorie qu'en pratique. En théorie, parce que les bases de la philosophie politique occidentale, au moins depuis le siècle dit des Lumières, sont essentiellement individualistes, alors que la notion de peuple est essentiellement collective. On n'échappe décidément pas à cette difficulté et aux subtilités juridiques ou autres qu'elle implique. Il y a quelques années, la France en a fait l'expérience à propos d'un débat bref, mais fort émotionnel, sur le « peuple corse 17 ». En pratique, car le plus souvent, les conditions d'application du « droit des peuples à disposer d'euxmêmes » ou du principe des nationalités se heurtent à d'innombrables obstacles, du fait de l'imbrication des sociétés et des intérêts. Le cas de la Bosnie en est une tragique illustration. Dans la réalité de la politique internationale, qui est une lutte, chacun utilise sans vergogne les principes qui lui conviennent à un moment donné pour défendre sa cause aux yeux des opinions publiques, de même que les diplomates utilisent à leurs fins le droit international On pourrait ainsi justifier la Grande Serbie au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et condamner l'offensive croate en Krajina de l'été 1995. Mais, en l'occurrence, l'objectif des Occidentaux étant à ce moment-là de corriger le déséquilibre créé par l'expansion des Bosno-Serbes, ils ont choisi dans ce cas précis de mettre l'accent sur le respect des frontières de 1991 19. En vérité, ni le principe de la souveraineté absolue des États sur leur territoire, ni celui du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ne peuvent régler les problèmes des minorités où l'on croit voir se manifester aujourd'hui certains aspects du choc des civilisations. Or ces problèmes risquent d'augmenter comme les flux migratoires. Un cas typique est l'importance de la population musulmane en France. Chacun sait que toute notre tradition politique rejette l'idée de minorité comme ' . ' susceptible de s'appliquer à nous-mêmes 2o. Dans les pays réellement en voie de développement, la diffusion des idées libérales, la prospérité économique et l'ouverture sur l'extérieur aidant, les régimes autoritaires seront de moins en moins nécessaires à la stabilité et au mainz tien de l'unité. Il semble que cette « tendance démocratique » ne se confirme pas seulement dans des pays ethniquement homogènes comme Taiwan ou la Corée du Sud. La question est de savoir si - comme l'exemple de l'Inde et maintenant celui de l'Afrique du Sud permettent de l'espérer - ce cheminement pourra être suivi par tous les États multiethniques. En Europe même, le pari du plan Balladur, devenu Pacte sur la stabilité en Europe repose sur des idées voisines. Peut-on concevoir une évolution du droit international qui, tout en admettant la légitimité dans certains cas de régimes politiques « autoritaires », permettrait d'en tracer les limites, révisables en fonction des circonstances ? C'est un peu ce qui se passe en Europe. La Turquie aspire à rejoindre toutes les instances de la communauté occidentale. Elle est membre fondateur du Conseil de l'Europe. Son hétérogénéité ethnique, essentiellement due au problème kurde, limite actuellement ses possibilités de démocratisation. Ses partenaires occidentaux ne souhaitent pas déstabiliser un pays dont ils connaissent depuis des siècles l'importance géopolitique, notamment dans les Balkans, et qui les sépare des bourbiers caucasien et levantin. Mais la Turquie doit tout de même veiller à ne pas franchir certaines limites dans la répression des autonomistes et sans doute sera-t-elle obligée de rechercher de nouvelles formes d'organisation interne. Voilà comment, pragmatiquement, pourrait s'établir un équilibre. Équilibre au demeurant précaire, comme on le voit avec la montée de l'islamisme et le risque d'avènement de régimes révolutionnaires qui, par nature, nient la légitimité de l'ordre existant et sont portés aux extrêmes. Quoi qu'il en soit, ce n'est que par des approximations successives (la langue anglaise utilise l'expression heureuse trials and errors) et par la coutume, que le droit international, comme toute construction juridique, se transforme progressivement. Tout ceci explique qu'au mieux l'idéal wilsonien de la démocratie ne puisse progresser que lentement. Pour qu'il s'accomplisse, il faudrait que s'étende une société civile internationale rendant légitime, et même impératif, aux yeux des opinions publiques d'un nombre croissant de pays le « droit cosmopolitique » dont parlait Kant, celui du « village 29 . , planétaire », ou tout au moins un droit d'intervention fondé sur des manquements à des principes considérés comme universels, dérivés de la Déclaration des Droits de l'homme. Quoi qu'en disent les idéologues occidentaux de la démocratie et des droits de l'homme, qui malheureusement choisissent trop souvent subjectivement leur camp et se font - consciemment ou non - les porte-parole de groupes de pression, cette société civile n'existe pas à l'heure actuelle. Le « village planétaire » reste un mythe. Les opinions publiques de certains États peuvent à l'occasion se faire mutuellement écho, surtout quand elles sont stimulées par des organisations transnationales disposant de relais médiatiques puissants. Tel a par exemple été le cas à propos de la vague d'hostilité suscitée par l'ultime série des essais nucléaires français. Et pourtant, il n'y a pas plus d'« opinion publique mondiale » que de « communauté internationale ». Le système de l'ONU est beaucoup plus légitime que celui de la SDN, et, en fait, qu'aucun ordre depuis le xvcttesiècle européen, avant la Révolution française. Mais il s'en faut de beaucoup que cette légitimité ne soit complète. En pratique, dans la plupart des conflits concrets, les responsabilités restent difficiles sinon impossibles à établir et, tant que les conséquences en restent limitées, les États membres du Conseil de sécurité ne peuvent s'entendre que sur des résolutions très générales. On n'applique pas le chapitre VII de la Charte des Nations unies comme un théorème de mathématiques. Même pas dans le cas de l'offensive de Saddam Hussein au Koweït. Encore moins dans la guerre yougoslave. D'où, aussi, le flou qui entoure les distinctions entre missions humanitaires, de rétablissement de la paix ou de maintien de la paix. En toute rigueur, une mission humanitaire ne doit pas interférer avec le conflit lui-même, mais seulement avec certaines de ses conséquences. La plus ancienne et la moins suspecte des organisations humanitaires, la Croix-Rouge internationale, a survécu aussi longtemps parce qu'elle n'a jamais enfreint sa règle de neutralité absolue. Le rétablissement de la paix devient un acte de guerre s'il s'agit d'imposer cette paix par la force et non de la rechercher par la négociation entre les parties concernées. Quant au maintien de la paix, il n'a de 30 sens que s'il existe préalablement une paix à maintenir. La notion de sanctions pour réprimander un État accusé de ne pas respecter une résolution du Conseil de sécurité n'est pas moins complexe. Aucune organisation judiciaire indépendante n'est appelée à établir clairement les responsabilités, aucun « code pénal » ne détermine les punitions en proportion des fautes commises, aucune police n'est chargée de les appliquer. Non sans raison, les Arabes se sont toujours plaints de l'impuissance de l'ONU à faire respecter la célèbre résolution 242, votée à l'unanimité par le Conseil de sécurité le 22 novembre 1967, réclamant le retrait des forces israéliennes des territoires occupés pendant la guerre des SixJours. Toutes ces contradictions ont été éclatantes dans le cas de la guerre yougoslave. Il serait cependant excessif de conclure, comme beaucoup sont tentés de le faire, à la faillite des Nations unies. Le premier objectif d'un système de sécurité n'est pas moral, même si la légitimité du système repose en définitive sur des fondements moraux ; il est politique. Il s'agit d'empêcher l'internationalisation des conflits et donc leur extension jusqu'à un point qui provoquerait un embrasement plus général. Il s'agit de maintenir la stabilité de l'ordre existant, non pas pour bloquer les changements mais au contraire pour favoriser ceux qui augmentent les chances d'évolutions aussi pacifiques que possible. Équilibre Au chapitre précédent, j'ai tenté de montrer que sécurité collective et équilibre doivent être envisagés comme des principes complémentaires. Après la guerre froide, la nature des choses fait que la suite des événements dépendra en priorité des choix de la République américaine, devenue au cours de ce siècle la première puissance mondiale. Il est banal de décrire la politiqu extérieure américaine comme une oscillation entre interventionnisme et isolationnisme, entre croisade et repli sur soi. S'agissant des relations entre les États-Unis et l'Europe, on ne saurait cependant extrapoler à partir de deux points d'observation. En 1918311 1919, Woodrow Wilson a effectivement entrepris une croisade, qu'il a dû abandonner et que Warren Harding a rejetée. En 1945, Franklin Roosevelt avait abordé le problème de la paix à partir d'idées semblables. Il échoua parce qu'il n'avait compris ni la personnalité de Staline ni la nature du régime soviétique 22.Après lui, Harry Truman engagea le pays dans une alliance dont tous ses successeurs devaient réaffirmer l'importance et dont la robustesse exerça une influence déterminante . ' . . sur la chute de l'URSS et du communisme 23. Sur la seule base de ces deux expériences, il n'était pas possible de prédire le comportement américain après la révolution de 1989-1991. On se trouve, en fait, devant une situation d'un troisième type : ni croisade, ni repli. Les États-Unis souhaitent rester en Europe, où ils ont de grands intérêts, mais ne veulent pas assumer les responsabilités face à toutes les difficultés qui peuvent y survenir. Ils ne veulent pas, non plus, que les Européens règlent seuls leurs affaires, sans les associer à leurs décisions, parce qu'ils pourraient se trouver un jour impliqués par leurs conséquences. Tel est le sens du débat sur l'avenir de l'Alliance atlantique depuis 1991 et, audelà du sort de cette alliance, sur la nouvelle « architecture » de la sécurité européenne. On a beaucoup parlé, également, d'un changement radical d'orientation des États-Unis, dans la direction de l'Asie. Dans une perspective séculaire, il n'y a là rien d'extraordinaire. Il est naturel qu'après la fin de la guerre froide, ce pays veuille concentrer ses regards sur une partie de la planète en pleine ascension économique. Pour les Européens, et plus particulièrement pour la Communauté devenue Union européenne, ces faits ont des conséquences importantes. Notre Communauté, qui s'est mise en place pendant la guerre froide et en grande partie à cause d'elle (on hésite à dire grâce à elle), doit désormais apprendre à construire son devenir en s'affranchissant de la tutelle américaine, tout en restant étroitement liée au grand frère. Le vieux débat qui a divisé les Français pendant des lustres - le choix entre l'Europe européenne et l'Europe atlantique - doit être dépassé. L'Union qu'il s'agit d'élargir et d'approfondir sera à la fois européenne et atlantique ou ne sera pas, en ce sens qu'un désengagement des États-Unis 32 conduirait à une division accrue des Européens plus sûrement qu'à l'inverse. Cependant, pour reprendre la comparaison entre 1919 et 1991, le problème de l'engagement américain en Europe se pose en des termes fondamentalement différents, en grande partie parce qu'il existe aujourd'hui des institutions, héritées de la guerre froide, dont le sort fait partie des enjeux politiques concrets. La plus importante d'entre elles est évidemment l'OTAN dont même les Russes souhaitent le maintien (mais pas l'extension) car ils y voient un facteur de stabilité. J'ai déjà rappelé brièvement comment les vieilles rivalités et les arrière-pensées des puissances européennes ont contribué à saper les chances de la paix, après la première guerre mondiale. Qu'en est-il, après la chute de l'URSS ? Le fait essentiel est que l'Union européenne, rêvée par Aristide Briand, est devenue une entité concrète fondée sur deux principes complémentaires : la démocratie et l'économie sociale de marché 24.Le premier de ces principes correspond à l'idéal wilsonien, traduit dans les réalités de l'après-guerre. Le second n'était pas formulé à l'époque de la SDN. L'importance de l'économie pour la sécurité n'est clairement comprise que depuis le plan Marshall 25.Alors que les premières idées sur l'unification européenne purent paraître quelque peu romantiques, la construction communautaire de l'après-guerre fut bâtie sur des bases fort concrètes (la Communauté européenne du charbon et de l'acier, la CECA pour commencer) et sur des institutions dont l'existence même a modifié le cours des choses 26. Au coeur de cette construction se situe la réconciliation franco-allemande ancrée dans le choix démocratique de la RFA, créée en 1949 et dont la Constitution a servi de matrice à la réunification de 1990, ainsi que dans une volonté d'entente commune aux deux pays. Cette volonté fut constamment réaffirmée depuis lors. On peut dire que « l'axe franco-allemand » est le moteur de l'Europe, ou bien l'inverse, que la construction européenne est le moteur de la relation franco-allemande. Après la chute du communisme, l'Allemagne a su renoncer à toutes les revendications territoriales qu'elle aurait, en d'autres temps, formulées. Elle s'est résolument placée, comme le dit 33 le chancelier Kohl, sous « le toit européen ». Elle a signé des traités avec tous ses voisins, notamment avec la Pologne, et consacré la ligne Oder-Neisse comme frontière entre les deux pays 27. Le « problème allemand » - à la base des deux guerres mondiales - a-t-il disparu ? La réponse à cette question fondamentale est inséparable de celle portant sur l'avenir de l'Union européenne. Aucun progrès n'est irréversible dans l'Histoire. Les démocraties européennes ne sont pas totalement affranchies de leurs réflexes nationalistes passés. La France et la GrandeBretagne restent parfois tentées par des jeux ambigus, même si les révolutions de 1989-1991 les ont rapprochées. La première flotte toujours entre l'idée d'une Europe des États, prônée par le général de Gaulle, et celle de l'Europe supranationale de Jean Monnet et de Robert Schuman. La seconde s'inspire encore de la vieille politique d'équilibre sur un continent auquel elle continue malgré tout de se sentir étrangère. L'Allemagne, à laquelle les circonstances ont imposé un « profil bas » pendant des décennies, ne parle pas nécessairement toujours le langage correspondant à ses intentions plus ou moins refoulées ou à ses actions fissures 28. L'Italie est secouée par le Les parfois temps de Mussolini. qui rappellent de la Belgique se sont élargies. L'Union européenne, comme la mer des courants vue par Paul Valéry, doit être constamment recommencée. la disparition fondamentale : du « rideau question a posé le problème de l'élargissement, dans un premier temps, à un groupe de pays économiquement dévelopdes raisons s'en étaient tenus éloidiverses, pés qui, pour Autre de fer » de l'Est gnés 29 et, dans un second temps, aux États européens affranchis du communisme, à commencer et la par la Pologne dont l'insertion est nécessaire République tchèque, pour l'oeuvre de la réconciliation franco-allemande. compléter Comment ne des à absorber parviendra-t-on sur pays aussi hétérogènes dans l'Union européenet le plan économique et à faire fonctioncommunistes, social que les anciens pays ner convenablement une Communauté te par six États, qui en comprend nombre devra encore s'accroître 34 initialement maintenant quinze progressivement ? construiet dont le Les diffi- ' cultés sont considérables. Il faudra beaucoup d'imagination et de volonté politique pour les surmonter. La clef du problème se trouve chez les trois principaux pays de l'Union, l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, qui devront refonder leur engagement européen et donc apprendre à renoncer à leurs traditionnels jeux de bascule. La construction européenne n'est pas irréversible. Mais elle a d'ores et déjà atteint un stade, ne serait-ce qu'en raison des multiples réseaux d'intérêts croisés tissés au cours de quatre décennies 30, où la déconstruction prendrait nécessairement un certain temps. En tout cas, le continent européen ne court dans l'immédiat aucun danger comparable aux perspectives des années trente. Il reste, certes, la grande inconnue de la Fédération de Russie et, derrière elle, les incertitudes balkaniques. Dans ces régions, le jeu des possibilités est très ouvert à moyen terme. Les deux hypothèses extrêmes, le retour d'un régime totalitaire à Moscou ou, à l'inverse, la décomposition chaotique de la Russie, ne sont pas les plus probables. Entre les deux, de multiples situations d'ordre partiel ou de semi-chaos sont concevables. Du point de vue de la stabilité de l'Europe dans son ensemble, beaucoup dépendra de la capacité des Occidentaux à préserver un équilibre militaire avec la Russie, tout en maintenant celle-ci dans un système de sécurité commun, c'est-à-dire légitime aux yeux des uns et des autres, système qui doit évidemment trouver sa place en cohérence avec celui des Nations unies. À cette seule condition, les instabilités inhérentes à l'effondrement du communisme pourront être surmontées. Il est très remarquable et encourageant que les Russes aient accepté une mission de l'OSCE en Tchétchénie, c'est-à-dire pour une affaire intérieure à leur État au regard du droit international. Cependant, le drame yougoslave a retenti comme un avertissement. Aucune organisation existante - à commencer par l'Union européenne mais aussi l'OSCE - ne s'est révélée capable de l'amortir, à cause des désaccords entre leurs membres. Longtemps absents ou virevoltants, les États-Unis ont fini par s'impliquer pendant l'été 1995, pour éviter de se trouver englués dans une situation inextricable au début d'une campagne présidentielle, d'autant plus que l'Alliance 35 ' ... ". . . . . ' atlantique n'aurait sans doute pas survécu à un retrait précipité de la FORPRONU provoqué par l'incohérence des Occidentaux. Du coup, Washington a ramassé la mise sur le plan diplomatique. Mais les Européens ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes. Puissent-ils en tirer les leçons en mettant effectivement en oeuvre le projet de politique étrangère et de sécurité commune pour interdire la reproduction de pareil fiasco. Pendant la guerre froide, les superpuissances ont appris à traiter les problèmes d'armement. Certes d'une manière moins ambitieuse que les projets de « désarmement général et complet » de l'entre-deux-guerres. Mais aussi plus efficace. Par exemple, les méthodes de vérification ont fait des progrès considérables, grâce à la technique. La maîtrise des armements nucléaires entre les anciens « supergrands », la limitation des armements conventionnels en Europe, la pratique des exercices communs et des « mesures de confiance », constituent un vaste capital d'expérience. Avec le Traité de non-prolifération (TNP) signé en 1968 et dont la prorogation indéfinie a été décidée en mai 1995, le contrôle des armements nucléaires est devenu extrêmement strict. La distinction qu'il instaure entre pays dotés et pays non dotés de l'arme soulève toutefois des problèmes politiques et juridiques délicats. C'est ainsi que les premiers se sont engagés à aider les seconds pour les applications civiles de l'énergie nucléaire, et que les seconds exigent des premiers de ne jamais utiliser l'arme contre eux. Ils demandent des garanties à cet effet. Naturellement, la stratégie des pays dotés de l'arme doit être cohérente avec l'ensemble de leurs engagements internationaux. Ceux qui, en France, s'affirment partisans d'une doctrine de non exclusion de l'emploi des armes nucléaires contre des pays non dotés de l'arme nucléaire, négligent ce point essentiel. D'autres exemples du mécanisme de contrôle des armements (armes chimiques, engins balistiques, etc.) pourraient être cités, mais ce n'est pas mon propos d'entrer dans des détails techniques 31. Il faut encore une fois souligner, à ce sujet, l'ambiguïté inhérente au droit international, qui reflète un jeu de rapports existant à un moment donné, et ne peut en conséquence guère prétendre à 36 l'universalité. Actuellement, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité sont aussi les premiers producteurs et vendeurs d'armements, et ce sont eux qui, pour l'essentiel, imposent le droit en la matière, tout en préservant leur monopole conjoint sans cesser de se faire concurrence ! L'équilibre, ce n'est pas seulement une affaire politicomilitaire, mais aussi une question économique. On le sait depuis la grande dépression de l'entre-deux-guerres. En dépit de sa sévérité, la crise de la fin des années quatrevingt et du début des années quatre-vingt-dix n'a pas ressemblé, même de loin, à ce drame politique historique. Elle a comporté, en germe, une redistribution des rapports de force sur la planète, mais pas le risque d'explosions politiques majeures à court terme. Dans le domaine économique, aussi, les grandes démocraties ont appris à s'organiser, d'une manière imparfaite certes, mais néanmoins substantielle. Cette oeuvre de construction institutionnelle de la sécurité économique collective doit être poursuivie avec autant d'énergie que dans l'ordre politique et militaire 32. En dehors de l'Europe, l'après-guerre froide n'annonce pas davantage des déséquilibres comparables à ceux des années trente, du moins dans l'immédiat. La conversion du Japon à la démocratie, après la catastrophe de 1945, paraît durable. Ce pays s'est doté des capacités qui lui permettraient un réarmement rapide, mais actuellement il continue de limiter son effort de défense. Le retour du pays du Soleil-Levant à un nationalisme virulent est concevable, mais il faudrait pour cela une ou plusieurs perturbations majeures, comme une évolution agressive de la Chine en même temps qu'une rupture économique avec les États-Unis. Un certain temps sera nécessaire pour que se précise la direction que prendra finalement la Chine, à présent entièrement engagée dans la poursuite du progrès matériel, comme d'ailleurs l'Asie dans son ensemble. En attendant, les États-Unis jouent le rôle de clef de voûte dans l'équilibre de l'Asie de l'Est, et les premiers éléments d'une politique de sécurité régionale se mettent en place avec leur concours 33. 37 Les Grands et les autres Le monde a toujours été formé de grandes et de petites puissances, celles-ci constituant des enjeux pour celles-là, nourrissantleurs rivalitéset parfoisprovoquantleursguerres. Avec le développementdes transportset du commerce,ces relationsinégaleset conflictuellesont dépasséles rapportsde voisinage et se sont progressivementétenduesà l'ensemble de la planète. Cette extension se fit par la colonisation.Au xixe siècle, nul ne songeaità appliquerle droit des peuplesà disposer d'eux-mêmes à des contréesauxquelleson prétendait, au contraire, apporter les bienfaits de la civilisation. Mais l'idéologienationalistene pouvaitque se répandrechez tous les peuplespris dans l'orbite de l'Europe. Les contradictions apparurent dès la première guerre mondiale, pendant laquelle, par exemple, l'Angleterre multiplia les promesses aux Arabes pour les pousserà la révoltecontre les Ottomans, ce qui n'empêcha pas lord Balfour, secrétaire au Foreign Office, de publier le 2 novembre 1917la célèbre déclaration annonçant que son pays, dont les troupes approchaientde Jérusalem,favoriseraitaprès la fin des hostilités« l'établissement en Palestined'un foyer nationalpour le peuplejuif ». Il arrive ainsi, dans l'Histoire, que deux séries causales indépendantesen viennentà se télescoper.La déclarationBalfour venait après une longuechaîne d'événementsqui se confond avec l'histoire de l'antisémitisme en Europe, dont les pogromsde Russie et l'affaire Dreyfusen Franceavaientété parmi les maillonsles plus récents. Entre les deux guerres,les vainqueursde 1918parvinrent tant bien que mal, malgré leur affaiblissement,à maintenir des structures coloniales minées, et même à gérer les séquellesdes empires démembrés,dans le cadre de mandats institués par la SDN. Mais la légitimité de ces structures s'éroda inexorablement.En Palestine, la Grande-Bretagne perdit le contrôlede la situation,surtoutaprès l'avènementde Hitler au pouvoiret l'afflux des Juifs qui s'ensuivit. La haine des Arabess'exacerbaet, quandlesAnglaisvoulurentstopper l'immigration,des organisationsterroristesjuives se tournèrent contre la puissancemandataire. 388 La seconde guerre mondiale apporta le coup de grâce à l'ancien système de domination. Les Anglais préférèrent se dégager rapidement, quitte à se laver les mains des conséquences de leur retrait, comme la guerre de partition qui déchira l'Union indienne en 1947. Au contraire, les Français se résignèrent difficilement à la disparition de leur empire, et assumèrent deux longues guerres, en Indochine (1947-1954) et en Algérie (1955-1962). Avec le début de la guerre froide et la victoire communiste en Chine, la première se prolongea, par l'engagement américain, jusqu'en 1975. Elle prit alors une dimension globale. Il fallut attendre la mort de Salazar et la révolution des (sillets (1974) pour parvenir au terme de la décolonisation. Du moins en Europe, car l'Empire russe, dissimulé derrière la façade de l'Union soviétique, n'a commencé à se désagréger qu'après la dislocation de celle-ci. La fin de l'ère coloniale coïncide - ce n'est pas un hasard - avec l'avènement d'une époque où, grâce au progrès technologique et à l'accroissement de l'interdépendance économique, le contrôle direct des sites de matières premières n'est plus nécessaire pour maîtriser les réseaux, ce qui n'empêche nullement les États producteurs de pétrole, notamment au Proche et au Moyen-Orient, de conserver toute leur importance géopolitique 34. Entre-temps, les contradictions dans cette partie du monde, précisément, avaient pris un tour dramatique et durable. Après le génocide perpétré par les nazis contre le peuple juif, comment pouvait-on prétendre empêcher l'immigration en Palestine ? L'affaire de L'Exodus, pendant l'été 1947, dont les passagers furent rembarqués et reconduits en Allemagne, avait provoqué un tollé. Débordée, la GrandeBretagne s'était débarrassée du problème en le confiant, sans préparation, à l'ONU. Le 29 novembre 1947, celle-ci avait adopté un plan de partage de la Palestine, inepte du point de vue géopolitique (l'État hébreu était composé de trois tronçons) et inacceptable pour ; 2SArabes. Les Anglais à peine partis, ils avaient déclenché une guerre générale et s'étaient fait battre tant et si bien que le nouveau territoire israélien, cette fois d'un seul tenant, avait en 1949 une superficie aug39 , ' "'' ' , " ' ' ' '' . . mentée d'un tiers. À partir de ce moment s'est posé le lancinant problème des réfugiés palestiniens. On ne peut dissocier le conflit israélo-arabe de la décolonisation. D'une part, à cause de la dimension pétrolière de la géopolitique dans la région. D'autre part et surtout, la reconstitution d'Israël en Terre promise n'était pour les Juifs que justice du point de vue historique, en dépit d'un « trou » de dix-neuf siècles. Elle était à leurs yeux la réparation que l'Europe, collectivement responsable de l'antisémitisme et de la Shoah, leur devait, sans pour autant effacer la trace du xxe siècle la plus honteuse pour notre civilisation 35.Mais les Arabes considéraient la Palestine comme leur territoire. La volonté des Occidentaux de s'en approprier une fraction pour régler leurs propres problèmes constituait de leur point de vue une agression aussi violente que, jadis, l'incrustation du royaume franc de Jérusalem. Ils promettaient à l'État d'Israël le même sort. Deux légitimités donc, apparemment inconciliables. Quatre conflits sanglants, celui de 1948-1949, l'affrontement israélo-égyptien de 1956, la guerre des Six-Jours en juin 1967, celle du Kippour en octobre 1973, n'avaient rien résolu. À chaque fois, les Arabes avaient été battus - honorablement en 1973 -, mais ils avaient gardé foi en leur cause, d'autant plus qu'ils se sentaient de mieux en mieux compris par une partie du monde. Très tôt, cette grande affaire avait interféré avec la guerre froide. Après 1967, la France, débarrassée de son empire et déçue par les Occidentaux, s'était rapprochée du monde arabe. Je rappellerai dans la suite de ce livre comment, d'une manière générale, la rivalité a conduit les superpuissances à s'affronter indirectement dans le « tiers-monde ». Cette expression a été forgée par Alfred Sauvy en 1952 pour caractériser les pays autres que les démocraties industrialisées et l'Empire soviétique. Malgré l'usage impropre qu'on en fait encore aujourd'hui, cette appellation reste attachée aux réalités de la guerre froide. L'unité de ce « tiers-monde », potpourri de toutes les idéologies charriées depuis le xlxe siècle, n'a en fait jamais été que superficielle. Regroupant des pays dont beaucoup avaient été des colonies ou étaient en conflit avec l'Occident, l'URSS tenta d'y développer son influence, 40 . " ' et l'on vit encore longtemps après la révolution portugaise des phénomènes aussi aberrants que l'engagement cubain en Afrique australe avec, en arrière-plan, la main de Moscou. Pendant les années les plus sombres du maoïsme, on vit aussi s'étendre en Afrique et ailleurs la concurrence entre les deux grands États communistes. En fait, aucune des plaies laissées par le retrait de l'Europe ne pouvait se refermer tant que durait la guerre froide. Au mieux, les superpuissances s'entendaient pour éviter une escalade, principalement au Proche et au Moyen-Orient. Ce fut vrai pour le conflit israélo-arabe mais aussi par exemple pendant la longue guerre entre l'Irak et l'Iran (19801988). Washington et Moscou veillèrent alors à ce qu'aucun des deux protagonistes ne l'emporte nettement sur l'autre. Au prix de gigantesques efforts, la diplomatie américaine parvint cependant à marquer des points dans cette région. Le plus spectaculaire fut l'accord de Camp David de septembre 1978 qui conduisit à l'établissement de relations diplomatiques entre Israël et l'Égypte, mais laissa bien des questions en suspens, comme en témoignèrent les drames qui déchirèrent le Liban. Tout commença à changer dès l'avènement de Mikhaïl Gorbatchev, et les choses se précipitèrent avec la fin de l'URSS. Pour s'en tenir à deux exemples frappants, il suffit de citer la réconciliation en Afrique du Sud, qui a culminé en 1994 avec l'instauration d'un régime multiracial, et l'accord israélo-palestinien de 1993. L'attribution du prix Nobel de la paix à des personnalités comme Nelson Mandela et Yasser Arafat est symbolique d'un tournant de l'Histoire. À présent, l'idée d'une régénération du continent africain à partir de son cône sud, en attendant que l'Afrique du Nord se stabilise, est devenue concevable. De même, la perspective d'une coexistence pacifique entre l'État hébreu et les pays arabes, ultérieurement celle de la libéralisation politique de la région et d'une véritable intégration économique, sont entrées dans le champ du possible sinon encore du réel. Le recul de l'idéologie communiste et les succès économiques de certains pays en Asie de l'Est puis, à partir des années quatre-vingt, en Amérique latine (à commencer par le 411 . Chili), également en Inde et ailleurs, ont fait voler le « tiersmonde » en éclats. Les euphémismes ne devraient plus avoir cours à l'ère postcommuniste, et l'on devrait au minimum distinguer entre pays en voie de développement, qui se développent réellement ; pays mal développés, dont le potentiel existe mais, pour des raisons variées, ne se traduit pas en croissance ; et pays sous-développés, que l'insuffisance du potentiel, dans l'état actuel et prévisible des choses, condamne à vues humaines à la stagnation ou au recul 36. Comme toute classification, celle-ci est contestable. Je n'hésite pas à mettre l'Inde, le Brésil ou la Chine, mais aussi la Pologne ou la République tchèque dans la première catégorie ; l'Iran, l'Irak, l'Algérie, la Corée du Nord, Cuba, l'ex-Yougoslavie et même la Russie (en attendant qu'elle devienne, selon notre terminologie, un pays en voie de développement), dans la deuxième ; le Bangladesh, l'Ouganda ou la République dominicaine dans la troisième. Mais, pour situer par exemple l'Égypte ou même le Zaïre, il faudrait examiner de plus près le concept de potentiel, ce qu'il n'est pas nécessaire de faire ici. On observe, dans les pays en voie de développement, une « tendance démocratique » dont j'ai déjà parlé à propos de l'Asie, qui se manifeste aussi par exemple en Amérique latine, où les principaux États ont renoncé à la tentation nucléaire et où certaines tensions se sont dissipées comme par enchantement, typiquement entre le Chili et l'Argentine. Qui aurait pu imaginer, il y a seulement dix ans, que la moitié de l'électricité distribuée en Argentine serait produite au Chili et que la principale tâche du ministre de la Défense, à Buenos Aires, deviendrait de trouver des occupations pour ses troupes ? La tendance générale du système international et de la légitimité qui s'y instaure - sous les réserves discutées précédemment - devrait favoriser l'insertion progressive des pays en voie de développement, certainement la Russie si elle parvient à sortir de son mal-développement, vraisemblablement aussi la Chine malgré sa complexité. Sur le plan géopolitique, les problèmes les plus délicats se posent avec les pays de la deuxième catégorie, ou ceux qui sont à cheval entre la 42 deuxième et la troisième. Ce sont les candidats aux guerres civiles ou ethniques, aux dictatures, au terrorisme d'État, à l'aventurisme extérieur. Ce sont eux qui risquent de s'inscrire dans une perspective révolutionnaire au mépris de l'ordre international. Comme ils ont un potentiel, leur capacité de nuisance est réelle. Je rappellerai ici la célèbre loi de Tocqueville, dont les exemples d'application abondent : les révolutions abattent souvent les régimes vermoulus au moment où ils entreprennent des réformes destinées à les sauver. Dans les vingt dernières années, on peut citer entre autres le cas de l'Iran, de l'Algérie et naturellement celui de l'URSS. Le système de sécurité collective et les équilibres sous-jacents doivent être assez robustes pour limiter les retombées des guerres civiles ou ethniques (guerre civile algérienne, guerre de sécession yougoslave par exemple) et pour empêcher les perturbateurs d'étendre leurs ravages (Saddam Hussein en 1990). Mais ils doivent aussi être capables d'aider les États déviants à se réinsérer sans pour autant contrevenir aux principes fondamentaux qui fondent la légitimité du système. Exercice difficile, mais possible. Ce fut autrefois tout le but de la détente Est-Ouest. C'est aujourd'hui l'objet des négociations entre les États-Unis et la Corée du Nord, personne n'ayant intérêt à l'explosion de cet ultime bastion du communisme. Dans le même ordre d'idées, il ne faut pas nécessairement considérer l'Irak comme irrécupérable, ni les États islamistes comme des pestiférés. Doit-on voir dans le fondamentalisme autre chose qu'une idéologie de substitution et qu'un palliatif, après tant de frustrations, d'échecs et d'humiliations accumulés ? Ainsi la politique américaine de « double endiguement » vis-à-vis de Bagdad et de Téhéran n'est-elle pas une panacée. Ne vaudrait-il pas mieux rechercher, là aussi, une détente qui pourrait s'inscrire dans la perspective régionale ouverte par le processus de paix israélo-arabe ? Les pays sous-développés, n'ayant par définition pas de potentiel, n'ont qu'une faible capacité de nuisance, et les crises qui les affectent ne troublent pas l'ordre international. Et pourtant, si par exemple la France a décidé d'aller au Rwanda, pendant l'été 1994 (après en avoir reçu le mandat de 43 l'ONU), ce n'est pas seulement ni même principalement pour soigner son image ou à cause de la télévision, mais en raison d'une conception plus large de sa politique africaine, fondée sur des calculs à court et à long terme, où l'effet de voisinage joue un rôle déterminant. La « communauté internationale » dans son ensemble, en entendant par là l'ensemble des pays qui pèsent effectivement le plus dans le concert des nations tel qu'il s'exprime à l'ONU, a intérêt à éviter le développement du chaos chez les damnés de la terre 37. Il s'agit en effet de lutter contre les causes et les conséquences des déplacements progressifs mais massifs de populations, contre la tendance au développement de l'internationale de la drogue, des trafics d'armes (éventuellement nucléaires) et du crime, ou contre la réapparition du phénomène de la piraterie. Les facilités de communication, caractéristiques de la fin du siècle, bénéficient à tous, y compris aux criminels. Les réseaux terroristes choisissent leurs implantations à la manière des entreprises multinationales. L'Histoire, et particulièrement celle du xxe siècle, montre l'extrême difficulté du maintien de la paix, où que ce soit sur la planète, y compris dans les régions réputées les plus « civilisées ». Ainsi ne voit-on pas par quel miracle les Africains feraient mieux que les Européens avant eux. On ne voit pas davantage par l'effet de quelle grâce les « grandes puissances » assumeraient spontanément la sécurité de régions qui leur sont - ou leur sont devenues - fondamentalement étrangères. Les élans de solidarité, si rassurants du point de vue de la nature humaine, ne changent rien à cette vérité aveuglante : les opinions publiques des pays nantis s'émeuvent ou s'indignent quand, par l'intermédiaire du petit écran, les drames d'un autre monde font soudain irruption dans leurs foyers ; mais lorsque leur degré d'implication réelle est faible ou lorsque les enjeux sont trop vagues (craintes millénaristes du déferlement de hordes barbares, par exemple...), elles ne sont pas disposées à consentir les efforts et donc les sacrifices importants et surtout durables que le rétablissement ou même le maintien de la paix exigerait. Quand toute l'attention des téléspectateurs, par nature versatile, est concentrée sur le 44 Rwanda, ils ont oublié la Somalie, l'Afghanistan ou le Cambodge où les atrocités se poursuivent... Et pourtant, une contribution active de la « communauté internationale » à la stabilisation des pays les plus malheureux répond à l'intérêt général bien compris, au-delà de la gesticulation médiatique dans laquelle certains se complaisent, parfois pour de nobles raisons. Le programme des architectes de la paix Comment se pose, en pratique, la question de la sécurité à la fin du xxe siècle ? Il faut d'abord, à l'échelon planétaire, adapter le système de l'ONU (notamment la composition et le fonctionnement du Conseil de sécurité) et consolider un équilibre entre les principales puissances, garantes de ce système 38. Il faut ensuite, pour chaque ensemble géopolitiquement significatif (par exemple la grande Europe, le MoyenOrient ou l'Asie de l'Est), une structure de sécurité composée d'une part d'une instance autonome - mais dérivant sa légitimité de celle de l'ONU et ne comprenant comme acteurs principaux que les États directement impliqués dans la stabilité régionale -, d'autre part d'un équilibre local. Le temps de l'ordre colonial ou des mandats permanents est révolu, ainsi que celui des sphères d'influence. On ne saurait ainsi admettre que les affaires de la Géorgie ou du Tadjikistan postsoviétique relèvent de la seule Russie, ni que les États-Unis puissent agir complètement à leur guise en Haïti, ou la France au Tchad. Mais une structure de sécurité où toutes les affaires, grandes ou petites, remonteraient au siège de l'ONU, serait vouée à l'échec comme on ne le sait déjà que trop. À l'instar de l'Union européenne, il faut appliquer le principe de subsidiarité avec son double aspect. Un aspect négatif : les détenteurs de l'autorité, l'ONU en particulier, ne doivent pas faire obstacle aux arrangements régionaux qui ne portent pas atteinte au système international dans son ensemble ou aux intérêts majeurs des autres pays. Un aspect positif : chaque autorité doit inciter, soutenir, et en dernier lieu, suppléer s'il le faut, les acteurs insuffisants 39. Un tel programme peut s'énoncer en quelques lignes. 45 Mais une énorme ambition collective sera nécessaire pour sa mise en oeuvre.. Chapitre III ' GLACIATION Pour appréhender le monde actuel, il faut en retracer les origines immédiates, c'est-à-dire la « guerre froide ' ». Nous prenons ici cette locution au sens large, pour embrasser la période qui s'étend de la chute de l'Allemagne nazie à celle de l'Union soviétique. Ce retour en arrière est indispensable pour comprendre le capital institutionnel dont nous héritons aujourd'hui, mais aussi les problèmes ethniques - ou si l'on préfère communautaires - et territoriaux consécutifs à la disparition de l'Empire soviétique et, d'une manière générale, un ensemble de comportements collectifs largement déterminé par l'empreinte de notre passé immédiat. La singulière alliance L'URSS et l'Amérique étaient entrées dans la guerre contre leur gré. Hitler s'était jeté sur la première le 22 juin 1941 (opération Barberousse), puis avait déclaré la guerre à la seconde (11 décembre 1941), quelques jours après l'attaque surprise des Japonais contre la flotte américaine du Pacifique (7 décembre). Ainsi s'achevait l'ère de l'Europe européenne, et s'annonçait le temps des superpuissances. Pour vaincre les puissances de l'Axe, une singulière alliance allait se former entre les États-Unis, la GrandeBretagne (seul môle de résistance contre Hitler de juin 1940 à la fin de 1941) et l'URSS. Roosevelt, Churchill et Staline allaient occuper le devant de la scène pendant les années décisives. Alliance singulière, car elle rassemblait deux grandes 47 .- . ' démocraties et un empire aussi totalitaire que le régime qu'il s'agissait d'abattre. Mais les puissances occidentales ne voulaient pas le savoir. À vrai dire, elles n'avaient pas le choix. Du moins auraient-elles pu être lucides. Jusqu'à sa mort (12 avril 1945) ou presque, Roosevelt crut à la possibilité d'établir avec Staline des relations « normales ». Jean Laloy a résumé la vision du président américain dans une page qui mérite d'être citée entièrement : « Selon Roosevelt, la paix future sera maintenue par une organisation internationale comportant une assemblée ainsi que divers conseils ou comités, mais dirigée en fait par les trois vainqueurs (plus la Chine), chargés de la sécurité, donc de la police, internationale. Pas de retour à la Société des Nations et à son impuissance ! Les ennemis, après leur défaite, resteront désarmés, les autres États n'auront plus besoin de forces importantes. La paix s'établira sous le contrôle du Directoire des Quatre (plus, éventuellement, la France). Cette paix se renforcera dans la mesure où les colonies, mandats ou territoires sous contrôle accéderont peu à peu à l'indépendance grâce à un système de tutelle internationale (Trusteeship). Enfin, les relations économiques internationales seront organisées par une série d'accords, afin de parvenir à un régime d'échanges aussi peu restrictif que possible. À l'origine de ces vues très amples, on trouve le désir de ne pas répéter l'expérience de Wilson : organiser les rapports internationaux sur des bases nouvelles - institutions permanentes, créées si possible avant la fin des hostilités ; engagement définitif des ÉtatsUnis dans l'action politique internationale ; maintien de la bonne entente entre les vainqueurs, principaux responsables de l'avenir, spécialement entre les États-Unis et l'URSS. Dans ce programme, idéalisme et pragmatisme s'enchevêtrent inévitablement. Ce qui fait défaut, c'est une compréhension _ de la nature et des desseins du grand allié de l'Est 2. » Que voulait Staline ? Le maître de la Russie, qui avait failli tout perdre en se laissant duper par Hitler en 1941, avait besoin de Roosevelt comme celui-ci avait besoin de lui. Leurs rapports, entre 1942 et 1944, furent dominés par la question de la création d'un second front, qui ne vint réellement qu'avec le débarquement en Normandie (opération 48 Overlord). En 1943, les rapports étaient extrêmement tendus. « Les Russes multipliaient les allusions blessantes à l'égard du second front ou à la lenteur de la campagne de Tunisie. L'ambassadeur américain à Moscou, Stanley, le 8 mars, déclara aux correspondants de presse américains que la Russie recevait d'énormes quantités de matériel des ÉtatsUnis, mais que le peuple l'ignorait, ses dirigeants s'ingéniant à lui faire croire qu'il luttait seul 3. » Il s'agissait de ne pas porter ombrage à l'idéologie communiste ! Staline voyait audelà de la victoire. Il pensait que, Hitler vaincu, l'Amérique se replierait tôt ou tard, laissant derrière elle un immense champ de ruines propice à l'extension du communisme sur la totalité du continent européen. Contrairement à la vision moraliste de Roosevelt, le projet de Staline était proprement géopolitique, comme celui de Hitler qu'il s'agissait de réduire à néant. Pour l'accomplir, le dictateur plaçait ses pions. Les deux pièces majeures de son dispositif étaient la Pologne et l'Allemagne. La Pologne se trouvait partagée, avant la première guerre mondiale, entre la Russie, l'Allemagne et l'Autriche 4. L'effondrement des trois empires avait permis sa reconstitution en 1919, sous la houlette de Joseph Pilsudski. La Pologne avait eu à lutter contre les Allemands, les Ukrainiens et les Russes. À la fin de 1919, une « Commission aux affaires polonaises », créée au sein de la conférence de Paris, avait fixé la frontière orientale du nouvel État à une ligne connue sous le nom de « ligne Curzon ». Mais par la suite, les Polonais étaient parvenus (avec le concours de la France) à défaire les Soviets. Il ne fut plus question de la ligne Curzon. Le traité de Riga (12 mars 1921 ) reconnut une frontière située à cent cinquante kilomètres à l'est de celle-ci 5. C'est l'attaque allemande contre la Pologne, le ler septembre 1939, qui marqua le début de la seconde guerre mondiale. Les Soviétiques envahirent l'est de ce malheureux pays, le 17 septembre. Les armées des deux dictateurs se rencontrèrent sur la ligne prévue par les protocoles additionnels au pacte Molotov-Ribbentrop. Après juin 1941, l'Allemagne occupa tout le terrain. Staline entendait le récupérer. Comme l'écrit Jean Laloy : « Ce territoire si mal acquis et si vite 49 perdu, Staline, dès juillet 1941, le réclame aux alliés de rechange et, pour commencer, à la Pologne elle-même 6. » Le maître de l'URSS voulait que la frontière orientale de la Pologne fût fixée à la ligne Curzon. Il poursuivit cet objectif sans relâche. En arrachant progressivement des concessions à Roosevelt et à Churchill, il parvint à rafler le pays tout entier pendant la conférence de Crimée (4-11 février 1945). Ses partenaires ne s'en rendirent pas immédiatement compte, car l'affaire était bien maquillée. À Yalta, il était prévu que la Pologne serait administrée par un gouvernement d'unité nationale, issu du Comité de Lublin, prosoviétique 7, avec la participation de quelques représentants du Comité de Londres, pro-occidental. Des élections devaient désigner ultérieurement un gouvernement démocratique. Staline s'appuya sur la situation de fait qu'il avait su créer et donna à l'histoire le cours qu'il voulait lui imprimer. Pour l'essentiel, il avait atteint dès février 1945 son objectif le plus fondamental, dont ses partenaires n'avaient pas réellement pris conscience : avoir un accès à l'Allemagne 8. Yalta : mythe et réalité " . ' . L'affaire polonaise nous conduit à faire une parenthèse sur la conférence de Crimée. Le mythe - particulièrement répandu en France à cause des positions du général de Gaulle sur le sujet - d'un accord sur des sphères d'influence à Yalta, ne résiste pas aux faits. Le seul moment où il avait été question d'un partage fut le voyage du Premier ministre britannique à Moscou, en octobre 1944. Churchill et Staline jouèrent alors avec la carte des Balkans. Le premier a laissé un récit des tractations qui n'est pas en son honneur. Mais il faut tenir compte de l'air du temps. Lisons Churchill : « Le moment me paraissant approprié, je décidai donc de parler affaires : réglons cette histoire des Balkans. Vos armées sont en Roumanie et en Bulgarie. Nous y avons des intérêts, des missions, des agents. Ne laissons pas s'instaurer des malentendus entre nous pour des détails. En nous cantonnant à la Grande-Bretagne et à la Russie, que diriez-vous d'avoir 90 % de la prédominance en Roumanie, de nous laisser 90 % de la 50 prédominance, mettons, en Grèce, et de partager cinquante cinquante en Yougoslavie 9 ?» Tout cela était en réalité fort vague 10.Peut-être cet « accord sur les Balkans » a-t-il eu un effet à propos de la Grèce, et encore, ce n'est pas sûr. Roosevelt avait refusé de donner au Premier ministre l'autorisation de parler en son nom. L'idée même de partage en zones d'influence était fondamentalement contraire à la philosophie américaine Il. « Aucun texte, aucun accord (même implicite), écrit Jean Laloy, ne prévoit qu'à l'Est régnera le marxisme-léninisme et à l'Ouest, la démocratie libérale. À Yalta, les Alliés ont sans doute manqué de fermeté. Ils n'ont pas pour autant souscrit par avance aux abus qui, dans les territoires occupés par les forces soviétiques, ont créé de fortes tensions dès 1945 et ont conduit à deux ruptures, celle des Occidentaux avec l'URSS à partir de l'année 1947, celle de la Yougoslavie communiste avec le régime communiste de Moscou en 1948 12. » Yalta n'est qu'un moment important dans une tendance qui ne se renversera qu'après le tournant de la politique américaine, en 1947. « On oublie trop souvent, écrit encore Jean Laloy, que dès 1944-1945, la division de l'Europe existe et qu'elle est asymétrique : l'URSS domine l'Europe orientale et centrale, mais influence aussi les grands partis communistes à l'Ouest, spécialement en France et en Italie. La réciprocité n'existe pas : dans les pays sous contrôle soviétique, les partis plus ou moins libéraux sont rapidement amenés à se joindre à des « fronts » dominés par les communistes. Deux poids, deux mesures. Deux zones, l'une à l'Est glacée, l'autre à l'Ouest menacée de glaciation. La partie est inégale 13. » Un commentaire de Staline, rapporté par le communiste yougoslave Milovan Djilas, est souvent cité : « Cette guerre ne ressemble pas à celles d'autrefois ; quiconque occupe un territoire y impose également son propre système en concordance avec l'avance de son armée ; il ne peut en être autrement '4. » En l'occurrence, Thucydide avait dit cela bien avant le tyran de Moscou. La citation de Djilas montre que les intentions du dictateur étaient dépourvues de toute ambiguïté. À vrai dire, il avait révélé son style au début de la guerre, 511 ' avec l'invasion de la Pologne puis, en 1940, en annexant les pays baltes, Les suites ' . ' .. . . . ' .... . _ ' la Bessarabie immédiates et la Bukovine du Nord de la victoire La carte du continent eurasiatique qui s'esquissait en 1944-1945 résultait du rapport des armes et des volontés qui les sous-tendaient. Dans la seconde moitié de 1944, l'URSS avait créé des faits accomplis en Roumanie, en Finlande, en Bulgarie et en Hongrie 16. Entre-temps, elle s'était « rapprochée » de la Tchécoslovaquie 17.Du côté de l'Asie, Roosevelt avait accepté, à Yalta, toutes les demandes de Staline, principalement : la partie nord de l'île de Sakhaline, les Kouriles, Dairen et Port-Arthur sur les côtes chinoises, la confirmation du statut de la République populaire de Mongolie. En échange, Staline s'était engagé à ouvrir les hostilités contre le Japon, le moment venu. Le Président américain n'était pas sûr de disposer en temps utile de la bombe atomique, ni peut-être de vouloir l'utiliser. Il pouvait avoir besoin du concours soviétique pour amener les Nippons à la capitulation. En fait, les événements devaient prendre un autre cours, et Staline profita de l'aubaine. Il passa à l'acte le 8 août 1945, deux jours après l'explosion nucléaire de Hiroshima et la veille de celle de Nagasaki. À une vitesse fulgurante, les troupes soviétiques convergèrent vers la Mandchourie, pénétrèrent en Corée et dans la partie sud de Sakhaline. Le 12 août, quarante-huit heures avant la demande de capitulation japonaise, les Russes occupaient déjà la Corée du Nord. Ils n'avaient pas perdu de temps ! Lors de la dernière ligne droite, la célérité des différentes armées décida du sort de Berlin. Les Soviétiques se ruèrent sur la capitale du Reich, comprenant mieux que quiconque la valeur politique de cette carte. Soucieux de ne pas indisposer Staline, Roosevelt choisit de le laisser faire, et s'employa plutôt, dans la phase finale de la guerre, à minimiser les pertes américaines. Pour les mêmes raisons, les États-Unis s'abstinrent de libérer la Tchécoslovaquie - à leur portée - et évacuèrent rapidement la Saxe et la Thuringe, qui appartien52 draient ainsi, ultérieurement, à la République démocratique allemande (RDA) 18. À Téhéran (novembre 1943), Staline s'était opposé au plan de Churchill. Celui-ci voulait lancer, simultanément avec le débarquement prévu en Normandie, une opération sur les Balkans. Selon Staline, il fallait aller droit au coeur de l'Allemagne, et les Balkans n'étaient pas une bonne voie pour y accéder. Surtout, il y avait évidemment le non-dit : le second front était certes nécessaire, mais il ne devait pas empêcher les troupes soviétiques d'occuper les territoires sur lesquels le dictateur rouge avait jeté son dévolu. Une chose est sûre : en partie parce qu'ils étaient obsédés par le risque d'une paix séparée entre l'URSS et l'Allemagne, en partie par incompréhension de la nature du régime communiste et des buts réels poursuivis par Staline, les Alliés ont laissé s'établir les bases de la future division de l'Europe. En 1945, l'influence de l'URSS s'étendait jusqu'à l'Elbe et au-delà, jusqu'aux approches de la mer du Nord et de l'Adriatique. Pour ce qui concerne Yalta, Antony Eden a laissé un témoignage saisissant. Le 4 janvier 1945, il note dans son journal : « J'ai bien peur que la conférence ne se passe dans le désordre et que rien ne soit vraiment réglé. Staline est le seul des trois qui sache vraiment ce qu'il veut, un rude négociateur. Le premier ministre en ces matières se laisse guider par ses impulsions. Roosevelt, lui, reste dans le vague et jalouse les autres 19.» Au moment de la reddition du IIIe Reich, aucun accord entre les alliés n'existait sur l'Allemagne. En janvier 1943, à Casablanca, Roosevelt avait énoncé le principe de la « capitulation inconditionnelle de l'ennemi ». Peut-être son propos a-t-il découragé certains opposants allemands de Hitler. Surtout, en ne disant rien sur la future Allemagne, les AngloSaxons ont laissé le vide au coeur de l'Europe. Jean Laloy y voit l'origine des conditions de la future division du pays 20. À Téhéran, chacun des trois grands acteurs avait évoqué sa propre formule de démembrement du Reich. Roosevelt pensait à cinq États, Churchill à trois. Le mois précédent, Staline avait obtenu de ses alliés ce qu'alors il souhaitait le plus ardemment : il fut décidé qu'après la capitulation, il n'y aurait 53 pas de gouvernement central allemand, au moins pendant quelques mois. Ce point était capital pour le dictateur, pour deux raisons. D'une part, il se méfiait de ses alliés plus que ceux-ci de lui-même. Il craignait que les Anglo-Américains n'essayassent de pactiser au dernier moment avec quelque général. D'autre part, il pouvait espérer que sa stratégie pour l'Europe de l'Est s'appliquerait aussi à l'Allemagne, c'est-àdire l'instauration d'un régime communiste après une phase de transition. Ainsi s'explique qu'à Yalta, Staline demanda que l'acte de capitulation mentionnât, non le démembrement, mais son éventualité, et reprit son exigence de ne pas laisser se former un nouveau gouvernement allemand aussitôt après la fin des hostilités. La suite des événements découle de ces prémisses. L'Allemagne sera donc occupée, sans gouvernement national. Le pays sera découpé en quatre zones d'occupation, une pour chacun des pays vainqueurs 2i. Les quatre assumeront conjointement le pouvoir. La conférence de Potsdam (17 juillet-2 août 1945) ne fera que donner son aval à des faits accomplis, y compris les frontières de la Pologne (ligne Oder-Neisse à l'ouest, ligne Curzon à l'est). La nouvelle Pologne englobera ainsi la Poméranie et la Silésie ; elle abandonnera à l'URSS tous ses territoires ukrainiens et biélorusses. Au total, ce pays passera de 388 000 à 310 000 kilomètres carrés. Ces accords, considérés comme provisoires par les Occidentaux, entraîneront l'expulsion de deux millions d'Allemands. Entre-temps, l'URSS avait organisé précipitamment sa zone en Allemagne, et avait entrepris d'y prélever tout ce qui pouvait l'être au titre des réparations dont le principe avait été accepté en Crimée. À l'été 1945, la division de l'Europe était une réalité, à laquelle les Alliés de Staline, dont les yeux commençaient à s'ouvrir, se résignèrent amèrement. Le 5 mars 1946, Churchill, chassé du pouvoir, lança une formule aussitôt célèbre qui caractérisera durablement la nouvelle situation du monde. Ce jour-là, dans un discours à Fulton (Missouri), il dénonça « le rideau de fer qui, de Stettin dans la Baltique à Trieste dans l'Adriatique, s'est abattu sur notre continent ». 