« Wallenstein » et le romantisme français

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Revue germanique internationale
22 | 2004
Friedrich Schiller. La modernité d’un classique
« Wallenstein » et le romantisme français
Bernard Franco
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1036
DOI : 10.4000/rgi.1036
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 15 juillet 2004
Pagination : 161-173
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Bernard Franco, « « Wallenstein » et le romantisme français », Revue germanique internationale [En
ligne], 22 | 2004, mis en ligne le 01 septembre 2011, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
rgi.revues.org/1036 ; DOI : 10.4000/rgi.1036
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Tous droits réservés
« Wallenstein »
et le romantisme français
B E R N ARD F RANCO
Comme l’ont montré les études très exhaustives de Fernand Baldensperger et d’Edmond Eggli1, Goethe et Schiller ont été les deux principaux
modèles allemands du romantisme français. Schiller demeure cependant
peut-être le véritable modèle dramaturgique2, et sa présence dans le répertoire français correspond largement à une réalité scénique. Schiller est traduit et joué très tôt en France, sous la forme de mélodrames. L’exemple le
plus célèbre est le Robert, chef de brigands de Lamartelière3, qui suivait de
peu la traduction sous le titre Les Voleurs proposée par Bonneville et Friedel
dans leur anthologie du Nouveau Théâtre allemand, parue en 12 volumes
entre 1782 et 17854. La notoriété de Schiller avait atteint un tel seuil qu’il
fut déclaré citoyen français par la Révolution, sous le nom de Gille ! Au
Théâtre des Variétés-Étrangères, fermé par Napoléon en 18085, Schiller est,
à côté de Kotzebue, l’auteur allemand le plus joué. Kotzebue, dont la
dramaturgie est méprisée par Schiller et Goethe, est tenu par Mme de Staël
comme le « talent théâtral »6 le plus pur en Allemagne, et son Adelaide
1. Fernand Baldensperger, Goethe en France ; étude de littérature comparée, Paris, Hachette, 1904 ;
Edmond Eggli, Schiller et le romantisme français, Paris, J. Gamber, 1927 ; Genève, Slatkine Reprints,
1970, 2 vol.
2. Voir sur ce point E. Eggli, ibid., t. II, p. 136 sq.
3. La pièce est d’abord publiée à Paris chez Maradan et Barba, en 1793, et rééditée
en 1799. En 1822, elle paraît de nouveau dans la Suite du Répertoire du théâtre français. Enfin en 1838,
elle connaît une nouvelle édition en vol. séparé à Paris, chez Barba. Sur cette pièce, voir François
Labbé, Jean-Henri-Ferdinand Lamartelière (1761-1830). Un dramaturge sous la Révolution, l’Empire et la
Restauration ou l’élaboration d’une référence schillérienne en France, Berne, Peter Lang, 1990.
4. Cette première traduction, dans le douzième volume du Nouveau Théâtre allemand, est
publiée chez Duchesne en 1785. La pièce paraît de nouveau en 1800, à Paris, dans le premier
tome de la Bibliothèque germanique et Bibliothèque universelle éditée par Frédéric Cramer.
5. Renée Lelièvre, Le Théâtre des Variétés-Étrangères (1806-1807), Revue d’histoire du théâtre, t. XII,
no 3, janvier-mars 1960, p. 193-309.
6. De l’Allemagne (1813), Paris, Garnier-Flammarion, 1968, 2 vol., seconde partie,
chap. XXIII, « Faust », t. I, p. 7.
Revue germanique internationale, 22/2004, 161 à 173
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von Wolfingen, traduite et publiée en français en 18221, inspire même Hugo
dans la célèbre scène des portraits d’Hernani. Mais il est significatif que la
première adaptation de Wallenstein en français, celle que Constant propose
en 1809, sous le titre de Wallstein, ait finalement été un projet destiné à
l’édition, dont la création n’a pu aboutir. Plutôt que de faire jouer Wallenstein sur une scène française, Constant s’était en effet proposé de donner un
exemple du tragique propre à la dramaturgie allemande. En outre, l’idée
d’une réalisation scénique de la pièce a bien germé dans son esprit, mais fut
vite abandonnée. Le 25 février 1808 déjà, Constant écrit à Barante : « Ma
tragédie est fort ajournée, quant à la représentation au moins. [...] J’avais eu
tort de réunir à la fois Talma et d’autres. Talma n’a vu que son rôle, et les
autres ont reçu son impression. »2 Cette rencontre avec Talma et sa troupe
a fait penser à Constant que la pièce de Schiller n’était pas propre à être
jouée sur une scène française : « Les morceaux les plus littéralement traduits
de l’allemand ont été les plus critiqués. »
La période classique de Schiller ne semble donc pas au premier abord
la plus aisée à transposer sur la scène française. En 1805, la polémique
autour de la Phädra de Schiller et la comparaison avec la pièce de Racine,
tenue pour emblématique de toute la dramaturgie française, ont alimenté
la critique. Ainsi dans son numéro du 8 mars 1806, le Journal de Paris
s’indigne que l’éditeur allemand de la traduction ait pu juger « la copie
supérieure à l’original ». La condamnation sévère de la pièce de Schiller,
jugée indigne de celle de Racine, témoigne sans doute d’une réticence du
goût français à l’égard d’une dramaturgie encore contestée. Mais surtout
s’opère ici un glissement par rapport à la fortune des Brigands : ce n’est en
effet plus l’auteur du Sturm und Drang qui sert de référence, mais celui du
classicisme de Weimar. Et ce caractère moins étranger est sans doute la
raison pour laquelle Schiller est l’objet de critiques plutôt que d’éloges. Il
pourrait paraître paradoxal de poser que le mélodrame, né en France
d’après les théories de Rousseau, tire son principal héritage du Sturm und
Drang et des Familien- et des historische Gemälde. Du reste, ces deux voies,
celle du Sturm und Drang et celle des Gemälde, étaient, en France, plus ou
moins mises sur le même plan. Mme de Staël, dans l’image monolithique
de l’Allemagne littéraire qu’elle s’était constituée, ne déclarait-elle pas,
avec une fierté narquoise, avoir logé Schlegel et Kotzebue dans la même
chambre de son château de Coppet3 ? Face à ces deux sources du mélodrame, la dramaturgie du classicisme de Weimar a pu former un modèle
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1. Dans la série des Chefs-d’Œuvre des Théâtres étrangers publiée chez Ladvocat.
