I R E M P L A C E R LA M A I N I N V I S I B L E L'application du marxisme En 1928, l'URSS tourne le dos à la NEF (nouvelle politique économique), système économique libéral adopté par Lénine en 1921 pour ranimer une économie qu'avaient fini d'épuiser trois années de guerre civile. Déclarant l'URSS prête pour l'avènement du socialisme, Staline instaure la planification économique, par laquelle les autorités fixent autoritairement l'activité économique à venir. Pourquoi ce brusque passage à «l'économie socialiste», marqué par la collectivisation des terres agricoles et le plan quinquennal de 1928-32 ? Le marxisme récuse le prix dans son rôle d'indicateur de la rareté relative des marchandises et des moyens de production : jusqu'en 1928, c'était le prix qui, comme partout, stimulait la production, les entreprises s'efforçant d'accroître leurs profits en répondant aux souhaits du marché. Or, pour Marx et ses adeptes, le prix rémunère mal les facteurs de production : alors que le pourvoyeur de capital s'enrichit sans raison ni limite, la main-d'œuvre est terriblement sous-payée. La dictature du prolétariat doit réparer cette injustice fondamentale et veiller à plus d'équité. L'URSS se promet d'offrir des rémunérations justes, selon la formule : « à chacun selon son travail ». La planification doit aussi apporter une croissance plus rapide et mieux ordonnée. Là où domine le marché, la prospérité générale n'est assurée que par la poursuite par chacun de son intérêt individuel ; c'est ce que l'économiste libéral du XVIIIe siècle Adam Smith baptisa «la main invisible». Pour l'école marxiste, l'intérêt général est bien mieux servi s'il est déterminé par le pouvoir communiste : le développement économique n'est plus tributaire de comportements dictés par les prix; il dépend du pouvoir de l'État, ou plus exactement du Parti, qui a toute liberté pour fixer l'ordre et le rythme de son déroulement. La planification exprime donc le volontarisme des révolutionnaires soviétiques et reprend la conception léniniste d'un parti visionnaire, avant-garde du prolétariat. Dès le premier jour, le plan reflète des priorités nouvelles, très éloignées du cours qu'aurait suivi le marché. Staline sacrifie les biens de consommation et l'agriculture à l'industrie lourde : sidérurgie, machines. En outre, pour faire de l'URSS une grande puissance, il impose un rythme d'investissement haletant, préférant la préparation de l'avenir à une consommation sans lendemain. Avec le temps, la planification s'est donné une raison d'être supplémentaire, la seule peut-être qui ait subsisté jusqu'en 1991 : son abandon au profit de l'économie de marché entraînerait une flambée des prix à laquelle le pouvoir pourrait bien ne pas survivre. Les prix ne reflétant pas les coûts, le pain et la plupart des produits de première nécessité sont vendus bien moins cher que leur simple coût de fabrication. Centralisation à l'extrême La planification requiert la centralisation des décisions. Au niveau national, le Gosplan (Comité d'État à la planification) fixe aux agents économiques leurs objectifs de production, en fonction à la fois des directives issues du Parti communiste et, dans une moindre mesure, des capacités productives des agents. Secondé par un comité responsable des approvisionnements (Gossnab), le Gosplan alloue aux entreprises les fournitures dont elles ont besoin et que les secteurs en amont sont