54 Je citerai une dernière fois Jean Laloy, qui a si finement démonté le problème de Yalta : « À première lecture, le communiqué de Yalta semble refléter une entente complète entre les trois : l'Allemagne, après sa défaite, sera non seulement contrôlée mais gouvernée par les vainqueurs ; désarmée, rééduquée, démocratisée, elle réparera les dommages qu'elle a causés. Une conférence internationale rédigera la Charte des Nations unies, l'organisation mondiale qui permettra aux États-Unis de ne pas se replier sur eux-mêmes, à l'URSS de coopérer avec le monde non communiste. Les pays européens libérés recevront, en cas de besoin, l'aide des tiers pour se doter d'institutions démocratiques et de gouvernements représentatifs. En Pologne sera créé un gouvernement de coalition qui s'engagera à organiser dès que possible des élections libres. En Yougoslavie, les dispositions législatives décrétées par la résistance devront être ratifiées par une Assemblée constituante. La France occupera une zone en Allemagne et sera membre du Conseil de contrôle de Berlin. Enfin, un Conseil des ministres des Affaires étrangères se réunira régulièrement pour maintenir une concertation étroite entre les gouvernements. Qui désapprouverait un tel programme 22 ? »» L'Europe de l'Est Pour comprendre ce qui se passait réellement, il aurait fallu saisir la nature du régime stalinien, comme il aurait fallu en 1933 comprendre la portée du projet explicité dans Mein Kampf. Mais, au début de 1945, les esprits lucides n'étaient pas légion. Le système communiste exerçait un formidable attrait sur de vastes couches de la population européenne. L'URSS était célébrée pour sa résistance et ses victoires contre le nazisme. Beaucoup d'intellectuels européens, notamment français, croyaient à la supériorité du modèle économique soviétique et manifestaient leur sympathie à Staline. Ils ne commenceront à ouvrir les yeux que lorsque les troupes soviétiques écraseront la révolte de Budapest, en 1956. Quelques années plus tard, le maoïsme exercera à son tour une véritable fascination, principalement en France. On en 55 verra même les traces dans la mode vestimentaire. Mais les conséquences seront moindres. La complaisance pour le régime communiste durera jusqu'aux années soixante-dix, jusqu'au triomphe de Soljenitsyne. La lutte implacable que mena un Raymond Aron contre le marxisme-léninisme explique largement sa position relativement marginale dans la vie intellectuelle de notre pays, jusqu'aux toutes dernières années de sa vie 23.Des dizaines de millions d'Européens de l'Ouest et une partie de leurs élites partagent la responsabilité de ce qu'on peut appeler symboliquement l'échec de Yalta. Suivant , l'analyse de l'historien Hugh Seton-Watson 24, Jacques Rupnik résume ainsi les trois phases de la prise de pouvoir par les communistes en Europe de l'Est : « La première est une coalition authentique ; plusieurs partis politiques (liés par un programme commun dit de Front national) rivalisent pour le pouvoir. La liberté de la presse et la liberté d'association sont respectées, quoique fortement limitées par le facteur soviétique et, bien entendu, par la mainmise communiste sur les ministères clés tels que la Défense ou l'Intérieur. En Bulgarie et Roumanie, cette phase dura quelques mois ; en Hongrie, jusqu'au printemps 1947 ; en Tchécoslovaquie, jusqu'en février 1948. « La deuxième phase est celle de la pseudo-coalition. Des non-communistes siègent encore au gouvernement mais ils doivent moins leur poste au pouvoir de leur parti qu'à leur soumission aux communistes. La Pologne et la Yougoslavie, qui avaient sauté la première étape, n'ont connu que brièvement la seconde. Cette étape prit fin partout à la suite de la réunion du Kominform à Szklarzka Poreba en septembre 1947 2s. « La troisième et dernière phase est l'instauration d'un régime communiste monolithique : toute opposition est supprimée et ses représentants sont arrêtés, ou contraints à l'exil. Les socialistes subissent des purges avant d'être forcés de fusionner avec le parti communiste 26. Le coup d'État de février 1948 en Tchécoslovaquie a été la transition la plus brutale de la première à la troisième phase. » Au début de la guerre, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Finlande, 56 l'Autriche, mais aussi l'Espagne et l'Italie, étaient les amis, les alliés ou les proies de l'Allemagne nazie. Les cinq premières tombèrent dans l'escarcelle de Staline. Parce qu'elle était un morceau trop résistant par rapport à sa valeur stratégique, la Finlande ne subit pas, après la victoire de l'URSS en 1944, le sort que l'URSS avait réservé à la Roumanie et à la Bulgarie. En ce qui concerne l'Autriche, annexée par Hitler en 1938, les trois Grands s'étaient mis d'accord à Téhéran sur le principe de son indépendance. Staline n'était pas en mesure de formuler d'autres exigences pour ce pays. La République autrichienne fut restaurée en avril 1945 et le premier chef de son gouvernement, le socialiste Karl Renner, devint président de la République en décembre de la même année. Mais le pays resta occupé, là encore selon les zones atteintes par les armées de libération. Il fallut attendre plus de deux ans après la mort de Staline pour que l'URSS accepte de signer le traité de paix qui reconnaissait effectivement l'indépendance et la neutralité de l'Autriche (15 mai 1955) et entérinait le retrait des troupes d'occupation alliées 27 (octobre 1955). L'Espagne, protégée par sa position excentrique mais aussi par la prudence de Franco, resta isolée jusqu'à la mort de celui-ci (20 novembre 1975). L'Italie fut libérée par les Occidentaux, et devait avoir pour longtemps le plus important parti communiste de l'Europe libre28. Dans le camp communiste qui s'est constitué au début de la guerre froide, le cas de la Yougoslavie est le plus singulier. Le Croate Josip Broz, dit Tito, grande figure de la résistance contre les nazis, est parvenu à redonner vie au projet yougoslave moribond. Seul dirigeant communiste en Europe à détenir une légitimité qui lui fût propre, il osa tenir tête à Staline, au point que le Kominform le condamna pour « déviationnisme » en 1948. Avec la Yougoslavie apparut ainsi le premier schisme de l'Internationale communiste 29. Pendant toute la guerre froide, la Yougoslavie devait rester la moins totalitaire des démocraties populaires, la plus respectée aussi en Occident. Seul un autre chef communiste a concurrencé pendant un temps le maréchal Tito dans son rôle de vedette d'un communisme indépendant : il s'appelait Nicolae Ceaucescu. Chapitre IV LA NOUVELLE ALLIANCE ' Le long télégramme Au début de l'année 1946, l'Amérique devint mûre pour élaborer une stratégie face à l'URSS. Les responsablesde Washingtoncommencèrentenfin à comprendreles réalitésdu communisme.Profitant de l'absence de son patron Averell Harriman, le numérodeux de l'ambassadedes États-Unisen Union soviétique, un fin connaisseur des affaires européennes nommé George Kennan entreprit d'expliquer au Départementd'État la nature du régime de Staline.Dans ce but, il envoya un télégramme d'une longueur inhabituelle - environ huit mille mots - décrivant le monde vu de Moscou, le projet de Staline,les deux niveauxde sa mise en oeuvre (les relations interétatiques, le réseau des partis communistes et des organisations qui leur étaient liées). L'auteur en tirait des conclusionsgénéralespour la politique américaine. Trois idées dominent la partie opérationnelledu texte de Kennan. Premièrement,il observe que les Soviétiquessont essentiellementprudents. Contrairementà Hitler, Staline ne progressepas par quitte ou double ;il se contentede renverser les murs, après en avoir testé l'absence de résistance 2. Deuxièmement,du fait de ses immensesdéficiences,le système soviétiqueaura de plus en plus de difficultésà se maintenir ; mais son affaiblissementprendra beaucoupde temps, au-delàmême de la disparitionde son auteur.Troisièmement, « le communismeest commeun parasitequi se nourritsur les 59 : tissus morts » ; la meilleure façon de contenir l'URSS (l'idée de containment - mot que l'on traduit généralement par « endiguement » - est déjà présente dans ce texte) est donc de renforcer nos propres sociétés. L'observateur conclut en affirmant sa conviction que le problème posé par l'URSS est soluble sans recours à la guerre. Le télégramme, envoyé à Washington le 22 février 1946, connut un extraordinaire retentissement, sans précédent pour ce genre de littérature. C'est qu'il venait à point nommé. Comme l'écrit lucidement Kennan dans ses mémoires : « Six mois plus tôt, le message aurait probablement été reçu au Département d'État avec des froncements d'yeux et des moues de désapprobation. Six mois plus tard, il aurait sans doute paru redondant, une sorte de prêche pour un convaincu 3 ». Le « long télégramme » apportait la formulation juste du problème soviétique, et une ébauche de stratégie, au moment précis où le besoin s'en faisait ressentir 4. Ainsi se noue souvent le destin des hommes. Il faut faire le bon geste, au bon moment. Le cardinal de Retz et Clausewitz ont consacré de belles pages à ce thème universel. Une année allait encore s'écouler avant que les États-Unis n'effectuent un choix stratégique clair. L'occasion en fut la décision britannique, annoncée le 24 février 1947, d'alléger ses charges, et de retirer ses troupes de Grèce. Dans ce pays ravagé par la guerre civile, Londres avait déployé quarante mille hommes pour soutenir le gouvernement légal contre les maquis communistes, appuyés par la Bulgarie, la Yougoslavie et l'Albanie. Dans le même temps, Staline faisait pression sur la Turquie, au sujet des détroits de la mer Noire et de certaines questions frontalières 5. Truman décida de prendre la relève des Anglais. Il annonça sa décision au Congrès, le 12 mars 1947. Le coeurde la « doctrine Truman » est exprimé dans ce passage de son discours : « Je crois que la politique des États-Unis doit être de soutenir les peuples libres dans leur résistance à l'assujettissement par des minorités armées ou par des pressions extérieures. Je crois que nous devons aider les peuples libres à élaborer leurs propres destinées selon leurs propres voies. » Le Président des ÉtatsUnis allait en fait très au-delà du soutien aux Grecs et aux 60 Turcs. Il énonçait une politique universelle de résistance contre les visées Le plan communistes 6. Marshall Au début de l'année 1947, il apparaissait que les économies européennes ne parvenaient pas à se rétablir. Là se situait le principal facteur de risque pour la propagation du communisme. Le général Marshall, ancien commandant en chef des troupes américaines en Chine devenu secrétaire d'État, réalisa que « le patient était en train de couler pendant que les médecins délibéraient ». Il estima nécessaire de prendre une grande initiative, et pour la mettre au point eut l'intelligence de faire appel aux meilleures compétences disponibles. L'artisan principal de ce travail fut sans doute George Kennan devenu, grâce à sa réputation acquise avec le « long télégramme », le directeur de son Policy Planning Staff 7. Ainsi naquit le célèbre plan Marshall, dont le succès, nullement évident a priori, devait être fulgurant. C'est également la logique économique qui conduisit les Anglo-Saxons, avec l'accord difficilement acquis des Français, à réaliser l'unification économique de leurs zones d'occupation en Allemagne, quand ils eurent cessé de croire à la possibilité de débloquer leurs ' conversations avec les Russes sur l'avenir de ce pays. Le plan Marshall reposait sur quelques idées simples, et d'abord la distinction entre un problème à court terme et un problème à moyen terme. À court terme, il s'agissait d'aider les pays européens à éliminer les goulots d'étranglement énergétiques. Le problème à moyen terme consistait à réorganiser les structures économiques et sociales bouleversées par la guerre. Les auteurs du plan Marshall avaient compris que cela n'avait rien à voir avec la question du décollage des pays sous-développés 8. Le premier objectif était facile à atteindre. Comment devait-on s'y prendre pour réaliser le second ? Les conseillers du secrétaire d'État virent juste : les pays européens devaient se mettre d'accord sur un programme coordonné de redressement, le rôle des États-Unis se limitant à une aide temporaire pour amorcer sa mise en oeuvre.Ils 611 jugèrent également que, pour des raisons tactiques, le plan devait être proposé à tous les Européens et à l'URSS. En d'autres termes, s'il devait y avoir division de l'Europe, ce ne devait pas être le fait de Washington, mais de Moscou. Et c'est ainsi que les choses se passèrent. Le général Marshall prononça sa fameuse allocution à Harvard, le 5 juin 1947. Le 22 septembre, la « Conférence de coopération économique » de Paris, réunissant les seize États qui avaient accepté l'offre américaine 9, dressa le bilan des besoins communs et adopta un plan de relèvement pour les années 1948-1952 10. Le 16 avril 1948 fut créée l'Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de répartir l'aide américaine promise dans le cadre de ce plan 1. L'Union soviétique répliqua en constituant, le 25 janvier 1949, un Conseil d'assistance économique mutuelle (CAEM, ou COMECON) avec ses satellites. Ce Conseil ne modifia pas en fait une structure des rapports économiques entre les pays concernés, se réduisant pour l'essentiel à des relations bilatérales entre Moscou et chacun de ses vassaux. Le plan Marshall s'inscrivait dans une conception libérale de l'économie, qui avait déjà conduit à la création du Fonds monétaire international en 1944. C'est d'autre part le 1 er janvier 1948 que fut signé l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, c'est-à-dire, selon son sigle anglais, le GATT 12 (General Agreement on Tariffs and Trade). Ainsi naquirent les principales institutions de la coopération économique entre les démocraties à économie de marché, dont on peut dire a posteriori que le succès a été remarquable. La République fédérale d'Allemagne Telle est la conjoncture dans laquelle les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France se décidèrent à créer la République fédérale. Les trois pays se réunirent à Londres du 23 février au 6 mars, puis du 28 avril au ler juin 1948. Malgré les réticences françaises, ils se mirent d'accord sur l'unification économique de leurs zones et sur l'introduction d'une nouvelle monnaie, le Deutsche Mark, mise en circulation le 20 juin. Une Assemblée constituante fut convoquée pour le 62 ler septembre. Le processus aboutit le 8 mai 1949 à la « loi fondamentale » (Grundgesetz), c'est-à-dire à la Constitution de la RFA, et à l'organisation d'élections générales le 14 août. Le I septembre, Konrad Adenauer fut élu chancelier par le Bundestag à une voix de majorité. L'ancien maire de Cologne avait soixante-treize ans. Il ne devait quitter ses fonctions qu'en octobre 1963, pour céder la place à Ludwig Erhard. Le 7 octobre 1949, l'URSS faisait de sa propre zone une « République démocratique allemande », un État centralisé de type soviétique face à la RFA, elle réellement démocratique et de type fédéral. Le succès de la stratégie occidentale sera impressionnant. On a beaucoup glosé sur le « miracle économique » allemand. Comme dans le cas du plan Marshall, une analyse superficielle de ses causes a pu conduire à des généralisations hâtives ou à des suggestions douteuses pour d'autres situations, par exemple à propos de l'unification allemande de 1990. En fait, il n'y a pas eu de miracle. Un spécialiste de l'économie allemande d'après-guerre, Alan Kramer, introduit ainsi son livre sur le sujet 13 : « À la fin de la deuxième guerre mondiale, l'économie allemande avait toutes les apparences de l'anéantissement. À peine dix ans après, cependant, l'Allemagne de l'Ouest n'avait pas seulement retrouvé son niveau d'avant-guerre, mais elle le dépassait selon les plus économiques. Les observateurs importants des indicateurs " étrangers attribuaient ce miracle " aux capacités innées du peuple allemand pour le travail, à la chance et à l'aide Marshall. Les ouvrages généralement utilisés sur l'histoire économique moderne se limitaient aussi à de telles explications simplistes. Le présent livre démontre que, loin d'avoir été détruite par les bombardements alliés, l'économie allemande était fondamentalement saine à la fin de la guerre et que sa capacité industrielle avait considérablement augmenté. Grâce à l'abondance d'une main-d'oeuvre qualifiée, complétée par un afflux continu d'immigrants provenant de l'Europe de l'Est, grâce aussi aux politiques menées par les gouvernements militaires anglais et américain, l'Allemagne de l'Ouest réunissait les conditions de la croissance, ce qui . 63 ' ' permet de comprendre comment elle a atteint sa position quasi inexpugnable aujourd'hui. » Alan Kramer s'attache en particulier à démythifier la réforme monétaire, qui joua certes un rôle important, mais un rôle parmi d'autres, et ne fut en tout cas pas l'oeuvre des Allemands (en particulier d'Erhard qui s'en attribuait les mérites), mais exclusivement, selon cet auteur, ' ' . . ' celle des Américains 14. Dans les années trente, également, l'Allemagne avait connu un faux miracle. Il faut rappeler que les premiers succès de Hitler avaient été largement dus au bilan économique de son gouvernement. Comme l'écrit l'historien John Keegan ' 5 : « Sa politique économique n'était pas fondée sur la théorie, certainement pas sur la théorie keynésienne ; mais elle se ramenait à un programme de déficit budgétaire, d'investissements publics et d'investissements industriels garantis par l'État que Keynes aurait approuvé. Tout ceci était accompagné d'un démantèlement calculé des mouvements syndicaux, avec l'élimination de toutes les restrictions à la mobilité du travail, dont les effets sur l'emploi furent spectaculaires ; entre janvier 1933 et décembre 1934, le nombre des chômeurs déclina de plus de la moitié, beaucoup des trois millions de nouveaux travailleurs trouvèrent des emplois dans la construction du magnifique réseau autoroutier (Autobahnen) qui fut le premier symbole extérieur du miracle économique nazi. » Le premier « miracle économique » allemand fut keynésien avant la lettre, quoiqu'il reposât également sur une conception libérale de la mobilité du travail. Le second fut d'inspiration franchement libérale, bien que sa composante keynésienne ne cessât de croître. La RFA devint le champion de l'économie sociale de marché (Sozialmarktwirtschaft). Werner Abelhauser, un autre spécialiste de l'histoire économique allemande, n'avait pas tort en écrivant : « L'histoire de la République fédérale d'Allemagne est d'abord son histoire » Peut-être d'ailleurs cette remarque va-t-elle économique La loin. plus puissance de la Prusse, celle de l'Allemagne maintenant celle de l'Allemagne démocratique, ont nazie, toujours reposé sur la vitalité économique. Comme le Japon. A contrario, la France a toujours manqué de souffle dans la 64 sphère de l'activité matérielle, et sa capacité d'action exterieure en a toujours souffert. Le pari de George Kennan et des inspirateurs du plan Marshall a été gagné. Ce pari, les États-Unis l'avaient fondé sur un jugement que le général Marshall résumait le ler octobre 1947 en ces termes : « Le relèvement de l'Europe serait la meilleure barrière contre l'impérialisme soviétique, la ruine de l'Europe offrirait l'occasion souhaitée de la conquête par l'intérieur. » Pour des raisons symétriques, l'échec économique et social du système soviétique sera la cause la plus fondamentale de sa décomposition ultérieure. La guerre froide fut bel et bien le produit de l'affrontement de deux systèmes. L'OTAN En 1947-1949, rien de tout cela n'était évident. Comment les Soviétiques réagirent-ils à la naissance d'une stratégie américaine ? Évidemment mal. La création du Kominform fut une réplique au plan Marshall. Le coup de Prague (25 février 1948) suivit le veto soviétique à l'adhésion de la Tchécoslovaquie à ce plan. Sans doute aurait-il eu lieu de toute façon. Le blocus de Berlin apparut comme la réponse de Moscou à la conférence de Londres des trois Occidentaux sur l'avenir de l'Allemagne. Le blocus fut renforcé après la création du Deutsche Mark. Washington le contra par un pont aérien qui dura jusqu'en juin 1949. La détermination et la prouesse technique des Américains contraignirent finalement Staline à céder. Ce fut la première épreuve de force entre l'Est et l'Ouest, dont le déroulement et la conclusion donnèrent plutôt raison à ceux, comme Kennan, pour qui les Soviétiques ne voulaient en aucun cas franchir un stade où ils devraient entrer en guerre. Cette intuition ne sera pas contredite par l'affaire de la Corée, où ils ne combattront pas directement. Il faudra attendre 1979 et la crise afghane pour voir l'URSS engager ses forces hors du périmètre déterminé par l'issue du second conflit mondial. La politique de Staline, comme celle de ses successeurs, fut la pression contre les murs. Mais au début de 1948, la psychose de la guerre s'empare 65 des Européens de l'Ouest. La création du Kominform, le coup de Prague, le blocus de Berlin, les actions révolutionnaires des partis communistes français et italien provoquent un sentiment de panique 17. Jusqu'alors, l'idée de containment, à la base des décisions américaines, était principalement politique et non militaire. Telle était notamment la conviction de George Kennan, qui en juin 1947 avait publié, dans la revue Foreign Affairs, un article devenu immédiatement célèbre intitulé « The Sources of Soviet conduct ». Mais les esprits, bons ou mauvais, lisent ou entendent ce qu'ils ont envie de lire ou d'entendre. Le concept de containment développé par le directeur du Policy Planning Staff fut compris dans un sens militaire, contrairement aux intentions de son auteur. Celui-ci - je l'ai déjà dit - était convaincu (il ne changera jamais d'avis ultérieurement) que l'URSS n'avait aucunement le dessein d'envahir de nouveaux territoires, mais qu'elle recherchait l'extension de son empire par des moyens purement politiques. Comme le nom et donc la fonction de l'auteur qui se cachait derrière la lettre X fut immédiatement révélé au public, les commentateurs en déduisirent aussitôt que l'article de Foreign Affairs - avec son interprétation erronée - révélait la vraie stratégie américaine dont la doctrine Truman n'était qu'un élément. En fait, l'idée d'une alliance défensive contre les visées de l'URSS flottait dans l'air. Elle devait se préciser l'année suivante face au durcissement de Moscou, et aboutir en 1949 à la signature du Pacte atlantique. La naissance de l'Alliance se passa de la manière suivante. En janvier 1948, les Britanniques projetèrent de conclure avec la France et les pays du Benelux un traité défensif. Ce fut le pacte de Bruxelles, signé le 17 mars suivant. L'accord prévoyait une assistance automatique en cas d'agression en Europe contre l'un des signataires, et des consultations en cas d'agression hors d'Europe ou de menace de l'Allemagne. L'Allemagne était donc mentionnée, mais l'Alliance visait essentiellement l'URSS. Dès le début du processus se posa la question d'une association avec les États-Unis. Le 11 juin, le Sénat vota la « résolution Vanderberg ». Celle-ci autorisait le gouvernement de Washington à conclure des alliances, en temps de 66 paix, à l'extérieur du continent américain. Ce fut un tournant majeur de la politique américaine. Le projet de Pacte atlantique fut mis au point après la réélection de Truman, et aboutit en mars de l'année suivante. Le traité fut signé le 4 avril 1949 dans la capitale américaine. Malgré sa formulation assez vague 18 et l'absence, à cette époque, de toute organisation rigoureuse, communistes et neutralistes lancèrent une campagne acharnée contre lui, dont le point d'orgue fut l'appel de Stockholm du 19 mars 1950. Mais cette énorme agitation n'empêcha pas la ratification du Pacte 19entré en vigueur dès le 24 août 1949. Au début de l'année 1950, l'affrontement idéologique battait son plein. C'était l'époque du maccarthysme et de la « chasse aux sorcières » aux États-Unis. La guerre de Corée allait pousser la guerre froide à son paroxysme. Le 25 juin 1950, les armées de Kim Il-sung franchissaient le trente-huitième parallèle et envahissaient la Corée du Sud. Le dictateur de Pyongyang ne pouvait avoir agi sans le feu vert de Staline. Au mois d'octobre précédent, Mao Zedong avait pris le pouvoir à Pékin. L'Asie de l'Est était désormais ouverte au communisme. Quelques mois plus tôt, le 23 septembre 1949, le président Truman avait annoncé l'identification, par les services américains, d'une explosion atomique en URSS. Pour beaucoup d'observateurs de l'époque, la perspective d'une troisième guerre mondiale se rapprochait. Les partisans, comme George Kennan, d'une approche purement ou même principalement politique du containment, n'étaient plus entendus. C'est dans ce contexte que les Américains décidèrent de structurer l'Alliance atlantique en faisant de son organisation (Organisation du traité de l'Atlantique nord, OTAN) une véritable institution politique et militaire de sécurité régionale, sans précédent historique. Une organisation militaire intégrée fut créée dans le cadre de l'OTAN. Son premier chef, portant le titre impressionnant de commandant suprême des forces alliées en Europe, fut le général Dwight Eisenhower. Auréolé de son prestige de libérateur du vieux continent ou du moins de sa partie occidentale, Ike - comme on appelait familièrement l'ancien patron de l'opération Overlord - fut le princi67 . ' ' . . ' ' ..,. pal artisan de la nouvelle alliance. Son élection à la présidence des États-Unis, en novembre 1952, devait évidemment avoir des conséquences majeures sur ses orientations futures. Désormais, l'engagement américain en cas d'attaque soviétique en Europe paraissait quasi automatique. C'était un changement majeur par rapport aux conditions des deux guerres mondiales. Dans cette nouvelle conjoncture, les Américains pressèrent les Européens de réarmer. À cause des conditions économiques et sociales du moment, cela posa aussitôt la question du réarmement allemand, qui devait avoir des conséquences complexes sur lesquelles je reviendrai plus loin. Les développements du début des années cinquante ne devaient pourtant pas changer radicalement les données politiques de la guerre froide. Eisenhower avait mené sa campagne présidentielle sur le thème de l'insuffisance du containment et préconisé l'adoption de la doctrine du rollback : il fallait non seulement contenir l'expansion du communisme, mais le refouler à l'intérieur de sa base soviétique. Le successeur de Truman et son puissant secrétaire d'État, l'avocat John Foster Dulles, n'allaient cependant pas tarder à réduire leurs ambitions. Ils devaient, pour l'essentiel, poursuivre la politique de Truman. Du côté de l'Asie . . Tournons-nous maintenant vers l'autre extrémité du continent eurasiatique. J'ai déjà évoqué la célérité avec laquelle Staline avait jeté ses troupes sur la Mandchourie et le nord de la Corée, en août 1945. Après les explosions d'Hiroshima et de Nagasaki, le Japon capitula sans conditions, selon les exigences de l'ultimatum que lui avaient adressé le 26 juillet les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine. Mais les situations allemande et nippone différaient sous deux rapports essentiels. D'abord, l'Allemagne était occupée par quatre puissances, et le Japon par une seule. En pratique, le général MacArthur s'installait comme un véritable proconsul et se comporta comme tel. La question d'une division du pays du Soleil-Levant ne devait jamais se poser. Le destin à court 68 terme de l'archipel devait dépendre des seuls États-Unis d'Amérique. Ensuite, les vainqueurs avaient accepté le maintien de l'empereur Hirohito, en précisant seulement que son autorité et celle du gouvernement de l'État seraient soumises au commandant suprême des puissances alliées. Le vide politique que l'Allemagne devait connaître entre 1945 et 1949 n'eut pas son équivalent au Japon, lequel trouva très vite son Adenauer, en la personne de Shigeru Yoshida (1878-1967). Celui-ci avait démissionné de son poste d'ambassadeur à Londres, en 1939, pour protester contre la politique impérialiste de Tokyo. Une attitude qui lui valut, après 1945, la sympathie de MacArthur. Membre du cabinet formé aussitôt après la fin des hostilités par le prince Naruhiko Higashikuni, il devint le chef du parti libéral démocrate. Premier ministre entre mai 1946 et mai 1947, puis de nouveau entre octobre 1948 et décembre 1954, il devait jouer un rôle déterminant aux moments décisifs. Pendant les années 1946 et 1947, la situation se bloqua en Asie comme en Europe. Les Soviétiques firent le lit des communistes en Mandchourie et en Corée du Nord où Kim Ilsung, arrivé dans les fourgons de Staline, s'était installé en maître. La Mandchourie devint de facto un État communiste autonome dès le printemps 1946. C'est en mai et en septembre 1948, respectivement, que furent constitués les deux États coréens, la Corée du Sud sous la direction de Syngman Rhee, et la Corée du Nord sous la houlette de Kim It-sung. Dans ces contrées, l'Histoire suivait un cours parallèle à celui de l'Europe de l'Est. La Chine, nominalement dirigée par le gouvernement nationaliste de Chiang Kaishek, avait en principe récupéré la Mandchourie et l'île de Formose (Taiwan). Mais la guerre civile faisait rage, l'Amérique soutenant le leader nationaliste, et l'URSS Mao Zedong. Les hésitations américaines, la corruption des nationalistes, le talent de Mao, devaient conduire à la victoire des communistes, prévisible dès 1948. La République populaire de Chine fut proclamée le 1 eroctobre 1949 à Pékin. Pour les Américains se posait ainsi, dès le début de la guerre froide, la question de l'organisation du containment en 69 _ Asie de l'Est. Ils étaient fermement installés aux Philippines. Mais devant les perspectives qui s'ouvraient, cette base était insuffisante. Le point décisif se situait à l'évidence au Japon. Les forces de Staline n'avaient pas été en mesure d'y prendre pied. Cependant, dans l'état catastrophique où se trouvait encore le pays au début de 1948, la possibilité d'une victoire locale du communisme était parfaitement envisageable. À partir de cette époque, MacArthur mit en oeuvreune politique plus proche de l'idée sous-jacente au plan Marshall. Il s'agissait désormais de favoriser la reconstruction du Japon, et de permettre au pays de se défendre contre toute tentative de subversion intérieure. En même temps, le projet d'un traité de paix séparé faisait son chemin. Le 1 er juin1950, le gouvernement de Yoshida s'y déclara favorable, à condition que le Japon pût être protégé contre une éventuelle agression soviétique, ou contre un soulèvement communiste à l'intérieur. Les préparatifs d'un traité américano-japonais ont-ils joué un rôle majeur dans le déclenchement de la guerre de Corée ? Telle fut à l'époque l'opinion de George Kennan, qui écrit toutefois dans ses mémoires : « Je n'ai aucune preuve que la possibilité d'une relation entre notre décision d'aller de l'avant vers un traité de paix séparé avec les Japonais, prévoyant une présence militaire américaine au Japon pendant une période indéfinie après la conclusion du traité, d'une part, et la décision soviétique de déclencher une guerre civile en Corée, d'autre part, ait traversé l'esprit de quiconque à Washington, en dehors de moi 20.» En tout cas, le résultat allait être inverse de celui qu'aurait pu souhaiter Staline. Le 25 juin 1950, les armées nord-coréennes franchissaient le trente-huitième parallèle, profitant de ce que les forces américaines avaient pratiquement évacué la péninsule. Le président Truman prit aussitôt la décision capitale de porter secours à la Corée du Sud Après l'affaire du blocus de c'était le test second Berlin, majeur de la guerre froide. Les États-Unis refusaient de se laisser entraîner dans un enchaînement de concessions analogues à l'appeasement des années 1936-1939. Dans un premier temps, la Corée du Nord envahit la quasi-totalité de la péninsule. En septembre, les troupes américaines passèrent à l'offensive, à partir de la tête 70 de pont de Pusan où elles s'étaient repliées. Elles reprirent rapidement le terrain perdu et, dès octobre, le problème se posa du franchissement du trente-huitième parallèle, un pas que MacArthur n'hésita pas à franchir, ce qui provoqua l'intervention de la Chine à partir du 16 octobre. À la fin de l'année, le front se situait autour du trente-huitième parallèle. C'est alors que Truman envisagea d'utiliser la bombe atomique contre les Chinois. Sous l'influence, notamment, de ses alliés européens, il ne voulut cependant pas prendre le risque du déclenchement d'une troisième guerre mondiale. Il fallut évacuer Séoul le 4 janvier 1951. Au mois de mars, MacArthur, sans en référer au Président des États-Unis, menaça de bombarder les bases chinoises en Mandchourie. Le proconsul était allé trop loin. Truman le révoqua le 10 avril, et le remplaça par le général Ridgway. Cette décision soulagea l'atmosphère. Le 23 juin 1951, le délégué soviétique à l'ONU, Jacob Malik, évoqua pour la première fois « la possibilité de la coexistence pacifique des deux systèmes, socialisme et capitalisme ». La guerre de Corée devait se terminer par un match nul, mais au prix d'énormes sacrifices. Il fallut attendre l'été 1953 pour la conclusion de l'armistice (Panmunjon), après quoi fut aussitôt signé un traité d'alliance entre les États-Unis et la Corée du Sud (7 août 1953). Le déclenchement de la guerre de Corée fut l'événement capital qui mit un terme définitif à la conception purement politique du containment. En particulier, il incita les ÉtatsUnis à aller de l'avant pour la conclusion effective d'un traité de paix avec les Japonais. Le 20 juillet 1951, Washington convoqua une conférence pour la signature de ce traité, qui se réunit à San Francisco au début de septembre. L'URSS avait accepté d'y participer. Mais elle fut le seul des cinquantedeux États présents, avec la Pologne et la Tchécoslovaquie, à refuser de signer, le 7 septembre. Le lendemain, les ÉtatsUnis concluaient un Traité de sécurité mutuelle avec le Japon. « Le Japon, n'ayant pas de moyens propres de défense, manifestait le désir que les forces américaines fussent provisoirement maintenues sur son territoire et aux alentours. Les Américains exprimaient l'espoir que le Japon pourrait 71 . prendre progressivement la responsabilité de sa propre défense, en évitant pourtant tout armement offensif 22.» Pendant ce temps, comme on l'a vu, le gouvernement américain recherchait avec ses alliés européens les moyens d'intégrer l'Allemagne fédérale dans la nouvelle alliance. Comme souvent dans l'Histoire, les ennemis d'hier devenaient les amis d'aujourd'hui. Désormais, le dispositif américain en Asie de l'Est allait reposer sur le Japon et la Corée du Sud, sur les Philippines avec lesquelles un accord fut conclu le 30 août 1951, et sur Formose où Chiang Kaishek s'était replié après la victoire de Mao. Également à San Francisco, le 1 erseptembre, avait été signé un pacte de sécurité collective entre l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis (ANZUS). Par ailleurs, à partir de juin 1950, la guerre d'Indochine changea de nature. Pour Washington, ce n'était désormais plus une guerre coloniale, mais un enjeu important dans le grand conflit idéologique. Aussi les Américains décidèrent-ils de soutenir les Français et mirent-ils le doigt dans un engrenage qui devait les conduire, ultérieurement, beaucoup plus loin qu'ils ne l'auraient jamais imaginé. La politique américaine au Japon est l'une des grandes réussites de l'après-guerre. Comme en Allemagne de l'Ouest, la conversion démocratique de ce pays a réussi. Le succès économique des Nippons a été foudroyant et a entraîné, dans son sillage, celui des « nouveaux pays industrialisés », comme on les appellera plus tard. Quarante ans après Hiroshima et Nagasaki, le pays du Soleil-Levant était devenu la deuxième puissance économique du monde. Sans doute s'apprête-t-il à présent à jouer son propre jeu. Pendant au moins quatre décennies, il s'est comporté en allié loyal des États-Unis. Il a adopté sincèrement le modèle « internationaliste ». Mais, comme toujours dans l'Histoire, l'avenir reste ouvert. Chapitre V UNION EUROPÉENNE ? Comment l'Union européenneest-elle sortie des limbes ? Comments'est-elle développéejusqu'à la chute de l'URSS ? Et commentse présenteson avenir,à l'orée du xxie siècle I? Une géniale fuite en avant J'ai déjà évoqué l'émergence,dans l'entre-deux-guerres, de l'idée d'une Unioneuropéennequi se distinguâtd'un rêve impérial, celui de Charlemagneou de Napoléon, et qui fût établie sur une libre associationdes États-nationsdu continent. Cette idée prit consistance avec le projet d'Aristide Briand, rédigé par le diplomateAlexis Léger - plus connu en littératuresous le nom de Saint-JohnPerse -, lequel fixa en partie le vocabulaire de la future Communauté 2. Mais en 1930,la conjoncturepolitiquene se prêtaitpas au passage à l'acte. La pression était insuffisante.Après, elle allait être trop forte. Ou plutôt, la menace venant alors du coeurmême de l'Europe, une Union comme remède ne pouvait plus guère avoir de sens. À la fin des années quarante, la situation est mûre pour réactiver l'idée. Comme pour les cantons suisses au XIIIesiècle, la pression vient clairement de l'extérieur. La Confédérationhelvétiqueest née du Pactedéfensif quesignèrent en août 1291 les Waldstâtten,c'est-à-dire les trois pays d'Uri, Schwyzet Unterwald,juste après la mort de Rodolphe de Habsbourg.Celui-ci avait respectéles droits acquis antérieurementpar ces trois communautéspaysannes,qui bénéficiaient ainsi d'une réelle autonomie.Mais rien ne garantissait 73 que le nouvel empereur adopterait une attitude aussi tolérante. Le Pacte, rédigé en latin, peut se résumer ainsi : les habitants d'Uri, de Schwyz et d'Unterwald promettent de s'aider les uns les autres en cas d'attaque ; ils déclarent qu'ils ne reconnaîtront aucun juge étranger ; ils s'engagent à régler leurs querelles non par la guerre, mais en prenant des arbitres ; ils proclament leur volonté de punir les criminels, les incendiaires, les voleurs. Le Pacte fut conçu pour « durer à perpétuité ». Il ne s'agissait pas, dans l'esprit des signataires, de créer un nouvel État. La Confédération helvétique telle que nous la connaissons aujourd'hui est, malgré son nom, une fédération dont la Constitution n'a été fixée qu'en 1848. Pour l'Europe occidentale de l'après-guerre, l'empereur que l'on craint s'appelle Staline. Mais contrairement aux confédérés de 1291, elle ne trouve pas en son sein la force de réagir. Les Européens sont épuisés. Le communisme ne les menace pas seulement de l'extérieur. Il les mine de l'intérieur. L'impulsion viendra des États-Unis qui, avec le plan Marshall et l'OECE, mettront en place les premières structures, évidemment plus atlantiques qu'européennes. De même, sur le plan militaire, l'organisation défensive sera américaine. Le pacte de Bruxelles du 17 mars 1948 entre la France, la Grande-Bretagne et les trois pays du Benelux, n'aura servi que de marchepied à l'Alliance atlantique. En mai 1948, des mouvements favorables à la constitution d'une Union européenne se réunissent en congrès à La Haye. On y voit se dessiner les lignes de partage qui s'affirmeront tout au long de l'histoire de l'Union, entre les partisans d'une fédération étroite et ceux d'une confédération souple d'une part, entre les grands et les petits pays de l'autre. À l'époque, la plus importante des oppositions est la première, qui se manifeste essentiellement entre la Grande-Bretagne, hostile à toute entreprise supranationale, et les pays du « continent ». De ce congrès de La Haye allait du moins sortir une grande institution essentiellement européenne mais non communautaire, le Conseil de l'Europe, dont le statut fut signé le 5 mai 1949 et dont la première session eut lieu à Strasbourg le 8 août suivant. Du fait de l'attitude anglaise, les compé74 tences du Conseil de l'Europe - avant tout une assemblée parlementaire - furent étroitement délimitées. En pratique, il devait se spécialiser dans les droits de l'homme et affirmer la dimension paneuropéenne 3. Cependant, il ne devait guère jouer de rôle significatif direct pour l'unification économique et politique du continent. La question britannique se posa dès l'origine de la construction communautaire. Ce n'est pas un hasard si, quelques mois après son discours de Fulton sur le « rideau de fer », Churchill avait préconisé, à Zurich (19 septembre 1946), la constitution des États-Unis d'Europe, articulés sur une association entre la France et l'Allemagne. « Le premier pas de la résurrection de la famille européenne doit être une association entre la France et l'Allemagne [...]. Il n'y aura pas de renouveau de l'Europe sans la grandeur spirituelle de la France, sans la grandeur spirituelle de l'Allemagne. » L'essentiel était dit. Mais, dans la vision géopolitique de Churchill, les États-Unis d'Europe devaient trouver leur place à côté des États-Unis d'Amérique et à côté de l'Empire britannique. Le grand homme n'imaginait pas que son pays pût en faire partie même si, le 16 juin 1940, il avait proposé la « fusion » de l'Angleterre avec la France. Au congrès de La Haye, il avait accepté la perspective de donner à la Grande-Bretagne sa place au sein d'une confédération avec des nations continentales. Plus généralement, il est clair que la position britannique vis-à-vis de l'Union européenne a été ambiguë dès les origines. Cette ambiguïté tient à l'héritage historique d'une île qui avait dominé le monde au xixe siècle, et à la complexité de sa relation avec le grand fils émancipé, les États-Unis, dont le poids en Europe était devenu primordial. Les grandes idées sont rares en politique, plus encore que dans les sciences ou dans les arts. Celle que Jean Monnet soumit à Robert Schuman en avril 1950 fut réellement inspirée. « Elle consistait, explique Robert Toulemon, en une géniale fuite en avant. Puisqu'il fallait rendre la Ruhr à l'Allemagne, pourquoi ne pas proposer à celle-ci la mise en commun, en pool, de l'ensemble de la production charbonnière et sidérurgique des deux pays sous une haute autorité commune de 75 caractère supranational ? Ainsi, plusieurs objectifs seraient atteints simultanément. Un contrôle serait maintenu sur la Ruhr. Les complémentarités Ruhr-Lorraine seraient valorisées. Un geste spectaculaire de réconciliation serait accompli. Enfin les bases d'une construction européenne concrète seraient posées dans un domaine, celui du charbon et de ' l'acier, .. t ." , qui avait été le coeur des industries de guerre 4. » L'organisation à construire serait ouverte à la participation d'autres pays d'Europe. Le génie de Monnet, écrit Maurice Duverger, « est d'avoir imaginé de faire autour du charbon et de l'acier une maquette de la future Communauté, en plaçant la France et l'Allemagne sur un plan d'égalité dans cette initiative 5 ».En choisissant les secteurs du charbon et de l'acier, deux facteurs de production essentiels à la reconstruction, on combinait intelligemment l'aspect utilitaire qui donnait un sens immédiat au projet, et la modestie qui le rendait politiquement réalisable, en dépit de son caractère révolutionnaire. Comme le souligne encore Maurice Duverger, le terme de « haute autorité » indique clairement que l'organisation envisagée était supranationale. C'est bien pour cette raison que la Grande-Bretagne refusa d'y adhérer. Jean Monnet fit à cette occasion une observation pénétrante : « Les Anglais refusent d'envisager les plans encore inappliqués. Ne vous y trompez pas : si le train démarre, ils le prendront en marche. » En fait, la Grande-Bretagne s'efforcera constamment d'empêcher le développement d'une Europe supranationale, de l'extérieur d'abord, de l'intérieur ensuite. L'Union européenne est née le 9 mai 1950, avec la déclaration de Robert Schuman, fondée sur l'idée de Jean Monnet. Le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) fut signé à Paris le 18 avril 1951, entre les six : France, Allemagne fédérale, Italie, et les trois pays du Benelux 6. Le succès de l'entreprise tint largement à deux autres personnalités exceptionnelles, Alcide De Gasperi et surtout Konrad Adenauer. L'organisation de la CECA, et celle de l'Union européenne qui en découlera, est entièrement originale. Elle ne se rapproche d'aucun modèle passé ou présent de fédération ou de confédération. C'est pourquoi Maurice Duverger parle à son propos de « néofédéralisme ». 76 Avec, d'ailleurs, des inconvénients : les structures qui se développeront au fil du temps manqueront de la clarté propre aux lois fondamentales, ou Constitutions, qui régissent la vie politique des États-nations. D'où le « déficit démocratique » dont on parlera plus tard, au moment de la ratification du traité de Maastricht. D'où, plus généralement, la crise de légitimité dont souffrira l'Union européenne lorsque la question de son devenir après la mort de l'URSS sera explicitement posée. L'embryon mis en place grâce à Jean Monnet et aux hommes d'État qui surent tirer parti de ses intuitions était porteur du projet d'une Europe proprement européenne, irréductible à l'organisation économique et militaire du monde européen « libre » sous la protection des États-Unis, face à la menace stalinienne. Peu importe, dans une perspective historique, que la CECA ait rapidement éprouvé des difficultés, quand la surproduction charbonnière eut succédé à la pénurie, en raison notamment de la concurrence du pétrole et des charbons moins coûteux des pays tiers. Au-delà de son objet propre, l'institution inventée par Jean Monnet a rempli son rôle principal de point de départ du néofédéralisme européen. L'épreuve défense e de la Communauté européenne de . Quelques semaines après la déclaration de Robert Schuman éclatait la guerre de Corée. Dès le mois de septembre, Washington demandait la reconstitution d'une armée allemande. L'Amérique était prête à fournir les armes, mais les Européens devraient fournir les troupes. À cette époque, la doctrine des « représailles massives », consistant à assurer la sécurité de l'Europe occidentale par la seule « dissuasion », c'est-à-dire par la perspective de larguer des bombes atomiques sur l'adversaire dans le cas où celui-ci prendrait l'initiative d'une attaque, n'était pas encore formulée. Elle ne sera d'ailleurs jamais mise en oeuvre sous cette forme naïve. En 1950, on ne pouvait envisager de bombarder l'URSS que par avion. Pour cela, il fallait pouvoir disposer de bases sûres à proximité de son territoire 7. Il fallait aussi être capable de 77 ' , pénétrer les défenses aériennes soviétiques, avec une probabilité suffisamment élevée de succès. Par ailleurs, Staline disposait lui-même de la bombe atomique depuis l'année précédente. Ainsi, dès cette époque, le problème de la défense de l'Europe était-il complexe, et ne se réduisait-il pas à la simple question de savoir si les États-Unis étaient ou non disposés à mettre immédiatement en jeu un armement, dont le caractère « absolu » n'était pas encore clairement perçu, malgré l'expérience japonaise 8. La France n'était pas prête à accepter le réarmement allemand. Pour tourner la difficulté, Paris proposa en octobre 1950 de transposer dans le domaine militaire la philosophie du plan Schuman. L'idée venait encore de Jean Monnet. René Pleven, président du Conseil, s'y rallia. Mais là, le père de l'Europe fut moins bien inspiré, sans doute parce que les problèmes politico-militaires ne lui étaient guère familiers. Le succès politique de la CECA tenait dans son caractère concret et relativement modeste, dans la création d'une « solidarité de fait » autour d'un objectif limité. La Communauté européenne de défense (CED) abordait au contraire à coup de clairon la matière la plus sensible qui pût être sur le plan politique. Le projet, signé le 27 mai 1952, laissait dans l'ombre des questions aussi importantes que la direction politique des armées et les chaînes de commandement. Après deux années de batailles idéologico-politiques acharnées, le Parlement français rejeta le traité, le 30 août 1954. On se dispute encore sur la répartition des responsabilités dans l'échec des ultimes tentatives de compromis entre la France et ses partenaires 9. Entre-temps, Staline était mort. Une certaine détente s'était instaurée. Eisenhower était devenu Président des États-Unis. L'OTAN avait été mise en place. L'amiral Redford avait formulé une stratégie fondée sur les concepts de riposte immédiate et de représailles massives. Après l'échec de la CED, la question du réarmement allemand fut rapidement résolue, à partir d'une proposition du ministre britannique des Affaires étrangères, Anthony Eden, que Pierre Mendès France sut exploiter. On redonna vie à l'Union occidentale de 1948, transformée en une Union de l'Europe 78 occidentale (UEO), où l'on fit entrer l'Allemagne fédérale et l'Italie 10. La première recouvrait sa pleine souveraineté, donc le droit de réarmer, mais s'engageait à ne pas fabriquer d'armes atomiques, chimiques et bactériologiques. L'Allemagne réunifiée renouvellera cet engagement avec le Traité dit « 2 + 4 » signé le 12 septembre 1990 à Moscou, 11. Au contraire, la France se lança, avant même le retour du général de Gaulle au pouvoir, dans l'aventure nucléaire. Cette politique lui permit d'accepter beaucoup plus facilement la remontée de l'Allemagne et l'ensemble de ses conséquences. Les accords de Paris, réglant les modalités du réarmement allemand, furent signés le 23 octobre 1954. Le 9 mai 1955, l'Allemagne devenait le quinzième membre de l'Alliance atlantique. Cinq jours plus tard, l'URSS répliquait en mettant en place le pacte de Varsovie, une imitation de l'OTAN réunissant, autour de la puissance impériale, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, l'Allemagne de l'Est, la Bulgarie, la Roumanie et l'Albanie. Ces événements n'empêchaient pas, le lendemain, la signature du traité d'État mettant fin à l'occupation militaire de l'Autriche. Celle-ci s'engageait en retour à demeurer neutre et à refuser toute union, politique et économique, avec l'Allemagne. C'est assez dire que l'affaire de la CED se dénouait dans un climat radicalement différent de celui qui avait conduit à son apparition, en 1950. Pour les « cédistes », comme on les appelait, le vote du 30 août 1954 était un coup de poignard que la France portait à l'Europe, comme un père à son enfant. Nombreux sont encore ceux pour qui la construction communautaire aurait été beaucoup plus rapide si la CED avait été ratifiée. L'Histoire est comme un arbre infini dont toutes les branches, sauf une, seraient virtuelles. Renonçons à la tentation de spéculer sur ce qui aurait pu être. Ce qui est sûr, c'est que la Communauté européenne devait s'interdire, jusqu'à l'agonie de l'URSS, d'aborder sérieusement les questions militaires. Le traité de Maastricht devait réveiller timidement l'UEO. Celle-ci avait aussi peu servi que l'Union occidentale à laquelle elle avait succédé. Depuis Maastricht, on envisage d'en faire progressivement le bras armé de l'Union européenne, dans le cadre d'une 79 « défense commune compatible avec l'Alliance atlantique ». En même temps que cette ébauche institutionnelle, une nouvelle forme de Communauté européenne de défense se précise, dans les années quatre-vingt-dix, autour d'une coopération franco-allemande concrète et discrète. Le corps francoallemand est devenu Eurocorps. Quarante ans après l'échec de la CED, la méthode suivie pour renouer avec les problèmes de défense est beaucoup plus proche de la philosophie de Jean Monnet que la transposition mécanique de la CECA tentée en 1950. Des traités . de Rome à Maastricht L'échec de la CED n'a pas tué la construction communautaire, mais l'a orientée dans une direction plus économique que politique, et plus confédérale que fédérale. La conférence de Messine, en juin 1955, relança le processus. Le Belge Paul Henri Spaak fut chargé de présider un comité d'experts, qui se réunit de juillet 1955 à avril 1956. Celui-ci rechercha une voie moyenne entre les tendances opposées, supranationale et interétatique. Deux nouvelles communautés en sortirent, le Marché commun et la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom). Les traités correspondants furent signés à Rome le 25 mars 1957, et ratifiés, non sans difficultés, par les six. Le projet de Marché commun se heurta, en France, à l'hostilité d'une grande partie des élites, en particulier du patronat et de la haute administration 12.Des hommes réputés aussi lucides que Pierre Mendès France s'y opposèrent. Les traités de Rome n'auraient pas été ratifiés sans la pression extérieure. 1956 fut l'année de la crise de Suez et de l'insurrection de Budapest. Peut-être aussi la guerre d'Algérie a-t-elle joué un rôle indirect, en détournant l'attention de certains hommes politiques opposés au Marché commun. Le traité du Marché commun institua une Union douanière. En dépit de nombreux avatars, son succès sera foudroyant. L'Union douanière sera achevée en 1968, en avance sur le calendrier prévu. En revanche, Euratom sera un échec, car les affaires nucléaires se réduiront rapidement à un duel franco80 américain. Des trois communautés, dont les exécutifs seront fusionnés par un traité du 8 avril 1965 (l'Assemblée parlementaire et la Cour de justice étant communes dès l'origine), le Marché commun émergera comme le véritable noyau dur de la construction européenne. Le champ d'action de ce qu'il convient désormais d'appeler la Communauté s'étendra progressivement à des pays tiers (accords d'association), et à de nouveaux domaines, principalement la monnaie et la coordination des politiques économiques (plan Barre de 1969, création du serpent monétaire en 1972 et du système monétaire européen en 1979). Rien de tout cela ne sera simple. À partir de 1970, la dimension politique - maintenue à l'écart depuis l'affaire de la CED - sera réintroduite avec l'adoption du rapport Davignon. La coopération politique sera d'abord établie à côté, et non à l'intérieur des Communautés. Grâce à l'instauration du Conseil européen en décembre 1974, elle pourra être progressivement intégrée dans une conception d'ensemble de l'Union européenne, dont les deux étapes majeures seront l'Acte unique de 1986, et le traité de Maastricht de 1992. Sans doute la coopération politique n'a-t-elle pas encore donné des résultats impressionnants. Du moins a-t-elle permis de réduire ou de contenir les divergences entre les pays européens qui, en d'autres temps, auraient provoqué des crises majeures. Ce fut le cas, par exemple, vis-à-vis du Moyen-Orient ou encore des pays de l'Est et de la Yougoslavie, après l'effondrement du communisme. L'objectif de l'Acte unique, qui est largement l'oeuvre de Jacques Delors, est d'aller jusqu'au bout de l'idée de Marché commun. L'article 13 du traité qui l'instaure stipule : « Le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée [...] » L'Acte unique doit son appellation au fait qu'il resitue dans un ensemble cohérent l'ensemble des textes fondateurs des trois Communautés ainsi que la coopération politique désormais introduite dans l'appareil des traités. Il prévoit que l'harmonisation des législations sera désormais décidée, au sein du Conseil des ministres, à la majorité qualifiée. 