2. Lettre citée par Carlo Cordié, « Il “Wallstein” di Benjamin Constant nelle testimonianze
dell’autore », in Studi in onore di Carlo Pellegrini, Biblioteca di « Studi Francesi », vol. II, Turin, 1963,
p. 421.
3. « J’ai mis dans la même chambre Schlegel et Kotzebue, comme il convient à une étrangère qui ignore les querelles. » Lettre de Mme de Staël à Wieland du 31 mars 1804, citée par la
Comtesse de Pange, Auguste-Guillaume Schlegel et Madame de Staël d’après des documents inédits, Paris,
Albert, 1938, p. 90.
pour le drame romantique, et le modèle de Wallenstein a présenté un enjeu
à la fois dramaturgique et théorique.
D’une certaine façon, ces deux modèles représentés par la dramaturgie
schillérienne ne sont pas si étrangers l’un à l’autre. D’abord parce que la
dette du drame romantique à l’égard du mélodrame est évidente : Pixerécourt, secrètement admiré par Hugo, transposait le Guillaume Tell de Schiller sous la forme d’un mélodrame au moment même où Wallenstein était
l’objet de plusieurs traductions. Ensuite parce que l’amalgame possible de
la dramaturgie du Sturm und Drang et des tableaux de Kotzebue et Iffland,
filiation d’ailleurs affirmée par A. W. Schlegel dans ses Cours sur l’art dramatique et la littérature, constituait une des causes de l’orientation de Goethe et
de Schiller vers une dramaturgie classique. Dans les Xenies, ceux-ci s’en
expliquent et dénoncent chez Kotzebue et Iffland l’absence d’art. Cette
inflexion classique, fondée entre autres par le projet de réécrire certaines
pièces en vers, ou de puiser des sujets dramatiques dans le classicisme français, ne se veut tout de même pas retour en arrière.
Dire que le drame romantique français a puisé plutôt à la source du
classicisme de Weimar ne conduit pas à évacuer la présence de la dramaturgie du Sturm und Drang. Une pièce comme Hernani (1830) doit sans
doute beaucoup aux Brigands, auxquels elle reprend, en particulier, le
motif du marginal, une nouvelle définition du héros dans une action toujours inachevée, un rapport problématique à la figure du père, une relation équivoque à la société. Hernani doit sans doute à Don Carlos le dédoublement de son intrigue, à la fois sentimentale et politique, et donc du
genre, puisque le tragique s’enracine dans une intrigue de drame bourgeois. Mais là où le Schiller du Sturm und Drang laissait irrésolue cette
hétérogénéité fondamentale, les deux intrigues sont très étroitement cousues ensemble chez Hugo. Car c’est le dénouement de l’intrigue politique, le retour en grâce d’Hernani auprès de Charles Quint, qui provoque la jalousie de Don Rui Gomez et la mort des personnages dans la
scène finale. Une telle rationalisation du modèle du Sturm und Drang permet d’éclairer le besoin d’un modèle classique que l’on puisse ne pas dire
tel dans le contexte de la réception française. Effaçant, dans sa source
allemande, la distinction des courants et des écoles, l’image française de
l’Allemagne littéraire a en effet construit un modèle aussi homogène
qu’artificiel.
Ainsi peut donc s’expliquer l’apparent paradoxe que la source allemande du romantisme français ait été le classicisme de Weimar. Wallenstein
propose un schéma qui apparaît comme un universel. Là aussi, l’intrigue
politique se double d’une intrigue sentimentale, mais celle-ci n’éclipse pas
« le grand, le gigantesque destin, qui élève l’homme en l’accablant »1, dont
parlaient Goethe et Schiller pour réhabiliter le classicisme. Les deux in1. Schiller et Goethe, Xenien, 1798, p. 207-259, in Schiller, Sämtliche Werke, 5 Bde, Bd. III,
München, Winkler-Verlag, 1968, p. 258.
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trigues, en outre, sont indissolublement liées, assurant la profonde cohérence de l’ensemble.