811 - , Postérieur de six ans, le traité sur l'Union européenne, ou traité de Maastricht, fruit de la volonté du Président Mitterrand et du Chancelier Kohl de consolider la construction européenne après les bouleversements de 1989-1991, franchit une étape supplémentaire en affirmant la vocation fédérale de l'Union, et en fixant un cadre ambitieux pour « une politique étrangère et de sécurité commune », ainsi que pour l'établissement d'une monnaie unique dans l'espace communautaire. C'est alors que s'est manifestée une crise de légitimité dont on ne peut comprendre les causes qu'en examinant ne serait-ce que brièvement les structures de la Communauté. Sur le plan institutionnel, le Marché commun dérivait de la CECA. La nouvelle Commission était moins puissante que la Haute Autorité. Le recul du fédéralisme, après l'affaire de la CED, profitait au Conseil des ministres (souvent nommé Conseil tout court, ou maintenant Conseil de l'Union). Comme le note Maurice Duverger, « le Conseil est à la fois le gouvernement qui prend les décisions d'administration et d'exécution, en pouvant transférer certaines des secondes à la Commission, et l'une des deux chambres législatives, l'autre étant constituée par des députés élus par les Parlements nationaux 13». La Commission a en principe le monopole de l'initiative des textes législatifs. Depuis le traité de Maastricht cependant, la majorité des députés du Parlement européen peut « demander à la Commission de soumettre toute proposition appropriée » sur « des questions qui paraissent nécessiter l'élaboration d'un acte communautaire ». En cas de refus, la Commission peut être censurée mais dans des conditions assez difficiles à réunir. La Commission a aussi un rôle d'exécution mais en pratique elle ne peut l'exercer que si le Conseil le veut bien. À côté de la Commission, du Conseil, et du Parlement européen, la Cour de justice s'est progressivement établie comme le créateur d'un ordre juridique nouveau, qui s'impose aux juridictions des États membres. Ainsi a subrepticement émergé en Europe une « législation des juges », expression que Maurice Duverger estime plus appropriée que celle de « gouvernement des juges européens », dénoncée par Michel Debré dès 1980 14.Le dispositif de la 82 Communauté a été complété en 1974 par l'instauration du Conseil européen, une sorte de « praesidium » dans le langage constitutionnel de l'ex-URSS 15,qui réunit les chefs d'État ou de gouvernement des États membres ainsi que le président de la Commission. Le traité de Maastricht stipule que le Conseil européen donne les impulsions nécessaires au développement de l'Union, et définit les orientations politiques générales. Il tranche également les problèmes que le Conseil des ministres n'a pas pu régler. Son rôle est toutefois affaibli par la règle de rotation pour sa présidence. Les présidents de l'Union n'exercent leur fonction que pour six mois. De plus, ils ne consacrent à cette tâche qu'un temps très partiel. « Un tel système de présidences en dents de scie serait catastrophique dans un État. Il n'est pas plus efficace dans l'Union européenne 16. » Les institutions de l'Union européenne, telles qu'elles se sont ainsi développées à partir de l'embryon initial de la CECA, posent à l'évidence un grave problème. L'architecture en est difficile à comprendre, même pour les spécialistes. Leur fonctionnement est opaque. La confusion des pouvoirs législatif et exécutif est extrême. Le travail législatif est essentiellement accompli par le Conseil des ministres et par la Cour de justice, sans contrôle parlementaire. En conséquence, « tout transfert de compétences aux autorités de Bruxelles et de Strasbourg les enlève à des régimes nationaux où elles sont démocratiquement exercées, pour les attribuer à un système international où la décision et le contrôle démocratique sont faiblies 17». Les inconvénients de ce système ne sont apparus que progressivement, à mesure que le champ de l'action communautaire s'élargissait. La crise de légitimité a éclaté à l'occasion des débats sur la ratification du traité de Maastricht. Sur les institutions, l'Allemagne et la France ont aujourd'hui des attitudes sensiblement différentes, à l'image de leurs passés respectifs. Les Allemands sont favorables à une conception fédéraliste bien reflétée dans les documents rendus publics par l'Union chrétienne-démocrate (CDU) en 1994 et en 1995, lesquels font la part belle à la Commission et au Parlement européen 18. La France et la 83 Grande-Bretagne sont attachées à l'Europe des États, même si dans la première un fort courant néofédéraliste subsiste 19. La conférence intergouvernementale qui s'ouvre en 1996 devra trouver un compromis, en recherchant surtout l'efficacité (le but est de faire avancer l'Europe et non pas de la gripper) et la clarté (la Constitution doit être assez simple pour que les grandes lignes en soient compréhensibles par tous les citoyens). ' . L'empreinte . . ' : , . du général de Gaulle Le retour de Charles de Gaulle au pouvoir en 1958 devait infléchir le cours de la construction européenne Le Général n'a pas joué le jeu d'Euratom, mais il a respecté le Marché commun. Il s'était pourtant opposé à la CECA (« le méli-mélo du charbon et de l'acier » disait-il). Les trois quarts des députés gaullistes avaient refusé de ratifier le traité de Rome. Il s'opposa également au projet d'une zone de libre-échange englobant tous les pays membres de l'OECE, que la Grande-Bretagne avait proposé après avoir refusé d'adhérer au Marché commun. Ce projet avait la faveur des milieux économiques allemands, notamment du ministre de l'Économie Ludwig Erhard. S'il avait abouti, le Marché commun aurait perdu sa raison d'être. En ce sens, de Gaulle a sauvé la construction communautaire. Il avait obtenu sur ce point l'appui d'Adenauer. Du coup, les Anglais créèrent avec la Suisse, l'Autriche, la Norvège et la Suède, auxquelles s'ajouteront plus tard l'Islande, la Finlande et le Portugal, une Association européenne de libre-échange (AELE) 21 * Conformément aux prévisions de Jean Monnet, ils devaient cependant poser leur candidature aux Communautés dès 1961, quand il fut devenu clair que le traité de Rome était effectivement en marche. De Gaulle s'est également employé à obtenir la mise en place d'une politique agricole commune, et lutta contre les tendances supranationales de la Commission de Bruxelles. Sa politique dite de la chaise vide, dans la seconde moitié de 1965, devait aboutir au fameux compromis de Luxembourg (29 janvier 1966). Derrière le paravent d'une rédaction diplomatique alambiquée, ce com84 promis, qui n'a pas véritablement de valeur juridique, se ramène à ceci : lorsque des intérêts « très importants » sont en jeu, le Conseil recherchera un accord unanime. Sur ce point au moins, le Général a certainement facilité l'adhésion ultérieure de la Grande-Bretagne ! Mais le fondateur de la Ve République n'a jamais remis en cause les prérogatives de base de la Commission, notamment celles concernant la réalisation de l'Union douanière. En 1964, il accepta que la CEE soit l'interlocuteur unique des six pour les négociations du GATT. En juillet 1968, il ne fit pas obstacle à la mise en place du tarif extérieur commun. De Gaulle avait de l'Europe une conception essentiellement classique et politique. Du point de vue institutionnel, il n'envisageait guère d'autre formule que la coopération des États. Dès son retour au pouvoir, il proposa à Eisenhower, qui refusa, l'établissement d'un directoire à trois (États-Unis, Grande-Bretagne, France) de l'Alliance atlantique. En même temps, il consolida avec Adenauer les bases de la réconciliation franco-allemande. L'entretien des deux hommes à Colombey-les-DeuxÉglises le 14 septembre 1958 marqua une étape importante dans l'histoire de l'Europe d'après-guerre. Le communiqué publié à l'issue de la rencontre comprenait en germe un projet de coopération politique : « Nous sommes tous deux profondément conscients de l'importance et de la signification que revêt notre rencontre. Nous avons la conviction que la coopération étroite de la République fédérale d'Allemagne et de la République française est le fondement de toute l'oeuvre constructive en Europe. Nous pensons que cette coopération doit être organisée et, en même temps, inclure les autres nations de l'Europe occidentale avec lesquelles nos deux pays ont des liens étroits. » Dans sa conférence de presse du 5 septembre 1960, de Gaulle explicita sa pensée : « Assurer la coopération régulière de l'Europe occidentale, c'est ce que la France considère comme étant souhaitable, comme étant possible et comme étant pratique, dans le domaine politique, dans le domaine économique, dans le domaine culturel et 1 dans celui de la défense. » Ces idées seront traduites en 1961 dans le plan Fouchet dont les uns attribuent l'échec 85 final - en avril 1962 - à l'intransigeance du Général, les autres au dogmatisme supranational du Belge Paul Henri Spaak et du Néerlandais Joseph Luns. Ces derniers ont opposé une fin de non-recevoir aux amendements apportés in extremis par la France 22 sur trois points importants : suppression de toute référence à l'Alliance atlantique, subordination des institutions communautaires aux gouvernements nationaux, suppression de la clause de révision qui devait permettre l'introduction ultérieure du principe de la prise de décision à la majorité et non plus à l'unanimité. Après l'échec du plan Fouchet, la démarche de la coopération politique ne sera reprise qu'en 1970 avec le plan Davignon, dont la conception ne sera pas fondamentalement différente de ce que voulait de Gaulle. Parallèlement aux discussions sur l'organisation de l'Europe politique, se posait le problème de la demande d'adhésion de la Grande-Bretagne. De Gaulle y opposa son veto en janvier 1963, à la suite de l'accord de Nassau entre Macmillan et Kennedy, prévoyant la livraison de missiles américains Polaris destinés à des sous-marins nucléaires anglais. Cette affaire soulevait deux questions complémentaires, que l'on retrouve en filigrane tout au long du processus communautaire. La première concerne la compatibilité des visions européennes, anglaise d'une part, continentales de l'autre. Au moins jusqu'à la chute de l'URSS, le Royaume-Uni est resté passionnément attaché à l'indépendance nationale absolue dans le cadre d'une « relation privilégiée » intime avec l'Amérique. Pour l'Angleterre, il n'y avait là aucune contradiction. Face à elle, certains États étaient tentés par la création d'une véritable fédération européenne plus ou moins fortement liée aux États-Unis. D'autres (la France seule, à l'époque du Général) se disaient favorables à la mise en place d'une confédération nettement distincte de la superpuissance occidentale, mais ayant vocation à inclure la GrandeBretagne. De Gaulle n'avait-il pas justement déclaré à la presse américaine, le 9 juillet 1947, que « l'entente profonde entre la France et le Royaume-Uni est le fondement indispensable de toute construction européenne réellement valable 86 ou efficace 23» ? Mais, à l'époque, l'Angleterre n'envisageait pas d'entrer dans une Union européenne qu'elle souhaitait pourtant, ainsi que je l'ai rappelé à propos du discours de Churchill à Zurich. De son côté, Spaak déclara un jour à de Gaulle : « Faisons l'Europe fédérale sans les Anglais qui n'en veulent pas. Mais si nous devons faire une Europe à l'anglaise, alors il n'y a pas de raison de les tenir à l'écart 24. » Pour l'homme d'État français, il y avait une raison : les Anglais devaient certes rentrer dans la Communauté, mais à condition de ne plus coller aux États-Unis. Les points de vue étaient inconciliables. Les partenaires de la France la soupçonnaient alors, au pire, de vouloir établir son hégémonie en Europe ; au mieux, de prétendre imposer à la Communauté un directoire des « grands » sur les « petits ». Pour eux, l'entrée de la Grande-Bretagne était le moyen d'équilibrer la France. Dans ce domaine comme dans d'autres, il est certain que le style de la politique étrangère du Général n'a pas facilité les choses. La seconde question porte plus spécifiquement sur les rapports avec les États-Unis. Dès son origine, la construction européenne a été ancrée dans un espace atlantique, pour des raisons politico-militaires (le danger soviétique) et économiques (la reconstruction de l'Europe, ultérieurement la libéralisation des échanges dans le cadre du GATT). Les ÉtatsUnis ont pris l'habitude d'assortir leur engagement en Europe d'une sorte de droit de regard général et permanent qui donc leur paraît aller de soi 25. Dans la conjoncture des années soixante, aucun des partenaires européens de la France ne voulait et sans doute ne pouvait envisager d'affronter les États-Unis. Trente ans après, les choses n'avaient pas fondamentalement changé. Les Européens les plus conscients d'une contradiction possible préféraient occulter la difficulté, en misant sur le temps pour la résoudre. Bénéficiant d'une situation géopolitique originale, la France gaullienne choisit de la mettre en pleine lumière. Aussitôt après l'échec du plan Fouchet et son veto à l'entrée de la Grande-Bretagne, le Général signa avec le chancelier Adenauer, le 22 janvier 1963, le traité de l'Élysée, visant à établir entre les deux pays la forme de coopération qu'il aurait souhaité étendre à l'Europe tout entière. Le Bundestag 87 ' .> . . . . . . " . ne ratifiera ce texte qu'en le faisant précéder d'un préambule précisant que la République fédérale n'entendait renoncer, ni à une étroite association avec les États-Unis, ni à une Communauté élargie à la Grande-Bretagne et à d'autres pays. Après le départ d'Adenauer en 1963, la coopération francoallemande subira un recul avec Ludwig Erhard (1963-1966) puis sous la grande coalition (1966-1969). Willy Brandt (1969-1974) se consacrera principalement à l'Ostpolitik. L'« axe franco-allemand » se reformera avec les Chanceliers Helmut Schmidt et Helmut Kohl d'un côté, les Présidents Giscard d'Estaing et Mitterrand de l'autre. En particulier, Kohl et Mitterrand donneront une nouvelle impulsion au traité de l'Élysée, et s'efforceront de démontrer que tout renforcement de la relation franco-allemande est favorable à la coopération politique européenne dans son ensemble. J'ai déjà évoqué la politique de la chaise vide de 1965, en réaction contre la fuite en avant de l'Allemand Walter Hallstein, alors président de la Commission, qui voulait faire adopter à la majorité l'accroissement des ressources propres de la Communauté. En 1966, de Gaulle opposa un second veto à l'entrée de la Grande-Bretagne. D'une manière générale, après 1963, le fondateur de la Ve République mit systématiquement l'accent sur le concept d'« indépendance nationale », et s'efforça de tirer tout le parti possible de la marge de manoeuvreque lui procurait la fin de la guerre d'Algérie. Le 27 janvier 1964, la France reconnaissait le gouvernement de la Chine populaire. Le 2 février 1965, de Gaulle se prononçait dans une conférence de presse fracassante pour le retour à l'étalon-or. En mars 1966, il annonçait le retrait de la France de l'organisation militaire intégrée de l'OTAN. Parallèlement, il instaurait une politique « d'entente, de détente et de coopération » avec l'URSS et sa politique à l'égard du Tiers-monde s'apparentait au concept de non-alignement, notamment à propos de la guerre du Vietnam 26. Et chacun se souvient de son « Vive le Québec libre », lancé du balcon de l'Hôtel de Ville de Montréal, ' ' le 24 juillet 1967 27. De tous les développements, celui qui eut le plus de conséquences et déchaîna le plus de passions à l'intérieur et à 88 l'extérieur de l'hexagone fut incontestablement l'affaire de l'OTAN. Avec la décision de 1966, la France ne quittait pas l'Alliance, à l'égard de laquelle de Gaulle avait démontré sa loyauté à l'occasion de la crise du mur de Berlin et de celle des missiles de Cuba. La préoccupation essentielle du fondateur de la Ve République, qui avait échoué à établir un véritable partenariat avec les États-Unis, était la suivante : il ne fallait pas qu'au nom de la solidarité atlantique les Européens ne puissent plus accomplir aucun geste sans la direction ou tout au moins le feu vert de Washington. Il y allait des intérêts à long terme, notamment pour la construction européenne elle-même, mais aussi de la conduite dans les moments critiques. De Gaulle savait que, dans les grandes circonstances, le destin se noue pendant le déroulement des crises. En se retirant de l'organisation militaire intégrée de l'OTAN, il entendait mettre la France en état de manifester pleinement son poids de puissance nucléaire, en cas de drame. La position géographique du pays assignait à nos forces un rôle naturel de réserve stratégique, plutôt que celui d'un participant comme un autre à la « défense de l'avant ». Dans toute cette action, de Gaulle restait inspiré par une même conception de l'Europe européenne, à laquelle les atlantistes français euxmêmes ont fini par se rallier de facto. Après la chute de l'URSS, alors que l'Alliance atlantique s'interroge sur son avenir, la question fondamentale n'a pas changé : comment les Européens doivent-ils organiser leur défense, en accord avec les États-Unis mais non point sous leur houlette 28? La question revêt un double aspect. D'une part, la relation entre l'OTAN et l'UEO qui, selon le traité de Maastricht, doit devenir le pilier européen de l'Alliance atlantique ; d'autre part, la relation entre l'Alliance ellemême et la Russie. Dès 1991, le Comité des plans de défense de l'OTAN a défini une nouvelle stratégie fondée sur la substitution d'un dispositif flexible et en profondeur (une « force de réaction rapide ») à l'ancien dispositif linéaire (la « défense de l'avant »). Mais la question éminemment politique de savoir dans quelles conditions les Européens pourraient engager 89 ' ' ., ' ' ' cette force, dans un cas où les Américains ne voudraient pas participer à une action, n'est toujours pas réglée. Le 20 décembre 1991, l'OTAN a également mis en place un Conseil de coopération nord-atlantique (le COCONA) avec les pays d'Europe centrale et orientale et une partie de ceux issus du démembrement de l'Union soviétique. En janvier 1994, les Américains ont franchi une étape supplémentaire en proposant un « partenariat pour la paix » à tous les pays de l'Europe postcommuniste au sens large, comprenant un volet politique (concertation) et un volet militaire (exercices communs). Avec beaucoup de réticences, la Russie a finalement accepté d'y participer (le 31 mai 1995). Mais les anciens satellites de l'URSS aspirent à entrer de plain-pied dans l'Alliance. Ils y voient, plus encore que la manière de combler un « trou de sécurité » au coeurdu continent, dont la réalité est sujette à controverse, le moyen de s'accrocher à la fascinante Amérique. Au-delà, ils exigent d'adhérer à tous les clubs occidentaux. Épineuse question, car depuis qu'elle a perdu l'adversaire qui la définissait implicitement, l'Alliance n'a pas encore clairement redéfini son objet. Elle hésite entre l'assurance contre un retour possible de l'impérialisme russe, et le rôle de bras séculier au service d'une organisation collective de la sécurité européenne. La Russie, dans le premier cas, se substituerait purement et simplement à l'Union soviétique dans le rôle du méchant. Dans le second, elle aurait, comme tous les autres pays du continent, sa place au sein d'un pacte remodelé. Devant tant de contradictions non encore surmontées, comment s'étonner du rôle difficile de l'OTAN dans la guerre yougoslave ? Les Américains ont longtemps renâclé à s'engager dans une affaire où leurs grands intérêts ne sont pas impliqués. Les Russes n'ont pas voulu reconnaître dans l'OTAN l'instrument majeur de la sécurité collective en Europe. En vérité, la réforme de l'Alliance est inséparable de la réorganisation des rapports continentaux dans leur ensemble. Les Occidentaux doivent demeurer particulièrement vigilants face à une Russie en pleine effervescence et la dissuader de toute entreprise de reconquête. Ils doivent aussi s'efforcer de ne pas décevoir les pays d'Europe libérés du joug soviétique. 90 En oeuvrant à ces fins, il faudra cependant préserver les chances d'un retour durable de Moscou dans le concert de l'Europe. Les limites géographiques de l'Union La France ne pouvait indéfiniment s'opposer à ses partenaires. En bons termes avec le Premier ministre Edward Heath, Georges Pompidou dégagea la voie pour l'entrée de la Grande-Bretagne, à laquelle se joignirent le Danemark, l'Irlande et la Norvège. Les traités furent signés le 22 janvier 1972. Mais, en septembre, les Norvégiens se prononcèrent, par référendum, contre l'adhésion. La Communauté comprenait désormais neuf membres. Une deuxième vague d'élargissement fut lancée quand la Grèce, l'Espagne et le Portugal eurent rejeté les régimes autoritaires qui avaient survécu à la guerre. À cette époque apparut l'idée que les pays géographiquement européens avaient droit à rejoindre l'Union pourvu que leurs régimes politiques fussent démocratiques. On estimait que l'appartenance à la Communauté rendrait irréversible le choix démocratique. La Grèce entra le 1er janvier 1981, l'Espagne et le Portugal le 1er janvier 1986 29. La chute de l'Empire soviétique a supprimé l'obstacle qui s'opposait à l'adhésion des pays neutres, et a ouvert ainsi la voie à l'Autriche, la Suède et la Finlande, admises en 1994 30.Surtout, elle a posé le problème de l'extension de l'Union aux anciens satellites de l'URSS. À tous les efforts des pays meurtris de l'Europe centrale et orientale, il faut en effet un cadre. Ils ne le trouveront point tout seuls. C'est à nous Européens occidentaux que le devoir incombe de le leur offrir. Ce cadre, nous l'avons. C'est cette Union européenne que nous élaborons patiemment depuis bientôt quatre décennies, non sans rencontrer d'innombrables obstacles comme dans toutes les grandes aventures humaines. Nos nouveaux partenaires nous reprochent - comment ne pas comprendre leur impatience ! - de ne pas aller assez vite. Reproche injuste cependant, car dans les cinq années qui ont suivi la chute du Mur, nous avons su mettre en place des accords d'association, initier et développer des processus de 91 : . coopération politique, institutionnaliser les rapports avec l'Union de l'Europe occidentale (UEO), multiplier des formes d'aide bilatérales et multilatérales. Sans notre concours actif, les progrès considérables déjà accomplis dans ces pays auraient été inconcevables. Certes, devant des besoins et, plus encore, des attentes aussi immenses, il est toujours loisible à chacun de juger que ce qui est fait est insuffisant. Cela dit, chacun doit aussi comprendre que l'entrée dans l'Union européenne n'est pas une affaire aussi simple que l'adhésion d'un individu à une association culturelle ou sportive. Cette Communauté ne survivrait pas si elle devenait une simple pompe pour transférer automatiquement des ressources, si la complexité de ses mécanismes de décision la conduisait à la paralysie, si certains de ses membres trop hâtivement réunis s'entre-déchiraient, face aux autres, impuissants, et si, en s'élargissant davantage dans des conditions irréfléchies, elle continuait de perdre sa légitimité aux yeux des citoyens. Les difficultés rencontrées pour obtenir la ratification du traité de Maastricht, conçu par la France et l'Allemagne comme une première réponse au problème posé par la disparition du rideau de fer, ont mis en lumière la fragilité d'une construction dans laquelle les peuples de l'Est européen placent tous leurs espoirs au moment même où ceux de l'Ouest, oublieux des trésors qu'elle leur a apportés et qu'ils considèrent à tort comme définitivement acquis, manifestent une tendance à s'en détourner. Voilà pourquoi rien n'importe plus que de consolider d'abord l'organisme, et de ne l'accroître que progressivement et avec suffisamment de méthode pour éviter les rejets, en commençant par les voisins de l'Allemagne, c'est-à-dire principalement par la Pologne et la République tchèque, comme le commandent la géographie et l'Histoire. Avec la greffe des pays de Visegrad on étendra comme il le faut, au bénéfice du continent tout entier, l'idée de base mise en oeuvre dans la réconciliation francoallemande. Tous les pays de l'Europe sont destinés à trouver leur place dans l'édifice qui continue de s'élaborer, mais - indépendamment du flou qui auréole la délimitation de notre continent -, pour des raisons qu'on peut qualifier de naturelles, tous ne l'obtiendront pas en même temps et il 92 faudra durablement continuer d'expérimenter et d'approfondir les mécanismes d'association déjà enclenchés 32. On discute aujourd'hui âprement des limites de l'Europe géographique, et sur ce point capital nous ne sommes guère plus avancés que ne l'étaient les Grecs de l'Antiquité : « Quelles sont les limites de l'Europe à l'est ? Les steppes de l'actuelle Russie, les hauts plateaux qui séparent l'Anatolie des vallées de l'Euphrate et du Tigre sont la zone indécise où l'Europe sort de l'Asie 33.» La Turquie, la Russie, ont-elles vocation à entrer un jour dans l'Union ? Peut-être 34. Mais à l'orée du xxie siècle, le problème de l'avenir de l'Union européenne ne se pose pas concrètement en ces termes. Pendant les premières décennies de son existence, la Communauté s'est prodigieusement étendue. En même temps, son efficacité a diminué. Plus grave encore, sa légitimité aux yeux des citoyens s'est émoussée. Avec le temps, certaines contradictions se réduisent, mais ne disparaissent pas. Vingt ans après son entrée, la Grande-Bretagne est incontestablement plus « européenne », mais aucune vision géopolitique homogène de l'Union n'existe dans l'espace actuel et potentiel de l'Europe. Pour permettre à celle-ci de respirer, pour sauver les chances de l'Union, il faut commencer par élaguer, c'està-dire refondre et simplifier ses structures, afin de les rendre viables, donc efficaces, et de donner à tous les citoyens européens le sentiment d'une appartenance à une unité politique qui englobe les États-nations mais ne les dissout pas. Que faire de Maastricht ? Sans doute le traité de Maastricht fut-il une fuite en avant, certes moins « géniale » que le plan Schuman. Faut-il pour autant se satisfaire de l'idée, fréquemment répandue, qu'il ne sera pas appliqué ? Je ne le crois pas et me bornerai à expliquer pourquoi sur deux points. D'abord, à propos de l'Union monétaire. L'ambition est très exigeante, ne serait-ce qu'à travers ses implications pour la mise en ordre des finances publiques des Etats membres. Pour certains d'entre eux, la tentation peut être irrésistible d'agiter la fibre nationaliste avec l'intention de masquer l'in93 capacité des dirigeants à procéder aux indispensables réformes structurelles rendues nécessaires par les nouvelles conditions de la concurrence internationale. Si nous manquions le rendez-vous de 1999, faute d'avoir eu le courage, la lucidité ou la capacité politique nécessaires pour mettre nos affaires en ordre, comment imaginer par exemple que la France en sortirait renforcée ? Sur un plan plus large, la crise mexicaine de l'hiver 19941995 a démontré, une fois de plus, les limites de la libéralisation des échanges en l'absence d'un cadre monétaire rigoureux. En théorie, une bonne coordination des politiques économiques des pays interdépendants pourrait suffire. Mais les lois de la politique politicienne ne sont pas compatibles avec celles de l'économie. Les premières privilégient systématiquement le court terme, l'horizon de la prochaine élection. Les secondes impliquent toujours le moyen et le long terme. Voilà pourquoi la contrainte monétaire doit s'imposer aux gouvernements. L'Allemagne a prouvé la justesse d'un tel choix. Le système monétaire européen (SME) a révélé ses limites pendant l'été 1994. Si nous ne réalisons pas la monnaie unique, le risque d'un retour des entraves aux échanges intra-européens est tout à fait réel. En vérité, certains le souhaitent, plus ou moins ouvertement, sans comprendre ce que cela signifierait à terme, dans un monde dominé par le dynamisme de l'Amérique et de l'Asie. Le second point porte sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Il ne s'agit pas seulement de poursuivre la relation franco-allemande en matière de défense, et de renforcer le triangle franco-germano-anglais pour construire - certes avec le concours de nos autres partenaires européens -, le second pilier de l'OTAN dont on parle depuis Kennedy sans jamais l'avoir réalisé. Si la coopération européenne en matière de politique étrangère ne parvient pas à se coaguler en positions et actions communes dans les domaines essentiels, comme le prévoit le traité de Maastricht, la mise en place formelle d'une nouvelle architecture de sécurité ne servira à rien. Nos échecs dans l'ex-Yougoslavie sont de l'ordre de la politique et non du militaire. Si la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne ne 94 s'efforcent pas d'unifier leurs « grandes politiques », au moins pour tout ce qui concerne l'Europe au sens large, incluant donc la Russie et les pays de la CEI, la moindre crise, par exemple dans les Balkans ou en Ukraine, risquerait de se terminer en fiasco, et peut-être en drame. L'Union européenne a également besoin d'une politique aussi unifiée que possible à l'égard du Moyen-Orient qui constitue, avec l'Afrique du Nord, notre flanc sud. À présent, nous sommes hors jeu. Les États-Unis dominent la scène, et entendent recueillir les dividendes économiques de leur engagement politique et militaire. Mais « l'Orient compliqué », comme disait de Gaulle, n'acceptera pas l'établissement durable d'une pax americana. Malgré des avatars et des retards - en raison de questions bien concrètes (par exemple l'eau en Cisjordanie et dans le Golan) ou très politiques comme le statut de Jérusalem -, le processus de paix est irréversible. Le rétablissement des relations diplomatiques israélo-jordaniennes n'aurait pu avoir lieu sans l'aval de la Syrie. Viendra un temps où les préoccupations de sécurité derrière lesquelles se sont retranchés les régimes arabes autoritaires pour justifier l'absence d'ouverture démocratique devront céder le pas à l'aspiration des populations à la prospérité économique et à davantage de libéralisme politique. Les conférences de Casablanca et d'Amman, à la fin des mois d'octobre 1994 et 1995, ont donné un signal en ce sens. Les Européens retrouveront tôt ou tard leur place naturelle dans une région qui engage leurs intérêts économiques et stratégiques supérieurs. Mais ils devront reconstruire leurs politiques arabes avec le souci de définir et de sauvegarder les intérêts de l'Union dans son ensemble. Il ne faudrait pas en revenir à des formes de concurrence primaire, au MoyenOrient, entre la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la France et l'Italie, dont les conséquences directes et indirectes pourraient être désastreuses. Dans le même ordre d'idées, la France devra admettre la nécessité d'une dimension européenne à sa politique en Afrique du Nord (particulièrement en Algérie). 95 Des nations et autres horizons ' Nations, nationalités, peuples, ethnies... que de confusions autour de ces concepts ! Depuis les révolutions de 1989-1991,certains exaltent le retour des nations,pièces élémentairesselon eux du puzzle planétaire.La terminologie courante s'y prête d'ailleurs : ne parle-t-onpas de relations internationales pour qualifier l'ensemble des rapports entre des unités juridiques n'appartenant pas à un même État ? D'autres annoncentla fin de l'État-nation,sous l'effet de la multiplicationdes réseauxd'interdépendance.Au nom de la nation, on dénonce l'internationalismeet le volapük, ou, comme le disent les porte-parolede l'extrême droite et de l'extrême gauchefrançaises,le « mondialisme». À l'inverse, les avocats de structures régionaleset internationalespuissantes s'alarment des conséquencesdestructricesdu nationalisme. Toutesces querellesme paraissentanachroniques.Le fait nationalest une réalité qu'aucun observateursérieuxne saurait nier. Mais il conserve toute l'ambiguïté qu'il véhicule depuis le xixe siècle. Pour les Allemands,la relation entre l'État et la nation a toujours été floue. Il existe une « nation arabe » qui n'est pas près de se constituer en un État. L'affirmationdes nationalitésdevientvite incompatibleavec celle de la nation. Existe-t-ilune nationalitébasque,corse,ou bretonne ?Un « peuple» doit-il nécessairementêtre regroupé dans le cadre d'un État ? Il faudraitalors obligertous les Arméniens du monde à prendre la citoyennetéarménienne, tous les Libanais la citoyennetélibanaise,tous les Juifs la citoyenneté israélienne.Si, un demi-siècleaprès Hitler, les défenseursdes droits de l'homme en arrivaientà préconiser la « purificationethnique», les limites de l'absurde seraient franchies.Le fait est que, idéalement,à la fin du xxe siècle, un individulibre doit pouvoir,où qu'il vive, affirmerà la fois son identité« ethnique» ou culturelleet son identiténationale. Dans toutes ses dimensions,l'interdépendanceest à la fois sourcede degrésde libertéet de contraintessupplémentaires. Elle appelle la tolérance.Il faut inventerde nouvellesformes 96 d'organisation, qui bousculent les comportements acquis. La querelle entre les anciens et les modernes à propos de la citoyenneté européenne illustre les difficultés qui en résultent 35.Si un Allemand décide de s'établir à Lyon, il doit pouvoir conserver sa nationalité allemande et voter aux élections municipales de Lyon, de même qu'un Français vivant à Munich doit pouvoir voter à Munich. Il faut avoir une vision bien statique de l'Histoire pour dénoncer le risque d'un futur Anschluss de l'Allemagne sur la ville de Lyon, ou celui de la conquête de la Bavière par un lointain successeur de Napoléon. En vérité, l'État-nation a encore une longue vie devant lui, mais il n'est plus ce qu'il était. Annoncer sa mort, comme l'ont fait Wolfgang Schaubte et Karl Lamers dans le document de la CDU publié le 1 erseptembre 1994 36,est aussi peu sérieux que d'affirmer à l'inverse l'intangibilité d'une forme particulière d'organisation des sociétés humaines soumise, comme tout ce qui vit, à la pression du changement et de l'adaptation, et, parce qu'il s'agit des hommes doués de raison, à la nécessité du progrès. Dans la perspective de la longue durée dans laquelle il faut toujours tenter de situer les tendances que l'on cherche à saisir, l'État-nation est un phénomène relativement récent, qui a commencé à poindre vers la fin du Moyen Âge. . Regardons brièvement les choses dans le cadre de l'Histoire de la France. Très tôt, les légistes avaient dégagé une idée ressemblant à la notion moderne d'indépendance nationale. Ils disaient « le roi de France est empereur en son royaume » (Rex Franciae est imperator in suo regno). À l'époque de Charles VI émergea la théorie statutaire, selon laquelle la couronne n'appartient pas à celui qui la reçoit. Elle est « une manière d'administration et d'usage dont le roi jouit sa vie durant mais dont il n'a pas la propriété ». Ainsi l'État se situe-t-il, en un certain sens, au-dessus du monarque. Dans un ouvrage de 1419, donc - ce n'est sûrement pas une coïncidence - un an avant le traité de Troyes par lequel Charles VI le Fou a transmis la couronne à son gendre Henri V d'Angleterre, Jean de Terre Vermeille (Jean de Terrea Rubea) affirmait que le roi ne pouvait transférer son droit à 97 régner ni par acte entre vifs, ni par testament. Son fils aîné ne recevait pas la couronne de son père comme un héritier ordinaire. Il la recevait par la loi de succession, selon une coutume ancienne que le roi ne pouvait pas modifier. Ainsi, pour les juristes, le traité de Troyes fut-il frappé de nullité radicale. En conduisant Charles VI à Reims, Jeanne d'Arc a permis d'incarner cette théorie statutaire dans laquelle les historiens du droit public voient la première pierre de la doctrine juridique de l'État moderne. Mais il a fallu encore beaucoup de temps pour que l'État-nation émerge pleinement. Deux siècles après la mort de l'enfant de Domrémy, l'affrontement entre Marie de Médicis et Richelieu fut beaucoup plus qu'une banale lutte pour le pouvoir, mais traduisit le heurt entre deux conceptions de l'État : l'une se rattachant à l'ancienne idée impériale et confondant intérêts spirituels et temporels ; l'autre fondée sur l'autonomie de l'État royal. Le roi de France est empereur en son royaume : le principe ancestral n'était pas encore complètement assimilé au temps de la régence de Marie de Médicis, quand le nonce apostolique et l'ambassadeur d'Espagne participaient aux délibérations du Conseil du roi. Ce n'est qu'avec les traités de Westphalie de 1648 que la souveraineté absolue des États émergea comme un principe fondamental du droit international. Il fallut attendre la Révolution française pour que la souveraineté passe du monarque au « peuple », c'est-à-dire ici à la « nation ». Je ne reprendrai pas les avatars de l'idée nationale depuis la Révolution. Il suffit de rappeler à ceux qui idéalisent le passé et prétendent figer l'avenir ce que disait Héraclite : on ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. La nation et a fortiori l'État-nation ne sont pas l'alpha et l'oméga de l'histoire des sociétés humaines. Qui peut dire comment seront structurés les systèmes politiques, en particulier en Europe, dans cent ou deux cents ans ? Les architectes politiques du xxie siècle construiront sur nos traces. Mais ils bâtiront autre chose. Une nation aujourd'hui constituée est indépendante quand elle choisit son destin. Elle est dépendante lorsqu'elle subit une loi imposée par d'autres États, mais aussi quand elle s'en98 ferme elle-même dans une vision tournée vers le passé ou, pire, vers une interprétation erronée de l'Histoire. Pour entrer de plain-pied dans le monde du xxie siècle, il ne faut pas se recroqueviller, mais oser exister en s'ouvrant sur le grand large. f––'1 Î ,j 1 J " - ' 1 Î Chapitre VI ENTRE STALINE ET GORBATCHEV Tocquevilleobservaitque les régimesusés ne sontjamais aussi fragiles que lorsqu'ils tentent d'accomplir les réformes nécessairesà leur survie. Pour réussir,ils doiventse renforcer, quitte à aller pour un temps dans une directionopposéeà celle où ils veulent plus tard s'engager.Bismarckdisait qu'il fallait réprimerd'abord, réformerensuite.Les successeursde Staline n'ont pas su réformer.Khrouchtchevet Gorbatchev ont échoué.L'un a réprimésans réformer,en renonçantà faire évoluerles choses.I1a ainsi préparél'« ère de la stagnation», comme les Soviétiques ont appelé le règne de Brejnev. L'autre n'a fait ni l'un ni l'autre. Personnageà qui le destin a confié un rôle historique,mais caractèrefaible, il a ouvert la boîte de Pandore. Il a provoqué,sans l'avoir voulu, la désagrégationde l'URSS.Au contraire,DengXiaopinga su créer, quitteà appliquerle préceptede Bismarck,lesconditionsd'une métamorphose.La Chine a une chance sérieuse de réussir sans bouleversementla mutationdu systèmecommuniste. Dégel, craquements et crises . Le triumvirat qui s'installa au Kremlin après la mort du dictateur,le 5 mars 1953,mit un terme au totalitarismestalinien. Mais le piège se referma immédiatementsur le régime. Les peuples soumis commencèrentaussitôt à s'agiter, en Tchécoslovaquieau mois de mai, à Berlin-Estau mois de juin. Les émeutes furent brutalementréprimées. Le même scénario devait se reproduire, en plus grave, à l'autom101 1 ne 1956 à Budapest. Les chars soviétiques mirent un terme à l'insurrection de Hongrie. Ces événements suivaient de quelques mois le XXe congrès du PCUS (parti communiste de l'Union soviétique), où Khrouchtchev, nouvel homme fort, avait explicitement dénoncé l'ère stalinienne et le culte de la personnalité (14-25 février 1956). Tant de secousses ébranlèrent les convictions de nombreux intellectuels européens, à l'Ouest comme à l'Est, et à l'intérieur de l'URSS elle-même. Les plus engagés sont alors devenus des militants anticommunistes ou des dissidents. Mais il allait falloir encore de très nombreuses années pour que le voile épais des illusions forgées par la monstrueuse idéologie se déchire. Les dirigeants soviétiques furent très tôt conscients de la nécessité de réformes économiques. Mais ils se heurtaient à l'imbrication étroite, dans le système hérité de Lénine et de Staline, du pouvoir politique et du pouvoir économique. Ils n'eurent ni le courage ni la capacité de trancher le noeud gordien. Lorsque, en 1968, les Tchèques prétendront le faire, les forces du Pacte de Varsovie 2 entreront à Prague. Et pourtant, contrairement à Imre Nagy qui avait osé proclamer la neutralité de la Hongrie au début de novembre 1956, Dubcek et ses compagnons du printemps de Prague avaient pris la précaution d'affirmer haut et fort leur « fidélité » au camp soviétique. En politique extérieure, le dégel s'est fait sentir aussitôt après la disparition de Staline. J'ai déjà évoqué l'armistice en Corée (27 juillet 1953) et le traité autrichien (15 mai 1955). Entre les deux, l'URSS avait mis fin à l'état de guerre avec l'Allemagne (25 janvier 1955). Adenauer se rendit à Moscou en septembre 1955. Les relations diplomatiques entre l'Union soviétique et la République fédérale furent établies. Les deux Allemagnes ne se reconnaissaient cependant pas encore, chacune prétendant avoir vocation à étendre sa souveraineté sur l'ensemble du territoire allemand. À quoi s'ajoutait, pour la RFA, le refus d'admettre la ligne Oder-Neisse comme frontière orientale d'un futur État réunifié. En février 1954, Molotov proposa la conclusion d'un pacte européen de sécurité collective 3. La préoccupation essentielle du Kremlin était désormais de consolider son 102 empire externe, en obtenant la reconnaissance du statu quo par les Occidentaux. Au-delà, les stratèges communistes rêvaient d'une dissolution des « blocs » qui eût coupé l'Europe occidentale des États-Unis et laissé l'URSS dans le rôle de la puissance dominante sur le continent. Trois décennies plus tard, Gorbatchev reprendra une ultime fois ce vieux projet rebaptisé « maison commune européenne ». Les Occidentaux ne voulurent pas se prêter au jeu de Molotov. Mais l'idée sera reprise en mars 1969, avec la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Les circonstances ayant alors changé, elle se retournera contre les Soviétiques. Les Occidentaux exigeront d'introduire, à côté des questions territoriales et des questions économiques, une « troisième corbeille » relative à la circulation des hommes et des idées, ainsi qu'aux droits de l'homme. Le discrédit du communisme s'en trouvera accéléré. Dans le contexte des années cinquante, on n'en est pas là. Les populations s'agitent dans l'Empire soviétique externe. Cependant, les élites communistes et de trop nombreux intellectuels croient encore à la supériorité de l'idéologie communiste et à celle du système, économique et politique, qui en découle. L'Union soviétique met en orbite le premier satellite artificiel, le célèbre Spoutnik, le 4 octobre 1957. Le premier vol humain dans l'espace (12 avril 1961) immortalise le nom de Iouri Gagarine. L'URSS devient une « superpuissance », qui affiche sa confiance dans l'avenir. Dans son rapport au Soviet suprême, le 31 octobre 1959, Khrouchtchev déclare périmée l'idée qu'une confrontation militaire entre les mondes capitaliste et communiste soit inévitable. Il prend ainsi en compte le fait nucléaire, ce qu'on appelle désormais l'équilibre de la terreur 4. Mais sans doute croit-il encore sincèrement à la victoire finale du communisme. La période dite de la « coexistence pacifique » est cependant tout sauf calme. Moscou se crispe sur l'Allemagne, et tente de détourner à son profit l'effervescence dans le « tiersmonde », une politique qui continuera tout au long de la détente. La greffe communiste n'a pas mieux réussi en Allemagne de l'Est que dans les autres pays d'Europe centrale. La plaie 103 suppure à Berlin, que l'URSS ne contrôle pas, et par où s'écoule le flot des réfugiés. En novembre 1958, Khrouchtchev tente de remettre en question le statut de l'ancienne capitale du Reich. Il déclenche ainsi une crise qui atteindra son point culminant avec l'érection du « mur de la honte », dans la nuit du 12 au 13 août 1961. L'hémorragie sera stoppée, mais le coup porté au prestige de l'Union soviétique lui sera fatal à terme. Le Mur deviendra le symbole du totalitarisme soviétique. En proclamant, le 26 juin 1963 à Berlin, la petite phrase : Ich bin ein Berliner 5, c'est comme si le Président Kennedy avait déclaré la guerre sainte contre ce que son lointain successeur Ronald Reagan appellera « l'empire du mal ». L'ouverture du Mur, le 9 novembre 1989, provoquera l'écroulement quasi instantané d'un système qui, en définitive, ne reposait plus que sur lui. La crise des missiles de Cuba est la seconde grande aventure extérieure du règne de Khrouchtchev. Fidel Castro, qui avait pris le pouvoir à La Havane à la fin de 1958, noua des liens avec l'Union soviétique quand les États-Unis eurent rompu les relations, notamment économiques, avec son régime révolutionnaire. En avril 1961, Kennedy soutint une tentative de débarquement de réfugiés cubains en Floride, qui tourna au fiasco. Le maître de La Havane pencha plus résolument encore vers Moscou, et accepta le déploiement chez lui de fusées soviétiques à moyenne portée, donc capables d'atteindre le sol américain. Le drame se noua à l'automne 1962. Pour le jeune Président, dont le prestige avait été écorné dans l'affaire de la baie des Cochons, le défi était d'autant plus grand que l'Union soviétique commençait à déployer des missiles intercontinentaux. La vulnérabilité du territoire américain était une nouveauté 6. Le 22 octobre, Kennedy décréta le blocus de l'île. Il mit le Kremlin en demeure de démonter les installations existantes et de cesser d'armer Cuba. Cet épisode est le seul de toute la guerre froide où la possibilité d'un affrontement majeur entre les deux Grands ait été sérieuse, même s'il y eut d'autres mises en alerte des forces nucléaires (guerre du Kippour). Khrouchtchev céda le 26 octobre 7. Son échec fut certaine104 ment, autant que ses déboires dans le domaine de l'agriculture, l'une des causes principales de son élimination en 1964. Stratégie indirecte Les conséquences de la « crise des missiles » devaient être considérables. Elle stimula la course aux armements, en même temps que les deux superpuissances apprirent à gérer leurs relations pour éviter tout risque de dérapage. Dès 1961, les États-Unis, persuadés à tort de leur retard spatial sur l'URSS (ce qu'on a appelé le missile gap), se lancèrent dans un immense effort en la matière, dont le point culminant fut le débarquement sur la lune le 20 juillet 1969. Ce jour-là, l'Amérique, malgré son enlisement au Vietnam, parut au faîte de sa force matérielle et morale. Pour l'Union soviétique de Brejnev, l'accumulation des fusées et des bombes fut une affaire de statut. Elle paya un prix exorbitant pour se croire l'égale des États-Unis, alors qu'elle ne fut jamais qu'une superpuissance incomplète 8. L'affaire de Cuba est l'illustration la plus spectaculaire de la stratégie de l'URSS dans le « tiers-monde », où elle tenta, finalement avec peu de bonheur, de tirer parti de tous les déséquilibres. Son terrain apparemment le plus favorable fut celui laissé par le retrait européen : un processus lentement engagé dès le lendemain de la première guerre mondiale, mais pour l'essentiel étalé sur une trentaine d'années après la fin de la seconde, et qui clôt la longue période, commencée avec les temps modernes et les grandes découvertes, où l'Europe aura étendu sa puissance sur l'ensemble de la planète. Dans cette phase terminale, l'idéologie communiste fit bon ménage avec le nationalisme. Après Staline, qui avait écrasé les nationalités à l'intérieur de l'URSS, Khrouchtchev s'efforça de présenter l'Union soviétique comme un modèle d'émancipation nationale à l'intérieur. Le XXe congrès du PCUS annonça officiellement son soutien aux mouvements de libération dans le « tiers-monde » 9. Ainsi commença ce qui devait être une politique constante de Moscou, à vocation planétaire. La lèpre « socialiste » atteindra, par plaques, les 105 zones les plus diverses de la planète, comme l'Algérie, Cuba ou l'Angola. Dans les années cinquante, personne n'osait imaginer que l'Empire russe, dissimulé sous l'URSS, n'échapperait pas lui-même au mouvement de l'Histoire. L'immense succès en France du premier best-seller d'Hélène Carrère d'Encausse, en 1978, coïncidera avec le moment où l'érosion de l'idéologie communiste sera assez avancée et rendra les esprits disponibles pour s'intéresser à des réalités enfouies, mais toujours vivantes, ou, tout simplement, pour reconnaître leur existence. Quand l'ouverture du mur de Berlin entraînera l'Union soviétique dans sa chute, l'Empire russe sera condamné. Mais, à l'époque où Khrouchtchev paradait devant le XXe congrès, les esprits « progressistes » en Europe ne songeaient pas à tenter de voir ce qui se cachait en dessous de ce vernis rouge qui marquait l'URSS sur les mappemondes. Le « socialisme » leur apparaissait la voie naturelle de la naissance ou de la renaissance, pour les nations en quête d'identité et les pays en quête d'indépendance. C'est au Moyen-Orient que Moscou a expérimenté sa nouvelle politique ]0. L'intérêt de la Russie pour cette région avait commencé au xlxe siècle Il, avec la poussée vers le Caucase et l'Asie centrale. Ce fut l'époque du « grand jeu », dont le théâtre des opérations comprenait notamment l'Iran et l'Afghanistan, au cours duquel la Couronne britannique tenta de couper aux Tsars la route des Indes 12.À l'ère du pétrole, la valeur stratégique de l'Iran avait grandi. Pendant la guerre, Anglais et Soviétiques avaient occupé conjointement le pays, pour mettre un terme à la collaboration de Reza Pahlavi avec les Allemands et contribuer à l'approvisionnement des Alliés en pétrole 13.Le shah avait été contraint d'abdiquer en faveur de son fils Mohamed. Au lendemain des hostilités, les Soviétiques s'efforcèrent de s'implanter durablement dans l'Azerbaïdjan iranien, d'où une épreuve de force qui s'acheva à la fin de 1947 à leur désavantage t4. Les États-Unis consolidèrent leur influence en 1954, après l'échec de la tentative nationaliste de Mossadegh, en rétablissant Mohamed Reza Shah sur le trône. En se faisant couronner dans les fastes de Persépolis en 1971, et en se prétendant l'héritier sinon le descendant de Xerxès, celui-ci cherchera à effacer les souve106 nirs humiliants de son installation, deux fois imposée par les États-Unis. Dès lors, ceux-ci s'implantèrent durablement en Iran, qui devint une pièce maîtresse de leur dispositif d'encerclement de l'URSS. Ils ne surent pas rester suffisamment attentifs aux évolutions internes à ce pays que, malgré les apparences, la modernité n'avait pas atteint en profondeur. Cette situation devait se perpétuer jusqu'à la révolution khomeyniste en 1978-1979. La république islamiste qui s'installa en février 1979 ne manifesta cependant aucune complaisance vis-à-vis de l'Union soviétique. Bien au contraire, elle lui créa des difficultés dans ses républiques en Asie centrale. On se souvient que l'URSS avait également échoué dans ses tentatives de déstabilisation du côté de la Turquie, membre fondateur de l'Alliance atlantique et du Conseil de l'Europe. Lorsque les Juifs avaient proclamé l'État d'Israël, au lendemain de la décision de la Grande-Bretagne de mettre fin à son mandat, l'Union soviétique l'avait, comme les ÉtatsUnis, immédiatement reconnu. Mais, au milieu des années cinquante, Moscou décida de jouer la carte des nationalismes arabes. Le 16 avril 1955, le Kremlin publiait une note proclamant le refus soviétique d'accepter le monopole occidental dans la région, renforcé par le pacte de Bagdad. L'affaire de Suez - au même moment que la révolte hongroise - fournit à Moscou l'occasion qu'elle attendait. Le colonel Nasser, qui avait renversé le général Neguib au printemps 1954, lequel avait chassé le roi Farouk deux ans plus tôt, annonça en juillet 1956 la nationalisation du canal de Suez en réaction contre le refus américain de financer le barrage d'Assouan _ Français et Britanniques montèrent une expédition punitive, coordonnée avec une action israélienne. Le 5 novembre, Khrouchtchev menaça Paris et Londres de ses armes atomiques. Les États-Unis lâchèrent leurs deux alliés, qui se résignèrent à interrompre les opérations. Tournant fondamental dans l'après-guerre : c'était la première fois (il n'y en eut pas d'autre) qu'une puissance nucléaire menaçait ainsi ouvertement des puissances non nucléaires. En désavouant la France et la Grande-Bretagne, les États-Unis révélaient les limites de l'Alliance atlantique. La France en tira les conséquences, en décidant d'acquérir les moyens atomiques par 107 ". ' ' : elle-même. Cette politique, engagée par la IVe République, fut amplifiée par le général de Gaulle et ses successeurs. Un État qui dispose d'une force de frappe indépendante conserve sa liberté d'action en toute hypothèse. Cette considération garde toute sa valeur depuis la fin de la guerre froide 16.Audelà de ses effets immédiats, la crise de Suez favorisa la bipolarisation dans les affaires régionales, du fait de la démission des Européens. L'URSS se posa comme l'amie des victimes de l'impérialisme occidental, et prit pied en Égypte, en Syrie et ultérieurement en Irak. Les Etats-Unis avaient cependant préservé leur influence. Mais dans le conflit israélo-arabe, ils s'affirmèrent de plus en plus en protecteur d'Israël, l'Union soviétique jouant le rôle de l'alliée des Arabes. La situation commença à se redresser après la guerre du Kippour, quand Anouar el-Sadate abandonna Moscou pour Washington. Ce véritable renversement d'alliance devait conduire aux accords de Camp David (1978), le seul mais grand succès de Jimmy Carter en politique étrangère. Pendant la guerre entre l'Irak et l'Iran (1980-1988), provoquée par Saddam Hussein qui chercha à profiter de la chute du shah pour élargir son territoire à partir d'une querelle sur le Chatt al-Arab, les deux superpuissances furent dans l'embarras. L'URSS soutenait prudemment Bagdad tandis que les États-Unis se préoccupaient surtout de maintenir un équilibre. Avec la fin de l'URSS, l'Amérique se retrouva seule puissance capable de conduire un processus de paix dans la région, avec l'espoir, bien entendu, d'en retirer les bénéfices politiques et économiques. Pour faciliter les choses, elle s'efforça d'affirmer sa sympathie pour le monde islamique, ce qui explique qu'elle ait pris le parti des musulmans bosniaques dans l'exYougoslavie et qu'elle ait manifesté une certaine ouverture à l'égard du Front islamique du salut en Algérie. Il s'agissait pour elle de montrer que, malgré ses démêlés avec les régimes de Khomeyni et de Saddam Hussein, elle n'avait aucune hostilité à l'encontre des États islamiques en tant que tels. Son quasi-protectorat sur l'Arabie Saoudite ou son alliance avec le Pakistan pendant la guerre froide n'ont jamais rien prouvé à cet égard. En Asie », les choses se sont rapidement compliquées du 108 fait du schisme sino-soviétique. L'avènement de la République populaire de Chine en 1949, et la guerre de Corée avaient fait surgir le spectre du passage du continent eurasiatique tout entier sous la bannière du communisme. C'est pourquoi, en dépit de leur abstention dans les conflits de la décolonisation, les États-Unis avaient décidé de soutenir la France dans la dernière phase de la guerre d'Indochine I8. Par la suite, Washington s'impliquera à fond aux côtés du Vietnam du Sud. À partir de 1961, un engagement militaire de plus en plus important conduira l'Amérique à mener sa propre guerre. Elle y perdra une partie de son âme. À la fin de 1975, le communisme recouvrait toute la péninsule indochinoise. Au Cambodge, les Khmers rouges entreprirent un génocide sans rencontrer le moindre obstacle. Et pourtant, l'équation du communisme international n'était plus la même depuis longtemps. Mao n'avait pas été mis au pouvoir par Staline. Les Soviétiques l'avaient certes aidé. Mais, pour l'essentiel, il avait gagné avec ses propres forces. En prenant possession de la Cité interdite, il ne transposait pas purement et simplement une idéologie importée. Il imposait la sienne. Il rétablissait l'intégrité et la souveraineté du plus ancien et du plus grand de tous les États de la planète, auxquelles l'Europe et le Japon avaient porté atteinte. Mao n'avait pas chassé les uns et les autres pour prêter allégeance au Kremlin. Dès lors, le mécanisme classique des conflits d'intérêts prévalut sur le mythe de l'éradication des guerres par l'avènement de 1'« internationalisme prolétarien ». À vrai dire, l'affaire Tito avait déjà montré à qui avait les yeux ouverts que le « socialisme » ne changeait guère la nature profonde des relations interétatiques. Comment les choses se passèrent-elles, vues de l'extérieur ? Pékin n'accepta pas le silence des Russes face au rapprochement entre Washington et le régime de Chiang Kaishek. Les querelles frontalières se précisèrent. Le schisme devint évident quand Moscou fomenta des émeutes à la frontière du Xinjiang et prit le parti de l'Inde dans le conflit qui l'opposait à la Chine à propos du Tibet. En mars 1963, Pékin dénonça les « traités inégaux » imposés par la Russie à la Chine au xixe siècle, et souleva un contentieux territorial à 109 propos des fleuves Amour et Oussouri. Trois mois après, Mao récusa la prééminence du parti communiste de l'Union soviétique et accusa les « tsars du Kremlin » de révisionnisme. En 1964, la Chine fit exploser sa première bombe atomique et, en 1967, sa première arme nucléaire 19.Peut-être l'URSS a-t-elle alors envisagé une attaque surprise sur l'arsenal nucléaire chinois au Xinjiang où, par ailleurs, elle tentait de soulever les minorités nationales. Entre-temps, Mao avait lancé la révolution culturelle (1966) que Moscou avait aussitôt dénoncée. Comme on le verra au chapitre VIII, la querelle avait des racines beaucoup plus profondes qu'on ne l'a compris à l'époque, et elle dura aussi longtemps que Mao. Par un prodigieux retournement de l'Histoire, qui reflète l'extraordinaire souplesse des Chinois, Deng Xiaoping fera directement passer le parti de Mao du stade de la révolution culturelle à celui de l'économie sociale de marché, pendant que les Russes resteront empêtrés dans d'insondables contradictions. Le schisme sino-soviétique modifia les relations internationales dans leur ensemble. L'Albanie s'allia avec la Chine en janvier 1962. Pékin rivalisa avec Moscou en Afrique, où l'un et l'autre gaspillèrent leurs ressources sans empêcher le continent de s'enfoncer dans la misère, au contraire. Après la disparition de Salazar et le retrait du Portugal en 1974, l'URSS utilisera Cuba pour influencer le cours des choses en Angola. Autant de ruineuses aberrations, dont il ne reste, au bout du compte, que des cendres, et qui démontrent que le champ des représentations géopolitiques est, a priori, illimité 20. Pour les Occidentaux, le grand schisme dégagea des marges de manoeuvre. La France reconnut la République populaire de Chine en janvier 1964, alors même que de Gaulle, ayant mis un terme à la guerre d'Algérie, prônait « la détente, l'entente et la coopération » avec l'URSS et s'apprêtait à prendre ses distances avec l'Alliance atlantique. À partir de 1971, la Chine décida de sortir de son isolement et de se rapprocher des États-Unis, qui eux-mêmes s'étaient engagés dans la voie de la détente avec l'URSS et voulaient en faire autant du côté de l'Asie. Henry Kissinger 110 s'employa à cette tâche. En octobre 1971, la Chine populaire se substitua à la Chine nationaliste à l'ONU. Richard Nixon effectua un voyage spectaculaire à Pékin du 21 au 28 février 1972. Le rapprochement sino-américain provoqua un énorme choc au Japon, qui entreprit lui-même de renouer avec l'empire du Milieu. Le 24 août 1973, par l'intermédiaire d'un discours devant le congrès du parti communiste chinois, Zhou Enlai somma l'URSS de démontrer sa volonté de détente en retirant ses troupes de Tchécoslovaquie, de la République populaire de Mongolie et des Kouriles. La querelle entre les deux géants communistes continuait donc. Quand le Vietnam se réunifia sous la houlette de Hanoi, en 1975, il s'allia avec l'URSS et mit à sa disposition les bases militaires qu'avaient occupées les Américains. Ce fait contribua à l'accroissement des tensions entre les deux superpuissances à la fin des années soixante-dix. Quant à la Chine et au Vietnam, ils en vinrent à un affrontement direct et bref en 1979, qui révéla les faiblesses militaires de la première. Ainsi le facteur chinois introduisit-il dans les relations internationales de l'après-guerre le problème du « troisième corps » dont la complexité est bien connue en mécanique céleste 21. Autre géant de l'Asie, l'Inde - que la GrandeBretagne avait décidé d'évacuer en février 1947 pour ne pas s'engluer dans la guerre civile - s'efforça également de jouer son propre jeu. L'Union indienne éclata en deux, puis en trois. D'abord, après la guerre de 1947-1948, avec la partition entre l'Inde elle-même, État laïque, et le Pakistan, État musulman. Plus tard, avec la scission entre le Pakistan occidental et le Pakistan oriental, devenu le Bangladesh, en 1971. Les relations indo-pakistanaises ne se sont jamais apaisées, notamment du fait de leur querelle sur le Cachemire. Les deux pays se sont lancés dans une course à l'armement nucléaire. L'Inde a fait exploser une bombe atomique en 1974. C'est à propos des recherches pakistanaises que la notion de « bombe islamique » a fait son entrée dans le vocabulaire des politologues, bien avant la victoire de Khomeyni en Iran 22.L'Inde s'est immédiatement trouvée en opposition avec la Chine sur le tracé de leur frontière commune, et sur la question du Tibet, à l'autonomie duquel tenait la première et 111 '. ' . . " ' .' . . . dont la seconde prit le contrôle total en 1950. Le contentieux sino-indien sur le Tibet fit l'objet d'un traité en avril 1954. Mais la question ne fut pas pour autant résolue. En 1959, à la suite d'un soulèvement durement réprimé par les Chinois, le quatorzième dalaï-lama, Tenzin Gyatso, se réfugia en Inde, où il créa un gouvernement en exil 23. En septembreoctobre 1962, la Chine lança une offensive victorieuse contre l'Inde. Le conflit Est-Ouest devait lui aussi laisser des traces sur le sous-continent indien. L'Inde se pencha tout naturellement vers l'URSS, avec qui elle signa un traité de « paix, d'amitié et de coopération » en 1971, au moment où son emprise régionale s'affirmait fortement. Le Pakistan entra dans le système d'alliances monté par les États-Unis pour assurer l'encerclement stratégique de l'empire continental. Il adhéra au pacte de Bagdad en même temps que l'Iran, à la fin de 1955, ainsi qu'à l'Organisation du traité de l'Asie du Sud-Est (OTASE). Plus tard, pendant la guerre d'Afghanistan, il jouera un rôle déterminant dans la lutte contre l'envahisseur soviétique. Mais l'Inde, pour sa part, n'entendait pas se laisser capter par le courant Est-Ouest. Le mouvement afro-asiatique, qui se développa à la faveur de la décolonisation, dégagea l'idée d'une voie spécifique pour le « tiers-monde » à égale distance des superpuissances 24.Nehru inventa, avec Tito et Nasser, le concept de non-alignement, qui ne devait cependant jamais déboucher de façon bien concrète. Du moins a-t-il donné temporairement du prestige à ses auteurs et à leurs pays. L'aspiration au développement économique des pays devenus indépendants ne suffisait pas à fonder une association solide. De la conférence de Bandoeng, en avril 1955, à la conférence spéciale des Nations unies sur les matières premières dont le colonel Boumediene obtiendra la convocation en avril 1974, à la suite du quadruplement du prix du pétrole, le non-alignement ne produira guère que des illusions. La tragédie algérienne en sera la manifestation la plus pathétique. Quand les usines inadéquates, construites à grands frais avec la rente du pétrole et du gaz n'offriront plus que le spectacle de leur inutilité, et quand les derniers feux du socialisme se 112 seront éteints, il ne restera que la manipulation de la religion, ce qu'on appelle le fondamentalisme islamique, comme idéologie de remplacement. En Asie du Sud-Est et en Amérique latine, là ou le développement deviendra une réalité, le succès sera fondé sur le libéralisme économique et la coopération avec les pays riches, aux antipodes des rêves de Nehru, de Tito et de Nasser. L'ère de la stagnation, et la détente Pendant les dix-huit années de l'ère Brejnev (1964-1982), l'URSS et son empire se sont fossilisés. Les valeurs du communisme ont achevé de se dissoudre. Les relations Est-Ouest se sont organisées, la détente n'empêchant ni la course aux armements ni la compétition dans le tiers-monde. J'ai déjà rappelé que les Soviétiques eux-mêmes parlaient de cette période comme « l'ère de la stagnation ». À l'intérieur, aucune réforme majeure ne fut mise en oeuvre. Le système se corrompit de plus en plus visiblement, au bénéfice de la nomenklatura et des mafias, lesquelles faisaient presque ouvertement la loi dans les républiques du Caucase et de l'Asie centrale, et étendaient leurs réseaux dans l'Union tout entière. Les problèmes de nationalités, que la propagande soviétique n'avait cessé de nier et que Gorbatchev lui-même ne reconnaissait toujours pas dans son livre Perestroika publié en 1987, étaient de plus en plus manifestes. La planification centralisée organisait le rationnement. Les industries liées à l'armement et à l'espace recevaient la priorité absolue. La position de l'armée Rouge semblait inexpugnable. Les devises fortes, principalement dues au pétrole comme dans les monarchies du Golfe, servaient à assurer les importations que les dirigeants jugeaient indispensables. Pour le reste, l'économie domestique ressemblait à un gigantesque marché noir. Les populations - d'ailleurs dans l'ensemble bien éduquées - avaient acquis au fil des décennies une grande habileté dans l'art de survivre dans les conditions les plus difficiles. Ce savoir-faire leur est plus utile que jamais depuis l'écroulement de l'URSS. Le développement et la production en grande quantité de 113 3 ' . , . " ' ' systèmes d'armes faisaient illusion. La qualité de la technologie soviétique surprenait parfois les experts américains (par exemple, avec les missiles intercontinentaux « mirvés » au début des années soixante-dix 25). Mais les observateurs attentifs relevaient, dès la fin des années soixante-dix, la multiplication des dysfonctionnements. À cette époque, juste après le second choc pétrolier de 1978, un rapport de la CIA fit état de graves difficultés dans l'industrie vitale du pétrole et du gaz. Il prévoyait un plafonnement puis une diminution de la production. Ces pronostics devaient être confirmés par la suite. Les analystes occidentaux rassemblaient de nombreuses informations sur la dégradation des conditions sanitaires de la population, dont ils savaient que l'espérance de vie diminuait. Ils accumulaient des indices sur la dégradation de l'environnement. Mais sur ce point, comme sur d'autres, la réalité se révélera plus tard pire que tout ce qu'ils avaient imaginé. L'Ouest était de mieux en mieux informé des conditions de l'Est, et réciproquement, notamment à travers les instituts rattachés à l'Académie des sciences très ouverte sur le monde occidental. L'emprise de l'idéologie communiste ne cessait de s'affaiblir à l'extérieur mais plus encore sans doute à l'intérieur de l'Union soviétique, où ne régnaient finalement plus que désenchantement et cynisme. L'URSS continuait tant bien que mal à s'accrocher à son empire extérieur. La « doctrine Brejnev » affirmait l'irréversibilité des « conquêtes du socialisme ». D'où la répression du printemps de Prague et la chape de plomb qui s'abattit sur la Tchécoslovaquie après l'élimination de Dubcek, à laquelle l'Occident se résigna par réalisme, mais qui provoqua une nouvelle chute dans ce qui restait de l'aura d'une URSS à laquelle les livres de Soljenitsyne allaient porter des coups impitoyables. Au milieu des années soixante-dix, l'Italie s'essaya à l'« eurocommunisme », avec le marquis Berlinguer. L'élection sur le trône de saint Pierre de l'archevêque de Cracovie, le cardinal Woytila, le 16 octobre 1978, apparut comme le signe prémonitoire d'une libéralisation prochaine. Mais avant d'en arriver là, il a fallu encore traverser de sombres années. 114 À la fin des années soixante, le contrôle de Moscou sur ses satellites n'était déjà plus que partiel. Les experts occidentaux observaient alors que les « pays de l'Est », comme on les appelait, semblaient avoir le choix entre un certain degré de libéralisme économique à l'intérieur et une certaine autonomie vis-à-vis de la puissance impériale, mais que celle-ci ne les autorisait pas à manifester les deux à la fois. En Hongrie, Kàdàr, installé par le Kremlin après la répression d'octobre 1956, avait pris la première voie avec quelques succès. Il parvint même à devenir assez populaire. En Roumanie, Ceaucescu pratiqua la forme la plus extrême de la planification centralisée, et plus tard d'autarcie, mais sa volonté d'indépendance à l'égard de Moscou lui valut le respect des Occidentaux, notamment du général de Gaulle, et, pour un temps, un réel prestige dans son pays. À la suite des événements de Gdansk, en Pologne, en 1970, ce pays put bénéficier d'une aide européenne grâce à laquelle son économie se maintint en état de survie artificielle pendant près d'une décennie cependant que se développait la fronde contre le système, contre le régime qui le perpétuait et contre l'occupant. Vers 1975, une question hantait les esprits : la succession du maréchal Tito. Chacun savait que la Yougoslavie ne survivrait pas facilement après la disparition de cette figure historique. L'URSS interviendrait-elle, et que feraient, dans ce cas, les États-Unis ? La question était posée à Jimmy Carter pendant sa campagne présidentielle. Tito est mort en 1980, et la Yougoslavie a survécu, certes pour peu de temps, à l'URSS. L'Histoire ne se déroule jamais comme on le pense. Les possibilités sont trop nombreuses. Après l'affaire des missiles de Cuba, Washington et Moscou étaient hantées par la perspective d'une guerre nucléaire accidentelle, en conséquence d'une erreur de calcul de l'un ou de l'autre dans le déroulement d'une crise, ou même à la suite d'une défaillance technique. C'est pourquoi la course aux armements n'empêcha pas, au contraire, les deux superpuissances de s'engager dans une coopération de plus en plus élaborée, qui commença avec l'installation d'un « télétype rouge » entre les deux capitales, annoncée en 115 . juin 1963. 1963 est l'année de naissance de l'arms control, expression que l'on traduit généralement par « maîtrise des armements », le mot français « contrôle » n'ayant pas le même sens que son homophone américain. Les principales étapes de ce processus furent le traité de Moscou sur l'interdiction des essais nucléaires dans l'atmosphère (5 août 1963), le traité de non-prolifération des armes atomiques (TNP, 2325 juin 1967), les accords SALT 1 (26 mai 1972) et SALT II 26(15-18 juin 1979). Les deux premiers sont multilatéraux, les deux autres bilatéraux. Ces derniers s'inséraient dans un programme beaucoup plus ambitieux, auquel le nom de Henry Kissinger reste attaché, autant que celui de Richard Nixon. Il s'agissait de rien moins que d'organiser un monde véritablement bipolaire, comme le congrès de Vienne avait instauré un nouvel ordre européen après les guerres napoléoniennes 27. Dès 1967, l'Alliance atlantique avait chaussé les bottes du général de Gaulle en s'assignant le double objectif de la défense :. . et de la détente 28. Entre 1972 et 1973, Washington et Moscou mettent au point leur code de conduite. Les deux « superpuissances » s'entendent non seulement pour prévenir la guerre nucléaire entre elles, mais entre l'une d'elles et des tiers. En même temps, Nixon et Kissinger prétendent remettre de l'ordre dans le « camp occidental ». Tel est le thème de l'« année de l'Europe », lancé par le secrétaire d'État en 1973. Michel Jobert dénonce alors le « condominium » américanosoviétique. Au début de 1974, le ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou refuse de participer à la conférence sur l'Énergie, convoquée par Kissinger à la suite du quadruplement du prix du pétrole, y voyant une nouvelle manoeuvre de l'Amérique pour asseoir son emprise sinon son hégémonie sur le monde occidental. La connivence entre Nixon et Brejnev s'étend au domaine économique. Le COCOM 29,mis en place en 1949 pour interdire l'exportation des technologies sensibles vers les pays communistes, reste cependant en vigueur, et ne sera dissous qu'après la chute de l'URSS, le 31 mars 1994. Les États-Unis avaient accepté, dès 1969, d'accroître leurs échanges économiques avec l'Union soviétique. En octobre 1972, ils lui accordent la 116 1 clause de la nation la plus favorisée 30 et intensifient les exportations agricoles mais aussi industrielles, qui s'étendent même à certaines catégories d'ordinateurs. Américains et Soviétiques décident également de coopérer dans l'espace. Tout cela n'empêchait nullement la compétition entre les deux pays de se poursuivre dans le « tiers-monde ». La guerre du Vietnam battait alors son plein. Les affaires politico-militaires occupaient les meilleurs experts des relations internationales, à l'Ouest comme à l'Est 31. Revenons sur les accords précédemment cités dans ce domaine. Le but du TNP était de figer par consentement mutuel la répartition entre États nucléaires et non nucléaires, moyennant des compensations politiques et économiques pour ces derniers. Pendant longtemps, la Chine et la France ont refusé d'y adhérer et ont choisi de mettre l'accent sur la philosophie discriminatoire du traité 32. Avec l'accord SALT II, États-Unis et URSS s'entendirent sur des plafonds quantitatifs et qualitatifs, aussi bien pour les armements offensifs que défensifs. Ces derniers étaient considérés comme déstabilisateurs sur le plan stratégique. On craignait que le déploiement dans un camp de systèmes défensifs, au demeurant fort coûteux et imparfaits 33, n'incitât l'adversaire à lancer des frappes préventives 34. L'un des aspects les plus significatifs de l'arms control fut d'initier une sorte de collaboration entre les structures militaires des deux pays, et même de faciliter la communication entre civils et militaires à l'intérieur de l'URSS. L'accord SALT II, d'une extrême complexité à cause de l'évolution des technologies 35,ne sera pas ratifié par les États-Unis, la détente ayant fait naufrage avec l'invasion soviétique de l'Afghanistan et l'affaire des euromissiles. À la fin des années soixante-dix, les stocks d'armements nucléaires américains et soviétiques étaient devenus comparables. Quand on se souvient de leur écart en 1962, on mesure l'ampleur de l'effort accompli par l'URSS. Les dirigeants du Kremlin ressentirent une immense fierté d'avoir atteint la parité, sans apparemment comprendre qu'ils avaient ainsi achevé de ruiner une économie déjà exsangue. Pendant toute cette période, la subtilité des raisonnements 117 7 'z . de la stratégie nucléaire ne cessa de s'affiner, pour la grande excitation des docteurs Folamour. Depuis le début de la guerre froide, les spécialistes américains se plaçaient dans l'hypothèse d'une attaque surprise des Soviétiques. La plupart des analystes politiques la jugeaient certes très peu vraisemblable. À partir de la fin des années soixante, toute la philosophie de la détente consista à en réduire encore la probabilité. Mais les conditions politiques pouvaient changer, et l'ampleur des conséquences d'une erreur d'appréciation interdisait d'exclure les « scénarios de l'impensable ». D'autant moins que les écrits militaires soviétiques traitaient systématiquement d'actions offensives et de guerre nucléaire effective. Les stratèges américains durent élaborer des concepts originaux, pour remplacer la stratégie des représailles massives, devenue inapplicable dès lors que les Russes pouvaient frapper nucléairement le territoire des États-Unis, en premier ou en second. Les deux idées maîtresses pour fonder la « dissuasion » furent la capacité de seconde frappe et la notion de riposte graduée. Il s'agissait d'une part de rester en mesure de frapper l'URSS à mort, alors même que celle-ci aurait lancé une frappe préemptive 36,d'autre part de disposer d'un éventail de réponses en cas d'invasion de l'Europe occidentale, suffisamment ouvert pour laisser à l'attaquant la responsabilité du niveau de 1'« escalade ». Ces thèmes ont donné lieu, pendant trois décennies, à d'innombrables gammes et à des discussions sans fin - mais riches d'implications politiques, notamment en Europe et plus particulièrement en France -, sur la « crédibilité » de la posture américaine. Pour le général de Gaulle et les héritiers de sa pensée en la matière, seule une force de frappe nationale est totalement crédible, car aucun pays ne peut risquer sa propre destruction pour le compte d'autrui. Les profanes comprenaient difficilement la logique qui conduisait au « surarmement », chacun accumulant « de quoi détruire plusieurs fois la planète ». C'est qu'il fallait envisager les scénarios les plus extrêmes. Par exemple, on imaginait une attaque en premier par une grappe de fusées nucléaires, et on calculait les moyens nécessaires - compte tenu de ceux susceptibles d'être engagés par l'adversaire -, pour 118 8 conserver une capacité de riposte mortelle. Naturellement, chacun des deux camps se livrait aux mêmes exercices. La disparition de l'URSS a rendu caduc l'essentiel de ces débats, qui appartiennent désormais à l'Histoire. Mais il reste à gérer les résidus matériels et mentaux de cette période fascinante. Le monde aura longtemps encore à s'occuper des armes nucléaires. L'histoire de la détente ne se réduit pas aux abstractions de l'arms control et à l'organisation du duopole américanosoviétique 37. En Europe, elle prit le tour le plus concret. Lorsque Willy Brandt, maire social-démocrate de BerlinOuest, arriva au pouvoir en République fédérale, le 21 octobre 1969, le contexte était mûr pour qu'il pût entreprendre, dans le sillage du général de Gaulle et de Richard Nixon, une Ostpolitik à vrai dire amorcée par le gouvernement de la « grande coalition » (1966-1969). La RFA signa un traité avec l'URSS en août 1970 et, en décembre de la même année, elle reconnut l'inviolabilité de la ligne OderNeisse, une question cruciale sur laquelle elle reviendra une dernière fois au début de l'année 1990. Le spectacle à Varsovie du Chancelier allemand, à genoux devant le monument à la mémoire des victimes du ghetto, impressionna l'Europe tout entière. Parfois, certains gestes symboliques prennent la dimension d'actes politiques majeurs. Un quart de siècle après, celui de Willy Brandt demeure encore gravé dans l'esprit des contemporains. Aucun Premier ministre japonais n'a encore eu la même inspiration ou le même courage, et les victimes de l'impérialisme nippon du début de ce siècle n'ont pas accordé un pardon que l'empire du SoleilLevant n'a toujours pas explicitement demandé. Le statut de Berlin fut consolidé, le 3 septembre 1971, par un accord quadripartite. Les droits des quatre puissances occupantes furent confirmés, un statut spécial pour l'ancienne capitale élaboré, les voies d'accès réglementées en détail. Cet accord, entré en vigueur le 3 juin 1972, permit le rapprochement entre la RFA et la RDA, qui se reconnurent mutuellement le 21 décembre 1972 et signèrent un traité fondamental (Grundlagenvertrag), destiné à régir leurs rapports mutuels. Ainsi s'amorça la politique social-démocrate des 119 , « petits pas », devant conduire, dans l'esprit de ses promoteurs, à une lente convergence entre ce que tout le monde appelait alors les deux Allemagnes. Pour les conservateurs ouest-allemands, ces décisions furent déchirantes, car elles leur semblaient au contraire consacrer la division du pays. Mais ce n'était qu'une ruse de l'Histoire. En réalité, elles préparaient la réunification future. Le Grundlagenvertrag fut finalement ratifié le 6 juin 1973 par le Bundestag. La RFA et la RDA furent simultanément admises à l'ONU en septembre 1973. Ce règlement provisoire de la question allemande permit la conclusion de l'Acte final d'Helsinki, le ler août 1975, aboutissement de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) dont j'ai déjà parlé. Ce document est capital à trois titres. Tout d'abord, il consacre le statu quo en Europe - où aucun traité de paix n'a jamais conclu la seconde guerre mondiale -, mais pas son irréversibilité. Plus précisément, il fixe, non pas l'intangibilité des frontières, mais leur inviolabilité par la force. La distinction est fondamentale, car elle implique la possibilité d'une modification pacifique des frontières, par autodétermination des populations et accord des autres parties concernées (les deux conditions sont essentielles, pas seulement la première). Les signataires soviétiques de l'Acte final ne pouvaient imaginer que celui-ci servirait un jour de cadre légal à la réunification allemande, conjointement avec l'article 23 de , la Loi fondamentale de la République fédérale 38. Deuxièmement, il introduit les références aux droits de l'homme et à la libre circulation des idées qui contribueront à miner les derniers vestiges du totalitarisme. Enfin, la CSCE 39demeurera, vingt ans après la rencontre d'Helsinki, comme la seule institution de sécurité régionale englobant non seulement les États européens au sens strict mais l'ensemble des puissances européennes comme les États-Unis, le Canada et les pays issus de l'ex-URSS 40. Au lendemain d'Helsinki, le rideau de fer ne semble plus qu'un barbelé certes encore redoutable, mais de plus en plus rouillé. Les échanges Est-Ouest peuvent se développer à l'intérieur de l'Europe, et l'on parle même de la RDA comme . 120 d'un membre clandestin de la Communauté. Des intellectuels comme Zbigniew Brzezinski ou des hommes d'affaires comme Samuel Pisar donnent libre cours à leur imagination en rêvant de la « convergence » entre les systèmes économiques. Les derniers spasmes La détente sombre à la fin des années soixante-dix 41. En octobre 1977, le Chancelier Helmut Schmidt, qui a succédé à Willy Brandt en 1974, dénonce, dans un discours à l'Institut international pour les études stratégiques de Londres, le déploiement accéléré par les Soviétiques des SS-20 en Europe de l'Est. Il s'agit de fusées de portée intermédiaire, pouvant atteindre le territoire européen mais pas les ÉtatsUnis, et qui n'entrent donc pas dans les calculs des accords SALT. Pendant des mois, le nouveau problème stratégique est intensément discuté par les spécialistes occidentaux. En décembre 1979, l'OTAN annonce sa « double décision » :: ouvrir une négociation avec l'URSS sur cette catégorie d'armements et, en fonction des résultats, déployer en Europe occidentale des systèmes comparables aux SS-20, les Pershings II et les missiles de croisière. On dit alors que s'ouvre pour le monde libre une « fenêtre de vulnérabilité », l'URSS disposant désormais à la fois d'une supériorité massive sur le plan des forces dites conventionnelles, et d'un avantage en matière nucléaire. On dénonce le « découplage » qui pourrait en résulter entre l'Europe occidentale et les Etats-Unis. Un climat de psychose se répand, d'autant plus que dans les derniers jours de l'année 1979, l'armée Rouge envahit l'Afghanistan, avec des moyens considérables. Pour la première fois depuis le début de la guerre froide, les Soviétiques interviennent, directement et massivement, en dehors de leur empire. Ils le font au nom de la « doctrine Brejnev », car il s'agit officiellement de prêter main-forte au régime communiste qui, l'année précédente, a renversé la monarchie de Kaboul et lutte contre des forces « contre-révolutionnaires ». En réalité, Moscou, qui a installé son homme, Babrak Karmal, agit dans le plus pur style stalinien. Certains 121 n'hésitent pas à se demander si le Kremlin ne se prépare pas à agresser l'Europe occidentale, par un renversement de toute la politique suivie depuis le XXe congrès du PCUS. L'affaire des SS-20 reflète plus vraisemblablement la sclérose d'un régime usé, à l'image de son chef devenu impotent, prisonnier de son complexe militaro-industriel, et victime de ses propres illusions en confondant la puissance réelle avec la quantité d'armements. Les stratèges du Kremlin ont craint de perdre leur influence en Afghanistan, qui leur permettait de se rapprocher du golfe Persique et des fameuses « mers chaudes », et d'enfonçer un coin entre l'Iran, déchiré par la révolution, et le Pakistan, proaméricain. De l'autre côté de la Perse, Saddam Hussein avait fait un calcul comparable en se lançant dans une guerre contre l'Iran qui devait durer sept ans et dont il n'allait finalement tirer aucun avantage. Les dirigeants soviétiques ont certainement spéculé par ailleurs sur la faiblesse des États-Unis, en plein désarroi depuis la guerre du Vietnam et l'affaire du Watergate. Les hodjatoleslams de Téhéran humiliaient Jimmy Carter 42 dont, plus généralement, les hésitations et les volte-face portaient atteinte à la réputation de l'Amérique. Helmut Schmidt avait ainsi difficilement obtenu l'accord du Bundestag pour le déploiement de la « bombe à neutrons » supposée tuer les hommes en préservant les matériels, et fulminait ouvertement contre l'hôte de la Maison Blanche qui avait brutalement et unilatéralement changé d'avis sur ce point, le mettant dans le plus grand embarras. Il est incontestable que, bien involontairement d'ailleurs, Washington a favorisé l'aventure soviétique, en ne réagissant pas aux signaux que Moscou lui avait délibérément adressés pour tester les réactions américaines en cas d'entrée en Afghanistan. Le moment venu, les historiens démêleront les fils et les calculs des uns et des autres, et éclairciront la façon dont les décisions ont été prises. Une chose est certaine : en la circonstance, les Soviétiques ou plutôt les Russes n'ont pas été à la hauteur de leur réputation de grands joueurs d'échecs. Paradoxalement, tout s'est passé comme si la négligence des Américains avait été pour eux la meilleure des stratégies. Les SS-20 et l'Afghanistan ont creusé la tombe de l'URSS 122 . et de l'Empire russe. À l'orée des années quatre-vingt, nul ne pouvait encore le pressentir. Quand la Pologne s'enfonçait dans la nuit, les mirages des années Gierek s'étant dissipés avec l'aggravation de la crise économique en Europe de l'Ouest, quand le général Jaruzelski établissait la loi martiale, l'homme fort de Varsovie cherchait-il à sauver un régime aux abois, ou bien à protéger la nation contre l'éventuelle intervention des chars soviétiques ? On sait maintenant que le risque fut bel et bien réel. L'élection de Ronald Reagan redonna confiance à l'Amérique et aux Occidentaux. L'Allemagne, où Helmut Kohl succéda à Helmut Schmidt le 1 eroctobre 1982, résista, non sans mal, à des poussées pacifistes dont l'ampleur a rappelé l'époque de la création de l'Alliance atlantique, et qui touchèrent toute l'Europe du Nord 43. Pendant ce temps, les spécialistes ferraillaient avec passion sur les problèmes du « découplage » entre l'Europe et les États-Unis, et critiquaient même l'« option-zéro » que les négociateurs américains avaient un peu imprudemment proposée en novembre 1981 (abandon du déploiement des euromissiles en échange du démantèlement des SS-20). La solidarité occidentale résista à l'épreuve. On vit même le Président Mitterrand défendre la double décision de l'OTAN devant le Bundestag le 20 janvier 1983, ce qui n'allait nullement de soi étant donné la position de la France dans l'Alliance et la délicate question de ses propres armes nucléaires tactiques 44. Les premiers euromissiles furent déployés à la fin de 1983. Entre-temps, le Président Reagan avait lancé sa célèbre « initiative de défense stratégique » (l'IDS, annoncée le 23 mars 1983, communément appelée « guerre des étoiles »), consistant à exploiter les percées technologiques les plus récentes pour établir un bouclier spatial contre les missiles balistiques. Cette initiative provoqua un nouveau grand débat stratégique, au moment où par ailleurs le progrès des armements dits conventionnels ouvrait de nouvelles perspectives à la stratégie classique, auxquelles les Soviétiques s'intéressaient eux-mêmes de très près 45. En ce qui concerne l'Afghanistan, l'URSS avait réussi à faire aussitôt l'unanimité contre elle, à l'exception obligée de 123 ' .. . ... . ., . _ ses satellites. Les décisions assez symboliques du Président Carter (embargo partiel sur les ventes de céréales, boycott des Jeux olympiques de Moscou de 1980) n'eurent pas d'effets immédiats, pas plus que le refus du Congrès de ratifier l'accord SALT II. Mais l'Empire continental se trouva bientôt complètement isolé, au moment même où son rival chinois paraissait ressusciter. Les États-Unis et les Alliés entreprirent de soutenir la résistance afghane, notamment à partir du Pakistan. L'armée Rouge s'enfonça peu à peu dans un drame comparable à celui qu'avaient éprouvé les forces américaines au Vietnam. Brejnev est mort en novembre 1982, après une très longue maladie pendant laquelle l'URSS s'était comme pétrifiée. Son successeur Iouri Andropov ne lui survécut que d'une quinzaine de mois. Constantin Tchernenko rendit l'âme un an après son arrivée. Lorsque, le 11 mars 1985, le « jeune » Mikhaïl Gorbatchev, âgé de cinquante-quatre ans, fut élu secrétaire général du parti communiste de l'Union soviétique, ce fut comme si une petite lumière apparaissait au bout d'un tunnel que l'on s'était habitué à croire sans fin. Chapitre VII TREMBLEMENT DE TERRE Gorbatchev Dès son voyage à Londres en décembre 1984,quelques mois avant son ascension au poste de secrétairegénéral du PCUS,MikhaïlGorbatchevs'était employé,avec un immense succès,à séduireses interlocuteurs.On oublietrop souvent le sens ancien de ce verbe,que véhiculetoujoursson équivalent en anglais. Séduire, c'est utiliser le charme pour corrompre. Dans les capitalesoccidentales,les microcosmesne demandaientqu'à succomber.AndréMauroisracontedans sa biographie sur Disraéli comment, au moment de la guerre russo-turque dont l'enjeu était le contrôle des détroits, Schouvaloff,le très habile ambassadeurde Moscou, « avait su se faire appeler " Shou " par tout ce qui comptait à Londres et avait compris que c'est dans le monde que l'on trouve la clef du monde politique». Instruit par Anatoli Dobrynine, devenu le chef du départementinternationaldu Comitécentraldu PCUSaprèsavoirété pendantplus de vingt ans la coqueluchedu Tout-Washington, Gorbatcheva suivi ce brillant exemple,ou encore celui de Talleyrand. Vue de l'extérieur, la performance du successeur de Tchernenko,du moins jusqu'en 1991, fut impressionnante. Commentne pas avoir été subjuguépar la classe de ce dirigeant parfaitementmaître de lui dans son expression physique et verbale alors que tout tourbillonnaitdans son empire, et tellementtalentueuxen politiqueétrangère !Comment ne pas avoir admiré le tour de force d'un apparatchikcom125 muniste quinquagénaire, formé sous Staline, carriériste conforme à son temps - celui de Khrouchtchev et de Brejnev -, qui avait réussi à émerger sur la scène internationale, avec les apparences d'un homme politique occidental rompu aux règles des relations publiques et de la communication ! Le phénomène de la « gorbymania » s'explique aisément dans la société du spectacle. Plus tard, les Occidentaux assisteront, la mort dans l'âme, à la déconfiture de leur héros, et ce n'est pas sans réticences, avant même l'affaire tchétchène, qu'ils embrasseront Boris Eltsine. Il n'est pas exagéré de dire que Gorbatchev aura été aimé partout, sauf en URSS. Celui qui restera dans l'Histoire comme le fossoyeur de l'Union soviétique est arrivé au pouvoir avec l'idée de réformer l'État, pour sauver l'héritage de Lénine. Contrairement à son futur rival et vainqueur, Boris Eltsine, il n'avait aucune des caractéristiques d'un aventurier. Les trois mots de glasnost (transparence), perestroïka (restructuration) et democratisatsia (démocratisation), dont il fit son slogan, résumaient son projet. En permettant à l'air de circuler, il pensait libérer les forces productives potentielles du pays. Mais il n'imaginait pas d'abandonner le principe du parti unique, défini par l'article 6 de la Constitution de 1977 comme « la force qui dirige et oriente la société soviétique » et « le noyau de son système politique, des organisations d'État et des organisations sociales ». L'alternance des gouvernements sous l'effet du suffrage universel, qui est le trait le plus caractéristique des démocraties occidentales, n'était pas à l'ordre du jour. Tout au plus s'agissait-il de faciliter les débats à l'intérieur du parti communiste. Il n'était pas davantage concevable de toucher à l'intégrité de l'URSS. Gorbatchev niait le phénomène des nationalités, autant que ses prédécesseurs I. Après un début fulgurant, marqué notamment par le renouvellement des principaux dirigeants du parti, le XXVIIe congrès du PCUS réuni au mois de février 1986 consacra le nouveau secrétaire général, mais il révéla aussi la force de l'opposition conservatrice. En juin 1987, Gorbatchev fit approuver par le Comité central son projet de « refonte radicale de l'économie soviétique » et conforta la superstructure 126 de son pouvoir. Ce projet sonore n'a en fait jamais eu de consistance, ni intellectuelle ni pratique. Le secrétaire général et surtout son équipe se sont mis à manier le vocabulaire sinon les concepts de l'économie de marché et de la macroéconomie moderne, mais ils n'ont jamais su embrayer sur le terrain. Les institutions de l'économie soviétique partirent ainsi en quenouille, sans solution de remplacement. Gorbatchev n'a pas compris qu'il ne suffisait pas d'un coup de baguette magique pour transformer des hordes de fonctionnaires timorés en entrepreneurs schumpétériens. Pierre le Grand, auquel certains ont alors voulu le comparer, avait deux atouts que n'a jamais possédés le dernier homme fort du PCUS : il dirigeait avec une main de fer et pouvait importer de l'étranger (notamment d'Allemagne et de Hollande) les talents qui manquaient. Le grand tsar avait une perception aiguë des réalités, à la différence de son lointain successeur, mûri dans les arcanes obscures du parti communiste. La vie matérielle, déjà très dure en URSS, ne cessa de se dégrader pour la majorité des citoyens, d'autant plus que les recettes du pays en devises fortes étaient amputées par la crise pétrolière. Du coup, la libéralisation politique se retourna contre son auteur. Le désordre qui s'étendit progressivement favorisa l'agitation dans les républiques soviétiques. L'idée d'un nouveau traité de l'Union fit son chemin, certainement stimulée par les événements d'Europe de l'Est. Au début de l'été 1991, la question de la survie de l'URSS était explicitement posée. Les « conservateurs » tentèrent de réagir, et entreprirent un putsch incroyablement mal préparé, qui vira en tragi-comédie (19-21 août 1991). Ni le KGB, ni l'armée ne sont intervenus pour sauver l'URSS. Le maréchal Akhromeev a préféré se suicider le 24 août plutôt que d'entrer dans ce qu'il considérait comme l'illégalité. De retour au Kremlin, Gorbatchev avait perdu ce qui lui restait d'autorité. L'heure de Boris Eltsine avait sonné. Gorbatchev a échoué parce que son analyse de la manière de réformer l'URSS était erronée. Il fut mieux inspiré en politique étrangère. Mais dans ce domaine également, l'Histoire prit un cours fort éloigné de son projet initial. Il a eu le mérite de ne pas tenter de s'opposer à la force du torrent qu'il 127 . - avait involontairement déchaîné, et a suivi la maxime : « Les événements nous échappent. Feignons d'en être les organisateurs. » Grâce à quoi son nom sera inscrit du bon côté dans le bilan de l'Histoire du xxe siècle et peut-être aussi, au bout de la route, dans celui de l'Histoire de la Russie. Dès le début de 1985, Andrei Gromyko et George Schultz s'étaient entendus à Genève pour relancer les négociations sur les armements stratégiques 2. À partir de mars 1985, la tonalité changea radicalement. L'URSS voulait désormais se consacrer à ses réformes. « Le succès de la perestroïka est impossible sans une politique étrangère fondée sur la nouvelle pensée », déclarera le secrétaire général devant le plénum du Comité central, le 18 février 1988. Dès octobre 1985, à Paris, Gorbatchev avait proposé de diminuer de moitié les armes stratégiques des deux superpuissances et invité les États-Unis à renoncer à l'Initiative de défense stratégique du Président Reagan. À Reykjavik (11-12 octobre 1986), Gorbatchev et Reagan écartèrent leurs experts et se seraient mis d'accord sur une réduction de cinquante pour cent des armes stratégiques, ainsi que sur l'élimination des forces nucléaires intermédiaires (FNI) de portée supérieure à mille kilomètres, si le Président américain n'avait refusé de sacrifier son IDS. Les Européens n'avaient pas été consultés. Les conversations sur les FNI allaient aboutir un an plus tard (traité de Washington, 8 décembre 1987) et les négociations stratégiques le 31 juillet 1991 seulement, quand l'URSS sera moribonde. Pour l'essentiel, le premier accord prévoyait la destruction dans un délai de trois ans de tous les missiles d'une portée de cinq cents à cinq mille cinq cents kilomètres basés à terre et stationnés en Europe et ne concernait pas les armements français et britanniques dont Gorbatchev avait essayé d'obtenir l'inclusion. Le second aboutit à une réduction de l'ordre de trente pour cent du nombre des têtes nucléaires stratégiques de chaque partie 3. Pour la première fois, des traités d'arms control ont impliqué la destruction physique de systèmes non obsolètes, ainsi que des mesures de vérification in situ. Pour la première fois, on peut réellement parler de désarmement. On ne devait pas se limiter au secteur nucléaire. Le 128 19 novembre 1990, les seize pays membres de l'OTAN et les six pays membres du Pacte de Varsovie signèrent à Paris le traité sur la réduction des forces conventionnelles en Europe (FCE). La signification des plafonds et sous-plafonds que ce traité prévoyait au sein de chaque alliance, par zones et par catégories d'armes, allait rapidement changer, à cause de la disparition de fait, puis de droit (le 1 erjuillet 1991) du Pacte de Varsovie. Mais l'URSS et donc son successeur au sens juridique, c'est-à-dire la Russie, s'était engagée à détruire de grandes quantités de matériels modernes. Les Occidentaux ont également dû procéder à d'importants réaménagements. L'Europe a commencé à se vider des présences militaires étrangères, avec le retrait soviétique de Tchécoslovaquie et de Hongrie et avec le départ pour le Golfe d'importants contingents américains d'Allemagne, lesquels après la guerre ne sont pas revenus sur le continent. Lorsque, à la fin de 1994, les Russes concentreront des forces du côté de la Tchétchénie et vers les pays baltes, ils seront gênés par les obligations du traité FCE dont ils demanderont la révision. Quoi qu'il en soit, le fait est que les deux alliances sont parvenues en une vingtaine de mois à résoudre une question que seize années de négociations dites MBFR 4 n'avaient pas réussi à trancher. Tous ces développements illustrent une vérité générale que l'on ignore trop souvent : l'accumulation des armements est moins une cause qu'un effet des tensions. En d'autres termes, le désarmement est un problème plus politique que technique 5. Cependant, la vision initiale de Gorbatchev - sous le nom de Maison commune européenne - ne différait pas fondamentalement de la conception soviétique traditionnelle. L'objectif du Kremlin restait alors - comme au début de la guerre froide puis, sous une forme plus pacifique, à l'époque de la détente - d'isoler le système de sécurité européen des États-Unis, et, en matière économique, d'infléchir les termes de l'échange sur le continent dans un sens favorable aux intérêts soviétiques. La rencontre de Reykjavik sema la consternation chez les Européens de l'Ouest, car les deux superpuissances avaient failli s'entendre sur leur dos, dans la pure tradition du « condominium ». En février 1987, le Kremlin invi129 ta de nombreux intellectuels et leaders d'opinion occidentaux à Moscou, à participer à un « Forum international pour un monde sans armes nucléaires, pour la survie de l'humanité », qui pouvait rappeler diverses manifestations des années trente, où s'étaient distingués des hommes comme Malraux, Gide, Aragon, Bertolt Brecht et Aldous Huxley. Le traité FNI relança le débat sur le « découplage » stratégique entre l'Europe et les États-Unis. Tous ces développements incitèrent la France et l'Allemagne à créer une brigade commune, embryon du futur Eurocorps, et à mettre en place un Conseil de défense conjoint. En dehors du continent européen, l'URSS entreprit une vaste opération de désengagement, dont l'aspect le plus spectaculaire fut l'accord sur le retrait d'Afghanistan, en 1988 6. Elle se rapprocha de la Chine, en satisfaisant les trois conditions posées par celle-ci, relatives à la présence militaire à la frontière sino-soviétique, au Cambodge et à l'Afghanistan. Elle reprit également le dialogue avec le Japon, sans toutefois aller jusqu'à résoudre la question des territoires du Nord 7. Gorbatchev mit ainsi un terme aux ambitions soviétiques dans le « tiers-monde », ce qui ouvrit notamment la voie à la réconciliation en Afrique australe. Frederik W. De Klerk, élu président de l'Afrique du Sud le 14 septembre 1989, fit libérer Nelson Mandela dès le 11 février suivant, et engagea le processus qui devait conduire aux premières élections multiraciales dans le pays en avril 1994. En fait, la politique étrangère de Gorbatchev échappa, comme le reste, à ses intentions initiales. Le dérapage se cristallisa en Europe de l'Est, où le Kremlin laissa s'accomplir le cours des choses qui, en d'autres temps, avait été interrompu dans l'oeuf. Je rappellerai brièvement le déroulement de la révolution européenne de 1989. L'année précédente, la Russie communiste avait célébré en grande pompe le millénaire de l'Église orthodoxe. La Pologne avait ouvert la voie, préparée sans aucun doute par les voyages de Jean-Paul II en 1979, 1983 et 1987 8. En avril, le combat mené par Solidarité depuis dix ans aboutissait aux accords de la « table ronde », grâce aussi, il faut le reconnaître, au sens de l'Histoire dont sut alors faire 130 preuve le général Jaruzelski. Le premier gouvernement non communiste fut investi le 12 septembre, sous la direction de Tadeusz Mazowiecki. Le 11 septembre à minuit, le gouvernement de Budapest ouvrit sa frontière avec l'Autriche pour laisser s'écouler vers la RFA le flot des « touristes » en provenance de la RDA. Une telle décision n'a pu être prise qu'après avoir obtenu le feu vert de Mikhaïl Gorbatchev 9. Les Allemands de l'Est se précipitèrent par la brèche ainsi ouverte. À Budapest - où des manifestations nationalistes s'étaient produites le 14 mars, à l'occasion de la mort de l'impératrice Zita, dernière reine de Hongrie -, une table ronde fut mise en place entre le pouvoir et l'opposition, le 13 juin. En octobre, le PSOH (parti socialiste ouvrier hongrois) se saborda. La Hongrie célébra l'avènement de la République hongroise, abandonnant l'adjectif « populaire ». L'exode de la population est-allemande déstabilisa Erich Honecker. Gorbatchev lui rendit visite le 7 octobre, et l'informa qu'il ne le soutiendrait pas en cas de répression. Ce jour-là, le secrétaire général du PCUS prononça une phrase devenue aussitôt célèbre : « Celui qui arrive trop tard est puni par la force de la vie. » Lâché par les Soviétiques, Honecker se retira le 18 octobre. Le 9 novembre, le Mur de Berlin s'ouvrit. Le Président Richard von Weizsâcker avait dit un jour : « La question allemande ne sera plus ouverte quand la porte de Brandebourg ne sera plus fermée. » En fait, c'est le xxe siècle qui a basculé avec la chute du mur de la honte. À la suite des élections du 18 mars 1990, la RDA se dotera d'un gouvernement transitoire de coalition (SPD-FDP-CDU). Après l'Allemagne de l'Est vint le tour de la Bulgarie. Todor Jivkov fut éliminé par une révolution de palais le 10 novembre. L'absence de traditions démocratiques rendit le processus plus hésitant à Sofia. Le 17 novembre, la lame de fond déferla sur la Tchécoslovaquie. Milos Jakes fut écarté le 24 et le pays se dota d'un gouvernement à majorité non communiste le 7 décembre. L'écrivain dissident Vaclav Havel fut porté à la présidence de la République le 29 décembre. Plus tard, les républiques tchèque et slovaque allaient divorcer à l'amiable (le 1erjanvier 1993). Enfin, la vague atteignit la 131 Roumanie le 15 décembre. Après quelques journées d'une grande confusion, la fuite des époux Ceaucescu et leur exécution, le jour de Noël, mirent un terme au pouvoir le plus pesant et le plus tyrannique. L'« Europe de l'Est » tout entière était libérée. La Yougoslavie n'était pas restée à l'écart du mouvement. Mais, fin 1989, nul ne soupçonnait encore que l'expérience originale qu'elle avait poursuivie depuis 1948 allait tourner à la tragédie. Le carcan de la Ligue communiste éclata le 26 mai 1990, date à laquelle celle-ci renonça au monopole du parti. Les tendances centrifuges s'exacerbèrent aussitôt. La Slovénie et la Croatie, désormais dotées de gouvernements non communistes, préconisaient un assouplissement du lien fédéral. Au contraire, la puissante Serbie voulait davantage de centralisation. Le 2 juillet 1990, la Slovénie proclama sa « souveraineté ». Le Kosovo, rattaché à la Serbie depuis 1389 mais de majorité albanaise, adopta - unilatéralement également -, le 2 juillet 1990, une Constitution proclamant son droit à faire sécession contre la puissance impériale. L'Albanie, naguère considérée comme le plus fermé des pays « de l'Est », et qui avait flirté avec le maoïsme, commença à s'ébrouer en avril 1990. La réunification , allemande En autorisant les Hongrois à s'ouvrir aux réfugiés de la RDA, Gorbatchev a-t-il entrevu que l'Empire soviétique extérieur allait s'écrouler comme un jeu de cartes ? À la fin de 1989, sans doute imaginait-il en tout cas pouvoir isoler l'empire intérieur de la contagion. Mais il choisit d'assumer jusqu'au bout l'enchaînement des causes et des effets qu'il avait involontairement activés en Europe. Dans un plan en dix points, rendu public le 28 novembre, Helmut Kohl avait esquissé un calendrier devant conduire progressivement à une « unité étatique » allemande dans le cadre d'un « nouvel ordre européen ». Pour le Chancelier, il s'agissait surtout de ne pas perdre l'initiative au profit du social-démocrate Oskar Lafontaine, alors très actif. Ce plan avait embarrassé Washington et Paris, non consultés, parce 132 qu'il ne faisait guère référence aux droits des puissances victorieuses. Le débat fut ensuite compliqué par la question de la ligne Oder-Neisse, c'est-à-dire de la frontière germano-polonaise. Les ambiguïtés sur cet important sujet ne devaient être dissipées qu'en mars 1990 10.Tout cela contribue à expliquer le refroidissement, pendant un temps, des relations francoallemandes. Cependant, l'idée de réunification (ou, comme on préférait dire alors pour éviter la connotation bismarckienne, d'unification 11) faisait son chemin en Allemagne. Kohl, boudé le 10 novembre à Berlin-Est, fut acclamé le 19 décembre à Dresde. Un éditorialiste de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, de tempérament très national, M. Fack, publia alors un éditorial sous le titre : « C'est maintenant. » On ne pouvait en effet plus attendre, car les réfugiés de la RDA avaient un droit automatique à la nationalité allemande et à toutes sortes d'avantages. Désormais déterminé à précipiter les choses, le Chancelier se heurta bientôt à un dilemme : plus il rassurait les Allemands de l'Est sur leur destin, plus il inquiétait ceux de l'Ouest. Début février 1990, les deux tiers des Allemands interrogés à l'Ouest estimaient que la réunification allait trop vite. Sans s'émouvoir, le Chancelier demanda l'ouverture de négociations immédiates sur l'union monétaire entre les deux États allemands. Sa politique triompha aux élections du 18 mars avec la victoire de la CDU-Est. Un gouvernement d'union nationale fut alors formé pour mieux surmonter les difficultés. Assuré du soutien américain - confirmé à Washington en février et en mai 1990 - du moment que l'Allemagne réunifiée serait dans l'Alliance atlantique, H. Kohl avait trois points essentiels à régler. Il fallait d'abord conclure le traité instituant une union monétaire, économique et sociale entre les deux Allemagnes, en dépit des résistances intérieures. Le choix de la parité (un Mark ouest-allemand pour un Mark estallemand) était un non-sens économique, mais une nécessité politique. L'Allemagne pouvait en assumer le coût. Le Chancelier franchit superbement cette étape. L'union devint effective le 1 er juillet, Bonn prenant le contrôle de la monnaie et des finances est-allemandes. 133 , Il fallait ensuite régler entre les deux États allemands les modalités de l'unification politique et leur calendrier. Sur ce point également, le leader de la CDU obtint ce qu'il voulait : l'union se fit par la voie de l'article 23 de la Loi fondamentale. Celui-ci présentait l'immense avantage de préserver les accords internationaux conclus par l'Allemagne fédérale 12. Les élections panallemandes furent fixées au 2 décembre 1990. La coalition CDU-FDP devait les gagner allégrement. Restaient les « conditions extérieures » de la réunification. La Communauté européenne donna son accord le 8 décembre 1989 et le 28 avril 1990. Il fut alors décidé que la RDA serait considérée comme une extension des territoires de la RFA (et donc, il n'y aurait pas de négociations d'adhésion) ; qu'une « conférence intergouvernementale » chargée d'élaborer un traité d'union politique serait convoquée ; que la Communauté s'ouvrirait vers l'est par des accords d'association avec les pays dont l'évolution serait manifestement démocratique. Ces décisions portaient la marque de l'axe Paris-Bonn. Les Occidentaux ne faisant pas obstacle à la réunification, la clef se trouvait en URSS. Dès le mois de février 1990, Gorbatchev choisit de rester cohérent et, plutôt que de contrarier les événements, il s'efforça d'obtenir des avantages économiques dans le cadre d'un nouveau partenariat avec l'Allemagne. L'ultime obstacle fut levé lors de sa rencontre avec le Chancelier, dans le Caucase, le 16 juillet. L'URSS accepta que l'Allemagne réunifiée appartienne à l'Alliance atlantique. Comme il arrive si souvent dans l'Histoire, ce qui était naguère encore impensable était soudain devenu réalité. En étranglant encore un peu plus l'URSS, Gorbatchev confortait son image de libérateur à l'Ouest. L'accord, facilité par l'issue du XXVIIIe congrès du PCUS, avait été préparé par le sommet de l'Alliance atlantique de Londres les 56 juillet (on avait déclaré voir désormais en l'Union soviétique un partenaire, non plus un adversaire), par le Conseil européen de Dublin fin juin et par le Sommet des sept à Houston, dont l'ordre du jour avait inclus une aide économique à l'URSS (la RFA avait en fait pris les devants). L'Allemagne s'engageait à limiter à trois cent soixante-dix 134 mille hommes (au lieu de quatre cent quatre-vingt mille pour la seule RFA avant les événements) ses forces dites conventionnelles, et à ne pas étendre au-delà de l'Elbe la présence militaire alliée, après le départ des armées soviétiques (réalisé en 1994). Ces dispositions furent incorporées dans le Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), pour éviter l'impression d'un statut militaire spécial pour l'Allemagne. Le gouvernement de Bonn renouvela, au nom de l'Allemagne réunifiée, l'engagement de ne pas se doter en propre d'armes nucléaires, chimiques et biologiques, comme le souhaitait l'ensemble de ses partenaires. Le 16juillet, Kohl et Gorbatchev annoncèrent la conclusion d'un traité germano-soviétique pour régler leurs rapports futurs 1 3. Il était clair depuis toujours que, le moment venu, l'Union soviétique jouerait le rôle décisif pour les conditions extérieures de la réunification allemande, les alliés de la RFA en ayant accepté le principe dès sa création en 1949. Encore fallait-il mettre un terme aux droits des quatre puissances victorieuses de la seconde guerre mondiale. L'accord se fit le 17 juillet au cours de la conférence dite « 2 + 4 » 14,avec la participation supplémentaire de la Pologne. Les États concernés s'entendirent sur le contenu, les modalités et le calendrier de l'acte juridique garantissant l'intangibilité de la frontière germano-polonaise, c'est-à-dire de la ligne Oder-Neisse. L'Allemagne et la Pologne décidèrent par ailleurs de conclure un traité prévoyant une aide économique importante au bénéfice de la secondel5. L'ensemble des dispositions relatives aux aspects extérieurs de la réunification allemande furent ratifiées les 19 et 20 novembre 1990 par la CSCE 16. Berlin a pu redevenir la capitale de l'Allemagne sans susciter la moindre appréhension à l'extérieur. Paradoxalement, c'est en Allemagne que le débat a eu lieu, centré sur le coût du transfert de la capitale. La décision du retour à Berlin n'a donné lieu à aucune manifestation nationaliste. Un aboutissement aussi rapide n'aurait pas été possible sans l'entente entre les trois principaux héros du ballet, les Présidents américain et soviétique « et le Chancelier allemand. Mais c'est évidemment la prospérité de l'Allemagne fédérale qui a donné corps au pari de la réunification, tout en 135 '' lui permettant de subventionner l'URSS et la Pologne. Tout cela sans jamais mettre en péril les équilibres économiques fondamentaux. Certes, la Communauté européenne a indirectement contribué à l'effort 18, mais l'essentiel fut et reste accompli par les Allemands eux-mêmes. À l'inverse, l'URSS de Gorbatchev n'avait plus les moyens d'une grande politique. On ne le répétera jamais assez : les États n'ont que la politique extérieure de leurs moyens. Les deux grands vaincus de la seconde guerre mondiale, l'Allemagne et le Japon, ont été deux grands vainqueurs de la guerre froide, grâce à leur conversion à la démocratie et à leur réussite économique. La mort du monstre . - ' Pendant l'année 1990, la crise économique s'est approfondie en URSS, tandis que dans les républiques, les mouvements d'indépendance vis-à-vis du pouvoir central s'affirmaient 19.Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine étaient engagés dans une lutte sans merci. Un accord dit « 9 + 1 » fut conclu, le 23 avril 1991, entre les neuf républiques (désormais reconnues comme « souveraines ») qui avaient participé au référendum du 17 mars sur le maintien de l'URSS et le « Centre », autrement dit le pouvoir fédéral, incarné par Gorbatchev. Les six républiques non signataires étaient les trois pays baltes et la Moldavie, annexés en 1939 par Staline, ainsi que l'Arménie et la Géorgie. L'Ukraine, la Biélorussie, l'Azerbaïdjan, ainsi que les cinq républiques de l'Asie centrale (Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizistan) s'étaient mis d'accord avec la Russie sur le principe d'un nouveau traité de l'Union, dans le cadre d'une fédération, c'est-à-dire d'un État unique en tant que sujet du droit international. Le débat sur le contenu de ce traité portait sur des questions de propriété (par exemple, soixante-dix pour cent de l'industrie à Leningrad 20appartenait au Centre, vingt-huit pour cent seulement à la République de Russie et deux pour cent à la ville) ; sur la fiscalité (modalités de la répartition entre les impôts fédéraux et républicains, la Russie voulant réduire le Centre à la portion congrue) ; sur la hiérarchie des lois (rapports entre les lois républicaines et les lois 136 fédérales) ; sur le statut des forces armées et l'élaboration de la politique étrangère. Le 10 juin 1991, Boris Eltsine fut élu président de la Fédération de Russie au suffrage universel direct, ce qui lui conféra, aux yeux du reste du monde, une légitimité qui manquait désormais à son rival, de plus en plus impopulaire chez lui. On parla alors d'une élection du Président de l'URSS au suffrage universel pour l'année 1992, dans le cadre d'une nouvelle Constitution à venir après l'hypothétique traité de l'Union. La Russie se montrait de plus en plus intransigeante face au Centre, ainsi que l'Ukraine, qui appartenait elle aussi au coeur de l'Histoire russe. L'une et l'autre voulaient instaurer leur propre monnaie. Pendant ce temps, le moral du parti communiste s'effondrait. Le secrétaire général ne le maintenait en vie qu'en le dépouillant progressivement de son identité, par abandon successif de tous les dogmes. Le principe de la lutte de classes fut aboli, la propriété privée réhabilitée (en fait, mais pas en droit). En apparence, tout le monde ne jurait plus que par l'économie de marché. Les plans de réforme se succédèrent, sans toutefois jamais embrayer sur les réalités. Dans un contexte aussi turbulent, la politique extérieure de l'URSS ne pouvait que limiter drastiquement ses ambitions. Gorbatchev n'a pu que jouer un rôle accessoire dans la guerre du Golfe. Du moins l'a-t-il fait avec un certain panache. En Europe, il a tenté, en vain sauf en Roumanie, de rétablir des « relations spéciales » avec les anciens satellites. Seul Ion Iliescu a accepté de s'engager à ne pas entrer dans un système d'alliance qui ne serait pas agréé par Moscou. Comme on l'a vu, le chef de l'État soviétique a achevé de régler les questions en suspens pour le Traité sur la réduction des forces conventionnelles en Europe (FCE), et a signé le traité START avec les États-Unis. Un traité qui, en d'autres temps, eût été reconnu comme un événement considérable, ce qu'il était en effet, mais qui, dans les turbulences du moment, est passé presque inaperçu. Lors de son voyage en avril 1991, à Tokyo, Mikhaïl Gorbatchev n'a pu conclure aucun grand accord avec le pays du Soleil-Levant, faute de pouvoir se permettre de restituer les territoires du nord du Japon. Vu d'ailleurs, l'en137 jeu paraît insignifiant, mais pas à Moscou ou à Tokyo. Russes et Japonais considèrent ces territoires, qui totalisent à peine quatre mille kilomètres carrés, comme leur terre. Les premiers ont perdu toute l'Europe de l'Est, leur empire a volé en éclats, mais ils n'ont pas jusqu'ici accepté de toucher aux frontières de la Russie. Les seconds sont prêts à débourser des milliards de dollars pour récupérer des lopins de terre qui n'ont dans l'absolu qu'un intérêt très limité. Le 19 août 1991, le monde crut assister à un grand bond en arrière à Moscou. On n'oubliera pas de sitôt le lamentable spectacle de la brochette des « putschistes » alignés autour de l'affligeant Guennadi Ianaev. L'image rappelait les sinistres photos du Politburo d'antan, avant l'apparition du sémillant Mikhaïl Gorbatchev. Vrai putsch ou journée des dupes ? Les historiens trancheront. On sait que les putschistes, ou supposés tels, avaient en tête de faire l'un de ces coups d'État légaux dont l'histoire du PCUS est remplie. Mais Mikhaïl Gorbatchev, incontestablement coupable de légèreté car il n'avait pas réagi aux multiples avertissements qu'il avait reçus, refusa d'entrer dans la combinaison. De leur côté, les comploteurs manquèrent de détermination. Ils engagèrent mal leur affaire et s'effondrèrent quand il devint clair que la seule façon d'aboutir était de tirer sur la foule, à Moscou et à Leningrad. Irrésolus, en fait, dès le début de leur action, ils se donnèrent si peu les moyens du succès que les communications avec la Maison Blanche (le siège du Parlement de Moscou) ne furent jamais coupées. C'est ainsi que Boris Eltsine put finalement s'imposer comme le vrai vainqueur du communisme avec lequel Mikhaïl Gorbatchev n'avait jamais totalement rompu. Dressé sur son char, brandissant le drapeau rouge, bleu et blanc de la Russie, Boris le Grand mettait aux yeux du monde un terme à sept décennies de bolchevisme. Les « putschistes » prétendaient sauver l'Union soviétique et le parti communiste. Ils ne se disaient opposés ni aux réformes, ni à l'amélioration des rapports Est-Ouest, enclenchées par Gorbatchev. Mais ils affirmaient qu'en laissant filer les choses, la décomposition de l'URSS allait entraîner les populations dans le malheur. 