L’importance du drame historique classique est fondatrice pour la
théorie du drame romantique en France. La pièce est adaptée par Constant dès 18091, dans une édition précédée d’une préface dont le rôle,
l’impact et surtout l’audace ont eu une importance fondamentale pour la
genèse du drame romantique en France. Vingt ans après son adaptation,
en 1829, Constant réédite lui-même ses « Réflexions sur la tragédie de
Wallstein et sur le théâtre allemand », sous une forme remaniée, pour en
faire un de ses Mélanges de littérature et de politique. Significativement, cette
seconde édition intervient à un moment où le modèle allemand a cessé
d’être une nouveauté en France et où s’est développé le débat sur la nécessité d’une nouvelle forme tragique.
Les remaniements de cette seconde édition sont eux-mêmes le signe
d’une évolution de la réception du modèle de Schiller, évolution qui est
particulièrement perceptible dans le discours critique français sur Wallenstein. Comme l’a montré en particulier Charles Mazouer2, la seconde version de ce texte a pour principal apport de mettre en place une nouvelle
définition du tragique, lui ôtant sa signification transcendante et envisageant le héros dans le contexte de l’univers social. Constant montre que
l’ordre social et l’action de la société sur l’individu sont, à l’époque
moderne, « tout à fait équivalents à la fatalité des anciens »3. Ils répondent
à la nature même du genre dramatique, définie par « la force morale de
l’homme combattant un obstacle »4.
Une telle redéfinition du tragique par Constant pouvait apparaître
nécessaire à une époque où s’estompe la vision du tragique. Dans les
années 1820 florissent par exemple des traductions de Schiller qui vont
dans ce sens. Tel n’est certes pas le cas de la grande entreprise de Barante
qui publie, chez Ladvocat, ses Œuvres dramatiques de Schiller en 1821. La
préoccupation tragique reste encore au premier plan du Don Carlos adapté
par Soumet sous le titre d’Élisabeth de France et elle demeure dans le Fiesque
d’Ancelot. Mais Pixerécourt d’abord, puis Sedaine et Guétry font de Wilhelm Tell des mélodrames. Le choix même de la pièce témoignait d’une
volonté de placer au premier plan une Providence qui abolissait le
tragique.
Comme le soulignait Constant dans ses « Réflexions [...] », le sujet de
la pièce, la guerre de Trente ans, représentait un épisode fondateur dans
l’histoire allemande, ainsi que dans la conscience du public. En outre la
structure est double chez Schiller : dans une véritable dramaturgie du
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1. Wallstein. Tragédie en cinq actes et en vers, Édition critique [...] par Jean-René Derré, Paris,
« Les Belles Lettres » [1965].
2. Voir « Le groupe de Coppet et la réflexion sur la tragédie », Littératures classiques, no 48,
printemps 2003 : Jeux et enjeux des théâtres classiques (XIXe-XXe siècles), p. 36.
3. Réflexions sur la tragédie, in Œuvres, éd. citée, p. 952.
4. Ibid., p. 938.
tableau, la toile de fond historique sert de cadre à une intrigue individuelle, la rivalité du général Wallenstein et de Piccolomini. De façon plus
précise, et ce sera ce que retiendra le discours critique français notamment, ce drame est celui de l’ambition. Tel est en partie le commentaire
de Jean-Louis Laya dans le compte rendu qu’il propose de l’adaptation de
Constant1. Il évoque le premier acte comme acte de l’ambition
( « L’ambition de Walstein perce dans cet acte » ) et cite Géraldin, tel que
le fait parler Constant :
Sur les pas de Wallstein l’ambition l’entraîne,
L’ambition pourra l’en détacher sans peine.
Une telle lecture a conduit Constant à ramener la pièce au schéma de la
dramaturgie classique, qui concentre le conflit tragique sur une passion.
Par ailleurs le sujet politique se double d’une intrigue sentimentale, par
l’histoire entre Max (rebaptisé Alfred chez Constant) et Thekla, intrigue
qui rejoue un épisode éternel, l’histoire amoureuse interdite par la rivalité
des familles.
Le sujet de la pièce comporte donc plusieurs intérêts esthétiques ou
dramaturgiques. Le premier concerne l’enjeu national du motif historique.
L’épisode historique, tout comme dans La Pucelle d’Orléans, comporte un
aspect fondateur et remplit donc la fonction explicative qui définit le
mythe. Cette valeur de fondation politique est également ce par quoi
Mme de Staël fait l’éloge de Wallenstein, tenu pour « la tragédie la plus
nationale qui ait été représentée sur le théâtre allemand »2. En tant que
telle, la pièce de Schiller, pour Mme de Staël, représente un idéal qui
n’est pas seulement poétique mais plus précisément dramaturgique.
En 1803-1804, Mme de Staël affirme en effet, dans son Journal sur
l’Allemagne, que « l’art dramatique est la partie de la littérature qui, dans
tous les pays, est la plus nationale »3.
Le second intérêt dramaturgique du choix de Wallenstein concerne la
question de l’unité. La pièce de Schiller est une trilogie, présentant une
double intrigue et une conduite émiettée de l’action, notamment dans la
première partie, Le Camp de Wallenstein. Constant la tient pour un « tableau
mouvant » et convient que, dépourvue d’action propre, elle ne pourrait
être transposée sur une scène française. Mais il y voit un avantage théorique dans la définition d’une nouvelle unité, l’ « unité de caractère » qui,
se substituant aux trois autres, permet d’ériger en principe la nécessaire
discontinuité propre à une dramaturgie de l’Histoire. L’ambition de Schiller est en effet de composer une gigantesque fresque historique ; son projet
consiste à fondre ensemble les deux discours séparés par Aristote, celui du
1. Ce compte rendu est publié dans deux livraisons de La Gazette nationale ou le Moniteur universel, no 47, jeudi 16 février 1809 (p. 182-183), et no 52, mardi 21 février (p. 201-203).