138 8 L'échec de l'opération si misérablement conduite par Guennadi Ianaev précipita la fin de l'URSS. Le 27 août, la Communauté européenne se sentit libre de reconnaître les États baltes. Boris Eltsine n'avait-il pas lui-même reconnu la Lituanie comme sujet de droit international, le jour même où George Bush arrivait à Moscou pour la signature de l'accord START ? La Moldavie, l'Arménie et, le 1er décembre, l'Ukraine, proclamèrent leur indépendance. Le 8 décembre, la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie signèrent à Minsk un accord instaurant une « Communauté des États slaves », qu'allaient rejoindre le 13 décembre les cinq États d'Asie centrale, pour former une « Communauté des États indépendants », la CEI. Le 16 décembre, le Kazakhstan déclara à son tour son indépendance. Président d'une Union qui n'existait plus, Mikhaïl Gorbatchev dut quitter le Kremlin le 25 décembre 1991, deux ans jour pour jour après l'élimination de Ceaucescu. Hélène Carrère d'Encausse, qui révéla au public français les faiblesses de l'URSS en tant qu'Union des « républiques socialistes soviétiques », commence ainsi son livre La Gloire des nations : « L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ? Cette question, posée par le dissident Andreï Amalrik au cours des années soixante-dix, suscita en Occident un étonnement poli ou amusé. Dans son pays, ce fut le silence, l'oubli réservés aux " traîtres " qui ont perdu le droit à l'existence même. » L'auteur estime que le prophète ne s'est trompé que de deux ans. Pour elle, c'est l'explosion de Tchernobyl, le 26 avril 1986, qui a cassé l'URSS. « La société soviétique, les peuples qui la composent, découvrent d'un coup à Tchernobyl qu'en URSS, puissance, progrès, maîtrise de la technologie et de la nature ne recouvrent que faiblesse, retard, sous-développement technique, destruction de la nature. Dès lors qu'ils ne croient plus rien de tout ce qui leur a été dit, les peuples de l'URSS rejettent tout, et d'abord l'image qu'on leur a imposée d'eux-mêmes, celle d'un peuple soviétique. Contre l'empire, ils exigent alors de choisir leur destin. Peu leur importe qu'en condamnant l'empire, ils condamnent aussi les efforts de Gorbatchev pour y développer la démocratie et restaurer l'économie. » Sans doute le drame de 139 Tchernobyl ne suffit-il pas à expliquer la chaîne des événements qui a causé l'effondrement de l'URSS et de l'Empire russe. Mais son retentissement fut immense. En 1957, le lancement du premier Spoutnik avait marqué l'accès de l'URSS au rang de « superpuissance ». Trente ans plus tard, l'accident de la centrale nucléaire ukrainienne révélait qu'il n'y avait que des ruines à l'intérieur d'un blockhaus de plus en plus fissuré. L'inéluctable interpénétration des sociétés, accélérée à l'ère de l'ordinateur et des communications de masse malgré les contre-mesures désespérées d'un État néototalitaire, a joué contre l'URSS, fondamentalement abattue sous le poids de ses propres faiblesses, comme l'avait prévu George Kennan dès 1947. Staline et ses successeurs avaient misé sur la puissance militaire. Ils avaient étendu démesurément l'espace qu'ils prétendaient contrôler. Tout empire périra, comme l'a écrit Jean-Baptiste Duroselle en titre d'un de ses livres dont il était particulièrement fier 21.Mais il en est dans ce domaine comme en géologie : on sait localiser les risques de tremblements de terre ; on ne sait pas les dater. L'URSS aurait pu survivre quelque temps. L'exemple de la Chine suggère qu'une autre voie aurait peut-être permis de la réformer sans la faire éclater. Mais c'est Gorbatchev, et pas un autre, que le destin a élu en 1985. Illusion du nouvel ordre mondial Tout accaparés par les affaires européennes, les Grands n'avaient pas accordé à la crise qui se développait depuis quelques mois entre l'Irak et le Koweït l'attention qu'elle méritait. C'est ainsi que le monde fut stupéfait en apprenant, le 2 août 1990, que les troupes de Saddam Hussein avaient envahi l'Émirat. Pour analyser de tels événements, on doit nécessairement distinguer entre causes profondes et causes immédiates. Comme en Europe, les frontières actuelles au Moyen-Orient résultent, plus ou moins directement, de la première guerre mondiale. Les accords Sykes-Picot de 1916 étaient de type colonial, sur fond pétrolier. Les contours de l'Irak et du Koweït, dessinés sans attention aucune aux peuples concer140 nés, étaient de ce point de vue arbitraires. Les Irakiens n'ont jamais admis l'existence de ce Koweït fabriqué par les Occidentaux, qui concentrait tant de richesses sur un territoire et une population insignifiants, et semblait là, avec les îles de Warba et de Boubiyan, comme pour leur dénier l'accès au golfe Persique. En 1961, lors de l'indépendance du Koweït, la Grande-Bretagne avait dû dissuader le général Kassem, alors l'homme fort de Bagdad, d'envahir l'Émirat. Le conflit se durcit en même temps que grandissait l'importance de l'économie pétrolière. D'accord sur ce point, l'Irak et l'Iran reprochaient à l'Arabie Saoudite et aux Émirats de se soumettre aux seuls intérêts des Occidentaux, principalement les Anglo-Saxons. Cela n'empêchait pas Bagdad et Téhéran de rivaliser pour l'hégémonie régionale. On sait comment Saddam Hussein, après la chute du shah d'Iran, avait jugé le moment venu pour attaquer son voisin. Huit ans plus tard, lorsque Khomeyni dut se résigner au cessez-le-feu, l'Irak émergea comme le vainqueur, alors qu'on avait d'abord cru à une partie nulle. Loin d'en rester là, Saddam Hussein continua de s'armer, et les vendeurs d'armes ne voulurent pas se poser de questions. Divers observateurs s'inquiétaient néanmoins, mais les dirigeants soviétiques et occidentaux, soucieux de ménager un aussi bon client, firent la sourde oreille. La politique internationale procède souvent par dénouements, aléatoires et violents, de contradictions lentement accumulées dans le temps, comme l'énergie libérée dans les tremblements de terre. La cause immédiate de la crise fut une querelle sur la fixation des prix du pétrole. Le maître de l'Irak voulait aussi obtenir de l'émir Jaber une modification des frontières avec une nouvelle délimitation du champ pétrolifère de Roumaïla, ainsi que la remise d'une dette de quinze milliards de dollars contractée auprès du Koweït pendant la guerre contre l'Iran. Dans cette circonstance comme dans d'autres, l'émir fit preuve d'une grande maladresse. Jugeant sans doute qu'avec l'affaiblissement de l'Union soviétique et la révolution en Europe de l'Est le contexte lui était favorable, Saddam Hussein crut le moment opportun pour réaliser la grande ambition nationale, et accéder enfin au Golfe et à ses 141 1 richesses. Pensa-t-il à ce moment à une annexion irréversible de l'Émirat, ou même à lancer ses troupes jusqu'en Arabie Saoudite ? A-t-il envisagé l'hypothèse d'une négociation pour échanger un retrait de ses forces contre des rectifications territoriales, garantissant un accès permanent à la mer et un nouveau partage pétrolier, ainsi que l'effacement de la dette ? C'est ce qui se serait peut-être produit si les États-Unis avaient laissé se dérouler la « solution arabe », objet de tractations dans les heures qui ont suivi l'agression. Saddam Hussein avait compté sans la réaction de George Bush, qui exprima très vite sa volonté de rétablir le statu quo ante, excluant toute idée de compromis. Son intransigeance contrastait avec l'attitude plutôt ambiguë de son administration au cours des semaines précédentes. Certains observateurs ont suggéré que Washington a tendu un piège à Saddam Hussein pour le détruire. Au niveau de la Maison-Blanche, en tout cas, cette hypothèse est fort peu vraisemblable. La théorie du complot est rarement un bon guide pour comprendre les relations internationales, dont les interactions mettent en jeu un grand nombre de variables, qu'aucune autorité ne contrôle complètement. Il est en revanche évident que les États-Unis n'ont rien fait pour dissuader le dictateur quand les indices s'accumulaient. En marquant sa détermination, le Président des États-Unis poursuivit initialement trois objectifs, dont les deux premiers sont indissociables : empêcher l'Irak d'étendre son empire pétrolier et de modifier à son profit l'équilibre au MoyenOrient, renforcer le leadership américain dans cette région à la faveur de l'affaiblissement de l'Union soviétique, affirmer le principe de l'inviolabilité, sinon de l'intangibilité des frontières. Dans ses premières déclarations, George Bush se référa explicitement aux intérêts américains. Mais la brutalité de l'action de Saddam Hussein lui permit de présenter sa croisade au nom de la morale. Cela était difficile à accepter pour les populations qui souffraient sans qu'on se souciât d'elles, et qui estimaient, non sans raisons, que le droit international en général, les résolutions du Conseil de sécurité en particulier, étaient appliquées fort sélectivement, au gré des combinaisons d'intérêts des plus puissants. Dans l'action en temps 142 réel, les passions sont entretenues par les intérêts, et l'art politique consiste à canaliser les unes dans un sens conforme aux autres. Pendant la crise irakienne, le Président Bush a manoeuvré avec une remarquable maestria. Saddam Hussein, de son côté, a tenté de mobiliser l'opinion arabe, notamment en détournant l'attention sur Israël. Il n'y est point parvenu, malgré ses Scuds. À mesure que la crise se déroulait, un but de guerre supplémentaire, sans doute présent mais non dit dès le début, a été progressivement révélé : éliminer le potentiel militaire de l'Irak, notamment ses facilités nucléaires. Le principal enjeu était ici la sécurité d'Israël à moyen terme. Le plus étonnant, dans toute cette affaire, est que Saddam Hussein soit resté monolithique jusqu'au bout. En face de lui, on redoutait à juste titre une initiative (comme un retrait partiel vers le mois de novembre 1990, au moment où les ÉtatsUnis concentraient leur gigantesque armada en Arabie Saoudite) qui eût ébranlé et peut-être rompu la coalition patiemment mise en place par George Bush, sous le drapeau onusien 22. Le dictateur a-t-il réellement cru que ses armées pourraient infliger des pertes insupportables aux forces américaines et alliées, et qu'il parviendrait ainsi à retourner les opinions publiques occidentales et à enflammer les Arabes ? A-t-il été induit en erreur par un entourage terrorisé ? L'obstination de Saddam Hussein a permis la victoire totale de George Bush, dans des conditions telles qu'on se serait presque demandé si la guerre avait vraiment eu lieu, n'eûtelle été aussi meurtrière et destructive pour l'Irak 23. Les conséquences globales et régionales de l'opération Tempête du désert furent considérables. Au lendemain de la libération du Koweït, les beaux esprits donnaient libre cours à leur imagination. La grande Amérique était désormais l'unique superpuissance. Maintenant que l'URSS, disait-on, appartenait elle-même au club des démocraties, le rêve de la sécurité collective dans le cadre de l'ONU allait devenir réalité. Les États-Unis n'avaient-ils pas démontré, de surcroît, que grâce à la technologie moderne les bons pouvaient désormais châtier les méchants sans encourir eux-mêmes de pertes ? . 143 Toutes ces illusions, hélas, ne devaient pas tarder à retomber. Il apparut rapidement que l'Amérique, certes promise à demeurer pour quelque temps l'unique superpuissance, aspirait à se concentrer sur ses propres problèmes économiques et sociaux, et à limiter ses engagements extérieurs là où elle avait des intérêts essentiels. George Bush, pour lequel on avait envisagé une réélection triomphale, fut battu par le jeune démocrate Bill Clinton en novembre 1992, alors que Saddam Hussein trônait toujours à Bagdad. On se mit à comprendre que l'ONU est impuissante lorsque ses principaux membres ne parviennent pas à s'entendre sur des objectifs et sur les moyens de les atteindre. On se résigna graduellement à voir que l'affaiblissement, puis la disparition de l'URSS, était un phénomène plus complexe qu'un retournement manichéen, comme si la Russie, débarrassée de la carapace soviétique, était soudain devenue une démocratie à l'américaine. Surtout, les amateurs de Kriegspiel durent admettre qu'à l'orée du xxie siècle, la guerre demeure ce qu'elle a toujours été : un règlement dans et par le sang. Le dénouement de la crise ouverte par Saddam Hussein, loin de préfigurer un avenir radieux, marquait plutôt la fin d'une époque, dans des conditions très particulières et non reproductibles. Localement, la guerre du Golfe s'est traduite par l'affirmation éclatante de la domination des États-Unis, désormais sans rivaux sérieux au Moyen-Orient. Mais la région demeurait une poudrière. Pour la transformer en zone de paix et de prospérité, il fallait encore résoudre le conflit israélo-arabe, et stabiliser les relations entre les principales puissances, notamment l'Iran, l'Irak, la Turquie, l'Égypte et l'Arabie Saoudite. L'ouverture de la conférence de Paix à Madrid, le 30 octobre 1991, fut un vrai succès de la diplomatie américaine, une conséquence indirecte et positive de la guerre du Golfe. Deux ans plus tard, la Déclaration de principe israélopalestinienne du 13 septembre 1993 fut la première et spectaculaire conséquence de la nouvelle situation. La poignée de main échangée entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat ce jourlà à Washington fut la suite logique de la visite historique, et d'ailleurs ô combien plus émouvante, d'Anouar el-Sadate à 144 , Jérusalem, le 19 novembre 1977. Il aura fallu seize années entre les deux événements, et le basculement de tout le système international. Sadate et Rabin sont morts assassinés. La voie de la réconciliation israélo-palestinienne est semée d'embûches, mais elle est tracée. La perspective d'un accord israëlo-syrien et celle d'un règlement de la question libanaise sont également ouvertes. Sans tomber dans l'utopie, il n'est plus interdit d'imaginer, comme Shimon Pérès, un ProcheOrient réconcilié, dont l'État hébreu, revigoré par l'afflux des émigrés venus de Russie, serait, au moins au départ, le principal pôle de croissance. Le moment venu, l'Irak et l'Iran, dont les ressources pétrolières et humaines sont considérables, pourraient eux aussi trouver le chemin de la croissance économique et de la démocratie. Mais dans cette zone aux frontières contestées, où pullulent les problèmes de minorité, la mise en place d'un système régional de sécurité est encore plus complexe qu'en Europe. Cinq ans après le châtiment de Saddam Hussein, tout reste encore à faire dans ce domaine. Le dictateur, que Washington a malgré tout ménagé pour ne pas faire éclater l'Irak et éviter de trop favoriser l'Iran, est toujours en place. À Téhéran, le régime des mollahs est affaibli, notamment par sa faible maîtrise des questions économiques et par l'apparent désenchantement de la société. Mais en dépit de ses ouvertures en direction de l'Europe, il semble n'avoir vraiment renoncé à aucune de ses ambitions idéologiques et politiques, comme une sorte d'URSS khrouchtchévienne en miniature. La République islamique paraît toujours déterminée à profiter de toutes les crises impliquant des Musulmans (par exemple en Algérie et en Bosnie) pour étendre son influence. Guerre en Europe L'explosion de la Yougoslavie a brutalement rappelé aux idéalistes que la fin de l'Histoire n'était pas encore en vue. Bien au contraire, l'issue du conflit Est-Ouest a provoqué une énorme remontée du passé. Pendant le temps de la guerre froide, on avait pris l'habitude d'englober dans la même appellation, impropre et super145 ficielle, d'« Europe de l'Est 24 », deux ensembles en réalité bien distincts qui se rattachent à la division de l'Empire romain entre Rome et Constantinople, au schisme de 1054 entre l'Église d'Occident et celle d'Orient et, plus près de nous, aux orbites des deux empires disparus avec la première guerre mondiale, l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman. Au xixe siècle, le premier englobait, au nord, la BohêmeMoravie (l'espace de l'actuelle République tchèque), la Slovaquie, la Galicie ; au centre, la Hongrie, à laquelle appartenait la Transylvanie ; au sud, la Slovénie et la Croatie. Le second incluait les autres régions de l'est de l'Europe, jusqu'à la Moldavie au nord, la Bessarabie faisant, elle, partie de l'Empire russe. Dans des temps plus reculés, l'Empire ottoman avait recouvert la Hongrie et, par deux fois, en 1529 et en 1683, il avait failli engloutir Vienne. L'alliance francole « Roi Très-Chrétien », et turque, scellée entre François Soliman le Magnifique, le « Sultan des Sultans », avait eu pour but de prendre les Habsbourg à revers. Ainsi la Bulgarie, la majeure partie de l'ex-Yougoslavie et la Grèce portent-elles la marque de plusieurs siècles de domination ottomane. La Grèce elle-même n'a conquis son indépendance qu'en 1830 et sans doute les dirigeants européens de l'Ouest qui l'ont fait entrer dans la Communauté en 19811 ont-ils sous-estimé alors les conséquences de son caractère balkanique. On redécouvre aujourd'hui, douloureusement, que l'Orient commence au coeur de l'Europe et précisément dans les Balkans. Passant de Venise à Trieste le 28 juillet 1806, Chateaubriand, en route vers la Palestine, observait avec les mots de son temps : « Le dernier souffle de l'Italie vient expirer sur ce rivage où la barbarie commence 25. » Le xixe siècle a été marqué par les convulsions des deux empires. L'Empire austro-hongrois ne parvint jamais à se remettre durablement des révolutions de 1848, et l'Empire ottoman continua de s'affaiblir. Crises de légitimité, affirmation des nationalités et problèmes de minorités (Allemands, Slaves, Magyars, Latins), affrontements religieux (catholiques, orthodoxes, musulmans), dominèrent la scène jusqu'à la première guerre mondiale. Les empires déclinants et rivaux 146 durent subir les convoitises de leur voisin russe, toujours obsédé par l'accès à la mer. La France et l'Angleterre s'efforcèrent, chacune pour son compte, d'exploiter la situation. Après l'unification allemande, Bismarck s'employa à ramasser la mise. Le heurt de tant d'intérêts entrecroisés contribua à la marche vers la première guerre mondiale, déclenchée par l'assassinat, le 28 juin 1914, à Sarajevo, de l'archiduc héritier d'Autriche, François-Ferdinand. Les vainqueurs de 1918 voulurent dépecer l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman. La fabrication de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie s'inscrivait dans ce plan. La France, pour sa part, crut renforcer sa sécurité par une politique d'alliances avec ces nouveaux petits États de l'Est européen (Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie). Ses calculs furent déjoués par les dictatures qui s'instaurèrent dans les années trente, à la faveur de la crise économique et des faiblesses des démocraties occidentales 26. Fondée le 28 octobre 1918, la Yougoslavie a vu d'emblée s'affronter deux tendances nettement tranchées : la création d'une grande Serbie et la constitution d'une fédération des Slaves du Sud plus favorable aux Croates. L'échec du royaume des Serbes, Croates et Slovènes devait se manifester notamment à travers les massacres perpétrés pendant l'été 1941 par les oustachis fascistes contre les minorités serbes de Croatie avec la complicité des nazis. À la même époque, les Serbes se sont livrés à des atrocités comparables. La résistance, l'idéologie communiste dans ce qu'elle pouvait avoir de séduisant pour les masses ou pour les intellectuels de gauche en 1945, la grande figure de Tito, permirent au phénix yougoslave de renaître de ses cendres. La deuxième Yougoslavie aura fait illusion tant que l'autorité du Maréchal aura masqué la faiblesse réelle, et d'ailleurs croissante, des institutions fédérales. Elle aura bénéficié d'une comparaison favorable vis-à-vis de l'URSS de Staline. Longtemps, les socialistes occidentaux (particulièrement en France) ont nourri le mythe ou l'espoir d'une « troisième voie » dont l'autogestion yougoslave leur paraissait fournir un modèle 27. L'autogestion inspira les acteurs du printemps de Prague 28.Beaucoup de ceux qui ne se résignaient pas à la 147 " . . vision bipolaire du monde accordaient de même un réel crédit au mouvement des non-alignés. Mais, comme tant d'autres autocrates, Tito n'a pas préparé sa succession 29. Il n'a assuré son long règne qu'en éliminant les hommes qui auraient pu lui porter ombrage. Les dernières années de sa vie ont coïncidé avec une décennie où les largesses occidentales ont un peu masqué l'extrême délabrement des pays de l'Est. Comme je l'ai déjà rappelé, en 1976, au moment de la campagne électorale qui devait porter Jimmy Carter à la présidence des États-Unis, il n'était guère question que de l'hypothèse d'une situation chaotique en Yougoslavie après Tito, et les stratèges envisageaient l'éventualité d'une intervention soviétique. Le maréchal Tito est décédé en 1980. La Yougoslavie lui a survécu. Moscou - par ailleurs fort occupé avec les euromissiles, la Pologne et l'Afghanistan - n'a pas eu à bouger, mais son poids a pesé implicitement pour le maintien du statu quo. L'aggravation de la crise financière, dont le « tiersmonde » a également fait les frais, a accéléré la décomposition des régimes communistes d'Europe de l'Est, et a en particulier atteint la Fédération yougoslave, de plus en plus bancale. La chute du mur de Berlin précipita la deuxième mort de la Yougoslavie qui commença à se défaire dès le début de 1990 0. : . Au printemps 1991, l'armée fédérale, essentiellement serbe, intervint en Slovénie (où les hostilités cessèrent dès le mois de juillet) et en Croatie où la minorité serbe de Krajina avait proclamé son indépendance. Ainsi a débuté la guerre de sécession yougoslave qui a duré plus lontemps que la première guerre mondiale. À cette époque, toute l'attention occidentale était concentrée sur l'URSS moribonde et sur le Golfe, où les opérations venaient à peine de s'achever. Les Européens auraient-ils pu changer le cours des choses en envoyant une force d'interposition ? Dans l'absolu, sûrement, malgré l'ambiguïté de la situation au regard du droit international. Il s'agissait, de ce point de vue, d'une affaire intérieure à l'État yougoslave. Il aurait en tout cas fallu engager de gros moyens, certainement l'équivalent de plusieurs divisions. Mais ni les institutions de la Communauté, ni celles de 148 l'OTAN, n'avaient été conçues pour ce type de crise, inimaginable au temps de la guerre froide. L'Allemagne rejetait toute idée d'intervention au nom de considérations constitutionnelles mais en réalité de caractère politique 31, lié au passé nazi. La République fédérale était de surcroît entièrement accaparée par sa réunification. La Grande-Bretagne excluait toute action militaire où elle ne voyait pas son intérêt national. Seule la France se disait (sincèrement ou tactiquement ?) prête à l'envisager. Le Conseil de sécurité des Nations unies était condamné à l'impuissance dès lors que les États-Unis n'entendaient pas exercer leur leadership dans cette affaire. On pouvait certes envoyer des missions de bons offices, mais face à des parties de plus en plus résolues à en découdre, leur échec était assuré. L'importante Force de protection des Nations unies (la FORPRONU), dont la constitution a été décidée en février 1992, jouera cependant un rôle non négligeable. Mais - au moins jusqu'à la constitution d'une « force de réaction rapide » en 1995 - sa mise en oeuvre révélera les limites des missions d'interposition et des missions humanitaires saupoudrées au sein de populations en ébullition, alors que les « casques bleus » sont dépourvus des moyens de combattre et risquent à chaque instant de se trouver pris en otages. L'expérience de l'ONU pour le maintien de la sécurité dans les sites placés sous sa protection sera calamiteuse pour les mêmes raisons. Comme le sera pendant un temps celle de l'OTAN, engagée ponctuellement, faiblement, sans réelle volonté politique et dans des conditions de légalité douteuses. La situation ne se retournera que pendant l'été 1995, quand la France menacera de retirer ses troupes, poussant les États-Unis à s'engager enfin clairement. En reconnaissant prématurément l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie (15 janvier 1992), qui entraînait celle de la Bosnie-Herzégovine le jour même de la proclamation de la « République serbe de Bosnie » (6 avril 1992), les Occidentaux ne firent que favoriser l'éclatement de cette mosaïque de peuples et de religions, et le déchaînement de la barbarie. L'Allemagne avait fait bande à part en reconnaissant la Slovénie et la Croatie le 23 décembre 1991, contraignant ses partenaires à en faire autant 32. Ce fut une erreur 149 politique, car la reconnaissance de nouvelles frontières aurait dû faire partie d'un règlement d'ensemble dans les cadres définis par la CSCE, ainsi qu'il avait été fait pour la réunification de l'Allemagne 33.La Serbie et le Monténégro constituèrent ensemble une nouvelle République fédérale de Yougoslavie (27 avril 1992) qui, sous la houlette de Slobodan Milosevic - homme fort de Belgrade depuis 1987, élu Président de la Serbie au suffrage universel direct le 12 décembre 1990 -, se fixa pour but la reconstitution d'une Grande Serbie, tandis que les Serbes de Bosnie dirigés par Radovan Karadzic entreprenaient la « purification ethnique » des zones où ils imposaient leur domination. Depuis le début de cette très sale guerre, les Occidentaux ont eu pour principal souci d'empêcher l'extension du conflit. Le cas de la Macédoine illustre le danger. Cette partie de l'exYougoslavie, qui revendique, au même titre que la Slovénie ou la Croatie, son droit à l'indépendance, autoproclamée le 17 septembre 1991, a été délimitée par les vainqueurs de la première guerre mondiale. Elle ne comprend qu'un tiers de la Macédoine géographique, laquelle déborde sur la Grèce et la Bulgarie. Le gouvernement d'Athènes s'est opposé formellement à l'apparition d'un nouvel État, portant le nom de Macédoine, craignant qu'il ne cède à la tentation de revendiquer des territoires voisins 34. En outre, la Macédoine comprend une minorité albanaise et donc musulmane, qui pourrait s'enflammer si la guerre civile était portée au Kosovo (dont le statut d'autonomie, comme celui de la Vojvodine, est aboli depuis septembre 1990), auquel cas les Turcs pourraient être tentés d'intervenir. Les Américains ont déployé quelques centaines d'hommes en Macédoine pour indiquer clairement aux uns et aux autres les limites à ne pas franchir. Le drame bosniaque s'inscrit ainsi dans un contexte plus large, en prenant l'apparence d'une guerre de religion entre chrétiens-orthodoxes et musulmans. Si par exemple les Américains se sont mis à soutenir de plus en plus ouvertement les Musulmans bosniaques, c'est en partie pour montrer à la face du monde qu'ils savent à l'occasion se trouver du côté de l'Islam. Les Européens n'ont certes pas intérêt à laisser émerger un irrédentisme musulman au coeur de l'Europe. 150 Il faut pourtant relativiser les choses, et ne pas prendre à la lettre les scénarios catastrophistes propagés par les amis occidentaux de M. Izetbegovic. On ne doit pas oublier que les Musulmans bosniaques - comme les Albanais - sont majoritairement des descendants de chrétiens convertis par opportunisme sous l'Empire ottoman, en échange d'avantages matériels. Ils sont en général fort peu religieux. Alija Izetbegovic est à cet égard une exception. Ils appartiennent majoritairement à la bourgeoisie relativement aisée, d'où leur forte implantation citadine. Nous sommes bien loin de la situation de l'Iran à la veille de la révolution khomeyniste. Il n'empêche que tout règlement qui se ferait sur le dos de ceux qu'on appelait autrefois les « Turcs bosniaques », comme le président croate Tudjman et le président serbe Milosevic en rêvaient plus ou moins ouvertement depuis 1991, introduirait une dangereuse instabilité en Europe. On voit mal comment les Musulmans parviendront à assumer durablement leur identité au sein d'une fédération croato-musulmane, partie de la Bosnie théoriquement liée à Zagreb comme les Bosnoserbes seront liés à Belgrade. Leur sort évoque irrésistiblement celui des chrétiens du Liban, avec cette différence essentielle qu'ils détiennent, à l'intérieur de la Bosnie, la majorité relative de la population (mais évidemment pas dans l'ensemble formé par la Croatie et la Bosnie). Quoi qu'il en soit, la « communauté internationale » bute une fois de plus, dans sa recherche de la paix, sur la contradiction fondamentale entre le principe du maintien des frontières et celui du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Près de cinq ans après le début des hostilités, le noeudgordien est-il tranché ? L'engagement américain, mais aussi la fermeté de la France dont il fut largement la conséquence, a transformé l'équation 35.Le pire, du point de vue de la sécurité européenne dans son ensemble, ne s'est pas produit. Sans doute la diplomatie occidentale y est-elle pour quelque chose, ainsi que la modération des Russes qui sont restés prudents avec leurs amis serbes 36.De ce point de vue, rien de comparable aux circonstances de la première guerre mondiale. Contrairement à Saddam Hussein, Milosevic a su résister à la politique du pire. C'est ainsi qu'il n'a pas bougé en août 1995 151 lorsque les Croates, soutenus par les Américains et par les Allemands, ont reconquis la Krajina. Le seul aspect positif de cette guerre monstrueuse est, je l'ai déjà dit, d'avoir puissamment poussé les autres Européens de l'Est à tenter de régler pacifiquement leurs problèmes de minorités. . Victorieuse , . . . . Russie 37 ? Trois ans après l'élimination de Gorbatchev, à quoi ressemble l'ex-URSS ? La logique de la situation a conduit le nouveau maître du Kremlin à afficher d'abord une politique économique « reagano-thatcherienne », avec un jeune Premier ministre, l'intellectuel Egor Gaïdar. Dès la fin de 1992 cependant, celui-ci était remplacé par le très puissant et pragmatique patron de l'industrie du gaz (GazProm), Viktor Tchemomyrdine, qui sut louvoyer habilement entre « réformateurs » et « conservateurs ». Le référendum du 25 avril 1993 a montré que les Russes ne voulaient pas d'un retour au passé. Eltsine prépara un projet de Constitution, qui rappelle celle de la Ve République française : le Président est élu pour quatre ans au suffrage universel direct ; le Parlement se compose d'une chambre haute et d'une chambre basse (qui retrouve le nom de Douma) ; le Premier ministre est nommé par le Président, mais doit avoir la confiance de la Douma. Derrière le projet constitutionnel se dissimule le problème essentiel du partage des pouvoirs entre Moscou et les différents territoires, Républiques et régions, qui constituent la Fédération de Russie, lesquels, quand ils ne prétendent pas faire sécession, revendiquent davantage d'autonomie, sur une base non plus seulement ethnique mais aussi, et peut-être surtout, économique. Eltsine se heurta très rapidement au Parlement élu sous l'ancien régime, présidé par le Russe de nationalité tchétchène Rouslan Khasboulatov, et dut aussi compter avec son ancien complice devenu rival, le vice-président Alexandre Routskoï. La crise éclata en octobre 1993. Le Président ordonna le siège du Parlement - la Maison Blanche -, et la 152 fit bombarder. Khasboulatov et Routskoï furent jetés en prison 38.Ayant remporté l'épreuve de force, Eltsine put imposer sa Constitution. Les élections de la Douma du 12 décembre et l'arrivée en scène de Vladimir Jirinovsky ébranlèrent les croyances de ceux qui, malgré les événements d'octobre, imaginaient une Russie passée directement du communisme à l'état de démocratie et d'économie de marché. Un an après éclata la crise tchétchène. La petite République avait profité de la tempête de 1990-1991. Elle avait suivi le conseil de Boris Eltsine, dont la priorité à l'époque était de déstabiliser Mikhaïl Gorbatchev et qui invitait démagogiquement les Républiques à « prendre autant de souveraineté qu'elles pouvaient en assumer ». Sous la direction du général Doudaev, ancien commandant d'une base aérienne soviétique en Estonie où il avait sympathisé avec la cause des indépendantistes, la Tchétchénie proclama son indépendance en novembre 1991. Le Tatarstan suivit cet exemple le 21 mars 1992. Entre-temps, l'URSS avait disparu, et Eltsine avait éliminé Gorbatchev. La Tchétchénie fut le seul des quatre-vingt-neuf « sujets de la Fédération » à boycotter les élections de décembre 1993. Dès lors, la tension avec Moscou alla croissant. Forte de ses - modestes - ressources pétrolières, Grozny entreprit de négocier des accords commerciaux avec des pays extérieurs à la CEI, notamment la Turquie. Elle prit la tête d'un mouvement nationaliste dans le Caucase. Mais l'aventurisme de Doudaev suscita la méfiance de ses voisins. En Tchétchénie même, ses penchants dictatoriaux ont généré une opposition. Moscou n'a pas su exploiter les opportunités. Au Tadjikistan, la Russie avait joué avec succès la carte du clan russe. Elle a tenté la même manoeuvre en Tchétchénie en voulant s'appuyer sur Rouslan Khasboulatov - celui-là même que les troupes de Boris Eltsine avaient chassé de la Maison Blanche en octobre 1993. Mais cette fois, elle a échoué. En choisissant la manière forte à Grozny, Eltsine a refait, au moins temporairement, l'unité tchétchène, et c'est un peuple en armes qui a accueilli les chars russes. Le problème tchétchène est un problème colonial. Si le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes devait être consi153 déré comme un principe absolu, la Tchétchénie deviendrait un État souverain. Du temps de l'URSS, cette République était enclavée. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas puisque la Géorgie voisine est devenue indépendante. Staline avait établi la règle qu'une République socialiste soviétique à part entière devait avoir des frontières communes avec un État étranger. Seules ces Républiques à part entière avaient le droit, certes purement théorique jusqu'aux bouleversements de 1989-1991, de se séparer de l'URSS. Il reste qu'actuellement aucun Russe responsable ne saurait renoncer au principe de la souveraineté de l'État moscovite sur la totalité du territoire de la Fédération. Quant aux partenaires de la Russie, ils n'ont aucunement l'intention de compliquer la tâche du Kremlin, et d'accroître le risque d'un embrasement du Caucase où les affaires sont déjà fort complexes :séparatisme abkhaze en Géorgie ; conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, à propos de l'enclave arménienne du Nagorno-Karabakh au sein de la république musulmane, où les Russes se sont imposés en médiateurs, etc. On doit d'ailleurs constater que les peuples caucasiens ne sont pas prêts à mourir pour Grozny. L'opération russe y a bien sûr provoqué une vive indignation et les chars russes faisant route vers Grozny ont été attaqués au passage par les habitants du Daghestan voisin, mais les choses en sont restées là. La Russie peut compter sur la fidélité des chrétiens de l'Ossétie du Nord et d'une partie de la population du Daghestan. Il n'en reste pas moins que le Nord-Caucase a particulièrement souffert de l'effondrement de l'URSS. C'est la déroute économique qui constitue la plus grande menace pour sa stabilité. En quoi consistent les enjeux de la Tchétchénie pour la Russie ? La Transcaucasie occupe une position stratégique essentielle au point d'articulation entre l'Europe et l'Asie. Elle forme en quelque sorte un rempart entre la Russie et l'Islam. Si le chaos s'étendait dans cette région, ce n'est pas seulement une zone particulièrement sensible, mais circonscrite, qui serait affectée. Outre l'extension des phénomènes mafieux qui ravagent l'ex-URSS, Moscou redoute plus encore l'effet de contagion à d'autres parties de la Fédération, 154 comme les Républiques de la Volga, le Tatarstan et la Bachkirie, ou encore la Yakoutie en Sibérie. Moscou et Kazan sont parvenus à un compromis. Un traité bilatéral, signé le 14 février 1994, autorise le Tatarstan à conserver sa propre Constitution et en fait une République « unie » à la Russie, mais non un sujet du droit international. Il lui concède aussi davantage d'autonomie économique. Ainsi le Tatarstan est-il rentré dans le rang. Mais la Russie craint que l'éventuelle indépendance de la Tchétchénie ne réveille les ambitions de cet État musulman qui, en plein coeur de la Fédération, a une forte conscience de son identité culturelle. Quant à la Bachkirie - elle aussi enclavée -, elle n'a signé le traité de la Fédération qu'après avoir conclu un accord secret avec Moscou. Sur le plan strictement économique, le principal intérêt de la Tchétchénie est d'être maillée d'oléoducs reliant l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan au terminal de Novorossisk sur la mer Noire. Moscou tient à en conserver le contrôle. La question des voies d'évacuation du pétrole de l'Azerbaïdjan est fondamentale. De manière générale, le nouveau partage de la rente pétrolière engendré dans les pays issus de l'éclatement de l'URSS est au centre d'un conflit auquel les Occidentaux sont également partie prenante, à travers les grandes compagnies pétrolières. Ainsi la Fédération de Russie se trouve à la fois confrontée aux problèmes d'un ex-empire et à ceux de l'empire multiracial qu'elle demeure cependant. Elle doit forger des liens nouveaux avec les Républiques issues de la défunte URSS, et gérer un héritage à la fois lourd et délicat, comme le statut des populations russes. En même temps, il lui faut réaménager, à l'intérieur de la Fédération, les rapports entre l'État central et les multiples entités allogènes plus ou moins autonomes, dont l'affaire tchétchène illustre la complexité. D'un système soviétique totalement vertical, il s'agit de passer à la situation où la réalité des pouvoirs locaux sera beaucoup plus large. Contrairement au processus de la décolonisation européenne, qui s'est étendu sur plusieurs décennies, l'éclatement de l'URSS et l'ébranlement de la Russie apparaissent comme une sorte d'explosion astrale, concomitante avec l'ébranle155 , . ment de l'ordre public et économique au centre du double empire. Comment imaginer que les conséquences d'un bouleversement aussi radical ne s'étendraient pas sur plusieurs décennies ? La Loi fondamentale mise en place par Eltsine a l'apparence d'une Constitution démocratique, mais l'hôte du Kremlin en fait un usage autocratique, pour autant que les commandes répondent à ses sollicitations. Car en fait, l'État moscovite n'est pas actuellement trop fort, mais trop faible. Les défaillances de Boris Eltsine ne traduisent pas seulement ses propres insuffisances physiques ou psychologiques. C'est toute la mécanique de l'autorité qui est aujourd'hui grippée. Les querelles ouvertes entre les généraux en sont les évidents symptômes. Clausewitz note que l'état d'une armée reflète celui de la nation. Les performances de l'armée Rouge, naguère en Afghanistan, aujourd'hui en Tchétchénie, sont édifiantes. Il a fallu plus d'un mois à l'Armée rouge pour faire tomber Grozny. Sept mois après le début de l'opération, elle contrôlait les villes mais pas le pays. Gratchev a envoyé au massacre des troupes mal préparées et mal commandées, avec une combinaison inadéquate des armes (insuffisance de l'infanterie par rapport à l'arme blindée pour la conquête de la capitale par exemple). Par la suite, la direction militaire des opérations s'est affirmée, mais leur contrôle politique reste ambigu, comme l'a montré l'affaire des otages de Boudennovsk 39. Malgré le poids de la guerre, la stabilisation de l'économie se poursuit. La Russie a accompli des progrès significatifs aussi bien pour la réduction du déficit budgétaire que pour le ralentissement de l'inflation. Elle a obtenu un nouveau prêt du FMI. La contraction de la production semble avoir atteint un point d'arrêt. Cependant, le plus dur est à venir, et pour réussir la reconversion de l'économie russe, il faudrait d'immenses investissements dont on ne voit pas actuellement qui pourrait les financer 40. Les décombres de la tour de Babel La tour de Babel lénino-stalinienne s'est effondrée, mais 156 de la Pologne à la Russie, des pays baltes à la Bulgarie, il en subsiste des blocs massifs. Après les tremblements de terre politiques, les sociétés humaines ne se laissent pas reprogrammer facilement. Les mécanismes de réparation, comme disent les biologistes, opèrent avec lenteur. Les institutions et les pratiques politiques, économiques, sociales, judiciaires, scolaires et universitaires, militaires, ne se transforment pas sous l'effet d'une baguette magique. Malgré des centaines et des centaines de milliards de Deutsche Mark, la grande Allemagne de l'Ouest, de soixante millions d'habitants, ne digère qu'avec peine la petite Allemagne de l'Est et ses dixsept millions d'individus. Comme l'avait démontré Tocqueville, les révolutions effacent seulement les traces les plus superficielles des passés qu'elles prétendent abolir. Le drame de la Russie, c'est moins la révolution d'Octobre que les destructions systématiques organisées pendant trois décennies par Staline et ratifiées par ses successeurs. Avec les accents d'un prophète, Alexandre Soljenitsyne affirme que le totalitarisme soviétique est finalement parvenu à corrompre le fond de l'âme russe. Dans les pays du continent qu'on appelait « Europe de l'Est », le mal est moins profond, parce que l'épreuve a été plus brève et les cloisons moins étanches. Gorbatchev, le fossoyeur malgré lui du lénino-stalinisme, est apparu au moment où, en Occident, fleurissait l'idéologie percutante mais simpliste du reagano-thatcherisme. La coïncidence n'est certainement pas fortuite. Comme aurait dit Augustin Cournot, les deux séries causales qui se sont rencontrées à la fin des années quatre-vingt n'étaient pas indépendantes. Cela explique qu'au début de la présente décennie, on ait pu nourrir le vain espoir de l'éradication du communisme par la simple combinaison de la démocratie formelle et du « laissez-faire, laissez-passer », sans comprendre l'ampleur des chaînes invisibles que l'Homo sovieticus a laissées derrière lui, et sans voir que la démocratie réelle comme l'économie de marché sont des mécanismes complexes, d'harmonieuses combinaisons de poids et de contrepoids, aboutissements de patientes et douloureuses constructions. Comment s'étonner, dès lors, que le spectacle de l'ancien Empire soviétique, quatre ans après sa disparition, nous 157 déconcerte ? La Russie est soumise à des pouvoirs, légaux ou mafieux, qui rivalisent ou coopèrent sans qu'aucun équilibre n'émerge encore clairement. Comme dans la France de la guerre de Cent Ans, des pans entiers du pays échappent à l'ordre public. On ne sait pas très bien qui commande dans ce qui reste de l'État. Et pourtant, la politique étrangère et de défense de Moscou dégage une certaine cohérence parce qu'elle répond à des impératifs ou à des réflexes enracinés dans la durée. Il s'agit d'empêcher la désagrégation de la Fédération de Russie elle-même, d'où l'opération tchétchène ; de donner un minimum de consistance à la « Communauté des États indépendants » qui s'est plus ou moins substituée à l'Union soviétique ; d'assurer la sécurité du pays vis-à-vis des prétentions possibles de ses voisins occidentaux, islamiques ou asiatiques ; enfin de s'affirmer, malgré le temps des troubles, comme une puissance inévitable dans toutes les grandes affaires du continent eurasiatique. Pour atteindre ces objectifs, les responsables de la politique étrangère et de défense peuvent compter sur de beaux restes en matière militaire, sur l'arme nucléaire, sur une incontestable capacité de nuisance, et sur un nationalisme toujours vif que le sentiment d'humiliation pourrait encore renforcer. Des nombreuses incertitudes qui entourent l'avenir de la zone délimitée par l'ancienne URSS, la plus importante est le sort de l'Ukraine. Le plus souhaitable pour la stabilité du continent est l'affirmation de l'autonomie de ce pays dans le cadre d'une relation clairement définie avec la Russie. En cas d'échec, on assisterait vraisemblablement à un éclatement de l'Ukraine avec intervention du grand frère, ce qui nous plongerait tous dans une crise plus grave encore que la guerre yougoslave. La Russie n'a aucun intérêt à provoquer une telle crise où elle aurait énormément à perdre. Moscou est parvenu jusqu'ici à gérer habilement ses relations avec Kiev, et a notamment manifesté une grande retenue à propos de la Crimée, où la pression séparatiste était forte. Pour apprécier la nouvelle situation de l'Europe, il faut redécouvrir les clivages que la chape de plomb soviétique avait dissimulés sans les abolir. On a beau proclamer comme Vâclav Havel le « retour de l'Europe », ou affirmer que 158 l'heure est à sa « réunification » - comme si elle avait jamais été unifiée depuis Charlemagne, et encore l'empire de Charlemagne ne recouvrait-il qu'une fraction de l'Europe occidentale et centrale -, toute représentation géopolitique ignorante des cicatrices de l'Histoire, jamais complètement fermées, ne pourrait que conduire à des erreurs d'analyse et donc de politique. De ce point de vue, la tragédie yougoslave, et plus spécifiquement bosniaque, exprime les contradictions de l'alchimie européenne, comme les problèmes de nationalités hérités de l'Empire austro-hongrois. Frontières et populations se seront beaucoup déplacées d'un bout à l'autre du xxe siècle. En Europe centrale, partie intégrante de la Chrétienté d'Occident et donc de l'Europe occidentale, la situation est heureusement plus sereine. Certes, les interrogations ne manquent pas. La Pologne n'a pas encore résolu sa question constitutionnelle. On s'est interrogé sur le comportement autoritaire de Lech Walesa, dont le rôle historique en tant que leader de Solidarité est cependant resté dans toutes les mémoires. Comme en Hongrie, et à vrai dire dans la plupart des autres pays de l'ancien Empire soviétique, les électeuts ont rétabli les communistes au pouvoir. Le jeune leader postcommuniste Alexandre Kwasniewski a battu l'ancien électricien de Gdansk aux élections présidentielles de novembre 1995. La République tchèque fait à cet égard figure d'une exception peut-être provisoire. Ici ou là, des poussées d'extrême droite et des tendances xénophobes se manifestent. Ces évolutions montrent à quel point on doit se méfier des interprétations idéologiques de l'Histoire. Imaginons un instant ce qui se serait passé chez nous s'il n'y avait pas eu la France libre et les Alliés, et si, la puissance allemande ayant triomphé, l'Occupation n'avait pas duré quatre ans mais quatre décennies. Dans une France libérée dans les années quatrevingt, aurait-on encore distingué résistants et collaborateurs, ou bien plus vraisemblablement la plupart des Français demeurés sur le territoire national ne seraient-ils pas devenus à la fois l'un et l'autre, comme la plupart des Polonais sous le régime communiste, comme le général Jaruzelski lui-même ? En fait, Alexandre Smolar est dans le vrai lorsqu'il écrit : 159 « Aujourd'hui, les populations réclament du capitalisme et de la démocratisation la réalisation des promesses du communisme 41. » Si la République tchèque fait aujourd'hui exception, c'est sans doute parce qu'elle est la seule à avoir connu dans le passé une véritable expérience démocratique dans un contexte de succès économique, parce que ses dimensions sont faibles et sa proximité avec l'Allemagne étroite, parce que la politique économique et sociale du gouvernement de Vaclav Klaus a donné jusqu'ici des résultats satisfaisants. On aurait cependant tort de dramatiser. Après les révolutions, les attentes des émigrés et des observateurs extérieurs sont toujours déçues. Six ans après la chute du mur de Berlin, les pays d'Europe centrale semblent fermement engagés sur la voie du développement économique. Aux yeux des jeunes Polonais qui ont voté pour Alexandre Kwasniewski, le temps de la démocratie populaire, et Lech Walesa lui-même, appartiennent déjà à l'histoire ancienne. Le retour du communisme se manifeste sous la forme d'une social-démocratie qui doit encore trouver sa voie. Il ne faut pas attacher une importance excessive au maintien, voire à la prospérité de nombreux apparatchiks des systèmes abattus. Cela s'explique par le fait que la révolution européenne de 1989-1991 a été pacifique. Et puis, n'admire-t-on pas l'abbé de Talleyrand qui a si bien servi les régimes successifs, et finalement la France ? Quels que soient leurs nouveaux noms, les partis communistes ne sont plus dangereux parce que le lénino-stalinisme ne se reconstituera pas, ni en Russie, ni ailleurs. Chapitre VIII CHOCS Après le siècle EN ASIE des États-Unis Le xxe siècle fut celui des États-Unis. Alors que le xixe s'effaçait, l'Amérique était encore un pays en voie de développement, certes déjà prodigieusement musclé. Fille de l'Europe, elle formait avec celle-ci une seule civilisation. Mais elle entendait régénérer la culture dont elle avait hérité, en labourant à sa manière des terres à peine conquises et apparemment sans limites. Les souillures de la guerre de Sécession étaient lavées. Hypnotisés par l'avenir, les Américains ne voulaient retenir de leur passé que le mythe fondateur de la démocratie. En 1914, le Nouveau Monde avait déjà réuni les conditions pour supplanter, sur le plan économique, la GrandeBretagne. Mais on ne s'en rendait pas vraiment compte. Dans les convulsions qui suivirent le premier conflit mondial, le dollar détrôna la livre sterling, dont l'agonie fut interminable. Après 1945, les États-Unis s'imposèrent comme première puissance économique et militaire de la planète. Ils durent subir sur ce point la concurrence de l'Union soviétique pendant un peu plus de quatre décennies. Mais l'URSS, monstrueuse tumeur du siècle, est morte quand ce siècle s'achève. L'Amérique, seule, semble dominer le monde. Dans l'Europe débarrassée de ses chaînes, chacun se tourne spontanément vers elle, par habitude, par attirance ou par peur de l'avenir. Dominante au Moyen-Orient, clef de voûte en Asie. Là où elle n'est pas présente, c'est qu'elle ne le veut pas. Le dollar 161 monte ou descend, mais les Américains n'ont cure de leurs déficits : de gré ou de force, le billet vert demeure l'unique référence ; il règne jusqu'au tréfonds de l'ancien monde communiste. Cette situation se prolongera-t-elle longtemps au xxle siècle ? Vivons-nous actuellement l'apogée des ÉtatsUnis, et par conséquent les prémices de son reflux ? Il n'est pas surprenant que le débat se soit instauré outre-Atlantique. L'historien Paul Kennedy annonce le déclin. Le politologue Joseph Nye lui oppose de solides arguments 1. Mais d'où pourrait venir le défi ? Dans l'immédiat, l'Europe a trop à faire avec elle-même et avec son voisinage, en feu ou en cendres. On peut cependant imaginer l'avènement d'une monnaie européenne commune concurrençant sérieusement le dollar et mettant fin à son hégémonie. Dans vingt ou trente ans, une Russie ou une Algérie prospères sont parfaitement concevables sinon probables, avec toutes sortes de possibilités nouvelles. L'Amérique latine se redresse, mais cet espace vaste, dont la population reste clairsemée, semble voué à demeurer longtemps dans l'orbite nord-américaine et à la périphérie de l'histoire dont elle n'est pas sortie au xxe siècle. Il reste l'Asie, où vit plus d'un homme sur deux (et la proportion va augmenter). « Quand la Chine s'éveillera, le monde tremblera 2 », avait prédit Napoléon. Après la conversion du Japon au lendemain d'Hiroshima et de Nagasaki, après le décollage économique des fameux dragons et de ceux qui leur ont emboîté le pas, la Chine s'est réveillée. Le monde ne tremble pas encore, mais il observe et s'interroge. L'enjeu est de taille et dépasse largement la sphère matérielle. Depuis l'aube des temps modernes, la civilisation européenne a imprimé son rythme à l'Histoire universelle. Elle a imposé ses valeurs et ses normes, notamment les concepts de démocratie et de droits de l'homme. Avec la renaissance de l'Asie 3, on s'achemine peut-être vers le vrai choc des civilisations 4. Non pas nécessairement une rencontre violente comme les affrontements fratricides entre judéo-chrétiens et musulmans, actuellement excités par la vague islamiste. La nature du choc qui s'annonce est autre. À quoi peut aboutir 162 l'imbrication à grande échelle, entre de grandes civilisations qui se rencontrent pour la première fois sur un pied d'égalité ? Osons dire que nous n'en savons rien. Le xxje siècle sera-t-il dominé par l'ascension de l'Asie ? Je voudrais tenter, dans les pages qui suivent, de donner une idée synthétique de l'enchaînement des faits depuis cent ans, qui confère à cette assertion un réel degré de plausibilité. De la restauration Meiji à Mao L'un des meilleurs spécialistes occidentaux de l'Asie, Robert A. Scalapino, commence ainsi un remarquable petit ouvrage auquel les pages qui suivent doivent beaucoup 5 : « L'Asie est parvenue tardivement au stade de la révolution industrielle. C'est pourquoi son histoire moderne appartient presque entièrement au xxe siècle. » Seul le Japon figurait dans le club des pays développés à l'époque de la première guerre mondiale. L'empire du Soleil-Levant était sorti de sa chrysalide par un coup de force imposé d'en haut, en 1868, avec la restauration Meiji 6. Les dimensions du pays étaient parfaitement adaptées aux techniques de transport et de communication de l'époque. La taille de la population (un peu moins de trente millions) n'était ni trop grande, ni trop faible, et son homogénéité la mettait à l'abri de toute pollution extérieure : les autorités pouvaient prendre le risque de l'ouverture pour laisser libre cours au génie japonais de l'absorption. Enfin, le caractère corporatiste de la société japonaise, avec son haut degré d'intégration verticale, s'est révélé parfaitement adapté aux modes d'organisation de la société industrielle. La classe militaire, dominante à l'époque Tokugawa, a pu effectuer une impressionnante reconversion en mettant ses talents au service de l'économie. Au contraire du Japon, la Chine n'a pas réussi à se moderniser malgré les velléités de la dynastie mandchoue finissante. Celle-ci s'est écroulée en 1912, cédant la place à l'éphémère République de Sun Yatsen et aux seigneurs de la guerre. L'immensité de l'empire, la disposition naturelle des Chinois à ignorer le monde extérieur et ses « barbares », la faiblesse d'un pouvoir à la fois étranger à la majorité Han de la population et discrédité par une pré163 sence européenne semi-coloniale, l'étendue de la corruption, la structure morcelée de la société civile, telles sont les causes principales de l'échec. Au début du xxe siècle, une grande partie de l'Asie était colonisée et convoitée par l'Empire russe désormais parvenu au terme de sa poussée vers l'Orient, ainsi que par le Japon conforté tant par ses propres succès que par les mauvais exemples venus d'Europe. Au lendemain de la première guerre mondiale, l'Empire russe s'était écroulé, du moins pouvait-on le croire. La présence européenne s'affaiblissait en Asie. Les mouvements nationalistes prenaient de l'ampleur. La décision des négociateurs du traité de Versailles de confier aux Japonais les anciennes concessions allemandes dans le Shandong provoqua le célèbre « mouvement du 4 mai » (1919) : une vague antijaponaise se forma à partir d'un rassemblement de quelques milliers d'étudiants sur la place Tienanmen, grossit et déferla sur toute la Chine. La révolution d'Octobre avait fasciné les intellectuels d'Asie, qui voyaient dans le léninisme à la fois une technique efficace pour la prise du pouvoir et une méthode pour imposer la modernité. La compétition qui se développa alors en Europe entre ces deux frères siamois qu'étaient le marxisme-léninisme et le national-socialisme se projeta naturellement en Asie. Pour des sociétés qui avaient toujours hésité à reconnaître l'individu comme une entité distincte de la communauté, le léninisme et les diverses formes de fascismes contenaient la promesse d'un dépassement de l'égoïsme individuel au profit du bien commun 7. Les pulsions impérialistes l'emportèrent au Japon sur les tendances démocratiques qui, pourtant, étaient à l'oeuvre. L'Empire nippon conquit la Mandchourie en 1931 face à la SDN impuissante. L'invasion de la Chine s'étendit à partir de 1937. Pour certains historiens japonais, leurs dirigeants n'avaient fait que suivre l'exemple des conquérants mandchous de 1644. Les réformistes croyaient que le Japon allait enfin guider l'empire du Milieu vers la modernité 8. En réalité, cette aventure devait stimuler le nationalisme chinois et, au bout de la route, permettre la victoire de Mao. La seconde guerre mondiale, et plus spécifiquement la 164 guerre du Pacifique, a achevé de miner le système de l'Asie coloniale, héritage de trois siècles de domination européenne. En 1945, l'Empire russe s'était relevé de ses cendres. L'URSS fit porter tout son poids idéologique et militaire sur l'Asie de l'Est. On a vu comment, s'appuyant sur les accords de Yalta, Staline s'est emparé de la Mandchourie et a favorisé l'installation de la dictature de Kim Il-sung dans la moitié nord de la Corée, tandis que les Américains s'efforçaient vainement de mettre en place un régime pluraliste dans le Sud. En Chine, la victoire des communistes en 1949 fut la conséquence de l'incontestable supériorité de la stratégie de Mao sur celle de Chiang Kaishek 9 mais aussi un effet différé de l'invasion puis de la défaite des Japonais, lesquels avaient finalement désigné les communistes comme leur ennemi principal. On comprend que Mao ait pu interrompre par ces mots des généraux japonais qui, visitant Pékin après la guerre, lui présentaient leurs excuses : « Messieurs, nous vous devons notre victoire 10.» Les communistes chinois avaient su adapter l'idéologie marxiste à un terrain fondamentalement différent de la Russie. Staline leur avait certes accordé son appui, mais de manière toujours ambiguë et subordonnée à ses objectifs principaux, lesquels se situaient à l'Ouest. Ce fait est capital pour comprendre les conditions de l'alliance que les deux dictateurs devaient nouer pendant l'hiver de 1949-1950, sur lesquelles les historiens commencent maintenant à être bien renseignés 11.Mao prenait possession d'un pays en ruines, et avait besoin d'une aide extérieure. Il voulait achever sa conquête en s'emparant de Taiwan, où s'étaient réfugiés Chiang Kaishek et ses fidèles. Staline s'intéressait essentiellement à l'Europe, et cherchait à compliquer les calculs des Américains du côté de l'Asie de l'Est, à condition toutefois de garder la maîtrise des événements et du calendrier. Il voulait à la fois empêcher tout rapprochement entre Pékin et Washington, et interdire toute initiative de Mao qui eût risqué de mettre le feu aux poudres. De son côté, Kim I1-sung pressait le dictateur de Moscou, auquel, contrairement à Mao, il devait, lui, son pouvoir, afin d'obtenir son accord pour lancer une offensive sur la Corée du Sud. Staline qui, dans le meilleur des cas, pouvait espérer disposer ainsi d'une 165 plate-forme pour une éventuelle invasion du Japon, donna son feu vert quand il fut assuré que la Chine serait entraînée dans l'affaire et que lui-même éviterait tout engagement direct. C'est bien ainsi que les choses se passèrent. Kim Ilsung manqua son but, mais la guerre de Corée empêcha durablement tout rapprochement de la République populaire de Chine avec l'Occident. Le nouvel empereur de Pékin dut renoncer à ses ambitions sur Taiwan. Après la mort de Staline, les malentendus sino-soviétiques ne firent que s'approfondir. La déstalinisation, entreprise par Khrouchtchev sans consulter Mao, apparut à celui-ci comme une inadmissible remise en cause des dogmes sur lesquels était fondée sa propre légitimité. À la fin des années cinquante, le rapprochement entre Moscou