2. De l’Allemagne, op. cit., t. I, p. 277.
3. Journal sur l’Allemagne, Weimar, décembre 1803 - janvier 1804, in Simone Balayé, Les Carnets de voyage de Madame de Staël, Contribution à la genèse de ses œuvres, Genève, Droz, 1971, p. 72.
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poète et celui de l’historien. Telle est la raison pour laquelle cet émiettement de l’intrigue ne remet pas en cause l’unité plus fondamentale représentée par le portrait historique de Wallenstein.
Enfin, un personnage représente pour Constant une singularité de la
scène allemande, plus encore que Wallenstein : c’est celui de Thekla, qui
correspond à une représentation nouvelle de la passion féminine. Sans la
citer, la préface de Constant rejoint ici la théorie de l’Érotique comparée1
développée deux ans plus tôt par Charles de Villers. Villers y opposait la
lascivité de la représentation française de l’amour à l’idéal de spiritualité
incarné par les héroïnes féminines de la littérature allemande.
A. W. Schlegel lui-même, dans sa Comparaison de la Phèdre de Racine et de celle
d’Euripide (1808) note la totale passivité d’une héroïne, parfaitement française à cet égard, comme Phèdre. Peut-on voir dans cette critique et cette
analyse une origine de l’héroïne féminine française du drame romantique ?
Dans Hernani, Doña Sol incarne sans doute cet idéal féminin. Comme
Thekla, elle se sacrifie entièrement à son amour. Mais elle devient également dépositaire du destin tragique. Représenté tout au long de la pièce
par des objets (le cors notamment), il est matérialisé, dans la scène finale,
par la fiole de poison : c’est Doña Sol qui l’arrache des mains du héros, se
tue, la tend à Hernani, se substituant ici à Don Rui pour incarner la destinée. L’héroïne porte non seulement l’énergie qui manque à Hernani,
mais aussi, par ce dénouement, le destin tragique.
L’adaptation de Constant, qui s’efforce sur ce point de ne pas ramener
Thécla au schéma des héroïnes françaises, n’accorde pas une telle place à
son personnage. De façon générale, si la pièce de Constant prétendait
illustrer la théorie de la greffe – celle d’un apport allemand à une souche
française –, celle-ci n’est guère évidente. Constant a en effet entièrement
refondu la matière de la pièce de Schiller dans une tragédie purement
française. Le titre même, et le nom du personnage, devenu Wallstein,
témoignent de cette préoccupation. Mme de Staël qui, dans De l’Allemagne,
écrit Walstein avec un seul l, tout comme Liadères qui, en 1829, reprend le
projet d’adaptation de Constant, souligne une volonté plus grande encore
de franciser l’ensemble. Mais c’est chez Constant l’ensemble de la composition de la pièce qui infirme le projet ambitieux annoncé dans la préface.
La trilogie de Schiller était constituée de 7 625 vers et de 46 personnages
principaux, sans compter les tireurs d’élite, les dragons, les arquebusiers,
les soldats, les valets, les pages, les officiers, les généraux, le peuple, etc.
Elle devient, sous la plume de Constant, une tragédie régulière en cinq
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1. C’est généralement sous ce titre qu’on connaît l’essai Sur la manière essentiellement différente
dont les poètes français et les allemands traitent l’amour de Villers. Il n’est, semble-t-il, jamais apparu sous
la plume de l’auteur, mais lui a été donné par son ami Stapfer, dans la notice de sa Biographie universelle (1827) qu’il consacre à Villers. L’opuscule a été publié pour la première fois à la fin
de 1806 dans la Polyanthea de Karl Reinhard ; les « Fragments supplémentaires » sont publiés en
décembre 1807 dans Le Conservateur d’Amsterdam. Une édition critique complète a été proposée
par E. Eggli (Paris, Gamber, 1927).
actes et en vers, comportant 12 personnages principaux. Afin de conformer la pièce aux unités, il efface les tableaux qui formaient la singularité
de la dramaturgie de Schiller et ramène la diversité des tons à la noblesse
de l’alexandrin classique. Là réside le décalage entre la préface, l’éloge de
la dramaturgie allemande qu’elle contient et la réalisation, bien plus traditionnelle et décevante. Constant, qui s’était proposé de donner au public et
aux dramaturges français le modèle d’une nouvelle forme tragique, n’a en
réalité fait que répéter le schéma de la tragédie classique. Vingt ans plus
tard, lorsqu’il réédite sa préface, il examine les causes de son échec : « En
me condamnant à respecter toutes les règles de notre théâtre, j’avais
détruit, de plusieurs manières, l’effet dramatique. »1
L’évocation du tragique, la vision même du destin sont, dans
l’adaptation de Constant, ramenés à des conceptions bien françaises. C’est
ce dont rend compte la traduction du passage de l’acte II, scène 3
(vers 898) consacré chez Schiller au Weltgeit. La réplique porte bien sûr la
trace d’un certain panthéisme : l’homme en est le plus proche dans les instants où il communie avec son destin. La transposition qu’en propose
Constant dans son adaptation de la pièce en 1809 en reste significativement à l’expression « sein de l’avenir ». Voici les passages :
Es gibt im Menschenleben Augenblicke,
Wo er dem Weltgeist näher ist, als sonst,
Und eine Frage frei hat an das Schicksal.
Le ton simple, presque familier employé ici par Schiller prend une allure
bien plus oratoire dans la version qu’en propose Constant :
Il est, pour les mortels, des jours mystérieux,
Où, des liens du corps, notre âme, dégagée,
Au sein de l’avenir est tout à coup plongée,
Et saisit, je ne sais par quel heureux effort,
Le droit inattendu d’interroger le sort.
La traduction de Constant présente des détours, que l’on peut expliquer
par la difficulté à traduire le parallèle, chez Schiller, entre Menschenleben et
Weltgeist, construisant une double symétrie entre l’homme et le monde
d’une part, et d’autre part entre la vie et l’esprit. C’est cette dernière que
Constant radicalise à travers une opposition entre corps et âme, entre vie
physique et monde spirituel. En outre, l’ « esprit du monde » schillérien est
compris comme un sens, une direction, mise en relation avec le destin,
pour devenir simplement l’avenir.
La simplification de Constant ignore par ailleurs l’ambivalence du lien
entre Welt et Geist qui s’inscrivent d’une part dans une relation de continuité, dans leur opposition à la « vie humaine », mais qui d’autre part rappellent l’opposition goethéenne entre le spirituel et le terrestre. En tout cas,
dans leur rapport à l’esprit, la terre comme le monde renvoie à un univer1. De la guerre de Trente ans. De la tragédie de Wallstein, in Œuvres, éd. citée, p. 899.
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sel qui s’oppose à la contingence humaine. Tout comme le clivage du
monde matériel et du monde spirituel chez Constant efface la référence
panthéiste, la binarité claire du schéma qu’il met en place laisse en réalité
apparaître une conception classique du destin tragique.
Même si la traduction de Barante s’est efforcée de rester plus proche du
texte de Schiller, la même tendance au classicisme transparaît. Chez Schiller, le dénouement est chargé de symboles. La lettre que Gordon donne à
Octavio est le signe de sa mission, c’est-à-dire une image du destin. Et
celui-ci prend un sens chrétien dans la didascalie finale où Octavio lève les
yeux aux ciel tandis que le rideau tombe. Ce contraste de mouvements
semble représenter scéniquement celui entre l’aspiration de l’homme et la
chute que représente son destin terrestre. Chez Barante, l’expression finale
de désespoir ne réside pas dans les signes mais dans le discours, qui rapporte
le désespoir à la représentation païenne offerte par la référence aux Erinyes.
Max s’exclame en effet : « Vous avez tort de choisir pour chef un désespéré.
Vous m’arrachez à mon bonheur ; eh bien, je vous dévoue aux déesses vengeresses ! Vous avez voulu votre perte, qui me suit doit être prêt à mourir. »1
À contre-courant du projet d’importer sur la scène françaises des
beautés étrangères, « plus hardies », selon l’expression de François Genton2, l’orientation classique est au contraire revendiquée dans l’autre
grande adaptation de Wallenstein, celle de Liadères en 18293. Le traducteur affirme ses principes dramaturgiques dès la préface, en s’opposant à
Stendhal qui avait publié son Racine et Shakespeare six ans plus tôt :
« Qu’on nous permette de préférer [sic] la poétique de Racine à celle de
Shakspeare [sic]. » Sa préface est pour lui l’occasion de répondre aux critiques que sa pièce a reçue des « partisans exclusifs des nouvelles doctrines littéraires ». Deux orientations président à ses choix d’adaptation : le
resserrement de l’intrigue ( « on m’a reproché les limites étroites où mon
action se trouve enserrée » ) et la réinterprétation du personnage de
Walstein. Il s’oppose ici à la voie que revendiquait Constant dans sa
propre préface. Celui-ci s’était assigné comme but de « peindre Wallstein,
à peu près tel qu’il était, ambitieux à la vérité, mais en même temps
superstitieux, inquiet, incertain, jaloux du succès des étrangers dans sa
patrie ». Il opposait ce traitement dramatique, qui fait de la dramaturgie
une fresque historique, celui qui est propre à la tragédie française :
« Pour faire de Wallstein un personnage tragique à la manière française,
il aurait suffi de fondre ensemble de l’ambition et des remords. »4 Du
168
1. Œuvres dramatiques de Schiller, trad. de M. de Barante. Nouvelle édition revue et complétée
par M. de Suckeau, II. Don Carlos. Wallenstein. Le Misanthrope. Sémélé, Paris, Librairie académique,
Didier et Cie, 1865, p. 403.
2. Des Beautés plus hardies... Le théâtre allemand dans la France de l’Ancien Régime (1750-1789), Université Paris VIII, Éditions Suger, 1999.
3. Walstein, tragédie en cinq actes et en vers par Pierre-Chaumont Liadères, Paris, Vente, 1829.
4. « Réflexions sur la tragédie de Wallstein et sur le théâtre allemand », in Wallstein, op. cit.,
p. 62.
reste, Guizot, dans un compte rendu publié dans Le Publiciste, voyait dans
ce personnage tel qu’il avait été compris par Constant un « caractère
vraiment dramatique »1. La position de Liadères va dans un tout autre
sens :
Walstein peint tout entier, ambitieux, jaloux, inquiet, superstitieux, décidé dans ses
paroles, incertain dans ses actions, incapable de prendre un parti lorsqu’il a tout
préparé pour le succès, serait-il un personnage dramatique ?