et Washington porta un nouveau coup aux espoirs de Mao concernant Taiwan. Dès lors, la rupture entre les deux grandes puissances communistes éclata au grand jour. Mais on sait aujourd'hui qu'elle était contenue dans l'oeuf. En fait, dès 1949, les relations sino-soviétiques furent dominées par le réalisme le plus cynique, malgré une superstructure idéologique commune. Du point de vue de la nature des relations inter-étatiques, 1'« internationalisme prolétarien » n'a jamais eu plus de consistance à l'est qu'à l'ouest de l'URSS. À la fin des années cinquante, la Chine de Mao se trouvait complètement isolée. Pour conserver son pouvoir, le « grand timonier » se lança dans les aventures intérieures les plus démoniaques. Après les purges des années 1949-1953, il entreprit la campagne de 1957-1958 contre la « dérive droitière », suivie de l'aberrante politique économique du « grand bond en avant » de 1958-1960, qui fit mourir de faim vingt à trente millions de Chinois. La volonté d'écraser toute opposition le conduisit à déclencher, en 1966, l'incroyable révolution culturelle, qui séduisit tant de soixante-huitards à travers le monde. Pour la première (et la dernière ?) fois peut-être de l'Histoire, on vit un potentat instaurer méthodiquement l'anarchie dans son empire. À bien des égards, les motivations de cette tragédie ubuesque - qui ne devait s'achever vraiment qu'en 1976 - restent encore incompréhensibles. Pendant ces années de folie collective provoquée par un seul 166 homme, l'inamovible (et donc très habile) premier ministre Zhou Enlai a fait ce qu'il a pu pour limiter les dégâts. C'est grâce à lui que Deng Xiaoping a survécu et a pu prendre les rênes en 1978. Zhou Enlai est mort en février 1976, après avoir lancé le slogan des « quatre modernisations » (dans l'agriculture, l'industrie, la science et la technologie, la défense) dont Deng allait faire sa politique. Le 5 avril 1976, des centaines de milliers de Chinois s'assemblèrent sur la place Tienanmen pour exprimer leur attachement à la mémoire du défunt Premier ministre et donc leur opposition à la « bande des Quatre ». Le 4 du cinquième mois de 1919, le 5 du quatrième mois de 1976 : les deux dates sont rapprochées par les Chinois. Le tremblement de terre de Tangshan qui tua un demi-million de personnes à l'est de Pékin apparut comme un signe du ciel. Après tant de calamités, il ne restait plus à Mao qu'à mourir, ce qu'il fit le 9 septembre 1976 12. Le quart de siècle qui s'achève avec la disparition du « grand timonier » aura été tragique pour toute une partie de l'Asie, prise dans les filets du communisme et du conflit EstOuest. Après une guerre qui devait laisser des traces durables en France et plus encore aux États-Unis, le Vietnam a été réunifié sous le drapeau rouge en 1975. Dans ce pays, le mouvement nationaliste s'était dès 1941 identifié au communisme, sous la houlette de Hô Chi Minh. Beaucoup d'Américains, à commencer par les principaux acteurs survivants du drame 13,considèrent aujourd'hui que leur engagement fut une erreur. On ne récrit pas l'Histoire, mais pour ce qui concerne l'Indochine elle-même, il est probable que l'abstention des États-Unis dans les années soixante aurait précipité l'extension du totalitarisme léniniste, non seulement au Vietnam mais ailleurs dans le monde. Après la défaite de 1975, le génocide commis par les Khmers rouges au Cambodge s'inscrit, lui aussi, dans la logique du processus cancéreux enclenché par ces deux virus indissociables du communisme et des fascismes, processus qui se sera ainsi déroulé tout au long du xxe siècle jusqu'à ses conséquences les plus monstrueuses et les plus absurdes, avec les purges staliniennes, l'extermination des juifs par Hitler, les famines 167 de Mao, les massacres de Pol Pot, la « purification ethnique » des Serbes. De Hiroshima - à Deng On a vu (au chapitre IV) comment le déroulement de la guerre de Corée a conduit les États-Unis à modifier leur stratégie à l'égard du Japon. Il n'y a pas eu de miracle japonais, pas plus que de miracle allemand. Au début des années cinquante, le pays du Soleil-Levant disposait, comme l'Allemagne, d'un potentiel considérable qu'il a suffi de réactiver, avec l'aide américaine. Pendant plus de trois décennies, toutes les énergies du pays allaient pouvoir se concentrer sur la croissance économique, grâce à un partenariat remarquablement solide entre un parti politique dominant (le parti libéral démocrate, PLD), une bureaucratie efficace et un patronat apte à combiner, en fonction des circonstances, coopération et compétition. À la périphérie du continent, d'autres pays, plus petits et initialement moins bien dotés, ont réussi à suivre, chacun à sa manière, l'exemple japonais. Taiwan, colonie japonaise entre 1895 et 1945, devenue le refuge des nationalistes après la défaite de Chiang Kaishek, et la Corée du Sud renoncèrent aux stratégies de « substitution d'importations » en vogue dans les années soixante, pour adopter un modèle de croissance fondé sur un haut niveau d'éducation et de qualité du travail, une épargne abondante, la capacité d'attirer les capitaux étrangers, la priorité accordée aux exportations. Même choix pour les cités-États de Hong Kong et de Singapour. Leur succès foudroyant inspira les gouvernements autoritaires des pays plus importants comme la Malaisie et l'Indonésie. Progressivement, les grands leaders de l'Asie de l'Est apprirent à mettre l'accent sur le développement économique. On ne soulignera jamais assez la signification particulière des chefs dans cette partie du monde où les rapports humains sont plus importants que les lois dans l'exercice du pouvoir. Ceux de la première génération de l'après-guerre, comme Mao, Hô Chi Minh ou Sukarno (le libérateur et l'unificateur de l'Indonésie) étaient avant tout des spécialistes de la politique pure, et ne se souciaient essentiellement que 168 d'établir l'unité et l'indépendance de leur pays. C'est en cela qu'ils ont, malgré leurs crimes, des chances de laisser de grands noms dans l'Histoire. Ils ne s'intéressaient qu'accessoirement aux questions économiques, et se trouvaient à cet égard prisonniers des idéologies qui fondaient leur pouvoir. Pour eux, le capitalisme était identifié à l'impérialisme. Les choses ont changé avec leurs successeurs et l'apprentissage des réalités. Après les « vingt années perdues » sous Mao (1956-1976), Deng Xiaoping a entrepris d'ouvrir la Chine sur le monde moderne et de débrider un peuple dont les aptitudes au commerce sont légendaires, avec des succès initiaux impressionnants. Le successeur de Sukarno, le général Suharto, avait lui aussi fait le choix de l'économie ouverte, du capitalisme et du marché. À l'écart des grandes turbulences de l'Asie de l'Est, et très marquée par le système politique de son ancienne puissance coloniale, l'Inde bureaucratique a elle-même entrouvert ses portes, dans les années quatrevingt. En fait, partout en Asie, la chute de l'URSS et le discrédit jeté sur le marxisme, sinon sur le léninisme, ont accéléré le passage de la politique pure à l'économie, et de la planification centralisée au marché. À peine vingt années se sont-elles écoulées depuis la mort de Mao et il semble que l'Asie tout entière soit désormais entraînée dans une croissance irrésistible. Désormais, les États et les régimes semblent attacher la priorité à l'éducation et au progrès matériel, et s'efforcent d'apaiser, de taire ou de mettre entre parenthèses leurs différends, notamment sur les questions de frontières. Ils se disent convaincus de pouvoir à la longue, grâce au travail de « bons gouvernements » comme celui que Lee Kuan Yew a mis en place à Singapour, faire disparaître les tensions ethniques. L'intégration régionale, à travers des organisations souples comme l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (plus connue sous le sigle anglais d'ASEAN), le forum de sécurité de l'ASEAN ou l'APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) est en marchel4. L'Asie, moteur économique de la planète au xxie siècle : l'hypothèse est devenue sérieuse. À l'échelle d'un continent cette fois, le changement de décor paraît aussi fulgurant que celui du Japon après la restauration 169 : Meiji. Un tel bouleversement n'aurait évidemment pas pu se produire si les systèmes de valeurs dominant en Asie de l'Est, en particulier le confucianisme, ne se trouvaient parfaitement accordés aux exigences de l'activité économique. Certes, il subsiste d'importantes zones d'ombre. Par exemple, la situation n'est toujours pas normalisée au Cambodge. Dans le sous-continent indien, la situation du Bangladesh reste aussi précaire que celle de la majorité du continent africain. Mais ces exceptions ne changent pas le diagnostic d'ensemble. De toutes les inconnues dont dépend l'avenir de l'Asie, la plus importante est la capacité de la Chine à maintenir son unité. Des forces puissantes agissent dans cette direction : l'homogénéité de la population (Han à quatre-vingt-dix pour cent) et l'usage d'une même langue écrite, l'interdépendance entre le développement économique des provinces, la mémoire collective des souffrances endurées pendant les guerres civiles, l'expérience du pouvoir accumulée par le parti unique. Mais d'autres forces jouent en sens inverse. Les provinces aspirent à un maximum d'autonomie. D'une part, il ne faut pas oublier que chacune des vingt-trois provinces constitutives de la Chine (sans compter les cinq régions autonomes et les trois municipalités de Pékin, Tianjin et Shanghai, contrôlées directement par l'État) est au moins de la taille d'un grand État européen. À lui seul, le Sichuan compte plus de cent millions d'habitants. Huit autres provinces en ont plus de cinquante millions ! D'autre part, la légitimité du parti communiste est pour le moins émoussée. Deng s'est efforcé de la préserver en affirmant que, tout compte fait, Mao avait eu raison « à soixante-dix pour cent » et donc tort « à trente pour cent ». Incidemment, le « grand timonier » lui-même - et pour les mêmes motifs - avait eu recours au même artifice, avec les mêmes proportions, pour juger Staline 15.Malgré l'extraordinaire capacité des Chinois à dissocier les mots et les actes, il n'est pas évident que le PCC parviendra à maintenir son autorité, surtout si aucun homme fort ne s'impose après Deng. En tout état de cause, les structures politiques actuelles ne sont pas adaptées à la gestion d'un État aussi immense, et les réformes écono170 miques les plus difficiles (par exemple en matière bancaire et financière) restent à accomplir. Quant à l'armée, qui continue de dépendre directement du parti et dont les chefs ne sont jamais originaires des provinces où ils exercent leur commandement, rien n'assure qu'elle accepterait de jouer à la police en cas de troubles. Les spécialistes se querellent encore sur l'interprétation des « incidents » de la place Tienanmen, le 4 juin 1989. Certains pensent qu'en utilisant la manière forte, l'État a consolidé son autorité, et que sans la présence de Gorbatchev à Pékin et donc sans les caméras de CNN, l'affaire n'aurait pas eu un retentissement international démesuré qui a biaisé le jugement des observateurs. Pour d'autres, Deng Xiaoping a sauvé in extremis un régime sur le point de s'effondrer, mais celui-ci n'en reste pas moins un fragile château de cartes que le moindre souffle emportera tôt ou tard. Quoi qu'il en soit, le destin de la Chine ne sera pas façonné de l'extérieur, mais essentiellement de l'intérieur. Si le parti communiste devait finalement échouer, ce n'est pas la démocratie qui en bénéficierait, mais plutôt l'anarchie. Entre le maintien d'un système autoritaire efficace et l'anarchie, il y a cependant toute une gamme de situations intermédiaires concevables. Parmi les questions régionales en suspens, deux doivent retenir particulièrement l'attention, Taiwan et la Corée. Mao a dû renoncer à sa grande ambition de récupérer l'île par la force. À présent, la théorie prévalante est contenue dans la formule « un État, deux systèmes », laquelle sera d'ailleurs mise en oeuvre à Hong Kong en 1997. Pékin peut se montrer patient pour le calendrier, mais restera intransigeant sur le principe, car laisser s'accomplir l'indépendance de Taiwan serait admettre la divisibilité de la Chine elle-même. De tous les problèmes susceptibles de troubler l'Asie de l'Est, celuici est sans doute le plus important. La question coréenne est différente. Personne n'a aujourd'hui intérêt à une évolution brutale sur la péninsule. C'est pourquoi, paradoxalement, les États-Unis et le Japon ont accepté d'aider le régime de Pyongyang (où Kim Jong-il a succédé en 1994 à son père Kim Il-sung), en payant fort cher son engagement à se conformer aux principes du traité de non-prolifération 171 nucléaire. L'idée est de favoriser, autant que possible, une réunification progressive. Mais la Corée du Nord est exsangue, et pourrait imploser. Dans ce cas, les pompiers de la région auraient intérêt à coopérer pour éteindre l'incendie en modérant leurs réactions, mais aussi à coups de yens et de dollars. À un terme indéterminé, personne ne doute cependant que la Corée réunifiée penchera du côté de la Chine, selon la pente naturelle de la géopolitique. Déjà, une sorte de connivence s'est établie entre Séoul et Pékin. Plus profondément, la stabilité de l'Asie à l'orée du xxle siècle dépendra du triangle dont les États-Unis, le Japon et la Chine constituent les sommets. À l'issue de la guerre froide, l'Amérique occupe la position de clef de voûte dans le système de sécurité de l'Asie. En se retirant précipitamment - une hypothèse exclue à court terme -, elle provoquerait aussitôt une déstabilisation majeure dans la région que nul se souhaite et que chacun redoute. Mais chacun sait que la situation actuelle n'est pas tenable à moyen et long terme. D'où les efforts très pragmatiques pour la mise en place d'un système de sécurité régionale où les États-Unis continueraient de tenir une place importante mais moins déterminante. D'où, également, l'intérêt que la plupart des pays d'Asie portent à l'Europe, afin d'éviter que le rapport avec l'Occident ne se réduise à un face-à-face avec l'Amériquel6. Le xxe siècle s'achève avec le basculement de l'Asie dans la modernité. Des perspectives fascinantes sont ouvertes pour les architectes de la paix. Voilà des pays dont beaucoup sont parvenus à construire - souvent à un coût horriblement et inutilement élevé - leur unité nationale, une fois achevée l'ère des colonies. Après des expériences parfois insensées, ils ont réussi, dans l'ensemble, à s'engager dans la voie du développement économique. Il leur reste à s'organiser, entre eux (niveau régional) et avec les autres (niveau international) pour éviter que de nouvelles aventures ne débouchent sur de futurs malheurs. Chapitre IX MÉTAMORPHOSE ., « On a souvent noté que les siècles commençaienten France avec un décalagerégulier d'une quinzained'années. en 1715, lexixe en 1814et Le xmtedébute en 1610,le XVIIIe le xxe en 1914. Le xjxe a donc duré exactementcent ans, de 1814à 1914.C'est aussi une évidencequ'ils finissentmal. Nous savons,depuisle 9 novembre1989,que le xxe siècleest révolu. Deux guerres mondiales,deux tyrannies,le communisme et le national-socialisme,le génocide,des déportations et des massacressans nombreaurontfait de ce temps l'un des plus désastreux.Le xxe siècle peut-il rebondir ?Souhaitons qu'il ne poursuivepas sur la même lancée,qu'il soit bien fini et qu'aucun soubresautne vienne en prolongerles erreurs et les horreurs jusqu'à son millésime exact, ou pire, jusqu'en 2014 !» Ainsi s'exprime Gabriel de Broglie au début de son livre sur le xtxe siècle. Le 24 octobre 1995,dans un discours sous la coupole de l'Institut de France à l'occasion de la séance de rentrée des cinq Académies,l'illustre biologiste FrançoisJacob donnaitun point de vue très procheavec cependant une idée supplémentaire,capitale : « Que retiendront de ce siècle les futurshistoriens ?Des destructions.Des guerres. La montée et la chute du communisme.Les camps de concentrationnazis et l'Holocauste.La fin de la décolonisation et l'accès de nombreusesnations à l'indépendance. Mais ce qui pèserale plus lourd,ce qui caractériseraau mieux ce siècle, c'est, je crois, le fantastiquedéveloppementde la science et de la technologie.C'est le rôle qu'elles ont pris dans la société. » Je ne suis pas sûr que les historiensfuturs ne retiendront de la période 1919-1989que les erreurs, les horreurs et les 173 malheurs. La troisième guerre mondiale n'a pas eu lieu 2. Pendant la guerre froide, la dissuasion nucléaire a mis toute une partie de l'humanité à l'abri de la guerre réelle. Trois tendances lourdes, hautement interdépendantes - en ellesmêmes porteuses d'espoir au moins autant que de désespérance malgré les difficultés parfois immenses que toute métamorphose induit -, distinguent le xxe siècle des temps antérieurs : l'expansion économique très remarquable d'une partie de la planète, l'explosion démographique surtout depuis les années cinquante, la révolution de la science et de la technologie. L'avenir, même immédiat, est imprévisible dans le détail. Il ne nous est pas pour autant complètement étranger, car nous savons en identifier les déterminants les plus fondamentaux : la rémanence du comportement individuel et collectif des hommes, leur mémoire passive ou active et leurs projets - d'où les chapitres qui précèdent -, mais aussi ces tendances lourdes, qu'il importe de comprendre, et auxquelles les dernières pages de ce livre sont consacrées. Les économistes et la réalité économique 3 Les économistes contemporains de la Révolution industrielle 4 - tels que Adam Smith ou David Ricardo ou, en France, Jean-Baptiste Say - avaient su discerner les principaux facteurs proprement économiques de la croissance : bon fonctionnement de la loi du marché ; abondance et qualité de la main-d'oeuvre ; division nationale et internationale du travail ; épargne élevée et accumulation du capital. Rapidement cependant, les débats se sont focalisés sur la répartition du revenu national, et sur le contraste choquant entre les conditions de vie de la bourgeoisie capitaliste et celles de la classe ouvrière. Le socialisme - dont l'essence est le refus de la propriété privée des biens et moyens de production - a pris son essor à la mesure du capitalisme triomphant. Karl Marx en a forgé les instruments d'analyse mais aussi de combat les plus pénétrants avec les concepts de valeur travail, d'exploitation, de reproduction simple et élargie. L'idéologie marxis174 te, combinée avec les techniques de pouvoir de Lénine, devait enfanter l'URSS et la Chine de Mao. La contre-offensive lancée par les économistes dits néoclassiques, dès la seconde moitié du xixe siècle, s'est située sur le plan de l'analyse de la valeur et de la théorie des marchés, aboutissant aux modèles de l'équilibre partiel (Alfred Marshall) et de l'équilibre général (Léon Walras et Vilfredo Pareto). Dans tous ces travaux, il s'agissait moins de comprendre la croissance économique en tant que telle, avec ses implications distributives, que de démontrer les vertus de la concurrence et la perfection du mécanisme des prix, en particulier celui du travail, c'est-à-dire le taux de salaire. La perfection, c'est-à-dire, en un sens précis, une utilisation efficace des ressources rares 5. Ainsi, l'économie politique, en même temps qu'elle visait à appréhender scientifiquement les phénomènes de la production et de la distribution des richesses, est-elle devenue un enjeu idéologique dans la lutte des classes. Avant même la première guerre mondiale, Joseph Schumpeter a repris les fondements du problème de la croissance, sans craindre de rendre justice à certaines des idées de Marx. Il en a élargi la perspective en parlant de « développement économique ». Le titre d'un de ses grands livres, Capitalisme, socialisme et démocratie indique l'étendue de son champ de vision 6. En raison de la nature des crises de l'entre-deux guerres, l'attention s'est cependant focalisée sur le problème du chômage « involontaire », et sur les dysfonctionnements du mécanisme des prix. John Maynard Keynes, le plus célèbre et le plus influent des économistes de cette période, s'est efforcé de reconstruire l'économie politique pour en faire une science de l'action. Son livre le plus connu, la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie 7 - comme il arrive souvent, beaucoup plus cité que lu, en réalité à la fois confus et génial -, a pour but de prouver qu'avec une « bonne » politique économique (essentiellement budgétaire) les gouvernements peuvent assurer le plein emploi de leurs concitoyens. Délaissant le problème du fonctionnement optimal du système des prix qui avait occupé ses prédécesseurs, Keynes s'attacha également à démontrer que le plein emploi est compa175 tible avec une redistribution de la propriété et des revenus, en vue d'une société plus juste. Le keynesianisme a dominé la pensée économique et sociale de l'après-guerre. Il a fourni les justifications théoriques de l'économie mixte et de l'État-providence qui ont dominé la scène intellectuelle pendant les « Trente glorieuses 8 », malgré la réaction monétariste conduite par de grandes figures comme Maurice Allais et Jacques Rueff en France, et surtout Milton Friedman, le maître de l'école de Chicago, malgré aussi le succès des expériences concrètes d'inspiration pragmatique comme celles que menaient discrètement la République Fédérale d'Allemagne et le Japon pour renaître de leurs cendres. Le keynesianisme est longtemps apparu aux yeux des sociaux-démocrates comme la principale alternative théorique au marxisme et comme la seule antidote à la fascination qu'exerçaient à l'époque les pays léninistes d'Europe de l'Est et d'Asie. Sous l'influence du keynesianisme et du marxisme, les États issus de la décolonisation qui se disaient « non alignés » ont établi leurs stratégies économiques sur les idées de « substitution d'importation » et de « développement autocentré ». Après le premier choc pétrolier de 1973, l'Algérie du colonel Boumediene, forte de la rente pétrolière et de son arrogance, prit la tête d'une « Conférence sur le Nouvel ordre économique mondial » dans le cadre des Nations unies. Au cours des années suivantes, la gabegie pétrolière a favorisé corruption et gaspillages. Elle a fait à court terme le jeu des pétromonarchies et de l'Irak qui se mirent à accumuler des armements, cependant que le dérèglement du système financier international a provoqué pour un temps des illusions de croissance dans des pays aussi divers que la Pologne ou le Brésil. Au milieu des années soixante-dix, l'Iran et le géant de l'Amérique du Sud étaient identifiés par le Hudson Institute comme les superpuissances de l'an 2000. Mais les lampions se sont éteints. Plus profonds les déséquilibres, plus douloureuses et longues les phases de correction. L'atterrissage fut des plus rudes dans les années quatre-vingt. La Pologne est entrée dans une nuit de presque dix ans. L'Iran 176 a chassé le Shah. Le Brésil a traversé une longue période de désordres. Il apparut que les recettes keynésiennes ne fonctionnaient plus dans des économies freinées par l'endettement et de plus en plus inefficaces en raison des distorsions acceptées ou provoquées dans le système des prix. Dans le même temps, les échecs des pays léninistes devinrent patents. Les économistes, débarrassés de leurs inhibitions politiques, se tournèrent davantage vers Schumpeter et surtout vers l'École de Chicago. Les années quatre-vingt furent celles de la réaction reagano-thatcherienne, de l'apologie - parfois excessive - de l'économie de marché, du « moins d'État », de la privatisation tous azimuts. L'Allemagne fédérale, le Japon et les « dragons » qui lui avaient emboîté le pas attirèrent de plus en plus les regards. Le renouveau de l'Amérique latine s'est enclenché en 1983 à partir du Chili du général Pinochet, inspiré davantage par Milton Friedman et par ses élèves que par Keynes. Quels sont, à l'expérience, les ingrédients du succès 9 9? Assurément la liberté d'initiative - et donc, dans une large mesure, la propriété privée -, l'épargne et son affectation à l'investissement productif. Mais aussi la qualité de la maind'oeuvre et de sa formation, l'éthique du travail, la capacité d'organisation à l'échelle des entreprises individuelles comme à celle des États et des associations d'États, la flexibilité sociale, la stabilité des gouvernements et leur détermination à donner la priorité à l'ordre public et aux structures (par exemple fiscales, bancaires et financières) propres à servir l'économie de marché, la stabilité monétaire. L'expérience a également montré que les inégalités sont tolérées pourvu qu'elles soient atténuées par un minimum de solidarité nationale et pourvu que chacun puisse espérer améliorer son sort grâce à la mobilité sociale et au progrès économique d'ensemble. Des pays comme le Japon, l'Allemagne et la France ont également compris l'importance de la Recherche-Développement, dont ils n'ont pas voulu laisser le monopole à l'Amérique. Je ne reviens pas sur la liste des champions économiques de la seconde moitié du vingtième siècle. Les États-Unis ont 177 continué de remplir les conditions fondamentales du développement, à un détail essentiel près : profitant de leur situation dominante, notamment sur le plan militaire, et du statut de monnaie de réserve acquis par le dollar, ils n'ont cessé depuis la fin des années cinquante de vivre au-dessus de leurs moyens ». Ils ont cependant constamment refusé d'assumer les responsabilités que leur position leur conférait pour la régulation de l'économie internationale. À l'autre extrémité du spectre, les pays léninistes ont échoué parce qu'ils se sont laissés enfermer dans un système de pouvoir radicalement incompatible avec les exigences du développement économique. En s'isolant des regards extérieurs, en gaspillant ses immenses ressources en raison, notamment, de la planification centralisée et d'un système de prix aberrant, en accordant toutes les priorités et les privilèges au secteur militaro-industriel, l'URSS a fait quelque temps illusion. Dès les années cinquante, elle a manifesté des velléités de réforme. On y a débattu sans fin des conditions de passage de la « croissance extensive » à la « croissance intensive », autrement dit des implications du progrès technique sur le développement économique. Mais rien ne s'est passé, parce que, entre Staline et Gorbatchev, personne n'a osé toucher aux structures politiques. En Europe de l'Est, les acteurs du printemps de Prague avaient en vain exploré une hypothétique « troisième voie 11». Seule la Hongrie de Kâdâr est parvenue à laisser s'instaurer, modestement et très partiellement, un embryon d'économie de marché. Finalement, les seuls pays léninistes qui pourraient bien réussir leur conversion sans voler en éclats sont ceux de l'Asie qui, à la suite de Deng Xiaoping, tentent de transformer leurs partis communistes en régimes autoritaires à vocation économique, à l'instar de la voie précédemment suivie par Taiwan et la Corée du Sud. Quant à ces derniers, ils ont atteint un stade de développement propice à l'émergence du pluralisme politique. En Amérique latine aussi, la prospérité économique retrouvée semble avoir favorisé l'apparition ou le retour de la démocratie. À la fin du xxe siècle, les vieux pays qui ont fait la Révolution industrielle sont confrontés à la concurrence des 178 « économies émergentes », principalement en Asie. Comme l'Albatros de Baudelaire, leurs ailes de géant les empêchent de marcher. Leurs ailes, ce sont les lourdes structures de l'État-providence constituées pendant les « Trente Glorieuses », qui ont continué de croître par inertie et en raison du mythe de l'irréversibilité des « conquêtes sociales ». Leur incapacité de s'adapter rapidement aux nouvelles conditions est la cause fondamentale du chômage structurel en Europe continentale, ou de la paupérisation croissante d'une vaste partie de la population en Grande-Bretagne ou même aux ÉtatsUnis. Certains de ces pays sont tentés par le protectionnisme. Certes, le protectionnisme des forts, celui à l'ombre duquel le Japon s'est reconstruit, peut assurer de grands résultats. Mais le protectionnisme des faibles ne conduit qu'au désastre. Sur le champ de bataille du développement, il y a les vainqueurs, que je ne nommerai pas une nouvelle fois. Il y a ceux, notamment en Afrique et dans le sous-continent indien, qui ne sont jamais sortis de l'ornière. Il y a ceux, anciens pays marxistesléninistes ou leurs adeptes du « tiers-monde », qui se sont effondrés : certains déjà commencent à se redresser ; d'autres sont gagnés par de nouvelles et maléfiques utopies, comme le fondamentalisme islamique. Il y a, enfin, les géants de jadis et de naguère, qui ont au moins provisoirement perdu le sens de l'effort et que leurs jambes ne parviennent plus à porter. La multiplication déracinement /2 des hommes et leur La civilisation industrielle, les progrès et la diffusion des sciences et des techniques, en particulier de la médecine, sont les causes les plus profondes de l'explosion démographique au xxe siècle. Quand l'homme est devenu agriculteur, environ 10 000 ans avant Jésus-Christ, la population de la planète était de l'ordre de 5 millions d'individus. A l'époque du Christ, elle atteignait 250 millions, et au milieu du XVIIe siècle, environ 550 millions. Vers 1850, elle approchait 1 200 millions et un siècle plus tard, c'est-à-dire au moment de la décolonisation, environ 2 500 millions. Ces chiffres mettent en évidence le temps nécessaire au double. 179 ment : dix-sept siècles, puis deux siècles, puis un siècle. Mais la suite est beaucoup plus impressionnante. En 1990, la population mondiale était évaluée à près de 5,3 milliards d'hommes et de femmes (dont 2 milliards pour la Chine et l'Inde à eux seuls !) soit un nouveau doublement en moins de quarante ans. Selon les travaux de la Division de la population des Nations unies, on peut estimer que la population mondiale sera comprise entre 7,6 et 9,4 milliards en 2025. Dans le « scénario » de « l'impensable » où la fécondité ne baisserait pas, le nombre dépasserait alors 11 milliards. L'organisation onusienne considère une variante moyenne à 8,5 milliards, dont 7,1 pour les pays dits en voie de développement (PVD) lesquels, je le rappelle, comprennent aussi bien certains des pays réellement en voie de développement que les pays sous-développés, mais je m'en tiendrai ici à la terminologie courante. Notre avenir démographique n'est évidemment pas parfaitement déterminé, mais l'éventail des possibilités semble bien balisé. Remarquons qu'au cours des vingt dernières années, les « corrections de trajectoire » ont toujours été à la hausse, ainsi que les prévisions relatives à la part des PVD. Pour prévoir l'avenir plus reculé, la majorité des démographes s'appuient sur la théorie de la transition démographique, selon laquelle les PVD sont en train de passer d'un régime à taux de fécondité et de mortalité élevés à un nouveau régime à taux de fécondité et de mortalité bas. Les taux de mortalité baissent d'abord, sous l'effet de l'amélioration des conditions sanitaires. Les taux de fécondité, qui dépendent de facteurs socio-économiques complexes, s'ajustent beaucoup plus lentement. Cette théorie explique fort bien l'évolution des populations européennes depuis la Révolution industrielle, et tout indique que sa portée est générale. Dans les pays dits en voie de développement, les taux de mortalité ont commencé à baisser vers 1950 et, depuis la fin des années soixante, on observe le début de la chute des taux de fécondité. Les spécialistes estiment que, passé le milieu du siècle prochain, le régime de fécondité basse sera étendu à l'ensemble du monde. La population de la planète ne devrait alors plus guère augmenter, sous réserve cependant d'une 180 nouvelle réduction significative de la mortalité, tout à fait possible. L'horizon 2100 constituerait le terme de l'actuel processus d'ajustement. La population mondiale se stabiliserait autour de 10 milliards d'habitants. L'explosion démographique est ainsi l'une des caractéristiques les plus fondamentales de la seconde moitié du xxe siècle. A supposer même que les taux de fécondité chutent plus rapidement que prévu, l'élan démographique resterait inscrit dans les faits à cause de la modification acquise de la pyramide des âges, à savoir la proportion élevée des jeunes et donc, actuellement ou potentiellement, des groupes à taux de fécondité élevée au sein de la population mondiale. A l'inverse, dans les pays développés, y compris les « nouveaux pays industrialisés », les taux de fécondité deviennent insuffisants pour assurer le renouvellement des générations, ce qui entraîne le vieillissement des populations, et provoquera leur plafonnement puis finalement leur diminution, sous réserve de compensations temporaires par les flux migratoires. Ces pays commencent déjà à subir les conséquences d'une évolution qui contribue à remettre en cause les conditions de la protection sociale (financement des retraites et de la sécurité sociale). Ils risquent aussi, à terme, de manquer de main d'ceuvre. Cet aspect restera cependant partiellement occulté aussi longtemps que le chômage structurel apparu après le choc pétrolier de 1973 n'aura pas été résorbé. En Europe, la transition démographique a été beaucoup moins brutale qu'actuellement dans le « tiers-monde », car les femmes se mariaient plus tard. Il y avait donc moins de familles en proportion de la population et la période de fécondité était plus limitée. En conséquence, les taux de natalité étaient beaucoup plus faibles. Sans approfondir davantage l'examen de ces perspectives, on peut identifier trois grands problèmes qui en découlent. En premier lieu, les interactions globales entre la nature et la population vont prendre une importance croissante. Déjà, au début des années soixante-dix, le célèbre rapport du Club de Rome intitulé Halte à la Croissance avait attiré l'attention sur ce point. Par exemple, le recours aux combustibles fossiles provoque une augmentation de la concentration de gaz car181 bonique de l'atmosphère, cause probable d'un réchauffement significatif de notre globe. C'est le fameux effet de serre 13. Mais il faut se garder d'un pessimisme excessif. L'immense progrès de la science et de la technique permettra certainement, dans les années et décennies à venir, une meilleure compréhension des interactions, à l'échelle planétaire, entre les activités naturelles et humaines. On devrait progressivement trouver les moyens techniques et institutionnels de réguler ces dernières en vue d'assurer un « développement soutenable » de l'économie planétaire, autrement dit de préserver les intérêts des générations futures. Deuxième problème, la pression migratoire entre pays riches et pauvres risque de s'accentuer. Il existe actuellement sur la planète trois grandes aires de déséquilibre démographique : sur le continent américain, au sud du Rio Grande ; en Asie, autour de la Chine et du sous-continent indien ; la zone méditerranéenne enfin, à l'articulation de l'Europe et de l'Afrique. Des trois, la dernière est la plus importante. La fécondité différentielle entre l'Europe et l'Afrique du Nord est le double de l'écart entre les États-Unis et l'Amérique latine, ou de celui entre le Japon et le reste de l'Asie. Les différences de situation économique sont également considérables. Dans ces conditions, des flux migratoires de grande ampleur sont hautement probables. Il importe cependant de distinguer clairement entre les déplacements de population brutaux et les tendances de longue durée. L'expérience, en particulier au xxe siècle, montre que les déplacements brutaux de population sont liés à des catastrophes naturelles, plus fréquemment à des révolutions ou à des guerres. Par exemple : les transferts opérés par Staline à l'intérieur de l'URSS, l'expulsion après la seconde guerre mondiale des Allemands des Sudètes et des provinces orientales (Silésie, Poméranie, etc.), ou encore le « nettoyage ethnique » opéré par les Serbes et, dans une moindre mesure, les Croates, dans l'ex-Yougoslavie depuis 1991. En général, les mouvements de réfugiés sont temporaires, c'est-à-dire que les personnes déplacées retournent chez elles dès que les conditions le leur permettent, à moins qu'une durée trop longue ne se soit écoulée et que le temps ait introduit des 182 modifications irréversibles (cas probable pour la majorité des réfugiés palestiniens, depuis 1948 14). Les tendances de longue durée obéissent principalement à une logique économique. Prenons l'exemple de l'Algérie, un pays qui avait 11 millions d'habitants au moment des accords d'Évian en 1962 et en compte aujourd'hui 28. A présent, tous les esprits sont focalisés sur la guerre civile qui s'y est installée, notamment en raison de l'incapacité des dirigeants à faire face aux phénomènes démographiques. Mais cette situation ne durera pas indéfiniment. A plus ou moins long terme, les choses se présenteront sous de meilleures auspices. L'ancienne colonie réunit potentiellement plusieurs des atouts de la prospérité. Le climat méditerranéen de ses franges côtières est propice au développement de l'agriculture. Les richesses de son sous-sol (gaz, pétrole) sont considérables. La qualité de sa population est incontestable. Tôt ou tard, les conditions de décollage seront réunies. La complémentarité géopolitique et géoéconomique entre l'Algérie et la France pourra alors s'exercer. Dans cette perspective, il ne faut pas redouter l'« invasion ». Il ne faut pas craindre la tendance, probablement inéluctable, à une forte imbrication entre les deux sociétés. Notre image de l'Islam est à présent déformée par l'intégrisme, mais cela ne tient qu'aux circonstances de notre temps, où les religions servent de refuge idéologique quand tous les autres mythes se sont écroulés. L'intégrisme passera lui aussi. Un brassage plus important des peuples et des cultures est déjà inscrit dans les faits non seulement en Europe, mais aux États-Unis et ailleurs. Nous sommes encore trop enclins à n'interpréter ce phénomène qu'en fonction du passé. On évoque ainsi bien légèrement les conquêtes arabes du VIIeet du vme siècle ou celles des Mongols ou des Ottomans. Samuel Huntington prédit un nouveau choc violent de l'Islam et du monde judéo-chrétien 16.Il est permis de ne voir dans ce genre de prophétie qu'une forme de spéculation inspirée par la peur de l'avenir. Pourquoi juifs, chrétiens et musulmans seraient-ils condamnés à s'entre-déchirer éternellement alors qu'ils sont issus de la même souche et se réfèrent au même Dieu ? Il faut résister à des élucubrations qui ne peu183 w · vent qu'attiser la peur et la haine. On doit, au contraire, préparer le xxle siècle dans l'esprit de la réconciliation des trois monothéismes et du rapprochement des peuples que l'histoire et la géographie ont fait interdépendants, comme la France et l'Algérie. Plus généralement, la recherche de nouvelles formes de coexistence fera partie du processus déjà largement engagé de dépassement de l'État-nation, conçu comme une unité politique totalement souveraine, processus dont nous avons rencontré divers aspects dans les chapitres précédents. Troisième grand problème : dans le monde en devenir, le phénomène de l'urbanisation se superpose à l'explosion démographique 17. La proportion de la population citadine dans la population mondiale s'élève constamment. Elle était de 29,1 % en 1950, de 41,2 % en 1985. Dans la variante moyenne évoquée plus haut, elle atteindrait 60,5 % en 2025. Dans ces statistiques, on appelle « ville » une agglomération (c'est-à-dire une population hautement interdépendante dans ses activités quotidiennes) d'au moins 10 000 habitants. En 1990, il y avait dans le monde environ 300 villes de plus d'un million d'habitants (dont 175 dans les pays dits en voie de développement), 16 villes de plus de 10 millions d'habitants et 5 de plus de 16 millions : Tokyo (28,7 millions) ; la mégapolis de New York (24 millions) ; Séoul (17,5 millions) ; Sao Paulo (17 millions) ; Mexico (16,9 millions). Parmi les prochains candidats figurent Shanghai, Bombay, Calcutta et Hong Kong. Jusqu'aux années 1960-1970, la mégapolis de New York (une « mégapolis » est un ensemble de grandes agglomérations fortement interdépendantes) était la plus grande du monde avec 0,70 % de la population mondiale ; à présent, Tokyo occupe le premier rang avec « seulement » une part de 0,55 %. Dans les décennies à venir émergeront quelques très grandes mégapolis, certaines peut-être beaucoup plus importantes encore que celles d'aujourd'hui (cent millions d'habitants ou plus ?). Mais elles resteront des exceptions. Pour l'essentiel, on assistera plutôt à la multiplication de villes petites et moyennes. La principale raison du phénomène urbain est la combinaison de l'effet induit par la révolution des techniques agricoles, et de l'existence de rendements croissants dans un 184 ' grand nombre d'activités (administration, finances, éducation, santé, culture, etc.), souvent favorisés eux aussi par les développements technologiques. Les villes sont fréquemment associées à des pôles de développement économique, et offrent de meilleures perspectives d'emploi que les zones rurales. Elles paraissent généralement plus attrayantes, notamment pour les jeunes. Les interrogations sont cependant multiples. Certains problèmes sont d'ordre technique : approvisionnement en eau et en énergie, pollution, gestion des déchets, etc. On peut imaginer que, sous la pression de la nécessité, ils seront résolus grâce au progrès accéléré des connaissances. D'autres questions sont d'ordre sociologique et politique. Le recul inexorable de la population paysanne transforme, dans le monde entier, les systèmes de mentalité. Même en Europe occidentale, les mentalités ne sont pas encore adaptées aux conséquences des transformations qui ont aboli à tout jamais la place dominante du paysan, nourricier des hommes. On l'a bien constaté en France, lors du débat passionnant et nostalgique autour de la ratification de l'Uruguay Round à la fin de 1993. Dans la Chine qui se développe si vite, 80 % de la population en est encore psychologiquement au Moyen Âge. Comment l'Empire du Milieu s'adaptera-t-il à la dissolution du lien entre sa population et le sol ? Quelles seront les conséquences de la rupture de l'homme avec ses racines les plus profondes ? Les grandes guerres du xxe siècle ont été des guerres de paysans. On se battait pour conquérir ou pour conserver une terre et des possessions localisées. A présent, la guerre yougoslave nous paraît déjà anachronique, une conséquence tragique de la décompression à certains égards trop rapide provoquée par l'écroulement de l'empire communiste. Plus prosaïquement, la fabrique même de la société est menacée dans les villes à croissance trop rapide, particulièrement quand une proportion élevée de jeunes sont au chômage ou mal occupés. La violence, la criminalité, le trafic et la consommation de drogues, en sont les manifestations. De plus en plus, riches et pauvres cohabitent à l'intérieur des villes où se retrouve ce qu'on appelait naguère encore la division « Nord-Sud ». Toute agglomération d'une certaine 185 importance est ainsi un microcosme géopolitique avec ses riches, ses pauvres, ses acteurs individuels et collectifs, ses stratégies et ses conflitsl8. Le problème de base de la politique internationale, celui de la guerre et de la paix, se trouve ainsi projeté à l'intérieur de ces univers concentrés, où la police tient de plus en plus fonctionnellement le rôle antérieurement dévolu aux armées. Naturellement, les réseaux du crime, comme tous les autres, sont devenus internationaux. De tels développements impliqueront nécessairement de nouvelles formes de gouvernement local, national et international (au niveau de l'Union européenne par exemple 19)et de nouvelles organisations en matière de sécurité. L'ajustement sera forcément coûteux. Aucun processus évolutif ne saurait s'affranchir des approximations successives. La révolution scientifique et technologique Le xxe siècle est caractérisé par l'imbrication entre la science, la technique (rebaptisée du nom plus noble de technologie) et l'économie. Non, évidemment, que des progrès considérables dans la connaissance scientifique et dans les réalisations techniques n'aient été accomplis dans les temps antérieurs, ni que des liens n'aient été établis entre la théorie et la pratique, entre le domaine de la connaissance « pure » et celui des « applications ». Aux débuts de l'Académie des Sciences de Paris, dans le dernier tiers du xvne siècle, les savants traitaient aussi bien de sciences que de techniques, celles-ci à des fins utilitaires ou par simple curiosité. Le Siècle des Lumières cultiva l'idée que les sciences pouvaient servir au progrès de la civilisation. Mais, pour l'essentiel, il ne s'agissait encore que d'une anticipation. La première fois, sans doute, qu'un gouvernement a recouru à des savants en tant que tels pour résoudre des problèmes économiques (essentiellement, déjà, en vue de la défense nationale) fut en 1793. Le Comité de salut public fit alors appel à des hommes dont le modèle le plus exemplaire demeure Lazare Carnot, auquel l'histoire a conféré le titre magnifique d'« organisateur de la victoire 20 ». Le xixe siècle a été marqué par la Révolution industrielle, 186 avec ses immenses conséquences économiques, politiques, sociales et culturelles. Mais il a fallu attendre notre temps pour qu'un lien direct, étroit et indissoluble se noue entre la formulation précise des lois de la nature et l'activité économique. Les débuts de la civilisation industrielle furent bien davantage attribuables à la technique qu'à la science, celle-ci se distinguant encore nettement de celle-là. Les grands monuments de la physique théorique du xixe siècle n'ont guère eu d'effets immédiats sur la vie pratique. Pas même la science de l'énergie, la thermodynamique, fondée par Camot et Clausius 21 : la machine à vapeur, le moteur à combustion interne ont été mis au point et largement développés par des inventeurs dépourvus de connaissances théoriques. En l'occurrence, ce sont les théoriciens qui se sont efforcés de comprendre après coup ce qu'avaient réalisé les ingénieurs avec leur intuition et avec leurs mains. Dans d'autres cas, les « applications » ne sont venues que beaucoup plus tard. La mécanique des fluides fut élaborée au siècle dernier ; par exemple le phénomène des ondes de choc était analysé dans les travaux de Hugoniot (1885-1886) qui restèrent longtemps sans incidence économique. De même pour les équations de Maxwell, la merveilleuse synthèse des théories de la lumière et de l'électricité publiée en 1865 : celle-ci prévoyait les ondes électromagnétiques, dont l'existence ne fut établie expérimentalement - par l'Allemand Heinrich Hertz qu'en 1888. L'utilité immédiate des sciences naturelles apparut de manière plus évidente. Il n'est pas surprenant que des hommes comme Marcellin Berthelot, le pionnier de la synthèse organique (le grand chimiste fut même brièvement ministre des Affaires étrangères !), et surtout Louis Pasteur aient connu de leur vivant une gloire immense. L'établissement d'un rapport presque immédiat entre des découvertes scientifiques - de surcroît clairement imputables à un seul homme - et la guérison ou la prévention de maladies effrayantes était un événement inouï, sans aucun précédent. Pour l'essentiel, on peut affirmer que la Révolution industrielle fut beaucoup plus technique, et plus précisément 187 . machiniste, que scientifique. Elle fut l'oeuvre des ingénieurs plus que des savants ou, comme on préfère dire depuis que la recherche est devenue une profession comme une autre, des « scientifiques ». Jusqu'à notre siècle, la technique et la science ont évolué plus ou moins en parallèle, en s'épaulant mutuellement mais avec des rapports quotidiens plutôt lâches. Il ne pouvait pas en être autrement avant l'ère des machines à calculer. L'analyse numérique n'a pu se développer sérieusement qu'avec les ordinateurs 22. Auparavant, il n'était pas possible de résoudre effectivement les équations de la physique mathématique sauf dans des cas trop particuliers pour constituer autre chose que des illustrations. La science s'efforçait de découvrir les lois fondamentales, d'idéaliser et d'illustrer les phénomènes de la nature. La technique s'en inspirait ou l'inspirait, mais restait largement affaire d'intuition, d'expérience et de savoir-faire autonomes. La science n'a commencé à envahir l'économie, au sens moderne du terme, que pendant le premier vingtième siècle - j'appelle ainsi la période qui va jusqu'à la seconde guerre mondiale -, avec l'apogée de la mécanique (notamment le début de l'aviation), l'avènement de l'électricité industrielle, l'utilisation des ondes électromagnétiques, l'expansion et la diversification de la chimie, des industries pharmaceutiques 23,etc. Les liens entre sciences et technique ne cessaient de se resserrer, mais la limitation des possibilités de calcul maintenait encore une distance infranchissable entre les deux types de savoir ou de connaissances. Dans le même temps, de nouveaux monuments théoriques ont émergé, certains comparables par leur ampleur à la mécanique newtonienne. Citons quelques jalons : la théorie de la relativité (restreinte puis générale) et l'effet photoélectrique (Albert Einstein) ; la mécanique ondulatoire puis la mécanique quantique (Max Planck, Louis de Broglie, Max Bom, Wemer Heisenberg, etc.) ; la physique statistique (dont l'origine remonte à Ludwig Boltzmann, à la fin du xixe siècle). Des savants de plus en plus nombreux ont entrepris de dévoiler la structure intime de la matière, au niveau de l'atome puis de son noyau. Les circonstances de la lutte contre le nazisme aidant, ils apprirent à domestiquer l'énergie nucléaire et, pour 188 le meilleur ou pour le pire, mirent au point la bombe atomique 24. L'armethermonucléaire n'aurait pas pu exister sans les capacités offertes par les premiers calculateurs électroniques. Dans le second vingtième siècle (depuis la deuxième guerre mondiale jusqu'à nos jours), l'électronique a envahi le monde. On la trouve désormais partout : à la maison, dans les laboratoires, dans les voitures, les avions, les fusées ou les navettes spatiales. L'ordinateur a finalement aboli la distinction entre sciences « pures » ou « fondamentales » d'une part, « appliquées » de l'autre, en repoussant de plus en plus loin les barrières qui jusqu'alors avaient étroitement confiné le traitement de l'information. Les modèles sont désormais omniprésents 25.La poussée vers l'infiniment petit se prolonge avec la physique des particules, mettant en oeuvre des moyens de plus en plus colossaux (cyclotrons, synchrotrons, etc.). Comme tout se tient, la physique de l'infiniment petit permet d'étendre d'une manière insoupçonnée la compréhension de l'infiniment grand. Les astrophysiciens ont succédé aux astronomes. Ils entrevoient un Univers dont l'immensité défie l'entendement, mais qui est pourtant borné, et qui a un commencement et une fin, à moins qu'il ne respire au rythme de va-et-vient cyclopéens. En se mariant avec la physique, la chimie refondée (théories de la liaison chimique, des mécanismes réactionnels, etc.) est entrée à son tour dans le royaume des mathématiques et des ordinateurs. Les matériaux nouveaux prolifèrent. En investissant la biologie, la chimie a permis de décrypter les mécanismes élémentaires de la vie. La découverte de la double hélice et du code génétique (Crick et Watson, 1953) a bouleversé les sciences de la vie. Les fabuleux développements de la biochimie et de la biologie cellulaire et moléculaire, le génie génétique, ouvrent d'insondables perspectives dans tous les domaines liés au vivant et aux activités qui en découlent, comme la médecine et les industries pharmaceutiques, ou les industries agro-alimentaires. Plus d'un prix Nobel a conquis ses titres de gloire dans des laboratoires industriels. La science est désormais omniprésente dans la vie matérielle et les innovations se succèdent à 189 un rythme accéléré. Les universités n'ont plus le monopole de la connaissance noble. Elles doivent s'associer avec les entreprises, pour la recherche comme pour l'éducation. La Recherche, autrefois luxe des pays riches, est devenue un facteur de production. On rapporte le pourcentage de leur produit national que les pays consacrent à la « RechercheDéveloppement », à leur taux de croissance future. La formation des hommes est conçue comme un processus continu, car quiconque s'arrête d'apprendre devient un chômeur potentiel. Le travail humain change déjà de nature. Il deviendra plus divers, moins contraignant, moins pénible. Le couple désormais inséparable de la science et de la technologie transforme les conditions de la prospérité et de la puissance. Les arts euxmêmes en sont marqués. Le « septième art » lui doit son existence. L'architecture a été renouvelée par des formes et des matériaux qui, naguère encore, eussent été, sinon inconcevables (on pense évidemment à certaines des anticipations de Léonard de Vinci), du moins irréalisables. De nouvelles voies sont ouvertes à la musique. Jusqu'à la Révolution industrielle, les sources d'énergie exploitables étaient fort restreintes : pour l'essentiel, l'énergie animale, c'est-à-dire de l'énergie solaire 26 transformée par le métabolisme, puis stockée dans des organismes vivants capables de la restituer en partie selon les besoins des hommes ; marginalement, l'énergie libérée dans certains processus mécaniques courants dans la nature (moulins à eau ou à vent par exemple) 27. En Chine, au Vietnam et dans bien d'autres pays sous-développés ou en voie de développement, on peut encore observer dans les champs des paysans qui guident un rudimentaire soc en bois, tiré par un boeuf, selon une pratique ancestrale. À partir de la fin du XVIIIesiècle, l'homme a appris à transformer en énergie mécanique utilisable celle emmagasinée pendant les temps géologiques dans les combustibles fossiles, le charbon d'abord et, plus tard, le gaz naturel et le pétrole. La découverte de l'énergie nucléaire est une étape absolument capitale dans l'histoire de l'humanité. Des quatre forces fondamentales que les physiciens ont identifiées - la gravitation, la force électromagnétique, les interactions nucléaires 190 forte et faible -, la première et la dernière sont a priori impropres à l'activité économique. Sous des formes diverses, la deuxième est utilisée depuis l'aube de l'humanité. Découverte majeure du xxe siècle, la troisième qui est, en réalité, la source principale de la seconde, commence à peine à pénétrer directement la vie matérielle. On peut dire que son utilisation en est encore à ses balbutiements. Beaucoup de problèmes restent à résoudre, par exemple pour réaliser dans des conditions rentables la fusion thermonucléaire contrôlée, pour stocker les déchets ultimes sans exposer les générations futures à des risques mal cernés, ou encore pour interdire la prolifération des armements nucléaires 28. Mais il est hautement probable que ces problèmes seront résolus dans les décennies à venir et que la part de l'énergie nucléaire deviendra prépondérante dans le courant du siècle prochain. Le grand débat ouvert à ce sujet après la crise du pétrole en 1973 est provisoirement retombé, car de nombreux pays ont choisi de reporter la question. La crise économique, la réduction des consommations spécifiques d'énergie 29 en conséquence du premier quadruplement du prix du pétrole, le maintien de perspectives satisfaisantes pour les réserves de combustibles fossiles en dépit des circonstances alarmistes des années soixante-dix ont permis de reporter les échéances. Le drame de Tchernobyl, qui a révélé le danger de certaines techniques quand elles sont entre les mains d'organisations inadaptées au sein d'une société fragile, a cependant confirmé la pertinence des comportements de prudence. La gestion du parc de centrales nucléaires hérité des anciens pays communistes de l'Europe de l'Est constitue l'une des préoccupations majeures de la fin du siècle. Mais à quelques années ou même quelques décennies près, l'heure de l'énergie nucléaire sonnera. La véritable mutation, caractéristique du second vingtième siècle, est celle des technologies de l'information, la télématique, fruit du mariage entre l'ordinateur et les télécommunications. En trois décennies, on est passé du calculateur électronique à base de transistors aux ordinateurs composés de minuscules circuits intégrés. Un nouveau système technique s'est mis en place 30. Notre univers pratique s'en est trouvé bouleversé, beaucoup plus profondément qu'autrefois . 