Il est possible d’avoir un aperçu des différences dans les lectures de
Wallenstein en comparant l’entrée en matière des traductions. Selon un
procédé assez caractéristique chez Schiller, destiné à exprimer une situation globale par un effet de couleur locale mais destiné aussi à produire
un effet pathétique, le premier dialogue est un échange entre un paysan
et son fils, et la parole de l’enfant constitue la première réplique de la
pièce :
Vater, es wird nicht gut ablaufen,
Bleiben wir von dem Soldatenhaufen.
Sind Euch gar trotzige Kameraden ;
Wenn sie uns nur nichts am Leibe schaden.
Cette mise en scène de la parole de l’enfant, qui rappelle un peu le dialogue de Guillaume Tell et de son fils au moment de l’arrestation du
héros, a pour fonction de présenter la situation historique qui forme le
socle de la guerre de Trente ans : la paysannerie menacée par le pouvoir
des nobles, représenté ici par l’armée. Une traduction comme celle de
Lefrançois préserve cet effet pittoresque :
Père, cela ne peut pas bien finir ;
De ces soudarts faut rester à distance ;
Car ça vous fait de rudes camarades.
S’ils nous faisaient du moins grâce des coups2 !
Par le registre familier, le rythme coupé de l’alexandrin, Lefrançois
exprime l’innocence spontanée de l’enfant et souligne les contours du
tableau dramatique. Il maintient, dans son premier vers, la place de la destinée tragique sur laquelle Schiller avait construit sa réplique. À bien des
égards, ces choix de traduction sont à l’image du programme que s’était
assigné Lefrançois. Après les versions proposées par Constant, Barante et
Liadères, il part du constat que Schiller « n’est pas encore réellement traduit »3. Et sur un argument proche de celui d’A. W. Schlegel dans sa traduction de Shakespeare, il choisit le vers : « J’avais entendu l’alexandrin
français répondre, comme un écho, à son vers iambique. » Recourir à un
1. « Walstein. Troisième article », publié dans Le Temps passé. Mélanges de critique littéraire et de
morale, Paris, Perrin et Cie, 1887, 2 vol., t. I, p. 219.
2. Wallenstein, poëme dramatique de Schiller, traduction nouvelle par le colonel F. Lefrançois,
partie première. Paris, Strasbourg, Librairie F. G. Levrault, 1837, p. 5.
3. Préface, ibid., p. v.
169
instrument différent pour produire une même musique, telle est la fonction
poétique qu’il assigne au traducteur :
L’œuvre du Poëte se répète dans l’œuvre du Traducteur ; et, sur deux instruments
semblables, deux lyres inégalement sonores, le Poëme et la Traduction se récitent
d’abord1.
La traduction de Lefrançois ne se contente donc pas de donner des
échos aux structures dramaturgiques de l’original ; elle consiste également
en un travail poétique, qui participe à l’effet de tableau. C’est ce qui se
dégage d’une comparaison avec une traduction bien plus tardive (1870),
faite à une époque où la recherche romantique de la couleur locale avait
cessé d’être une obsession :
Il nous en ira mal, mon père,
Avec tous ces soldats. Tenons-nous en arrière :
Ils sont trop insolents ces camarades-là.
Heureux si nous pouvons sauver notre peau2 !
La traduction de Braun exprime bien la situation historique : l’oppression
des paysans. Mais le registre plus élevé du langage de l’enfant paysan
estompe le pittoresque et surtout le premier vers, qui perd la tournure
impersonnelle et générale de Schiller, ne peut être compris comme expression d’un destin.
Ces traductions ont en commun de vouloir faire débuter l’action par le
milieu qui constitue l’enjeu de l’intrigue historique. Tel n’est pas le choix
de Liadères qui, dans sa volonté de concentrer l’intrigue, fait débuter sa
pièce au camp de Walstein, par une scène entre généraux sous ses ordres.
C’est Illo qui prononce la première réplique :
Ô tourment de l’attente, affreuse incertitude !
Quand pourrons-nous, amis, libres d’inquiétude,
Sur les destins du Prince être enfin rassurés3 ?
Si cette première réplique est aussi une évocation du destin tragique,
l’action est centrée sur le « Prince ». Le style solennel, caractéristique de la
tragédie néo-classique, s’appuie sur l’exclamation et l’interrogation, les
rimes plates, la diérèse à « inquiétude », autant de procédés qui traduisent
une préoccupation purement rhétorique. Le cas de Liadères présente donc
une singularité : celle de choisir un modèle dramaturgique généralement
opposé à la tragédie régulière, mais modelé dans une forme parfaitement
classique et utilisé pour la défendre.
Le Wallenstein de Schiller devient enjeu du débat dramaturgique en
France. Après l’apport de Constant, la nouvelle traduction de Barante n’a
été publiée qu’en 1821, dans la série des Chefs-d’Œuvre des Théâtres étrangers de
170
1. Ibid., p. VII.
2. Schiller, théâtre en vers français par Théodore Braun, Paris, Berger-Levrault, 1870, 3 vol.,
t. II : Wallenstein.
3. Walstein, op. cit., p. 1-2.
Ladvocat. Entreprise en collaboration avec Chamisso, elle avait cependant
débuté dès 1809, avec les encouragements de Constant. Six volumes sont
consacrés à Schiller ; le quatrième est la traduction de la trilogie de Schiller.
Cette traduction est d’ailleurs reprise l’année suivante chez Brissot et Thivars, également en six volumes, et le cinquième, cette fois, est consacré à
Wallenstein. La pièce est également l’objet d’une « traduction nouvelle » par
le Colonel Lefrançois1 et figure aussi dans le second volume du Théâtre de
Schiller traduit par Xavier Marmier2, significativement à côté de Jeanne d’Arc.
Trois ans plus tôt, l’année même de la traduction de Lefrançois paraît, sous
la plume de Villenave, un « tableau imité de Schiller » qui ne reprend que
la première partie de la trilogie, Le Camp de Wallenstein3, celle justement que
Constant avait sacrifiée au nom de la conduite de l’action. Cet exemple
achève de montrer l’évolution du goût qui préside à ces traductions et imitations : sous la plume de Villenave, Schiller permet de promouvoir une dramaturgie du tableau, qui sera centrale dans un drame romantique comme
Lorenzaccio, au détriment de l’action dramatique elle-même.
Les traductions d’autres pièces témoignent d’une vogue plus générale
pour Schiller. Ancelot propose un Fiesque4, tout comme, après lui, Émile et
Hector Crémieux5. En dehors de son Élisabeth de France, qui reprend Don
Carlos, Soumet publie notamment une Jeanne d’Arc6. C’est à la même
époque, également, que Les Brigands sont l’objet d’une nouvelle traduction,
par Creuzé de Lesser, que Guillaume Tell est adapté au mélodrame par
Pixerécourt et que Sauvage et Dupin, Delavigne et Vitet font paraître
leurs propres traductions. Dans cette effervescence de pièces de Schiller,
Wallenstein n’est certes pas la plus représentée. Outre Les Brigands, qui
remontent à une traduction française assez ancienne7, les pièces les plus
traduites sont Intrigue et amour, Marie Stuart et surtout Jeanne d’Arc. La première traduction de cette pièce, qui est l’œuvre de Cramer, date de 18028.
En dehors des traductions des œuvres dramatiques de Schiller, celles de
Barante (1821) et de Marmier (1840), on peut notamment retenir la tra1. Paris, Levrault, 1837, 2 vol. ; t. I : Le Camp de Wallenstein. Les Piccolomini ; t. II : La Mort de
Wallenstein.
2. Paris, Charpentier, 1840, 2 vol.
3. Strasbourg, Levrault, 1837.
4. Fiesque, tragédie en cinq actes, Paris, Urbain Canel, 1824. La pièce a été créée au Théâtre de
l’Odéon le 5 novembre 1824. Elle figure aussi aux p. 253-358 de la Fin du répertoire du théâtre françois, avec un nouveau choix des pièces des autres théâtres, rassemblées par M. Lepeintre. Tragédies, t. III, Paris,
chez Mme Veuve Dabo, 1824.
5. Fiesque, drame en cinq acte et huit tableaux, en vers d’après Schiller, Paris, Michel Lévy frères,
1852.
6. Jeanne d’Arc, tragédie en cinq actes et en vers, Paris, J.-N. Barba, 1825 ; Élisabeth de France, tragédie
en cinq actes et en vers, Paris, Anthelme Boucher, Delaforest, J. N. Barba, 1828.
7. Deux versions de ce texte paraissent et sont représentées. La première traduction, sous le
titre Les Voleurs, parue pour la première fois en 1785, est rééditée en 1800. Le mélodrame de
Lamartelière, Robert, chef de brigands, publié en 1793, est réédité jusqu’en 1838. Sa suite, publiée
sous le titre Le Tribunal redoutable, est rééditée jusqu’en 1800.
8. Éd. L.-S. Mercier, Paris, Cramer, an X-1802.
171
duction en volume séparé de Caroline Pavlof 1, celle qui figure dans le
recueil de L’Allemagne poétique (1840), ou encore celle de V. Cappon2.
L’explication de cette fortune est sans doute double : centrée, comme
Wallenstein, sur un motif historique qui prend la valeur d’un passé fondateur, la pièce renvoyait à l’histoire française, à un épisode national particulièrement populaire. Constant lui-même, dans ses « Remarques sur la tragédie de Wallstein [...] », comparait les deux pièces. Pour lui, la
dramaturgie du tableau se justifie justement par une finalité, l’évocation
historique. Dans La Pucelle d’Orléans de Schiller, l’exemple de cette valeur
suggestive du tableau lui semble représenté par la scène où Jeanne, sur le
point de boire, voit son verre de lait, offert par un paysan arraché par un
enfant qui la reconnaît et l’appelle la sorcière d’Orléans. Dans les deux
pièces, le goût pour de nouvelles formes dramatiques est donc indissociable
d’un intérêt proprement historique. Il est par exemple possible de mettre
en relation les traductions françaises de Wallenstein et celles de l’Histoire de la
guerre de Trente ans, parue dès 1794 dans une version française par
Auguste-Simon d’Arvex3. Une traduction suivante paraît en 18034, peu
avant l’adaptation de Wallenstein par Constant, et une troisième est publiée
en 18205, avant les traductions de Barante et de Liadères.