191 . . après l'avènement de la machine à vapeur. Toutes les activités humaines sont touchées : la science et la technologie ellesmêmes ; l'économie et la vie domestique ; la sphère militaire. L'énergie et l'information entretiennent des liens profonds. Obtenir de l'information, c'est comme acquérir de l'énergie de qualité supérieure, de la « néguentropie ». C'est remplacer du désordre par de l'ordre. Dans tout domaine, disposer de l'information, c'est aller plus sûrement et plus directement au but, et par conséquent économiser de l'énergie. Cela vaut pour le chimiste qui modélise une nouvelle molécule, pour l'ingénieur qui optimise une structure obéissant à des spécifications données, pour le géologue à la recherche de nouveaux gisements, pour le militaire chargé de détruire une cible assignée, pour le policier ou le douanier face à la contrebande ou à l'immigration clandestine. L'énergie plus abondante et potentiellement illimitée, la capacité croissante d'acquérir, de stocker, de transmettre et de traiter l'information, en particulier de calculer, telles sont nos perspectives à l'aube du xxie siècle. La nouvelle Révolution industrielle a déjà engendré des grappes d'innovations, certes pas toutes aussi spectaculaires que la conquête de la Lune, mais qui soumettent la vie économique à des chocs incessants, agitent sans relâche l'environnement de notre vie et nous font perdre nos points de repère. Le développement économique est plus conforme à la vision de Schumpeter 31qu'à l'idée d'expansion « équilibrée », à la base des modèles en vogue dans les années soixante, comme si la croissance consistait en l'augmentation indéfinie, dans des proportions fixes, des quantités produites de biens et de services immuables dans leur nature 32. Malgré tous les changements déjà enregistrés, nous ne faisons sans doute encore qu'entrevoir les conséquences de cette nouvelle Révolution industrielle 33. Les relations internationales sont déjà profondément affectées par l'impact de la télématique. Ainsi, la mobilité désormais quasi parfaite des capitaux financiers paralyse les anciennes politiques de régulation macro-économiques 34. A présent, ce sont moins les États qui contrôlent les marchés financiers que les marchés 192 . financiers qui surveillent les États. Aujourd'hui l'« effet CNN », demain sans doute l'effet « Internet », envahissent l'espace politique. La question du gouvernement 35des sociétés humaines se trouve renouvelée, car les États sont pris en tenaille entre des influences extérieures de plus en plus contraignantes et l'augmentation des marges d'autonomie intérieures (entreprises, associations, collectivités locales ou régionales, réseaux légaux ou illégaux, etc.). Les deux phénomènes conjuguent leurs effets. On s'interroge sur l'avenir des démocraties 36 mais aussi sur celui des régimes autoritaires qui ne sont pas moins pris dans les tourbillons. La démultiplication des moyens de communication et de transport - l'un des aspects les plus importants de la nouvelle Révolution industrielle - favorise le brassage des populations évoqué plus haut dans ce chapitre, avec des conséquences de tous ordres, largement imprévisibles. La nécessité d'une certaine régulation des flux humains est de plus en plus ressentie, mais se heurte dans les pays démocratiques à des principes fortement ancrés, comme le droit d'asile. D'une manière plus générale, la nouvelle Révolution industrielle soulève d'immenses problèmes éthiques et politiques. Déjà, explique François Jacob « nous nous trouvons souvent devant des maladies que nous pouvons prévoir mais non soigner. Nous en sommes venus à repérer, chez un foetus ou un bébé ou un enfant, la menace, pour sa vie d'adulte, de maladies que nous ne savons ni éviter, ni traiter. » Et d'ajouter : « D'ici vingt ou trente ans, nous serons en mesure de prévoir les risques que fait courir à chacun sa constitution génétique. Que sera la vie, que sera la médecine quand il deviendra possible, au seuil d'une existence, de prévoir les menaces qui pèsent sur elle de l'intérieur ? Il est difficile encore de l'évaluer. Plus encore qu'aujourd'hui éclatera la diversité biologique des individus. Diversité dont il faut rappeler qu'elle est à la source des processus du vivant, à la source de l'évolution. » Sur quoi débouchera le génie génétique ? Dans un autre domaine, à quoi aboutira la possibilité de bâtir des fichiers susceptibles d'enregistrer les traces que nous laissons derrière nous, dans les moindres actes de notre vie ? Dans l'ordre militaire, les armements deviennent plus pré193 cis et efficaces, mais la course entre l'épée et le bouclier se poursuit, la science pouvant a priori servir l'une et l'autre. Ce qui est nouveau, c'est que les mêmes techniques favorisent également l'émergence de méthodes - certes encore imparfaites - pour réaliser et contrôler la limitation des armements et le désarmement, en vue d'arrangements de sécurité au niveau régional ou à l'échelle mondiale. Le second vingtième siècle aura vu de très significatives avancées dans cette direction, avec les accords américano-soviétiques de maîtrise des armements, le traité de non-prolifération nucléaire, l'accord sur la réduction des forces conventionnelles en Europe, et plus généralement ce qu'on appelle les « mesures de confiance ». Reste que, dans tous ces domaines, les risques et les contre-mesures pourraient bien ne pas se révéler en phase. On s'inquiète à l'idée d'une société internationale émiettée, où des groupes armés échappant au contrôle des États ou des organisations internationales, sortes de hordes barbares des temps futurs, pourraient semer la terreur et le malheur avec la menace ou l'usage de moyens de destruction chimiques, bactériologiques ou nucléaires. L'extension des réseaux de la drogue ou du crime, l'apparition de sectes plus ou moins diaboliques et puissantes, constituent des dangers encore diffus mais réels 37. On imagine difficilement, aujourd'hui, un Emest Renan affichant le bel optimisme de L'Avenir de la science, cet étrange et célèbre essai rédigé en 1849 par un jeune homme de 26 ans, et publié seulement en 1890 par un savant au comble de la gloire qui constatait n'avoir pas changé de point de vue. Pour autant, il ne faut pas désespérer de la science et de la technologie au moment où leur union triomphe. Cette union comporte certes les dangers de tous les sauts dans l'inconnu. Mais c'est elle qui va permettre à l'homme, dont c'est la vocation, non seulement de toujours mieux connaître la nature, mais de la domestiquer. C'est elle qui ouvre les perspectives d'un progrès matériel au bénéfice de tous, et pas seulement d'une minorité. C'est elle qui donnera aux unités politiques futures les moyens d'organiser leur sécurité individuelle et collective. La condition humaine se trouve boule194 versée par une métamorphose qui entraîne l'effacement quasi instantané de tous nos repères tangibles, de nos lieux de mémoire physiques. Il ne faut pas s'en lamenter, mais y voir la chance, et la nécessité, d'aller à la recherche de nos vrais invariants là où nous aurions dû savoir qu'ils se sont toujours situés, dans le monde de l'esprit, cette noosphère dont parlait Teilhard de Chardin. Le xxle siècle devra porter la marque du retour à la spiritualité, après une longue parenthèse dominée par un positivisme naïf et qui s'achève dans la confusion et dans l'angoisse. À cette condition, l'aventure prométhéenne aura un avenir. NOTES Notes du chapitre I 1. Je me référerai souvent, dans ce livre, à la légalité ou à la légitimité d'une institution, d'une autorité ou d'une action. La légalité procède de la conformité à la loi, dans le cadre du système légal en vigueur. La légitimité se rapporte au sentiment d'adhésion des populations concernées. Cette importante distinction a clairement émergé dans la philosophie politique du Moyen Âge, mais on en trouve l'essence chez des auteurs comme Aristote ou saint Augustin. Par exemple, l'assassinat d'un tyran est toujours illégal, mais peut être légitime. Dans son allocution radiotélévisée du 29 janvier 1960, en pleine insurrection d'Algérie, le général de Gaulle s'adressa « à la France » en ces termes : « En vertu du mandat que le peuple m'a donné et de la légitimité nationale que j'incarne depuis vingt ans, je demande à tous et à toutes de me soutenir, quoi qu'il arrive. » Le mandat, c'était la légalité. Quant à sa légitimité, le Général l'ancrait dans l'appel du 18 juin 1940. 2. « Que l'Europe ait réussi à émerger du chaos pour retrouver l'équilibre est à porter avant tout au crédit de deux grands hommes : Castlereagh, ministre des Affaires étrangères anglais, artisan de la négociation, et Mettemich, son homologue autrichien, qui la revêt du sceau de la légitimité. » Les Français ajouteraient certainement le nom de Talleyrand. Voir H. Kissinger, Le Chemin de la paix, Denoël, 1964 (1972 pour l'édition française). Voir aussi : A. W. DePorte, Europe between the Superpowers, The enduring Balance, Yale University Press, 1979. 3. Les historiens considèrent cependant que le concert européen a cessé de fonctionner après le départ de Bismarck (1890). Mais les conséquences explosives n'ont pas été immédiates. 4. H. Kissinger, op. cit., p. 17. 197 _ . 5. Exercer la souveraineté, c'est être la source des décisions auxquelles on se soumet. C'est un attribut qui appartient à une autorité qui n'en a aucune autre au-dessus d'elle. La souveraineté absolue a été reconnue aux États occidentaux après les traités de Westphalie (1648). En pratique, les rapports interétatiques sont fondés sur la souveraineté relative : il existe un droit international supérieur au droit interne et donc limitant les pouvoirs de l'État, étant entendu que toute limitation de la souveraineté doit être acceptée par les États concernés. Voir le commentaire de l'article 2, paragraphe 1 de la Charte des Nations unies dans : J.-P. Cot et A. Pellet (éditeurs), La Charte des Nations unies, Économica et Bruylant (Ire éd. 1985, 2e éd. revue et augmentée 1991 ). 6. L'expression est d'Yves Lacoste. Voir l'introduction de son Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1993. 7. Sur les origines de la première guerre mondiale, voir notamment les contributions de Raymond Poidevin et de Jean-Jacques Becker dans : Crises et Guerres au XXesiècle : analogies et différences, sous la direction de D. Moïsi, coll. « Travaux et recherches de l'Ifri », Économica, 1981. Cet ouvrage contient également une importante bibliographie. 8. La tradition isolationniste des États-Unis remonte à l'origine de leur histoire. (Voir la Farewell address de George Washington en 1796.) 9. Le Council on Foreign Relations de New York, et le Royal Institute for International Affairs de Londres, ont été créés en 1919. 10. J.-B. Duroselle, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours, 1 l édition, Dalloz, p. 57 sqq. On a toujours intérêt à consulter cet ouvrage de référence. Pour la période postérieure à la seconde guerre mondiale, voir également les éditions successives du manuel de Maurice Vaïsse, Les Relations internationales depuis 1945, A. Colin (Ire éd. 1990). 11. L'idée de sécurité collective est ancienne. On rappellera par exemple les deux « projets de paix perpétuelle » élaborés au xvme siècle : celui de l'abbé de Saint-Pierre, publié en 1713, que Rousseau a contribué à faire connaître ; et celui de Kant, publié en 1795, le premier des écrits de l'illustre philosophe qui fut traduit en langue française. 12. À la fin des années vingt, tout un courant d'idées se développa en Europe tendant à la création d'« États-Unis d'Europe ». Le 5 septembre 1929, Aristide Briand présenta devant l'Assemblée de la SDN le projet ambitieux mais vague d'une fédération européenne, qui fut précisé l'année suivante dans un mémorandum rédigé par Alexis Léger. Cf. chap. V. 13. Cet ouvrage a été réédité en 1995 par les Éditions de 198 l'Arsenal, avec une préface de Jacques Laurent et une postface de Jacques Rupnik. 14. Titre d'un recueil d'articles publié par Charles Maurras en 1928. 15. Voici l'article 10 du pacte de la SDN : « Les membres de la Société s'engagent à respecter et à maintenir contre toute agression extérieure l'intégrité territoriale et l'indépendance politique présente de tous les membres de la Société. En cas d'agression, de menace ou de danger d'agression, le Conseil avise aux moyens d'assurer l'exécution de cette obligation. » L'article 4 du traité de l'Atlantique Nord (4 avril 1949) stipule que « les parties se consulteront chaque fois que, de l'avis de l'une d'entre elles, l'intégrité territoriale, l'indépendance politique ou la sécurité de l'une des parties sera menacée ». Voici le texte de l'article 5 : « Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'il jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord. Toute attaque armée de cette nature et toute mesure prise en conséquence seront immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité. Ces mesures prendront fin quand le Conseil de sécurité aura pris les mesures nécessaires pour rétablir et maintenir la paix et la sécurité internationales. » Cet article 5 se réfère à l'article 51 de la Charte des Nations unies : « Aucune des dispositions de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un membre des Nations unies est l'objet d'une agression armée, jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris les moyens nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par les membres dans l'exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n'affectent en rien le pouvoir et le devoir qu'a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d'agir à tout moment de la manière qu'il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. » 16. J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 94-95. 17. Ibid., pp. 68-69. Voir également le point de vue des Soviétiques dans le tome III de l 'Histoire de la diplomatie, publié 199 ' sous la direction de V. Potiemkine, Librairie de Médicis, Paris, 1947. 18. J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 248-252 et V. Potiemkine, op. cit. 19. Voir par exemple J.-B. Duroselle, op. cit, pp. 147 à 153. 20. C'est en décembre 1922 que les Républiques soviétiques constituèrent une « Union des Républiques socialistes soviétiques », l'URSS. 21. J.-B. Duroselle, op. cit., p. 78 et p. 108. 22. J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 162-168. En fait, le réarmement de l'Allemagne avait commencé sous la République de Weimar. Cf. la thèse de G. Castellan, Le Réarmement clandestin du Reich, Paris, Plon, 1954. 23. Voir l'admirable livre de François Furet, Le Passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXesiècle, Robert Laffont, Calmann-Lévy, 1995. 24. Après l'occupation de Prague, l'Angleterre a pris conscience des illusions de la politique d'appeasement. 25. Voir la contribution de J.-B. Duroselle dans : Crises et Guerres au xxe siècle : analogies et différences, op. cit. Voir également dans le même ouvrage celle de R. Girault sur « La crise économique et les origines de la seconde guerre mondiale ». Notes . . du chapitre II 1. Pour des raisons très particulières, le Saint-Siège et la Suisse n'ont qu'un statut d'observateur. Pour une introduction à l'ONU, voir A. Lewin, L'ONU, pour quoi faire ? Gallimard, 1995. Pour une analyse approfondie, article par article, de la Charte, voir J.-P. Cot et A. Pellet (éd.), La Charte des Nations unies, Economica et Bruylant (ivreéd. 1985, 2e éd. revue et augmentée 1991 ). 2. Les États-Unis, l'URSS, la Grande-Bretagne, la France et la Chine. (Cf. ci-après chap. III. Pour le cas de la France, cf chap. III, note 21.) 3. Le jeu du Conseil de sécurité et du droit de veto a cependant contribué à la « bipolarisation » pendant la guerre froide. Voir plus loin. 4. Voir, dans le même ordre d'idées, les thèses de G. Ladreit de Lacharrière, La Politique juridique extérieure, coll. « Travaux et recherches de l'Ifri », Economica, 1983. 5. J'emploie le verbe démultiplier dans le même sens que les stratèges parlent de multiplicateurs de forces. Par exemple, le moral des troupes est un multiplicateur de la force résultant de leur entraî200 nement et de leurs équipements ; il permet d'en obtenir des effets plus grands. 6. Cf. J.-B. Duroselle, Histoire diplomatique, op. cit., pp. 419429. 7. Chapitre intitulé : « Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression. » 8. L'Autriche, qui ne s'intéressait qu'à la Croatie et à la Slovénie, et surtout à la première, ainsi que le Saint-Siège, dont l'attention se trouvait concentrée sur les catholiques croates, ont poussé dans le même sens que l'Allemagne. 9. Cf. chap. V. 10. Samuel Huntington, « The Clash of Civilizations », Foreign Affairs, été 1993, vol. LXXII, n° 3. Également Foreign Affairs, automne 1993, vol. LXXII, n° 4 et Commentaire, été 1994, n° 66. 11. Francis Fukuyama, « The End of History », National Interest, été 1989. 12. Voir par exemple les contributions de Robert Bartley, Chan Heng Chee, Samuel Huntington et Shijuro Ogata dans Democracy and Capitalism, publié par l'Institute of SoutheastAsian Studies de Singapour, 1993. 13. La Déclaration d'indépendance américaine (1776) et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789) procèdent toutes les deux de la philosophie des Lumières. 14. Pour une excellente mise en ordre de la notion de totalitarisme, voir C. Polin, Le Totalitarisme, PUF, col]. « Que sais-je ? » n° 2041, 3e éd, 1994. 15. Je ne traiterai pas ici la question complexe du rapport entre État et Nation. Il suffira de rappeler que, dans le cas de la France, les deux notions sont intimement imbriquées. Voir ci-après note 17, ainsi que le chap. V, « Des nations et autres horizons », p. 96 sqq. 16. Je fais allusion, non pas à Tintin, mais à un célèbre canular de l'Action française qui, dans les années vingt, avait réussi à faire signer par une majorité de députés une motion en faveur de l'indépendance de la Poldévie. Si les signataires avaient pris le temps de consulter un atlas, ils auraient constaté que le « peuple poldève », dont ils condamnaient vigoureusement l'oppression, n'existait pas ! 17. Les élections présidentielles de 1988 avaient réactivé le débat sur la Corse, à laquelle, déjà, avait été accordé un statut particulier en 1982. Afin de désarmer les revendications nationalistes, Pierre Joxe, ministre de l'Intérieur, élabora un projet de loi définissant un nouveau statut octroyant davantage d'autonomie à l'île. Son article premier stipulait : « La République française garantit à la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et 2011 sociaux spécifiques. » Il déclencha une salve de critiques de la part de l'opposition et déchira la gauche. Le projet de loi fut adopté par l'Assemblée nationale en novembre 1990 mais, le 9 mai 1991, le Conseil constitutionnel jugea la référence au peuple corse « contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion ». Il refusa de valider l'article premier. La formule « le peuple corse composante du peuple français » était de Gaston Defferre. Elle figurait dans l'exposé des motifs du statut de l'île de 1982. La conception française de la nation exclut tout fondement ethno-culturel. Traduite sur le plan international, elle a parfois mis notre pays en porte à faux. Ainsi la Convention européenne des droits de l'homme, élaborée dans le cadre du Conseil de l'Europe, signée par Robert Schuman le 4 novembre 1950, entrée en vigueur le 3 septembre 1953, ne fut-elle ratifiée par la France qu'en mai 1974. Ce n'est qu'en juin 1981 que le gouvernement leva sa réserve sur le protocole numéro deux, prévoyant le recours individuel devant les instances européennes. Les réticences de la France étaient notamment liées à la question religieuse et à la liberté d'enseignement. Nous ne sommes là pas très loin du droit des minorités. À la suite de la révolution de 1989-1990, la Convention européenne des droits de l'homme a été complétée par une « convention-cadre sur les minorités nationales ». Le texte ne définit pas rigoureusement ces « minorités nationales » auxquelles il assure cependant un certain nombre de droits, notamment dans les domaines culturels et linguistiques, et interdit toute assimilation forcée. La France n'a pas signé ce texte. En 1992, s'appuyant sur l'édit de Villers-Cotterêts de 1539 imposant l'usage du français dans tout acte officiel, la France a refusé de signer la charte européenne sur la protection des langues régionales. Ainsi la France estime-t-elle que les droits de l'homme doivent être garantis individuellement, et non pas collectivement. Nos leaders d'opinion, qui ne manquent pas une occasion d'invoquer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, doivent savoir que la tradition française ne va pas dans cette direction. Napoléon III pouvait pratiquer sans trop d'inconvénients sa politique des nationalités parce qu'à l'époque le droit international était rudimentaire. Pour Richelieu, il était tout naturel de lutter contre les protestants de l'intérieur et, pour des raisons symétriques, de les soutenir à l'extérieur. De nos jours, nous sommes pris dans des réseaux politiques de plus en plus complexes. La diplomatie est de plus en plus multilatérale. Elle se déroule largement sous le regard des opinions publiques, qui rejettent les jeux cyniques. Alors que s'ouvre la perspective de l'élargissement de l'Union européenne avec l'incorporation des problèmes de minori202 tés d'au moins une partie du continent, et que les communautés islamiques cherchent à se faire reconnaître des droits collectifs, nous devrons veiller attentivement à assurer la cohérence entre le passé dont nous avons hérité et l'avenir que nous prétendons construire. 18. Voir G. Ladreit de Lacharrière, op. cit. 19. L'offensive de l'été 1995 a sans doute été préparée avec le concours discret mais efficace des États-Unis et de l'Allemagne. 20. Voir chap. II, notes 15 et 17. 21 Le projet de « Pacte de stabilité » a été lancé par Édouard Balladur, alors Premier ministre, le 15 avril 1993 lors de sa déclaration de politique générale au Sénat. Le Conseil européen de Copenhague (22 juin 1993) en a fait une action commune de la « politique étrangère et de sécurité commune » de l'Union. Celui de Bruxelles (10-11 décembre 1993) en a précisé les termes et a décidé la création de deux tables rondes régionales, l'une sur la région baltique, l'autre sur les pays d'Europe centrale et orientale. Il s'agit d'un exercice de diplomatie préventive, destiné - dans la perspective de l'élargissement de l'Union - à encourager les candidats à l'adhésion à surmonter leurs différends, liés notamment à des problèmes de frontières ou de minorités. L'objectif est l'instauration d'une paix durable sur le continent européen par la création d'un réseau d'accords bilatéraux de bon voisinage. Le Pacte s'adresse à la Pologne, à la Hongrie, à la République tchèque, à la Slovaquie, à la Bulgarie, à la Roumanie, aux pays Baltes et aux pays voisins (Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Slovénie et Albanie). La conférence inaugurale réunie par l'Union européenne s'est tenue à Paris les 26-27 mai 1994 avec la participation des États membres de l'Union et des États en cours de négociation, des États-Unis et du Canada, de la Russie et de la Suisse, et la présence, comme observateurs, des pays membres de la CSCE. Le Pacte de stabilité a été adopté par 52 pays membres de la CSCE, renommée OSCE, lors de la conférence finale des 20-21 mars 1995. Il inclut une centaine de traités et d'accords de bon voisinage, signés pour la plupart antérieurement, entre des États européens. Le plus récent est le traité de bon voisinage et de coopération conclu entre la Hongrie et la Slovaquie le 19 mars 1995. Le suivi de la mise en oeuvre du Pacte est confié à l'OSCE, qui en est dépositaire. Le Pacte de stabilité en Europe a créé une indéniable dynamique de négociations. 22. Cf. chap. 111. 23. Cf. chap. IV. 24. Je reprends ici le concept allemand de Sozialmarktwirtschaft, qui me paraît mieux correspondre à la réalité européenne de la fin du siècle que le simple qualificatif d'économie de marché plus fréquemment employé. 25. On pourrait cependant considérer le célèbre ouvrage de John 203 \ ' . Maynard Keynes, The Economic Consequences of the Peace (publié en novembre 1919) comme une anticipation de ce point essentiel. 1 26. Cf. chap. V. 27. Traité de bon voisinage conclu avec la Russie le 9 novembre 1990 ; traité frontalier germano-polonais confirmant le tracé existant (ligne Oder-Neisse) le 14 novembre 1990 ; traité de coopération et d'association germano-bulgare le 9 octobre 1991 ; traité de coopération et d'association germano-hongrois, le 6 février 1992 ; traité avec la République tchécoslovaque soulignant l'absence de revendications territoriales de part et d'autre, le 27 février 1992 ; traité de coopération et d'association germano-roumain, le 21 avril 1992. 28. Voir à ce sujet T. Garton-Ash, In Europe's Name, Random House, 1993 (Au nom de l'Europe. L'Allemagne dans un continent divisé, trad. française, Gallimard, 1995). 29. La Finlande, l'Autriche et la Suède ont rejoint l'Union en 1994. La Norvège a, une nouvelle fois, rejeté l'adhésion. 30. Il faut souligner, à cet égard, l'importance de l'émergence du droit européen. 31. Le lecteur pourra par exemple se reporter aux livraisons successives du rapport RAMSES publié par l'Ifri (Dunod), pour suivre ces questions. 32. La perspective de ce livre étant essentiellement politique (voir cependant le dernier chapitre), je n'approfondirai pas cet aspect des choses, sur lequel j'ai beaucoup écrit par ailleurs, notamment dans certains chapitres de Que Faire ? Les grandes manoeuvresdu monde, La Manufacture, 1990. 33. Cf. chap. VIII. 34. Sur le rôle du pétrole dans la politique internationale au xxe siècle, voir D. Yergin, Prize, New York, Simon and Schuster, 1991. Traduction française, Les Hommes du pétrole - Les fondateurs, 1859-1945, Stock, 1991. 35. On sait que cette question de la responsabilité collective de l'Europe, et même celle de l'Allemagne, fait toujours l'objet d'intenses controverses. 36. Dans son livre Du miracle en économie, Odile Jacob, 1995, Alain Peyrefitte oppose développement et non-développement, et affirme à juste titre que « ce n'est pas le sous-développement qu'il faut expliquer, mais le développement ». 37. Titre d'un livre célèbre publié par Frantz Fanon en 1961. 38. Les membres permanents du Conseil de sécurité, dotés du droit de veto, jouent à certains égards le rôle d'un « directoire » planétaire. Dans le dernier quart du siècle, une autre structure de leadership s'est progressivement constituée. Elle est née du besoin de 204 concertation face à la décomposition du système de Bretton Woods et au choc pétrolier de la fin 1973. En août 1975, lors de la réunion de la CSCE à Helsinki, le Président Giscard d'Estaing lança l'idée d'un sommet monétaire des cinq principales puissances économiques (États-Unis, Japon, RFA, France, Royaume-Uni) auxquelles l'Italie demanda à se joindre. La conférence, dont l'agenda s'était élargi aux grands problèmes économiques, se tint à Rambouillet du 15 au 17 novembre 1975. Elle apparut à l'époque comme un effort de réflexion concerté sur un « nouvel ordre économique mondial ». Dès lors, l'habitude fut prise de se réunir tous les ans avec la participation du Canada (d'où l'appellation de « G7 ») et en présence du président de la Commission européenne à partir de 1976. Peu à peu, on se mit à aborder les grandes questions politiques de l'actualité. En 1978, à Williamsburg, alors que la controverse sur les euromissiles battait son plein, le G7 adopta une déclaration sur la sécurité et l'équilibre des forces entre l'Est et l'Ouest, reconnaissant la « globalité de la sécurité de l'Occident. En 1991, sur l'insistance de Margaret Thatcher, Mikhaïl Gorbatchev fut invité en marge du G7 à Londres. Boris Eltsine occupa un strapontin à Munich en 1992 (à la suggestion du président Bush et malgré les réticences des autres chefs d'État ou de gouvernement), puis à Tokyo en 1993, pour plaider en faveur d'une aide financière à son pays. En juillet 1994, à Naples, la Russie fut invitée à participer aux discussions portant sur les aspects politiques et certains problèmes généraux. A Halifax, en 1995, elle fut signataire de la déclaration politique consacrant l'avènement du « G8 ». Parallèlement au Conseil de sécurité, on voit donc s'esquisser un nouveau « directoire » très informel, sans statuts ni règles précises, dont l'utilité et naturellement la composition (à titre indicatif, la part du G7 dans la production mondiale devrait passer de 50 % en 1970 à 30 % environ en 2020) font régulièrement l'objet de controverses. Voir G. de Mesnil, Les sommets économiques, coll. « Enjeux internationaux », Ifri/Économica, 1983 ; et R. D. Putnam and N. Bayne, Hanging together - The Seven-Power Summits, RIIA/Heinemann, Londres, 1984 39. Voir C. Millon-Delsol, Le Principe de subsidiarité, PUF, coll. « Que sais-je ? » n° 2793, 1993. Notes du chapitre III 1. La bibliographie sur les origines de la guerre froide est considérable. Voir les ouvrages cités par P. Mélandri dans Crises et 205 ' , Guerres au XXesiècle : analogies et différence, op. cit., en particulier A. Fontaine, Histoire de la guerre froide, Fayard, 1965-1967, 2 vol., et D. Yergin, Shattered Peace, Boston, Houghton Miftlein, 1977 (traduction, La Paix saccagée, Paris, Balland-France Adel, 1980). 2. Jean Laloy, Yalta, R. Laffont, 1988, pp. 19-20. 3. J.-B. Duroselle, Histoire diplomatique, op. cit., p. 370. ' 4. C'était le troisième partage de la Pologne. 5. J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 44-46. / 6. Jean Laloy, op. cit., p. 29. 7. Staline avait installé dès 1943 les principaux éléments de la future « démocratie populaire » polonaise : parti communiste clandestin en Pologne, embryon de gouvernement et d'armée polonaise en URSS. 8. Jean Laloy, op. cit., p. 43. 9. Cité par J. Rupnik, L'Autre Europe, crise et fin du communisme, Odile Jacob, 1988, p. 94. 10. Jean Laloy, op. cit., pp. 77-80. 11. J.-B. Duroselle, op. cit., p. 399. 12. Jean Laloy, op. cit., pp. 121-122. 13. Ibid., pp. 58-59. 14. M. Djilas, Conversations avec Staline, Gallimard, 1962. 15. La Bessarabie, dont les deux tiers des habitants étaient de langue roumaine, s'était séparée de la Russie en 1917, et avait été rattachée à la Roumanie en 1919. Les Soviétiques n'avaient jamais accepté cette séparation. La Bukovine avait été cédée par l'Autriche à la Roumanie après la première guerre mondiale. Staline voulut l'annexer tout entière, en même temps que les États baltes, en juin 1940. En raison de la protestation des Allemands, il se « contenta » de la Bukovine du Nord, culturellement liée à l'Ukraine. Le 2 août 1940 fut constituée une République socialiste soviétique de Moldavie (J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 282-283). 16. En Hongrie, le régime Horthy avait adopté une attitude proallemande depuis 1938. Il avait annexé le sud de la Slovaquie (2 novembre 1938), la Ruthénie subcarpathique (17 mars 1939), les deux tiers de la Transylvanie (30 août 1940), et des territoires yougoslaves (19 avril 1941). Il s'agissait de territoires qu'elle avait perdus en 1920 (traité de Trianon), au profit de la nouvelle Tchécoslovaquie pour les deux premiers, de la Roumanie pour le deuxième, et de la nouvelle Yougoslavie pour les troisièmes. En 1945, la Tchécoslovaquie récupérera le sud de la Slovaquie, et la Roumanie recouvrera la totalité de la Transylvanie (mais elle perdra, en plus de la Bessarabie et de la Bukovine du Nord, une partie de son accès à la mer - le sud de la Dobroudja - au profit de la Bulgarie). La Yougoslavie retrouvera également ses territoires. La 206 Ruthénie subcarpathique passera à l'URSS. Mentionnons au passage qu'après la guerre le gouvernement tchécoslovaque traita fort mal les Hongrois de Slovaquie, tandis que la Hongrie expulsa les Allemands de son territoire. Tous ces faits sont utiles à connaître pour comprendre la situation européenne depuis 1991. 17. J.-B. Duroselle, op. cit., p. 395. 18. Ainsi furent appliquées les décisions relatives aux zones d'occupation prises en septembre 1944 par la Commission consultative pour l'Europe, dont la création avait été décidée à Téhéran en 1943. 19. A. Eden, The Reckoning, Cassell, 1965, p. 504. 20. J. Laloy, op. cit., p. 163. 21. La France, qui n'avait pas été invitée à Yalta malgré la demande de son gouvernement, en a été un grand bénéficiaire. Les trois ont accepté de lui réserver une zone d'occupation (prélevée sur celle des Anglais et des Américains) et de l'admettre au Conseil de contrôle allié à Berlin. Ils ont de plus accepté qu'elle devienne membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Ces résultats, comme l'observe J. Laloy (op. cit., p. 99), sont plus importants que ceux que lui aurait apportés un strapontin à la conférence. Ils furent obtenus grâce à l'insistance de Churchill et d'Eden, animés par le vieux principe britannique d'équilibre sur le continent. Ce principe, qui avait nui aux intérêts français après la Grande Guerre, jouait désormais à son avantage. 22. J. Laloy, op. cit., pp. 147-148. (Les italiques figurent dans le texte.) 23. Outre ses grands livres et ses Mémoires, il faut relire ses articles du Figaro, rassemblés et annotés par Georges-Henri Soutou : tome I, La Guerre froide (juin 1947 à mai 1955) ; tome II, La Coexistence (mai 1955 à février 1965), Éditions de Fallois 1990 et 1993. 24. H. Seton-Watson, The East European Revolution, Londres, Methuen, 1950. 25. La IIIe Internationale, fondée au Kremlin par Lénine en mars 1919 sous le nom de Komintern, avait été formellement dissoute par Staline le 15 mai 1943 pour faciliter ses rapports avec les Alliés. Le Kominform, créé en septembre 1947 dans la ville polonaise de Szklarzka Poreba, se présenta comme un bureau d'information et de liaison entre les partis communistes de neuf pays : URSS, Pologne, Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Tchécoslovaquie, Italie, France. Le représentant de l'URSS, Jdanov, développa la thèse de la division du monde en deux camps, et invita les « démocraties populaires » à copier le modèle soviétique. La création du Kominform marque en fait la fin de la pério207 de de très relatif libéralisme de l'URSS dans ses nouveaux satellites. 26. En France, communistes et socialistes s'étaient séparés au congrès de Tours en 1920. 27. On a beaucoup spéculé sur les raisons de la décision soviétique de 1955. Il est vraisemblable que, dans les circonstances de l'époque, le Kremlin n'a pas voulu prendre le risque d'un retour à la glaciation des dernières années staliniennes. Peut-être aussi a-t-il souhaité disposer pour d'autres usages de ses troupes d'occupation en Autriche. Enfin, une division de l'Autriche sur le modèle de celle de l'Allemagne aurait laissé l'ouest du pays du côté de l'OTAN et renforcé l'unité géographique du camp occidental (en encerclant, si l'on peut dire, la Suisse). Au contraire, la constitution d'une bande transversale neutre (Suisse et Autriche) séparant l'Allemagne de l'Italie, et prolongeant l'Europe de l'Est, pouvait avoir quelques avantages du point de vue soviétique. 28. Mussolini était tombé en 1943, démis de ses fonctions par le grand Conseil fasciste. Les Italiens ont réglé eux-mêmes leurs comptes avec le fascisme. 29. L'URSS devait prononcer la dissolution du Kominform le 17 avril 1956, dans le but de se rapprocher de la Yougoslavie. Notes du chapitre IV 1. L'essentiel de ce « long télégramme », comme l'appelle son auteur, est reproduit en annexe de ses mémoires : G. F. Kennan, Memoirs (1925-1950), Little, Brown and Company, 1967. 2. Kennan insiste sur le sentiment d'insécurité « traditionnel et instinctif » des Russes. Dans Le Chemin de la paix, H. Kissinger a cette formule : « La sécurité absolue à laquelle aspire une puissance se solde par l'insécurité absolue pour toutes les autres. » 3. G. Kennan, op. cit., p. 295. 4. Rappelons que le discours de Churchill à Fulton date du 5 mars 1946, c'est-à-dire une quinzaine de jours après le télégramme de Kennan. 5. Moscou voulait remplacer le traité de Montreux de 1936 sur les détroits par une nouvelle convention plus favorable à ses intérêts, et demandait la rétrocession des régions anciennement russes d'Anatolie (Kars et Ardahan). 6. Cette politique fut critiquée par beaucoup d'Américains, à commencer par G. Kennan : « This passage, and others as well, placed our aid to Greece in the framework of a universal policy rather than in that of a specific decision addressed to a specific set 208 of circumstances. It implied that what we had decided to do in the case of Greece was something we would be prepared to do in the case of any other country, provided only that it was faced with the " threat of subjugation by armed minorities or by outside pres" sures » (Ibid., p. 320). 7. Le général Marshall avait voulu introduire au département d'État une unité plus ou moins comparable à la Division des plans et des opérations familière aux militaires. George Kennan en fut le premier directeur. Des services semblables furent par la suite créés dans les ministères des Affaires étrangères de la plupart des grands pays. En France, il fallut attendre 1973 pour l'établissement du Centre d'analyse et de prévision du Quai d'Orsay. 8. Depuis 1948, il n'y a pas d'année où quelqu'un n'ait suggéré un « plan Marshall » pour résoudre tel ou tel problème politicoéconomique dans le « tiers-monde » ou, depuis la chute du communisme, dans l'ex-Empire soviétique, sans voir que le succès du plan Marshall historique a tenu à la justesse de son diagnostic sur la situation particulière de l'Europe à cette époque. 9. La France, l'Angleterre, l'Italie, le Portugal, l'Irlande, la Grèce, les Pays-Bas, l'Islande, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, la Turquie, l'Autriche, le Danemark, la Suède et la Norvège. 10. De 1948 à 1952, l'aide américaine accordée dans le cadre du plan Marshall s'est élevée à près de 13 milliards de dollars, dont 3,2 pour le Royaume-Uni et 2,7 pour la France. 11. En 1961, sa tâche accomplie, l'OECE fut transformée et devint l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). 12. Un projet beaucoup plus ambitieux, couvrant notamment les marchés des matières premières, avait été négocié sous le nom de charte de la Havane. En 1950, le président Truman a décidé de ne pas en soumettre la ratification au Congrès, où l'échec était assuré. Il n'en est resté que le GATT, lequel est devenu l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le ler janvier 1995. 13. A. Kramer, The West German Economy, 1945-1955, Berg, New York, Oxford, 1991. Voir également les remarques d'A. Peyrefitte sur le Wirtschaftswunder dans son ouvrage déjà cité. En fait John Stuart Mill a donné, dans ses Principles of Political Economy (Ire édition, 1848), les raisons générales pour lesquelles les reconstructions ne sont jamais miraculeuses. Je citerai entièrement le passage en question (livre I, chap. V, § 7 de l'édition définitive), à cause de sa pertinence dans toutes sortes de situations : « Thisperpetual consumption and reproduction of capital affords the explanation of what has so often excited wonder, the great rapidity with which countries recover from a state of devastation ; the disappearance, in a short 209 time, of all traces of the mischiefs done by earthquakes, flood, hurricanes, and the ravages of war. An enemy lays waste a country by fire and sword, and destroys or carries away nearly all the moveable wealth existing in it : all the inhabitants are ruined, and yet, in a few years after, everything is much as it was before. This vis medicatrix naturae has been a subject of sterile astonishment, or has been cited to exemplify the wonderful strength of the principle of saving, which can repair such enormous losses in so brief an interval. There is nothing at all wonderful in this matter. What the ennemy have destroyed, would have been destroyed in a little time by the inhabitants themselves : the wealth which they so rapidly reproduce, would have needed to be reproduced in arry case, and probably in a short time. Nothing is changed, except that during the reproduction they have not now the advantage of consuming what has been produced previously. The possibility of a rapid repair of their disasters mainly depends on whether the country has been depopulated. If its effectivepopulation have not been extirpated at the time, and are not starved afterwards ; then, with the same skill and knowledge which they had before, with their land and its permanent improvements undestroyed, and the more durable buildings probably unimpaired, or only partially injured, they have nearly all the requisites for their former amount of production. If there is as much offood left to them, of valuables to buy food, as enables them by any amount of privation to remain alive and in working condition, they will in a short time have raised as great a produce, and acquired collectively as great wealth and as great a capital, as before ; by the mere continuance of that ordinary amount of exertion which they are accustomed to employ in their occupations. Nor does this evince any strength in the principle of saving, in the popular sense of the term, since what takes place is not intentional abstinence, but involuntary privation. » 14. A. Kramer, op. cit., chap. V : « 1948-The Miracle Year ? » 15. J. Keegan, The Second World War, Penguin ,Books, 1989, ' pp. 35-36. 16. W. Abelhauser, Wirtschaftgeschichte der Bundesrepublik Deutschland 1945-1980, Francfort, 1983, p. 8. Cité par A. Kramer. 17. Les membres communistes furent évincés du gouvernement français le 4 mai 1947, et du gouvernement italien le 31 mai. En France, la CGT lança des grèves de caractère insurrectionnel à l'automne. Partout, les partis communistes se déchaînèrent contre le plan Marshall. 18. Les articles 4 et 5 prévoient des consultations en cas de menace, et une solidarité exprimée en termes très généraux en cas d'agression, celle-ci dans le cadre de l'article 51 de la Charte des 210 _ Nations unies portant sur le droit de légitime défense. L'Union soviétique n'est pas mentionnée. Cf. note 14, chap. I. 19. Le pacte, conclu pour dix ans au moins, fut d'abord signé par douze pays : Royaume-Uni, France, Portugal, Benelux, Italie, Norvège, Danemark, États-Unis, Canada, Islande. La Grèce et la Turquie devaient adhérer en 1952. L'Allemagne en 1955. L'Espagne devait compléter cette liste en 1982. 20. G. Kennan, op. cit., p. 395. 21. Je ne reviens pas sur les conditions qui ont permis aux ÉtatsUnis d'intervenir sous la bannière de l'ONU. Cf. chap. II. 22. J.-B. Duroselle, op. cit., p. 563. Notes du chapitre V 1. Pour une excellente vue d'ensemble de l'histoire de l'Union européenne, voir P. Gerbet, La Construction de l'Europe, Imprimerie nationale, Ire éd. 1983, 2e éd. 1995. 2. M. Duverger, L'Europe des hommes, Odile Jacob, 1994, p. 43. 3. La Convention européenne des droits de l'homme fut adoptée en 1950. La Cour européenne des droits de l'homme peut être saisie dans des conditions très libérales pour les citoyens des États membres. Initialement ouvert aux dix-sept pays membres de l'OECE (et donc, en particulier, à la Turquie malgré son caractère européen discutable), le Conseil de l'Europe s'est progressivement étendu aux pays dotés d'un régime jugé suffisamment « démocratique ». Il s'est ainsi élargi aux pays de l'Est après les révolutions de 1989-1991. Il a donné à l'Europe son drapeau. 4. Robert Toulemon, La Construction européenne, Le Livre de poche, 1994, p. 20. 5. M. Duverger, op. cit., p. 67. 6. Le Traité d'union douanière entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, le Benelux, date du 5 septembre 1944. 7. D'où la nécessité de multiplier les alliances avec des pays voisins de l'URSS, au long de ses frontières. 8. Voir Lawrence Freedman, The Evolution ofNuclear Strategy, MacMillan, Ire éd. 1981. 9. On en trouve par exemple la trace dans les ouvrages cités de R. Toulemon et de M. Duverger. Pour le premier, Mendès France a compromis la ratification en jugeant insuffisantes « les concessions de dernière minute que consentirent nos partenaires, notamment le maintien des forces nationales d'outre-mer » (Ibid., p. 24). Pour le second, « l'intégrisme supranational de Paul Henri Spaak avait fait 2111 repousser les concessions proposées par Mendès France et entraîné la communauté politique dans la chute de la CED, qu'un peu de modération aurait pu sauver » (Ibid., p. 79). 10. L'UEO comprend donc à l'origine les six pays membres de la CECA plus la Grande-Bretagne. Elle est dotée d'une assemblée formée de membres des sept puissances à l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe. Voici un bon exemple de la complexité des imbrications dans l'architecture institutionnelle européenne, qui n'a fait que s'accroître depuis lors ! 11. Les deux Allemagnes et les quatre puissances victorieuses de la seconde guerre mondiale. 12. Voir par exemple les mémoires de Robert Marjolin, Le Travail d'une vie, Robert Laffont, 1986. 13. M. Duverger, op. cit., p. 81. Depuis 1979, le Parlement européen est élu au suffrage universel. 1 14. M. Duverger, op. cit., p. 106. 15. Ibid., p. 111. 16. Ibid., p. 130. 1 1 17. Ibid., p. 112. 18. « Réflexions sur la politique européenne » (ler septembre 1994) et « Propositions pour la Conférence intergouvemementale » (13 juin 1995), CDU-CSU-Fraktion des Deutschen Bundestages. 19. Ce courant est représenté par l'UDF, et plus particulièrement par le CDS. Ces partis n'ont cependant guère formulé de projet articulé comparable à celui de la CDU. Certains auteurs ont tenté, à titre personnel, de s'attaquer à cette tâche. Voir,par exemple, le projet élaboré par Maurice Duverger, L'Europe dans tous ses états, PUF, 1995. Ce maître du droit constitutionnel propose qu'un vrai président de l'Union conduise un Conseil débarrassé de ses fonctions législatives, mais disposant des moyens de gouverner par la Commission pour la politique économique et par un Conseil de sécurité pour la politique militaire. À leur côté les lois seraient délibérées par deux chambres : le Parlement européen et une assemblée composée de parlementaires nationaux. 20. Voir P. Maillard, De Gaulle et l'Europe, Tallandier, 1995. 21. Traité de Stockholm, 20 novembre 1959. 1 22. R. Toulemon, op. cit., p. 37. 23. M. Duverger, L'Europe des hommes, op. cit., p. 94. 24. R. Toulemon, op. cit., p. 37. 25. Ce fut par exemple l'enjeu de l'« année de l'Europe » décrétée par Henry Kissinger en 1973. 26. Dans une allocution retentissante prononcée le ler septembre 1966 à Phnom Penh, le général de Gaulle dénonça vigoureusement l'intervention américaine au Vietnam, et condamna 212 « une escalade de plus en plus proche de la Chine, de plus en plus provocante à l'égard de l'Union soviétique, de plus en plus réprouvée par nombre de peuples d'Europe, d'Afrique, d'Amérique latine, et, en fin de compte, de plus en plus menaçante pour la paix dans le monde ». Le Président français prédit qu'il n'y aurait pas de solution militaire. L'administration et l'opinion américaine réagirent fort mal à cette prise de position. 27. Peut-être le tollé aurait-il été moins grand si le général de Gaulle eût proclamé : « Vive le Québec souverain ! » 28. Sur la question des rapports entre la France et l'OTAN, voir F. Bozo, La France et l'OTAN. De la guerre froide au nouvel ordre européen,, coll. « Travaux et recherches de l'Ifri », Masson, 1991. 29. Après quatre siècles de soumission à l'Empire ottoman, la Grèce était devenue indépendante en 1830. L'Europe romantique s'était passionnée pour la cause d'un État dans lequel elle ne voyait que le berceau de sa civilisation, sur un fond de ciel bleu et de murs blancs. À la fin de la seconde guerre mondiale, la Grèce avait failli succomber au communisme. Tant de souvenirs ont assurément joué un rôle dans la décision de la Communauté européenne de s'ouvrir à la péninsule des Balkans, en minimisant les obstacles géographiques (séparation physique du reste de l'Union), politiques (le risque de faire entrer les problèmes spécifiques des Balkans à l'intérieur de la Communauté) et culturels (la Grèce contemporaine n'est pas celle de Périclès). 30. Le peuple norvégien a une nouvelle fois refusé son adhésion (référendum du 28 novembre 1994). La Suisse n'est pas encore mûre pour rejoindre l'Union, dont elle observe cependant attentivement l'évolution. 31. Le groupe de Visegrad doit son nom à la petite ville hongroise où les chefs d'État et de gouvernement de Varsovie, de Prague et de Budapest se réunirent le 15 février 1991 - en mémoire d'une rencontre, en 1355, entre les rois de Pologne, de Bohême et de Hongrie. Lech Walesa, Vaclav Havel et JozsefAntall adoptèrent le principe d'une coopération souple sur la base de consultations régulières. Cette initiative, inspirée par Vaclav Havel, répondait au vide institutionnel créé par la dissolution du pacte de Varsovie et du Comecon, mais aussi et surtout à l'aspiration des trois pays à rejoindre la Communauté européenne. Ils estimaient conforter leurs chances d'y parvenir en conjuguant leurs efforts. La Slovaquie rejoignit le groupe après la partition de la Tchécoslovaquie. À l'initiative de la Hongrie, le 21 décembre 1992, les quatre pays membres ont signé un accord de libre-échange centre-européen ou CEFTA, entré en vigueur en mars 1993 et destiné à devenir une zone de libre-échange vers l'an 2000. Mais l'absence de tradition de coopération « horizontale » et d'objectif com2133 mun - certains membres étant soucieux de ne pas pousser leur propre intégration au détriment de leurs relations avec l'Union européenne - n'a pas permis au groupe de Visegrad de s'affirmer encore comme une force régionale. La Slovénie a été admise à s'y joindre en janvier 1996. Elle devrait être suivie par la Bulgarie, la Roumanie, et ultérieurement par les pays Baltes. 32. En attendant que l'Union soit élargie à l'ensemble des pays de l'Europe centrale et orientale, sa politique vis-à-vis de ces pays devrait faire partie de la « politique étrangère et de sécurité commune » prévue par le traité de Maastricht. En d'autres termes, l'Union devrait parler d'une seule voix en cette matière, particulièrement dans les situations de crise. 33. J. Le Goff, La Vieille Europe et la nôtre, Le Seuil, 1994, p. 8. 34. L'entrée de la Turquie, dont le principe a pourtant été acquis dans le traité d'association d'Ankara de 1963, se heurte à des obstacles politiques, démographiques, économiques et culturels. Les choses sont également compliquées par le contentieux gréco-turc, dont les composantes principales sont la question de la mer Egée (délimitation du plateau continental, contrôle de la circulation aérienne) et surtout le problème de Chypre. L'île, conquise en 15711 par les Ottomans, cédée à la Grande-Bretagne en 1878 en échange d'un soutien contre la Russie, est demeurée sous domination britannique jusqu'en 1959. L'indépendance lui fut octroyée en 1960, dans un climat de tension extrême entre les communautés grecque et turque, attisé par l'ambiguïté de la politique britannique. La majorité grecque (80 %) de la population, principalement concentrée dans le sud, réclamait l'enosis, c'est-à-dire le rattachement à la Mère-Patrie, la minorité turque le partage (taksim). Dès 1963, des affrontements interethniques entraînèrent le déploiement de casques bleus. A la suite d'une tentative d'annexion par les colonels grecs en 1974, l'invasion du nord de l'île par la Turquie consacra la partition de facto. En 1983, le secteur turc proclama la République turque de Chypre du nord, reconnue par la seule Turquie, sur 30 % du territoire de l'île. Les négociations menées à plusieurs reprises sous l'égide des Nations unies ont achoppé, et les rencontres bilatérales amorcées en 1988 par Turgut Ozal et Andreas Papandréou n'ont pas eu de suite. Aucun compromis n'a encore été trouvé entre l'option grecque d'une république fédérale bizonale dotée d'un gouvernement central fort, et celle d'une confédération souple souhaitée par les Turcs. La situation a cependant évolué dans le cadre de l'Union européenne. La Grèce a levé le veto qu'elle opposait à la conclusion d'un traité d'union douanière entre l'Union et la Turquie (celui-ci a été signé le 6 mars 1995, et approuvé par le 214 Parlement européen le 13 décembre). En échange, Bruxelles s'est engagé à ouvrir une négociation en vue de l'adhésion de Chypre. En ce qui concerne l'appartenance ou non de la Russie à l'Europe, on se bornera ici à rappeler que la question est régulièrement débattue depuis au moins le règne de Pierre le Grand. Voir par exemple les analyses fort nuancées d'Anatole Leroy-Beaulieu, dans la première partie de son ouvrage monumental, L'Empire des Tsars et les Russes (lre édition publiée en 1881-1882), réédité en 1990 dans la collection « Bouquins », Robert Laffont. 35. L'article 8 du traité de Maastricht indique qu'« il est institué une citoyenneté de l'Union » pour toute personne ayant la nationalité d'un État membre. Les dispositions du traité en font un processus évolutif. Le concept, apparu lors du Conseil européen de Fontainebleau en 1984, a été développé au sein du comité Adonino et précisé lors du Conseil européen de Dublin en 1990. Le traité réaffirme la liberté de circulation et de séjour. Il accorde à tout citoyen de l'Union le droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales et parlementaires européennes organisées dans l'État où il réside, dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État. En France, cette extension du droit de vote a nécessité une révision de la Constitution. Les élections parlementaires européennes du 12 juin 1994 se sont déroulées suivant les nouvelles dispositions. Les États membres doivent avoir transposé la directive concernant les élections locales dans leurs législations respectives avant le ler janvier 1996. L'attribution du droit de vote dans les élections locales et européennes aux citoyens des pays membres modifie le lien entre nationalité et citoyenneté. 36. Voir note 18 ci-dessus. Notes du chapitre VI 1. Voir chap. II, p. 43. 2. Cinq pays envoyèrent des troupes : URSS, Allemagne de l'Est, Pologne, Hongrie et Bulgarie. Les dirigeants des démocraties populaires craignaient une contagion déjà sensible en Pologne. À l'intérieur de leurs pays, ils procédèrent alors à d'innombrables arrestations et mises à l'écart. 3. Le 10 février 1954, à la conférence de Berlin (25 janvier18 février 1954). 4. C'est aussi l'époque où les stratèges prennent conscience que cet équilibre est « délicat », c'est-à-dire potentiellement instable à cause du risque ou de la tentation d'une attaque surprise, comme A. Wohlstetter, dans « The delicate balance of terror », Foreign 215 . ' . Affairs, janvier 1959. Dans cet article célèbre, Albert Wohlstetter introduit le concept de capacité de seconde frappe (second strike capability) comme moyen d'assurer la stabilité de l'équilibre de la terreur. 5. « Je suis un Berlinois. » 6. L'URSS disposait de soixante-quinze ICBM (missiles intercontinentaux basés à terre) contre environ trois cents aux ÉtatsUnis, dont la supériorité était par ailleurs écrasante pour les SLBM (missiles lancés de sous-marins) et pour les bombardiers stratégiques. L'Amérique dominait alors aussi bien technologiquement que par la cadence de production des armements. 7. Voir G. Robin, La Crise de Cuba (octobre 1992). Du mythe à l'histoire, coll. « Travaux et recherches de l'Ifri », Economica, 1984. 8. Titre d'un livre publié en 1986 sous les auspices de l'Institut international pour les études stratégiques de Londres : Paul Dibb, The Soviet Union, The Incomplete Superpower, Londres, MacMillan. 9. Voir H. Carrère d'Encausse, L'Empire éclaté, Paris, Flammarion, 1978. Le premier chapitre décrit comment la « prison des peuples » - ainsi Lénine appelait-il l'empire des Tsars - s'est ouverte puis refermée à la suite de la révolution d'Octobre. Sur la politique de soutien aux mouvements nationaux, voir p. 36 de cet ouvrage. 10. Voir H. Carrère d'Encausse, La Politique soviétique au Moyen-Orient, Paris, Presses de la FNSP, 1975. 11. Sur la politique coloniale russe au xixe siècle, voir H. SetonWatson, The Russian Empire (1801-1917), Oxford at the Clarendon Press, 1967. 12. Voir P. Hopkirk, The Great Game - The Struggle for Empire in Central Asia, Kodansha International, 1992. 13. Quand Staline et Roosevelt s'étaient rencontrés à Téhéran en décembre 1943, ils n'avaient même pas pris la peine de prévenir le gouvernement iranien ! 14. Voir J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 458-461. 15. Celui-ci fut finalement édifié par les Soviétiques. Il devait provoquer un désastre écologique. 16. Telle est la raison pour laquelle Jacques Chirac a décidé, au lendemain de son élection, de procéder à une ultime série de tests (avant la signature du traité d'interdiction totale des essais), devant permettre à la France, grâce à la simulation, de maintenir sa capacité de dissuasion au-delà de 2015, date à laquelle les armements actuels seront atteints par la limite d'âge. Naturellement, l'argument d'autonomie pourrait également jouer au bénéfice d'États agressifs. Si Saddam Hussein avait disposé de l'arme atomique en 216 1990, il eût été beaucoup plus difficile de faire obstacle à ses entreprises. L'un des enjeux majeurs de la sécurité collective, globale et régionale, à l'ère postsoviétique, est précisément de réduire autant que possible le risque d'agression à l'ombre d'armes atomiques. D'où, notamment, l'importance du TNP (traité de non-prolifération nucléaire). 17. Pour une excellente vue d'ensemble des problèmes de l'Asie, voir F. Joyaux, Géopolitique de l'Extrême-Orient, Editions Complexe, 2 vol., 1991. Cf. également chap. VIII ci-après. 18. Ils choisirent cependant de ne pas intervenir à Diên Biên Phû. 19. La France fit exploser sa première bombe A, le 13 février 1960, et sa première bombe H, le 23 août 1968. 20. Voir chap. 1, note 6. 21. Le mouvement relatif du Soleil et de la Terre (« problème des deux corps ») peut être calculé complètement par des méthodes fort simples. Tel n'est pas le cas du mouvement relatif du Soleil, de la Terre et de la Lune. L'addition d'un « troisième corps » entraîne un changement radical dans l'ordre de la complexité. 22. Quelques stratèges, comme le général Gallois, considèrent que la prolifération nucléaire, loin d'être déstabilisatrice, pourrait modérer les conflits dans le cas de couples, tels que l'Inde et le Pakistan, susceptibles de faire l'apprentissage de la détente, à l'instar de ce que firent les États-Unis et l'Union Soviétique. 23. Le dalaï-lama s'est vu attribuer le prix Nobel de la paix en 1989, sans doute pour punir la Chine de la répression de la place Tienanmen. 24. Le non-alignement est donc une forme de neutralité (latin neutralis, de neuter, « ni l'un ni l'autre ») vis-à-vis des États-Unis et de l'Union soviétique. Dans les années soixante-dix, la Chine présentera sa théorie des trois mondes, et se rattachera au deuxième, où elle situera également l'Europe. En France, certains gaullistes ont été ou sont encore parfois tentés de donner de l'« indépendance nationale » une interprétation proche de la neutralité. 25. Il s'agit de missiles à têtes multiples, tirées indépendamment les unes des autres sur leurs objectifs. 26. SALT est l'acronyme de Strategie Arms Limitation Talks. 27. Cf. chap. 1. 28. Le rapport Harmel, daté du 14 décembre 1967, est l'un des textes fondamentaux de l'histoire de l'Alliance atlantique. Je cite le paragraphe 5 de ce document : « L'Alliance atlantique a deux fonctions essentielles. La première consiste à maintenir une puissance militaire et une solidarité politique suffisantes pour décourager l'agression et les autres formes de pression et pour défendre le territoire des pays membres en cas d'agression. Dès ses débuts, 217 l'Alliance s'est acquittée avec succès de cette tâche. Mais la possibilité d'une crise ne peut être exclue tant que les questions politiques cruciales en Europe et par-dessus tout la question allemande n'auront pas été réglées. D'autre part, la situation d'instabilité et d'incertitude n'a pas encore permis une réduction équilibrée des forces militaires. Dans ces conditions, les Alliés maintiendront un potentiel militaire suffisant pour assurer l'équilibre des forces et créer ainsi un climat de stabilité, de sécurité et de confiance. Dans ce climat, l'Alliance peut s'acquitter de sa seconde fonction, c'està-dire poursuivre ses efforts en vue de progresser vers l'établissement de relations plus stables qui permettront de résoudre les problèmes politiques fondamentaux. La sécurité militaire et une politique de détente ne sont pas contradictoires mais complémentaires. La défense collective est un facteur de stabilité dans la politique mondiale. Elle est la condition nécessaire d'une politique efficace visant à un plus grand relâchement des tensions. Le chemin de la paix et de la stabilité en Europe consiste notamment à utiliser l'Alliance dans un esprit constructif dans l'intérêt de la détente. La participation de l'URSS et des USA sera nécessaire pour le règlement des problèmes politiques en Europe. » 29. Coordinating Committee for Multilateral Export Controls. 