Le motif historique est bien sûr indissociable de la préoccupation nationale. Comme Jeanne d’Arc, Wallenstein est l’histoire d’une identité nationale
en train de se fonder. Le rapport à l’étranger, évoqué dans les deux pièces
de façon différente, reste central et chargé d’ambivalences : l’histoire de
Wallenstein, qui est celle d’armées de mercenaires chargées d’assurer la
défense de la nation, pose la question de la frontière de l’étranger. Le mercenaire dans ses rapports avec le national peut aussi être vu comme une
façon de désigner le modèle dramatique allemand transposé sur la scène
française. Les deux pièces pouvaient enfin correspondre aux préoccupations
de la France sous la Restauration, outre que la prise de pouvoir politique
d’un général d’armée, pour le public français, permettait sans doute de
rejouer sous une forme critique l’aventure napoléonienne.
L’impact du Wallenstein de Schiller et de ses traductions sur la production
romantique française est en fait difficile à mesurer. La Maréchale d’Ancre de
Vigny est, comme la pièce de Schiller, un drame d’usurpateur. La superstition
que Constant avait notée comme étant le propre du caractère de Wallenstein
singularise aussi la Maréchale : tandis que le héros de Schiller s’en remettait
aux étoiles, celle-ci consulte les cartes. La place de l’astrologie dans la pièce de
Schiller s’est vue souvent associée, sur la scène romantique française, au motif
historique. Le juif Manassé dans Cromwell, le devin que consulte don Carlos,
dans Hernani, à propos de l’élection impériale, l’astrologue Come Ruggieri,
172
1.
2.
3.
4.
5.
Paris, Didot, 1839.
Paris, Schneider, 1844.
Histoire de la guerre de Trente ans, Berne, Haller, 1794.
Trad. par le Comte de Champfeu, Paris, Lenormant, an XII-1803, 2 t. en 1 vol.
Trad. par A. Mailher de Chassat, Paris, Lenormant, 1820, 2 vol.
dans Henri III et sa cour, ou encore le bohémien de la Tour de Nesle de Dumas en
sont d’évidents échos. Le motif de l’ambition est au cœur du Cromwell d’Hugo
comme d’Henri III et sa cour chez Mérimée, où le duc de Guise est, comme le
duc de Friedland chez Schiller, un factieux qui aspire à devenir roi. Que ce soit
par Wallenstein ou par Fiesko, ces pièces portent, directement ou indirectement,
l’empreinte de Schiller. Cromwell reprend, à la scène 15 de l’acte II, le mouvement de recul inquiet que manifestait Wallenstein devant son ambition dans le
monologue de l’acte I, scène 4 de La Mort de Wallenstein. La même appréhension devant le pouvoir suprême se trouve exprimée, dans Hernani, par le roi
Don Carlos sur le point d’être sacré empereur. Dans la Chronique du règne de
Charles IX, le sermon du père Lubin, qui rappelle celui du capucin, semble
aussi être un emprunt de Mérimée à Schiller. Enfin et surtout, Hugo compose
les Burgraves, comme Wallenstein, sous la forme d’une trilogie dont la première
partie, par un ensemble de scènes pittoresques, a pour fonction de tracer le
cadre historique.
La création est ici à l’image de la critique ou des traductions ; les passages entre ces différents types de discours permettent de souligner les aspects
dramaturgiques du romantisme français qui répondent à la pénétration du
modèle de Wallenstein sur la scène romantique française. Celui-ci, et plus
généralement la dramaturgie de Schiller, a pu être envisagée comme un
intermédiaire entre le goût classique français et l’apport nécessaire de la dramaturgie shakespearienne1. Après le « rendez-vous manqué »2 de Shakespeare avec le public français du XVIIIe siècle, c’est finalement par la période
classique de Schiller que la dramaturgie française a pu s’accommoder de
formes nouvelles. Mais ce modèle appelait lui-même à son propre dépassement, ce dont témoigne Stendhal dans une lettre du 19 avril 1820 : « J’ai lu
tout Schiller qui m’ennuie, parce qu’on voit le rhéteur. »3 Comme chez ses
devanciers, qui identifiaient et assimilaient Schiller et Kotzebue, les différences dramaturgiques à l’intérieur de la production de Schiller sont chez
Stendhal estompées. Mais cette confusion des dramaturgies allemandes permet à ces transpositions des pièces de Schiller sur la scène française
d’apporter un autre enseignement, en révélant la continuité, sans doute plus
masquée en France que dans le théâtre allemand, entre les formes tragiques
et mélodramatiques. Comme le drame romantique, le mélodrame est
imprégné de modèles allemands : la dramaturgie du tableau, qui est sans
doute le principal héritage de Schiller, ne manifeste-t-elle pas la secrète
admiration d’Hugo pour Pixerécourt ?
Université Paris - Sorbonne (Paris IV)
[email protected]
1. Voir E. Eggli, Schiller et le romantisme français, op. cit., t. I, p. 471-476.
2. Selon l’expression de Martine de Rougemont, « Un rendez-vous manqué : Shakespeare et
les Français au XVIIIe siècle », in Roger Bauer (éd.), Das Shakespeare-Bild in Europa zwischen Aufklärung
und Romantik, Bern, Frankfurt am Main (New York, Paris), Peter Lang, 1988, p. 102-117.
3. Cité par Jules Marsan dans « Notes sur la bataille romantique », Revue d’Histoire Littéraire de
la France, 1906, p. 583.
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