30. Celle-ci sera remise en question, en décembre 1974, par l'amendement Vanick-Jackson, qui établira un lien entre la libéralisation des échanges et le problème de l'émigration des juifs soviétiques. Voir M. H. Labbé, La Politique américaine de commerce avec l'Est 1969-1989, PUF, 1990 ; et L'Arme économique dans les relations internationales, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 2811, 1994. 31. Sans doute à l'excès, car du coup, à de rares exceptions près, ils avaient tendance à négliger l'analyse des sociétés. Parmi les exceptions, il faut saluer en France Pierre Hassner. Voir notamment son recueil d'articles, publié en 1995, La Violenceet la paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Editions Esprit. 32. La Chine et la France n'ont adhéré au TNP qu'en 1992 dans un contexte international sensiblement différent. Le Président Giscard d'Estaing avait cependant accepté, en 1976, que la France coopère avec les États-Unis pour limiter la prolifération nucléaire, en dépit de l'opposition d'une partie de son establishment militaroindustriel. Cf. également chap. II ci-dessus. 33. À l'époque, les systèmes ABM (Anti Ballistic Missiles) étaient tellement coûteux et peu efficaces que les États-Unis renoncèrent à déployer ceux auxquels le traité SALT 1 leur donnait droit. 34 En théorie, le déploiement d'un réseau de défenses antimissiles aux États-Unis, par exemple, aurait rendu inutilisables les forces stratégiques de l'URSS qui aurait donc pu avoir intérêt à 2188 prendre les devants. On retrouvera plus tard le même problème avec l'IDS de R. Reagan. 35. On se reportera au numéro spécial : « Dossier SALT II », Politique étrangère, n° 3, 1979. 36. Grâce, essentiellement, aux sous-marins nucléaires lanceengins (SNLE), très difficilement détectables, encore dans l'état actuel (1995) de la technologie. Voir dans ce chapitre note 4. On cherche également à réduire la probabilité de succès d'une attaque surprise sur les ICBM en faisant varier leurs modes de déploiement. 37. Voir J. Klein, Sécurité et désarmement en Europe, coll. « Travaux et recherches de l'Ifri », Économica, 1987. 38. L'article 23 a permis l'absorption de la RDA par la RFA, alors que l'application de l'article 146 aurait impliqué la dissolution des deux États et la création d'un troisième les englobant. 39. Rappelons que la CSCE a pris le nom d'OSCE, le 6 décembre 1994. 40. Ce qui explique que des États d'Asie centrale, à présent détachés de la Russie, en fassent toujours partie, au mépris de la géographie ! 41. Sur la fin de la guerre froide, voir A. Fontaine, Après eux, le Déluge - de Kaboul à Sarajevo, 1979-1995, Fayard, 1995. 42. La prise d'otages des membres de l'ambassade américaine à Téhéran le 4 novembre 1979 et l'échec de l'opération de récupération entreprise à Taba (25 avril 1980) ont entaché la fin du mandat du Président Carter. 43. Voir Pacifisme et Dissuasion, coll. « Travaux et recherches de l'Ifri », Économica 1983. 44. Voir Th. de Montbrial, « Quatorze ans de politique étrangère », Revue des deux mondes, mai 1995. 45. Ce fut l'époque des projets intitulés Airland Battle 2000, Discriminate deterrence, etc. Notes du chapitre VII 1. L'ignorance des dirigeants soviétiques à l'égard des réalités internes du pays était stupéfiante. Voir par exemple A. Gratchev, La Chute du Kremlin, Paris, Hachette, 1994. 2. Entre 1981 et 1983, toute l'attention des deux « superpuissances » avait été concentrée sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI). 3. Connu sous le nom de START (acronyme de Strategic Arms Reduction Talks). La mise en oeuvrede ce traité sera compliquée par 219 - " l'éclatement de l'URSS et impliquera notamment de délicates négociations avec l'Ukraine et le Kazakhstan. 4. MBFR (Mutually Balanced Force Reductions). Il s'agit de négociations commencées en 1973 à Vienne et closes, sans conclusion, en février 1989. 5. J'ai développé certains aspects de cette idée dans Que Faire ?, op. cit., notamment à propos du rapport entre désarmement et développement. 6. Cet accord, signé le 14 avril 1988, a été négocié entre l'URSS, les États-Unis, le Pakistan, et le gouvernement de Kaboul, où Babrak Karmal avait été remplacé un an plus tôt par le général Najibullah. Le retrait des troupes soviétiques s'est achevé en février 1989, dans les délais prévus. 7. Il s'agit des quatre îles contestées de l'extrémité méridionale de la chaîne des Kouriles, qui relie l'île de Hokhaido à la presqu'île du Kamtchatka. 8. Le pape y retournera encore une fois en 1991. 9. Guyla Hom était alors ministre des Affaires étrangères du gouvernement communiste. Il deviendra Premier ministre en 1994. 10. Lors d'un séjour à Cambridge, les 29 et 30 mars, Helmut Kohl annonça l'initiative de déclarations parallèles des deux Chambres et des deux gouvernements allemands sur l'intangibilité de la frontière occidentale de la Pologne. Tout en rappelant les contraintes juridiques auxquelles était soumise l'Allemagne, le Chancelier Kohl avait émis un signal politique favorable dans son discours prononcé à l'Institut français des relations internationales (IFRI), le 17 janvier 1990. 11. Vereinigunget non Wiedervereinigung. 12. Après la mise en oeuvre du traité d'Etat, la RDA procéda à la reconstitution des cinq Lünder qui existaient avant 1952, afin de rendre possible la procédure de l'article 23, déjà appliquée pour le rattachement de la Sarre en 1956. Cet article est ainsi libellé : « La présente loi fondamentale s'applique tout d'abord au territoire des Lânder suivants : Bade-Wurtemberg, Basse-Saxe, Bavière, GrandBerlin, Brême, Hambourg, Hesse, Rhénanie-Palatinat, RhénanieWestphalie, Sarre, Schleswig-Holstein. Dans les autres parties de l'Allemagne, elle sera mise en vigueur après leur accession. » L'unification eut lieu par adhésion en bloc de la RDA. La pleine souveraineté allemande fut proclamée à Berlin le 3 octobre. La veille, les quatre puissances avaient mis un terme aux droits que leur avaient conférés les accords de Potsdam. 13. Voir chap. II, note 27. 14. Voir chap. V, note 11. 15. Traité de bon voisinage et de coopération amicale du 17juin 1991. 220 16. C'est au cours de cette même réunion de la CSCE à Paris qu'a été signé le traité FCE. Quant au processus de la CSCE, il a été renforcé, également à cette occasion, par la création d'un Centre pour la prévention des conflits à Vienne, et d'un secrétariat léger à Prague. 17. M. Gorbatchev est devenu « Président de l'URSS » le 15 mars 1990. 18. Cela a donné lieu, notamment, à une polémique durable sur le niveau des taux d'intérêt réels. 19. Pour une relation détaillée de cet aspect des choses, voir H. Carrère d'Encausse, La Gloire des nations ou la fin de l'Empire soviétique, Fayard, 1990. 20. Leningrad rebaptisée Saint-Pétersbourg le 6 septembre 1991 1 le référendum 12 favorable du après juin. 21. J.-B. Duroselle, Tout empire périra - Une vision théorique des relations internationales, Publications de la Sorbonne, 1981. 22. Le seul rôle des Nations unies fut de donner à l'intervention sa couverture légale et donc de la légitimer aux yeux des opinions publiques. Mais le secrétaire général de l'Organisation, le Péruvien Javier Perez de Cuellar, est - malgré ses tentatives - resté hors du jeu. 23. L'opération Tempêtedu désert a été déclenchée le 17 janvier 1991 ; les hostilités ont été suspendues le 28 février. Je recommande trois ouvrages sur cette affaire : P. Salinger et E. Laurent, Guerre du Golfe, le dossier secret, Olivier Orban, 1991 ; L. Freedman et E. Karsh, The Gulf Conflict, Londres, Faber and Faber, 1993 ; M. Heikal, Illusion of Triumph ; An Arab jrew of the Gulf War, Londres, Harper Collins Publishers, 1993. Le premier est un travail de journalistes, écrit rapidement et à chaud, mais fort bien documenté ; le deuxième, une synthèse rédigée par des stratèges professionnels occidentaux ; le troisième apporte le point de vue d'un grand journaliste et politologue égyptien. 24. Il conviendrait aujourd'hui de réserver l'appellation d'« Europe de l'Est » à la partie non asiatique de l'ex-Union soviétique. 25. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Ire partie, 1811. 26. Cf. chap. I. 27. Voir par exemple M. Drulovic, L'Autogestion à l'épreuve, le modèle yougoslave, préfacé par Michel Rocard, Fayard, Ire éd. 1973 ; 2e éd. 1977. Ce livre est ainsi présenté : « L'expérience yougoslave est la seule qui réalise l'idée d'autogestion à l'échelon d'un pays socialiste. Analyse sans complaisance des résultats et des difficultés du système d'autogestion dans le seul pays où il ait été pratiqué, ce livre répond avec force à tous ceux qui craignent que l'au221l togestion n'entraîne avec elle la pagaille d'abord, puis l'arrêt de la croissance ; une des performances économiques les plus remarquables du monde, l'expérience yougoslave leur est un démenti cinglant. » La suite de l'histoire de la Yougoslavie n'a pas confirmé ce bel optimisme. Dans sa préface à la deuxième édition du livre, Michel Rocard écrivait : « En France, au cours d'une très remarquable campagne électorale présidentielle qui manqua de peu la victoire, François Mitterrand rappela que l'autogestion était la persle projet de société du parti pective autour de laquelle s'organisait socialiste. Il cita en outre le " courant autogestionnaire " comme l'un de ceux dont il se sentait le représentant dans cette bataille. Cette orientation permit l'entrée d'une partie du PSU (parti socialiste unifié) dans le parti socialiste. Et ce parti lui-même adoptait à l'unanimité, en juin 1975, quinze thèses sur l'autogestion qui constituent le document de référence sur le sens que peut prendre une telle expérience pour la France. » 28. O. Sik, La Troisième Voie -La théorie marxiste-léniniste et la société industrielle moderne, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1972. 29. Voir la biographie de celui qui fut « like Churchill, f... J one of the few truly heroic men of the twentieth century » : R. West, Tito and the Rise and Fall of Yugoslavia, Londres, Sinclair-Stevenson, 1994. 30. Voir ci-dessus et H. Stark, Les Balkans, le retour de la guerre en Europe, IFRI, Dunod, coll. « Ramsès », 1993 ; ainsi que D. Vemet et J.-M. Gonin, Le Rêve sacrifié, chronique des guerres yougoslaves, Odile Jacob, 1994. 31. La situation a évolué. Intervenant dans le sillage de la réunification, la guerre du Golfe a ébranlé le consensus selon lequel la loi fondamentale du 23 mai 1949 interdisait le déploiement de l'armée fédérale « hors zone », c'est-à-dire en dehors du champ de l'OTAN. Ce consensus était de nature politique et n'avait pas de fondement juridique. Il s'était imposé en 1982, lorsque le ministre des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, avait fait adopter par le Conseil de sécurité fédéral (les 1 erseptembre et 3 novembre) une résolution limitant expressément le rôle des forces armées fédérales à la défense nationale et à la défense collective dans le cadre d'opérations prévues par l'article 5 de l'OTAN. Le 4 août 1988, H.-D. Genscher avait réitéré cette interprétation des deux articles de la loi fondamentale qui définissent la mission de la Bundeswehr (l'article 87 a, qui insiste sur leur rôle défensif ; l'article 24, qui permet leur engagement dans des systèmes de sécurité collective). La participation d'un navire à la surveillance dans l'Adriatique, à la demande de l'OTAN et de l'UEO, dans le cadre de l'embargo contre la Serbie en 1992 ; la décision d'autoriser la participation de 222 ' la Bundeswehr au contingent AWACS de l'OTAN chargé de faire respecter l'interdiction de survol de la Bosnie ; le déploiement de 1700 soldats en Somalie pour soutenir l'effort humanitaire dans le cadre de l'opération ONUSOM II, en 1993 : toutes ces initiatives du gouvernement de Bonn troublèrent la classe politique allemande. Les sociaux-démocrates et le parti libéral saisirent la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Son arrêt, rendu public le 12 juillet 1994, jugea conforme à la loi fondamentale, la participation de la Bundeswehr à des missions hors zones sous l'égide d'organisations internationales, sous réserve que les opérations soient approuvées par le Bundestag à la majorité simple. Le Chancelier Kohl a ajouté une condition : les troupes allemandes ne pourront en aucun cas intervenir dans des régions envahies par la Wehrmacht sous le IIIe Reich. Le 30 juin 1995, le Bundestag a approuvé la participation de la Bundeswehr (appui logistique, sanitaire et aérien) à la Force d'action rapide en Bosnie, aux côtés de la France, de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas. Mais elle ne déploiera pas d'hommes sur le terrain. 32. Voir chap. II, note 8. 33. Telle était la position de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis. On peut imaginer que si la politique étrangère et de sécurité commune avait existé en 1991, l'éclatement des positions des Européens ne se serait pas produit. Comme aucun intérêt vital n'était réellement en jeu, une procédure de décision par vote à la majorité qualifiée eût été appropriée. 34. La Grèce et l'ex-république yougoslave de Macédoine ont signé le 13 septembre 1995 à New York un accord intérimaire en vue de normaliser leurs relations après quatre ans de tensions. Cet accord, auquel les Américains ont grandement contribué, prévoit la levée de l'embargo commercial imposé par la Grèce, en échange de la modification de l'emblème macédonien. Il faut noter par ailleurs que, dans cette affaire, la Bulgarie a manifesté une modération exemplaire. Elle considère que la viabilité de la Macédoine est une condition fondamentale pour la stabilité de la région, et demande aux Occidentaux d'y contribuer par une aide économique appropriée. 35. L'accord de paix, conclu à Dayton (Ohio) le 21 novembre 1995 entre Serbes, Croates et Musulmans sous l'égide des ÉtatsUnis et signé à Paris le 14 décembre, maintient la BosnieHerzégovine dans ses frontières actuelles, comme un État unitaire composé de deux entités : une fédération croato-musulmane et une république serbe contrôlant respectivement 51 % et 49 % du territoire. Sarajevo, capitale de l'État, sera réunifiée sous contrôle bosniaque. Le volet militaire de l'accord comprend le déploiement pour une période d'un an d'une force internationale de maintien de 223 la paix de 60 000 hommes (IFOR) placée sous l'autorité de l'OTAN, l'établissement de mesures de confiance et de contrôle des armements. Le volet civil comporte la mise sur pied d'institutions communes, garantit le retour des réfugiés et prévoit l'organisation d'élections supervisées par l'OSCE dans un délai de six à neuf mois. La communauté internationale s'engage à la reconstruction de la Bosnie. Si la présence de la force internationale permet d'envisager une période de paix, l'avenir plus lointain de la Bosnie dépendra de la volonté des trois parties de mettre effectivement en ceuvre le plan de Dayton mais aussi de la vigilance de la « communauté internationale ». 36. Sans doute n'ont-ils pas eu vraiment le choix, à cause de leur situation intérieure. Mais à long terme, l'intérêt de la Russie pour les Balkans est inscrit dans la géographie. On assiste d'ailleurs d'ores et déjà à un retour significatif de la présence russe dans un pays comme la Bulgarie. 37. Titre d'un livre d'H. Carrère d'Encausse, Fayard, 1992. 38. Une loi d'amnistie fut adoptée le 26 février 1994. Ils furent libérés le jour même. 39. Le 14 juin 1995, un commando tchétchène a pris en otage l'hôpital de Boudennovsk, en territoire russe. L'armée russe a répliqué sans discernement, faisant de nombreuses victimes russes. 40. Cependant, pour une vision très optimiste, fort argumentée, de l'économie russe, voir : A. Aslund, How Russia became a Market Economy, The Brookings Institution, Washington DC, 1995. 41. « Comment gérer le passé. Débats polonais », in Commentaire, n° 65, printemps 1994. . . Notes du chapitre VIII 1. P. Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers, New York, Random House, 1987. Traduction française : Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, 1989. J. S. Nye, Bound to lead, The Changing Nature of the American Power, Basic Books, New York, 1990. Voir également H. R. Nau, The Myth q/?/Me?ca ?% Decline, Oxford University Press, 1990. D. P. Calleo, The Bankrupting of America, William Morrow and Co., New York, 1992. 2. A. Peyrefitte, Quand la Chine s'éveillera... le monde tremblera, Fayard, 1973. 3. F. Godement, La Renaissance de l'Asie, Odile Jacob, 1993. 4. Voir chap. 11,note 10. 224 5. Robert A. Scalapino, The Politics of Development. Perspectives on Twentieth-centuryAsia, Harvard University Press, 1989. 6. Voir W.B. Beasley, The Meiji Restoration, Harvard University Press, 1972. 7. R. A. Scalapino, op. cit., p. 26. 8. Voir John King Fairbank, China, A New History, The Belknap Press of Harvard University Press, 1992 (chap. XVI). Pour l'histoire de la Chine depuis 1949, on se reportera également à Jean-Luc Domenach et Philippe Richer, La Chine, Imprimerie nationale, 1987 et Le Seuil, 1995. 9. John K. Fairbank, op. cit., chap. XVII. 10. Robert A. Scalapino, op. cit., p. 19. Il. Serguei N. Goncharov, John W. Lewis et Xue Litai, Uncertain Partners. Stalin, Mao and the Korean War, Standford University Press, 1993. 12. John K. Fairbank, op. cit., fin du chap. XX. 13. Voir Robert S. Mc Namara, In Retrospect : The Tragedy and Lessons of Vietnam,New York'Times Books, 1995. 14. Sur l'APEC, voir Y. Funabashi : Asia Pacifie Fusion, Washington, Institute for International Economics, octobre 1995. Le processus d'intégration des pays riverains de l'océan Pacifique est l'un des faits porteurs d'avenir en cette fin de xxe siècle. Aujourd'hui, les dix-huit pays de l'APEC représentent 40 % de la population planétaire, plus de la moitié du produit brut mondial et plus de 40 % du commerce international. L'APEC regroupe trois ensembles économiques majeurs, à savoir l'Amérique du Nord (États-Unis, Canada et Mexique) à laquelle on peut ajouter le Chili, le Japon et les trois Chines (la République populaire, Taiwan et Hong Kong) ; les pays de l'ASEAN à l'exception, pour le moment, du Vietnam ; ainsi que l'Australie, la Nouvelle-Zélande et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Le point de départ de l'aventure de l'APEC fut, le 31 janvier 1989, un discours du Premier ministre australien de l'époque, Bob Hawke, devant un groupe d'hommes d'affaires à Séoul. Les bouleversements provoqués par la chute du communisme contribuèrent au lancement effectif du projet. Pour ses promoteurs, il s'agissait d'éviter que la reconstruction de l'Europe de l'Est ne se fasse aux dépens de leur région, d'affermir la présence américaine en Asie de l'Est pour faire contrepoids au Japon et à la Chine, et d'engager cette dernière dans la voie de la coopération régionale en lui permettant de sortir graduellement de son isolement. Fondamentalement, l'enjeu n'était donc rien moins que la guerre et la paix au xxie siècle. Pour accomplir ces grands objectifs, une seule idée dont la simplicité est digne de Jean Monnet : il fallait promouvoir le 225 libre-échange entre les pays membres, mais selon un modèle de « régionalisme ouvert », par opposition à celui de l'Union douanière européenne, qui établit une discrimination entre pays membres et non membres. Lors de son sommet de Seattle, en novembre 1993, l'APEC a d'ailleurs menacé quasi ouvertement de s'organiser en bloc régional si l'Union européenne choisissait elle-même cette voie. C'est à cette occasion que la nouvelle Association a commencé à acquérir sa crédibilité. Les deux sommets suivants, à Bogor (Indonésie) fin 1994 et à Osaka en novembre 1995, l'ont renforcée, en dépit d'un certain scepticisme, puisque toute la stratégie de l'APEC est fondée sur l'engagement de ses membres à démanteler unilatéralement les obstacles aux échanges. Sans sous-estimer les difficultés, les Asiatiques sont convaincus de la pertinence de leur approche pragmatique. Ils cultivent les vertus de l'« ambiguïté constructive », et se méfient des grands édifices « cartésiens » dont le traité de Maastricht est, à leurs yeux, une caricature. Ils savent qu'une Communauté ne s'identifie pas sur la seule base du commerce, mais pensent que la libéralisation concertée du commerce extérieur constitue un bon point de départ. Surtout, ils ne sont pas dépourvus d'expérience, grâce à l'ASEAN. Cette organisation, fondée en 1967, comprend aujourd'hui sept membres : Brunei (depuis 1984), l'Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam (depuis le 29 juillet 1995). La Birmanie (Myanmar) et sans doute ultérieurement le Laos et le Cambodge (Kampuchea) devraient la rejoindre. Là aussi, il s'agissait d'assurer la paix par une structure de concertation mettant d'abord l'accent sur la libéralisation des échanges économiques, et de constituer une entité aussi unie que possible face aux géants de la région, c'est-à-dire les États-Unis, la Chine et le Japon. On peut admirer les résultats obtenus en moins de trente ans, avec un minimum de structures institutionnelles. De ce point de vue, nous sommes bien éloignés des idées de Jean Monnet. Non seulement le pari économique a été tenu au-delà de toute espérance (même les Philippines ont décollé), mais les leaders de l'ASEAN sont parvenus à désamorcer de multiples crises politiques et à maintenir en paix un ensemble extrêmement disparate de pays et d'ethnies. Depuis juillet 1994 cette organisation aborde ouvertement les problèmes de sécurité, à travers le « Forum de sécurité de l'ASEAN ». Tous ces faits très remarquables doivent retenir davantage l'attention des Européens. Premièrement, nous avons peut-être des leçons à tirer de l'expérience asiatique sur le plan institutionnel. Certes, l'Europe se distingue de l'Asie, ne serait-ce qu'en raison de sa compacité physique et des conséquences géopolitiques qui en découlent. En particulier, 226 les groupes humains qui peuplent notre continent sont moins hétérogènes. Les écarts de développement économique sont moins grands. Il reste que nous pouvons avoir intérêt à méditer aux avantages du pragmatisme asiatique. La substance des relations entre les pays membres d'une communauté prime leur forme. Deuxièmement, l'Europe doit envisager son avenir, non seulement dans ses relations avec les États-Unis, mais aussi avec l'Asie, moteur économique du monde. 15. John K. Fairbank, op. cit., chap. XXI. 16. Il faut prendre très au sérieux la rencontre au sommet euroasiatique prévue à Bangkok en mars 1996, dont l'idée originelle revient à Singapour. Y participeront les quinze membres de l'Union européenne ainsi que la Commission de Bruxelles en tant que telle, les sept pays de l'ASEAN, la Chine, le Japon et la Corée du Sud. Ils auront à identifier leurs intérêts communs, à long terme, aussi bien dans l'ordre économique que dans celui de la sécurité. Bien préparée et bien suivie, la réunion de Bangkok peut apporter une contribution potentiellement majeure à la mise en place du système international du xxle siècle. Notes du chapitre IX 1. G. de Broglie, Le XIXe siècle - L'éclat et le déclin de la France, Paris, Perrin, 1995. 2. Titre d'un livre de François de Rose, publié en 1995 (Paris, Desclée de Brouwer). 3. Voir aussi Th. de Montbrial, Que Faire ?, op. cit., 2e partie (Économie politique). 4. Les historiens de l'économie distinguent plusieurs révolutions industrielles. Je m'en tiens ici à la terminologie courante. La Révolution industrielle est donc la mutation du système technique associée à l'invention de la machine à vapeur. La notion de « système technique » a été dégagée par Bertrand Gille, qui en a fait le centre de son Histoire des techniques, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1978 : « [...] en règle générale, toutes les techniques sont, à des degrés divers, dépendantes les unes des autres, et [...] il faut nécessairement entre elles une certaine cohérence : cet ensemble de cohérences aux différents niveaux de toutes les structures de tous les ensembles et de toutes les filières compose ce qu'on peut appeler un système technique. » Voir également Th. de Montbrial, La Science économique, PUF, 1988 (chap. V, La production, ses facteurs et sa répartition, particulièrement p. 107 et pp. 146-147). 227 . . 5. Les Français, même cultivés, igorent trop souvent que le prix Nobel d'Économie a été décerné à leur compatriote Maurice Allais en 1988 pour ses travaux dans ces domaines, publiés dans deux grands livres : À la recherche d'une discipline économique (1943) et Économie et Intérêt ( 1947).Le premier a été réédité en 1994 par les éditions Clément Juglar, sous le titre Traité d'économie pure. Pour une vue d'ensemble de l'œuvre de Maurice Allais, voir : M. Boiteux, Th. de Montbrial et B. Munier, Marchés, capital et incertitudes. Essais en l'honneur de Maurice Allais, Économica, 1986. Un élève de Maurice Allais, Gérard Debreu, a lui-même obtenu le prix Nobel en 1983, pour ses contributions à la théorie de la valeur. 6. Joseph Schumpeter (1883-1950), économiste américain d'origine autrichienne, a mis en évidence le rôle de l'invention, de l'innovation et de la recherche de positions de monopoles temporaires comme moteur de la dynamique économique. Il en a analysé les conséquences en termes de « cycles longs ». Ses deux ouvrages fondamentaux dans ces domaines sont : Theory of Economic Development ( 1 reéd. 1911, 2e éd. 1926) et Business cycles : a theoritical, historical and stastistical analysis of the capitalist process (lre éd. 1939). La première édition de Capitalism, Socialism and Democracy date de 1942 (traduction française en 1951 chez Payot). Pour une présentation succincte des idées de Schumpeter, voir par exemple : Th. de Montbrial, « Récession prolongée ou dépression historique ? », Chap. VII de La Revanche de l'histoire (Julliard, 1984), reproduit dans Que Faire ? Les Grandes manoeuvresdu monde, La Manufacture, 1990. 7. The General Theory of Employment,Interest and Money, première édition 1936, tome VII des Collected Writings of John Maynard Keynes publiés par MacMillan pour la Royal Economic Society. 8. J. Fourastié, Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, 1979. 9. Dans La Société de confiance (Odile Jacob, 1995), Alain Peyrefitte développe la thèse selon laquelle le facteur principal du développement économique est le facteur culturel, plus précisément l'établissement d'un « ethos de confiance ». 10. Cela s'est traduit par un déficit structurel de leur balance des paiements courants et donc par l'insuffisance de l'épargne nationale totale par rapport à leurs besoins de financement globaux. Cette question est au centre d'une querelle durable entre les États-Unis et leurs principaux partenaires, particulièrement le Japon. 11. Voir chap. VII. 12. Voici quelques ouvrages récents sur la démographie, où le lecteur trouvera de nombreuses références : J.-C. Chesnais, La Transition démographique, INED-PUF, 1986 ; et Le Crépuscule de 228 ' l'Occident, démographie et politique, Robert Laffont, 1995. G. F. Dumont, Le Monde et les hommes - Les grandes évolutions démographiques, Litec, 1995 et Les Migrations internationales - Les nouvelles logiques migratoires, Sedes, 1995. Voir également le dossier de la revue Politique étrangère, sous la direction de Bassma Kodmani-Darwish, sur les « Mouvements de populations, » n03/94, automne 1994. 13. Voir L'Effet de serre et ses conséquences climatiques. Évaluation scientifique. Rapport de l'Académie des Sciences n° 25, 1990. 14. Voir W. R. Smyser, Refugees. Extended Exile, New York, Praeger, 1987. 15. Titre d'un livre publié par J.-B. Duroselle en 1992 (chez Plon) avec le sous-titre Les migrations humaines, chance ou fatalité ? à la suite d'un article de V. Giscard d'Estaing dans Le Figaro Magazine du 21 septembre 1991 intitulé « Immigration ou invasion o qui avait suscité une vive polémique. 16. Voir chap. Il. 17. Voir P. George, La Géographie à la poursuite de l'histoire, Armand Colin, 1992, notamment chap. IV : « Tous dans les villes ? » et F. Moriconi-Ebrard, L'Urbanisation du monde depuis 1950, Anthropos, 1993. 18. Voir le préambule du Dictionnaire de géopolitique d'Yves Lacoste, op. cit. 19. Rappelons ici que l'accord de Schengen a été signé en juin 1985 pour donner consistance à l'objectif d'un espace européen sans frontières. Cet accord a été incorporé dans l'Acte unique. La Convention d'application n'a été signée qu'en juin 1990 et a obligé certains États membres à modifier leur Constitution. Sa mise en oeuvre se heurte à de nombreuses difficultés. 20. N. et J. Dhombres, Naissance d'un nouveau ,louvoir sciences et savants en France 1793-1824, Payot, 1989. 21. Il s'agit de Sadi Carnot (1796-1832), le fils de Lazare Carnot (1753-1823), lui-même auteur de travaux scientifiques estimables. Dans ses Réflexions sur la puissance motrice du feu, publiées en 1824, Sadi Camot formula le principe qui porte son nom. Un peu plus de trois décennies après lui, l'Allemand Rudolf Clausius devait généraliser le principe de Camot et dégager le concept d'entropie (second principe de la thermodynamique). 22. Il en est résulté une véritable révolution dans les mathématiques dites appliquées comme en témoigne l'oeuvre de R. Dautray et J. L. Lions (trois tomes reliés parus chez Masson en 1984 et 1985, réédités en neuf volumes brochés) : Analyse mathématique et calcul numérique pour les sciences et les techniques. Je cite un extrait de l'introduction générale de ce monumental traité (pp. 146 229 . bis et ter). Les équations aux dérivées partielles, dont il s'agit dans le texte qui suit, constituent l'un des outils de base de la physique mathématique depuis la fin du xvme siècle. Par exemple, les équations de Hugoniot et de Maxwell, auxquelles j'ai fait allusion plus haut, sont des équations aux dérivées partielles. « Les équations aux dérivées partielles constituent aujourd'hui l'un des thèmes importants de la compréhension scientifique. « Les principales raisons de cet état de fait sont, d'une part, les progrès de l'analyse mathématique et, d'autre part, l'arrivée de l'outil de calcul numérique qui était resté, pour les équations aux dérivées partielles, presque totalement inadéquat jusqu'aux années 1950. L'arrivée, en effet, des ordinateurs, leurs progrès immenses et incessants, ont permis - pour la première fois dans l'histoire - de calculer, à partir des modèles, des quantités qui, jusqu'alors, ne pouvaient être que très approximativement estimées et, peut-être par-dessus tout, de les calculer sûrement et rapidement, d'où la possibilité (fondamentale) pour les chercheurs et pour les ingénieurs, de pouvoir utiliser les résultats numériques pour la modification ou l'adaptation des raisonnements, des expériences ou des réalisations en cours. « Tout cela explique pourquoi, dans des sujets très divers, la modélisation par les équations aux dérivées partielles, suivie de l'analyse théorique, puis numérique, suivie à son tour de la confrontation à l'expérience, est devenue une démarche de base. « Tous les aspects de l'activité technique et industrielle sont concernés ; cette démarche est indispensable dans la préparation des expériences et des essais et leur interprétation, les études techniques, les développements, les fabrications, la maintenance, la fiabilité, etc. Ainsi : « - Les équipements modernes doivent fonctionner dans de hautes performances avec certains matériaux. Dans les années 1950, le calcul de résistance des matériaux se faisait avec des facteurs de sécurité importants (par exemple, 5 ou plus) sur la contrainte subie par tel ou tel matériau de telle pièce en tel point. Aujourd'hui, quand on calcule avec précision une contrainte, le facteur de sécurité que l'on peut prendre est de l'ordre de 1,4 ou moins (par exemple : aéronautique, nucléaire, automobile, etc.), et cela dans de très bonnes conditions pour les usagers ; « - De même, la fiabilité et la sécurité demandées à beaucoup de techniques modernes, du nucléaire à l'aéronautique, de l'espace à l'équipement grand public (transport par rail à grande vitesse, équipement de téléphériques, génération et distribution d'électricité, etc.) exigent l'accumulation de tant de sécurités que chacun des détails est étudié et doit être représenté avec la plus grande précision ; aucun élément n'est plus « négligé » alors et seule la repré230 sentation mathématique fidèle permet de scruter le moindre détail et de sous-tendre les prévisions. « La modélisation par les systèmes distribués est également devenue le soutien des travaux de nombreuses disciplines de la physique (plasmas, nouveaux matériaux etc.), des sciences de l'univers (astrophysique, géophysique, etc.), de la chimie et évidemment de toutes les branches de la mécanique (dont un certain nombre ont déjà été évoquées ci-dessus). Sans vouloir dresser ici un tableau exhaustif, il faut ajouter que, par l'intermédiaire notamment de la programmation dynamique, les équations aux dérivées partielles (non linéaires) jouent un rôle important dans la gestion (stocks, énergie, etc.). Les modèles distribués interviennent également, et de plus en plus, dans les sciences de la vie. » 23. Voir par exemple, F. Shorter, The Health Century, New York, Doubleday, 1987. 24. Le livre le plus complet sur le sujet est R. Rhodes, The Making of the Atomic Bomb, New York, Simon and Schuster, 1986. On y voit notamment exposées les difficultés liées à la limitation des moyens de calcul, au début de l'aventure atomique. 25. Voir Th. de Montbrial, « L'ingénieur et l'économiste », in J. Horowitz et J. L. Lions, Les Grands Systèmes des sciences et de la technologie - Ouvrage en hommage à Robert Dautray, Masson, 1994. 26. Donc de l'énergie électromagnétique. Mais l'énergie rayonnée par le soleil est d'origine nucléaire. 27. En fin de compte, cette énergie est, elle aussi, d'origine solaire, donc nucléaire. 28. Pour une mise au point magistrale à l'intention d'un public averti, voir R. Dautray, « Cinquante ans de nucléaire dans le monde », La Yie des Sciences, Comptes rendus de l'Académie des sciences, série générale, tome 10, n° 4, 1993, pp. 359-411. 29. Consommation spécifique : quantité d'énergie par unité de produit intérieur brut. 30. Voir note 4 ci-dessus. Voir également Th. de Montbrial, La Science économique, PUF, 1988 (Chap. V « La production, ses facteurs et sa répartition », particulièrement p. 107 et pp. 146-147). 31. Voir note 6 ci-dessus. 32. Ce que les Soviétiques appelaient, de leur côté, la « croissance extensive ». 33. Voir les ouvrages fascinants de Thierry Gaudin, 2100, Récit du prochain siècle, et 2100, Odyssée de l'Espèce, Payot, 1990, ainsi que le numéro spécial publié par la revue Scientific American pour 2311 son cent-cinquantième anniversaire, consacré aux key technologies for the 21si century (septembre 1995). 34. La mise en place de techniques pour limiter l'entrée de capitaux spéculatifs n'est actuellement pas à la mode, mais reste cependant parfaitement concevable. 35. En anglais governance. 36. J.-M. Guéhenno, La Fin de la démocratie, Flammarion, 1993. 37. Ce risque a été mis en lumière au Japon avec les attentats au gaz sarin perpétrés par la secte Aum Shinri-kyo dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995, puis un mois plus tard dans la gare de Yokohama. La secte Aum Shinri-kyo, apparue en 1987 - alors que sous les effets de la bulle spéculative le pays connaissait une prospérité fébrile - compte 10 000 membres au Japon mais a essaimé en Russie depuis 1992. C'est l'une des plus petites de ces organisations prônant de nouvelles religions qui se sont développées en réaction à la modernisation de l'archipel, la plus importante étant la secte néobouddhiste Soka Gakkaï, très influente sur la scène politique. Leur prolifération reflète le profond malaise d'une partie du corps social dont le système de références s'est écroulé. Est-ce le produit d'une société en transition comme le prétendent certains Japonais, ou le symptôme d'un mal plus profond ? Le gourou de la secte, Shoko Asahara, a été arrêté le 16 mai 1995. INDEX Index AELE, 84 Afghanistan, 45, 106, 112, 117, 121-123, 130, 148, 156 Afrique, 41, 110, 130, 179, 182 Afrique du Nord, 41, 95, 182 Afrique du Sud, 29, 41, 130 Albanie, 60, 79, 110, 132, 203 Algérie, 24, 39, 42-43, 80, 88, 95, 106, 108, 110, 145, 162, 176, 183-184, 197 Allemagne, 9, 11, 14-17, 2021, 23, 33-35, 39, 47, 49-50, 53-55, 57, 61-66, 68-69, 72, 7576, 79, 83, 85, 92, 94-95, 97, 102-103, 123, 127, 129-131, 133-136, 149-150, 157, 160, 168, 176-177, 200-201, 203205, 208, 211-212, 215, 219220 Alliance atlantique (OTAN), 32-33, 35, 65-67, 74, 78-80, 8586, 88-89, 94, 107, 110, 116, 121, 123, 129, 133-134, 149, 208, 213, 217-218, 222-224 - COCONA (conseil de coopération nord-atlantique), 90 - Partenariat pour la paix, 90 - Rapport Harmel, 2177 Amérique latine, 41-42, 113, 162, 176-178, 182, 213 Angola, 106, 110 général Anzus, 72 APEC, 169,225-226 Arabie saoudite, 24, 108, 141144 Argentine, 42 Arménie, 136, 139, 154 ASEAN, 169, 225-227 Asie (généralités), 25-27, 32, 37, 42, 52, 68-69, 93-94, 108, 110-111, 154, 161-165, 167, 169-170, 172, 176, 178-179, 182 Asie centrale, 106-107, 113, 9 136, 139, 219 Asie de l'Est, 24, 37, 41, 45, 67, 70, 72, 165, 168-171 Asie du Sud-Est, 112-113, 169 Australie, 72, 225 Autriche, 14, 17, 49, 57, 79 84, 91, 131, 147, 201, 204, 206, 208, 209 Azerbaïdjan, 106, 136, 154155 Bachkirie, 155 2 Bagdad (pacte de), 107, 112 Baltes (pays), 52, 129, 136, 139, 157, 203, 206, 214 Bandoeng (conférence de), 112 Bangladesh, 42, 111, 170 Belgique, 34, 209, 2111 Benelux, 66, 74, 76, 2111 Bessarabie, 52, 146, 206 2355 . " Biélorussie, 136, 139, 203 Bohême, 17, 146 Bosnie Herzégovine, 21, 28, 145, 149-151, 223-224 Brésil 20, 42, 176-177 Bruxelles (pacte de), 66, 74, 83 Bukovine, 52, 206 Bulgarie, 23, 50, 52, 56-57, 60, 79, 131, 146, 150, 157, 203, 206-207, 214-215, 223-224 Cambodge, 45, 109,' 130,' 167,' 170, 226 Camp David (accords de), 41, 108 Canada, 120, 203, 205, 211, 225 CECA, 33, 76-78, 80, 82-84, 212 CED, 78-82 Chili, 42, 177, 225 Chine, 01 21, 'T7 27, T7 37, 39 39, 42, 48, 61, 68-69, 71, 88,101, 109-112, 169117,68-69, 130, 71, 140, 61, 88,162-166, 101, 109-112, 172, 175, 180, 182, 185, 190, 200, 213, 217-218, 225-227 Chypre, 214-215 Cisjordanie, 95 COCOM, 116 COMECON (CAEM), 62, 213 Conseil de l'Europe, 29, 74-75, 211-212 Corée 52, 65, 67, 70-71, 77, 102, 109, 166, 168, 171-172 Corée du Nord 42-43, 52, 6870, 165, 172 Corée du Sud, 21, 29, 67, 6972,165,168,178,227 Corse, 201 Crimée (conférence de), 50, 54 Croatie, 21, 132, 146-151, 201 236 CSCE, 21, 103, 120, 135, 150, 203,205,219,221 1 - OSCE, 21, 35, 219, 244 Cuba, 42, 89, 106, 110 - Crise des missiles, 1045 1 O5,115 Daghestan, 154 Danemark, 91 DaYton (accords de), 223-224 Egypte, 24, 41-42, 108, 144 Élysée (traité de 1 ), 87-88 Espagne, 18, 57, 91, 98, 2111 153 Etats-Unis, 12, 16-17, 19-22, 24-25, 27, 31-32, 35, 37, 43, 45, 47-49, 52, 55, 59-62, 65-72, 7475, 77-78, 85-90, 94-95, 103I10, 112, 115-118, 120-124, 128-130, 137, 142-144, 148149, 161-162, 167-168, 171172, 177, 179, 182-183, 200, ' 203, 205, 211, 215,' 217-218, 217-218, ' 220, 225 227 Éthiopie (affaire dg, d') 18 18 ICI FCE, Forces conventionnelles en Europe (traité sur la réductiondes), (traité sur la 221 Fédération de Russie, 11-12, 14, 16, 35, 42-43, 45, 90, 93, 95, 101-124, 129, 136-139, 143-145, 152-158, 160, 162, 203-206, 214-215, 219, 224, 232 - Union soviétique, 11, 1617, 20-21, 23, 32-33, 38-41, 4755, 57, 59-60, 62-63, 65-67, 69, 71, 73, 77, 79, 83, 86, 88-91, 102-108, 110, 114, 116, 124, 126-130, 134, 136-137, 139140, 144-145, 147-148, 153157, 161, 165-166, 169, 175, 178, 182, 200, 206-208, 211, 213, 215, 217-218, 220 Finlande, 52, 56-57, 84, 91, 204 France, 10-12, 16, 18, 21, 2728, 34-36, 38, 40, 43, 45, 48-51, 55, 62, 65-66, 74-76, 78-80, 83, 85-89, 91-92, 94-95, 97-98, 106-107, 109-110, 117-118, 123, 130, 147, 149, 151, 158160, 167, 173-174, 176-177, 183-185, 200-202, 209-211, 213, 215, 217-218, 223 Galicie, 146 GATT, 62, 85, 87, 209 - OMC, 2100 Géorgie, 45, 136, 154 Grande-Bretagne, 12, 16, 18, 21, 34-35, 38-39, 47, 50, 62, 68, 74-76, 84-88, 91, 93-95, 107, 111, 141, 147, 149, 161, 179, 200, 205, 209, 211-212, 214, 223 Grèce, 51, 60, 91, 146, 150, 208-209, 211, 213-214, 223 Haïti, 45 Hiroshima, 52, 68, 72, 168 Hollande, 127, 209, 211, 223 Hongrie, 52, 56, 79, 102, 115, 129, 131, 146, 159, 178, 203, 206-207, 213, 2155 Hong Kong, 168, 171, 184, 225 IDS (Initiative de défense stra9 tégique), 123, 128, 219 Inde, 20, 29, 42, 109, 111-112, 169, 180, 2177 Indochine, 39, 72, 109, 167 Indonésie, 168, 226 Irak, 41-43, 108, 140-145, 176 Iran, 24, 41-43, 106-108, 111- 112, 122, 141, 144-145, 151, 176 Islande, 84, 209-211 Israël, 40-41, 107-108, 143 Italie, 9, 18, 23, 34, 51, 57, 76, 79, 95, 114, 146, 205, 207-209, 2111 Japon, 17, 20, 23, 26-27, 37, 52, 64, 68-72, 109, 111, 130, 136, 138, 162-164, 166, 168169, 171-172, 176-177, 179, 182, 205, 225-227, 232 Kazakhstan, 136, 139, 155, 220 Kirghizistan, 136 65-66, Kominform, 56-57, 207-208 Komintern, 207 Kosovo, 132, 150 Kouriles (îles), 220 Koweït, 18, 21-22, 30, 140141, 143 La Haye (congrès de), 74-75 Liban, 41, 151 Lituanie, 139 Londres (conférence de), 62, 65 Luxembourg, 84, 209, 2111 Maastricht (traité de), 77, 7983, 89, 92-94, 214-215, 226 Macédoine, 150, 223 Malaisie, 168, 226 Mandchourie, 17, 52, 68-69, 71, 164-165 Marshall (plan), 33, 61-63, 65, 70, 74, 209-2100 MBFR, 129, 220 Messine (conférence de), 80 Moldavie, 136, 139, 146, 203, 206 Mongolie, 52, 111 Monténégro, 150 237 Moravie, 17, 146 Munich (conférence de), 11, 18 8 162 Nagasaki, 52, 68, 72, Nagorno-Karabakh, 154 Nassau (accords de), 86 Nations unies (ONU), 13, 15, 19-22, 24, 30-31, 39, 44-45, 71, 111, 120, 143-144, 149, 176, 180, 200, 211, 2211 - Charte, 21, 30, 55, 199, 200,210-2111 - Conseil de sécurité, 1922, 30-31, 37, 45, 142, 149, 199-200, 204-205 Norvège 84, 91, 204, 209, 211, 2133 Nouvelle-Zélande, 72 OECE, 62, 74, 84, 209, 2111 - OCDE, 2100 2 OTASE, 112 42 Ouganda, 6 Ouzbékistan, 136 Pacte germano-soviétique, 16, 49 Pacte de Varsovie, 79, 102, 119, 129, 213 Pacte sur la stabilité en Europe, 29, 203 Pakistan, 108, 111-112, 122, 124,217,220 Palestine, 38-40, 146 Panmunjon (armistice de), 71 Paris (accords de), 79 Perse, 73, 122 Philippines, 70, 72, 226 Pologne, 14, 34, 42, 49-50, 52, 54-56, 71, 79, 92, 115, 123, 130, 135-136, 147-148, 157, 159, 176, 203, 206-207, 213, 215,220 Poméranie, 54, 182 238 1 Portugal, 84, 91, 110, 209, 211 Postdam (conférence de), 54, 220 Prusse, 9, 64 Québec, 88 République dominicaine, 42 République tchèque, 14, 34, 42, 92, 146, 159-160, 203 7 Rhénanie, 17 Riga (traité de), 49 Rome (traité de), 80, 84, 181 Roumanie, 23, 50, 52, 56-57, 79, 115, 132, 137, 147, 203, 206-207, 214 Ruhr, 75-76 Rwanda, 43, 45 Sakhaline (île de), 52 SALT (accords), 121, 217 7 8 SALT I (accords), 116, 218 SALT II (accords), 116-117, 124 San Francisco (conférences de), 19, 71-72 Saxe, 52 Schengen (accords de), 229 SDN, 12-17, 19-20, 22, 30, 33, 38, 48, 164, 198-199 Serbes, Croates et Slovènes (royaume des), 147 Serbie, 28, 132, 147, 150 Silésie, 54, 182 Singapour, 25, 168-169, 226 Slovaquie, 23, 146, 203, 206207,2133 Slovénie, 21, 132, 146, 148150,201,203,214 Somalie, 45, 223 START (traité), 137, 139, 219 Stockholm (appel de), 67 Sudètes, 17, 182 Suède, 84, 91, 204, 209 Suez (crise de), 80, 107-108 Suisse, 84, 200, 203, 208-209, 213 Sykes-Picot (accords), 140 Syrie, 95, 108 Tadjikistan, 45, 136, 153 Taiwan, 21, 29, 69, 165-166, 168, 171, 178, 225 153, 155 Tatarstan, 45 Tchad, 52, 56, 65, T hé 1 . Tchécoslovaquie, 71, 79, 101, 111, 114, 129, 131, 147, 206-207, 213 Tchétchénie, 35, 129, 153-156 Thuringe, 52 TNP, 36, 116-117, 217-2188 Transylvanie, 146, 206 Trianon (traité de), 206 Tunisie, 49 Turkménistan, 136 Turquie, 29, 60, 93, 107, 144, 153,209,211,214 UEO, 79, 89, 92, 212, 222 Ukraine, 95, 136-137, 139, 158,203,206,220 Vanderberg (résolution), 66 Versailles (traité de), 13-14, 16 164 Vienne (congrès de),' 9-10,' 14,' 21, 116 Vietnam, 88, 105, 109, 111, 117, 122,' 124,' 167,' 190,' 225117, 226 (groupe Visegrad 92, de), 213-?egr??-oM?c?, 214 , Westphalie (traités de), 98, 198 Yalta (conférence de), 50-56, 207 Yougoslavie, 18, 42, 51, 5557, 60, 81, 94, 108, 115, 132, 145-148, 150, 182, 206-208, 222 Zaïre, 42 Index des noms propres ABELHAUSER, Werner, 64 ADENAUER, Konrad, 63, 69, 76, 84-85, 87-88, 102 AKHROMEEV (maréchal), 127 ALLAIS, Maurice, 176, 22ô 139 AMALRIK, Andreï, 124 ANDROPOV, 1OUri, ANTALL, Jozsef, 2133 ARAFAT, Yasser, ARAGON, Louis, ARISTOTE, 197 ARON, Raymond, AUGUSTIN, saint, 41, 144 130 56 197 13-15, 17 7 BAINVILLE, Jacques, Arthur James BALFOUR, 388 (comte), BALLADUR, Édouard, 29, 203 811 BARRE, Raymond, 179 BAUDELAIRE, Charles, 114 BERLINGUER, Enrico, 187 BERTHELOT, Marcellin, BISMARCK, Otto von, 10, 101, 147, 197 188 BOLTZMANN, Ludwig, 188 BORN, Max, BOUMEDIENE, Houari 112, 176 BOURBON PARME, Zita de 1311 BRANDT, Karl (dit Willy) 88, 119, 121 1 130 BRECHT, Bertolt, BREJNEV, Leonid, 101, 105, 113-114, 116, 121, 124, 126 BRIAND, Aristide, 198 16, 33, 73, BROGLIE, Gabriel, de 173 BROGLIE, Louis de, 188 121 BRZEZINSKI, Zbigniew, 142139, BUSH, George, 22, 144, 205 CARNOT, Lazare, 186, 229 CARNOT, Sadi, 187, 229 CARRÈRE D'ENCAUSSE, Hélène, 106, 139 CARTER, James (dit Jimmy), 108, 115, 122, 124, 148, 219 CASTLEREAGH, Robert Stewart 197 (vicomte), CASTRO, Fidel, 104 CEAUCESCU, Nicolae, 132, 139 57, 115, CHARLEMAGNE, 73, 159 CHARLES VI (dit le Bien-Aimé ou le Fou), 97-98 CHATEAUBRIAND,François René (vicomte de), 146 CHIANG Kaishek, 69, 72, 109, 165, 168 CHIRAC, Jacques, 2166 CHURCHILL, Winston, 47, 50, 53-54, 75, 87, 207-208, 222 CLAUSEWITZ, Karl von, 60, 156 187, 229 CLAUSIUS, Rudolf, 14 CLEMENCEAU, Georges, 241 1 . William (dit Bill), CLINTON, 144 CouRNOT,Augustin, 157 CRICK,Francis, 189 CURZON, George, 49-50, 54 Robert, 229 DAUTRAY, DAVIGNON, Etienne (vicomte), 81,86 DE GASPERI, Alcide, 76 DE KLERK,Frederik Willem, 130 DEBRÉ,Michel, 82 DEFFERRE, Gaston, 202 DEBREU, Gérard, 228 DELORS,Jacques, 811 DENG Xiaoping, 101,110, 167, 169, 171, 178 DISRAELI, Benjamin (comte Beaconsfield), 125 DJILAS,Milovan, 511 DOBRYNINE, Anatoli, 125 DOUDAIEV, Djokhar (général), 153 DREYFUS, Alfred, 38 4 DUBCEK, Alexandre, 102, 114 DuLLES,John Foster, 68 DUROSELLE, Jean-Baptiste, 18, 140 DUVERGER, Maurice, 76, 82 EDEN,Anthony (comte d'Avon), 53, 78, 207 EINSTEIN, Albert, 188 EISENHOWER, Dwight, 67-68, 78, 85 Boris, 126-127, 136ELTSINE, 139, 152-153, 156, 205 ÉLUARD, Paul, 8 0 ENGELS,Friedrich, 10 ERHARD, Ludwig, 63-64, 84, 88 FACK, M., 133 242 FAROUK,107 FORD,Gerald, 211 FOUCHET, Christian, 85-87 FRANCO, Francisco, 57 FRANÇOIS Ier,146 DE FRANÇOIS-FERDINAND 11, 147 HABSBOURG, FRIEDMAN, Milton, 176-177 FUKUYAMA, Francis, 24 GAGARINE, Iouri, 103 GAÏDAR, Egor, 23, 152 GALLOIS, Pierre, 2177 Charles de, 21, 34, GAULLE, 50, 79, 84-89, 95, 108, 110, 115-116,118-119,197,212213 GENSCHER, Hans-Dietrich, 222 GIDE,André, 130 GIEREK,Edward, 123 GISCARD D'ESTAING, Valéry, 88, 205, 218-2199 Mikhaïl, 41, GORBATCHEV, 101, 103, 113, 124-132, 134140, 152-153, 157, 171, 178, 205,220 Pavel (général), GRATCHEV, 156 GROMYKO, Andrei, 128 HALLSTEIN, Walter, 88 HARDING, Warren, 16, 32 HARRIMAN, Averell, 59 HASSNER, Pierre, 2188 HAVEL,Vaclav, 131, 159, 213 HAWKE, Bob, 225 HEATH,Edward, 911 HEISENBERG, Werner, 188 HENRIV (d'Angleterre) 97 HÉRACLITE 98 Heinrich 187 HERTZ, HIGASHIKUNI, Naruhiko, 69 69 HIROHITO, HITLER,Adolf, 1 6- 1 8, 38, 4749,53,57,59,64,96,167 Hô Chi Minh, 167-168 HONECKER, Erich,1311 HORN,Guyla, 220 HORTHY (de Nagybanya), Miklos, 2O6 Henri, 187,229 HUGONIOT, HUNTINGTON, Samuel, 183 Saddam, 18, 21, 30, HUSSEIN, 43, 108, 122, 140-145, 152, 216 HUXLEY, Aldous, 130 138-139 Guennadi, IANAEV, 137 ILIESCU, Ion, IZETBEGOVIC, Alija, 151 JABER(émir), 141 JACOB,François, 71, 173, 193 JAKES, Milos, 1311 JARUZELSKI, Wojciech (gênéral), 123, 131, 160 Alexandrovitch, JDANOV, Andréï207 97 JEANDETERREVERMEILLE, JEAN-PAUL II (Karol Woytila), §§//f, JEANNED'ARC, 98 153 JIRINOVSKY, Vladimir, JIVKOV Todor 131 ' Michel, 1166 JoxE, Pierre, 201l KANT,Emmanuel, 29, 198 Radovan, 150 KARADZIC, Babrak, 121, 220 KARMAL, Abd al-Karim (généKASSEM, ral), 1411 KEEGAN, John, 64 6 KELLOGG, Frank, 16 KENNAN, George,59-61, 6567, 70, 140, 208-209 Paul, 162 KENNEDY, KEYNES, John Maynard,64, 175,177 Rouslan, 152KIIASSOULATOV, 153 Ruhollah (imam), KHOMEYNI, 108, 111, 141 KHROUCHTCHEV, Nikita, 101j o7, j 26, j 66 KtMJong-il, 171 KIMIl-sung, 21, 67, 69, 165KisSrNGER, 166, 171 He Henry, nry, 5, 9, 14, 20, 110 116, 208, 212 160 KLAUS, KOHL Helmut, 34, 82, 88, 123, 132-133, 135, 220, 223 KRAMER,Alan,63-64 ' ' KwASNIEWSKi, Alexandre, 159-160 19ô L,ACOSTE, YVeS, Oskar, 132 LAFONTAINE, LAFONTAiNE,Oskar,132 LALOY, Jean, 48-49,51,53, ' )/Îj 55, 207 Karl, 97 LAMERS, LEE Kuan Karl, Yew,97169 LÉGER,Alexis (dit Saint-John Perse), 73, 198 LÉNINE(Vladimir Ilitch Oulianov, dit), 10, 102, 126, 6 175, 207, 216 LINCOLN, Abraham, 12 LIONS,Jacques-Louis, 229 LLOYDGEORGE, David, 14 LuNs, Joseph, 86 MACARTHUR, Douglas (général), 68-71 MACMILLAN, Harold, 86 MALIK,Jacob, 711 MALRAUX, André, 130 MANDELA, Nelson, 41, 130 243 21, 67, 69, 72, MAO Zedong, 109-1 1 0, 163-1 71 , 1 75 MARIE DE MÉDICIS, 98 MARSHALL, Alfred, MARX, Karl, Reza, 175 PARETO, Vilfredo, PASTEUR, Louis, 187 145 PÉRÉS, Shimon, PEREZ DE CUELLAR, Javier, 2211 PEYREFITTE, Alain, 209, 228 PIERRE LE GRAND (Pierre ler 175 10, 174-17S 125 MAUROIS, André, 187, 229 131 MAZOWIECKI, Tadeusz, 23 MECIAR, Vladimir, MAXWELL, James, MENDÈs FRANCE, Pierre, PAHLAVI, Mohammad 106 78, Alexeïevitch, 2155 dit), 12, 127, 80, 211 PILSUDSKI, Joseph, 49 METTERNICH-WINNEBURG, Klemens (prince von), 197 ' Slobodan, ' 152 PINOCHET, Augusto 177 (général), PLANCK, Max, 188 MILL, John Stuart, 209 PLEVEN, René, POT, 168 78 82, 88, MITTERRAND, François, 123, 222 MoLOTOV(Viatches!av ji#' RE REDFORD 0 (amiral), 84,226 106 IÎÎàDEGH, MOSSADEGH, Mohammad, NAGY, Imre, 18, 34, 102 NAJIBULLAH, Mohamed ral), 220 (géné- NAPOLÉON, 10, 73, 97, 162 NAPOLÉON III, 10, 202 NASSER, Gamal Abdel, 112-113 3 NEGUIB, Muhammad 107 NIXON, Richard, 119 NYE, Joseph, (général), 21, 111, 116, 162 OzAL, Turgut, 214 4 244 107, 112-113 NEHRU, Jawaharlal, 91, 116 7 144-145 ,„,.,„.RABIN, Yitzhak, Yitzhak, RE R Id Ronatd, f)1 ? ', REAGAN, 104,!' 23, 34, 75-78, 80, MUSSOLINI, Benito, 208 POMPIDOU, Georges, PRÉVERT, Jacques, Scriabine, Mikhaïlovitch Scriabine, dit), 102-103 49, 102-103 MONNET, Jean, 121 PISAR, Samuel, 78 RENAN, Ernest, 27, 194 RENNER Karl 57 RENNER, Kari, 57 RETZ (Paul de Gondi, cardinal de), 60 RIBBENTROP, Joachim von, RICARDO, David, 174 49 R1cHEuEu, Armand du Plessis de Chinon (duc de), 98, 202 ' Matthew (général), ' RIDGWAY, 71 ROBESPIERRE, Maximilien 12 2 de, ROCARD, Michel, 221-222 RODOLPHE Ier DE HABSBOURG, 74 ROOSEVELT, Franklin, S3, 216 6 32, 47- SUHARTO RosE, François (comte de (général), 169 Tricomot de), 227 SUKARNO,168-169 RousSEAU,Jean-Jacques, 12, Rhee, 69 SYNGMAN, 198 TALLEYRAND (-PÉRIGORD), Alexandre, 153 Charles-Maurice de, 125, 160, ROUTSKOï, RUEFF,Jacques, 176 197 RUPNIK,Jacques, 56 TCHERNENKO, Constantin, Anouar el-, 108, 145 SADATE, 124-125 SAINT-PIERRE, Charles, Irénée, 'fCHERNOMYRDINE, victor, 23, Castel (abbé de), 198 152 Antonio de Oliveira, SALAZAR, TEILHARD DECHARDIN, ' Pierre,', 39, 1100 19$ SAUVY, Alfred, 40 2 TENZtN, Gyatso,112 SAY,Jean-Baptiste, 174 51 THUCYDIDE, Robert A., 163 SCALAPINO, TITO,Josip Broz (dit), 57, SCHÂUBLE, Wolfgang, 97 109, 112-113, 115, 147-148 SCHMIDT, Helmut, 88, 121-123 Charles Alexis ???,? 125 SCHOUVALOFF, Piotr, Clérel de, 12, 43, 101, ' 157 SCHULTZ, George, 128 q '[' Robert, 34, 75-78, Robera, 75 SCHUMAN, 93, 202 Harry, OULEMON, 0 32, 60, 66-68, SCHUMPETER, SCHUMPETER, 175,' Joseph, 175, 70-71 70- TRUMAN, 71 . j§?)N§) TUDJMAN, Franjo, 151 SETON-WATSON, 177,192,228 Hugh, 56 ?' ? ,_ ,, VALÉRY, Paul, 9- 1 0, 22, 26, 34 SMITH,Adam, 174 Léonard de, 190 SMOLAR, Alexandre, 159 3 WALESA, Lech,159-160, 213 SOLIMAN le Magnifique, 146 175 WALRAS, Léon, SOLJENITSYNE, ' Alexandre, 6 WASHINGTON, George, 12, 198 114 WATSON, James, 189 SPAAK,Paul Henri,", 80, 86-87, Richard von, WEIZSÂCKER, 211 131 1 STALINE (Joseph WILSON,Thomas Woodrow, Vissarionovitch Djougachvili, 12-14, 16, 32, 48 dit), 17, 20, 32,47-55, 57, 59WOHLSTETTER, Albert, 215-216 60, 65, 67-70, 74, 78, 101-102, Karol (voir JeanWOYTILA, 105, 109, 126, 136, 140, 147, Paul II) 154, 157, 165-166, 170, 178, YOSHIDA, 182, 206-207, 2166 Shigeru, 69-70 STANLEY ZHOU Enlai, 1 1 1 , 1 67 (ambassadeur), 49 245 TABLE Avant-Propos .................................................................7 Chapitre 1 GUERRES MONDIALES La fin du xlx e siècle ......................................................9 Le mauvais traité .........................................................12 Les conséquences ........................................................16 Chapitre II À LA RECHERCHE DE LA PAIX PERPÉTUELLE De la SDN prématurée à l'imparfaite ONU ...............19 Ordre et légitimité .......................................................22 Contradictions .............................................................27 Équilibre ......................................................................31 Les Grands et les autres ..............................................38 Le programme des architectes de la paix....................45 Chapitre III GLACIATION La singulière alliance ..................................................47 Yalta : mythe et réalité ................................................50 Les suites immédiates de la victoire ...........................52 L'Europe de l'Est ........................................................55 247 Chapitre IV LA NOUVELLE ALLIANCE Le long télégramme.....................................................59 Le plan Marshall .........................................................61 La République fédérale d'Allemagne .........................62 L'OTAN......................................................................65 Du côté de l'Asie.........................................................68 Chapitre V UNION EUROPÉENNE ? Une géniale fuite en avant...........................................73 L'épreuve de la Communauté européenne de défense77 Des traités de Rome à Maastricht ...............................80 L'empreinte du général de Gaulle...............................84 Les limites géographiques de l'Union ........................91 Que faire de Maastricht ? ............................................93 Des nations et autres horizons.....................................96 Chapitre VI ENTRE STALINE ET GORBATCHEV ' Dégel, craquements et crises..................................... 101 Stratégie indirecte......................................................105 L'ère de la stagnation, et la détente...........................113 Les derniers spasmes.................................................121 Chapitre VII TREMBLEMENT DE TERRE Gorbatchev ................................................................125 La réunification allemande........................................132 La mort du monstre ...................................................136 Illusion du nouvel ordre mondial.............................. 140 248 Guerre en Europe ......................................................145 Victorieuse Russie ? ..................................................152 Les décombres de la tour de Babel ...........................157 Chapitre VIII CHOCS EN ASIE Après le siècle des États-Unis...................................161 De la restauration Meiji à Mao .................................163 De Hiroshima à Deng................................................168 Chapitre IX MÉTAMORPHOSE Les économistes et la réalité économique.................174 La multiplication des hommes et leur déracinement 179 La révolution scientifique et technologique..............186 Notes Notes Notes Notes Notes Notes Notes Notes Notes du du du du du du du du du chapitre chapitre chapitre chapitre chapitre chapitre chapitre chapitre chapitre Notes 1....................................................197 11...................................................200 III.................................................205 IV..................................................208 V ...................................................211 1 V1..................................................215 VII ................................................ 219 VIII ............................................... 224 IX..................................................227 Index Index général.............................................................235 Index des noms propres.............................................241 CET OUVRAGE A ÉTÉ COMPOSÉ PAR LES ÉDITIONS FLAMMARION Achevé d'imprimer en février 1996 sur presse CAMERON par Bussière Camedan Imprimeries à Saint-Amand-Montrond (Cher) pour les éditions FLAMMARION - N° d'édit. : FF671601. - N" d'imp. : 1/279. Dépôt légal : mars 1996. Imprimé en France "0 MÉMOIRE DU TEMPSPRÉSENT « Qui veut observer son époque, scruter l'horizon et réfléchir pour agir, doit remonter le temps. Il lui faut aborder l'histoire en perspective comme un artiste qui dessine un paysage. Dans ce livre, j'ai cherché à démonter les ressorts de la politique internationale du siècle qui s'achève, en vue de comprendre les "conditions initiales" du troisième millénaire. Trois questions essentielles et interdépendantes sous-tendent ce travail : le monde court-il le risque d'un conflit majeur, mettant aux prises les principales puissances de la planète ? Le sous-développement est-il une fatalité ? L'homme est-il un apprenti sorcier en train de perdre le contrôle des forces qu'il a déchaînées par le "progrès" de la science et de la technologie ? De l'époque qui s'achève, on ne retiendra pas seulement les erreurs, les horreurs et les malheurs. Le xxe siècle laisse en héritage un ensemble de réalisations porteuses d'espérance pour tempérer la folie guerrière des hommes et pour améliorer leurs conditions matérielles. Toutefois, il est encore trop tôt pour attendre d'une organisation collective, si élaborée fût-elle, de rendre tout conflit sanglant impossible, ou d'effacer la misère. » . tbrial 2 OU ST S .. - 6 III 115,00 FF